J-Fuhrer-La nature des états mentaux

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La nature des états mentaux
Un article d’Hilary Putnam.
Traduction de The Nature of Mental States.
Publié en 1967 dans Art, Mind and Religion et en 1971 dans University
Pittsburgh press.
Deux mots rapides de biographie.
• Né le 31 juillet 1926, à Chicago, en Illinois.
• Il a étudié les mathématiques, la philosophie et la logique.
• Les professeurs de Putnam : Hans Reichenbach (son directeur de thèse) et
Rudolf Carnap.
• Réputé pour accorder autant de vigilance dans l’analyse de ses positions
philosophiques qu’à celles des autres. C’est ainsi qu’il est connu pour avoir
fréquemment changer de position.
• Son corpus inclut 5 volumes de travaux collectés, sept livres, et plus de 200
articles sur des thèmes aussi variés que la philosophie des sciences, de la
logique et des mathématiques ; philosophie de l'esprit, du langage, et de la
connaissance ; éthique et politique.
Introduction : les problèmes centraux de la
philosophie de l’esprit.
Ils sont au nombre de trois :
(1) Comment savons-nous que les autres éprouvent de la douleur ?
(2) La douleur est-elle un état cérébral ?
(3) Comment faut-il analyser le concept de douleur ?
(1) et (3) ne seront pas abordés ici. Seul (2) sera traité.
(Ces questions ayant été traités dans « Brains and Behavior », « Minds
and machines » et « The mental life of somes Machines »)
I – Les questions de l’identité
« La douleur est-elle un état cérébral ? »
« La propriété d’éprouver de la douleur au moment t est-elle un état
cérébral ? »
Avant d’attaquer de front ces questions, il s’agit de revenir sur deux
distinctions implicites établies par la faveur du développement de la
philosophie analytique.
1) Soit un énoncé de la forme : « être A, c’est être B ».
Exemple : « éprouver de la douleur, c‘est être dans un certain état cérébral ».
Ne peut être correct que s’il découle d’une certaine manière du sens des termes A
et B.
2) Soit un énoncé de la forme « être A, c’est être B »
Un tel énoncé ne peut être philosophiquement informatif que s’il est en un certain
sens réducteur.
Exemple : « éprouver de la douleur, c’est avoir une certaine sensation désagréable
» n’est pas philosophiquement informatif.
Mais : si «éprouver de la douleur, c’est avoir une disposition à se comporter d’une
certaine manière» est vrai => cet énoncé est philosophiquement informatif.
Que valent ces distinctions ?
« Ces règles sont excellentes pour qui croit que le programme de
l’analyse réductionniste (années 30) peut encore être mené à bien ».
« Mais pour qui s’y refuse, elles ne font que transformer la philosophie
analytique en un jeu gratuit (en ce qui concerne les questions
d’identité qui nous intéressent) ».
La critique porte sur le behaviorisme logique et plus précisément sur
l’article de Hempel de 1935 : L’analyse logique de la psychologie.
Quelques notions d’usages :
« Propriété »
• Sera utilisé comme un terme général
désignant des choses telles que «
éprouver de la douleur ». « Être dans
un certain état cérébral ». « Avoir une
disposition à se comporter d’une
certaine façon ». Des grandeurs
comme « la température ». Etc.
• Désignera des choses qui peuvent
naturellement être représentées au
moyen de «functors » ou de prédicats
à une ou plusieurs places.
« Concept »
• Désigne des choses qui peuvent être
identifiées avec des classes
d’expressions synonymes.
• Exemple :
- « Température » peut être identifié
avec la classe de synonyme du mot
température.
- « 2 » peut être identifié avec la classe
de tous les pairs. Mais ce n’est pas la
même chose que de dire que 2 est la
classe de tous les pairs. Les concepts
ne sont pas des classes de synonymes.
Tentative d’analyse :
• Essayons d’analyser la question : « qu’est-ce que le concept de
température ? »
(1) On peut l’interpréter d’une part comme : « qu’est-ce que la
température ? Ayez l’obligeance de bien vouloir comprendre cette
question comme une question d’ordre conceptuel ».
(2) On peut également l’utiliser comme signifiant : « mais en fait, que
sont les concepts ? » Par exemple : « qu’est-ce que le concept de
température ? ».
(1) « qu’est-ce que la température ?
Ayez l’obligeance de bien vouloir
comprendre cette question comme une
question d’ordre conceptuel ».
(2) On peut également l’utiliser comme
signifiant : « mais en fait, que sont les
concepts ? » Par exemple : « qu’est-ce
que le concept de température ? ».
• Que pourrait-on répondre ?
-La température est la chaleur.
- Ou encore : le concept de
température est le même concept
que celui de chaleur.
• Que pourrait-on répondre ?
