Comment parler des dieux grecs ?

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Comment parler des dieux grecs ?
François De Polignac
To cite this version:
François De Polignac. Comment parler des dieux grecs ?. Anabases - Traditions et réceptions de
l’Antiquité, E.R.A.S.M.E., 2015, 22, pp.225 - 230. <10.4000/anabases.5499>. <hal-01405197>
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Anabases 22 (2015), p. 225-230.
Comment parler des dieux grecs ?
François de Polignac
L
e texte « Aspects de la personne dans la religion grecque » occupe une place singulière dans l’économie du recueil d’articles de Jean-Pierre Vernant Mythe et
pensée chez les Grecs 1. Bien entendu, la démarche s’inscrit pleinement dans les
travaux de « psychologie historique » que Vernant, dans le sillage d’Ignace Meyerson, déploie depuis les années cinquante sur différentes catégories de la pensée et
de l’expérience grecques pour les resituer dans leur horizon historique d’intelligibilité : le travail, le temps, l’espace – thèmes dont le traitement occupe l’essentiel
de Mythe et pensée. À l’origine, le texte est celui d’une conférence présentée en 1960
dans l’une des rencontres organisées à Royaumont par le Centre de recherches
de psychologie comparative, fondé par Meyerson en 1952 – rencontre qui portait
précisément sur les « Problèmes de la personne ». Les actes de ce colloque furent
publiés par Meyerson en 1973 à la sixième section de l’École Pratique des Hautes
Études 2. En anticipant sur cette publication (où son texte figure également) pour
inclure son étude dans Mythe et pensée en 1965, Vernant assigne à cette dernière
la fonction de signifier, à elle seule, toute l’importance qu’il accorde à ce thème et
de représenter la manière dont il entend le traiter – l’article constitue en effet à lui
seul la sixième partie de l’ouvrage, intitulée « La personne dans la religion ». C’est
pourquoi la question de la personne occupe une place considérable dans l’introduction du recueil, sans rapport avec la place qu’occupe l’article unique qui lui est
consacré dans l’ouvrage : sur les un peu plus de sept pages que compte l’introduction, trois sont consacrées au problème de la personne. On ne peut s’empêcher de
1
J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, p. 79 (ce texte n’étant pas encore
tombé dans le domaine public, il nous est pas possible de le publier in extenso dans
Anabases).
2
I. Meyerson (éd.), Problèmes de la personne, Paris-La Haye, 1973.
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penser que l’importance de ce développement vise à compenser en partie la faible
place du thème dans le recueil tout en donnant les raisons du déséquilibre avec les
autres thèmes. Car, tout en soulignant que la question de la personne est celle qui
la première a conduit les hellénistes à s'intéresser aux catégories psychologiques,
Vernant entame une discussion sur les différentes approches de la personne et sur
les moyens – dont la religion – d’accéder non pas à la définition d’une personne
« essentialisée » dont on chercherait les traces en Grèce, mais à la compréhension
de ce qui constituait « la personne grecque ancienne 3 ».
