introduction Wittgenstein et le motif esthétique

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[« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet]
[ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
Introduction
L’art occupe, dans l’œuvre de Wittgenstein, une place plus discrète que celle qu’il
tint dans sa vie. Il jouait de la clarinette, il dressa le plan de la maison de sa sœur
dans un style moderniste, il créa un prix de poésie. Mais il a surtout construit une
philosophie et celle-ci semble ignorer totalement la question de l’art ou, selon la tradition philosophique, l’esthétique 1. En d’autres termes, selon Hans-Johann Glock :
« L’esthétique n’est pas au centre des préoccupations philosophiques de
Wittgenstein, mais l’art tenait une place essentielle dans sa vie, en particulier la musique 2. »
Ce paradoxe biographique retient l’attention. Comment un homme aussi au
fait de l’art, comment un homme curieux de toutes ses manifestations, comment
l’amateur de films policiers ou de westerns qui affirmait y trouver des matériaux
pour son œuvre, a-t-il pu délaisser l’aspect théorique de ce qui tenait un tel rôle
dans sa vie ?
Ce que fut, à Vienne, la famille Wittgenstein permet de préciser ce que l’art
représenta pour Ludwig dans ses jeunes années, c’est-à-dire, quoi qu’on en dise,
ses années de formation. Dans sa biographie, Ray Monk donne de nombreuses
informations sur la passion des arts, la musique surtout, chez les Wittgenstein.
« [Les grands-parents, Fanny et Hermann Wittgenstein, étaient] amis
du poète Franz Grillparzer et avaient parmi les artistes une réputation de
• 1 – Dans l’acception selon laquelle l’esthétique consiste à traiter la question de l’art ou le Beau
comme problème philosophique.
• 2 – Hans-Johann GLOCK, Dictionnaire Wittgenstein, trad. Hélène Roudier de Lara et Philippe de
Lara, Paris, Gallimard, 2003, Vo « Esthétique », p. 196. On peut regretter que paramount ait été
traduit par un mot chargé de connotations philosophiques (essentiel). Une place éminente eût été
sans doute une traduction plus exacte.
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collectionneurs enthousiastes et avertis. Un de leurs cousins, Joseph Joachim
devint un célèbre violoniste virtuose, et Fanny et Hermann jouèrent un rôle
capital dans sa formation. Ils l’adoptèrent alors qu’il avait douze ans et
confièrent sa formation musicale à Félix Mendelssohn. Lorsque le compositeur demanda ce qu’il devait enseigner à l’enfant, Hermann Wittgenstein
répondit : “Laissez-le simplement respirer le même air que vous !”
C’est Joachim qui présenta Johannes Brahms à la famille, et son amitié
devint pour eux plus précieuse que toute autre. Brahms enseignait le piano
aux filles de Hermann et de Fanny ; plus tard il devint un participant
assidu aux soirées musicales organisées par les Wittgenstein. Au moins
une de ses œuvres majeures, le quintette pour clarinette, fut créée chez les
Wittgenstein 3. »
Quant à la famille des parents, voici ce qu’en dit Ray Monk :
« Léopoldine (ou “Poldy”, comme on l’appelait) possédait un talent musical
exceptionnel. Après le bien-être de son mari, la musique était la chose la
plus importante dans sa vie. C’est elle qui fit de la maison de l’Alleegasse
un lieu d’excellence musicale. Ses soirées musicales étaient fréquentées
par Brahms, Malher et Bruno Walter qui a décrit “l’atmosphère d’humanisme et de culture” qui y présidait. L’organiste et le compositeur aveugle
Josef Labor devait en grande partie sa carrière au mécénat de la famille
Wittgenstein, qui le tenait en très haute estime. […]
Après s’être retiré des affaires, Karl Wittgenstein devint un grand mécène
des arts plastiques. Aidé par sa fille aînée Hermine – elle-même peintre
de grand talent – il assembla une collection remarquable de peintures et
de sculptures, comprenant des œuvres de Klimt, Moser et Rodin. Klimt
l’appelait son “ministre des beaux-arts” parce qu’il lui était reconnaissant d’avoir financé l’immeuble de la “Sécession” (où étaient exposées les
œuvres de Klimt, Schiele et Kokoschka) et la fresque de Klimt lui-même,
Philosophie, qui avait été refusée par l’université de Vienne. Lorsque la sœur
de Ludwig, Margarete Wittgenstein, se maria en 1905, c’est Klimt qui fut
chargé d’exécuter son portrait de mariage 4. »
Ayant grandi dans cette atmosphère, Ludwig entreprit cependant des études
d’ingénieur, puis de logicien. Mais il ne se désintéressait pas pour autant de ce
qui enthousiasmait sa famille. Le Tractatus logico-philosophicus une fois publié, il
manifesta de différentes façons son intérêt pour les arts 5. Mis en sommeil par le
• 3 – Ray MONK, Wittgenstein ; Le devoir de génie, trad. Abel Gerschenfeld, Paris, Odile Jacob,
1993, p. 14-15.
• 4 – Ibid., p. 18.
• 5 – Cf. supra, p. 13.
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labeur que lui avait coûté l’ouvrage 6, ce goût n’avait pas disparu. Il peut encore
être observé que la personnalité intellectuelle de Wittgenstein a commencé à se
former en lisant ces auteurs de prédilection que furent pour lui Schopenhauer,
Nietzsche ou Kierkegaard, c’est-à-dire au contact de philosophies qui, chacune à
leur façon, ont accordé une place importante à la question esthétique 7. Mais la
question de savoir si ce type de lectures, sa pratique de la musique ou son intérêt
pour l’art sous toutes ses formes influencèrent de quelque manière son œuvre est
une question qui ne manque pas d’être embarrassante. Vouloir traiter de l’esthétique chez Wittgenstein, n’est-ce pas prendre le risque de se méprendre totalement
sur l’objet réel de ses recherches théoriques ?
