neurologie THÈME Détection et prise en charge d’un trouble de déglutition neurologique Dr Béatrice Leemann a, Sabrina Sergi a, Leila Sahinpasic a et Pr Armin Schnider a Rev Med Suisse 2016 ; 12 : 467-71 Le trouble de déglutition d’origine neurologique est fréquent et a des conséquences qui peuvent être sévères, dont la dénutrition et la bronchopneumonie. Dans la majorité des cas, il peut être dépisté de manière clinique. La prise en charge comprend quelques mesures générales, une adaptation des textures, une prise en charge spécifique de rééducation et un bilan nutritionnel qui permet de décider d’une éventuelle nutrition entérale complémentaire. Detection and management of the neurologic dysphagia Neurologic dysphagia is frequent and has consequences which can be severe, such as, denutrition and pneumonia. In most cases, it can be detected with a clinical exam. The management includes some general measures, an adaptation of textures, specific rehabilitation, and nutritional assessment to judge whether complementary enteral nutrition is needed. Les régions cérébrales dont la lésion peut entraîner une ­dysphagie sont notamment : 1. une lésion bulbaire, comme dans le syndrome de Wallenberg, par atteinte du « centre de déglutition », des afférences et / ou efférences. 2. Une atteinte bilatérale, mais pas toujours de même âge, du contrôle supranucléaire des nerfs crâniens impliqués, ­entraînant un syndrome pseudo-bulbaire. Celui-ci se manifeste par une biparésie facio-glosso-pharyngo-masticatrice avec dysarthrie, dysphonie, dysphagie et réflexe massétérin vif. 3.Une lésion hémisphérique unilatérale de la zone motrice et / ou sensitive dédiée à la sphère oropharyngée ou de ses voies cortico-bulbaires de l’hémisphère « dominant » pour la déglutition, la représentation corticale du pharynx étant asymétrique.2 physiologie introduction Le trouble de déglutition d’origine neurologique est fréquent avec l’âge avancé et lors d’atteinte neurologique tant centrale (AVC, syndrome parkinsonien, infirmité motrice cérébrale, trau­matisme crânio-cérébral, sclérose en plaques, sclérose ­latérale amyotrophique), que périphérique (paralysie faciale, myopathie, syndrome de Guillain Barré). Lors de la déglutition, il y a quatre phases principales : anticipation, orale, pharyngée, œsophagienne.3 La phase d’anticipation est celle où l’on choisit ce que l’on met dans la bouche. Celle-ci peut être altérée lors de troubles cognitifs avec une prise inappropriée, en particulier trop importante et / ou trop rapide. Les conséquences peuvent être sévères avec un risque de ­dénutrition et de déshydratation, de pneumonie d’aspiration, voire d’asphyxie. La phase orale est préparatoire avec la formation d’un bolus homogène puis bucco-pharyngée dans laquelle la langue va envoyer le bolus vers l’arrière et déclencher le réflexe de ­déglutition. bref rappel de l’anatomie La phase pharyngée est la partie « réflexe » préprogrammée. Elle comprend une pause respiratoire, une élévation et une contraction du voile du palais contre le bourrelet de Passavant du pharynx, une élévation du larynx et une bascule de l’épiglotte, une fermeture des cordes vocales, une relaxation sphincter cricopharyngé et un péristaltisme pharyngé (figure 1). Le « centre de déglutition » est composé d’amas d’interneurones au niveau du bulbe. Ces neurones sont générateurs d’une séquence préprogrammée.1 Les afférences sensorielles proviennent principalement des nerfs crâniens V (sensibilité du palais dur, des joues, des deux tiers antérieurs de la langue), IX (sensibilité de l’amygdale, du voile et du pharynx) et X (sensibilité du larynx). Les efférences motrices sont le V (masséter), VII ( joues et lèvres), X (pharynx, larynx et œsophage) et XII (langue). La phase œsophagienne consiste principalement en un péristaltisme. physiopathologie Les fausses routes a Service de neurorééducation, HUG, Avenue de Beau-Séjour 26, 1206 Genève [email protected] | [email protected] [email protected] | [email protected] www.revmed.ch 2 mars 2016 43_47_38729.indd 467 On parle de pénétration si le bolus entre dans le larynx mais reste au-dessus de la glotte (des cordes vocales) et d’aspiration s’il passe les cordes vocales. L’aspiration entraîne une voix mouillée ou un gargouillis et normalement une toux, 467 25.02.16 09:20 REVUE MÉDICALE SUISSE fig 1 fig 2 Phase pharyngée Les points de stase sont la vallécule épiglottique, située entre la base de la langue et l’épiglotte (flèche) et les sinus