Délos, de l'île sacrée à la place commerciale Roland Étienne Professeur émérite à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne Ancien directeur de l'École française d'Athènes Lorsqu'Ulysse s'émerveille de la beauté de Nausicaa, il ne trouve de comparaison qu'avec la jeune pousse de palme qu'il vit croître près de l'autel d'Apollon de Délos (Odyssée, 6.16)… Au cœur de la mer Égée, à un peu plus de cent cinquante kilomètres du Pirée, l'île de Délos est l'une des plus petites des Cyclades. Cependant elle joua un rôle considérable dans l'histoire grecque. Occupée par les Grecs dès l'époque mycénienne, elle dut son influence à la présence de son illustre sanctuaire d'Apollon avec lequel seul celui de Delphes pouvait rivaliser. Après l'éclatante victoire sur les Perses à l'issue de la seconde guerre Médique, Athènes concrétisa sa prééminence sur l'Égée dans la ligue de Délos qui, sous le patronage apollinien, asservissait de fait les cités ioniennes. Durant trois siècles, l'histoire de Délos fut mouvementée, contrôlée successivement par Sparte, les Séleucides et le royaume du Pont entre quelques éphémères périodes d'indépendance sous la menace des pirates. Il faudra attendre 42 avant J.-C. pour que les Romains rétablissent magnanimement la souveraineté athénienne sur l'île sacrée… L'île de Délos, fouillée essentiellement par l'École française d'Athènes depuis 1870, est un des sites les plus importants de Grèce, sinon du bassin oriental de la Méditerranée. Cela s'explique par plusieurs facteurs : l'importance historique du sanctuaire d'Apollon ; l'abondance et la variété des vestiges : une ville, un port, une centaine de sanctuaires, une nécropole – à Rhénée, l'île à l'ouest de Délos ; l'assez bon état de conservation de ces vestiges, qui n'ont pas été détruits par des constructions récentes, même si la présentation médiocre des monuments ne rend pas justice de cette particularité ; la qualité et l'abondance des documents qui ont été retrouvés : des centaines de statues, près de trois mille inscriptions de type varié, des milliers de monnaies et d'empreintes de sceaux. Cette abondance de la documentation oblige à faire des choix : dans une première partie, nous avons présenté à grands traits l'histoire de la cité de Délos et du sanctuaire d'Apollon, le plus important de l'île. Nous avons consacré une deuxième partie à la mythologie de Délos qui permet d'expliquer la présence d'Apollon au centre des Cyclades. Enfin, nous avons décrit la Délos du IIe et du Ier siècle av. J.-C., car c'est elle essentiellement que découvre le visiteur contemporain. Chronologie délienne Délos primitive Le premier établissement à Délos se trouvait sur le mont Cynthe et remonte à la deuxième moitié du IIIe millénaire. Après une période d'abandon, Délos est occupée entre 1600 et 1200 par une population grecque qui s'installe dans la plaine (restes insignifiants sous Fig. 1, 16) ; cet établissement est en relation avec les centres mycéniens du continent. On peut voir au musée de la Céramique, un décor en ivoire appartenant à un coffre et, sur le site, les restes d'une tombe à chambre (Fig. 1, 32). Délos, comme d'autres sites mycéniens, est abandonnée après 1200 av. J.-C. Les premières offrandes manifestant la présence d'un culte – petits taureaux votifs, éléments de trépieds en bronze… réunis dans les vitrines du Musée – ne sont pas antérieures à la première moitié du VIIIe siècle av. J.-C. Les trois sanctuaires importants de la famille des Létoïdes se partagent la plaine à l'époque archaïque : celui d'Apollon, celui d'Artémis (Fig. 1, 46) et celui de Léto (Fig. 1, 53) ; il faut ajouter sur les pentes du Cynthe, le sanctuaire d'Héra (Fig. 1, 101) qui dispose d'une chapelle remontant au VIIe siècle, incluse, comme l'Artémision archaïque, dans un bâtiment postérieur. Délos connaît une première période de prospérité à la fin du VIIe siècle et participe, sous l'hégémonie de Naxos, à la naissance de l'architecture et de la grande sculpture en marbre : en témoignent l'oikos des Naxiens, dans son premier état, (Fig. 1, 6), ou premier temple d'Apollon, le colosse des Naxiens (Fig. 1, 9), une