Les Araignées Reines du mimétisme L ▲Araignée du genre Myrmecium (Corinnidae) qui rappelle la morphologie de certaines fourmis arboricoles du genre Dolichoderus (Dolichoderinae). Photo de Milan Kozánek Une saison en 94 Guyane 14 es interactions entre les êtres vivants sont à la base du fonctionnement du monde biologique. Ces relations sont complexes et prennent de nombreuses formes comme la prédation, la compétition ou le mutualisme. L’une d’elles est le mimétisme. Celle-ci consiste, pour un organisme donné, à tirer un avantage en ressemblant à un organisme d’une autre espèce vivant dans le même habitat. La plupart des araignées, comme de nombreux arthropodes prédateurs en compétition, sont repoussées par l’omniprésente prédation des fourmis. Ces dernières sont, en effet, généralement agressives, venimeuses ou simplement nocives pour un ensemble de raisons propres à leur groupe d’insecte. Néanmoins, des centaines d’espèces d’arthropodes vivent à différents niveaux de proximité, voire même en association avec les fourmis. L’influence des fourmis sur les communautés écologiques est bien connue des scientifiques. La proximité et l’activité des fourmis ont influencé l’évolution d’autres organismes de multiples façons : en étant partenaires lors de relations symbiotiques (avec des bactéries), en fournissant des ressources (eà d’autres organismes) et en servant de modèle dans l’évolution d’une remarquable variété d’espèces mimétiques. C’est cette dernière influence qui nous intéresse ici. L’EXPLORATION DE LA BIODIVERSITÉ EN FORÊT TROPICALE GUYANAISE La forêt tropicale guyanaise recèle d’une extraordinaire diversité d’insectes et autres arthro- La ressemblance est frappante et la supercherie performante ! Sans une attention particulière, il est clair que nul ne peut se douter qu’il ne s’agit pas d’une fourmi, mais bien d’une araignée. Explications. podes présents dans chaque strate et interstice du paysage. Face aux chenilles multicolores posées sur les feuilles, aux milliers de fourmis se déplaçant sur le sol ou à la diversité des araignées paradant sur leurs toiles, l’homme ne restera pas indifférent ! Comptabilisant des années d’explorations en forêt, les membres du laboratoire d’écologie intégrative de l’UMR Ecologie des Forêts Tropicales de Kourou continuent d’être surpris par l’incroyable diversité de la forêt tropicale humide, notamment lors de missions dans des sites éloignés du littoral. L’une des dernières missions dans la Réserve Naturelle de la Trinité, à environ 80 km du littoral, a pu confirmer cette tendance. Ce projet, mené en collaboration avec l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, a permis de regrouper deux compétences taxonomiques distinctes : la myrmécologie et l’arachnologie. Thibaut Delsinne, expert des fourmis tropicales, nous raconte : « mes recherches portent sur la compréhension des mécanismes qui peuvent affecter l’assemblage de fourmis en milieu tropical. Je travaille également sur la systématique des fourmis tropicales avec la révision et la description de nouvelles espèces ». Vincent Vedel, spécialiste des araignées de Guyane, utilise également les mêmes approches pour répondre aux questions écologiques posées par le laboratoire d’écologie intégrative : « Il est vraiment intéressant de pouvoir coupler plusieurs domaines de connaissances dont la myrmécologie et l’arachnologie. Ce projet nous permet d’asseoir une collaboration durable entre plusieurs experts des milieux tropicaux travaillant ▲Araignée du genre Myrmecium (Corinnidae) qui rappelle morphologiquement le style élancé de certaines fourmis du genre Leptogenys (Ponerinae) Photo de Milan Kozánek Une saison en Guyane 14 95 D’une manière simple, il décrit un système d’interactions composé d’un organisme imité (appelé modèle), d’un organisme imitant (le mime) et d’un ou plusieurs organismes vus comme des agents de sélection. La myrmécomorphie est un cas de mimétisme passionnant. Ce phénomène inclut toutes les espèces qui ressemblent aux fourmis à travers des convergences morphologiques, comportementales, chimiques ou relatives à des caractères de texture. Chez les araignées, la myrmécomorphie est généralement considérée comme un type de mimétisme dit Batésien : les araignées gagnent une protection contre les prédateurs