HÉRACLITE ET LE BOUDDHA

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HÉRACLITE ET LE BOUDDHA
Deux pensées du devenir universel
Collection Ouverture philosophique
dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Déjà parus
Hubert HANNOUN, Propos philosophiques sur l'éducation, 2002.
Xavier BARD, Pour une lecture critique de la transcendance de l'ego,
2002.
Xavier BARD, Du plaisir, de la douleur et de quelques autres, 2002.
Pascal JEROME, Le vrai et le faux: essai d'ontologie topologique, 2002.
Michaël HAYAT, Psychanalyse et biologie, 2002.
Michaël HAYAT, Dynamique des formes et représentation: pour une
biopsychologie de la pensée, 2002.
Michaël HAYAT, Représentation et anti-représentation des beaux-arts à
l'art contemporain, 2002.
Pierre V. ZIMA, La Négation esthétique, 2002.
Laurent CHERLONNEIX, Nietzsche: santé et maladie, l'art, 2002.
Laurent CHERLONNEIX, Philosophie médicale de Nietzsche: la
connaissance, la nature, 2002.
Frédéric VALERAN, L'homme et la théorie économique, Etude d'une
solitude radicale, 2002.
Saïd CHEBILI,Ln tâche civilisatricede la psychanalyse selon Freud, 2002.
Philippe RIVIALE, L'énigme du dix-neuvième siècle: un jeu de patience,
2002.
Arnaud ZOHOU, Les vies dans l'ennui, insinuations, 2002.
Florent TAZZOLIO, du lien de l'un et de l'être chez Plotin, 2002.
Tamas ULLMANN, La Genèse du sens, 2002.
Marc LEBIEZ, Décadence et modernité: 1 -Décadence: Homère, 2002.
Miklos VETO, La naissance de la volonté, 2002.
Barbara PUTHOMME, Le rien profond, 2002.
Gérard NAMER, Le contretemps démocratique, 2002.
Arnaud DEWALQUE, Heidegger et la question de la chose, 2002.
Howard HAIR, Pourquoi l'éthique ?La voie du bonheur selonAristote, 2003.
Pascal DAVID et Bernard MABILLE (sous la dir.), Une pensée
singulière - Hommage à Jean-François Marquet, 2003.
Jean-Michel HEIMONET, La démocratie en mal d'altérité, 2003
Isabelle DUPÉRON
HÉRACLITE
ET
LE BOUDDHA
Deux pensées du devenir universel
L'Harmattan
5-7, nIe de l'École-Polyteclmique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
(Ç)L'Harmattan, 2003
ISBN: 2-7475-5070-2
REMERCIEMENTS
L'auteur remercie le professeur F. Chenet pour les remarques
et les critiques qu'il a apportées à la première version du
manuscrit.
INTRODUCTION
L'idée que tout dans le monde est perpétuellement en
changement remonte peut-être à la pensée indo-européenne la
plus archaïque et la plus reculée dans le temps, dont la Grèce et
l'Inde auraient l'une et l'autre hérité. Platon, en tout cas, la
considère comme aussi ancienne que la civilisation grecque,
puisque selon lui on la rencontrerait déjà chez Homère, et son
avis est peut-être sur ce point moins fantaisiste qu'il n'y paraît à
première vuel. La présence d'une conception semblable est
attestée également dans la civilisation indienne la plus
ancienne: elle se reflète par exemple de façon particulièrement
manifeste dans l'étymologie du mot sanskritjagat, qui désigne
le monde, mais signifie littéralement "ce qui se meut".
Quoiqu'il en soit, il faut attendre, dans l'aire grecque,
Héraclite d'Éphèse (540 - 480 av. J. C.) et dans l'aire indienne,
le Bouddha (vers 560 - 480 av. J. C.2), pour que le thème du
devenir universel soit l'objet d'un traitement systématique
méritant d'être considéré comme véritablement philosophique.
Ces deux figures à maints égards si dissemblables - l'un,
philosophe solitaire mort sans disciples, l'autre, fondateur de
l'une des religions majeures de la planète - furent, si l'on retient
les dates fournies par la tradition, exactement contemporains
l'un de l'autre. Mais le rapprochement le plus intéressant que
l'on puisse faire entre eux se situe sans conteste au niveau du
1Théétète, 152e. Platon s'appuie sur une interprétation symbolique
- et assez
gratuite - du vers de l'Iliade: "Océan d'où naissent toutes choses, et Thétys
leur mère" (XIV, 201), qui est censé parler en fait duflux d'où tout provient.