Qu’il s’agisse de l’esthétique transcendantale et ineffable du Tractatus, des
Leçons sur l’esthétique ou des remarques sur l’aspect et le voir comme, les commentateurs n’ont pas négligé les réflexions esthétiques de Wittgenstein. Chacun d’eux,
pourtant, ferait sien le jugement du Dictionnaire Wittgenstein et ils conviendraient
tous que l’esthétique fut un centre d’intérêt accessoire ou périphérique du penseur
viennois. Les apparences plaident en ce sens. L’esthétique n’est citée qu’une fois
dans le Tractatus, les Leçons ont été composées à partir de notes prises par l’auditoire et, s’agissant des éditions usuelles, aucun texte sur l’aspect n’établit un lien
nécessaire entre le voir comme et l’esthétique. C’est ainsi que beaucoup d’auteurs
des années cinquante ont voulu voir en Wittgenstein un pionnier de l’antiessentialisme esthétique et artistique. L’article de Terry Diffey, « Wittgenstein ;
l’anti-essentialisme et la définition de l’art 8 », retrace l’histoire et la généalogie de
cette interprétation et souligne les difficultés philosophiques inhérentes à ce type
d’approche. Deux auteurs sont à la fois l’origine et le symbole de l’anti-essentialisme esthétique se réclamant de Wittgenstein : Morris Weitz 9 et W. E. Kennick 10.
Pour Weitz, l’esthétique et de la philosophie de l’art ont pour principal objet
la nature de l’art et la définition de cette nature. Il affirme que les théories esthétiques ont surtout tenté de déterminer les conditions nécessaires et suffisantes de
cette définition. Il répertorie ensuite différentes théories de l’art et expose leurs
• 6 – Selon Hans-Johann Glock, le travail dont le Tractatus est l’aboutissement commença en 1912
(op. cit., Vo « Tractatus logico-philosophicus », p. 549). L’ouvrage fut publié en 1921.
• 7 – La réception de l’œuvre de Wittgenstein dans le monde anglo-saxon insiste sur son caractère
purement analytique, comme si Wittgenstein avait coupé les ponts avec la philosophie continentale
(si l’on peut déjà l’appeler ainsi) qui faisait le fonds de ses lectures de jeune homme.
• 8 – Terry DIFFEY, « Wittgenstein, Anti-essentialism and the Definition of Art », in Peter
LEWIS (éd.), Wittgenstein, Aesthetics and Philosophy, Aldershot, Royaume-Uni, Ashgate, coll.
« Wittgensteinian studies », 2004.
• 9 – Avec surtout « The role of theory in aesthetics » (« Le rôle de la théorie en esthétique »), in
The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 15, no 1, sept. 1956, p. 27-35.
• 10 – « Does traditional aesthetics rest on a mistake? » (« L’esthétique traditionnelle repose-t-elle sur
une erreur ? »), in Cyril BARRETT (éd.), Collected Papers on Aesthetics, Oxford, Blackwell, 1965, p. 1-21.
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arguments : formalisme, volontarisme, émotionalisme, intellectualisme, intuitionnisme ou organicisme. Après avoir plaidé pour l’abandon du problème 11, il s’emploie
à démontrer ce qu’elles ont de défectueux. Selon lui, chacun des défenseurs de
ces théories aurait pu constater, pour la même raison, l’échec de chacune d’entre
elles. « Unless we know what art is, they say, what are the necessary and sufficient
properties, we cannot begin […] to say one work is good or better than another 12. »
L’art, selon Weitz, est un concept ouvert au même titre que, dans les Recherches
philosophiques, le concept de jeu. Les différents jeux ne partagent pas la même
essence, mais ils peuvent être rapprochés par des ressemblances familiales et, ajoute
Weitz, il en irait de même des différentes œuvres d’art. Il peut alors avancer sa
première conclusion : « Knowing what art is is not apprehending some manifest or
latent essence but being able to recognize, describe and explain those things we call art
in virtue of this similarities 13. »
L’article de Kennick ne se laisse pas aussi facilement résumer. Il s’occupe de
recenser les diverses malfaçons affectant les fondations de l’esthétique traditionnelle. Il montre que la recherche d’une définition de l’art repose sur l’idée d’une
nature commune aux différentes œuvres d’art. La volonté d’identifier cette nature
commune, vérifiable par la formulation de conditions nécessaires et suffisantes, est,
pour lui, la première erreur. Après avoir énuméré de nombreuses œuvres d’art entre
lesquelles il lui paraît difficile d’établir des liens, il tend à penser qu’il ne peut y
avoir aucune nature commune entre elles. Il dit ensuite que nous sommes face aux
œuvres d’art dans la même position que saint Augustin face au temps. Commence
alors ce qui peut sembler la partie la plus faible de son argumentation. Décidant
que chacun peut distinguer par son propre usage du langage ce qui est de l’art et ce
qui n’en est pas, il imagine l’exemple d’un immense entrepôt (very large warehouse)
où se trouveraient toutes sortes d’images, de partitions, de machines, de bateaux,
de maisons, d’églises et de temples, de statues et de vases, etc. S’il était demandé à
quelqu’un d’en rapporter toutes les œuvres d’art, celui-ci y parviendrait sans trop
de difficulté. Ce serait, en revanche, mission impossible si cette personne devait
• 11 – « In this essay I want to plead for the rejection of this problem » (p. 27).
• 12 – Op. cit., p. 27 : « À moins que nous ne sachions ce qu’est l’art, disent-ils, ce que sont ses
propriétés nécessaires et suffisantes, nous sommes incapables de dire si une œuvre est meilleure
ou moins bonne qu’une autre. » Ou, de façon moins littérale : Nous serons incapables de dire si une
œuvre est meilleure qu’une autre, aussi longtemps que nous ne parviendrons pas à savoir ce qu’est l’art
et quelles sont ses propriétés.