grâce à leur ressemblance avec les fourmis agressives ou dites délétères. Les fourmis n’en restent pas moins dupes quant à l’apparente ressemblance des araignées avec leurs semblables. Les prédateurs potentiels des araignées, qui observent et attendent d’attaquer, intrigués évitent clairement la confrontation pensant qu’il s’agit d’une fourmi dotée d’un système de défense « high-tech » et d’une colo- 96 ▲Araignée du genre Myrmecium (Corinnidae) qui rappelle la morphologie de certaines fourmis arboricoles du genre Dolichoderus (Dolichoderinae). Photo de Vincent Vedel. ►L’araignée Synemosyna (Salticidae) peut rappeler la fourmi Ponerinae du genre Neoponera (anciennement Pachycondyla) notamment Neoponera villosa ou autres espèces proches. Photo Thibaut Delsinne. Une saison en 96 Guyane 14 en Guyane. En outre, chacun des membres de cette équipe apporte une expertise taxonomique essentielle à l’obtention de données qui serviront à répondre à nos questions écologiques. La taxonomie et les compétences naturalistes en général, souvent en déclin, ne peuvent être occultées sous peine de mécomprendre l’extraordinaire diversité de nos forêts guyanaises ». Malgré l’augmentation perpétuelle des connaissances scientifiques, l’estimation du nombre total d’insectes sur la planète (~ 6-7 millions d’espèces) reste à ce jour 6-7 fois inférieure au nombre d’espèces taxonomiquement décrites. Énumérer cette diversité pour comprendre les mécanismes qui permettent son maintien est notre principal objectif. L’expression « face immergée de l’iceberg » prend tout son sens en forêt amazonienne, notamment avec un nombre inimaginable d’organismes inférieurs à 1 centimètre qui se confondent avec leur habitat ou qui imitent d’autres organismes. Il existe notamment un groupe d’arthropodes encore peu étudié en milieu tropical et qui présente ces caractéristiques : les araignées (Arthropoda : Arachnida: Araneae). Dans le monde, on nie de congénères en soutien à proximité. Le dit prédateur passera donc son chemin alors qu’il aurait pu aisément attaquer cette araignée isolée. La magie du mimétisme et son effet opèrent donc très bien à ce niveau. PERFORMANCE D’UNE TROMPERIE La myrmécomorphie renvoie à une évolution composée d’adaptations comportementales et morphologiques. Ces dernières englobent un ensemble de modifications, tant de couleurs que de formes de corps, qui permettent aux araignées de prendre l’apparence de fourmis. Les adaptations morphologiques incluent ainsi d’incroyables modifications du prosome (première partie du corps segmenté des araignées, appelée également céphalothorax et composée de la tête et du thorax qui ont fusionné), de l’opisthosome (seconde partie du corps, équivalent de l’abdomen chez l’insecte) et des pattes. L’adaptation morphologique la plus étonnante est le rétrécissement du prosome et de l’opisthosome, ce qui donne clai- rement l’impression d’un corps formé de trois parties, caractéristique propre aux insectes et non aux araignées. L’exemple des spécimens de la famille des Corinnidae (Myrmecium spp.) démontre bien l’extrême précision de cette modification morphologique. Avec un prosome à plusieurs constrictions et une petite taille, ces araignées ressemblent à une Myrmicinae. Cette sous-famille de fourmis est la plus riche en espèces et la plus abondante dans les écosystèmes tropicaux. Ses membres sont caractérisés par la présence de deux segments entre le mésosoma (le « thorax » des fourmis) et le gastre (leur « abdomen ») formant ce que l’on appelle un pétiole et un post-pétiole. Chez certaines araignées, les pattes deviennent généralement plus longues et fines et donc plus proches de celles des fourmis. Enfin, certaines myrmécomorphes ont modifié leur apparence pour donner l’illusion d’être dotées de mandibules (les araignées, elles, ont des chélicères). L’observation in situ du spécimen du genre Myrmecium (page 94) en est énumère environ 43 000 espèces d’araignées, regroupées dans 110 familles. Elles constituent une part importante de l’extraordinaire diversité des arthropodes des forêts tropicales humides, de par leur rôle écologique de prédation qui s’avère crucial dans le fonctionnement des écosystèmes. L’ÉVOLUTION D’UNE SUPERCHERIE Le mimétisme est la ressemblance d’un organisme (ou de certains aspects) à un