CULTURES ET SOCIÉTÉ

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CULTURES ET SOCIÉTÉ
Itinéraires d'un sociologue
J'adresse mes sincères remerciements à mon fils Julien Denieuil
pour la conception et la réalisation graphique de cet ouvrage.
@ L'Harmattan,
2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005 Paris
http://www.1ibrairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-05392-2
EAN : 9782296053922
Pierre- Noël DENIEUIL
CULTURES ET SOCIÉTÉ
Itinéraires
d'un sociologue
L'HARMATTAN
Du MÊMEAUTEUR
Le sauvage et le civilisé au siècle des Lumières, Essai sur les origines de la culture
matérielle au siècle des Lumières. Ed. L'Harmattan,
Paris,
2007.
Femmes et entreprises en Tunisie. Essai sur la culture du travail féminin.
L'Harmattan, col. Socio-anthropologie, Paris, 2005.
Le développement social local et la question des territoires. En collaboration
Laroussi. Ed. L'Harmattan, col. Logiques sociales, Paris, 2005.
Emploi, formation
collaboration
et développement
Ed.
avec Houda
des territoires, de nouveaux enjeux pour l'AFPA. En
avec Odile Piriou. Ed. L'Harmattan,
Paris, 2003.
Création d'entreprise et développement local, Capitalisation d'une expérience de
promotion de l'emploi par la micro et petite entreprise au Maroc.. En collaboration avec
Maria Crisetti-Largilière. Ed. L'Harmattan et Ed. BIT, Prais, Genève, 2003.
Les femmes entrepreneurs tunisiennes, Paroles et portraits. Préface de Lilia Ben Salem.
Ed. du CREDIF, Tunis, 2001.
Lien social et développement économique (sous la direction de P.N. Denieuil). Préface de
Renaud Sainsaulieu. Ed. L'Harmattan, Paris, 1997.
Les centres sociaux et les foyers de jeunes travailleurs. Evaluation et prospective des
métiers. En collaboration avec Brigitte Mouret. Ed. La Documentation Française, Paris,
1997.
Les entrepreneurs du développement. L'ethno-industrialisation tunisienne: la dynamique
de Sfax. Postface de Riadh Zghal. Ed. L'Harmattan, Paris, 1992. Cet ouvrage a reçu Le
Mot d'Or 1992 de l'APFA (Association pour la Promotion du Français des Affaires),
sous le patronage du Haut Conseil de la Francophonie, de l'Agence de coopération
culturelle et technique (ACCT), et du Ministère de l'Economie et des Finances.
INTRODUCTION
et ouvrage, étayé par une expérience de plus de 25 années1 de recherche
sociologique et anthropologique, propose une lecture transversale de la
notion de culture comme organisatrice du lien social et structurante des
rapports sociaux. Il s'ancre dans la conviction que la culture se distingue du
rapport social en lui conférant un supplément de sens par la production de
symboles. Il met en relation les notions de social et de culturel, comme une
manière d'expliquer le rapport social par d'autres causalités que celles purement
sociales, et donc par un univers symbolique, édifié par des rencontres de valeurs
et de pratiques, des imaginaires et des appartenances. Cet univers peut être
généré autour d'une nation (la culture sociétale), d'un territoire (la culture
locale), d'un lieu (la culture d'entreprise), d'un métier (la culture
professionnelle, les cultures du travail), d'un rythme biologique et social (les
cultures hommes/femmes, les différences générationnelles) d'une relation
fonctionnelle aux objets (la culture technique), d'une idéologie (les diverses
manipulation de la notion de culture par le pouvoir sortant).
C
La culture est un système de communication
symbolique des rapports sociaux
sociale et de médiation
Il y a deux définitions de base et corollaires de la culture: la culture, au sens
kantien, comme perfectionnement de l'esprit humain et par extension comme
savoir et/ou patrimoine artistique ou scientifique (un homme cultivé, un
ministère de la culture), ou la culture comme fonctionnement symbolique du
groupe humain. Mon intérêt partira de ce second sens de la culture comme
production symbolique visant à transformer le monde en significations, et à se
1 Le lecteur y trouvera un ensemble de références couvrant près de 4 décennies. il s'agit là d'un
projet de capitalisation de travaux produits depuis le début des années 1970, où les références
bibliographiques entrées dans l'histoire côtoient celles plus récentes. Réorganisées selon une
démonstration centrée sur la socio-anthropologie du temps présent, ces anciennes références
s'imposent dans leur actualité et par delà certaines formes -rares- d'obsolescence ou
d'endoréisme.