statue d'Apollon tenant arc et flèche, qui mesurait douze mètres de haut, et les lions qui formaient une allée dans le sanctuaire de Léto (Fig. 1, 55). Les bâtiments suivent l'ordre ionique et parmi les traits originaux de cette architecture « primitive », citons au VIe siècle les bâtiments dont les murs sont décorés à l'extérieur de nids d'abeille (Fig. 1, 44 et 53, temple de Léto), les premiers toits en marbre (Fig. 1, 6), le portique coudé des Naxiens (Fig. 1, 36) et l'entrée monumentale (Fig. 1, 5, premier état). Délos et son sanctuaire sont l'objet des convoitises des puissances qui dominent l'Égée : Naxos, Paros à partir de 550 av. J.-C., Samos avec le tyran Polycrate qui donne Rhénée à Apollon délien (vers 525 ?) et Athènes. Le tyran athénien Pisistrate fit sans doute construire le premier temple de poros (Fig. 1, 11), entre 548 et 528, et « purifia » l'île en expulsant toutes les tombes visibles du sanctuaire d'Apollon. Délos sous la domination d'Athènes, Ve-IVe siècles av. J.-C. Au moment des guerres médiques l'Égée est dominée par la Perse : en 490, l'amiral perse Datis passe à Délos, tandis que les troupes du Grand Roi débarquent à Marathon. Après 480-479, et la victoire des Grecs sur les Perses, sur mer à Salamine et sur terre à Platées, l'île d'Apollon est choisie par Athènes comme centre d'une confédération de cités grecques, chargée de poursuivre la lutte contre la Perse. Première période d'hégémonie athénienne À partir de 478-477 – date de création par Athènes de la ligue de Délos – le sanctuaire d'Apollon et le trésor de la ligue, déposé à Délos, sont gérés par des magistrats athéniens. Ils restent en charge du sanctuaire jusqu'à la fin du siècle, mais en 454 le trésor est transféré à Athènes, sur l'Acropole et sert à financer les grandes constructions : le Parthénon, les Propylées… La Guerre du Péloponnèse, qui débute en 431, entraîne un raidissement de la politique athénienne, qui se traduit en 426-425 par une deuxième purification de l'île, après celle de Pisistrate. Cette fois, toutes les tombes et le matériel qu'elles contenaient sont vidés dans une fosse à Rhénée, qui a été retrouvée et fouillée et dont le matériel est exposé au Musée de Myconos. Il est désormais interdit de naître et de mourir à Délos ; la nécropole se développe à Rhénée, où devaient aussi exister des centres d'accouchement, non retrouvés. En 422, les Déliens sont même expulsés par les Athéniens, sous prétexte d'impureté ; l'année suivante, ils furent ramenés dans l'île à la suite d'un oracle de Delphes. Pour Apollon, deux temples furent construits par les Athéniens, d'ordre dorique, (Fig. 1, 12-13), dont il reste d'assez nombreux blocs visibles sur le site, quatre trésors (Fig. 1, 17-20) dont subsistent les fondations et le bâtiment (Fig. 1, 48), qui réunit deux salles de banquet autour d'une cour – intéressant spécimen d'architecture des Cyclades. Première période d'indépendance En 405, à la suite de la défaite d'Athènes à Aigos Potamos face à la Perse et à Sparte, Délos recouvre son indépendance dans le cadre d'une mer Égée dominée par Sparte. Deuxième période de domination athénienne À partir de 394, à la suite de la victoire de Conon sur la flotte spartiate, les Athéniens reprennent pied à Délos. Délos fait partie de la deuxième confédération, fondée en 378/7, mais une forte opposition interne s'exprime contre Athènes, dont les amphictyons sont violentés : les responsables sont punis du bannissement et condamnés à verser une amende de 10 000 drachmes en 374/3. Les Déliens réclament à nouveau leur indépendance auprès du tribunal des amphictyons à Delphes, mais ils sont déboutés en 345. Cette indépendance leur est enfin rendue dans l'été 314. Délos profitant de la déclaration d'Antigone le Borgne, libére toutes les cités grecques. La construction du Pythion, ou sanctuaire d'Apollon pythien (Fig. 1, 42) est le seul bâtiment notable construit dans cette période. Deuxième période d'indépendance, 314-167 av. J.-C. L'histoire de Délos de 314 à 167 av. J.