autre organisme taxonomiquement différent. Cette stratégie implique des adaptations morphologiques, physiologiques et comportementales. Elles permettent ainsi aux imitateurs de maintenir leur survie, en améliorant leur capacité à échapper aux prédateurs ou, à l’inverse, en augmentant leur possibilité d’attraper des proies. Le phénomène de mimétisme a intrigué des générations de scientifiques pour la simple raison qu’il illustre la sélection naturelle en pleine action. Le terme mimétisme a été introduit en biologie en 1862 par Henry Walter Bates dans son essai sur l’évolution de la communication trompeuse. Une saison en Guyane 14 97 ►Hypognatha (Araneidae) Photo Patrick Heuret ▼Cette araignée Synemosyna (Salticidae) imite des petites fourmis noires fourrageant sur la végétation basse, probablement dans le genre Camponotus (Formicinae) qui recherchent leur nourriture de façon solitaire et souvent bien visibles sur les feuilles. Photo Milan Kozánek Une saison en 98 Guyane 14 un parfait exemple. La forme très allongée, la couleur lie-de-vin du corps contrastant avec les longues pattes jaunâtres et le prosome couvert de petites structures confèrent à cette araignée l’apparence du genre de fourmis Dolichoderus (sous-famille des Dolichoderinae). L’un des modèles les plus plausibles est Dolichoderus imitator que l’on trouve fréquemment sur le sol et la végétation des forêts guyanaises. Les araignées myrmécomorphes n’ont pas seulement évolué vers des adaptations morphologiques mais également vers des convergences comportementales avec les fourmis. Au cours du temps, les araignées myrmécomorphes ont adopté l’attitude des fourmis en brandissant la première paire de pattes à la manière des antennes des fourmis. Certaines araignées ont également modifié leur type de déplacement, souvent saccadé, notamment chez les Salticidae, en donnant l’illusion de se mouvoir comme une fourmi, c’est-à-dire avec des trajectoires plus constantes et dynamiques. Sur le terrain, l’observation avant collecte des spécimens de la famille des Salticidae et des Corinnidae, illustrés ici, brandissant leur première paire de pattes à la manière d’antennes nous a permis de confirmer de manière certaine cette convergence comportementale avec le modèle de fourmis imité. UN MYSTÉRIEUX CAS DE MIMÉTISME ! Ce que nous vous présentons ici ne sont que quelques exemples de mimétismes chez les araignées. Chez ces dernières, la myrmécomorphie a été identifiée dans 9 familles différentes (Corinnidae, Salticidae, Araneidae, Eresidae, Gnaphosidae, Theridiidae, Zodariidae, Thomi- sidae et Aphantochilidae). Dans notre collection provenant de cette mission à la réserve de la Trinité, les exemples les plus impressionnants sont principalement issus de deux familles ; les Salticidae (araignée sauteuse) et les Corinnidae (araignée chasseuse). En outre, nous présentons un cas unique de mimétisme dans la famille des Araneidae. Après plusieurs discussions au laboratoire, ce modèle de mimétisme n’a, à notre connaissance, jamais été précisément décrit bien que le genre Hypognatha soit présent dans toute l’Amérique du Sud. Les pronostics vont donc bon train quant à l’organisme que cette araignée imite. Après un examen précis de son anatomie et des patrons colorés qui ornent sa pseudo-carapace, nous pensons que cette Hypognatha se rapproche de la morphologie d’un gastéropode de type escargot terrestre, un genre d’herbivore de toute petite taille souvent présent sur les feuilles et potentiellement négligé par les oiseaux et autres prédateurs d’araignées. De manière interactive, nous vous invitons à nous donner votre avis sur le type d’organisme que cette araignée imite sur le site du magazine (http://www.une-saison-en-guyane.com/). 99 Greg Lamarre1, Thibaut Delsinne 3, 4, Patrick Heuret1, Milan Kozánek5 et Vincent Vedel1, 2 1 INRA, UMR Ecologie des Forêts de Guyane, 97 310, Kourou, Guyane Française. 2 Société Entomologique Antilles-Guyane. 18, Lot Amaryllis, 97 354, Rémire-Montjoly, Guyane Française. 3 Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, D.O. Milieux Naturels, 29 rue Vautier, Bruxelles, Belgique. 4 PROMETEO, SENESCYT, Universidad Técnica Particular de Loja, Loja, Ecuador. 5 Scientica, ltd. Hybešova 33, 831 06 Bratislava, Slovak Republic. Une saison en Guyane 14 99