Le Lincoln de Spielberg, Karl Marx, et la

publicité
/1/
3 / 24 janvier 2013
Guerre civile aux États-Unis
Karl Marx soutient les Nordistes
u La 1re Internationale salue l’élection de Abraham
­Lincoln
u Le président américain remercie les travailleurs
­d’Europe de leur soutien
u Washington met en place un Bureau des affranchis et
des biens vacants
u Et si la révolution inachevée américaine avait changé la
face du monde ?
Une révolution inachevée
evée américaine avait changé la face du monde ?
on américaine, que les Américains eux-mêmes
guerre civile », reste un moment fondateur de
is. Dans les oppositions politiques d’aujourd’hui
onflit ne sont jamais absentes tant celui-ci a
collectif américain et son champ politique.
, nombre des amis de Marx émigrés aux Étatsrévolutions de 1848 s’engagent dans les armées
e fin à l’esclavage. Nombre d’entre eux seront
nseillers, élus républicains, agitateurs ouvriers…
colonnes du New York Daily Herald, Karl Marx
soutient Abraham Lincoln, le critique pour ses
e la libération des esclaves par les armées de
on des biens des planteurs, décortique les liens
développement capitaliste…
s-Unis et l’agitateur communiste comprennent
on de l’esclavage et son abolition, se joue la
ordre social. C’est bien ce basculement possible
uttes acharnées dont les États-Unis de la fin du
âtre.
onstitue à elle seule un ouvrage dans l’ouvrage,
ffre une mise en perspective des textes présentés
ontexte historique et du déroulement du conflit.
poursuite d’une histoire sociale et politique des
orée du lecteur francophone et nous entraîne sur
rs d’une autre Amérique, des expéditions antiBrown jusqu’à la répression d’une société en
t des cendres du conflit.
Une révolution inachevée
Karl Marx / Abraham Lincoln
m
Et si la révolution inachevée américaine teurs, décortique les liens entre l’esclavage
avait changé la face du monde ?
et le développement capitaliste…
La guerre de Sécession américaine, que
Le président des États-Unis et l’agitateur
les Américains euxcommuniste
coma
r
x
i
s
m
e
s
mêmes
préfèrent
appe­
prennent que derler la « guerre civile »,
rière la question de
reste un moment fonl’esclavage et son
dateur de l’Histoire
abolition, se joue la
des États-Unis. Dans m i l l e
m
a
r
x
i
s
m
e
s
possibilité d’un nouvel
les oppo­
sitions poliordre social. C’est bien
Karl Marx / Abraham Lincoln
tiques d’au­jour­d’hui
ce basculement posles référen­
ces à ce
sible qui va déclencher
conflit ne sont jamais Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation
les luttes acharnées
aux États-Unis
absentes tant celui-ci a
dont les États-Unis de
Introduction de Robin Blackburn
structuré l’imaginaire
la fin du 19e siècle secollectif américain et
ront le théâtre.
son champ politique.
Dans sa préface,
Quand la guerre
qui constitue à elle
éclate, nombre des
seule un ouvrage
amis de Marx émigrés
dans l’ouvrage, Robin
aux États-Unis après
Blackburn nous offre
l’échec des révolutions
une mise en perspecde 1848 s’engagent
tive des textes présendans les armées de
tés
et
un
rappel
utile
du contexte historique
l’Union pour mettre fin à l’esclavage. Nomet
du
déroulement
du
conflit. Elle nous embre d’entre eux seront colonels, généraux,
mène
à
la
poursuite
d’une
histoire sociale et
conseillers, élus républicains, agitateurs
politique
des
États-Unis
souvent
ignorée du
ouvriers…
lecteur
francophone
et
nous
entraîne
sur les
De Londres, dans les colonnes du New
traces
des
pionniers
d’une
autre
Amérique,
York Daily Herald, Karl Marx écrit, commente, juge, soutient Abraham Lincoln, le des expéditions anti-esclavagistes de John
critique pour ses atermoiements, appuie la Brown jusqu’à la répression d’une société
libération des esclaves par les armées de en pleine ébullition qui naît des cendres du
l’Union et la confiscation des biens des plan- conflit.