l'approprier. La culture se fonde sur la médiation symbolique. Ainsi que le
notait le philosophe Ernst Cassirer, «le terme de raison est fort peu adéquat
pour englober les formes de la vie culturelle de l'homme dans leur richesse et
leur diversité. Car ce sont toutes des formes symboliques. Aussi, plutôt que de
définir l'homme comme un animal rationnale, nous le définirons comme un
animal symbolicum »1.Ainsi, « en nommant et en reliant, l'homme organise le
monde et lui confère un ordre »2,c'est-à-dire une rationalité symbolique. Je dirai
que l'activité symbolique se confond avec l'activité culturelle en tant que
processus d'imposition au monde d'une «distanciation critique afin de le
soumettre aux lois de sa représentation symbolique »3. Selon la formulation
d'Alain Cambier, «grâce à la fonction symbolique, l'homme fait éclore un
monde doté de sa propre temporalité, d'un espace familier où les rapports avec
autrui sont favorisés. Le monde du symbole renvoie à un jeu infini de possibles
qu'occulte le culte aveugle et idolâtre de la présence compacte ou instantanée »4.
La culture est le langage, instaurant à tout moment le pouvoir du signe: « Les
mots, les œuvres de l'art, voire le moindre des artefacts sont autant de
médiateurs culturels qui organisent un espace humain: une simple table par
exemple, tout à la fois sépare et rassemble. En effet tout est signe dans le monde
construit par l'homme »5.
L'action et les rapports sociaux n'existent qu'enrobés et imprégnés par les
formes symboliques de la culture. Je définis donc la culture comme une mise en
symbole du réel incarné dans le rapport social. Le rapport social est le signifié en
tant qu'acte, la culture en est son signifiant, en tant que valeur fédérative du lien
social et permettant de se le « re présenter». Réinterprétation individuelle et
collective du rapport social, ayant pour fonction de le transformer en
significations, la culture comme langage en est le médiateur symbolique et le
principe organisateur. Le symbole (la « grosse» voiture, un beau vêtement, un
1 Ernst Cassirer, Essai sur l'homme, Ed. de Minuit, p. 45. Cité par Alain Cambier, in «La culture
comme ultime ressource », p. 32-33, Actes du colloque A propos de la culture. USTL, Lille. 2004,
in Les nouvelles d'Archimède, 2004.
2 Pour une excellente introduction et une analyse à la fois conceptuelle et pratique de la notion de
culture cf. Jean Fleury, La culture, Ed. Bréal, Paris, 2003, page 21.
3 Cf. Alain Cambier, in «La culture comme ultime ressource », p. 32-33, Actes du colloque A
propos de la culture. USTL, Lille. 2004, in Les nouvelles d'Archimède, 2004.
4 Ibid.
5 Ibid.
6
plat national tel que la paella ou le couscous, un lieu réputé tel que la place Tien
An Men ou la Tour Eiffel. ..) est un objet culturel et non pas un rapport social. Il
a cependant tous les attributs du rapport social: il représente, il favorise une
communication et du lien social, il induit ou simule une participation!.. La
culture est donc le ciment humain du rapport social, une manière de mettre en
forme, de donner corps à nos comportements individuels et à nos actions
collectives. Le social est un corps articulé, animé et travaillé par la culture. La
culture est cette force impalpable, coefficient de sens ancré dans notre
imaginaire, transformatrice d'un comportement, d'un rapport ou d'une
situation sociale, d'un mouvement collectif. Elle est bien cet ensemble
«d'intériorisations collectives» évoqué par Eugène Enriquez, et qui confère,
selon l'expression de Jean Fleury, «un ordre au monde »2. Et c'est toute la
différence que je veux poser entre le rapport social et la culture, que résume fort
bien François Laplantine dans Clefs pour l'anthropologie lorsqu'il différencie
avec humour société humaine et société animale. « Ce qui distingue la société
humaine de la société animale, ce n'est nullement la transmission des
informations, la division du travail, la spécialisation hiérarchique des tâches,
mais bien cette forme de communication proprement culturelle qui procède par
échange non plus de signes, mais de symboles, et par élaboration des activités
rituelles afférentes à ces derniers. Car autant que l'on sache, si les animaux sont
capables de beaucoup de choses, on n'en a jamais vu aucun souffler les bougies
de son gâteau d'anniversaire »3..