• 13 – Op. cit., p. 31 : « Savoir ce qu’est l’art, ce n’est pas appréhender une essence, manifeste ou
latente, mais être capable de reconnaître, décrire et expliquer ce que nous appelons art en vertu
de ces similitudes. » Weitz défendra ultérieurement l’idée que les théories esthétiques sont des
théories évaluatives destinées aux critiques, pour leur permettre de motiver leurs jugements sur la
production artistique.
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procéder à sa sélection en application d’une définition de l’art empruntée aux différentes écoles distinguées par Weitz que Kennick reprend en partie sur ce point.
L’argument prouve peu ou prouve trop. Chacun peut-il vraiment faire la différence
entre une œuvre d’art alimentaire et un chef-d’œuvre ? De deux choses l’une : ou
bien, chacun peut faire son choix dans l’entrepôt dès qu’il est muni d’une définition nominale de l’œuvre d’art 14, même sans savoir distinguer une toile de maître
d’une croûte ; ou bien, tout le monde possède cette faculté, n’importe qui est un
« œil ». Mais comment comprendre alors que le public de la grande culture n’est
pas le plus large, que le chiffre d’affaires de la variété est plus important que celui
de la musique classique ? La deuxième branche du dilemme de l’entrepôt ainsi
réduite à l’absurde, on voit bien que l’homme de la rue de Kennick lui rapportera
dans le même sac Du côté de chez Swann et des romans de gare.
Pour le dire avec Terry Diffey :
« The warehouse test is a game better played by philistines than by art lovers.
I have accused it of betraying a certain mindlessness towards art as an idea or
concept, and that this mindlessness is contrary to the spirit of Wittgenstein’s own
philosophy 15. »
Kennick tente de sauver sa parabole en imputant l’impossibilité de savoir ce qui
mérite la qualification d’œuvre d’art à l’incertitude du concept d’art. Après avoir
affirmé pourtant que la recherche d’éléments communs n’est pas concluante, il
se tourne lui aussi vers le concept de ressemblances familiales et le trouve fécond.
Kennick rejoint également Weitz pour affirmer que les théories esthétiques sont
plus normatives que descriptives et que leur véritable objectif réside dans la volonté
de changer le goût d’une époque. L’idée selon laquelle la critique artistique devrait
s’appuyer sur une esthétique, qu’il faudrait savoir ce qu’est l’art avant de pouvoir
juger ce qu’est une bonne œuvre d’art est, elle aussi, à ses yeux une erreur. Par la
suite, il s’emploiera à séparer l’art et la morale pour refuser toute pertinence au
jugement moral sur une œuvre d’art 16.
L’argumentation de ces premiers représentants de l’anti-essentialisme wittgensteinien que furent Weitz et Kennick résume comme par avance les thèses centrales
• 14 – Par exemple : produit de l’activité humaine tendant, non pas à satisfaire des besoins
matériels, mais à l’agrément des sens en même temps que celui de l’intellect.
• 15 – « Wittgenstein, Anti-essentialism and the Definition of art », in Peter LEWIS (éd.),
Wittgenstein, Aesthetics and Philosophy, op. cit., p. 37-51, p. 47. « Le test de l’entrepôt est un jeu
mieux joué par des philistins que par des amateurs d’art. Je l’ai accusé de révéler une certaine
insouciance vis-à-vis de l’art comme idée ou comme concept. Et cette insouciance est contraire à
l’esprit de la philosophie même de Wittgenstein. »
• 16 – Où l’on voit que, en croyant systématiser Wittgenstein, on finit par le trahir : Ethik und
Ästhetik sind eins…
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de leurs successeurs. Même si l’absence, chez Wittgenstein, d’une théorie de l’art
est, à certains égards, regrettable, la plupart des anti-essentialistes finissent par
estimer que les éléments se rapportant, dans l’œuvre de Wittgenstein, à l’esthétique ne posent aucun problème dans la mesure où, pour eux, l’esthétique ellemême ne saurait prendre la forme d’une question qu’il serait possible de résoudre.
Ce type d’interprétation très répandu peut, certes, se réclamer des ressemblances
familiales ou des jeux de langage. Ces catégories de première importance, l’une
et l’autre créées par Wittgenstein, apparaissent dans des textes qui, en un sens,
ne concernent pas l’esthétique. Or elles en viennent à constituer le substrat dans
lequel viennent puiser les anti-essentialistes pour construire leur interprétation de la pensée de Wittgenstein et prétendre y trouver la justification de leurs
positions relatives à l’esthétique. Ces textes de portée générale 17, figurent dans
les Recherches philosophiques. Cet ouvrage est souvent tenu pour le plus abouti de
Wittgenstein. Aux yeux de la plupart des commentateurs, les Recherches seraient,
avec le Tractatus, le seul texte complet et autorisé et, à ce double titre, pleinement
représentatif du second Wittgenstein. Étant de jure le dernier livre de Wittgenstein,
il incite la plupart des commentateurs à penser, plus ou moins explicitement, qu’il
doit avoir le dernier mot. Pour eux, les autres ouvrages posthumes de Wittgenstein
ne seraient que des jalons dans une évolution dont les Recherches marqueraient
l’achèvement. Or ce livre est presque muet sur la question esthétique. Il en résulte
que l’anti-essentialisme esthétique, en s’emparant des notions de ressemblances
familiales et de jeux de langage pour y trouver le moyen de nier la nécessité d’une
théorie de l’art, est, ce faisant et par construction, une doctrine figée. Celle-ci ne
peut plus évoluer, parce qu’elle prétend avoir découvert (dans ce qui est, à ses yeux,
le dernier état de la pensée de Wittgenstein) l’instrument général lui permettant
de résoudre (ou de dissoudre) spécialement les questions esthétiques éparses (et,
le plus souvent, laissées ouvertes) dans les œuvres antérieures aux Recherches. Si
Wittgenstein explique complètement Wittgenstein, le débat est clos.