20 €
www.syllepse.net
www.syllepse.net
Le Lincoln de Spielberg,
Karl Marx, et la
deuxième révolution
américaine
par Kevin Anderson1
Le Lincoln de Steven Spielberg présente,
pendant un seul et crucial mois de la Guerre
civile américaine, un conflit qui aboutira
à la deuxième Révolution américaine. Au
mois de janvier 1865, plusieurs mois après
la victoire de l’Union sur les Confédérés,
le Président Abraham Lincoln décide de
faire passer le treizième amendement à la
Constitution des États-Unis : l’abolition
inconditionnelle de l’esclavage, sans compensations pour les esclavagistes. C’est un
Lincoln très différent de celui qui, candidat
en 1860, refusait de faire campagne comme
abolitionniste, ou encore du Président qui
a retardé la Déclaration d’Émancipation
jusqu’à la troisième année de Guerre civile,
en 1863. C’est un Lincoln qui a progressé
avec son temps, dont les armées comptent
200 000 soldats noirs et dont les discours
commencent à suggérer des droits de citoyenneté et de vote pour les anciens esclaves.
L’Amérique révolutionnaire
Avec un scénario écrit par le célèbre auteur de gauche Tony Kushner (Angels in
America, Homebody/Kabul), le film de
Spielberg ne met pas seulement en lumière
Lincoln lui-même, mais aussi un personnage incontestablement révolutionnaire ;
l’abolitionniste radical Thaddeus Stevens,
1. Kevin Anderson est l’auteur de Marx at the Margins, à paraître en français aux éditions Syllepse.
/2/
avec lequel Lincoln s’était allié pendant ces
journées fatidiques du mois de janvier 1865.
Une des scènes les plus dramatiques met en
scène les échanges entre Stevens et le congressiste new-yorkais pathologiquement
raciste, Fernando Wood, dirigeant de l’aile
antiabolitionniste du Congrès.
Dans une autre scène, on voit Stevens présenter à un Lincoln sceptique le
programme des Républicains Radicaux
pour une occupation militaire prolongée
du Sud, pendant laquelle les anciens esclaves obtiendraient l’entièreté de leurs
droits civiques, y compris celui d’occuper
les plus hauts postes éligibles, et pendant
laquelle les propriétés terriennes des anciens esclavagistes seraient confisquées et
seraient données en concessions aux anciens esclaves (ce qu’on appelle « 40 acres
et une mule »). Tout cela est présenté d’une
manière très cinématographique au travers
de la superbe interprétation de Daniel Day
Lewis (Lincoln) et aussi de Tommie Lee
Jones (Stevens), avec également une participation importante de Sally Field (Mary
Todd Lincoln).
En même temps, cependant, on y voit le
côté sordide de la démocratie américaine,
alors même que ces changements révolutionnaires sont en cours d’adoption, à travers la politique du mécénat douteux qui
est utilisé pour obtenir les derniers votes
et adopter la modification et l’envoyer aux
États pour la ratification finale.
Dans l’ensemble, Lincoln offre une perspective sur la Guerre civile américaine
résolument plus anti-esclavagiste et antiraciste que la plupart des principaux films
hollywoodiens sur le sujet. Il évite le portrait hollywoodien classique d’un Sud ayant
un code moral équivalent (si pas supérieur)
à celui du Nord. Par ailleurs, le film présente le racisme et l’esclavage comme les enjeux principaux de la Guerre civile, en plus
de montrer un dirigeant révolutionnaire
comme Stevens sous un jour inhabituellement positif. En outre, l’argument spécieux
utilisé par le Sud du « droit d’État » n’est
pas masqué, mettant en lumière le véritable
contenu de ce « droit » : celui des Blancs à
réduire en esclavage des millions d’autres
êtres humains.
Les dimensions économiques
et de classe de l’abolition
On a critiqué, à gauche, l’échec du film
à représenter le combat pour l’auto-émancipation des Afro-Américains, comme on
avait pu le voir par exemple en 1989 avec
le film Glory qui racontait l’histoire des
soldats afro-américains du 54e régiment du
Massachussetts.
Bien que ces critiques soient fondées et
importantes, j’aimerais mettre l’accent sur
deux autres importantes questions qui ne
Les rendez-vous de Syllepse
Mardi 12 février, 19 heures
Sur la question noire (C. L. R. James) et Black and Red : les
mouvements noirs et la gauche américaine (Ahmed Shawki)
Débat avec Caroline Rolland-Diamond (auteure de
Chicago : le moment 68) et Maboula Soumahoro (auteure de
la postface à Sur la question noire).