Je conçois la culture comme un système de « correspondances» qui donne
sens à nos actes, par sa capacité à produire des symboles. J'en prends l'exemple
des réformes libérales à la Poste, à EDF-GDF ou à la SNCF, où le débat
récurrent ne se résume pas en simples termes d'ouverture à la concurrence et de
domination sociale. Les personnels sont concernés par une mutation des
symboles qui organisent leur activité de travail et lui donnent du sens, par une
forme de «noblesse» de leur métier structurante du rapport de travail, par
exemple la valeur symbolique du service public4. Et c'est souvent au nom de ce
1 Cf. Jean Fleury, op. cit.
2 Ibid.
3 Cf. François Laplantine, Clefs pour l'anthropologie, Paris, Seghers, 1987. Cette citation est
rapportée par Jean Fleury, op. cit.
4 Sur les valeurs du service public et leurs relations avec celles du privé, cf. le livre fondateur de
François de Singly, Gens du privé, gens du public, la grande différence, Ed. Dunod, Paris, 1986.
7
« lien» qui organise leur rapport à l'usager, que se structurent nombre de
résistances face au libéralisme économique.
De la sociologie à l'anthropologie, la culture est définie comme une forme de
conscience du groupe et un outil pour penser la relation à l'autre et la
dynamique d'alliances des sociétés
A l'époque de Durkheim et après, la culture n'est pas une question centrale
pour la sociologie. Dans la naissance de la sociologie en France c'est la question
sociale qui domine, et Denys Cuche explique bien, dans son beau livre sur La
notion de culture dans les sciences sociales, que le terme de culture est oblitéré
dans la sociologie française du début du XXème siècle1. Il précise par exemple
que l'ouvrage de Ruth Benedict, Patterns of culture, n'a été traduit en France que
sous le terme de Echantillons de civilisation en 1950. Je noterai que l'on retrouve
la même occultation avec la traduction du livre de Freud Malaise dans la
civilisation (devenu récemment Malaise dans la culture). Il n'empêche que
Durkheim a développé une sociologie à vocation anthropologique, mais
n'utilisait pas le concept de culture qui était alors traduit par celui de
civilisation. Même s'il a bien mis en évidence la dimension symbolique des
phénomènes sociaux, le projet de Durkheim restait de déterminer la nature du
lien social et de ce qui fonde l'état de société. Son propos visait plutôt le lien
social à l'origine du rapport social, que les formes symboliques de la culture ou
les spécificités des cultures. On peut donner avec Durkheim une définition
« large» de la culture comme une conscience de groupe transversale et
structurante du rapport social. Cela peut être l'éducation en tant que «la
constitution d'un état intérieur et profond qui oriente l'individu dans un sens
défini pour toute la vie». Durkheim aurait défini la culture comme une
«
conscience collective », ou cette « effervescence»
du groupe. Par analogie avec
sa conception de l'institution, on peut dire que la culture pour l'auteur des
Règles de la méthode sociologique, se rapproche d'un cadre en tant que
composant fIXe et préexistant aux actions des individus. Les travaux de
Bourdieu de leur côté, nous invitent à la définir plutôt par l'habitus, comme une
« réminiscence» du groupe dans l'individu, non une conscience collective mais
un inconscient individuel du collectif, et qui se légitime dans ce qu'il nomme
« la violence symbolique ». Ainsi l'éducation selon Durkheim, l'habitus selon
Bourdieu, renvoient bien à des rapports sociaux ou à une trajectoire sociale que
1 Cf. Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Ed. La découverte,
8
Paris, 2001.
les individus intériorisent. Ils ne se réduisent toutefois pas au social stricto
sensu. Ils en sont plutôt la part appropriée par l'individu et la trace imaginaire
d'un social qui devient alors un archétype du groupe, échappant au seul
individu, un «inconscient institué », pour reprendre l'expression de Georges
Lapassade.
