10 HISTOIRE VIVANTE La triste histoire des enfants nés ennemis

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10
HISTOIRE VIVANTE
LA LIBERTÉ
VENDREDI 4 SEPTEMBRE 2009
La triste histoire des enfants nés ennemis
SECONDE GUERRE MONDIALE • Des dizaines de milliers de bébés sont nés en France de père allemand et
en Allemagne de père français. Souvent rejetés, ils ont subi leur héritage belliqueux pendant des décennies.
REPÈRES
Un enfant sur vingt
> 230 000 enfants
sont nés en France de
«père inconnu» entre
avril 1941 et la fin de la
guerre, période concernée par la présence
allemande. Moins de
30 000 enfants nés
hors mariage ont été
reconnus par leur père
durant cette période.
> Au moins 100 000
naissances sont attribuées aux troupes d’occupation en France
entre 1941 et 1945.
Pour la zone occupée,
cela signifie environ un
enfant sur vingt. Certaines sources vont jusqu’à 200 000 enfants.
> Quelque 20 000
condamnations ont été
prononcées pour adultère en France entre
1942 et 1944.
> Septante ans après
le début du conflit, des
«enfants de Boche»
cherchent encore leurs
racines. Le service des
archives de l’ancienne
Wehrmacht (WASt), à
Berlin, reçoit plus de
cent requêtes par an.
Son gigantesque fichier
lui permet parfois de
retrouver des proches
parents. PFY
Les sentiments patriotiques n’empêchaient pas les sentiments amoureux entre ennemis, dans les pays occupés par les Allemands. IN «APOCALYPSE», FRANCE 2/CC & C/DR
PASCAL FLEURY
Pendant la Seconde Guerre
mondiale, des
dizaines de
milliers d’enfants sont nés
en France de
soldats allemands ou en Allemagne de prisonniers ou travailleurs volontaires français.
Ces enfants «nés ennemis» ont
souvent été rejetés par la société, abandonnés, maltraités, finalement poussés à s’enfermer
pendant des décennies dans
leur «honteux» secret.
Ce n’est que cet été, soit 70
ans après le début du conflit,
qu’un premier «fils de Boche» a
pu obtenir réparation, accédant à la double nationalité
(lire ci-dessous). Dans une vaste étude1, l’historien Fabrice
Virgili, chargé de recherche au
CNRS à Paris, s’est penché sur
le destin de ces «enfants de la
guerre», du début du conflit
jusqu’à nos jours.
Tout commence en juin
1940, lorsque l’armée alleman-
de envahit la France. Tandis
que les troupes d’occupation
s’installent dans les villes et les
campagnes, réquisitionnant de
nombreux édifices publics et
s’invitant chez l’habitant, 1,6
million de Français sont transférés comme prisonniers de
guerre dans le Reich. Ils seront
bientôt suivis par des centaines
de milliers de travailleurs forcés
ou volontaires. En France, la
présence allemande oscillera
entre 400 000 et un million
d’hommes.
Echanges croisés
Ce gigantesque échange
croisé de population masculine, qui se prolongera pendant
plusieurs années, va influencer
considérablement la vie des habitants de part et d’autre du
Rhin, jusque dans leur intimité.
Peu à peu, la glace va fondre
entre hommes et femmes ennemis, à la faveur d’une certaine
promiscuité sur les lieux de travail et d’hébergement.
Des Françaises se laissent
séduire par de beaux et jeunes
vainqueurs aux yeux bleus, qui
se montrent particulièrement
courtois pour faire oublier les
bombardements et les attaques
des convois de réfugiés. Les Allemandes, de leur côté, cèdent
à la galanterie de prisonniers et
travailleurs français, déjà précédés en Allemagne par leur réputation de «séducteurs» et
d’«habiles amants».
Relations risquées
Des relations se nouent, des
couples se forment, mais le
plus souvent en cachette, les
mesures de répression pouvant
être très lourdes.
Dans le Reich, les prisonniers français risquent plusieurs années d’emprisonnement, voire la mort, en cas de
relation avec une Allemande.
Leurs maîtresses ne sont pas
épargnées: elle peuvent subir la
tonte publique pour crime
contre la race allemande, et
même être envoyées en camp
de concentration pour un an.
Chaque année de guerre, plusieurs milliers d’Allemandes
seront arrêtées pour relations
interdites avec des étrangers.
En France occupée, la
sexualité est aussi sous surveillance. Les prostituées et les
maisons closes sont strictement contrôlées par l’état-major allemand, qui veut prévenir
toute diffusion de maladies vénériennes. Les soldats reçoivent mensuellement 12 préservatifs. Comme occupants, ils
sont également libres de fréquenter les citoyennes françaises. Souvent esseulées, sans
argent ni travail, celles-ci se
laissent séduire. Une relation
dangereuse, puisqu’au-delà du
«qu’en-dira-t-on», elles risquent jusqu’à trois ans de prison en cas d’adultère et la tonte
publique pour «collaboration
horizontale» à la Libération. Le
pire, pour elles, c’est toutefois
de se retrouver enceintes.
