Lire l`article d`Alain Grandjean et Morgane Nicol

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DOSSIER
Comment la finance prend-elle en compte l’environnement ?
PAR
ALAIN GRANDJEAN
ASSOCIÉ-FONDATEUR,
CARBONE 4
PAR
MORGANE NICOL
MANAGER,
CARBONE 4
FINANCE & GESTION JANVIER 2016
Pourquoi et comment
compter le carbone dans
le financement de projet
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Les acteurs financiers, de plus en plus sensibles aux enjeux climatiques,
ne pourront faire évoluer leur prise de décision que s’ils disposent de
méthodes et d’outils d’évaluation pertinents. Dans le domaine du financement des infrastructures, c’est chose faite.
U
ne « trajectoire 2°C », c’est là le chemin
que doit poursuivre impérativement l’économie mondiale, sous peine de subir des coûts humains et économiques qui seraient bien supérieurs aux investissements à engager aujourd’hui pour réaliser cette
transition. Cette formidable mutation suppose des
transferts massifs d’investissements : des énergies fossiles vers les énergies décarbonées mais aussi de la
production d’énergie vers la maîtrise de sa consommation. Ces programmes d’investissements doivent en
outre intégrer la prévention des catastrophes dites
naturelles et la nécessaire adaptation des populations
et des infrastructures aux effets du changement climatique. Au niveau mondial, il s’agit d’investir des
trillions de dollars chaque année dans les secteurs de
l’énergie, de l’urbanisme, du transport, de l’eau, de
l’agriculture et de la forêt. Le rapport New Climate Economy1, évalue les besoins en infrastructures décarbonées sur la période 2015-2030 à 93 trillions de dollars. Ce montant, colossal, ne dépasse en fait que de
5 trillions, soit 6%, le besoin tendanciel, sans prendre
en compte les surcoûts inévitables liés aux conséquences des chocs climatiques d’un monde à +4 degrés. Il s’agit donc d’abord d’organiser une réallocation des investissements actuels des actifs les plus
carbonés vers des actifs contribuant à la décarbonation de notre économie.
SE DÉSINVESTIR DES ÉNERGIES FOSSILES
Ces trillions de dollars nécessaires pour la mutation
de l’économie supposent un recours massif à la finance privée, qui commence à prendre conscience des
risques financiers associés aux enjeux climatiques et
à se mettre en mouvement. Ces risques sont doubles.
Le premier est le risque climatique à savoir les
conséquences du dérèglement climatique sur les infrastructures, les chaines de valeur, l’approvisionnement
en eau… qui apparaissent déjà mais ne sont pas pris
en compte par les marchés financiers. Le second est le
« risque carbone » : atteindre nos objectifs climatiques
suppose de désinvestir progressivement des énergies
fossiles qui vont être soumises à des contraintes (réglementaires, d’image, de rentabilité…) et des taxes de
plus en plus élevées et présentent donc dès maintenant
un risque financier et ce à tous les stades – extraction,
production, distribution, consommation.
Récemment des acteurs financiers puissants ont
commencé à prendre différentes initiatives pour rendre
compte de leur risque carbone et réorienter leurs investissements. Ainsi de grands gestionnaires d’actifs
prennent des engagements climatiques au sein d’initiatives internationales, comme le Montreal carbon
pledge2 ou la Portfolio decarbonization coalition3. Des
fonds d’investissement évaluent l’impact carbone de
leur portefeuille d’investissements. Le Fonds souverain
norvégien commence à se désengager des entreprises
du secteur des énergies fossiles. Les régulateurs financiers se saisissent de la question. Le gouverneur de
la Banque d’Angleterre et président du Conseil de
Des fonds d’investissement
évaluent l’impact carbone de leur
portefeuille d’investissements
DOSSIER
Stabilité financière4, Mark Carney, a déclaré que son
mandat de superviseur doit maintenant intégrer la
demande d’informations sur le management de ce
risque à tous les acteurs financiers.
INVESTIR DANS DES INFRASTRUCTURES
RÉSILIENTES FACE AUX ENJEUX
DU CHANGEMENT CLIMATIQUE
Une grande part des trillions de dollars à investir
dans la décarbonation de l’économie doit être orientée
notamment vers le financement d’infrastructures
énergétiques, de transport et d’urbanisme. Il faut donc
pouvoir les distinguer méthodiquement selon leur
impact en termes de réduction des émissions de GES
mondiales.