« Dans ce cas, le ciel sait quelle
forme pourrait prendre la
"réponse" »
Tentative d’analyse :
« qu’est-ce que la propriété de température ? »
On peut l’interpréter comme une question portant sur le concept de
température. Mais ce n’est pas ainsi que l’entend un physicien.
Exemple : « la température est l’énergie cinétique moléculaire moyenne ».
- Voilà un énoncé d’identité de deux propriétés qui soit vrai.
- Tandis que « le concept de température est le même que le concept
d’énergie cinétique moléculaire » est faux.
Contre-argument possible contre l’identité :
Si je dis : « Je peux ressentir la douleur sans savoir que je suis dans l’état cérébral
S prouve que la douleur n’est pas l’état cérébral S ».
Et que je prétends que cela prouve que le concept de douleur et le concept d’état
cérébral ne sont pas les mêmes.
Cela est-il vrai ?
• Si l’on acceptait cela, alors il serait vrai de dire :
« Je peux savoir que la cuisinière est chaude sans savoir que l’énergie cinétique
moléculaire moyenne est élevée » prouve que la chaleur n’est pas l’énergie
cinétique moléculaire moyen.
Mais la physique démontre pourtant le contraire.
• Il faut donc rigoureusement dire :
- Le concept de chaleur et le concept d’énergie cinétique moléculaire sont
différents.
- Mais la chaleur EST l’énergie cinétique moléculaire.
Conséquence de ces arguments :
• Si l’on veut dire que « la douleur est un état cérébral » est
inintelligible, il faudrait alors expliquer aux physiciens qu’il est
également inintelligible que :
- L’eau est l’H2O.
- La lumière est la radiation électromagnétique.
- La température est l’énergie cinétique moyenne.
Ce qui est absurde.
Contre-argument possible contre l’identité :
• P1 est P2 quand le « est » en jeu est le « est » de la réduction empirique.
1) Ne peut être vrai que lorsque les propriétés P1 et P2 sont associées avec une région spatiotemporelle.
2) Lorsque dans les deux cas, cette région est la même.
Ainsi « la température est l’énergie cinétique moléculaire moyenne » serait une réduction
acceptable puisque la température et l’énergie moléculaire sont associées avec la même région
spatio-temporelle.
A contrario : « éprouver de la douleur dans le bras c’est être dans un état cérébral » ne l’est pas,
parce que les régions spatiales sont dans les deux cas différentes.
• Cet argument ne tient pas :
Lorsque je me regarde dans le miroir, je vois mon reflet un mètre derrière le miroir. Mais cela
n’empêche personne de dire que les images dans un miroir sont de la lumière réfléchie par un objet
puis dans la surface du miroir.
Un autre contre-argument possible :
• Toutes les prédictions qui peuvent être dérivées de la conjonction de lois
neurophysiologiques et d’énoncés tels que « les états de douleur sont tel et
tel état cérébraux » peuvent également l’être de la conjonction des mêmes
lois et de l’énoncé : « La douleur est corrélé avec tel et tel état cérébraux »
De là suit que l’on pourrait tout aussi bien dire :« La lumière est invariablement
corrélée avec la radiation électromagnétique »
Mais cela conduit à demander :
« Qu’est-ce que la lumière si ce n’est pas la même chose que la radiation
électromagnétique ? »
« Qu’est ce qui fait que la lumière accompagne la radiation
électromagnétique ? »
Solution : ces questions pourraient être évitées en disant que la
lumière est la radiation électrique.
Dire que la douleur est un état cérébral a pour but d’éviter du champ
des question empiriques dotées de signification les question :
« Qu’est-ce que la douleur si ce n’est pas la même chose que l’état
cérébral ? »
« Qu’est ce qui fait que la douleur accompagne l’état cérébral ? »
• Il y a donc deux alternatives :
(1) Il est parfaitement sensé (cela ne viole aucune « règle du français »,
n’implique aucune « extension d’usage ») de dire que les douleurs sont
des états cérébraux.
(2) Il n’est pas sensé (cela implique un « changement de sens » ou une
« extension d’usage », etc.) de dire que « les douleurs sont des états
mentaux.
Résolution du problème ?
Et la solution est :
Ni (1) ni (2) n’est correct.
Pourquoi ?
- La notion de changement de sens ou d’extension d’usage est trop mal défini. Le
concept de changement de sens n’est pas adéquat dans un cas si sophistiqué que
le notre.
- Il s’agit donc d’un pseudo problème.
Comment répondre alors à notre question : « les états mentaux sont-ils des états
cérébraux ? ».
Réponse : il faut admettre des énoncés de la forme « la douleur est A » où
« douleur » et « A » ne sont aucunement synonymes, et essayer de voir s’il existe
un énoncé de ce genre qui puisse être considéré comme empiriquement et
méthodologiquement acceptable.