J'ai pris ces deux idéaux-types de Durkheim et de Bourdieu pour conduire
ma pensée. Mais ce qui m'intéresse est plutôt et surtout la confrontation avec
l'ethnologie et le décentrement du regard que j'ai voulu opérer: de Durkheim à
Bourdieu la culture reste un ordre social du lien, du groupe d'appartenance, de
la classe sociale. Avec Lévi-Strauss et les ethnologues, elle passe à l'ordre social
de l'autre, des sociétés extérieures, de l'alliance. Par exemple pour Lévi-Strauss,
la culture est le passage du fait naturel - la consanguinité - au fait culturel qui
est l'alliance.
Et c'est cela même qui m'intéresse: l'homme est un animal d'alliance. Et la
prohibition de l'inceste traduit à mon sens moins un interdit ou une morale,
qu'une volonté forte d'augmenter le capital social et relationnel du groupe. Car
en épousant dans sa famille on diminue sa capacité d'alliance: plus de beaufrère, de belle-sœur, de gendre, de belle-fille, de beaux-parents. Ainsi, et je
prends là encore des idéaux types dans les grandes figures des sciences sociales
pour étayer mon analyse, je dis que Bourdieu a contribué à introduire dans la
culture le rapport social et l'ordre symbolique de la domination. Alors que la
sociologie des organisations avec Renaud Sainsaulieu a favorisé le lien social et
l'identité!. Puis Lévi-Strauss dans sa théorie de la culture, ainsi que Balandier
dans sa sociologie «dynamique », ont institué la relation à l'autre. Les deux
premiers ont donné lieu à des sociologies du fonctionnement endogène du
rapport social, alors que l'ethnologie a ouvert la réflexion sur des logiques
exogènes et du fonctionnement frontalier de la relation à autrui, ce que Georges
Balandier nomme les dynamiques du dehors et du dedans2.
1 Cf. Renaud Sainsaulieu,
L'identité au travail, Ed. FNSP, 1èreédition 1977.
2 Cf. Georges Balandier, Sens et puissance, PUF, Paris, 1972.
9
L'ethnologie nous montre que les progrès de l'humanité ne sont pas linéaires,
et que les dynamiques des cultures sont relatives à la position de celui qui les
observe
L'histoire de la pensée ethnologique introduit celle de la variabilité de
l'homme dans l'espace et dans le temps. Au Moyen Age, la pensée réduisait le
monde aux limites de la chrétienté et des mondes connus d'elle. Au XVIIIème
siècle, la théorie des climats de Montesquieu, la critique du despotisme et
l'élaboration de formes de gouvernements « éclairés», puis la diffusion des
récits de voyages, élargissent les frontières du monde avec la remise en question
de nos sociétés1. Elles apparaissent alors susceptibles de variations sous
l'influence des conditions du milieu et le déterminisme des comportements
sociaux. A mon sens, la sociologie n'a pas assez tenu compte de cette
diversification des sociétés, s'est tournée vers l'analyse de la collectivité plus que
de la communauté, des institutions plus que de la culture, du sujet agissant plus
que du groupe porteur. Elle s'est détournée de rapproche de Durkheim pour qui
l'état de société est premier, au profit de celle de Weber qui part du sujet
individuel (le charisme) pour situer la sociologie dans rapproche de
l'institution, de l'Etat et du côté de l'organisation et des phénomènes d'autorité,
qui deviennent alors cadre de référence et ordre du monde. Ainsi que l'a bien
analysé Mary Douglass, la sociologie de Durkheim est née en France dans un
contexte de grand intérêt pour les sociétés dites primitives (Mauss, Durkheim,
puis après Leiris, Bataille etc.). Max Weber de par sa tradition philosophique, est
peu sorti des limites de la civilisation et ne s'est pas intéressé aux sociétés dites
« sans histoire ».
REpÈRE 1
De Max Weber à Emile Durkheim,
le débat sur la fondation et le changement des sociétés
Serge Moscovici a bien montré dans La machine àfaire des Dieux, comment Max Weber
voit la fondation de la société par la domination d'un individu charismatique et tout
puissant qui se révolte contre la tyrannie des choses et les institutions du passé, ou qui
tel le prophète entraîne ses disciples dans la révélation divine. Alors que Emile
1 Cf. Pierre-Noël
Denieuil, Le sauvage et le civilisé au siècle des Lumières, Essai sur les origines de la
culture matérielle, Ed. L'Harmattan,
Paris, 2007.