Grossesses cachées
Car il n’est pas question, en
ces temps de guerre, de fonder
une famille, qui plus est avec
un époux ennemi. En Alle-
magne, être enceinte d’un prisonnier est même un crime! Les
femmes font alors tout leur
possible pour éviter d’avoir un
enfant. Et si cela doit arriver,
elles cachent leur grossesse, espèrent une fausse couche,
paient chèrement des «faiseuses d’ange» illégales, comme Marie-Louise Giraud, qui
sera guillotinée en 1943 pour
avoir pratiqué 26 avortements.
«Père inconnu»
Par fatalisme, voire conviction religieuse, des milliers de
femmes arrivent tout de même
au terme de leur grossesse. Certaines accouchent seules ou
avec la complicité de proches.
D’autres se rendent à Paris, où
plusieurs maternités sont
connues pour leur discrétion,
n’exigeant aucun papier de la
parturiente. Entre 1943 et 1945,
un enfant sur deux né dans le
quartier de Montparnasse est
illégitime, contre un sur dix
pour la France entière.
Très peu de soldats allemands reconnaissent leur pro-
«A l’école, on m’appelait tête de Boche»
LAURE EQUY
La «collaboration horizontale» a valu à de
nombreuses Françaises d’être tondues
lors de la Libération. TSR
Né en 1943 d’une mère française et d’un
père allemand, Daniel Rouxel est devenu, le 5 août dernier, le premier «enfant
de la guerre» à accéder à la double nationalité, grâce à un récent accord francoallemand. Vice-président de l’Association Cœurs sans frontières, qui milite
pour cette reconnaissance, il raconte
son histoire.
«C’est colossal, merveilleux d’obtenir cette reconnaissance de l’autre moitié de mon identité. Il faut se rendre
compte que les «enfants de Boches»,
comme on nous a appelés, ont tout eu
comme insultes. Désormais, je suis
comme tout le monde: j’ai une maman
et un papa reconnus.
»Mes parents se sont rencontrés sur
une route de Bretagne. La bicyclette de
ma mère avait déraillé. Mon père, qui
était secrétaire du commandant du
camp militaire de Pleurtuit (Ille-et-Vilaine) et parlait correctement français,
l’a aidée. Par la suite, il lui a proposé de
travailler à Pleurtuit. Ma mère est partie
accoucher à Paris car elle ne voulait pas
que cela se sache.
»Mon père m’a vu quelquefois avant
de rentrer en Allemagne et de mourir
de la typhoïde, en 1945. Il avait écrit à
sa mère pour l’informer de ma naissance. Ma famille paternelle a fini par me
retrouver. Quand je l’ai rencontrée, en
Allemagne, à l’âge de 12 ans, elle m’a
accueilli avec beaucoup d’affection.
Nous sommes toujours en excellents
termes.
»J’ai été placé dans une famille d’accueil à huit mois, avant d’aller vivre chez
ma grand-mère maternelle. Tout le
monde, dans ce petit village de 600 habitants, était au courant. J’ai été accueilli
comme une bête curieuse, un paria. Les
parents avaient interdit aux autres enfants de me parler. L’instituteur a refusé
de me présenter au certificat d’études. A
l’école on m’appelait «tête de Boche» ou
«fils de putain». Des brimades sans arrêt. Et j’étais tout blond, ce qui n’arrangeait rien...
»Je n’en ai plus parlé jusqu’en 1994,
lorsque TF1 a fait un reportage sur mon
histoire. Le fait de raconter m’a libéré.
Auparavant, quand mon entourage discutait de la guerre, j’avais honte. Comme si j’étais responsable...»
»Aujourd’hui, le règlement sur la citoyenneté allemande a été modifié: il
nous faut prouver qu’on a un père allemand, que nos parents se sont connus
pendant la guerre... Voir ma demande
aboutir c’est aussi un encouragement
pour tous les autres.» © LIBÉRATION
géniture française. Une officialisation aurait été quasiment impossible: le IIIe Reich n’accepte
pas les naissances issues de
«races inférieures».
De nombreuses «fillesmères» choisissent d’élever
seules leur bébé, le géniteur
ayant été déplacé sur un autre
front, sans laisser d’adresse.
Certains enfants sont reconnus
par un «beau-père» français, de
retour des camps. D’autres, issus de viols ou simplement rejetés, sont abandonnés à l’assistance publique.
Avec la fin des «amours de
guerre» commence l’histoire
des «enfants de la guerre». Ils
seront refoulés, ballotés entre
institutions, adoptés ou élevés
par des grands-parents. Ils resteront enfermés dans un héritage belliqueux, condamnés au
silence de famille. Jusqu’aux
rares retrouvailles et à la reconnaissance tardive... I
1
«Naître ennemi – Les enfants de
couples franco-allemands nés pendant
la Seconde Guerre mondiale», Fabrice
Virgili, Editions Payot, 2009, 384 pp.
LA SEMAINE PROCHAINE
L’APRÈS-TWIN TOWERS
A voir dimanche sur TSR2, la
fin de la série documentaire
«Apocalypse», sur la 2e Guerre
mondiale. Thème de la
semaine prochaine, «Les héros
bafoués des Twin Towers»:
parmi les sauveteurs qui ont
déblayé la zone sinistrée, plusieurs souffrent de maladies.
Mais les autorités refusent de
les indemniser. Dès lundi sur
RSR1, un dossier sur quelques
affaires de santé publique.
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