L’anti-essentialisme esthétique demeure une thèse influente et débattue dans
certains milieux critiques. L’ampleur des investigations rendues possibles par
les publications abondantes tirées du Nachlass 18 devraient pourtant interdire de
conclure aussi rapidement que Wittgenstein aurait été, en esthétique, anti-essentialiste sans le savoir. Depuis les années 1950, décrites comme la période de formation
de la doctrine discutée, de nombreux commentaires ont cessé de se réclamer de ce
• 17 – Et qui, dès lors, ne concernent pas (ou pas directement) l’esthétique.
• 18 – Wittgenstein’s Nachlass, The Bergen Electronic Edition, Oxford University Press, 2000 (sur
CD-Rom). Le Nachlass sera cité en « Item » et « Page » selon la présentation du CD-Rom. Cette
ressource électronique procure bien entendu la possiblité de trouver un passage par recherche des
mots-clés.
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courant pour donner à lire un Wittgenstein plus complexe, plus subtil. Chemin
faisant, il n’est plus possible, en effet, de le considérer comme l’auteur de deux
livres entourés d’une poussière d’études provisoires. En 1966, paraît la Grammaire
philosophique, après notamment Le Cahier bleu et Le Cahier brun (1958). Ces
textes montrent une pensée qui, pour n’avoir pas trouvé son expression définitive,
atteint déjà un haut degré d’élaboration, et porte sur des thèmes importants qui
n’entrent pas dans le propos des Recherches 19. En ce qui concerne particulièrement l’esthétique, la publication, toujours en 1966, des Leçons et conversations,
texte structuré et cohérent, offre un nouvel aliment aux recherches sur la théorie
wittgensteinienne de l’art : les Leçons sur l’esthétique.
Curieusement, l’apparition de ces textes nouveaux n’a pas sensiblement modifié
l’économie de l’interprétation habituelle ou dominante de Wittgenstein. La
plupart des commentateurs admettent toujours l’existence d’un tournant. Dans
le Tractatus l’esthétique était apophatique et transcendantale. Les Leçons sur l’esthétique abandonnent, certes, cette sorte de mutisme au profit d’un discours positif
et développé. Mais elles éviteraient toujours, et délibérément, la question de la
définition de l’art. Wittgenstein y insiste sur l’emploi des mots, et s’attache surtout
à suggérer que, dans la réalité de son utilisation, le mot esthétique procède d’une
généralisation des manifestations variées de ce qu’il appelle l’appréciation esthétique,
soit, grosso modo, des phénomènes par lesquels s’exprime ce qui relève, à première
vue, du goût. Pour autant, ces données nouvellement accessibles ne semblent
pas suffisantes pour établir, de la part de Wittgenstein, un intérêt marqué pour
l’esthétique et, ne fût-ce que pour cette raison, elles n’ont pas suffi, en tout cas, à
imposer une révision de la doctrine le caractérisant, y compris dans ce domaine,
comme un anti-essentialiste.
Il s’agit, pour l’instant, d’éléments de nature externe qui, en tant que tels,
ne sauraient à eux seuls, emporter la décision. La compilation des notes éparses
de Wittgenstein effectuée par Wright et publiée en France en 1990 sous le titre
de Remarques mêlées 20, permet d’aller plus loin ou plus profond. Elle conduit
à discerner, sous l’écriture impersonnelle de ses grands textes, un commentaire
personnel sur sa manière et ses objectifs. Les nombreuses observations sur des
œuvres de poètes, d’écrivains ou de musiciens imposent davantage le spectacle d’un
esthète soucieux d’expliquer la raison de ses préférences que celui d’un théoricien
de l’art. Certes, il n’y a rien là qui puisse contrarier l’anti-essentialisme artistique
qui lui est imputé. Il importe cependant d’observer qu’il était non seulement un
amateur d’art, mais aussi un critique fondant son jugement, le cas échéant, sur des
• 19 – C’est ainsi que, à la différence des Recherches, ces textes antérieurs consacrent beaucoup de
place aux mathématiques ou à la logique.
• 20 – Publiées sous le titre Culture and Value en 1980.
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considérations philosophiques, qu’il s’agisse de thèmes spengleriens ou nietzschéens
sur la nature du grand artiste, ou de réflexions sur les filiations et les influences
ou, au contraire, les réactions et les ruptures qui font l’histoire de l’art. Il convient
de préciser l’esquisse qui commence à se former pour se demander, au risque
d’anticiper sur des résultats futurs, si Wittgenstein pourrait être un esthète sans
esthétique. Un livre récent, celui de Salvador Rubio Marco, Comprendre en art ; Pour
une esthétique d’après Wittgenstein 21, apporte des éléments qui plaident en faveur
de la présence, au moins latente, de la préoccupation esthétique dans l’œuvre de
Wittgenstein. Il affirme que de nombreuses observations sur l’art figurant dans les
Remarques Mêlées peuvent être comprises par le concept de « descriptions supplémentaires 22 » (further descriptions) 23. Il parvient à cette conclusion en s’appuyant
sur une série d’exemples qui recoupent une bonne part des considérations artistiques contenues dans les Remarques mêlées, notamment. Ces descriptions supplémentaires apparaissent sous des formes variées : comparaisons 24, associations 25,
analogies 26, exemples 27, métaphores 28, connexions 29, répétitions 30, transitions 31,
• 21 – Trad. Célia Lopez et Jacinto Lageira, Paris, L’Harmattan, 2006. Pour le confort du lecteur
nous séparons le type de description supplémentaire utilisée, de sa référence mise en note. Pour
les Remarques mêlées nous gardons la traduction du livre de Salvador Rubio Marco, mais nous
renvoyons à l’édition française et à sa pagination. Les traductions diffèrent sur des points de détail.
• 22 – Nous utiliserons ici la traduction de Jean-Pierre Cometti in Philosophica I, Mauzevin, TER,
1997.