10
Durkheim conçoit cette fondation dans la sociabilité issue d'une conscience collective
qui subsiste depuis des temps immémoriaux. n y aurait à l'origine, chez Weber, du
rapport social, et chez Durkheim du lien social.
Ainsi que révoquait Serge Moscovici: «le sociologue allemand conçoit un système de
relations ouvertes, tenues ensemble par les pouvoirs magiques d'un individu; le
sociologue français, un système de relations closes par le pouvoir collectif des membres
de la communauté, passionnément attachés à leur façon de se conduire et de penser.
D'un côté l'idéal est la domination élue d'un seul sur tous; de l'autre la domination
unanime de tous sur un seul »1. Ainsi d'après Moscovici,la domination par l'individu est
une chance pour la société chez Weber, elle est une dégradation égoïste et anomique
chez Durkheim2. Selon Weber révolution issue des révolutions et des innovations va
déboucher sur l'institution commandée par la raison. A l'opposé, révolution des sociétés
selon Durkheim se traduit par un desserrement du contrôle social, et un affaiblissement
de la conscience collective face aux dissidences individuelles, l'anomie ou le suicide3.
Je reviendrai sur une lecture fondatrice que je fis il y a près de 35 années,
l'ouvrage Races et Histoire, de Claude Lévi-Strauss4.. Ce magnifique ouvrage
constitue une porte ouverte sur la compréhension de l'altérité. Lévi-Strauss part
de l'idée que « l'humanité ne se développe pas sous le régime d'une uniforme
monotonie, mais à travers des modes extrêmement diversifiés de sociétés et de
civilisations »5. L'ethnologie m'a enseigné à cet égard que le « Progrès» n'est pas
linéaire, mais multiple, diversifié dans l'espace et dans le temps. Si l'on considère
les sociétés qui ont précédé la nôtre, on en vient forcément à évoquer les progrès
accomplis par l'humanité depuis ses origines, du silex à la pierre puis l'os et
l'ivoire, puis l'agriculture associée progressivement à la métallurgie. Lévi-Strauss
a évoqué en ce sens les trois étapes du paléolithique inférieur, moyen et
supérieur: «On admet aujourd'hui que ces trois formes ont coexisté,
constituant, non des étapes d'un progrès à sens unique, mais des aspects ou,
1 C£ Serge Moscovici, La machine à faire des Dieux, Ed. Fayard, Paris, 1988.
2 Sur la confrontation
et J. Coenen-Huther,
et les «malentendus»
Durkheim,
entre Durkheim
et Weber, cf. Monique
Weber, vers la fin des malentendus,
Ed. L'Harmattan,
Hirschhorn
Paris, 1994.
3 Sur les éléments de comparaison entre Durkheim et Weber, cf. Serge Moscovici, La machine à
faire des Dieux, Fayard, 1988.
4 Cf. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Col. Folio Essais, Paris, Réédition 1996 (1èreédition
1952).
5 Ibid.
Il
comme on dit, des « faciès» d'une réalité non pas sans doute statique, mais
soumise à des variations et transformations fort complexes» 1.. Cela veut dire
que le « progrès» n'est pas forcément continu, qu'il peut procéder par sauts, par
écarts ou par « bifurcations »2:« Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller
toujours plus loin dans la même direction; ils s'accompagnent de changements
d'orientations, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à sa
disposition plusieurs progressions maisjamais dans le même sens »3.
REpÈRE 2
On compare par rapport à nous, par ignorance
Claude Lévi-Strauss a bien montré que les cultures humaines diffèrent entre elles mais
pas de la même façon. On peut distinguer trois types de différences culturelles:
- Des sociétés juxtaposées dans l'espace, proches de nous ou très lointaines, mais
vivantes actuellement, donc de notre temps, contemporaines et accessibles. Par exemple
l'Inde et ses castes.
- Des sociétés qui ont précédé la nôtre dans le même espace, mais bien avant dans le
temps. Celtes. Gaulois.
