Le patient dément en fin de vie : sujet ou objet de soins ? Dr Luc Ribeaucoup Hôpital Vaugirard 14/03/2017 Introduction Le sujet : une notion fondamentale des soins palliatifs Qui demeure derrière celui que je soigne ? Introduction (2) « Chaque être humain, est autonome, sujet de son propre destin. En plus grand état de dépendance, le patient en phase terminale est exposé, plus que d’autres, au risque d’etre traité comme objet d’une médecin technicienne. Au Saint Christopher’s Hospice, il est respecté comme sujet et invité à retrouver une certaine autonomie corporelle, à renouer avec lui-même, son passé propre, ses relations. » Cicely Sanders, Hospice and palliative Care. An interdisciplinary approach Introduction (3) Importance de la psychologie et de la psychanalyse dans la construction de la médecine palliative Représentation : médecine palliative V/S médecine d’organe Une représentation définie à partir du modèle « Cancer » (patient adulte, conscient, faculté intellectuelles préservées) Introduction (4) Qu’en est-il alors de ces patients apparemment privés de vie psychiques et relationnelles ? Le modèle de la démence sévère. Un cas clinique L’histoire de Mme C. Maladie d’Alzheimer évoluée Stade aphaso-apraxo-agnosique « Une morte vivante ? Une chose ? » La traversée d’un désert Voyage au bout de la vie 2006 Gineste et Marescotti / Etude menée en USLD. Patients âgés, grabataires, non-communicants; 120 secondes de communications verbale directe/ jour (certains <30 secondes / j) Même population équipes sensibilisées Pdt la toilette 3 minutés de communications verbale Durant la visite (durée 7 minutes) moyenne 1sec 6/10e Durant les soins infirmiers (durée 12 minutes) moyenne 5 sec 4/10e « il n’est pas naturel de regarder, de parler, d’être en relation avec une personne âgée dans un tel état. Le cœur ne fait rien à l’affaire, la relation aux très vieux humains doit se professionnaliser, s’apprendre. » L’ absence d’esprit ? Une hypothèse extrême Un être seulement éloigné ? Présent, mais emmuré derrière une communication négligée ou impossible ? La subjectivité persistante est supposée L’absence d’esprit ? Une hypothèse extrême Altération sévère et globale des fonctions cognitives / effondrement des capacités de communication Que ressent le patient dément ?Que perçoit-il de son environnement ? Difficultés d’appréhension par les approches psychologiques ou neurocognitives Un sujet qui reste introuvable Au-delà du désordre de la pensée, l’absence de trace de celle-ci : « l’inconnu de l’esprit » Esprit, es-tu là ? Qui cherchons nous ? Sujets à part entière ? Objets ? Mauvais sujets ? Quel visage du sujet ne reconnaissons nous pas ? Sur quoi repose la subjectivité ? Le recours à la philosophie … Un voyage philosophique à travers la subjectivité La subjectivité ancrée sur la conscience Locke et Descartes La réintroduction du corps Merleau-Ponty et Henry Le temps, la mémoire Bergson Objet / sujet, de quoi parlons nous ? Objet : jectus (jeté), ob (devant) Les choses, Les « outils animés » d’Aristote Statut variable des animaux Les patients non communicants ? Sujet Sens logique ( ce qui est soumis à la logique, ex: le sujet d’une réflexion) Sens grammatical Sens politique (celui qui est soumis aux lois) Sens philosophique Objet / sujet, de quoi parlons nous ? Caractère de permanence du sujet le sujet d’une phrase persiste quelle que soit l’action, le sujet de droit reste responsable des ses actes d’hier et d’aujourd’hui le sujet philosophique se maintien malgré l’écoulement du temps « L’homme en démence est privé des biens dont il était comblé; c’est un riche devenu pauvre ; l’idiot a toujours été dans l’infortune et la misère » Jean-Etienne Esquirol la subjectivité du patient dément ? Un bien d’autrefois ? John Locke John Locke, réflexions de départ Une question : Qu’est-ce qui fait que l’homme possède une identité personnelle, qu’est-ce qui en fait un self, un Soi ? 1er élément de réponse : le principe d’individuation 2ème élément de réponse : persistance de l’identité malgré les variations de l’état L’identité : « une organisation d’éléments en un corps cohérent partageant une vie commune » L’identité humaine chez Locke Un postulat : l’identité de l’homme est soutenue par un corps organique, dont les éléments participent à a même vie. « A mon sens, en effet, je peux être sûr que, voyant une créature de même forme et de même constitution que lui, chacun l’appellerait encore homme même s’il n’avait pas plus de raison qu’un chat ou qu’un perroquet » Mais en quoi chacun a-t-il son identité propre ? Sur quoi repose le Self de chacun? John Locke, Je perçois, donc… « Une personne est un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux, ce qu’il fait uniquement par la conscience. » un double mécanisme : - l’expérience de soi même, l’enracinement dans le sensible - la mise à distance par la réflexion (c’est parce que je peux être le témoin de moi-même que je me saisis come sujet) Le corps, le sensible est le matériau premier La conscience domine le corps. « Coupez une main, séparez-la ainsi de la conscience que nous avons de sa chaleur, de sa froideur et des ses autres affections : elle ne fait plus alors partie de ce qui est soi-même, pas plus que le morceau de