En choisissant le biais de la religion pour traiter de la personne, Vernant aborde
la question dans le domaine où elle a effectivement reçu déjà beaucoup d’attention de la part des hellénistes, et tout particulièrement des historiens de la religion grecque. C’est cet arrière-plan qui amène Vernant à introduire la question
en traitant des dieux, plus précisément des « dieux personnels » mentionnés dès la
première phrase. L’expression, que Vernant traite comme une évidence pour les
hellénistes, ne nous est plus guère familière et doit être resituée dans son contexte
pour comprendre pourquoi et comment elle sert de fil directeur à l’enquête. En
fait, l’expression a deux significations et se réfère à deux courants, deux thèmes
complémentaires dans l’analyse de la religion grecque telle qu’elle s’était développée dans la première moitié du xxe siècle. Le premier thème est représenté
par l’idée de « personnalisation », d’« individuation » des dieux grecs à partir d’une
conception primitive et indifférenciée de la puissance divine. C’est dans ce sens
que Hermann Usener parle, dans Götternamen, d’une « Entstehung persönlicher
Götter », que l’on peut certes traduire par « genèse des dieux personnels » mais
qu’on traduira plutôt par « genèse des dieux personnalisés » (voire même « personnifiés ») 4 : la formation du nom du dieu, pour Usener, est le signe de la sortie de
l’entité divine de l’indifférenciation première, dans une vision clairement évolutionniste qui mène à l’acquisition d’une « personnalité » (persönliche Natur) par
certains dieux tandis que d’autres entités, démons, puissances plurielles ou
fonctionnelles, représentent une sorte de réalité intermédiaire 5. Martin P. Nilsson reprend cette vue, en particulier dans A History of Greek Religion où, plus
clairement encore que dans Geschichte des Griechischen Religion, il insiste sur le
passage, grâce à la naissance de l’anthropomorphisme des dieux, de l’existence de
simples puissances à une conception des dieux comme des êtres personnalisés,
3
Vernant, Mythe et pensée, « Introduction », p. 8-11.
H. Usener, Götternamen. Versuch einer Lehre von den religiösen Begriffsbildung,
Francfort, 19483 (1ère éd. 1895), ch. 17, p. 301 et sq. L’ouvrage est cité dans la note 32 du texte
de Vernant.
5
Usener, Götternamen, p. 303 : « die persönliche Natur der Götter polytheisticher
Religionen ».
4
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et même comme des personnes douées d’une individualité : « So far the powers
can hardly be called personal, still less anthropomorphic ; but when they are
possessed of the same psychical properties as man they are on the way to becoming so… The daimones became in great measure personal, anthropomorphic 6. »
Le « dieu personnel », c’est donc en premier lieu le dieu individualisé auquel on
peut s’adresser de manière différenciée, en fonction de caractères que certains
n’hésitent pas à qualifier de psychiques.
Mais l’expression « dieu personnel » peut se référer aussi à un autre courant
d’idées, très largement partagé, qui place dans un autre moment de l’évolution de
la religion grecque le développement de croyances, de pratiques et de courants de
pensée visant à renforcer le lien personnel entre l’homme et une divinité particulière. L’arrière-plan de cette interprétation est, bien entendu, l’idée alors très
largement répandue selon laquelle la crise de la cité et de ses valeurs à partir du
ive siècle a eu pour conséquence un affaiblissement des religions civiques, incapables de répondre aux besoins spirituels engendrés par les nouvelles conditions
historiques. Ainsi naîtrait l’âge de l’individualisme ou de la « religion personnelle » qui prend appui sur l’essor de mouvements religieux – dionysisme, cultes
à mystères, cultes de dieux guérisseurs, orphisme –, censés s’adresser moins
au citoyen qu’à l’individu et lui offrir un contact avec la divinité plus étroit, plus
intime et plus personnel que les cultes classiques : l’essor de la « religion individuelle » caractérise l’âge de la « dissolution » de la religion traditionnelle, généralement identifié à l’époque hellénistique 7.
Faisant totalement abstraction de toute perspective évolutionniste, point de
vue qui ne l’intéresse pas et qui lui paraît faire obstacle à une analyse de la religion comme système fonctionnel cohérent, Vernant traite des deux aspects – les
dieux personnalisés et la religion personnelle – mais d’une manière qui déplace
l'enquête sur un autre terrain. Certes, il aborde la question du dionysisme et des
cultes à mystères, mais c’est pour mieux les disqualifier dans la discussion sur la
religion personnelle. Dans ce texte où Vernant n’opère pas encore, comme il le fera
plus tard, la distinction entre le dionysisme représenté et le dionysisme pratiqué,
ce courant religieux est reconnu comme une expérience de contact direct avec le
dieu par les phénomènes de possession, qui est à l’inverse du culte officiel ; mais
possession n’est pas communion avec une personne divine. De plus – et c’est sans
doute là le caractère qui paraît disqualifier le culte de Dionysos –, il s’agit d’une