- Des sociétés passées, qui se sont succédées dans le temps et dans un autre espace que le
nôtre. Incas. Hittites.
On sait peu de choses sur le 3ème groupe de sociétés. Par contre à l'intérieur des
cultures du premier groupe, le risque est grand d'établir des relations équivalentes à un
ordre de succession dans le temps, en cherchant à retrouver ailleurs, pour des sociétés
contemporaines mais lointaines ou du 2ème groupe, des âges de notre société (on dit
c'est le moyen âge, c'est encore la société féodale, ils en sont à rage de pierre, à la
machine à vapeur...) :
«Le procédé consiste donc à prendre la partie pour le tout, à conclure, du fait que
certains aspects de deux civilisations (l'une actuelle, l'autre lointaine ou disparue)
offrent des ressemblances à l'analogie de tous les aspects» 4. On a tendance à assimiler
des sociétés paléolithiques à des sociétés indigènes contemporaines.
1 Op. cit. page 37.
2 Ainsi que l'avait montré Bertrand Gilles à propos de l'histoire des techniques.
3 Op. cit. page 38.
4 Op. cit. page 28.
12
On réduit ainsi les sociétés «à r état de répliques inégalement arriérées de la société
occidentale» : « Pour traiter certaines sociétés comme des « étapes» du développement
de certaines autres, il faudrait admettre qu'alors que pour ces dernières il se passait
quelque chose, pour celles là il ne se passait rien ou fort peu de choses» 1..On parle alors
de peuples sans histoire, mais cela veut surtout dire qu'on ne sait rien de ce qu'ils ont
vécu et construit.
Pour illustrer les progrès de l'humanité, Lévi Strauss évoque, à l'opposé de
l'image d'un homme qui gravit des escaliers de plus en plus haut, celle du
« joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu'il les
jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce
que l'on gagne sur l'un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est
seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est à dire que les
comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable »2.
Lévi-Strauss nous explique comment observer le mouvement, la relativité
des cultures. Notre tendance est à considérer comme cumulative toute culture
qui se développerait dans un sens analogue à la nôtre, ou avec qui on partage
certains comportements: «Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient
comme stationnaires non pas tellement parce qu'elles le sont, mais parce que
leur ligne de développement ne signifie rien pour nous, n'est pas mesurable
dans les termes du système de référence que nous utilisons
»3.
L'auteur de Tristes
tropiques impute alors à notre ignorance, cette difficulté à comprendre les
cultures: « chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine
d'inerte et de stationnaire, nous devons nous demander si cet immobilisme
apparent ne résulte pas de l'ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables,
conscients ou inconscients, et si, ayant des critères différents des nôtres, cette
culture n'est pas à notre égard victime de la même illusion »4.
Dans des pages très convaincantes
et dont je me ferai encore l'écho, l'auteur
de La pensée sauvage explique à partir de la théorie de la relativité, que la
dimension et la vitesse de déplacement des corps, et il en est de même pour les
cultures, ne sont pas des valeurs absolues mais des fonctions de la position de
1 Op. cit. page 32.
2 Op. cit. page 39.
3 Op. cit. page 42.
4 Op. cit. page 45-46.
13
l'observateur: « Pour un voyageur assis à la fenêtre d)un train) la vitesse et la
longueur des autres trains varie selon que ceux-ci se déplacent dans le même
sens ou dans un sens opposé» 1. Ou encore selon la manière dont on se tient
pour regarder un paysage) on n)appréciera pas les mêmes distances. Car nous
sommes toujours dans cette même démarche d)adhérence aux valeurs de notre
culture. Nous mesurons celles des autres en fonction de notre propre
mouvement ou bien de notre immobilisme: «Dans une très large mesure) la
distinction entre «les cultures qui bougent» et les « cultures qui ne bougent
pas» s)explique par la même différence de position qui fait que pour notre
voyageur) un train bouge ou ne bouge pas »2. Pour l'observateur du monde
physique, les systèmes évoluant «dans le même sens que le sien paraissent
immobiles, tandis que les plus rapides sont ceux qui évoluent dans des sens
différents ». Ainsi que nous le rappelle Lévi-Strauss, « c'est le contraire pour les
cultures, puisqu'elles nous paraissent d)autant plus actives qu) elles se déplacent
dans le sens de la nôtre, et stationnaires quand leur orientation diverge »3. Qui
d'entre-nous n'a pas vécu cette perception déstabilisante du double mouvement
d)arrêt et de grande vitesse des deux trains en dépassement, dont l'un est le
nôtre? «Nous savons qu)il est possible d)accumuler beaucoup plus
d)information sur un train qui se meut parallèlement au nôtre et à une vitesse
voisine (ainsi, examiner la tête des voyageurs) les compter etc..) que sur un train
qui nous dépasse ou que nous dépassons à très grande vitesse, ou qui nous
paraît d'autant plus court qu)ilcircule dans une autre direction »4.
