Rapport inaugural - John Libbey Eurotext

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L’Information psychiatrique 2015 ; 91 : 9–14
MIGRANTS
Rapport inaugural
Bruno Tournaire Bacchini
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017.
RÉSUMÉ
Après un rappel de l’universalité, dans le temps et l’espace, des migrations humaines, le rapport dégage trois principes
(scientifique, moral et politique) présentés comme les conditions nécessaires d’une psychiatrie du migrant. Un dispositif
transculturel, celui de Bobigny, est décrit à titre d’exemple. En conclusion, les dramatiques migrations de notre temps sont
pensées comme l’annonce d’un processus de renouveau encore inimaginable.
Mots clés : migrant, migration, culture d’origine, ethnopsychanalyse, ethnopsychiatrie, mondialisation
ABSTRACT
Inaugural Report. After a review of the universality, in time and space, of human migration, this report identifies three
principles (scientific, moral and political) presented as basic conditions for psychiatry of the migrant.
The French Office of Immigration and Integration (Ofii) at Bobigny has been described as an example of a transcultural
system. In conclusion, the dramatic migrations of our time are thought of as the announcement of an unimaginable renewal
process.
Key words: migrant, migration, culture of origin, ethno-psychoanalysis, ethnopsychiatry, globalization
RESUMEN
Informe inaugural. Tras un repaso a la universalidad, en el tiempo y el espacio, de las migraciones humanas, el informe
destaca tres principios (científico, moral y político) presentados como las condiciones necesarias de una psiquiatría del
migrante. Un dispositivo transcultural, el de Bobigny, está descrito a título de ejemplo. En conclusión, las dramáticas
migraciones de nuestro tiempo están pensadas como el anuncio de un proceso de renacimiento aún inimaginable.
Palabras claves : migrante, migración, cultura de origen, etnopsicanálisis, etnopsiquiatría, mundialización
doi:10.1684/ipe.2014.1286
On ne comprend rien si l’on ne cherche à comprendre
tout ; quand on commence à se confronter à la clinique
de ces patients venus d’ailleurs, la lutte est constante entre
lucidité et passivité, et une éducation progressive du regard
s’avère nécessaire.
Écrire, à la demande de la Société de l’Information Psychiatrique, le rapport inaugural d’un congrès simplement
intitulé Migrants, accepter cet honneur et ce risque, eût
demandé d’examiner l’ensemble de cette discipline sans
unité qu’est la psychiatrie, dans ses pratiques et dans ses
rapports avec le monde, pour espérer contribuer ainsi à
en éclairer certains des problèmes, sans ajouter à l’opacité
des autres. Il s’agira donc ici, simplement, de présenter le
cadre conceptuel d’une psychiatrie possible à l’adresse des
migrants.
L’usage même de ce mot de migrant est d’emblée à
interroger : il est davantage employé désormais que les
termes d’émigrant et d’immigrant, qui indiquaient mieux
CHI, Service Clermont 2, 2 rue des Finets, 60607 Clermont cedex
<[email protected]>
Tirés à part : B. Tournaire Bacchini
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 91, N◦ 1 - JANVIER 2015
Pour citer cet article : Tournaire Bacchini B. Rapport inaugural. L’Information psychiatrique 2015 ; 91 : 9-14 doi:10.1684/ipe.2014.1286
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B. Tournaire Bacchini
une direction et un sens ; migrant, s’il n’est pas la simple
métaphore de la condition humaine en général, tend alors à
faire une essence de ce qui n’est qu’accident. En distinguant
durablement sous ce seul vocable certaines catégories de
populations, on semble les condamner à une épochè (εποχή),
un arrêt en suspens, on les oppose à d’autres qui seraient
chez eux depuis toujours. Jean Furtos en fait la remarque
dans sa présentation de l’approche phénoménologique de
la migration, proposée par J.-Cl. Métraux [1].