Lieu-Dit, 9 rue Sorbier, 75020 Paris
sont pas traitées par le film : l’importance
économique de l’esclavage et de l’abolition,
et les échanges de lettres entre Karl Marx et
Abraham Lincoln, qui ont eut lieu pendant
la même période sur laquelle est centré le
film : le mois de janvier 1865. Ces questions
auraient pu être facilement prises en compte
sans altérer l’angle de vue dans lequel le
film présente ces événements historiquement marquant, celui de la rivalité entre les
élites politiques plutôt que celui des masses
en mouvement. Bien entendu, les seconds
influencent les premiers et vice-versa, mais
je m’engage ici dans une critique plus
immanente qui part des termes propres
aux films et qui en fait émerger quelques
contradictions.
La Déclaration d’Émancipation de 1863
et le treizième amendement de 1865 qui
a rendu permanente la mesure prise pendant la guerre civile, étaient différents
des autres lois d’émancipation qui ont été
actées ailleurs. Par exemple, la politique
d’émancipation américaine interdisait toute
compensation financière pour les anciens
propriétaires d’esclaves. Cela la distingue
même du British Slavery Abolition Act (loi
britannique d’abolition de l’esclavage),
pionnier en 1833, qui prévoyait de larges
compensations financières. D’une certaine
manière, cet amendement est plus proche de
l’abolition jacobine en France de 1794, annulée dix ans plus tard par Napoléon, mais
qui a contribué à déclencher la Révolution
haïtienne.
S’ajoute à cela le fait que l’esclavage était
un élément plus central pour l’économie
états-unienne que cela ne pouvait l’être
pour des pays comme la Grande-Bretagne
ou la France. En 1860, les presque quatre millions d’esclaves des Etats-Unis
représentaient approximativement 13 %
de la population totale, souffrants de cette
forme complètement déshumanisée de capitalisme qui permet que des êtres humains
soient achetés ou vendus comme on le ferait
avec du bétail. Au prix de 500 $ « pièce »,
la valeur de la propriété des esclavagistes
états-uniens s’élevait à pratiquement deux
mille millions de dollars, une somme astronomique en 1860. Ainsi, l’abolition de
l’esclavage sans compensation représente
la plus grande expropriation de propriété
privée capitaliste de l’histoire avec la Révolution russe de 1917. Cela a anéanti d’un
seul coup l’entièreté d’une classe sociale,
celle des propriétaires de plantations du
Sud qui s’était enrichie pendant des siècles
sur l’immense accumulation de la richesse
tirée de la production du sucre, du tabac, du
coton, et d’autres produits, mais aussi d’un
autre commerce de « marchandises » : celui
des esclaves eux-mêmes.
L’abolition a aussi ajouté des millions de
travailleurs formellement libres à la classe
/3/
Isabelle Garo, L’Humanité, juin 2012
Il faut tout de suite le souligner, ce volume consacré à la guerre civile aux ÉtatsUnis est un très beau livre. Il faut aussi noter que ce recueil se situe aux antipodes
des choix de textes habituels : au lieu de réunir des textes d’époques diverses tous
rédigés par Marx, il rassemble des articles de Marx et Engels, des lettres, quelques
extraits du Capital, les adresses de la 1re Internationale à Abraham Lincoln puis
à Andrew Johnson, ainsi qu’un certain nombre de discours et de proclamations
de Lincoln lui-même. Cet ensemble, centré sur la période 1861-1865, forme ainsi
un dossier très complet, permettant au lecteur français de mieux connaître cet épisode essentiel de l’histoire du 19e siècle et, par la même occasion, de découvrir les
analyses qu’en produisirent « à chaud » Marx et Engels. À ces textes s’ajoutent une
forte introduction de l’historien britannique Robin Blackburn et un appareil critique
élaboré (index et bibliographie, mais aussi cartes et chronologie). Au terme de cette
lecture, c’est un autre regard sur Marx qui s’impose. D’abord, la diversité des analyses et des styles frappe, selon que Marx écrit pour le New York Daily Tribune, pour
le quotidien viennois Die Presse, au nom de l’Internationale, ou encore s’adresse par
lettres à Engels. Par ailleurs, son analyse évolue avec le temps. Cette diversité donne
une idée de son sens tactique, mais surtout de l’importance de ses activités militantes et théoriques. […] Ensuite, c’est l’importance que revêt à ses yeux cet épisode
historique que l’on découvre : la lutte contre l’esclavage présente pour Marx une importance décisive, par elle-même bien évidemment. Mais il la relie aussi aux luttes
de classes américaines et mondiales, faisant valoir notamment deux arguments. Le
premier concerne la façon dont le capitalisme, loin d’être la première puissance abolitionniste, peut se greffer sur l’esclavage, l’annexant à la production de plus-value.
