Les Araignées, Reines du mimétisme (PDF Available)

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Les Araignées
Reines du mimétisme
L
▲Araignée du genre
Myrmecium (Corinnidae) qui
rappelle la morphologie de
certaines fourmis arboricoles
du genre Dolichoderus
(Dolichoderinae). Photo de
Milan Kozánek
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es interactions entre les êtres vivants sont
à la base du fonctionnement du monde
biologique. Ces relations sont complexes
et prennent de nombreuses formes comme la
prédation, la compétition ou le mutualisme.
L’une d’elles est le mimétisme. Celle-ci consiste,
pour un organisme donné, à tirer un avantage
en ressemblant à un organisme d’une autre espèce vivant dans le même habitat. La plupart
des araignées, comme de nombreux arthropodes prédateurs en compétition, sont repoussées
par l’omniprésente prédation des fourmis. Ces
dernières sont, en effet, généralement agressives, venimeuses ou simplement nocives pour
un ensemble de raisons propres à leur groupe
d’insecte. Néanmoins, des centaines d’espèces
d’arthropodes vivent à différents niveaux de
proximité, voire même en association avec les
fourmis. L’influence des fourmis sur les communautés écologiques est bien connue des scientifiques. La proximité et l’activité des fourmis
ont influencé l’évolution d’autres organismes
de multiples façons : en étant partenaires lors
de relations symbiotiques (avec des bactéries),
en fournissant des ressources (eà d’autres organismes) et en servant de modèle dans l’évolution d’une remarquable variété d’espèces mimétiques. C’est cette dernière influence qui nous
intéresse ici.
L’EXPLORATION DE LA BIODIVERSITÉ
EN FORÊT TROPICALE GUYANAISE
La forêt tropicale guyanaise recèle d’une extraordinaire diversité d’insectes et autres arthro-
La ressemblance est frappante et la supercherie
performante ! Sans une attention particulière, il est clair
que nul ne peut se douter qu’il ne s’agit pas d’une fourmi,
mais bien d’une araignée. Explications.
podes présents dans chaque strate et interstice
du paysage. Face aux chenilles multicolores
posées sur les feuilles, aux milliers de fourmis
se déplaçant sur le sol ou à la diversité des araignées paradant sur leurs toiles, l’homme ne restera pas indifférent ! Comptabilisant des années
d’explorations en forêt, les membres du laboratoire d’écologie intégrative de l’UMR Ecologie
des Forêts Tropicales de Kourou continuent
d’être surpris par l’incroyable diversité de la forêt tropicale humide, notamment lors de missions dans des sites éloignés du littoral. L’une
des dernières missions dans la Réserve Naturelle
de la Trinité, à environ 80 km du littoral, a pu
confirmer cette tendance. Ce projet, mené en
collaboration avec l’Institut Royal des Sciences
Naturelles de Belgique, a permis de regrouper
deux compétences taxonomiques distinctes :
la myrmécologie et l’arachnologie. Thibaut
Delsinne, expert des fourmis tropicales, nous
raconte : « mes recherches portent sur la compréhension des mécanismes qui peuvent affecter l’assemblage de fourmis en milieu tropical. Je travaille
également sur la systématique des fourmis tropicales avec la révision et la description de nouvelles
espèces ». Vincent Vedel, spécialiste des araignées de Guyane, utilise également les mêmes
approches pour répondre aux questions écologiques posées par le laboratoire d’écologie intégrative : « Il est vraiment intéressant de pouvoir
coupler plusieurs domaines de connaissances dont
la myrmécologie et l’arachnologie. Ce projet nous
permet d’asseoir une collaboration durable entre
plusieurs experts des milieux tropicaux travaillant
▲Araignée du genre
Myrmecium (Corinnidae) qui
rappelle morphologiquement
le style élancé de certaines
fourmis du genre Leptogenys
(Ponerinae) Photo de Milan
Kozánek
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D’une manière simple, il décrit un
système d’interactions composé d’un
organisme imité (appelé modèle),
d’un organisme imitant (le mime)
et d’un ou plusieurs organismes vus
comme des agents de sélection.