L’ensemble des sciences de l’homme, l’histoire, la
géographie humaine, la géopolitique, l’anthropologie, la
philosophie et tant d’autres, sont concernées par les migrations humaines. Une psychiatrie préoccupée de justice, de
rigueur scientifique et morale, une psychiatrie non inhumaine, ne doit en ignorer aucune ; comme en ethnologie,
l’équation personnelle du clinicien, le bain idéologique,
le contexte historique, sont parties prenantes de toute
démarche diagnostique et thérapeutique.
Les hommes ont toujours migré, quand les nécessités de
la vie les arrachaient au sol natal [2, 3]. L’histoire du peuplement de la Terre est l’histoire de leurs déplacements. Le
continent américain fut sans doute longtemps lui-même une
terre vierge de toute présence humaine, terre que peuplèrent
de premiers migrants au cours de la préhistoire. De même,
on estime aujourd’hui que les peuples d’Océanie sont issus
de vastes mouvements migratoires depuis l’Asie du SudEst vers le levant, initiés il y a plus de cinquante mille ans,
jusqu’à Hawaï, la Nouvelle-Zélande, le Pérou actuel, l’Île
de Pâques.
L’Antiquité, avec les Phéniciens, les Hébreux, les Grecs,
les Carthaginois, les Romains, a toujours connu le phénomène migratoire, comme le Moyen Âge lors des grandes
invasions et des croisades. Plus tard apparaît peu à peu
le sentiment national, quand les états deviennent de plus
en plus puissants, et l’on distingue dès lors les migrations
intérieures des migrations internationales. Les migrations
transatlantiques (ou océaniques) apparaissent au xvie siècle
et concernent jusqu’au milieu du xxe plusieurs dizaines de
millions d’Européens, à quoi s’ajoute la traite des Noirs
qui déplace en trois siècles 6 à 8 millions de personnes. Au
xixe siècle, les moyens de transports modernes, les facteurs
économiques et démographiques donnent une ampleur nouvelle aux migrations internationales et intérieures. C’est
aussi l’apogée des migrations intérieures temporaires et
de l’exode rural vers les grandes villes. Après les grands
déplacements de populations dus aux deux guerres mondiales, le courant migratoire séculaire s’inverse vers 1950
pour aller désormais avant tout des pays pauvres vers les
pays riches.
On distingue ainsi des migrations attractives ou répulsives, spontanées ou provoquées, par exemple par la
publicité, pour les entreprises de la colonisation, ou forcées, notamment pénales. Les migrations sont permanentes
ou temporaires : journalières, hebdomadaires, saisonnières
(comme la transhumance des sociétés agro-pastorales), via-
10
gères (avec retour au sol natal pour y finir ses jours). Les
migrations alternantes de travail et les migrations alternantes de loisirs, intérieures ou extérieures, caractérisent
les pays riches.
Nous avons souvent des phénomènes migratoires une
vision partielle et négative, sous l’influence de discours
politiques, ou des médias, qui en montrent les aspects les
plus dramatiques et les plus insolubles. Aujourd’hui le
terme de migrant renvoie d’abord à ces hommes regroupés à Calais ou à Sangatte, aux barques chargées de
cadavres découvertes près de Lampedusa, île accueillante
mais débordée, ou à ces bateaux coulés avec leurs malheureux passagers au large de Malte.
Ces événements dramatiques, nous le pressentons, ne
resteront pas l’exception et continueront de rappeler aux
plus lucides que l’on ne peut accepter qu’il y ait deux
mondes sur terre, celui du Nord et celui du Sud. Nous
vivons et nous travaillons dans un monde néocapitaliste
qui se replie et se ferme au vrai monde, qui consolide ses
frontières, construit des murs, pose des barbelés et définit des identités pour mieux exclure. La proposition, pour
les migrations internationales, d’une gouvernance mondiale
« multi-acteurs » [4], quoiqu’intéressante, ne peut suffire.
Il n’y a qu’un monde (vérité selon le philosophe Alain
Badiou), tel est l’engagement non tant humanitariste que
politique, engagement pour une émancipation des peuples,
qui instaure la possibilité d’une psychiatrie du migrant.