6
7
M. P. Nilsson, A History of Greek Religion, Oxford 19522 (1re éd. 1925), p. 105.
M.P. Nilsson, Geschichte der Griechischen Religion, Francfort 1941, vol. I, p. 760 ; vol. II,
p. 175 ; Id., History of Greek Religion, p. 70 : « Individualistic Religion » dans le cadre du
ch. 2 : « Dissolution ». L. Gernet, A. Boulanger, Le génie grec dans la religion, Paris 1970
(1re éd. 1932), p. 328 : « Décadence de la cité et victoire de l’individualisme ».
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pratique religieuse qui s’adresse avant tout aux femmes et aux esclaves, bref à tous
ceux qui sont « en marge de l’ordre social reconnu » (p. 81). Comment dès lors pourrait-on fonder sur lui une théorie générale de la relation de l’homme grec avec ses
dieux ?
On s’aperçoit là que Vernant, suivant en cela de près ce que Louis Gernet avait
écrit peu auparavant dans son texte « L’Anthropologie dans la religion grecque 8 »,
n’accorde que peu d’attention aux formes religieuses associées par l’historiographie traditionnelle à la décadence de la cité. Gernet avait déjà conclu qu’aucune
de ces formes ne concernait une entité psychique individuelle qu’on pourrait
appeler « âme ». Vernant peut donc se permettre d’aller vite sur ce sujet. Les cultes
à mystères, en particulier ceux d’Éleusis, sont « expédiés » en moins d’une page
(p. 83), au prix d’une assimilation un peu hâtive, il faut bien le dire, de la filiation
supposée entre les divinités et les initiés avec les filiations divines des rois et des
héros. En fait, ce qui intéresse Vernant, ce sont les phénomènes religieux qui, au
cœur même de la cité, dans la religion civique, permettent d’analyser la relation
éventuelle entre la personne/individu et le dieu/personne. Et c’est pourquoi il se
tourne vers un domaine qui va occuper ensuite une place si importante dans ses
travaux : la tragédie athénienne.
L’analyse des rapports entre Hippolyte et Artémis dans l’Hippolyte d’Euripide
permet ainsi de replacer le débat au cœur de la cité, mais l’initiative n’en revient pas
à Vernant : comme celui-ci le signale en note, il la doit au Père Festugière. Celui-ci
tient évidemment une place importante dans les débats de l’époque sur les « dieux
personnels », dans une perspective qui englobe parfois la question du rapport
entre la religion grecque et le christianisme, par le biais de la question du salut
personnel 9. Or, Festugière donna en 1952 une série de Sather Classical Lectures à
Berkeley, qui furent publiées deux ans plus tard sous le titre Personnal Religion
among the Greeks, et qui portaient entièrement sur la question des formes religieuses susceptibles d’instaurer une relation personnelle intime entre une divinité et son fidèle. La première lecture, devenue le premier chapitre de l’ouvrage,
s’intitule : « The Two Currents in Personnal Religion : Hippolytus and Artemis 10 ».
Assurément, pour Festugière, la tragédie d’Euripide est le point de départ d’une
analyse qui porte ensuite sur des phénomènes religieux d’époques hellénistique
et romaine. Pour Vernant au contraire, le choix de ce sujet est un moyen d’ancrer
8
Publié en 1955 dans le recueil Anthropologie religieuse, Supplements to numen, II,
Leiden, p. 49-59, et repris comme premier chapitre de L. Gernet, Anthropologie de la
Grèce antique, Paris 1968, p. 9-19.
9
En 1932, Festugière avait publié L’idéal religieux des Grecs et l’Évangile, ouvrage
emblématique de ce débat, dans lequel il adopte des vues nuancées.