La myrmécomorphie est un cas de
mimétisme passionnant. Ce phénomène inclut toutes les espèces qui
ressemblent aux fourmis à travers des
convergences morphologiques, comportementales, chimiques ou relatives à des caractères de texture. Chez
les araignées, la myrmécomorphie
est généralement considérée comme
un type de mimétisme dit Batésien :
les araignées gagnent une protection
contre les prédateurs grâce à leur
ressemblance avec les fourmis agressives ou dites délétères. Les fourmis
n’en restent pas moins dupes quant
à l’apparente ressemblance des araignées avec leurs semblables. Les
prédateurs potentiels des araignées,
qui observent et attendent d’attaquer, intrigués évitent clairement
la confrontation pensant qu’il s’agit
d’une fourmi dotée d’un système de
défense « high-tech » et d’une colo-
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▲Araignée du genre
Myrmecium (Corinnidae) qui
rappelle la morphologie de
certaines fourmis arboricoles
du genre Dolichoderus
(Dolichoderinae). Photo de
Vincent Vedel.
►L’araignée Synemosyna
(Salticidae) peut rappeler la
fourmi Ponerinae du genre
Neoponera (anciennement
Pachycondyla) notamment
Neoponera villosa ou autres
espèces proches. Photo
Thibaut Delsinne.
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en Guyane. En outre, chacun des membres de cette
équipe apporte une expertise taxonomique essentielle à l’obtention de données qui serviront à répondre à nos questions écologiques. La taxonomie
et les compétences naturalistes en général, souvent
en déclin, ne peuvent être occultées sous peine de
mécomprendre l’extraordinaire diversité de nos forêts guyanaises ». Malgré l’augmentation perpétuelle des connaissances scientifiques, l’estimation du nombre total d’insectes sur la planète (~
6-7 millions d’espèces) reste à ce jour 6-7 fois
inférieure au nombre d’espèces taxonomiquement décrites. Énumérer cette diversité pour
comprendre les mécanismes qui permettent son
maintien est notre principal objectif. L’expression « face immergée de l’iceberg » prend tout
son sens en forêt amazonienne, notamment
avec un nombre inimaginable d’organismes inférieurs à 1 centimètre qui se confondent avec
leur habitat ou qui imitent d’autres organismes.
Il existe notamment un groupe d’arthropodes
encore peu étudié en milieu tropical et qui présente ces caractéristiques : les araignées (Arthropoda : Arachnida: Araneae). Dans le monde, on
nie de congénères en soutien à proximité. Le dit prédateur passera donc
son chemin alors qu’il aurait pu aisément attaquer cette araignée isolée.
La magie du mimétisme et son effet
opèrent donc très bien à ce niveau.
PERFORMANCE D’UNE
TROMPERIE
La myrmécomorphie renvoie à une
évolution composée d’adaptations
comportementales et morphologiques. Ces dernières englobent un
ensemble de modifications, tant de
couleurs que de formes de corps, qui
permettent aux araignées de prendre
l’apparence de fourmis. Les adaptations morphologiques incluent ainsi
d’incroyables modifications du prosome (première partie du corps segmenté des araignées, appelée également céphalothorax et composée de
la tête et du thorax qui ont fusionné),
de l’opisthosome (seconde partie du
corps, équivalent de l’abdomen chez
l’insecte) et des pattes. L’adaptation
morphologique la plus étonnante
est le rétrécissement du prosome et
de l’opisthosome, ce qui donne clai-
rement l’impression d’un corps formé de trois parties, caractéristique
propre aux insectes et non aux araignées. L’exemple des spécimens de la
famille des Corinnidae (Myrmecium
spp.) démontre bien l’extrême précision de cette modification morphologique. Avec un prosome à plusieurs
constrictions et une petite taille, ces
araignées ressemblent à une Myrmicinae. Cette sous-famille de fourmis
est la plus riche en espèces et la plus
abondante dans les écosystèmes tropicaux. Ses membres sont caractérisés par la présence de deux segments
entre le mésosoma (le « thorax » des
fourmis) et le gastre (leur « abdomen ») formant ce que l’on appelle
un pétiole et un post-pétiole.
Chez certaines araignées, les pattes
deviennent généralement plus longues et fines et donc plus proches de
celles des fourmis. Enfin, certaines
myrmécomorphes ont modifié leur
apparence pour donner l’illusion
d’être dotées de mandibules (les
araignées, elles, ont des chélicères).
L’observation in situ du spécimen du
genre Myrmecium (page 94) en est
énumère environ 43 000 espèces d’araignées,
regroupées dans 110 familles. Elles constituent
une part importante de l’extraordinaire diversité des arthropodes des forêts tropicales humides, de par leur rôle écologique de prédation
qui s’avère crucial dans le fonctionnement des
écosystèmes.