Spécialité médicale spécifique, la psychiatrie doit appliquer la leçon hippocratique : Hippocrate, en effet, dépassant
la médecine routinière des drogues, lui a préféré des analyses théoriques, fondant ainsi une médecine scientifique
pour les maladies du corps. Contre l’illusion néopositiviste
actuelle de la psychiatrie, le modèle hippocratique appliqué
à notre temps consiste pour cette discipline à affronter la complexité de l’humain et à s’étayer des diverses
sciences de l’homme. Le psychiatre, qui fut défini comme le
médecin de l’âme, garde pour tâche, non de gérer des
corps et des comportements, mais d’instaurer avec la personne et sa famille des relations d’humanité, permettant
ainsi à la souffrance psychique de se dire en confiance. La
pratique d’une psychiatrie relationnelle, d’une clinique narrative, d’une clinique du sujet fondée sur son histoire et sa
culture, constitue, non une approche compassionnelle, mais
bien l’engagement moral qui légitime le soin psychique au
migrant et le choix d’un traitement : cet engagement définit
ce qu’on nommera une psychiatrie d’hospitalité.
En réponse à une tradition française uniculturelle à
volonté universaliste, on rappellera avec Marc Augé [5]
que le dialogue avec les autres cultures n’empêche nullement l’affirmation de valeurs estimées universelles. La
situation d’interculturalité, qui devient courante pour les
intervenants en psychiatrie, et en pédopsychiatrie, amène
chacun, peu ou prou, à se confronter à l’altérité, à propos
de laquelle Claude Lévi-Strauss écrivait pourtant en 1998
dans Les Temps Modernes : « C’est un fait que les peuples
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indigènes sont désormais partie prenante à une histoire
devenue commune et qui remet en cause la notion même
d’altérité » [6].
Cette notion appartient-elle donc au passé, à l’ethnographie des années 30, quand l’anthropologue partageait
la vie des Bororo ou des Nambikwara ? Aujourd’hui,
une anthropologie dynamique, non strictement structuraliste, étudie le développement des sociétés et constate
que toutes fabriquent du « culturel ». L’altérité, sentiment de la différence culturelle, est une notion riche et
complexe [7] mais aussi une expérience banale. Notre
réaction face à elle peut varier [8] : la percevoir ou la
dénier, être pris dans la fascination de l’étrange ou garder
la juste distance. . . Cela constitue le contre-transfert culturel [8], aspect de l’équation personnelle de l’observateur
pour l’épistémologie des sciences humaines. La prise en
compte des réactions internes que l’étranger provoque en
nous n’est pas seulement une technique : l’analyse du
contre-transfert culturel est le fondement scientifique de
la psychiatrie du migrant. En situation transculturelle, cette
discipline est dénommée le plus souvent ethnopsychiatrie ;
elle a recours à des dispositifs thérapeutiques particuliers.
L’ethnopsychiatrie, dont la paternité est reconnue à
Georges Devereux (1908-1985), repose sur le postulat de
l’universalité psychique : il existe une unité fondamentale
du psychisme humain. Mais chez l’être humain, l’universel
se manifeste par le particulier des arts et des techniques,
des rites et des croyances, des règles de la parenté et de la
vie en société, bref par le particulier des cultures, dans la
définition universelle qu’en donna Edward Tylor (Primitive
Culture, 1873-74).
Divers dispositifs à l’intention des migrants sont opérants en France. À Paris, le centre Françoise-Minkowska
reçoit migrants et réfugiés vivant en Île-de-France, enfants
et adultes de tous les continents, pour des consultations
plurilingues et pluriprofessionnelles. Parmi les héritiers
de Georges Devereux et de Serge Lebovici, Marie Rose
Moro et l’équipe réunie par elle à Bobigny décrivent une
approche pragmatique des soins aux migrants qui respecte
l’identité des patients et des thérapeutes, une pratique du
lien et des métissages [10]. Cette approche s’est démarquée d’une optique différentialiste, culturaliste, celle de
Tobie Nathan, formé à la même école, fondateur du centre
Georges-Devereux à St-Denis (Paris VIII). Fehti Benslama
a critiqué dans un article du Monde [11] sa théorie de la
clôture culturelle, qui selon lui remplacerait la clinique du
déplacement par une sorte d’« orthopédie ethnique », le thérapeute s’attribuant ainsi la fonction de défaiseur de sorts.