II – La douleur est-elle un état cérébral ?
• La stratégie consistera à argumenter que la douleur n’est pas un état
cérébral, non pas pour des raisons a priori, mais plus simplement
parce qu’une autre hypothèse a plus de plausibilité.
• La douleur n’est pas un état physico chimique du cerveau (ou même
l’ensemble du système nerveux), mais un état d’une toute autre
espèce.
Proposition d’une hypothèse :
La douleur, ou l’état d’éprouver de la douleur, est un état fonctionnel
d’un organisme tout entier.
Quelques notions techniques préliminaires :
• Machine de Turing : Une machine de Turing est
un modèle abstrait du fonctionnement des
appareils mécaniques de calcul, tel un ordinateur
et sa mémoire, imaginé par Alan Turing en 1936
en vue de donner une définition précise au
concept d’algorithme ou « procédure
mécanique».
• Exemple : La machine de Turing qui suit possède
un alphabet {‘0’, ‘1’}, On suppose que le ruban
contient une série de ‘1’, et que la tête de
lecture/écriture se trouve initialement au-dessus
de ‘1’. Cette machine a pour effet de remplacer
un nombre ‘1’ qui suit un autre nombre ‘1’ en le
remplaçant par un ‘0’. Par exemple, « 111 »
devient « 101 ». Elle ne s’arrête que lorsqu’elle
rencontre un ‘1’ suivi d’un ‘0’, ou si la bande est
terminée, et passe donc dans un état final.
Quelques notions techniques préliminaires :
• Machine de Turing probabiliste : il s’agit d’une machine de Turing
dont la probabilité de transition d’un état à un autre a une valeur
comprise entre 1 et 0 inclusivement. Suivant l’input, il attribue une
valeur de 0 ou de 1, qui la fera, ou non, passer à un état dans lequel
l’output moteur s’enclenchera.
Exemple : un distributeur de cannettes.
Il réagit aux input (on lui donne 50 centimes ou un euro), et, en
fonction de ceux-ci, délivre la cannette ou attend plus de sous. Le
mécanisme physique réalisant la fonction distribuer la canette peut
être réalisé de plusieurs façons.
Qu’est-ce qu’un état fonctionnel ?
• Il y a des « inputs sensoriels » et des « outputs moteurs ». C’est-à-dire que la machine
spécifie pour chaque combinaison possible d’un « état » et d’un exemple complet « d’inputs
sensoriels » une instruction qui détermine la probabilité de « l’état » suivant, ainsi que les
probabilités des « outputs moteurs ».
• Un système empiriquement donné peut être simultanément la « réalisation physique » de
plusieurs automates probabilistes différents (par exemple : l’input recevoir une pièce l’output
fournir une cannette. Mais différentes structures physiques permettent la réalisation de la
fonction « délivrer une cannette » bien que les inputs et outputs restent identiques).
• Une description de S, où S est un système, est n’importe quel énoncé vrai affirmant que S
possède des états distincts S1,S2,…Sn qui sont reliés les uns aux autres de même qu’aux
« outputs moteurs » et aux « inputs sensoriels » par les probabilités de transition indiquées
dans tel ou tel tableau de transitions. Le tableau de transitions mentionné dans une
description sera donc appelé l’organisation fonctionnelle de S relativement à cette
description, et le S(i) tel que S est dans l’état S(i), à un moment donné sera appelé l’état total
de S (à cet instant) relativement à cette description.
Qu’est-ce qu’un état fonctionnel ?
On peut le résumer de façon plus précise ainsi :
(1) Tous les organismes capables de sentir de la douleur sont des automates
probabilistes.
(2) Chaque organisme capable d’éprouver de la douleur possède au moins une
description d’une certaine espèce (c’est-à-dire que chaque organisme capable
d’éprouver de la douleur possède une espèce appropriée d’organisation
fonctionnelle).
(3) Aucun organisme capable d’éprouver de la douleur ne peut être décomposé en
parties qui possèdent chacune séparément des descriptions de l’espèce
mentionnée en (2).
(4) Pour chaque description de l’espèce mentionnée en (2), il existe un sousensemble d’inputs sensoriels tels qu’un organisme avec cette description
éprouve de la douleur quand et seulement quand certains de ses inputs
sensoriels appartiennent à ce sous-ensemble.
III - Etat fonctionnel contre état cérébral :
• Pourquoi la théorie de l’état cérébral est fausse :
Arguments contre l’identité psycho-physique : le partisan de la théorie de
l’état cérébral ne dit pas simplement que la douleur est un état du cerveau, il
veut également soutenir que chaque état psychologique est un état
cérébral.