matière le plus éloigné. » Chez Locke la conscience détermine la personne quand bien même elle changerait de corps Un contre exemple : Il cavaliere insistente Italo Calvino L’absence de la conscience et le triomphe chaotique de la sensation De la philosophie de Locke au patient dément ? Principe d’individuation : des corps inertes au sujet humain… Gradation et risque de dégradation… La tentative des proches de trouver les traces d’une conscience Que devient le sujet quant la conscience reposant chez locke sur l’activité psychique et la pensée s’effondre ou s’absente Si je ne suis plus conscient de ce que je perçois suis-je encore ? Descartes : la conscience plus substantielle Les méditations métaphysiques 1er : le corps supermenteur – l’expérience du doute radical Rien de ce que je vois, entends, touche, pense ne tient. Tout ce sur quoi je puis prendre appui est susceptible de s’effriter Cependant si je doute, c’est que je pense, même si ce que je pense est illusion, c’est moi qui pense… Cogito ergo sum Par la conscience que j’ai de penser, j’acquiers la certitude d’être Différence Descartes Locke : La conscience chez Locke bien qu’enracinée dans l’expérience n’a pas le caractère permanent, incontestable qu’elle peut avoir chez Descartes. Mais si je ne pense pas… Suis-je encore ? L’hypothèse de Descartes, le cauchemar d’un dément ? Le patient dément n’expérimente-t-il pas constamment le doute cartésien ? Ne plus reconnaître les siens comme tels, son visage comme le sien, etc. Le mauvais génie de Descartes : Alzheimer ? Mais la certitude d’être peut elle venir au secours de ce doute chez un dément ? Avant d’avoir quitter le monde des vivants, n’a-t’il pas quitté le monde des conscients ? Suis-je en corps ? Le coprs propre Maurice Merleau-Ponty Rompre avec le dualisme corps/esprit Dépasser la séparation conscience corps par une dimension qui les excède : le corps propre Le corps propre : le corps vécu mais la condition de l’apparition de tous les objets du monde à l’expérience subjective. La réalité du monde m’arrive par les sensations : la connaissance empirique fut-elle imparfaite surpasse la connaissance intellectuelle Il n’y a pas d’écart entre la perception et le jugement. La conscience ne peut être séparée de la vie corporelle. Merleau-ponty Le corps est dans le monde comme le cœur dans l’organisme Un corps propre tourné, jeté vers le monde Toute conscience est conscience de quelque chose Relation étroite entre le sujet advenant du corps propre et le monde qui l’entoure Quel corps pour le patient dément ? Des troubles fréquents de la perception du monde et du corps Asomatognosie Prosopagnosie Auto-topo-agnosie Que reste-t’il des sensations dans le cas de la démence sévère ? Que devient la relation au monde d’un patient qui apparaît de plus en plus en retrait ? Michel Henry : Le sujet incarné Michel Henry : Le sujet incarné « Chez Merleau-Ponty, le corps se jette dans le monde, il se rapporte toujours aux choses, il est impossible de trouver un endroit ou le corps repose en soi. Merleau-ponty se trompe dans la mesure où il parle toujours du sensible et jamais de l’originaire ». Le corps se comprend, se saisit à partir de lui-même. les actions les plus banales même si elles ne sont pas pensées, sont connues. Le principe d’intelligibilité est inhérent au corps. Michel Henry : Le sujet incarné « L’ego n’est plus une instance pensante surplombant lecorps ais l’ego est lui-même ce corps, lui-même ce mouvement, lui-même ce moyen » pour MH, un corps inerte ne sent ni n’éprouve rien. Le corps n’éprouve le monde qui le presse de toute part que parce qu’il s’éprouve d’abord lui-même. si le corps est extériorité, la chair au contraire est ce qui s’éprouve, se supporte soi même, jouit de soi. Le corps que nous prenons en charge n’est-il pas déjà un corps extérieur, objectivé par le prisme médical. Le corps d’un patient dément n’est-il pas aussi mystérieux que son esprit L’inconnu du corps ? Les limites d’une vision solipsiste Un sujet éminemment solitaire, trouvant son paroxysme das le Cogito cartésien La philosophie phénoménologique l’a approché sous l’angle du corps mais pareillement solitaire, voire perdu dans le monde Freud, Marx, Nietzsche ont trouvé le sujet suspect d’illusion, de superficialité, jouet de forces inconscientes Le patient dément mutique révèle peut-être les failles de ces approches philosophiques Emmanuel Levinas : je est en l’autre « L’identité du sujet, écrit Lévinas, ne se fait pas par confirmation de soi, mais par déposition de soi » Le sujet n’existe pas à partir de lui-même. Il ne peut être principe de son identité. Cette identité ne peut lui être donnée que par autrui. Le sujet est alors envisagé en relation à l’autre. Emmanuel Levinas : je est en l’autre La rencontre d’autrui n’est pas simple communication mais découverte de sa fragilité inévitable En même temps que la découverte de sa fragilité apparaît conjointement le sentiment de responsabilité de cet autre fragile. Le visage comme signe de la vulnérabilité et appel à la responsabilité. Le visage du patient dément mutique :symbole éminent de la vulnérabilité. Il en appelle à notre responsabilité Nier cela n’est-il pas se renier soi même, renier sa propre part de subjectivité ?