Faire du transculturel n’est pas ramener le patient à une
identité figée, précisent M.R. Moro et François Giraud [10],
mais trouver une porte d’entrée possible en s’attachant
à faire émerger un récit de vie ; on fait appel à ce que
Paul Ricœur a nommé « narrativité » dans son ouvrage
Soi-même comme un autre [12], où il définit deux types
d’identité : l’identité idem ou mêmeté et l’identité ipse ou
ipséité, la seconde incluant la possibilité du changement et
s’exprimant par l’acte de promettre. Ricœur défend la thèse
d’une identité narrative, c’est-à-dire d’une constitution narrative de l’ipséité ; elle repose sur la capacité d’unifier son
expérience temporelle passée à travers un récit autobiographique et la capacité de tenir parole. Le récit de sa vie
par le patient devient outil clinique, effort pour s’inscrire
dans le temps et l’espace, notamment le temps et l’espace
de la migration ; il est l’expression d’une souffrance en
rapport avec la condition impermanente, la passagèreté, la
Vergänglichkeit de l’existence humaine [13].
Par formation, par fonction, psychiatres et soignants en
psychiatrie ont déjà une expérience de l’altérité : celle du
patient psychotique qui vit « l’exil hors de soi-même »,
selon l’expression de Marcel Sassolas [14], et ils sont préparés à la rencontre avec l’étranger et l’étrangeté. Bien avant
que ne se constitue une psychiatrie transculturelle, en 1904,
Emil Kraepelin se rend à Java pour y tester sa classification
des affections mentales, initiant ainsi les travaux de psychiatrie comparée du xxe siècle. Mais l’intérêt des aliénistes
pour les autres cultures est ancien : dès les années 1840,
Moreau de Tours avait publié un article sur les aliénés en
Orient, et au xvie siècle déjà, l’humaniste Jean Wier, avant
de devenir médecin du duc de Clèves, voyagea en Afrique
et en Orient pour ses recherches sur les faits de sorcellerie,
qu’il attribuait à des causes le plus souvent humorales ou
diaboliques, et rarement à une intention maligne. Son œuvre
a été considérée comme une préfiguration de la psychiatrie ;
on y trouve une démarche comparatiste et une curiosité
savante pour les techniques soignantes en terre d’Islam, en
un temps où l’Europe traitait les troubles mentaux par le
feu, les assimilant à des crimes de sorcellerie.
Dans son ouvrage Étrangers à nous-mêmes [7], Julia
Kristeva, en une démarche à la fois historique et sémantique,
parcourt les diverses significations de la notion d’étranger ;
faisant référence à L’inquiétante étrangeté, de Freud, elle
plaide pour un respect de l’étranger, préférable à une
intégration forcée, en rappelant que chacun a sa propre
étrangeté.
Ainsi, altérité de l’autre venu d’ailleurs (émigré, réfugié,
exilé), altérité de l’aliéné (exilé hors de lui-même), altérité en chacun (l’autre nous-même, parfois inquiétant, ou
rêvé), tous ces aspects d’une même notion doivent nous
conduire, comme le préconise Julia Kristeva [7], à relativiser la culture de départ, sans l’oublier pour autant, mais en
la faisant voisiner, voire alterner avec celle des autres.
Altérité et identité apparaissent comme les deux faces
d’une même médaille : la psyché humaine. Elles sont dans
une relation dialectique : étrangers parfois à nous-mêmes,
étrangers parfois dans notre propre culture, nous pouvons
devenir plus aptes à voir en l’autre, étranger ou psychosé,
un autre nous-même. Une rencontre différente est alors
possible.