Cette mesure de « l’impact carbone » d’un projet
d’infrastructure permet de piloter l’allocation de son
portefeuille d’actifs et des ses financements vers les
projets les moins à risque carbone et contribuant le
plus à la décarbonation de l’économie ; elle permet
aussi de rendre compte de l’empreinte carbone de son
portefeuille d’actifs infrastructures, et donc de son
risque carbone, à ses actionnaires et clients.
Si le premier objectif est couvert par les banques de
développement, grâce à la méthodologie décrite dans
le paragraphe suivant, le second objectif de reporting
de l’impact carbone d’un portefeuille d’actifs infrastructure est encore peu couvert.
COMPTER LE CARBONE INDUIT ET ÉVITÉ
PAR LES PROJETS D’INFRASTRUCTURES
Engagée de longue date dans la cause climatique et
confronté à cette question, l’Agence Française du
Développement (AFD) a mis au point une méthodologie pour mesurer systématiquement les émissions de
GES induites et évitées par les projets d’infrastructures.
L’AFD peut maintenant évaluer la part de ses financements induisant des co-bénéfices climatiques, qui
s’élève actuellement à 50%. Elle a en outre, au sein
d’un club de banques de développement (l’IDFC), dont
elle tient la vice-présidence, co-animé un groupe de
travail conduisant à l’établissement d’une définition
d’un actif « climat » (c’est-à-dire contribuant à la réduction des émissions de GES) acceptée par l’ensemble
de ces banques. Dès lors elles peuvent s’engager sur
des objectifs de part croissante de projets positifs pour
le climat. C’est un levier clef pour la lutte contre le
changement climatique : les banques de développement, à commencer par les multilatérales, influencent
largement les décisions des acteurs privés qui co-investissent à leur côté.
La méthode consiste à évaluer, dès le début du processus d’instruction des financements potentiels,
l’empreinte carbone des projets sur toute leur durée
de vie, et les émissions de GES évitées par ces projets
sur leur durée de vie.
Les acteurs financiers se servent de cette mesure
pour accepter de participer au financement d’un projet d’infrastructure. Certains acteurs ont inclus un
seuil maximal d’émissions annuelles induites par les
projets qu’ils financent : au-delà de ce seuil les projets
ne sont pas financés. Cette méthode permet également
de comparer l’impact carbone de deux projets concurrents répondants au même besoin. Par exemple les
émissions évitées par un projet de tramway par rapport à un projet de bus à haut niveau de service dépendront fortement de la zone géographique d’implantation, du nombre de passagers transportés et du lieu de
fabrication du matériel roulant.
L’évaluation de l’empreinte carbone se fait en cohérence avec la norme internationale ISO14064, avec
les règles du bilan carbone de l’ADEME et du référentiel GHG Protocol. Elle évalue les émissions de GES
directes et indirectes du projet. Dans le cas d’un projet
greenfield autoroutier, par exemple, la méthode prend
en compte les émissions de GES induites par : la
construction de l’infrastructure – émissions liées à la
fabrication du bitume et du ciment, et à la combustion
du carburant utilisé par les engins de chantier notamment ; l’exploitation de l’infrastructure – émissions
liées à la maintenance et à la consommation d’électricité pour l’éclairage et les auvents de péage ; et l’usage
de l’infrastructure – émissions liées à la combustion
de carburant par les véhicules lourds et légers utilisant
l’autoroute.
Les émissions évitées par le projet se calculent comme
la différence entre les émissions de GES induites par le
projet et les émissions qui auraient été générées dans
un scénario de référence, représentant le plus souvent
la situation avant projet. Un projet de centrale éolienne,
par exemple, remplace une situation avant projet caractérisée par le contenu carbone moyen de l’électricité
dans le pays d’implantation : il permet donc d’éviter
des émissions de GES. Un projet de transport en commun remplace une situation de référence caractérisée
par le mix des moyens de transport auparavant utilisés
par les futurs usagers du projet.
En comparant le total des émissions annuelles induites par un projet par rapport à un autre projet ou
par rapport à un seuil maximal d’émissions, et en analysant si telle infrastructure permet d’éviter des émissions de GES qui auraient été émises si le projet n’avait
pas existé, les acteurs financiers sont ainsi capables de
réorienter leurs financements des actifs les plus carbonés vers les actifs contribuant à une décarbonation de
l’économie. Ils limitent ainsi leurs risques financiers
liés aux enjeux du changement climatique. ●
1. Issu d’une année de travaux présidés par
l’économiste Nicholas Stern et l’ancien président du
Mexique Felipe Calderon, voir La nouvelle économie
climatique, Les Petits matins, 2015
2. Voir http://montrealpledge.org/
3. http://unepfi.org/pdc/
4. http://www.bankofengland.co.uk/publications/
Pages/speeches/2015/844.aspx
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