La deuxième remarque découle de ce lien établi par le capitalisme entre esclavage
et salariat : l’alliance des travailleurs, noirs ou blancs, est indispensable et l’abolition
de l’esclavage est son préalable. Au fil des pages, le lecteur découvrira également
l’attitude des gouvernements anglais et français, le poids politique de l’immigration
allemande aux États-Unis, etc. Au total, ce livre contribue à souligner un pan encore
mal connu en France de l’œuvre de Marx, consacré à la situation internationale de
son temps.
ouvrière américaine, améliorant les possibilités d’unité de classe au-delà des liens
ethniques et « raciaux » d’une manière bien
plus simple que lorsque le travail des esclaves coexistait avec le travail formellement libre. Bien que ce ne soit qu’une toute
petite partie de l’unité au travers des liens
« raciaux » qui se soit réalisée dans l’aprèsguerre civile et de manière brève, la question est restée importante par après, puisque
la classe ouvrière américaine est composée,
et ce de manière croissante, par des personnes « de couleur », essentiellement des
Afro-américains et des Latinos.
Même si le film ignore ces réalités de
classe et économiques en favorisant la dimension politique, elles ne pouvaient pas
échapper à Karl Marx. Dans une lettre datée
du 29 novembre 1864, quelques semaines
après la fondation de la Première Internationale, il écrivait : « Il y a trois ans et demi,
au moment de l’élection de Lincoln, le
problème était de ne pas faire de nouvelles
concessions aux propriétaires d’esclaves
maintenant que l’abolition de l’esclavage
était approuvée et en partie un objectif atteint », ajoutant que « jamais un aussi grand
bouleversement n’avait pris place aussi
rapi­dement. Cela aura un effet bénéfique
sur le monde entier » (Saul Padover (ed.),
Karl Marx on America and the Civil War,
New York, McGraw-Hill, 1972, traduction
partiellement altérée).
La lettre ouverte de Marx à
Lincoln
Comme mentionné plus haut, le mois de
janvier 1865 au duquel Lincoln s’était déplacé à gauche en s’alliant avec Stevens,
était aussi le mois pendant lequel Marx et
Lincoln ont eu un échange public de lettres.
Après la publication du « Discours Inaugural » de la Première Internationale (sous
la plume de Marx) et des « Principes généraux » d’adhésion, toutes les deux parus
en novembre 1864, sa publication suivante fut une lettre ouverte à Lincoln, aussi
ébauchée par Marx et signée par un grand
groupe de militants ouvriers et sociaux qui
composaient le « Secrétariat de correspondance de Karl Marx pour l’Allemagne ».
À l’époque, l’ambassade américaine à
Londres était dirigée par Charles Francis
Adams, un abolitionniste du Massachusetts
issu d’une des familles politiques les plus
illustres des Etats-Unis. Adams était sans
aucun doute conscient des personnes impliquées dans l’Internationale puisqu’il a
envoyé son fils Henry comme observateur,
ainsi que pour faire rapport des rencontres entre les travailleurs britanniques qui
étaient organisées depuis 1862 pour couper
l’herbe sous le pied aux appels des politiciens britanniques et des journaux pour intervenir aux côtés du Sud. À ces rencontres
participaient plusieurs des futurs dirigeants
de l’Internationale. Et la présence du jeune
Henry Adams à ces rencontres a certainement dû être remarquée par les représentants de la classe ouvrière. Au-delà du but
premier qui était la récolte d’informations,
la présence du fils de l’ambassadeur a aussi
sûrement été perçue comme un appel à la
classe ouvrière britannique à passer au-dessus de leurs chefs de gouvernement.
En décembre 
1864, l’Internationale a
proposé qu’une délégation de 40 membres
délivre la lettre rédigée par Marx et soit
reçue par l’ambassade. Bien que cette demande ait été déclinée par l’ambassadeur
Adams, la lettre de l’Internationale « A
l’attention du Président Lincoln » fut déposée à l’ambassade et publiée dans plusieurs quotidiens liés au mouvement ouvrier
britannique. On y lit notamment : « Nous
félicitons le peuple américain à l’occasion
de votre réélection, à une forte majorité. Si
la résistance au pouvoir des esclavagistes
a été le mot d’ordre modéré de votre première élection, le cri de guerre triomphal de
votre réélection est : mort à l’esclavage ! »
[NDLR : Cette lettre, ainsi que la réponse
de Lincoln et d’autres textes sur le sujet ont
été publiés dans : Marx/Lincoln, Une révolution inachevée, Robin Blackburn (ed.),
Québec/Paris, M. Éditeurs/Syllepse, 2012].