On peut ici donner un exemple. Si r on part du critère de mise à disposition
de l'homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants, on fera de la
quantité d)énergie disponible par tête d)habitant l'un des indicateurs de
développement des sociétés, et l'on mettra en tête les USA puis l'Europe. Mais si
l'on retient un autre critère comme le degré d)aptitude à triompher des milieux
les plus hostiles, les eskimos ou les bédouins remporteraient. Lévi-Strauss
revient sur ces sociétés «pilotes» dans un domaine ou l'autre: « L)inde a su,
mieux qu)aucune autre civilisation, élaborer un système philosophique et
religieux) et la chine un genre de vie capable de réduire les conséquences
10p. cil. page 44.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
14
psychologiques d'un déséquilibre démographique. Il y a déjà treize siècles
l'Islam a formulé une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie
humaine: technique, économique, sociale, spirituelle que l'occident ne devait
retrouver que tout récemment...On sait quelle place cette vision prophétique a
permis aux arabes d'occuper dans la vie intellectuelle du moyen âge »1. LéviStrauss achève cette œuvre majeure, issue d'une simple conférence à l'Unesco,
qu'est Races et Histoire, par une réflexion sur la collaboration des cultures en
posant que l'association et la collaboration font la force. Toutefois le risque
d'une telle coalition des cultures réside dans l'assimilation et l'homogénéisation,
que nombre d'ethnologues de ma génération ont récusés au nom du droit à la
différence.
Quand les ethnologues se penchent sur nos sociétés industrielles
Par la suite, comme je le montrerai, de nombreux travaux anthropologiques
sont venus confirmer puis renouveler l'approche de Lévi-Strauss. En ce sens la
sociologie et l'anthropologie dynamiques de Georges Balandier, en tant que
projet descriptif et narratif, par opposition à une analyse plus proche de celle de
Pierre Bourdieu qui décrypte et interprète, a permis de mettre l'accent sur
l'étude de la relativité et de la diversité des institutions. Elle a contribué aussi à
mieux prendre en compte l'étude des changements, des mutations, des
mouvements sociaux, du devenir des sociétés. Elle a incité plusieurs générations
à fonder la question du développement dans l'histoire d'une temporalité sociale
et culturelle. Enfin, avancée majeure portée par Balandier, la sociologie
dynamique lie l'étude des institutions des pays en développement ou dits
exotiques à celle des sociétés» industrielles. Elle part de l'idée que la sociologie
des sociétés en développement peut constituer une introduction efficace pour
mieux comprendre les caractéristiques des sociétés industrielles développées et
leurs transformations sociales. C'est dans cette perspective que j'ai voulu jongler
dans cet ouvrage entre les temporalités (trente années de recherches) et les
paysages (de la France et l'Europe à la Tunisie et au Maroc, en passant par Haïti
et le Cameroun).
Cette approche dynamique a ouvert la voie à d'autres approches dont je me
suis souvent réclamé, conduites par les travaux et analyses pionnières de Robert
Jaulin, de l'ethnologie classique à l'ethnologie du monde moderne. Les travaux
1 Lévi-Strauss,
op. cit. page 47
15
de Gérard Althabe, après ceux de Robert Jaulin1 ont fait le constat d'une
opposition symétrique entre ethnologie traditionnelle et ethnologie du monde
moderne:
De la distance géographique de l'objet d'étude dans l'ethnologie exotique à
la proximité spatiale dans l'ethnologie industrielle;
De l'homogénéité de l'objet «tribus », de celle de population et de
groupement, à l'hétérogénéité et à la dispersion voire à l'invisibilité de l'objet
industriel: dilution des situations sociales, acculturation, étudiées par
l'ethnologie industrielle;
D'une identité culturelle stable et indivisible des populations exotiques, à
des formes d'identités négociés et multiples dans le monde moderne et selon des
pluralités d'appartenance (de genre, de générations, ethnico-religieuses,
professionnelles etc.) ;
Du regard éloigné du chercheur comme condition de l'enquête dans
l'ethnologie «classique », à l'implication participante et à la conscience de
l'enquêteur dans le groupe qu'il enquête.