10
A.-J. Festugière, Personnal Religion among the Greeks, Berkeley-Los Angeles, 1954,
p. 1-18.
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le débat dans la religion de la cité classique, au cœur même du fonctionnement de
la religion civique. Bien entendu, les conclusions des deux auteurs diffèrent : là où
Festugière voit dans la relation entre Hippolyte et Artémis une véritable relation
mystique, Vernant montre que cette « intimité passionnée » n’empêche pas le lien
de se dissoudre complètement à l’heure de la mort d’Hippolyte, moment décisif où
les statuts humain et divin retrouvent leur altérité radicale 11.
C’est à ce point de son analyse que Vernant, faisant le constat de l’absence de
traits essentiels de la personne, en arrive à l’énoncé majeur qui constitue le socle
de toutes ses analyses de la religion grecque et de toutes les analyses qui se sont
inspirées des siennes, et qu’il convient pour cette raison de toujours se remémorer : les dieux grecs sont « des puissances, non des personnes » (p. 86). Ici, le terme
« puissances » est utilisé à rebours de ce qu’on a vu chez de nombreux historiens de
la religion grecque : Vernant casse la logique de succession « puissances » indifférenciées > dieux personnifiés pour installer la notion de puissances au cœur d’une
analyse fonctionnelle du polythéisme grec. Il évacue ainsi à la fois un certain évolutionnisme et le faux problème des « dieux personnels ». Vernant est pleinement
conscient de tous les thèmes connexes à la question de la personne qu’on pourrait lui opposer, par exemple celui de l’anthropomorphisme dont il tient à montrer
qu’il reste « extérieur au domaine de la personne » (p. 89). Mais il complète aussi
son étude par un thème moins attendu, celui des morts et surtout celui des héros
auquel il consacre plusieurs pages (p. 89-92). Là encore, l’influence de Gernet est
perceptible : d’une certaine façon, l’analyse que donne Vernant semble être un
développement du passage que Gernet avait consacré aux héros et à leur « vertu
fonctionnelle » dans Anthropologie dans la religion grecque 12. Mais le développement est ample, montrant l’importance que Vernant attache à placer la définition
du héros non dans la perspective de l’individualité, mais dans un certain rapport
aux puissances divines.
Si le texte de Vernant est le seul du recueil à traiter de la personne, on s’aperçoit qu’en quelques pages son analyse embrasse un large éventail de questions
qui avaient été associées auparavant à cette thématique mais souvent de manière
dispersée. Vernant les réorganise, les reformule et les arrange dans une perspective toute nouvelle. Les mots, les concepts, reçoivent une autre signification qui
les insère dans un système d’analyse tout à fait nouveau. C’est en cela que ce texte
est fondateur : il montre comment il faut parler des dieux grecs et frappe d’obsolescence une bonne partie de l’histoire antérieure de la religion grecque. Mais un
texte de Vernant ne se lit pas comme une entité close, refermée sur elle-même.
Souvent Vernant reprenait certaines de ses analyses pour les reformuler dans le
11
12
Festugière, Personnal Religion, p. 16 ; Vernant, Mythe et pensée, p. 85.
Gernet, Anthropologie, p. 14.
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contexte d’une nouvelle étude et, a posteriori, il est toujours intéressant de voir
les fils de sa pensée se nouer d’un texte à l’autre. Ce texte-ci est tout à fait emblématique : une bonne partie de l’œuvre de Vernant s’y profile à titre d’ébauche. Les
héros et l’analyse du « mythe des races » d’Hésiode, publiée entre la conférence de
Royaumont et la publication de Mythe et pensée ; la tragédie ; le dionysisme ; Artémis qui occupa une place importante dans les travaux de Vernant sur le masque,
l’espace ; l’individu, la mort… C’est un peu comme si une large part de l’œuvre de
Vernant se déployait à partir du texte fondateur sur la personne.
François de Polignac
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