2 Ces dates du Bouddha sont celles qui sont fournies par la tradition. Les
historiens occidentaux ont tendance, à I'heure actuelle, à penser que les dates
réelles sont plus tardives, et pensent qu'il faut placer la vie du Bouddha un
bon-demi siècle, voire un bon siècle plus tard. Cf. The dating of the
historical Buddha, ed. by H. Bechert, Gottingen, 1991-1992.
contenu de leurs pensées respectives: dans l'une comme dans
l'autre
on y trouve
affirmées
l' impermanence
et
l'insubstantialité du monde, bref, l'universalité du devenir.
Cette convergence a déjà été plusieurs fois remarquée,
notamment par des auteurs bouddhistes du vingtième siècle,
comme w. Rahula3 ou Nyânatiloka4 qui aiment à voir dans la
pensée d'Héraclite une sorte de confirmation de la rationalité de
la doctrine bouddhiste par la philosophie occidentale elle-même.
C'est cette convergence de vues que nous allons nous attacher
ici à étudier, jusque dans ses limites.
Il ne s'agit évidemment pas ici de spéculer sur l'éventuelle
influence effective de l'un des deux penseurs sur l'autre: il est
clair qu'elle serait matériellement à peu près impossible. Tout
au plus est-il possible et digne d'intérêt d'envisager une
éventuelle influence indienne sur l'une des bases de la physique
héraclitéenne : la théorie des quatre éléments, à laquelle adhère
également le Bouddha et que celui-ci emprunte à une
représentation du monde extrêmement commune dans l'Inde de
son époque. Il s'agirait d'une influence seulement indirecte: il
est vraisemblable, essayons-nous de montrer, qu'Héraclite l'a
héritée des premiers physiologues ioniens, lesquelles l'auraient
empruntée à une pensée étrangère - en l'occurrence aux théories
médicales indiennes. Nous sommes ici, il est vrai, dans le
domaine de la pure conjecture.
L'étude des sources de la théorie des quatre éléments n'est
toutefois qu'un simple préliminaire à l'examen du point
essentiel: en quoi la conception héraclitéenne et la conception
bouddhique du devenir universel sont-elles à rapprocher, et en
quoi sont-elles à distinguer? Ce qui frappe d'emblée, c'est que
l'une et l'autre partagent la même métaphore de fleuve et du
flux. Mais par-delà cette ressemblance troublante, il importe de
remarquer que l'une et l'autre ne conceptualisent pas
3L'enseignement du Bouddha, p. 46.
4Quintessence du Bouddhisme, Adrien Maisonneuve, p. 7. Le rapprochement
a également été fait par A. Coomaraswamy, dans La pensée de Gautama le
Bouddha, p. 65.
8
l'universelle fluence de la même façon: le devenir héraclitéen
est transformation incessante des éléments les uns dans les
autres et transition alternée d'un opposé vers un autre, les deux
opposés en question étant à chaque fois indissociables l'un de
l'autre; de son côté, le devenir bouddhique est avant tout
composition et décomposition d'agrégats sous l'effet d'un
réseau de causes productrices;
l'insubstantialité de toutes
choses est énoncée dans la parole du Bouddha sous une forme
bien particulière, l'absence de Soi. C'est seulement au fur et à
mesure du développement ultérieur de la philosophie bouddhiste
que certaines écoles, notamment les Sautrantika, radicaliseront
l'enseignement du Bouddha et concevront le changement
comme une naissance et une mort instantanées de toutes choses,
sans cesse réitérées, où chaque instant est à la fois séparé du
précédent et causalement relié à lui.
Une semblable étude rencontre forcément des difficultés
qui tiennent à la nature même des sources qu'elle utilise.
S'agissant d'Héraclite, le problème est bien évidemment
que les fragments subsistant de son oeuvre principale - que les
Anciens avaient pris, à tort ou à raison, l'habitude d'appeler De
la Nature, usage que nous adopterons également par commodité
dans la suite -
sont particulièrement réduits et donc
perpétuellement ouverts au jeu des interprétations et contreinterprétations. Toute lecture des fragments, si bien étayée soitelle par une argumentation rigoureuse, reste toujours
hypothétique. Dans le cadre de la présente étude, nous avons
assez systématiquement adopté une stratégie d'interprétation qui
n'est certes pas la plus en faveur à l'heure actuelle, mais qui
nous a paru se révéler sûre à l'usage: nous avons, chaque fois
que c'était possible et cohérent, suivi l'opinion des doxographes
et citateurs antiques des fragments.