Et de poursuivre : « Depuis le début de la
lutte titanesque que mène l’Amérique, les
ouvriers d’Europe sentent instinctivement
que le sort de leur classe dépend de la bannière étoilée. »
La dernière phrase ne fait pas seulement
référence au sentiment profondément antiesclavagiste de la classe ouvrière britannique à l’époque et aux meetings massifs
que celle-ci a pu organiser pour soutenir
le Nord. Et cela même au moment où les
politiciens dominants et les principaux
journaux leur disaient de soutenir une intervention britannique pour casser le blocus
des ports du Sud afin que le coton puisse à
nouveau être transporté par la mer et mettre
fin ainsi à la vague de chômage consécutive en Grande-Bretagne. Cette phrase qui
met en lien le sort des Etats-Unis et celui
de la classe ouvrière européenne trouvait aussi son origine dans un fait brut.
La classe ouvrière britannique (et encore
plus celle du continent) était privée de ses
droits politiques et voyait dans les EtatsUnis de l’époque la seule expérience à large
échelle de démocratie politique. Le résultat
fut l’un des meilleurs exemples jamais vu
d’internationalisme prolétarien.
Comme l’a remarqué Marx pendant
la mobilisation des travailleurs britanniques au début de la guerre : « Les peuples
/4/
d’Angleterre, de France, d’Allemagne,
d’Europe, considèrent la lutte des États-Unis
comme la leur, comme la lutte pour la liberté, malgré tous les sophismes gratuits. Ils
considèrent la terre des Etats-Unis comme
une terre libre pour les millions de « sansterre » d’Europe, comme leur terre promise
à défendre les armes à la main de la convoitise sordide des esclavagistes… Les peuples
d’Europe savent que c’est l’esclavocratie
du Sud qui a déclenché la guerre en déclarant que le maintient de la domination des
esclavagistes n’était pas compatible avec
celui de l’Union. Par conséquent, les peuples d’Europe savent que le combat pour le
maintien de l’Union est le combat contre le
maintien de l’esclavage – un combat qui,
dans les circonstances actuelles, représente
la forme la plus aboutie d’autonomie populaire jamais réalisée contre la forme la plus
éhontée d’asservissement de l’homme jamais connue dans les annales de l’histoire »
(Karl Marx, « The London Times and Lord
Palmerston », New York Tribune, 21 octobre
1861).
La lettre de Marx à Lincoln envoyée au
travers de l’Internationale énonce également que : « Tant que les travailleurs, le
véritable pouvoir politique du Nord, permirent à l’esclavage de souiller leur propre
République ; tant qu’ils se glorifièrent de
jouir – par rapport aux Noirs qui, avaient
un maître et étaient vendus sans être consultés – du privilège d’être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils
furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d’appuyer
la lutte émancipatrice de leurs frères européens ; mais cet obstacle au progrès a été
renversé par le raz de marée de la guerre
civile ».
La réponse de Lincoln à
Marx
Le 28 janvier 1865, à l’agréable surprise de Marx et des autres membres de
l’Internationale, l’ambassade des EtatsUnis publia une réponse publique de
l’ambassadeur Adams. Dans une lettre
à Engels du 10 février, Marx notait avec
enthousiasme que Lincoln avait choisi de
fournir une réponse substantielle qui ne
s’adressait pas aux félicitations des libéraux
Britanniques mais bien à la classe ouvrière
et aux socialistes : « le fait que Lincoln nous
ait répondu avec tant de courtoisie, alors
que la réponse de la « société bourgeoise
d’émancipation » était si brutale et purement formelle que le « Daily News » a refusé de l’imprimer… Cette différence entre
la réponse que Lincoln nous adresse et celle
que la bourgeoisie nous adresse a fait un tel
effet ici que les « clubs » du West End s’en
tapent la tête contre les murs. Tu compren-
dras à quel point cela a été gratifiant pour
nos gens ».
