L’Écriture et l’autre: Technologie d’acquisition de l’avenir (sur la philosophie de l’altérité chez Mikhaïl Bakhtine et Emmanuel Levinas) Nadezda Vashkevich Sorbonne Nouvelle (Paris III) Mikhaïl Bakhtine et Emmanuel Levinas, issus tous deux de l’empire russe et appartenant à la même génération, ont connu des parcours différents, côtoyé des cultures diverses et ont été influencés par des penseurs peu similaires. Mais réunis dans leurs origines ils se retrouvent ultérieurement sur l’idée de l’altérité en tant que source d’éthique et méthodologie principale de la philosophie moderne. Pour ces deux auteurs tout commence par l’étonnement devant l’autre, devant la possibilité d’une position qui, par son autonomie et son objectivité, ne cesse pas d’affirmer l’autonomie et la subjectivité du moi. L’inquiétude qui provient de la situation de rencontre inspire le dialogue. Et là, il se produit la métamorphose de l’étranger en autrui. La nature de l’autre est ambivalente. Il est un autre qui par son altérité justifie l’existence du moi. Il est une altérité qui cherche à se dévoiler et dont la méconnaissance même est révélatrice. La rencontre entre moi et autrui transforme l’existence. Le parti-pris de l’individu cède la place à l’ambivalence du moi-autrui qui s’avère le site de la lucidité philosophique. La vision, où la position de l’autre apparaît comme la plus compétente, redéfinit l’être, l’existence, l’éthique. Dans son développement de l’idée de l’autre, Mikhaïl Bakhtine part de la tradition apophatique. C’est dans le mystère de la comparution de deux hypostases devant la Troisième que l’existence regagne son sens et se transforme en existence consciente. Canadian Review of Comparative Literature / Revue Canadienne de Littérature Comparée crcl december 2009 décembre rclc 0319–051x/09/36.4/437 © Canadian Comparative Literature Association 437 crcl december 2009 décembre rclc Sa gnoséologie est celle du non-savoir optimiste, où on ne prétend plus connaître mais on laisse le sujet se dévoiler. “La dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain,” dit Levinas, en entendant qu’une expérience fondamentale, celle du “dénuement et extrême vulnérabilité d’un visage,” détermine la conception du sujet et du rapport au monde. Mais il est loin de traiter l’autrui en termes phénoménologiques. Autrui est “visage”, non pas dans le sens d’un visage “vu”, d’un visage pouvant se fixer sur une photographie ou dans la mémoire, mais expression, discours (Explorations Talmudiques). L’important c’est que l’approche apothatique de Mikhaïl Bakhtine et celle postphénoménologique d’Emmanuel Levinas débouchent sur les mêmes fondements et principes de l’éthique. Ce principe philosophique élucide les rapports entre la conscience morale et la liberté devant l’acte et l’éthique sociale. La reconnaissance de l’autre exige d’un individu un acte de volonté qui consiste à franchir les limites de soi-même pour faire un pas vers la non-existence de soi et 438 l’existence de l’autre. Cet acte aussi difficile est à la fois une affirmation de soi, car il permet d’envisager soi-même comme autrui et justifie la vie de l’individu et sa liberté dans ses propres yeux. Il est également une affirmation de la dignité de l’homme, sa réhabilitation, au sens symbolique, après la Chute et, donc, accomplissement de sa mission antropourgique. La conscience active qui se définit à partir de la reconnaissance de l’autre, acquiert la puissance de franchir la barrière du temps et de la mort, car l’autre, la mort et l’avenir sont semblables dans le fait qu’ils mettent des limites à soi et impliquent un renoncement à soi en faveur de l’inconnu. La cohésion entre la parole et l’altérité représente un autre prisme optique commun pour les deux auteurs. “L’homme est là où il y a la parole, la parole est là où il y a le dialogue, le dialogue est là où il y a la littérature” (Bibler 79-80)—tels sont les points de départ de la réflexion de Bakhtine sur l’écriture. L’autre, selon Levinas, est d’emblée et tout à la fois parole, demande, supplication, commandement, enseignement. L’écriture apparaît comme un acte volontaire de transformation du soi en autre. Elle se révèle comme une mise en œuvre des notions de l’éthique, la dominante de l’existence responsable de la personnalité, l’auto-façonnement de la conscience ‘par les yeux de l’autre’. La création verbale se fait une relation avec autrui, une “technologie d’acquisition de l’avenir” (Issoupov 13). En décrivant l’éros, Levinas révèle qu’il n’est ni une lutte, ni une fusion, ni une connaissance, mais, une relation avec la “dimension même de l’altérité” (Le Temps et l’Autre 81). N’est-ce pas ce qu’est l’écriture? Elle, qui ne cherche ni à connaître, ni à saisir, ni à dominer le sujet? Le texte, n’est il pas, tout comme l’autre, “l’absence dans un horizon d’avenir” (Le Temps et l’Autre 83). L’écriture n’est elle pas comme la caresse, qui “ne sait pas ce qu’elle cherche” (Le Temps et l’Autre 82), qui est un “ne pas savoir” (Le Temps et l’Autre 82) apophatique. Si on envisage le texte comme autrui ou l’écriture comme éros, probablement, en s’inspirant du caractère de ces grandes données, on devinera—sans chercher à Nadezda Vashkevich | L’Écriture et l’autre connaître—un peu plus sur le texte, son auteur, son lecteur, sur l’écriture, sur la littérature, sur les littératures. Ouvrages cités Aeschlimann, Jean-Christophe, éd. Répondre d’autrui, autour d’un entretien avec Emmanuel Levinas. Boudry-Neuchâtel: Éditions de la Baconnière, 1989. Bakhtin, Mikhaïl. “К философии поступка.” Философия и социология науки и техники. 1984-1985. Moscou, 1986. Pour une philosophie de l’acte. S. Bocharov et S. Averintsev, éds; Ghislaine Capogna Barget, tr. Paris: L’Age de l’Homme, 2003. ___. “Человек у зеркала” [“L’Homme devant le miroir”]. Œuvres complètes, vol. 5, 1940-1960. Moscou: Rousskiye slovari,1997. ___. Проблемы поэтики Достоевского [Problèmes de la poétique de Dostoevskiy]. Moscou: Khoudojestvennaya literatoura, 1972. ___. 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