piriformes. Les mécanismes de protection des voies aériennes comprennent : A. La contraction du voile et son apposition contre le bourrelet de Passavant ; B. L’abaissement de l’épiglotte, la montée du larynx et la fermeture des cordes vocales ; C. Le sphincter œsophagien s’ouvre pour permette le passage du bolus. Signe du rideau Déviation de la luette du côté sain et asymétrie de la paroi du pharynx donnant l’impression d’un rideau ouvert du côté sain et fermé du côté parétique. A B C mais s’il existe un trouble de sensibilité, l’aspiration peut être sans toux et donc silencieuse. La fausse route peut être primaire, c’est-à-dire au moment de la déglutition, ou secondaire, souvent due à un écoulement passif depuis une zone de stase. Les fausses routes arrivent si le réflexe n’a pas été déclenché (écoulement passif) ou l’a été mais avec un retard, s’il existe une parésie avec défaut d’élévation du larynx, si le péristaltisme est insuffisant ou encore en cas de dysfonction cricopharyngée (parésie spastique avec défaut d’ou­verture). examen clinique Les éléments ci-dessous sont importants à examiner : • la vigilance ; • la capacité à tenir la position assise et la posture de la tête ; • la respiration : présence d’un encombrement, capacité à ­retenir la respiration ; • la possibilité de dérhumer (se racler la gorge et par vibration mobiliser la stase) et de tousser et l’efficacité de la toux ; • l’ouverture / la fermeture et la sensibilité labiale ; • le mouvement du maxillaire inférieur, la présence ou ­l’absence de dents ou d’un dentier ; • la motricité de la langue et la présence d’une xérostomie ou d’une candidose ; • la qualité de la voix : soufflée ou bitonale (signant une atteinte des cordes vocales), mouillée (présence de fausses routes) ; • la position de la luette, la sensibilité et la motricité du voile (en demandant de faire un « ah » court répété) et la présence d’un éventuel « signe du rideau » pathognomoni­que d’une lésion bulbaire (figure 2). Le réflexe nauséeux est peu utile car il n’est pas toujours ­présent, même chez le sujet sain. D’autre part, quand il est présent, il ne signifie pas que la déglutition soit préservée. Il faut en revanche tester la déglutition elle-même, en observant d’abord comment la personne gère sa salive puis avec de l’eau. On observe alors les mouvements de la langue, le délai entre 468 43_47_38729.indd 468 le moment où le bolus est envoyé et la montée du larynx, la respiration, la voix après (mouillée ?), la possibilité de dérhumage, la présence d’une toux. De très nombreux tests cliniques existent. Un des plus simples est le « Toronto bedside swallowing screening test »,3 qui a quatre items : altération des mouvements de la langue, dysphonie avant, dysphonie après et toux après la déglutition de 50 ml d’eau. Testé sur 311 patients après AVC, il a une sensibilité estimée à 91,3 % et une valeur prédictive négative entre 89,5 et 93,3 %. Une oxymétrie pendant le test de déglutition pourrait augmenter la sensibilité du screening clinique : une chute ≥ 2 % de la saturation signant une fausse route avec bronchospasme réactionnel.4 Parfois cependant, seule la présence de pneumonies à répétition doit faire suspecter la dysphagie. examens paracliniques En cas de doute sur la présence d’une dysphagie ou si une question spécifique est posée, le gold standard est la vidéofluoroscopie (figure 3). Elle permet en effet de détecter les fausses routes silencieuses et de tester les textures et les ­positions. En revanche, ce test court sous-estime la fatigabilité qui survient lors d’un repas. Une autre manière d’avoir une information sur l’anatomie et le processus de déglutition est l’endoscopie par fibre optique, placée par le nez jusqu’à la base de la luette (figure 4).5 prise en charge pratique L’objectif est l’alimentation du patient, en diminuant le risque de broncho-aspiration pour celui-ci et en respectant les apports caloriques et hydriques nécessaires. Généralités Quelques adaptations sont utiles, comme l’évitement des distractions (repas dans un endroit calme) et l’installation du WWW.REVMED.CH 2 mars 2016 25.02.16 09:20 neurologie THÈME fig 3 fig 5 Vidéofluoroscopie Verre à encoche A. Os hyoïde ; B. Cartilage thyroïde ; C. Bolus de baryum. Adaptation des textures fig 4 Endoscopie A. Corde vocale ; B. Epiglotte ; C. Base de la langue ; D. Vallécule épiglottique ; E. Sinus piriforme. Le choix de la texture alimentaire est au centre de la prise en charge. Ces adaptations peuvent concerner