Ce qui est perdu (entier) 26/06/06 15:49 Page 13 D’abord, cette histoire de biographie sur Kierkegaard C’est vrai, ce projet de biographie, ce n’était peut-être pas une bonne idée. J’ai peut-être eu tort de m’entêter de cette manière. Il y avait quand même d’autres choses à penser, sinon d’autres choses à faire, que cette biographie qui n’était indispensable pour personne et d’autant moins qu’il en existe déjà plusieurs sur Kierkegaard, et pas nécessairement mauvaises. Que cela finisse par tourner à l’obsession, en revanche, c’était assez prévisible. Mais tu comprends, cela avait un autre sens. J’imagine que cela au moins tu peux le comprendre, tu pouvais le comprendre, malgré ton tempérament un peu borné et plein d’autosatisfaction. C’était quelque chose de plus, en tout cas, que de raconter une vie, fût-elle celle d’un philosophe, quelque chose de plus, aussi, que de pénétrer et d’éclairer une philosophie. Je ne sais pas très bien comment le dire : je voulais te parler. Je peux comprendre à la limite, a dit la cliente d’Abel, mon ami coiffeur, je peux comprendre qu’on écrive parce qu’on souffre, qu’on a de la peine, parce 13 Ce qui est perdu (entier) 26/06/06 15:49 Page 14 qu’on aime et qu’on n’est plus aimé (par parenthèses, ça produit presque à chaque coup de la mauvaise littérature, a dit cette dame qui voulait montrer qu’elle connaissait la littérature), mais écrire une biographie, je trouve cela plutôt incongru. Pourquoi pas un manuel de mécanique quantique ou un livre de cuisine ? C’est une sorte de travail de deuil, sans doute, a murmuré Abel pour qu’elle se taise un instant. Et je pensais, entendant Abel, je pensais : mon Dieu, mon Dieu, comment fait-on pour vivre avec les morts ? Comment fait-on pour vivre avec ce qui est perdu ? D’abord, je voulais te parler de moi. Je voulais te parler de moi, à travers cette biographie. Et il y a quelque chose que je ne peux m’extirper du crâne, vois-tu : si je l’avais effectivement écrite (écrite à temps), je veux dire : si tu avais pu la lire (et cela aurait été mieux encore que tu la lises publiée, avec une vraie couverture, une typographie anonyme, entourée d’une foule de signes objectifs qui l’auraient mise à distance et de toi et de moi), eh bien, tout aurait été différent, j’en suis sûr. La dame a haussé les épaules. Elle s’est retournée le plus discrètement possible vers Abel qui essayait par tous les moyens de ne pas la blesser avec ses ciseaux. Vous voyez, a-t-elle murmuré entre ses dents, ce n’est pas qu’une question de travail de deuil, c’est bien ce que je disais. Et si maintenant tu n’as pas compris, à ce moment, tu aurais compris. Tu aurais vraiment compris qui j’étais, et tu m’aurais vraiment aimé — pour autant que tu en es 14