L'approche socio-anthropologique2, sous l'égide de Pierre Bouvier, a bien
montré à cet égard que l'ethnologie apporte à la sociologie une dimension
dynamique en lui proposant une sortie de la stratification sociale pour aborder
des cultures et des groupes considérés comme milieux d'actions et
d'interactions.
En référence « aux » cultures, je considérerai ici la notion de culture comme
la totalité, Sartre dirait la « totalisation », des expériences et des comportements
humains acquis par l'apprentissage social. J'endosserai dans cet ouvrage tout
autant la thèse du façonnement de notre personnalité par la culture, que celle de
la construction de notre culture par la liberté et les déterminations de notre agir.
Trois parties structurent ce livre. La première partie traite de la culture
comme vision du monde organisatrice du rapport social, et cadre
anthropologique des relations économiques et du développement, au fil
d'exemples donnés en Europe puis sur Haiti, le Cameroun, la Tunisie. Cet ordre
1 Cf. Gérard Althabe, «L'ethnologie et sa discipline», L'homme et la Société n095/96, 1990; et
Robert Jaulin, La décivilisation, politiques et pratiques de l'ethnocide, Ed. Complexes, Paris, 1974,
puis Rémi Hess, Cérard Althabe, Ed. L'Harmattan, Paris, 2005.
2 Cf. Pierre Bouvier, La Socio-anthropologie, Col. U, Ed. Colin, Paris, 2002.
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du monde de la culture comme formatage imprègne nos représentations et nos
pratiques professionnelles, puis nos rapports à la technologie.
La partie suivante définit la culture comme la dimension imaginaire du
rapport social, décrit quelques nouveaux mythes et paradigmes qui modélisent
notre culture industrielle, d'une culture du partage à une culture de l'échange:
le progrès technologique, le temps libre, les réseaux, le territoire, l'entreprendre.
La dernière partie pointe l'ambivalence paradoxale de la notion de culture
que je penserai non plus comme un ordre du monde stable et surdéterminant,
mais bien au contraire comme un mode de résolution des problèmes posés au
sein du rapport social et véhiculés par l'ordre du monde décrit précédemment.
Je positionnerai ici la culture comme un devenir réinventé au fil des identités,
expressif de stratégies d'adaptations et de contournements. Elle consiste en des
arts de faire individuels et/ou collectifs, manières innovantes de se réapproprier
les technologies, de s'inventer sa place dans le travail, de réguler l'aliénation
sociale et politique, de se mobiliser pour le développement local. Elle s'impose
comme l'outil privilégié de régulation des rapports sociaux et de maintien du
lien social.
De manière à enraciner ces réflexions dans une expérience concrète et utile
de terrain, et à en encourager non la reproduction ou la modélisation, mais
plutôt le transfert de regard, je les ai jalonnées de petits encadrés
méthodologiques qui indiquent à chaque fois «comment s'y prendre». Ces
encadrés contribueront à restituer au lecteur, au fil de l'ouvrage, quelques voies
d'accès de méthodes en sociologie et en anthropologie, qui ont balisé mes
itinéraires, pour lire et analyser la culture à partir de ses manifestations sur le
terrain.
Cet essai étant le produit d'une longue expérience acquise au fil des années,
j'ai voulu y adopter une forme déclarative dans le découpage de mes têtes de
chapitres. Les titres y sont transcrits dans un langage affirmatif. Il ne s'agit plus
de donner un «titre» comme voie d'accès journalistique, mais plutôt de
formuler des hypothèses, telles des paroles données sous forme de résumés ou
de leçons d'expériences, dont le lecteur à ma suite, voudra bien débattre.
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PARTIE I
La culture comme ordre du monde
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