-C. est liée à celle des Cyclades qui connaissent diverses dominations sous la forme de confédérations ; à l'intérieur de ces confédérations, la cité et le sanctuaire semblent garder leur indépendance. Le sanctuaire est géré par des magistrats déliens, les hiéropes. Démétrios Poliorcète, « le Preneur de villes », crée une confédération des Nésiôtes, regroupant les cités insulaires : il construit le curieux bâtiment (Fig. 1, 24) où était logé son bateau amiral, consacré après la victoire de 306 sur les Lagides, dynastie grecque régnant en Égypte après la mort d'Alexandre. De 288 à 246 cette confédération des Nésiôtes passe sous hégémonie lagide. La construction la plus spectaculaire de cette période est celle du théâtre (Fig. 1, 114) et de la citerne, mais le petit temple d'Aphrodite (Fig. 1, 88) tout en marbre, dans la tradition cycladique, mérite une mention. Les Déliens ont commencé à aménager une agora (Fig. 1, 84). Dans la deuxième moitié du IIIe siècle, la domination lagide cesse à une date difficile à déterminer et la confédération des Nésiôtes semble disparaître jusqu'à sa réorganisation par Rhodes ; le pouvoir sur les îles appartient alors aux rois de Macédoine, qui construisent deux grands portiques, Fig. 1 32 (Antigone Gonatas) et Fig. 1, 3 (Philippe V). De 200-168, la confédération des Nésiôtes est ranimée par Rhodes pour faire pièce aux ambitions de Philippe V, roi de Macédoine, et d'Antiochos III, qui règne sur l'Asie et la Syrie ; le centre de cette confédération se trouve à Ténos. Rhodes et la confédération sont alors alliées à Rome qui fait son apparition dans les conflits de la Méditerranée orientale, à la fin du IIIe siècle. Quoi qu'ayant manifesté clairement leurs opinions pro-romaines dès le début de la troisième guerre de Macédoine, en décernant une couronne d'or au Sénat, une autre au Peuple romain et la troisième au commandant de la flotte, les Déliens n'ont retiré aucun bénéfice de leur choix, après la victoire de Rome en 168, qui met fin à la monarchie macédonienne. La troisième domination athénienne et la présence romaine L'île est en effet donnée en 167 à Athènes et les Déliens en sont expulsés par une décision du Sénat. Au détriment de Rhodes, le port est déclaré port franc. Un magistrat, l'épimélète, représente Athènes à la tête de l'administration de l'île, qui est repeuplée par des Athéniens et des étrangers d'origines diverses. Les affaires déliennes sont surveillées par les magistrats romains, gouverneurs de la province romaine d'Asie, créée après 133 av. J.-C. La révolte des esclaves de 130, qui touche Athènes et Délos, en rapport avec les grands mouvements serviles de Sicile, a été rapidement matée, mais les guerres entre Mithridate et les Romains vont mettre un terme à la prospérité délienne. À l'automne 88, les troupes de Mithridate, appuyées par des Athéniens, prennent et saccagent Délos ; le trésor sacré est transporté à Athènes. Après sa victoire sur Athènes, Sylla supprime tous les privilèges de l'île, où il séjourne après son retour d'Asie (84 av. J-C. ?) et il reçoit une statue équestre adossée au portique (Fig. 1, 45). La deuxième attaque des pirates liés à Mithridate met un terme définitif au rôle de Délos en Méditerranée. Tous les quartiers d'habitation visibles aujourd'hui appartiennent à cette période. Nous évoquerons plus loin les bâtiments sacrés et publics. Le sanctuaire continue à fonctionner au moins jusqu'au IIe-IIIe siècle av. J.-C., mais le peuplement a fui et l'espace habité se rétracte : constructions de thermes sur l'agora, (Fig. 1, 84) et d'une maison sur le bâtiment (Fig. 1, 50) dont on a du mal à définir les fonctions de la salle hypostyle. Une communauté chrétienne est encore vivante au Ve-VIe siècle, avec la construction de la basilique (Fig. 1, 86). Légendes déliennes La mythologie, que nous appellerons primitive, est connue par un Hymne à Apollon, faisant partie du corpus des Hymnes homériques, dont la datation est controversée, mais qui doivent avoir été composés entre 650 et 550 av. J.