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B. Tournaire Bacchini
L’anthropologue américain Lewis H. Morgan (18181881) avait intitulé l’un de ses ouvrages, paru en 1871 :
Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family.
D’un individualisme extrême, d’où émerge la conscience
de notre « étrangeté radicale » [7], notre société multinationale pourrait, par cette rencontre, se redécouvrir « famille
humaine ».
Sur ces thèmes de justice et de liberté, le jeune Etienne
de La Boétie [15], figure énigmatique de la Renaissance,
nous tient, certes en moyen français, un discours pour
aujourd’hui : « puis doncques que ceste bonne mère nous
a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous
logés aucunement en mesme maison, nous a tous figurés à
mesme patron afin que chacun se peust mirer et quasi reconnoistre l’un dans l’autre. si elle nous a donné à tous ce grand
present de la voix et de la parolle pour nous accointer et
fraterniser davantage, et faire par la commune et mutuelle
déclaration de nos pensées une communion de nos volontés; et si elle a tasché par tous moiens de serrer et estreindre
si fort le noeud de nostre alliance et société ; si elle a monstré en toutes choses qu’elle ne vouloit pas tant nous faire
tous unis que tous uns : il ne faut pas faire doute que nous
ne soions tous naturellement libres, puis que nous sommes
tous compaignons ; et ne peut tomber en l’entendement de
personne que nature ait mis aucun en servitude nous aiant
tous mis en compaignie.
L’histoire des sciences humaines, en particulier celle
de l’ethnologie et de l’anthropologie [16-19] nous apprend
qu’elles ont su peu à peu se libérer de leur positivisme, de
leurs dérives scientistes : c’est le terme de bricolage méthodologique qui rend le mieux compte de l’ingéniosité des
ethnographes, confrontés avec leur bagage théorique aux
réalités du terrain et à leur équation personnelle.
Pour l’ethnopsychiatrie, le génie de Devereux a construit
le concept de complémentarisme. Ce concept se définit
comme le recours successif à des interprétations psychologiques et anthropologiques : il s’agit d’une « multidisciplinarité non fusionnante et non simultanée », donnant
deux discours obligatoires et distincts dans le temps de
l’interprétation clinique. Il a été imaginé à partir d’un principe de mécanique quantique : le principe de Heisenberg
[20].
Lévi-Strauss [21] a défini les trois étapes de la recherche
d’invariants culturels, dans une démarche universaliste à
partir du particulier : le travail de terrain de l’ethnographe
est une description, rendue objective notamment par le
moyen du décentrement : double mouvement d’approche
d’une culture (par l’observation participante sur le « terrain » ethnographique) puis de retrait, pour la production
d’une monographie à partir des matériaux rapportés de
ce terrain – c’est le « regard éloigné » (Lévi-Strauss).
Puis l’ethnologue, par une approche structuraliste, détermine la structure sociale de ce groupe et s’exerce au
comparatisme. Enfin l’anthropologue, à partir de nombreuses monographies, identifie des invariants culturels,
12
des structures – ainsi la prohibition de l’inceste, déterminant l’organisation sociale. Dans le passé, d’autres travaux
ethnologiques n’ont pas eu les mêmes préoccupations,
en particulier ceux de Maurice Leenhardt consacrés aux
Kanaks, ou d’autres sur les Nord-Africains [22, 23] ; ils ont
servi de base théorique à la psychiatrie coloniale ; dénoncée par Frantz Fanon, cette psychiatrie a cru pouvoir isoler
des particularités psychiques liées à la culture indigène, et
n’a produit que des préjugés racistes [24]. L’Allemand Leo
Frobenius, théoricien du diffusionnisme, pratiqua une sorte
d’« ethnologie de guerre » sur les prisonniers africains et
indiens, au cours de la Première Guerre mondiale. Marcel
Griaule, qui relate sa rencontre avec Ogotemmeli dans sa
belle monographie Dieu d’eau, sur les Dogons du Mali, collecta pourtant des milliers de masques et autres objets pour
le musée du Trocadéro, lors de l’expédition Dakar-Djibouti
(1931), d’une manière que lui reprocha à juste titre Michel
Leiris dans L’Afrique fantôme [25]. À l’époque postcoloniale, Henri Collomb et l’école de Fann, à Dakar, ont appris
au contraire à collaborer, dans le respect de l’autre, avec
les guérisseurs traditionnels pour élaborer des stratégies
de soins incluant le n’doep, un rite thérapeutique et initiatique pratiqué dans les cultures Lebou et Wolof : il s’agit
d’un culte de possession par les rab, esprits ancestraux se
manifestant sous forme animale.