• 23 – « En esthétique, selon Wittgenstein, les raisons étaient du “genre ‘descriptions supplémentaires’”. Ainsi, il est possible de faire voir à quelqu’un à quoi Brahms voulait en venir en lui
montrant de nombreux morceaux différents ou en le comparant à un auteur contemporain » (op.
cit., p. 129, cité par Salvador RUBIO MARCO, op. cit., p. 88).
• 24 – « Écouter les Wiegenlied (berceuses) de Schubert et de Brahms et vérifier que le premier est
plus profond que le second » (Cf. RHEES, « Art and Philosophy », in Without answers, p. 136-137,
cité par Salvador RUBIO MARCO, op. cit., p. 91).
• 25 – « Certains thèmes de Brahms sont fortement kelleriens » (Leçons et conversations, § 5, note 2,
p. 70-71).
• 26 – « Les scènes brèves de certaines œuvres de Shakespeare signifient la même chose que les
chœurs brefs de la passion de Bach » (Rush RHEES [éd.], Ludwig Wittgenstein. Personal Recollections,
Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 227, cité par Salvador RUBIO MARCO, ibid.).
• 27 – « Il y a dans tout grand art un animal SAUVAGE dompté. Chez Mendelssohn, par exemple,
il n’y en a pas » (Remarques mêlées, Paris, Flammarion, GF, 2002, p. 99).
• 28 – « Shakespeare, pourrait-on dire, montre la danse des passions humaines » (op. cit., p. 98).
• 29 – « La Neuvième de Bruckner est une sorte de protestation contre celle de Beethoven »
(op. cit., p. 94).
• 30 – « Chante-le et tu verras que seule la répétition lui donne sa force énorme » (op. cit., p. 116).
• 31 – « On peut dire d’une symphonie de Bruckner qu’elle a deux commencements : celui de la
première idée, et celui de la seconde idée. Ces deux idées n’ont pas entre elles le type de rapport
qu’ont des parents de même sang, mais l’homme et la femme » (op. cit., p. 94). « Ici la mélodie
est quelque chose de très différent de là-bas (elle a une autre origine, elle représente un autre rôle,
etc.) » (op. cit., p. 111).
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redondances 32, contextualisation 33, invitations à relever tel ou tel élément 34, invitations à interpréter certains éléments à partir d’autres éléments 35 ou encore recontextualisation 36. Ainsi, la plupart des notations qui ne semblaient que des remarques
d’esthète seraient déjà des éléments d’une pensée de l’esthétique utilisant, sous
forme de descriptions supplémentaires, des raisons tendant à favoriser une meilleure
compréhension des œuvres envisagées. Ce résultat, pour intéressant qu’il puisse
être, doit encore être complété. Il faut maintenant vérifier si la réflexion sur des
pensées d’artistes n’a pas pu féconder la philosophie de Wittgenstein. L’analyse
d’une lettre de Mozart en offre un exemple remarquable 37 :
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« “Pensée intuitive.” Mozart écrit dans une lettre, qu’une pièce entière
se serait trouvée en un instant devant son esprit.– Mais si quelqu’un me
• 32 – « Tu demandes de quelle manière j’ai ressenti le thème – et je te dirai peut-être “comme
une question” ou comme quelque chose qui y ressemble, ou je le sifflerai avec expression, etc. »
(op. cit., p. 116).
• 33 – « La musique de Bach est une expression du luthéranisme » (Rush RHEES [éd.] op. cit.,
p. 227, cité par Salvador RUBIO MARCO, ibid.).
• 34 – « Il y a certains endroits dans une mélodie de Schubert que l’on peut indiquer, et dont on
peut dire : Tu vois, là est l’esprit de cette mélodie, ici la pensée atteint un sommet » (Remarques
mêlées, op. cit., p. 110).
• 35 – « Lorsqu’on lit à haute voix et qu’on veut le faire bien, on accompagne les mots de représentations assez vives. Du moins en est-il souvent ainsi. Mais parfois [“D’Athènes à Corinthe…”],
c’est de la ponctuation, c’est-à-dire de l’intonation exacte et de la durée précise des pauses, que
tout dépend » (op. cit., p. 111).
• 36 – « Je peux m’imaginer une scène émouvante d’un film accompagnée par la musique de
Beethoven ou de Schubert, et il serait possible que je reçoive du film une certaine compréhension
de leur musique. Mais non la compréhension de la musique de Brahms. En revanche, Bruckner
va très bien pour un film » (op. cit., p. 82).
• 37 – Voici l’original en allemand dans le Nachlass :
« „Intuitives Denken.“ Mozart schreibt in einem Brief, ein Stück stünde in einem Augenblick ganz vor
seinem Geist. – Wenn mir nun jemand sagte: „Also ist es eben doch möglich, daß ein ganzer Gedanke
auf einmal erfaßt, gedacht werde“– also ist es doch möglich, etwas „intuives Denken“ zu nennen. Aber
erklärt diese Wortverbindung schon, was wir darunter verstehen? Bei Mozarts Worten kann ich mir
mancherlei denken: Z.B., daß gewiß nicht gemeint ist, er höre das ganze Stück in einem Augenblick
vor seinem inneren Ohr, als wurden alle Töne des Stücks zugleich angeschlagen oder in rasendem Tempo
heruntergespielt; ich kann noch dies und jenes vermuten, und weiter komme ich nicht.
Das Verstehen von Sätzen der Sprache ist dem Verstehen eines Themas in der Musik (oder Musikstückes)
viel verwandter als man etwa glaubt. Ich meine es aber so: daß das Verstehen des sprachlichen Satzes
näher als man denkt liegt, was man gewöhnlich Verstehen des musikalischen Ausdrucks nennt. Warum
will ich den Wechsel der Stärke und des Tempos gerade auf diesen Rhythmus bringen, warum gerade
diese Linie zeichnen? Man möchte sagen: „weil ich weiß, was daß alles heißt“. Aber was heißt es? ich
wüßte es nicht zu sagen. Zur „Eklärung“ könnte ich es nur mit etwas anderem vergleichen, was
denselben Rhythmus (ich meine, dieselbe Linie) hat. (Man kann sagen: „Siehst Du nicht: das ist, als
würde eine Schlußfolgerung gezogen“, oder: „das ist gleichsam eine Parenthese“ etc. Wie begründet man
solche Vergleiche? Es gibt verschiedenartige Begründungen.) » (Nachlass, Item 116, Page 101-103,
Band XII « Philosophische Bemerkungen »).