-C. Dans les cent premiers vers, le poète met en scène, de façon dramatique, la naissance d'Apollon. Léto, déesse d'Asie Mineure, cherche un lieu pour accoucher du fruit de ses amours avec Zeus, mais partout où elle passe, elle essuie un refus, sauf dans les Cyclades, où Délos l'accepte après un dialogue poignant : « Salut bienheureuse Létô ! Tu mis au monde ces superbes enfants, le Seigneur Apollon et l'Archère Artémis, elle à Ortygie, et lui dans l'âpre Délos, quand tu vins t'appuyer contre le Cynthe et sa large falaise, tout près du palmier, au bord des ondes de l'Inopos. » On sait qu'Ortygie est l'île de Rhénée en face de Délos où se trouvait un grand Artémision. À Délos même, le Cynthe, la montagne sacrée, et l'Inopos, le cours d'eau permanent qui se jetait dans le lac sacré, sont les deux éléments essentiels qui animent le paysage délien. Des palmiers sacrés sont cités dans les inscriptions de Délos : l'arbre est propre à l'Apollon délien, comme le laurier l'est à l'Apollon de Delphes. C'est au palmier de Délos qu'Homère compare Nausicaa dans un vers qui constitue la seule mention de Délos dans l'épopée. Délos accepte finalement de servir de lieu de naissance à Apollon en exigeant de Léto sous serment (v. 80-82) « qu'ici même il [Apollon] fondera un temple magnifique, qui sera l'oracle des hommes, puis de l'humanité entière, tant il aura de renom ». La deuxième partie du poème rapporte les premiers pas d'Apollon à Délos et évoque les sacrifices et les concours qu'instituèrent les Ioniens « aux tuniques traînantes ». Pour compléter les mythes et les rites déliens, il faut aussi recourir à des auteurs plus tardifs, comme Hérodote, qui passa à Délos au milieu du Ve siècle, et Callimaque, poète ayant vécu à Alexandrie, qui composa un Hymne à Délos au début du IIIe siècle. L'intérêt du premier pour les mirabilia, les recherches du second en matière de mythologie, permettent de compléter les récits un peu courts sur l'Apollon délien. Hérodote consacre un long passage au livre IV, 33-35 à la légende des Vierges hyperboréennes. Deux couples de Vierges, Opis et Argé, Hypéroché et Laodiké, seraient venus du Grand Nord, du pays des Hyperboréens, au-delà du pays des Scythes, pour honorer Apollon et lui apporter des offrandes. Elles seraient mortes à Délos et des cérémonies se déroulaient autour de leurs tombeaux : « En l'honneur des Vierges dont j'ai parlé, qui étaient venues de chez les Hyperboréens et qui moururent à Délos, jeunes filles et jeunes gens de Délos se coupent les cheveux ; les filles, avant de se marier, retranchent une boucle de leur chevelure et après l'avoir enroulée autour d'un fuseau, la déposent sur le tombeau des deux vierges [ce tombeau est à gauche en entrant dans l'Artémision ; il y a poussé un olivier] ; les jeunes Déliens, autant qu'ils sont, tressent de leurs cheveux autour d'une herbe verte, qu'ils déposent aussi sur le tombeau. » Au tombeau d'Hypéroché et de Laodiké sont donc liés des rites de passage, bien connus dans tout le monde grec et réservés ici à la communauté des Déliens. Il est intéressant que des inscriptions du IVe siècle av. J.-C. attestent le rituel des offrandes hyperboréennes et que l'on ait identifié leurs tombeaux sur le site, même si cette identification soulève plus d'un problème (Fig. 1, 32 et 41). Callimaque, dans son Hymne à Délos, évoque lui aussi les offrandes hyperboréennes et il est le premier à citer des rites curieux qui se déroulaient autour de l'autel d'Apollon (Fig. 1, 39) qui étaient certainement encore pratiqués de son temps : on dansait la géranos, ou danse de la grue, autour de l'autel d'Apollon – comme le fit Thésée, le célèbre héros athénien, avec ses compagnons, en revenant de Crète – et des rites propitiatoires, réservés aux marins, consistaient à mordre l'olivier sacré et à faire le tour de l'autel en le flagellant ou en se flagellant ; les deux interprétations sont possibles. Circule donc par voie orale tout un corpus de mythes, élaborés ou réinventés par les poètes, adaptés aux besoins de la communauté locale dont ils constituaient l'histoire et de celle, plus large, des Ioniens des îles. L'absence de textes sacrés, comme l'était la Bible pour les Hébreux, laissait une large place à la parole inventive des hommes, qui célébraient les dieux par la bouche de chœurs de jeunes filles, lors des grandes fêtes. Délos aux IIe et Ier siècle av. J.