Le complémentarisme de Devereux, par le recours
obligatoire et non simultané à deux appareils théoriques bien distincts, permet d’échapper au risque de
l’enfermement particulariste, comme à celui d’un universalisme purement idéologique dans la ligne des penseurs des
Lumières.
Les cultures ne sont pas des essences séparées, mais,
comme les langues, des expressions immanentes d’un universel hors d’atteinte.
Cette conviction a permis au théoricien du complémentarisme, par un bricolage méthodologique, d’éviter les
écueils théoriques évoqués ci-dessus, et leurs conséquences : l’universalisme naïf et le particularisme ethniciste.
Le dispositif thérapeutique transculturel possède certaines caractéristiques techniques, telles que [8] : le cadre
groupal, la présence d’un interprète, la possibilité d’un passage « fluide » d’une langue à l’autre, les propositions
thérapeutiques tacites (qui ne doivent cependant pas devenir des prescriptions formelles de thérapie dans la culture
d’origine). Le caractère formel de la consultation transculturelle de Bobigny n’exclut pas l’empathie. La forme
et le contenu sont ceux d’une psychothérapie psychodynamique : il s’agit ici en effet d’une « ethnopsychiatrie
psychanalytique » (Devereux). L’accueil a lieu dans une
salle où s’est formé un cercle de thérapeutes et de stagiaires,
chaque groupe (la famille, les thérapeutes, les stagiaires. . .)
dans un secteur de ce cercle. Les patients sont reçus dans
un lieu de soins où on les accueille tels qu’ils sont, sans non
plus leur demander d’être différents ; la langue maternelle
y est employée si c’est nécessaire, et les représentations
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culturelles des patients y ont le statut de productions psychiques recelant des éléments de sens [10].
Au début de la séance, chacun se présente par son prénom. Le thérapeute principal distribue la parole mais aussi
la reçoit, pour reformuler les propos, les récits, les interprétations et associations proposées : lui seul, en principe,
s’adresse directement au patient et à sa famille. Il intervient
parfois de manière ludique pour réduire une situation de
tension, prévenir un échange négatif, éviter une interprétation maladroite. Il favorise l’hétéronarrativité groupale
par une autonarrativité, structurante pour le patient ; les
co-thérapeutes peuvent apporter dans la discussion des
matériaux personnels : fragments de rêve, associations
libres, expérience de leur propre culture ou d’autres cultures. Pour faire de l’ethnopsychiatrie, être soi-même migrant
n’est ni indispensable, ni suffisant ; mais l’expérience
du décentrage et la connaissance de quelques cultures
s’avèrent nécessaires. En montrant son intérêt pour « les
choses du pays », selon la formule utilisée auprès des
patients, on cherche à accéder aux représentations culturelles ; c’est pourquoi il est préférable que les échanges se
fassent au moins en partie dans la langue maternelle, avec
l’aide de l’interprète, bien que naturellement la subjectivité
de ce tiers entre en ligne de compte : la traduction construit
un espace transitionnel [10], et le traducteur est un passeur. Les étiologies traditionnelles sont utilisées comme
leviers thérapeutiques – en tout cas celles qui permettent
de construire une histoire susceptible de donner cohérence
et sens au vécu existentiel et aux symptômes : ainsi, le
statut d’« enfant-sorcier » ne serait pas un bon levier thérapeutique, à cause des représentations culturelles qui y sont
attachées. Au contraire, le thème de l’« enfant qui part et
qui revient » (enfant Tji : d a paxer, en pays Serer (Sénégal)
peut aider à soulager les deuils multiples d’une mère qui a
perdu plusieurs enfants en bas âge, en venant donner « du
sens à son infortune ». La différence culturelle devient alors
une différence créative qui enrichit l’être. Cependant, dans
le cas décrit par Collomb, la mère, résignée à la mort de ses
enfants, peine à les « investir » dans sa vie affective.