la con­sistance des aliments et des liquides, la température (préférer un liquide froid et gazeux à de l’eau plate tiède) ou le goût.7 Lorsqu’il y a par exemple un retard de déclenchement du temps pharyngé, les liquides peuvent être épaissis à l’aide de poudres ou d’eaux gélifiées afin de ralentir leur arrivée dans l’hypopharynx.8 En ce qui concerne la consistance des aliments, on respectera une adaptation sécuritaire pour le patient (lisse J mixée J hachée J normale) avec parfois l’évitement de certains aliments considérés comme dangereux (aliments filamenteux, trop secs et / ou qui s’éparpillent en bouche, double consistance) (figure 6). Rééducation La prise en charge logopédique est spécifique et organisée en fonction de l’étiologie du trouble ainsi que du pronostic d’évolution. Elle vise la compensation ou la restauration. Afin de faciliter la déglutition et diminuer les fausses routes, diverses manœuvres de protection des voies aérien­nes ou de vidange ainsi que des postures sécuritaires peuvent être ­enseignées au patient.9 Des exercices analytiques ou fonc­ tionnels sont proposés.10 Le travail analyti­que portera sur des exercices moteurs, sensitifs et sensoriels des structures anatomiques relatives à la déglutition. Le travail fonctionnel fait référence à la fonction de dégluti­tion et aura pour objectif d’améliorer les différentes phases de l’acte d’avaler (tableau 1). patient, de préférence assis en fauteuil, les deux pieds au sol, la tête légèrement fléchie en avant. Cette posture protège contre des fausses routes de façon mécanique, au moins dans une moitié des cas,6 le larynx étant « coiffé » par la langue. A contrario, une posture en extension favorise la fausse route ; les « canards » ou les verres peu remplis qui obligent à une ­extension de la tête sont ainsi à éviter et à remplacer par des verres à encoche bien remplis (figure 5). Bilan nutritionnel Souvent, les premières bouchées s’effectuent sans peine, mais au cours du repas, avec la fatigue, les fausses routes surviennent ; il faut donc surveiller et savoir interrompre le repas. Des soins de bouche après le repas sont à recommander. Traitements pharmacologiques www.revmed.ch 2 mars 2016 43_47_38729.indd 469 Le bilan nutritionnel doit comprendre un bilan des prises per os (hydrique et calorique) sur au moins deux jours entiers consécutifs qui permettra de savoir s’il faut compléter les ­apports par des suppléments nutritionnels oraux ou par une nutrition entérale. Un suivi hebdomadaire du poids, de la ­préalbumine et de l’albumine est aussi indispensable. Aucun traitement pharmacologique n’a fait réellement ses preuves en dehors du traitement de la candidose et du reflux 469 25.02.16 09:20 REVUE MÉDICALE SUISSE fig 6 Adaptation des textures Tableau 1 A. Lisse ; B. Mixé ; C. Haché. Exemples de postures, de manœuvres et de travaux spécifiques Positions • Flexion latérale du côté sain, si parésie unilatérale • Rotation du côté atteint, si dysfonction cricopharyngée Manœuvres • Double déglutition • Dérhumage suivi de déglutition à sec • Déglutition « forcée » • Déglutition « supraglottique » : inspirer-prendre bolus-avaler / expirer-tousser • Remontée aidée du larynx • Manœuvre de Mendelsohn Travaux spécifiques • Voile : répéter des séries de sons (ah, ka, lac, bac, sec…), siffler, soulever et maintenir un petit papier avec une paille • Larynx : fredonner, chanter une gamme montante • Mastication : mâcher des « chewy tubes » Dans ce cas, il y a souvent un délai dans sa repose et par conséquent un risque de dénutrition. D’autre part, la SNG ­favorise le RGO, augmente le risque d’hémorragie et gêne la déglutition. La gastrostomie endoscopique percutanée (PEG), malgré un taux de complications entre 1 et 3 % (surtout infection locale), est donc à préférer à la SNG à long terme.12 Indication à une trachéotomie gastro-œsophagien (RGO) quand ils sont présents. Il faut chercher et si possible modifier les traitements entraînant une bouche sèche. Le cas du spasme du cricopharyngé Le muscle cricopharyngé peut, notamment lors de RGO ou de spasticité, présenter un défaut d’ouverture avec blocage du bolus dans le pharynx. Après traitement d’un RGO si le problème persiste, une évaluation par un ORL en vue d’un trai­ tement par myotomie ou injection de toxine botulique est ­indiquée.11 Que faire si l’alimentation per os semble impossible ou insuffisante ? Un apport par voie entérale est à privilégier sur la voie parentérale (intraveineuse) quand la prise per os est insuffisante malgré un régime adapté et la prescription de suppléments nutritifs. L’alimentation entérale par sonde nasogastrique (SNG) est le premier choix mais a plusieurs désavantages. La SNG peut être mal positionnée et risque d’être arrachée, ce qui peut ­entraîner une broncho-aspiration de l’alimentation en cours. 