-C. Société délienne On insistera sur cette période, où fut profondément modifié le paysage délien et où furent entièrement remodelés les quartiers d'habitation ; en effet, il n'y a pas de quartiers de maisons déliennes antérieurs à la deuxième moitié du IIe siècle av. J.-C. De 167 à 88 av. J.-C., date à laquelle les troupes de Mithridate ravagent l'île, Délos connaît un développement urbain exceptionnel, engendré par l'afflux de Grecs, d'Orientaux et d'Italiens qui forment une société cosmopolite, originale par sa composition et ses modes de vie : trois groupes donc, dont le poids démographique paraît à peu près égal, mais dont la composition différait sensiblement. Il ne nous manque que les chiffres globaux de la population : celui qui est partout répété, vingt-cinq mille habitants, ne repose que sur des intuitions ; on a calculé, sur des bases plus solides, que dans le premier tiers du IIe siècle, l'île comptait environ mille deux cents citoyens et la population globale devait atteindre six mille personnes, mais cette donnée ne peut servir que de référence, sans doute minimale, pour estimer la population totale au début du Ier siècle av. J.-C. Le cas des Athéniens est le plus simple à régler : ils étaient, par définition, des hommes libres. Les « Orientaux » pouvaient être des Grecs d'origine, descendant des colons partis dans les cités fondées par Alexandre ou ses successeurs, ou des indigènes hellénisés, transportant avec eux leurs dieux nationaux, Égyptiens, Judéens, Phéniciens, Samaritains, Syriens ; on compte parmi eux des hommes libres fréquentant le gymnase, mais aussi des esclaves. Le groupe des Italiens recouvre des individus d'origine et de statut variés. Le sommet de la hiérarchie sociale est occupé par les citoyens romains au sens strict et les hommes libres de cités de l'Italie, grecques ou autres, mais, trait typique de la société romaine, les affranchis qui résidaient à Délos pour gérer les affaires de leurs patrons, sont les plus nombreux. Il y avait aussi des esclaves qui apparaissent notamment comme membres du collège des Compétaliastes – ils tirent leur nom du culte des Lares des carrefours ou Lares compitales qu'ils desservent ; lorsqu'ils disposent d'une stèle funéraire, elles ne se distinguent en rien de celles des hommes libres, mais l'intégration de la classe servile dans la société reposait sur des bases fragiles, comme le manifeste la révolte de 130 av. J-C. Le rôle des Romains La présence romaine s'est tout d'abord manifestée à Délos sur le plan religieux. Le culte de la déesse Rome est introduit très tôt dans le Prytanée puisque mention est faite d'un prêtre d'Hestia, Démos et Rome, au deuxième rang des sacerdoces déliens, dans la liste des prêtrises de 159/8 av. J.-C. Les Romains créèrent leurs propres espaces de réunion et de culte en deux points de l'île, l'agora des Italiens (Fig. 1, 52) et l'agora des Compétaliastes (Fig. 1, 2), le premier à l'est du temple de Léto et au sud du Lac sacré, le second en bordure du rivage, au débouché de la Voie sacrée et de la rue qui mène au quartier du théâtre. Ce faisant, ils s'appropriaient, dans le premier cas, des terrains sacrés et dans le second, un espace public : même si l'on ne sait rien des conditions de l'expropriation ou de l'appropriation, la localisation de ces terrains montre assez que l'on n'avait rien à refuser, sur l'île d'Apollon, aux maîtres du moment et qu'ils tenaient de leur côté à marquer le paysage urbain de Délos. Les cultes attestés sur l'agora des Compétaliastes par les autels et les monuments sont assez nombreux : Apollon, Héraclès-Hercule, Hermès-Mercure, les Lares, Maïa – antique déesse latine, parèdre de Volcanus, qui avait été assimilée à la mère de Mercure –, la déesse Rome, Athéna. Les autres communautés, athéniennes et orientales, ont certes marqué à leur façon le paysage délien : les Athéniens n'ont rien eu de plus pressé que de reconstruire les Propylées du sanctuaire d'Apollon pour y graver leur nom sur la dédicace (Fig. 1, 5) ; ils l'inscrivirent aussi sur l'architrave de la salle hypostyle (Fig. 1, 50), en effaçant celui des