S'agissant d'autre part de l'enseignement oral du Bouddha
- car celui-ci n'a rien écrit - nous n'avons pas d'autre choix que
de nous fier à la tradition la plus ancienne, qui est celle qui a été
9
consignée dans le "canon pâli,,5. Certes, celui-ci a été fixé par
écrit environ quatre cents ans après la mort du Bouddha, et en ce
sens l'authenticité de son contenu n'est jamais certaine. Mais il
est hasardeux, voire impossible, de tenter de discerner
d'éventuelles strates de rédaction au sein des passages purement
doctrinaux qu'on y rencontre. Force est donc de se contenter des
textes que le canon pâli met à notre disposition. Nous utiliserons
seulement ici une partie de celui-ci, celle qui rassemble soit des
sutta (discours ou sermons), soit des stances, attribués au
Bouddha lui-même ou à ses proches disciples;
nous ne
prendrons quasiment pas en compte l'Abhidhamma du canon
pâli (traité de théorie de la connaissance, qui est sans l'ombre
d'un doute une compilation scolastique postérieure au
Bouddha) ; la parole du Bouddha étant à elle seule riche et
claire, nous ne recourrons qu'assez rarement aux commentaires
sur la doctrine dus à des auteurs anciens de la tradition
theriivadin, et pas du tout aux commentaires relevant de
d'autres écoles philosophiques bouddhistes postérieures - la
doctrine bouddhiste s'étant rapidement complexifiée et ramifiée
en de nombreuses écoles.
Ces quelques précisions de méthode une fois données, nous
pouvons maintenant entamer l'étude comparée des conceptions
bouddhique et héraclitéenne du devenir universel.
5
Le pâli est la langue moyen-indiennedans laquelle les textes de ce canon
sont rédigés. Un canon plus ancien, purement oral, a probablement été fixé
dès la mort du Bouddha. Il n'est pas parvenu jusqu'à nous. Le canon pâli est
celui qui fait autorité chez les Theravadin, adeptes du "véhicule des anciens"
(appartenant au groupe des écoles dites du "Petit Véhicule"), qui se
considèrent (non sans raison) comme les défenseurs du bouddhisme
orthodoxe sous sa forme primitive.
10
CHAPITRE UN
LA THÉORIE DES ÉLÉMENTS
Au fondement de l'affirmation du devenir universel, il y a
nécessairement une physique. Signalons toutefois d'emblée, sur
ce point, une différence d'attitude complète entre Héraclite et le
Bouddha: le premier s'intéresse à la physique pour elle-même
(même si peut-être, la physique lui servait ensuite dans le De la
nature pour mieux expliquer la constitution politique idéale),
alors que la spéculation sur la nature envisagée comme une fin
en soi est tout à fait étrangère à la démarche du second. Le
Bouddha n'est pas un théoricien; son seul et unique but est de
guider autrui vers le salut, c'est-à-dire la libération à l'égard de
la souffrance et l'état de paix ultime, le nirvG.{la ; il a
explicitement refusé de prendre position dans les controverses
intellectuelles qui faisaient rage à son époque, à propos de
savoir si le monde est fini ou infini, périssable ou éternel - car
savoir cela ne sert à rien pour le salut6, et peut même y faire
obstacle, l'attachement aux polémiques spéculatives étant
nuisible et source de souffrance, comme toute espèce
d'attachement à quoi que ce soit7. Faut-il alors considérer que
pour le Bouddha, selon la formule de R.P. Droit, "l'utile
l'emporte même sur le vrai"g ? Si l'on veut, mais à condition de
comprendre qu'il s'agit pour lui de se limiter aux vérités utiles,
et de ne pas se mettre en quête de vérités inutiles; l'abandon
6 Majjhima-nikaya P. T. S. I, pp. 426-431, sulla 63 (Cüla-mlilunkya-sulla).
7 L'attachement aux vues spéculatives (di.~thuplidlinam) est l'une des quatre
formes d'attachement, et toutes quatre doivent être abandonnées (Majjhimanikaya, P. T. S. I, pp. 66-67, sulla Il). L'adoption dogmatique d'une théorie
s'accompagne de souffrance, constitue une entrave pour l'esprit et s'oppose
au développement du détachement nécessaire pour atteindre la tranquillité
ultime
du nirvliIJa (Majjhima-nikaya, P. T. S. I, p. 485, sulla 72).