470 43_47_38729.indd 470 Le rôle et la place de la trachéotomie dans la prise en charge des troubles de la déglutition restent controversés.13 En effet, si l’alimentation par sonde n’empêche pas l’aspiration de ­salive ou de liquide gastrique, la protection des voies respiratoires par la trachéotomie n’est pas non plus absolue. De plus, elle entraîne par elle-même un trouble de déglutition et di­ minue l’efficacité de la toux. D’autre part, la trachéotomie, quand elle est là pour protéger les voies aériennes, gêne la communication orale. Pour finir, elle est elle-même source de différents problèmes, dont colonisation et infection bactériennes des voies aériennes, occlusion, fistulisation trachéoœsophagienne ou artérielle et trachéomalacie. Place de la chirurgie Si le trouble de déglutition est permanent et difficile à traiter de façon conservative, une chirurgie de suspension laryngée ou diversion trachéale, qui a pour but de permet­tre une prise alimentaire en prévenant les aspirations tout en conservant la fonction phonatoire, peut être parfois proposée.14 conclusion Les troubles de la déglutition sont fréquents. Ils sont dépistables par un examen clinique dirigé. Des mesures simples permettent de diminuer leurs con­sé­ quences, dont la dénutrition et la pneumonie. Conflit d’intérêts : Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article. WWW.REVMED.CH 2 mars 2016 25.02.16 09:20 neurologie THÈME Implications pratiques Un dépistage d’un trouble de déglutition est possible de façon clinique En cas de suspicion de fausses routes silencieuses ou d’une autre question spécifique, une vidéofluoroscopie peut compléter le bilan Quelques mesures simples sont à appliquer, dont un positionnement correct et une adaptation des textures La nécessité de la pose d’une alimentation entérale complémentaire et ses modalités pratiques doit être examinée dans le cadre d’une évaluation nutritionnelle 1Lang IM. Brain stem control of the phases of swallowing. Dysphagia 2009; 24:333-48. 2Hamdy S, Aziz Q, Rothwell JC, et al. Explaining orophryngeal dysphagia after unilateral hemispheric stroke. Lancet 1997;350:686-92. 3 ** Martino R, Silver F, Teasell R, et al. The Toronto bedside swallowing screening test. Stroke 2009;40: 555-61. 4Collins MJ, Bakheit AM. Does pulse oximetry reliably detect aspiration in dysphagic stroke patients ? Stroke 1997;28:1773-5. 5Langmore SE. Evaluation of oropharyn­geal dysphagia : Which www.revmed.ch 2 mars 2016 43_47_38729.indd 471 d­ iagnostic tool is superior ? Curr Opin Otolaryngol Head Neck Surg 2003;11: 485-9. 6Terré R, Mearin F. Effectiveness of chin-down posture to prevent tracheal aspiration in dysphagia secondary to ­acquired brain injury. A videofluoro­ scopy study. Neurogastroenterol Motil 2012;24:414-9. 7Hamdy S, Jilani S, Price V, et al. ­Modulation of human swallowing ­behaviour by thermal and chemical stimulation in health ans after brain injury. Neuro­gastro­enterol Motil 2003;15:69-77. 8Horner J, Massey EW, Riski JE, ­Lathrop DL, Chase KN. Aspiration following stroke : Clinical correlates and outcome. Neuro­logy 1988;38:1359-62. 9 * Wheeler-Hegland K, Ashford J, Frymark T, et al. Evidence-based systematic review : Oropharyngeal dysphagia behavioral treatments. Part II – Impact of ­dysphagia treatment on normal swallow function. J Rehabil Res Dev 2009;2:185-94. 10Woisard V, Puech M. Réhabilitation des troubles de la déglutition chez l’adulte : le point sur la prise en charge fonctionnelle. Marseille : Solal, 2005: 189-205. 11Moerman MB. Cricopharyngeal ­Botox injection : Indications and technique. Curr Opin Otolaryngol Head Neck Surg 2006;14:431. 12Park RH, Allison MC, Lang J, et al. ­Randomised com­parison of percutaneus endoscopic gastrostomy and naso­ gastric tube feeding in patients with persisting neurological dysphagia. BMJ 1992;304:1406-9. 13Shama L, Connor NP, Ciucci MR, McCulloch TM. Surgical treatment of ­dysphagia. Phys Med Rehabil Clin N Am 2008;19:817-35. 14Von Wihl S, Bouayed S, Dulguerov P. Chirurgie de la déglutition dans les ­traitements d’aspirations récidivantes. Rev Med Suisse 2012;8:1854-8. * à lire **à lire absolument 471 25.02.16 09:20