Pour que cette hypothèse s’effondre, il suffit de trouver seulement un seul
prédicat psychologique qui peut-être clairement appliqué à la fois à un
mammifère et à une pieuvre (par exemple : « avoir faim ») mais dont le
corrélat physico-chimique est différent dans les deux cas.
Il s’agit de l’argument de la réalisation multiple.
Différents organismes, dont les cerveaux diffèrent, peuvent néanmoins
ressentir de la douleur.
• Arguments en faveur de l’état fonctionnel :
1) Nous déterminons si des organismes éprouvent de la douleur (ou
ont faim, ou sont en colère, ou ont chaud etc.), sur la base de leur
comportement. L’existence de similitude dans le comportement de
deux systèmes constitue une raison de soupçonner l’existence de
similitudes dans l’organisation fonctionnelle de ces deux systèmes.
(Mais il s’agit d’une raison bien plus faible de croire à la similitude
dans l’organisme physique).
2) Les transitions de divers états psychologiques, de même que des
comportements, doivent, dans le cas d’espèce différentes, être plus
ou moins similaires.
Par exemple : l’input sensoriel « avoir soif » et l’output moteur
« recherche d’assouvissement au moyen d’un liquide » différents
mécanismes physiques peuvent réaliser cette fonction.
IV – Etat fonctionnel contre disposition
comportementale :
• Argument contre la théorie selon laquelle éprouver de la douleur
n’est ni un état cérébral ni un état fonctionnel, mais une disposition
comportementale :
Il possède un avantage : celui de s’accorder en apparence avec la façon
dont nous vérifions que des organismes éprouvent de la douleur.
Mais cet avantage n’en est en fait pas un. Les énoncés relatifs à la façon
dont nous vérifions comment x est A nous apprennent beaucoup sur la
question de savoir en quoi consiste le concept d’être A, ils
n’apprennent rien sur ce qu’est la propriété A.
Faire valoir qu’éprouver de la douleur n’est ni un état cérébral ni un
état fonctionnel, mais une disposition comportementale serait comme
soutenir que la chaleur n’est pas l’énergie cinétique moléculaire
moyenne parce que les gens ne croient pas vérifier l’énergie cinétique
moyenne quand ils vérifient si quelque chose est chaud ou froid.
• Arguments en faveur du fonctionnalisme :
Il est possible de caractériser l’état fonctionnel avec lequel nous
identifions la douleur sans faire usage de la notion de douleur.
L’état fonctionnel est l’état de recevoir des inputs sensoriels qui jouent
un certain rôle dans l’organisation fonctionnelle de l’individu.
Ce rôle se caractérise par le fait que les organes sensoriels responsables
des inputs en question sont des organes dont la fonction est de
détecter les dommages subis par le corps et par le fait que les inputs
eux-mêmes, quelle que soient leur réalisation physique, représentent
une condition à laquelle l’organisme attribue une valeur hautement
négative.
Cela ne signifie pas que l’organisme évitera toujours la douleur, cela
signifie seulement qu’elle l’évitera, à moins que ne pas l’éviter soit
nécessaire à l’atteinte de quelque but auquel elle accorde une valeur
supérieure.
V - Considérations méthodologiques :
1) L’identification des états psychologiques à des états fonctionnels signifie
que les lois de la psychologie peuvent être dérivées d’énoncés de la
forme « tel et tel organisme ont telle et telle description » joints à des
énoncés d’identité.
2) La présence de l’état fonctionnel n’est pas simplement « corrélé avec »
le comportement de douleur de l’organisme, mais il l’explique.
3) L’identification sert à éliminer des questions témoignant d’une approche
complètement erronée du problème et produisant des question inutiles
et empiriquement dépourvues de sens.
Par exemple : qu’est-ce que la douleur si ce n’est ni un état cérébral ni un
état fonctionnel ? » et « qu’est-ce qui fait que la douleur s’accompagne
toujours de cette sorte d’état fonctionnel ? ».
Résumé synthétique :
(1) Les états mentaux sont des états fonctionnels.
(2) La fonction d’un état consiste en son rôle causal.
(3) Il suit de (1) et (2) que les états mentaux sont définis par leurs rôles
causaux – c’est-à-dire par leurs causes caractéristiques (input) et leurs
effets caractéristiques (outputs).
(4) Chaque rôle causal nécessite une réalisation physique, et il admet des
réalisations physiques multiples. Il n’est pas même nécessaire qu’un rôle
causal ait une réalisation physique. La caractérisation abstraite du rôle
causal laisse ouverte la question de savoir comment ce rôle est réalisé.
(5) Le contenu des concepts mentaux est distinct du contenu des concepts
physiques. De plus, la possibilité de réalisations multiples des états
mentaux d’un type M interdit au concept M d’être corrélé par un seul
concept physique.
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