g
Le culle du néanl, p. 12.
d'une telle quête se justifiant de surcroît par le fait que les
"vérités inutiles" en question sont de toute façon totalement
inaccessibles à la raison humaine: à propos des questions de
type métaphysique, la raison en vient nécessairement à fabriquer
des théories extrêmes et extrémistes, qui s'affrontent sans fin
l'une avec l'autre;
ce sont de pures fabrications fictives,
produites par une intelligence théoricienne détachée de toute
expérience, qui est au fond une faculté parfaitement inadéquate
à saisir la réalité telle qu'elle est.
Le Bouddha, de son côté, ayant reconnu la nécessaire vanité
de spéculations de ce genre, refuse de s'y livrer9. Serait-ce à dire
qu'il reconnaît ignorer la solution des énigmes concernant la
nature de l'univers (et de toutes les questions métaphysiques en
général) ? Ce n'est pas du tout ce qu'il affirme. Çà et là dans les
sulla du canon pâli, on voit le Bouddha dire qu'il sait bien plus
de choses qu'il n'en enseigne, mais qu'il préfère se taire sur la
plupart des vérités qu'il connaîtIO, dans la mesure où elles ne
sont d'aucune utilité pour atteindre la paix du nirvii.pa. Il
explique qu'il possède un pouvoir supra-ordinaire de vision
intuitive (présent chez les êtres pleinement éveillés et libérés du
devenir), par lequel il voit directement la nature réelle des
choses matérielles et le cours que suit la vie des divers individus
qui peuplent les différents mondes Il .
Par exemple, le Bouddha rejette conjointement les deux
théories cosmologiques"extrêmes" - le monde est périssable, le
monde est éternel (ou plus exactement, sempiternel) - qui
avaient cours à son époque dans les milieux spéculatifs. Mais
dans d'autres contextes, quand cela peut avoir une finalité
édifiante, il arrive au Bouddha de mentionner en passant qu'il
existe une alternance cyclique de manifestations et de
disparitions du monde (ou plus exactement, d'é-volutions et
9Majjhima-nikiiya, P. T. S. I, pp. 486, sutta 72.
IOSalJ1Yutta-nikiiya,P. T. S. V, pp. 437-438, salJ1Yutta56.
llMajjhima-nikiiya, P. T. S. I, pp. 69-71 ; Anguttara-nikiiya, P. T. S. V, pp.
34-35, dasaka nipata.
12
d'in-volutions du monde)12 : visiblement, c'est là, selon lui, la
position correcte quant à la question de savoir si l'univers a ou
non une fin - et, comme on le remarque aisément, cette position
diffère de l'une comme de l'autre des deux théories "extrêmes"
qu'il repousse.
A la différence de toutes les spéculations cosmologiques
détachées de l'expérience, l'affirmation du devenir universel,
elle, va être considérée par le Bouddha comme essentielle pour
le salut; d'abord, elle s'appuie sur l'observation empirique la
plus banale; mais il s'agit ensuite de dégager la structure même
du devenir, et de mettre en lumière la conséquence essentielle
de l'universalité de cette structure: l'homme n'a en lui aucun
principe d'identité permanente. Pour ce faire, il faut développer
une physique, aussi minimale et aussi peu spéculative (dans le
contexte de l'époque) soit-elle. En fait, s'agissant de
l'enseignement du Bouddha, il vaudrait peut-être mieux parler,
plutôt que d'une physique, d'une méthode d'analyse (autrement
dit de décomposition) du réel, car on y voit intervenir des
éléments psychiques côte à côte avec des éléments matériels.
Les uns ne se confondent pas avec les autres, mais ils ne sont
pas clairement opposés non plus, si bien qu'on ne peut même
pas dire qu'il y a une théorie unique scindée en une physique et
une psychologie13. Le Bouddha consacre un peu plus d'attention
12L'affirmation de la dissolution et de la renaissance périodique du monde
n'est pas développée en détail pour elle-même, mais parfois le Bouddha y
fait allusion: Dïgha-nikiiya, P. T. S. I, pp. 17-19, sutta 1 ; Dïgha-nikiiya, P.