L’ÉVOLUTION D’UNE SUPERCHERIE
Le mimétisme est la ressemblance d’un organisme (ou de certains aspects) à un autre organisme taxonomiquement différent. Cette stratégie implique des adaptations morphologiques,
physiologiques et comportementales. Elles permettent ainsi aux imitateurs de maintenir leur
survie, en améliorant leur capacité à échapper
aux prédateurs ou, à l’inverse, en augmentant
leur possibilité d’attraper des proies. Le phénomène de mimétisme a intrigué des générations
de scientifiques pour la simple raison qu’il illustre la sélection naturelle en pleine action. Le
terme mimétisme a été introduit en biologie en
1862 par Henry Walter Bates dans son essai sur
l’évolution de la communication trompeuse.
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►Hypognatha (Araneidae)
Photo Patrick Heuret
▼Cette araignée Synemosyna
(Salticidae) imite des petites
fourmis noires fourrageant
sur la végétation basse,
probablement dans le genre
Camponotus (Formicinae) qui
recherchent leur nourriture de
façon solitaire et souvent bien
visibles sur les feuilles. Photo
Milan Kozánek
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un parfait exemple. La forme très allongée, la
couleur lie-de-vin du corps contrastant avec les
longues pattes jaunâtres et le prosome couvert
de petites structures confèrent à cette araignée
l’apparence du genre de fourmis Dolichoderus
(sous-famille des Dolichoderinae). L’un des
modèles les plus plausibles est Dolichoderus
imitator que l’on trouve fréquemment sur le sol
et la végétation des forêts guyanaises.
Les araignées myrmécomorphes n’ont pas seulement évolué vers des adaptations morphologiques mais également vers des convergences
comportementales avec les fourmis. Au cours
du temps, les araignées myrmécomorphes
ont adopté l’attitude des fourmis en brandissant la première paire de pattes à la manière
des antennes des fourmis. Certaines araignées
ont également modifié leur type de déplacement, souvent saccadé, notamment chez les
Salticidae, en donnant l’illusion de se mouvoir
comme une fourmi, c’est-à-dire avec des trajectoires plus constantes et dynamiques. Sur le
terrain, l’observation avant collecte des spécimens de la famille des Salticidae et des Corinnidae, illustrés ici, brandissant leur première
paire de pattes à la manière d’antennes nous a
permis de confirmer de manière certaine cette
convergence comportementale avec le modèle
de fourmis imité.
UN MYSTÉRIEUX CAS DE MIMÉTISME !
Ce que nous vous présentons ici ne sont que
quelques exemples de mimétismes chez les
araignées. Chez ces dernières, la myrmécomorphie a été identifiée dans 9 familles différentes
(Corinnidae, Salticidae, Araneidae, Eresidae,
Gnaphosidae, Theridiidae, Zodariidae, Thomi-
sidae et Aphantochilidae). Dans notre collection provenant de cette mission à la réserve de
la Trinité, les exemples les plus impressionnants
sont principalement issus de deux familles ; les
Salticidae (araignée sauteuse) et les Corinnidae
(araignée chasseuse). En outre, nous présentons
un cas unique de mimétisme dans la famille des
Araneidae. Après plusieurs discussions au laboratoire, ce modèle de mimétisme n’a, à notre
connaissance, jamais été précisément décrit
bien que le genre Hypognatha soit présent dans
toute l’Amérique du Sud. Les pronostics vont
donc bon train quant à l’organisme que cette
araignée imite. Après un examen précis de son
anatomie et des patrons colorés qui ornent sa
pseudo-carapace, nous pensons que cette Hypognatha se rapproche de la morphologie d’un
gastéropode de type escargot terrestre, un genre
d’herbivore de toute petite taille souvent présent sur les feuilles et potentiellement négligé
par les oiseaux et autres prédateurs d’araignées.
De manière interactive, nous vous invitons à
nous donner votre avis sur le type d’organisme
que cette araignée imite sur le site du magazine (http://www.une-saison-en-guyane.com/).
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Greg Lamarre1, Thibaut Delsinne 3, 4, Patrick Heuret1, Milan Kozánek5 et Vincent Vedel1, 2
1 INRA, UMR Ecologie des Forêts de Guyane, 97 310, Kourou, Guyane Française.
2 Société Entomologique Antilles-Guyane. 18, Lot Amaryllis,
97 354, Rémire-Montjoly, Guyane Française.
3 Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, D.O. Milieux Naturels, 29 rue Vautier, Bruxelles, Belgique.
4 PROMETEO, SENESCYT, Universidad Técnica Particular de Loja, Loja, Ecuador.
5 Scientica, ltd. Hybešova 33, 831 06 Bratislava, Slovak Republic.
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