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[« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet]
[ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
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demandait maintenant : “Ainsi il est quand même possible, qu’une pensée
entière soit pensée, saisie en un seul coup.” – Aussi est-ce bien possible de
nommer quelque chose “pensée intuitive” Mais expliquez déjà cette alliance
de mots, ce que nous comprenons là-dessous ? Les mots de Mozart suscitent
chez moi bien des réflexions : par exemple, qu’il n’est certainement pas
signifié, qu’il écouterait la pièce entière dans son oreille interne, comme
si les notes de la pièce seraient en même temps jouées ou dans un tempo
frénétique, je peux encore supposer ceci et cela et je n’arrive pas plus loin.
La compréhension de phrases de la langue est beaucoup plus apparentée à
la compréhension d’un thème de musique ou d’une pièce de musique qu’on
ne le croit d’ordinaire. Je veux dire par là ceci : que la compréhension de la
phrase de la langue est plus proche qu’on ne le pense de ce que l’on appelle
habituellement la compréhension de l’expression musicale ? Pour quelle
raison puis-je vouloir apporter un changement de l’intensité et du tempo
à ce rythme-là précisément, pourquoi précisément marquer cette ligne ?
On voudrait dire : “parce que je sais ce que veut dire tout cela”. Mais que
veut dire cela ? Je ne saurais le dire. Pour l’expliquer je pourrais seulement
le comparer avec quelque chose d’autre, qui a le même rythme (j’entends
par là la même ligne). (On peut dire : “Ne vois-tu pas : c’est comme si une
conclusion était tirée” ou “c’est semblable à une parenthèse” etc. Comment
justifie-t-on de telles comparaisons ? Il y a diverses justifications.) »
Ce texte, très proche du passage des Recherches philosophiques (§ 527) sur la
compréhension, est d’un intérêt indéniable pour un essai sur l’esthétique comme
thème philosophique chez Witttgenstein. C’est, en effet, à partir d’une réflexion
sur la lettre de Mozart que le texte repris dans ses grandes lignes dans les Recherches
est d’abord rédigé. Preuve qu’il n’y a pas d’esthétisme sans esthétique chez
Wittgenstein. Ses réflexions sur les mots des grands artistes l’aident à formuler sa
propre doctrine sur des sujets qui ne sont plus directement reliés : ici, par exemple,
c’est une théorie du caractère langagier de la pensée qui le pousse à suggérer la
proximité de la compréhension musicale par rapport à la compréhension langagière. Wittgenstein rapporte encore une phrase de Kleist 38 selon laquelle le vœu
le plus cher du poète serait de transmettre directement les idées : « Quel étrange
aveu ! » observe-t-il. On voit à quel point Wittgenstein s’intéresse au jugement des
artistes, pour dissiper, chez eux aussi, les confusions grammaticales dont ils étaient
les victimes. Ainsi la seule lecture des textes que Wittgenstein consacre à l’art le
montre très intéressé par la musique, faisant des remarques à partir d’une théorie
préalable ou se souvenant de mots d’artistes pour réexaminer ses propres théories
et les préciser. Bref, tout l’inverse d’un esthète sans esthétique.
• 38 – Remarques mêlées, op. cit., p. 70.
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Pour intéressante qu’elle soit, la vision renouvelée de Wittgenstein résultant
des Remarques mêlées n’est pas leur apport principal. Elles contiennent en effet des
passages de la plus haute importance où Wittgenstein s’explique directement sur
sa conception de l’esthétique et le rôle qu’il lui assigne dans son travail philosophique. Notes de 1933-1934 :
« Je crois avoir bien saisi dans son ensemble ma position à l’égard de la
philosophie, quand j’ai dit : la philosophie on devrait, au fond, ne l’écrire
qu’en poèmes [nur dichten]. Cela doit montrer, me semble-t-il, jusqu’où ma
pensée appartient au présent, à l’avenir ou au passé. Car je me suis reconnu
du même coup comme quelqu’un qui n’est pas tout à fait capable de ce
dont il souhaite être capable » (p. 81).
[« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet]
[ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
Notes de 1936 :
« L’étrange ressemblance d’une recherche philosophique (surtout peut-être
en mathématiques) avec une recherche esthétique. (Par exemple, ce qui ne
va pas dans tel vêtement, ce qui serait seyant, etc.) » (p. 82).
De savants exégètes ont tenté d’atténuer le scandale. Pour celui qu’ils présentent
comme l’un des fondateurs de la philosophie analytique, la philosophie devrait avoir
la forme d’un poème ; la philosophie et, plus encore, les mathématiques ressemblent à
l’esthétique… Comment ne pas relever la place considérable que l’esthétique ou
l’art avaient, de l’aveu même de Wittgenstein, dans son rapport à la philosophie.
Plus significative encore, cette remarque écrite au cours des années 1950, au
crépuscule de sa vie :
« Les questions scientifiques peuvent m’intéresser, elles ne peuvent jamais
me captiver réellement. Seules le peuvent les questions conceptuelles et esthétiques. La solution des problèmes scientifiques m’est au fond indifférente ;
mais il n’en va pas de même pour les deux autres sortes de questions 39 »
(p. 153).