T. S. III, p. 84 (Agaiiiia-suttan ta, n° 27) ; Anguttara-nikiiya, P. T. S. II, p.
142, catukka nipiita ; etc... Il sait qu'il en est ainsi grâce au pouvoir par
lequel il voit directement et intuitivement la nature réelle des choses (ceci,
sans être dit explicitement, peut se déduire de Dïgha-nikiiya, P. T.S. III, sutta
24.2).
En fait, il est presque certain que le Bouddha n'a pas été le premier à
soutenir l'existence de cycles cosmiques, et qu'elle a été formulée à une date
bien antérieure. Etait-elle déjà largement acceptée à son époque? En tout
cas, elle était alors affrontée à des positions concurrentes.
13
La distinction moderne entre la physique et la psychologie apparaît ainsi
comme assez anachronique quand on tente de l'appliquer à la pensée du
Bouddha ou à celle de la Grèce antique.
13
aux éléments mentaux qu'aux éléments matériels:
non
seulement il a besoin de critiquer la croyance dans une identité
psychologique individuelle, mais cela lui est indispensable pour
analyser les mécanismes de l'attachement et du désir qui
entravent l'être humain et s'opposent à son salut.
La situation de la physique d'Héraclite, de son côté, est
assez différente: elle contient en son sein, en tant même qu'elle
est une physique, une psychologie: l'élément feu est, chez
l'Éphésien, lui-même âme vivante, habité d'une intelligence
immanente, si bien que la distinction entre l'esprit et la matière
apparaît de ce point de vue comme non pertinente. Une
"psychologie" plus détaillée était-elle, sur cette base,
développée dans le De la Nature? Nous n'avons
malheureusement aucune connaissance certaine sur ce point:
l'équation héraclitéenne âme humaine égale feu ne nous est pas
connue de façon directe, au moyen de fragments d'Héraclite luimême, mais seulement grâce au témoignage bien laconique
d'autres auteurs de l'Antiquité - et nous ne disposons de rien de
plus sur le sujet que les témoignages en question.
Les hasards de 1'histoire, et probablement aussi les
échanges intellectuels entre l'Orient et l'Occident, ont fait que
la physique sophistiquée d'Héraclite, comme la "physique"
rudimentaire du Bouddha, contiennent l'affirmation qu'il existe
quatre éléments matériels.
La théorie des quatre (et six) éléments et ses
sources chez le Bouddha
La "physique" développée par le Bouddha est en fait une
décomposition analytique de tout ce qui existe dans le monde,
visant à en dégager les éléments constituants. Il s'agit, dans une
perspective fondamentalement "réductionniste", de découper
par la pensée chaque totalité pour ne plus voir en elle qu'un
14
simple assemblage de parties élémentaires. Le mot pâli que
nous traduisons ici par "élément" est dhatu : il désigne
couramment les ingrédients ou composants dont sont faites les
choses; il signifie étymologiquement "la base" de toutes
choses, c'est-à-dire la condition sine qua non de leur existence.
Les textes des sutta donnent deux listes d'éléments, l'une à
quatre termes, l'autre à six. La liste à quatre termes ne comprend
que les "grands dhatu" corporels14 : "quatre éléments, à savoir:
la terre (pathavI), l'eau (apo), le feu (tejo), le vent (VaYO)"15.
À
eux quatre ils forment "l'agrégat de la forme corporelle"
(rilpakkhanda), c'est-à-dire les corps matériels visibles. On
trouve dans le texte des sutta une interprétation minimale, mais
assez précise de la nature des éléments: ils y correspondent en
fait d'assez près à ce que nous appellerions aujourd'hui les
différents états observables de la matière: la terre est tout ce qui
est dur et solide (par exemple, dans le corps, les cheveux, les
dents ou les os), l'eau ce qui est liquide (par exemple:
l'ensemble des divers types de fluides contenus dans le corps),
le feu est ce qui produit de la chaleur et brûle (par exemple:
tout ce qui dans le corps est source de chaleur et consume la
nourriture), le vent est l'ensemble des souffles que nous
appellerions aujourd'hui des gaz en mouvement, à l'intérieur du
corps et à l' extérieurl6.