Déliens. Les sanctuaires des dieux syriens et égyptiens se dressaient fièrement sur la terrasse du Cynthe (Fig. 1, 98 et 100). Maisons déliennes Toutes ces communautés habitaient des maisons de type grec, organisées autour d'une cour, en général peu ouvertes sur l'extérieur et se dressant sur un ou plusieurs étages. On note seulement quelques tentatives intéressantes pour ouvrir plus largement les façades : par les fenêtres de la maison en forme de tour, dans l'îlot des Comédiens, et par les larges baies de la maison de Fourni, les habitants pouvaient profiter du paysage et voir la mer. Les aménagements intérieurs dépendent de la richesse du propriétaire : péristyles de marbre, belles mosaïques et revêtements muraux, peints avec des représentations figurées. La maison délienne se distingue moins par son architecture que par son mobilier et notamment par les sculptures qui décoraient les cours et les étages. Le choix des occupants se portait soit sur la reproduction d'œuvres de la grande sculpture classique, comme le Diadumène de Polyclète (Ve siècle av. J.-C.), soit sur une iconographie au goût du jour où les thèmes érotiques étaient particulièrement prisés. Plus intéressante par sa rareté est la coutume, qui n'est clairement attestée qu'à Délos pour l'époque, des statues-portraits que les riches propriétaires, grecs ou romains, installaient dans leur demeure, statues en pied ou bustes, dont d'assez nombreux exemplaires ont été retrouvés. Mais d'où provient cette singulière habitude ? Faut-il y voir un embourgeoisement du portrait royal grec, ou faut-il la relier aux imagines romaines, portraits en cire des ancêtres qui étaient conservées dans la maison et que l'on faisait défiler lors des grandes cérémonies ? Le milieu délien semble propice à ce genre d'expériences où s'amalgament en une synthèse originale des traditions propres aux différentes communautés. Le matériel trouvé dans les maisons nous apporte quelques indications sur les trafics : amphores de vin d'Italie, vins grecs de Chios – un des grands crus –, de Cnide et de Rhodes. Le commerce engendré par cette consommation de produits variés suppose une activité portuaire de quelque importance. En dehors des témoignages archéologiques, déjà cités, nous disposons sur le trafic des esclaves, du témoignage de Strabon, contemporain d'Auguste : « Délos, pouvait recevoir et expédier des dizaines de milliers d'esclaves en un seul jour, au point qu'on en a fait un proverbe : « marchand, accoste, débarque, tout est déjà vendu ». On peut douter des chiffres donnés par Strabon et ce texte n'autorise pas à chercher un grand bâtiment pour y loger le marché aux esclaves de Délos, que certains ont reconnu dans l'agora des Italiens (Fig. 1, 52) : l'île pouvait en effet fonctionner comme une bourse où se négociaient des cargaisons et non comme un centre où l'on réunissait le cheptel humain pour la vente ; quel que soit le système utilisé, il est néanmoins évident que Délos fut au cœur d'un grand trafic esclavagiste organisé par Rome. La société délienne des IIe et Ier siècles av. J.-C. nous apparaît très diverse par sa composition et assez originale dans ses créations et ses goûts. Des recherches futures nous apprendront s'il s'agit d'un milieu exceptionnel où se sont élaborées des formules qui se sont diffusées plus tard dans le monde romain ou s'il ne s'agit que d'un bon exemple, mais somme toute banal, des milieux cosmopolites de la fin de l'époque hellénistique que l'on rencontrait dans tous les grands ports de la Méditerranée, de Pouzzoles à Éphèse. Roland Étienne Septembre 2003 Copyright Clio 2016 - Tous droits réservés Bibliographie Le Guide de Délos Philippe Bruneau et Jean Ducat L'Ecole française d'Athènes (diffusion De Boccard), Paris, 1983 (3e édition) Mosaïque de Délos Ph. Bruneau EFA, 1973 Sculptures déliennes Sous la direction de J. Marcade De Boccard, Paris, 1996 Délos, île sacrée et ville cosmopolite Ph. Bruneau, M. Brunet, A. Farnoux, J.-Ch. Moretti CNRS éditions, Paris, 1996 L'Espace grec (catalogue de l'exposition à l'occasion du 150ème anniversaire de l'EFA) Marie-Dominique Nenna Fayard, Paris, 1996