Le texte distingue le plan de la science, d’une part, et, d’autre part, celui où se
tiennent, ensemble, les questions conceptuelles et l’esthétique. Maintenir l’idée
d’un Wittgenstein scientiste exigerait cette fois de postuler l’existence d’une ruse
de la raison ou de l’expression pour soutenir que, pensant à nouveau contre lui,
Wittgenstein avouait son désir métaphysique pour mieux le combattre, comme si
les questions esthétiques et conceptuelles avaient été à ses yeux un piège philosophique qu’il aurait toujours voulu éviter. Il est inutile de souligner la fragilité de
• 39 – Remarques mêlées, trad. Gérard Granel, Paris, Flammarion, GF, 2002. Prétendre expliquer
de telles affirmations par le mysticisme de la période post-tractarienne serait évidemment anachronique. Italiques de Wittgenstein.
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ce type d’interprétation. En premier lieu, la plupart des commentateurs admettent
que non seulement la science, pour Wittgenstein, n’était pas exempte de mythes
mais qu’il s’est toujours attaché à les combattre. Aussi bien sa pensée n’accordait-elle aux sciences aucune immunité. Elles peuvent également (c’est-à-dire
autant que les questions conceptuelles), induire en erreur, parce qu’elles peuvent
elles aussi, mais souvent de manière plus insidieuse, procéder d’une métaphysique inavouée. En second lieu, le passage cité semble donner raison à ceux qui
tiennent que Wittgenstein définissait lui-même, en paroles ou en actes, la philosophie comme une pensée du concept.
[« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet]
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« [La philosophie de Wittgenstein], a pu ainsi écrire Jacques Bouveresse, offre
certainement un exemple typique de ce que l’on peut appeler une philosophie du concept, par opposition à une philosophie de la conscience 40. »
Wittgenstein a dit qu’il considérait les questions esthétiques comme aussi captivantes que les questions conceptuelles. Si l’art et les interrogations qu’il suscite
l’envoûtaient à ce point, pourquoi n’a-t-il pas consacré à l’esthétique une réflexion
de même ordre et quantité 41 que celle qu’il a accordée aux questions conceptuelles
avec lesquelles il n’a cessé de se débattre ? Faut-il en venir à imaginer que l’esthétique serait, sinon la face cachée de son œuvre, du moins quelque chose comme un
réseau phréatique où sa pensée put toujours puiser l’aliment de ses travaux ? Tel est
le type de lecture que ces pages entendent proposer. Elles s’intéresseront à l’esthétique, non pas comme objet, mais comme thème de la pensée de Wittgenstein.
Cette intention amène à donner quelques indications relatives au corpus
primaire, autrement dit aux travaux de Wittgenstein lui-même. Ce qui est à l’origine de cet essai sur Wittgenstein et le motif esthétique, c’est l’intuition que ce thème
est sous-évalué dans sa philosophie. Cette intuition provient en premier lieu de la
lecture de Wittgenstein, ce qui amène à dire quelques mots du corpus choisi qui,
par opposition aux commentaires, peut être qualifié de corpus primaire. Cet essai
utilise d’abord les deux œuvres reconnues par Wittgenstein que sont le Tractatus
logico-philosophicus et les Recherches philosophiques, mais sans omettre les concepts
de l’œuvre posthume, qu’il s’agisse des textes publiés en France ou du Nachlass.
À l’exception des Leçons sur l’esthétique, elle accorde une moindre importance aux
notes de cours, tandis que les lettres, entretiens ou conversations n’ont servi qu’à
éclairer telle ou telle difficulté particulière. Enfin, la récente édition électronique du
Nachlass 42 offre le moyen d’obtenir, sous formes d’occurrences ou d’items, quelques
• 40 – Le mythe de l’intériorité, Paris, Minuit, 1974, p. 26.
• 41 – S’agissant de la quantité, toute la matière du sujet semble, en effet, résider dans les Leçons
sur l’esthétique et quelques remarques sur l’esthétique et l’art, éparses et mêlées à d’autres.
• 42 – Op. cit., cf. supra, p. 18, note sur le Nachlass.
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[« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet]
[ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
réflexions capitales restées pratiquement inédites 43. L’exploitation de cette ressource
documentaire permet de vérifier commodément plusieurs points. Tout d’abord la
fréquence du mot esthétique et des termes apparentés est très faible 44. Elle montre
ensuite que, si Wittgenstein cite rarement des philosophes ou des penseurs, il
mentionne fréquemment des artistes et, surtout, des compositeurs de musique 45.
• 43 – Cf. infra, troisième partie, chap. IX, p. 201-203.
• 44 – De façon générale, cet essai a voulu tenir compte de chacune des 63 occurrences des mots
aesthetics, Ästhetik et des termes apparentés dans le Nachlass, mais dans la mesure seulement de ce
qu’elles apportent à la compréhension de l’esthétique comme thème philosophique dans l’œuvre
de Wittgenstein. Pour mieux mesurer l’importance statistique du terme esthétique dans le Nachlass,
il faut la rapporter à celle d’autres vocables importants de l’œuvre de Wittgenstein. Ainsi Grammar,
Grammatik et les termes vassaux apparaissent 2 253 fois dans le Nachlass ; Grund, 1 540 ; Ursache,
418 et Ethik, 66 fois. Il apparaît ainsi que si le mot esthétique est souvent utilisé par Wittgenstein
(au même titre que éthique), sa place relative demeure modeste. Indiquons, à toutes fins utiles, que
le total du Nachlass comporte 717 090 mots.
L’intérêt limité de ce type de renseignements statistiques peut être augmenté en tentant d’apprécier
la pertinence, du point de vue de notre recherche, de chacune des utilisations du mot. Pour
résumer, parmi les 63 occurrences des termes aesthetics ou Ästhetik ou encore ästheten ou ästhetisch,
la phrase clef du Tractatus (Ethik und Ästhetik sind eins) apparaît à six reprises dans le Nachlass.
Peuvent aussi être relevées une série de remarques souvent répétées qui touchent aux raisons esthétiques, ästhetische Gründen. Elles ne paraissent guère en mesure d’intéresser notre propos car le
contexte semble le plus souvent indiquer qu’elles sont formulées de façon ironique ou dépréciative.