La liste à six termes contient, en plus des éléments
précédemment cités, deux termes apparemment incorporels: "il
14
Les quatre éléments sont dits "grands" par opposition avec d'autres entités
(comme les organes sensoriels) que le Bouddha considère aussi comme des
dhlilu, mais qui sont eux-mêmes dérivés par rapport à la terre, à l'eau, au feu
et au vent.
15Dlgha-nikiiya, P. T. S. III, p. 228, sulta 33.
16Majjhima-nikiiya, P. T. S. I, pp. 421-422, sulla 62. Plus tard, la littérature
bouddhiste d'Abhidhamma définira les éléments comme des forces, ou plutôt
des activités (v{tti), qui constituent les caractéristiques d'atomes ou de
groupes d'atomes: la "terre" sera conçue comme la répulsion produisant la
solidité, l"'eau" comme la cohésion produisant la fluidité, le "feu" comme la
chaleur et l"'air" comme le dynamisme produisant la mobilité. Rien de tout
cela n'apparaît dans les paroles du Bouddha, qui ne s'engagent pas dans de
semblables hypothèses spéculatives.
15
y a six éléments, à savoir, la terre, l'eau, lefeu, le vent, l'espace
(iikasa) et la conscience (vinnii1Ja)"17.L'espace est intangible, à
la différence des éléments matériels; quand à la conscience, elle
est là, "à côté" des constituants matériels, parce que c'est un fait
d'expérience qu'on ne rencontre pas seulement dans le monde
de la matière et de l'espace, mais aussi des réalités mentales. La
classification bouddhique des éléments du réel opère une
distinction apparente entre l'esprit et les corps matériels. Mais à
aucun moment elle ne précise si cette distinction est
effectivement celle de deux natures irréductiblement distinctes,
ou bien si les réalités mentales ne sont que des réalités
matérielles simplement plus subtiles que les autres. Ce problème
relève des discussions métaphysiques dans lesquelles, on l'a vu,
le Bouddha refuse de s'engager; il s'agit au contraire de se tenir
au plus près de l'expérience, de remarquer l'existence de deux
types de phénomènes distincts, et d'en rester là, car cela suffit
pour l'usage que le Bouddha entend faire de l'énumération des
éléments.
Dans cette seconde liste, la conscience n'est présentée
comme un élément simple que de manière provisoire; en fait,
d'autres passages nous montrent que ce qui est ici appelé
conscience est en réalité un composé, constitué de quatre types
d'agrégats différents: l'agrégat des "sensations", l'agrégat des
"perceptions", l'agrégat des "volitions", l'agrégat des actes de
consciencel8. Étudions successivement ces quatre types
d'agrégats.
Les "sensations" (vedanii) résultent des "contacts"
(phassii)19 ayant lieu entre un organe des sens et un objet
matériel ou idéel20; elles ont pour caractéristique propre une
17Majjhima-nikiiya, P. T. S. III, p. 239, sutta 140.
18Cf. Saf!1Yutta-nikiiya, P.T.S. III, pp. 59-61, saf!1Yutta22 ; etc...
19Majjhima-nikiiya, P. T. S. I, p. 261, sutta 38 : "par le contact sont
conditionnées les sensations" (phassapaccayii vedanii) - cette affirmation se
trouve dans le fameux exposé de la "production en dépendance", dont il
existe de nombreuses recensions dans le texte des sutta.
20Selon le Bouddha, il existe six organes sensoriels: l' œil, l'oreille, le nez, la
langue, le corps (la peau) et l'esprit ou sens mental (mana). Il y a donc, on le
16
certaine valeur affective, soit positive, soit négative, soit neutre,
sans être pour autant conscientes en elles-mêmes: en d'autres
termes, tout contact sensoriel produit une impression dont le
propre est d'être agréable ou non, et c'est ce que le Bouddha
appelle vedana. La traduction, devenue classique, de ce mot pâli
par le français "sensation" peut, sur ce point, induire quelque
peu en erreur; en anglais, on utilise couramment comme
traduction le terme "feeling", qui semble plus approprié. En
effet, il ne faudrait pas s'imaginer que les vedana sont des
sense-data élémentaires au sens qu'a ce terme dans la
philosophie analytique. Ce sont des impressions dont le contenu
est purement et simplement affectif; quant à la "donation" et la
"présentation" des qualités sensibles, elles ont déjà, elles, été
préalablement effectuées par le simple contact entre la réalité
extérieure et l'organe des sens. Ce contact donne naissance,
mais aussi à la conscience sensible de la présence d'un "quelque
chose", laquelle appartient, comme l'ensemble des actes de
conscience, au cinquième agrégat, celui du vinnal)a, dont nous
reparlerons un peu plus loin; cette conscience sensible est la
condition de l'apparition d'une vedana, sensation de plaisir ou
de déplaisir produite par le contact, qui va pouvoir accompagner
la présentation des qualités sensibles.