Le cadre groupal est rassurant et cohérent : rassurant car
dans beaucoup de cultures traditionnelles, l’entretien singulier peut évoquer une relation de sorcellerie ; cohérent car
dans ces sociétés, l’individu se conçoit avant tout comme
membre de son groupe familial. Le traitement collectif de
la maladie permet alors un compromis entre une étiologie
collective et familiale du mal et une étiologie individuelle.
Les patients de la consultation, bien entendu, peuvent aussi
être suivis individuellement par des psychologues ou psychiatres, lesquels font partie ou non de la consultation, de
façon habituelle ou exceptionnelle. Il s’agit alors de prises
en charge plus classiques : traitements médicamenteux, psychothérapies.
Quant aux interprétations avancées par le thérapeute,
elles font appel, en appliquant le complémentarisme, aux
théories psychodynamiques ou à l’anthropologie, selon ce
qui est le plus adéquat à la situation clinique et au matériau symptomatique apporté par le patient : l’objectif est
pragmatique, thérapeutique, et l’ethnopsychiatrie a pu être
définie comme « l’art de faire advenir le sujet à lui-même » :
il s’agit bien là d’une psychiatrie du sujet. Au niveau ontologique, on recherche une compréhension fine du patient ;
au niveau étiologique, on s’intéresse au sens qu’il donne au
désordre qui l’habite ; on s’attache à une connaissance du
« faire », aux logiques des thérapies traditionnelles du pays
d’origine [9]. Ceci conduit parfois les thérapeutes à effectuer des prescriptions symboliques, de façon prudente et
sans caractère injonctif – sans prendre la place du thérapeute
traditionnel.
Ce dispositif transculturel matérialise l’altérité : il la met
en scène pour en faire un levier thérapeutique ; le métissage
des hommes, des thérapies et des techniques en est toujours
un facteur implicite [10].
Les migrants qui sont adressés aux consultations de
psychiatrie ne sont pas avant tout les victimes des grands
désordres planétaires, symbolisant la misère du Sud venue
s’échouer sur les côtes européennes, mais bien les pionniers
d’un processus inéluctable de renouveau et d’émancipation,
processus aujourd’hui invisible et inimaginable. Mais si
nous sommes concernés par la psychopathologie et le soin
des migrants, il nous faut, par hygiène et par éthique du
regard, imaginer l’invisible et voir notre puissance propre.
Vouloir traiter leurs traumatismes et leurs troubles, pratiquer une psychiatrie d’esprit hippocratique, nécessite de
maintenir solide le trépied des points-clés que j’ai présentés
comme la condition de possibilité d’une telle pratique :
– l’analyse du contre-transfert culturel : principe scientifique (non seulement technique) ;
– une psychiatrie d’hospitalité : principe moral (non
seulement compassionnel) ;
– il n’y a qu’un monde : principe politique (non seulement
humanitariste).
Quelques vers de Lamartine, tirés de La Marseillaise de
la Paix [26], illustreront ce dernier principe. La langue en
est surannée, on y évoque Dieu, le ciel et les races, mais
l’idée est pour notre temps :
« Et pourquoi nous haïr, et mettre entre les races
Ces bornes ou ces eaux qu’abhorre l’œil de Dieu ?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ?
Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas ! »
Liens d’intérêt : l’auteur déclare ne pas avoir de lien
d’intérêt en rapport avec cet article.
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L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 91, N◦ 1 - JANVIER 2015
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