Il s’agit principalement de railler les mathématiciens qui ont cru pouvoir trouver dans la satisfaction
esthétique que peut procurer l’élégance d’une démonstration un indice de sa validité. Wittgenstein,
dans une critique demeurée célèbre, avait reproché à Russell son désir de trouver un fondement
logique à l’arithmétique ce qui, selon l’auteur du Tractatus, relevait davantage d’un rêve d’esthète
que de la volonté de construire un système rigoureux. (Cf. Nachlass, Item 117, Page 250-251).
Peut encore être signalé un passage où Wittgenstein recommande une méthode d’apprentissage
consistant à regarder d’abord l’esquisse et ensuite seulement la toile. Cette méthode, en quelque
sorte graduelle, aurait la vertu de faire comprendre à ceux qui ne peuvent atteindre leur idéal
artistique que les maîtres, eux ausi, sont obligés de progresser pas à pas.
• 45 – De façon plus immédiatement significative, la statistique permet d’identifier les auteurs ou
personnalités que Wittgenstein cite le plus souvent dans le Nachlass. Interlocuteurs privilégiés de
Wittgenstein, Russell, Frege, James et Moore sont cités respectivement 566, 331, 94 et 61 fois,
Whitehead (moins proche) seulement 24 fois. Exception faite de Platon et Augustin dont l’apparition
fréquente – Platon (43 fois) et Augustin (128) – vient de ce que certaines de leurs positions sont très
discutées, les autres philosophes sont rarement mentionnés, Kant l’est 13 fois, Aristote comme
Kierkegaard 12 fois, Nietzsche 10 fois, Descartes 4 fois, Bacon 3 fois ; Leibniz, Rousseau ou Hegel une
fois. Hume ou Locke, par exemple, ne sont pas cités. Naturellement ces données ne sauraient, à elles
seules, permettre de mesurer l’intérêt de Wittgenstein pour tel ou tel philosophe. À part Augustin et
Platon, les philosophes précédant le logicisme sont peu évoqué. Par un contraste frappant, il en va
autrement des compositeurs : Beethoven est cité 26 fois, Schubert 17, Mozart comme Brahms 16,
Bruckner 12, Mendelssohn 10, Schumann 8, Mahler 6, Wagner 5, Chopin 4, Bach comme Haydn 3.
Les écrivains et poètes, eux, ne semblent guère retenir l’attention de Wittgenstein. Goethe est cité
35 fois (mais Wittgenstein a manifesté un certain intérêt pour sa théorie des couleurs), Tolstoï
13 fois, Kraus 12, Shakespeare 11, Dostoïevski 8, Lessing ou Grillparzer 6, Lenau 5, Schiller 3,
Kleist 2. Les peintres, toujours a s’en tenir à cette seule indication, encore moins. Il en va de même
des mathématiciens et scientifiques même si, par exemple les noms d’Einstein (11 fois cité) ou
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Considérer l’esthétique, non pas comme l’objet, mais comme un thème
de la pensée de Wittgenstein… Non pas comme un problème examiné pour
être résolu, mais comme un motif dont les arabesques parcourent l’ensemble de
l’œuvre, comme une série d’exemples doués de vertus heuristiques singulières ou
énigmatiques, comme un leitmotiv qui, même lorsqu’il a cessé d’être joué, informe
toujours, fût-ce silencieusement, la pièce tout entière.
De là une méthode à la fois géographique et géologique afin de conduire une
enquête portant sur la profondeur autant que sur l’étendue. Son point de départ
réside dans les célèbres apophtegmes du Tractatus 46 dont il conviendra d’observer
le destin dans les textes ultérieurs afin de savoir, notamment, si la pensée esthétique
de Wittgenstein est marquée par des ruptures ou seulement des inflexions. Les
questions relevant de ce que l’on pourrait appeler le statut de l’esthétique dans la
pensée de Wittgenstein étant épuisées, il faudra ensuite procéder à une analyse
systématique de l’ensemble des éléments reliés au thème artistique présents dans
son œuvre pour montrer comment l’art 47 a toujours été, pour lui, une source
d’inspiration et se trouve par conséquent, d’une manière ou d’une autre, lié à
certaines des catégories typiquement wittgensteiniennes : l’aspect et son changement, la monstration (montrer ce qui ne peut être dit), les causes et les raisons, etc.
Ces matériaux variés ayant été ainsi accumulés et organisés, le moment sera venu,
enfin, de mesurer leur utilité. L’art et sa théorie ont-ils inspiré ce qui, dans la philosophie de Wittgenstein, ne traite pas de l’esthétique et, plus généralement, est-il
possible de caractériser sa pensée (substance et style) par un entrelacs multiforme
d’interactions entre sensible et intelligible, art et concept, esthétique et philosophie ? De la possibilité d’apporter quelques réponses circonstanciées à de pareilles
questions dépend, sinon la localisation exacte, du moins une meilleure délimitation du périmètre renfermant la source ou le foyer de la fascination magnétique
que l’auteur du Tractatus et des Recherches philosophiques ne cesse d’exercer. Cet
essai comportera donc trois parties :
Ire partie : « Le nœud du problème » ;
IIe partie : « L’esthétique et la réflexion conceptuelle » ;
IIIe partie : « Questions ultimes, dernières hypothèses ».
d’Hilbert (5 fois) reviennent souvent. Le cas de Cantor (cité 40 fois) et celui de Brouwer (20 fois)
doivent cependant être mis à part. Wittgenstein, en effet, s’attaque à leurs théories ou discute leurs
résultats. Ces données statistiques permettent d’ébaucher le Panthéon de Wittgenstein et la place
qu’y prenaient les artistes et, en premier lieu, les musiciens, autant et sans doute davantage que les
philosophes et les mathématiciens.
• 46 – « Éthique et esthétique sont une seule et même chose… L’éthique [et, par conséquent,
l’esthétique] ne se laisse pas énoncer… »
• 47 – Ce que l’art permet de montrer, mais aussi les interrogations, y compris théoriques, qu’il
provoque.
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