Les "perceptions" (sanna) sont les interprétations
cognitives des qualités sensibles données dans le "contact", et
elles ne sont, pas plus que les sensations, conscientes en ellesmêmes et par elles-mêmes; chacune d'entre elles reconnaît et
identifie une qualité sensible d'un objet avec lequel un organe
sensoriel est en contact; l'exemple-type de "perception" qui est
donné dans les sutta est celui de la couleur d'un objet (comme
le bleu ou le jaune) reconnue comme telle21. Néanmoins, il
paraît clair que la reconnaissance opérée par les sanna ne se
limite pas à des formes, des couleurs, des sons, etc..., mais
voit, un sens proprement mental qui entre en contact avec des objets mentaux
(dhamma), à côté des sens extérieurs qui rencontrent les objets matériels leur
correspondant (cf. Majjhima-nikiiya, P.T.S. III, p. 32, sutta 112 ; etc...).
21Majjhima-nikiiya, P. T. S. I, p. 293, sutta 43 ; etc...
17
porte aussi sur des objets complets, maison, homme, etc... Il a
parfois été suggéré que le préfixe sam ("avec") qui figure dans
le mot "san-na" et qui véhicule l'idée d'un rassemblement
indique que la "perception" telle que la conçoit le Bouddha est
une activité de synthèse. Synthèse de quoi, toutefois? Après
qu'ont été identifiées une par une les qualités sensibles (la
couleur par exemple), la "perception" reconnaît un ensemble de
qualités comme formant un objet unique, et on peut
effectivement dire que dans ce cas elle opère une synthèse22.
Mais surtout elle relie l'impression sensorielle actuelle avec
d'autres impressions sensorielles antérieures, qui présentaient
des caractéristiques analogues23: de quelle manière le fait-elle
exactement? est-ce en lui appliquant un concept qui dégage les
traits que les diverses impressions ont en commun? ou bien estce seulement en l'étiquetant d'un nom qui désigne ce trait?
Difficile de répondre, car en pâli le mot sanna pris de façon non
technique a à la fois le sens de "nom" ou "notion". Quoi qu'il en
soit, la sanna est une activité interprétative qui comporte
manifestement un élément de généralité, celui-ci restant
toutefois immanent à la particularité sensible. Il faut aussi
signaler que la "perception" n'est pas limitée à la
reconnaissance d'objets accessibles aux cinq sens matériels:
elle reconnaît aussi les objets du sens mental, autrement dit les
"objets mentaux", idéels, sur lesquels le texte des suffa est
particulièrement avare en détails; ceci signifie entre autres qu'à
chacune de ses occurrences dans l'esprit, une idée doit être
identifiée, reconnue, par une sanna spéciale24.
22
C'est le cas d'A. Verdu, citant dans son Early buddhist philosophy (pp. 41
et 49) le texte de l'Abhidharmakosa,
rédigé toutefois peut-être neuf cents ans
après la prédication du Bouddha.
23
Cf. D. Trotignon, "Le moi est une fiction" in La philosophie du
bouddhisme, p. 70.
24 Quelques passages emploient plutôt le mot sannii pour désigner toutes
pensées ou les conceptions; parfois même le terme est appliqué à des
conceptions que le Bouddha dénonce parce qu'il les considère comme de
simples fictions.
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-
Tout contact sensoriel donne donc naissance à la fois à
une sensation et une perception, à un phénomène affectif et un
phénomène cognitif concomitants. Mais le dynamisme même de
la vie psychique resterait incompréhensible si l'on n'ajoutait pas
à la liste des facteurs motivationnels.