Bien que la réponse à l’Internationale ait
été signée par l’ambassadeur Adams, celuici affirme clairement que Lincoln a lu la
lettre et qu’il parle au nom de ce dernier :
« Je suis chargé de vous informer que le
courrier adressé par le comité central de
votre association, dûment transmis par les
services au président des Etats-Unis, est
bien parvenu à sa connaissance. »
Vu au travers des événements de janvier 1865 – mis en scène par le film – au
cours desquels Lincoln était au cœur de la
mise au vote du treizième amendement, il
est d’autant plus remarquable qu’il ait pris
le temps de publier une telle réponse. Et, de
par l’étrange enchaînement des événements,
la réponse de Lincoln à l’Internationale a
été rendue publique trois jours avant que la
Didier Epsztajn, blog
Entre les lignes entre les
mots
[…] L’émancipation des esclaves ne
fut donc pas une politique en ligne droite
menée par Lincoln, mais une (re)composition de forces politiques et sociales
de grande ampleur dans laquelle les esclaves eux-mêmes ont joué un rôle déterminant. […]
L’introduction de Robin Blackburn ne
fige pas cette guerre civile, dans une histoire sans passé et sans avenir. En analysant les rapports sociaux historiquement
situés, les choix politiques de Lincoln
et les élaborations de Marx, en soulignant l’auto-organisation des opprimé·es,
l’auteur nous incite à réfléchir sur
l’abolition d’une certaine organisation
du monde, de ses rouages qui semblaient
impossibles à faire vaciller.
Hier l’esclavage, aujourd’hui…
Chambre des représentants des Etats-Unis
n’outrepasse l’opposition des nombreux
politiciens racistes et ne vote, le 31 janvier, la ratification de l’amendement et ne
l’envoie dans les différents États pour sa
ratification finale.
La réponse de Lincoln fait aussi, de
manière générale, référence aux « amis de
l’humanité et du progrès à travers le monde »
auxquels les Etats-Unis se ralliaient ; une allusion à la manière dont les rassemblements
de travailleurs britanniques ont été si cruciaux pour bloquer la volonté de la classe
dominante britannique d’intervenir aux
côtés du Sud pendant les premières années
de la guerre. Cette allusion était clairement
soulignée dans la dernière phrase qui affirme que les Etats-Unis « tirent un nouvel
encouragement à persévérer du témoignage
que leur donnent les ouvriers d’Europe, que
cette attitude nationale jouit de leur approbation éclairée et de leurs sympathies véritables ». On peut difficilement trouver une
autre occasion dans l’histoire au cours de
laquelle le gouvernement des Etats-Unis a
remercié la classe ouvrière internationale
pour son soutien, sans parler de la classe ouvrière organisée dirigée par des socialistes.
Révolutions inachevées :
les années 1860 et les années
1960
Les échanges entre Marx et Lincoln illustrent, de manière spectaculaire, cet aspect de la Guerre civile qui en fait une
seconde révolution américaine, bien plus
radicale que celle de 1776. Il s’agissait,
bien sûr, bien plus d’une révolution bourgeoise que socialiste, mais son union avec
l’aile gauche (qui aboutira à un échec) et
sa transformation fondamentale de la propriété privée dans le Sud marque quelque
chose d’encore plus radical. Cet aspect de
révolution inachevée, qui s’est arrêtée à
l’émancipation politique des anciens esclaves, et ensuite, après 1876, qui a vu le
recul même de cette avancée, est tout de
même quelque chose qui hante encore les
Etats-Unis d’Amérique de nos jours.
La révolution des droits civiques des
années 1950 et 1960, qui a finalement obtenu sur une base plus permanente ce qui
avait été trop brièvement mis en place par
les lois et amendements constitutionnels
des années 1860 et 1870, a également été
contrainte par les événements de stopper
la dynamique d’émancipation. Cela nous
laisse aujourd’hui face à ce résultat paradoxal que les Etats-Unis ont leur premier
président afro-américain alors que de nombreux hommes et femmes de même origine
sont réduits, plus que jamais dans l’histoire,
à languir dans le monde déshumanisé des
prisons et des cellules.
Le film Lincoln, qui ne traite pas de ces
sujets non plus, est ainsi par bien des aspects tout aussi « inachevé » également.
Même selon ses propres paramètres, en regardant l’Histoire d’un point de vue qui met
en lumière les événements qui touchent les
élites politiques plutôt que les masses auxquelles ces dernières répondent, il s’arrête
avant de mener à bien ses propres implications les plus radicales, comme par exemple
par son portrait du programme républicain
radical de Stevens. Mais c’est dans l’air
du temps, de notre époque de profondes
transformations dans la culture et la société
états-unienne, qu’une grande production
d’Hollywood puisse révéler ne serait-ce
qu’une partie de cette page de l’histoire
révolutionnaire, qui, comme le faisait remarquer Marx, eut des « conséquences pour
le monde entier ».
Téléchargement