Les volitions (sankhara) sont en quelque sorte les forces
psychiques qui disposent l'esprit à agir dans une direction ou
une autre, et à passer d'une activité cognitive et/ou affective à
une autre; elles sont seules susceptibles d'une évaluation
axiologique. La traduction, devenue classique, du pâli
"sankhara" par le français "volition" est au demeurant un peu
étroite, car le mot désigne toute espèce d'activité mentale
intentionnelle, orientée vers un but et impliquant par là-même
une certaine tension: ainsi, dans la longue liste des sankhara 25,
on trouve aussi bien l'attention (manasikara), le raisonnement
(vitakka, discussion mentale en vue d'élucider une question ou
de prouver la justesse de son point de vue), le doute
(vicikiccha), que le désir (tapha), l'attachement (raga), la haine
(patigha), l'orgueil (mana)...
Quant à la "conscience" (vinnaIJa), entendue au sens étroit
(par opposition au sens large, que nous avons rencontré
précédemment, où le mot désignait alors la totalité des quatre
agrégats mentaux), elle est constituée de la somme des
"consciences" particulières, c'est-à-dire des actes mentaux par
lesquels une attention est portée à l'objet sensoriel, à la
sensation et à la perception qui naissent du contact avec celuici26.Encore le terme d"'attention" n'est-il pas ici parfaitement
approprié, car tout attention comporte une certaine tension et en
ce sens rentre plutôt dans la catégorie des sankhara; il vaudrait
25 En fait il n'y a pas de véritable liste des sankhiirii dans les sutta ; par
contre, on en trouve dans la littérature d'Abhidhamma.
26 La conscience portée à l'objet en contact avec l'organe sensoriel est la
conscience sensorielle, dont il existe autant de types que de sens différents:
ainsi, le Bouddha distingue la conscience visuelle, la conscience auditive,
etc..., jusqu'à la conscience mentale (mano-viPiPiiiiJa),qui est la conscience
naissant du contact avec les objets mentaux (Ma}}hima-nikaya, P. T. S. I, p.
259, sutta 38 ; Ma)}hima-nikaya, P. T. S. I, pp. 190-191, sutta 28 ; etc...).
19
mieux dire que la "conscience" est l'acte par lequel il est pris
note de la présence de l'objet sensoriel, et de la "sensation" et
de la "perception" qui accompagnent le "contact" sensoriel.
C'est seulement un tel acte de conscience qui, à proprement
parler, constitue une cognition, car il n'y a de connaissance que
consciente: en ce sens, la "perception", prise en elle-même,
abstraction faite de la conscience qui lui est constamment
associée, n'est qu'une infra- ou une pré-cognition. Ainsi un
passage des sutta déclare-t-il que "la safiiia vient en premier et
la connaissance (fial)arp.) ensuite,.
la connaissance est
dépendante, pour son apparition, de l'apparition préalable de
la safiiia", et il est clair ici que nal)alp ici désigne vinnal)a,
l'acte de conscience par lequel l'activité mentale s'achève en
connaissance27.
Selon le Bouddha, il y a conscience seulement lorsqu'il y a
quelque chose dont on peut avoir conscience (on remarquera
évidemment que ceci préfigure l'affirmation faite par la
phénoménologie que toute conscience est conscience de quelque
chose), autrement dit, lorsqu'il y a rencontre entre un organe
sensoriel et un objet matériel ou mental: ce qu'on appelle
vulgairement "la" conscience (au singulier) est en réalité
seulement un agrégat d'actes mentaux momentanés; par chacun
des actes de conscience il est pris note de la présence et des
caractéristiques d'un objet particulier, et cet acte disparaît
aussitôt que le contact avec l'objet cesse. L'existence de l'acte
de conscience est donc littéralement conditionné par la (brève)
rencontre entre un organe sensoriel et un objet sensible; il est
nommé, d'après la condition à cause de laquelle il se produit,
27Dfgha-nikiiya, P. T. S. I, p. 185, sutta 9. Il ne s'agit pas dans ce passage
de dire que la connaissance viendrait au terme d'une longue réflexion sur les
contenus même de la perception pour les approfondir intellectuellement: en
effet, la phrase du Bouddha citée est la réponse à un interlocuteur qui avait
demandé: qu'est-ce qui est premier? la perception, ou la connaissance? ou
bien encore les deux sont elles contemporainesl'une de l'autre?
-
question
qui n'aurait aucun sens si ici "connaissance" signifiait "produit d'une
réflexion sur la perception" et non pas "prise de conscience de
l'identification perceptive".
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