Les crises écologiques

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Les crises profondes :
inégalités et écologie
Éloi LAURENT (OFCE/Sciences-po)
[email protected]
Université d’été “Le capitalisme en crises”
Université de Montréal, 28 juin 2010.
Problématiques
 Crise économique, crise de l’économie, crise des économistes ?
 “La crise” : une perspective braudélienne ;
 La crise financière : les deux Keynes ;
 La crise des inégalités : justice et efficacité ;
 Les crises écologiques ;
 Sorties de crises profondes ?
Misère de l’économie,
splendeur des économistes
 Crise économique = crise de l’économie. Pas tant de sa faculté
prédictive que de sa capacité rétrospective d’analyse (que s’est-il
exactement passé ?). Théorie financière en faillite ; théorie
macroéconomique en état de choc ; indicateurs économiques
brouillés et trompeurs.
 Pourtant, on n’a jamais autant vu les économistes que depuis que
leurs modèles de référence se sont effondrés. Le poison et
l’antidote ? Le labyrinthe et Dédale ?
 En réalité, un paradigme chasse l’autre : il y a un économiste pour
chaque saison. Mais alors pourquoi écouter les économistes ?
Comment tenir un discours économique crédible ?
Paranoïaques vs. schizophrènes
 L’opposition fondamentale n’est pas entre keynésiens et néo-classiques,
conservateurs et progressistes, économistes de droite et de gauche.
 L’opposition véritable : entre les « autonomistes » et les « pluriels », entre
les paranoïaques et les schizophrènes. Je suis un schizophrène, je
pratique « l’économie ouverte », celle qui partage son domaine avec les
autres sciences sociales et les humanités, et de plus en plus, avec les
sciences du vivant, au lieu de les mépriser souverainement (généalogie
intellectuelle singulière, de Aristote à Richard T. Ely à A. Sen).
 Je vais donc vous parler du point de vue de l’économie ouverte en
mettant la crise et ses différentes dimensions en perspectives, deux
perspectives qui mettent généralement l’économie mal à l’aise : la
répartition des revenus et la projection dans le temps (la dynamique).
Une perspective braudélienne
 Nous sommes quelque part entre « la crise de tout » et « la crise, quelle
crise ? ». Peut-on donner de la profondeur à cette crise sans tomber dans
la grandiloquence ? Peut-on donner de la consistance à la simultanéité
des crises financière, sociale et écologique sans tomber dans l’artifice
rhétorique ?
 Braudel, le monde méditerranéen de Philippe II : trois dimensions, trois
espaces-temps : la longue durée géographique, les tectoniques sociales
et économiques et enfin l’agitation politique du moment, le temps des
individus.
 Dans cette crise également, se superposent trois strates : l’écume de la
crise du capitalisme financier, la houle de la crise des inégalités sociales,
la marée de la crise écologique.
 Ces trois niveaux sont imbriqués, et les enchaînements analytiques entre
les trois niveaux sont aussi décisifs que délicats.
La crise financière: les deux Keynes
 Premier niveau : la crise financière. Retour de Keynes, en deux sous



strates : l’impossible auto-régulation du système économique,
l’impossible efficience informationnelle des marchés financiers ;
L’impossible auto-régulation économique : le marché n’existe pas sans la
puissance publique qui est la garantie cachée de son fonctionnement. Il
n’y a pas de « capitalisme sauvage » au sens d’un marché sans droits. Il y a
en revanche des capitalismes non-démocratiques ;
L’impossible efficience des marchés financiers : critique keynésienne
plus radicale encore de la soi-disante « rationalité des marchés » ;
Pour autant, lacune fondamentale de la pensée keynésienne : la question
de la répartition des revenus. De manière générale, Keynes est un
« autonomiste » qui se complaît dans l’impérialisme économique ;
Il faut aller plus profond : la première « crise profonde » est celle des
inégalités.
La crise des inégalités
 L’explication par la seule défaillance de la régulation financière n’est pas assez
convaincante : la « crise des subprimes » (printemps 2007) est, au fond, une crise
de l’endettement des ménages insolvables ;
 Pourquoi ? Quasi-stagnation des salaires et des revenus pour la très grande
majorité de la population américaine depuis deux à trois décennies (alors même
que la productivité du travail a cru à un rythme important) = endettement
croissant des ménages désireux de maintenir leur niveau de vie = endettement
dont la charge financière est devenue insupportable ;
 A l'autre bout de la distribution des revenus, gonflement de la part de la
richesse nationale détenue par les plus grandes fortunes = course folle à la
rentabilité du capital = dépréciation pathologique de l'avenir qui a à peu près
complètement détourné les marchés financiers de leur fonction de financement
à long terme de l'économie.
Le retour du « Gilded Age »
Part du revenu national détenue par les 10% les plus riches
Source : Piketty, T. and E. Saez (2003), mis à jour.
Le retour du « Gilded Age »
Part du revenu national détenue par les 10% les plus riches
Source : Piketty, T. and E. Saez (2003), Kugman (2008).
Les inégalités aux Etats-Unis :
le court terme
Source: Piketty, T. and E. Saez Quarterly Journal of Economics, 118(1), 2003, 1-39, données mises à jour accessibles à
http://elsa.berkeley.edu/~saez/TabFig2005s.xls .
« The lost decade », « the big zero »
Source : Washington Post; BEA.
La crise des inégalités
 La crise financière aux Etats-Unis puis dans le reste du monde procède
donc de deux causes profondes, toutes deux en rapport avec le
développement des inégalités de revenu : un endettement insoutenable
des ménages lié à la stagnation des salaires moyens ; une prise de risque
inconsidérée des entreprises financières liée à une fuite en avant dans la
rentabilité du capital ;
 Régression sociale poussée à l’excès aux Etats-Unis, mais montée des
inégalités de revenu et déstabilisation de la société salariale dans tous les
pays industrialisés depuis 25 ans (rapports OCDE, OIT, FMI). S’est
combinée à la montée des inégalités internationales pour gonfler des
déséquilibres globaux progressivement insoutenables ;
 Le rapport entre crise financière et crise des inégalités est donc direct (et
aussi indirect par le biais de la politique monétaire expansionniste). Les
inégalités sont non seulement injustes socialement, elles sont aussi
inefficaces économiquement. Quid des crises écologiques ?
Les crises écologiques
 Deuxième crise profonde, troisième strate braudélienne: les
crises écologiques (changement climatique, biodiversité,
écosystèmes) ;
 Quel est le rapport entre crise écologique et crise financière ? La
crise financière joue un rôle de révélateur de la crise écologique,
un rôle métaphorique ;
 Les rendements excessifs exigés des produits financiers ont
réduit à rien le temps long qui doit être l’horizon de la finance. De
la même manière, la consommation excessive des ressources
naturelles par les générations présentes insultent l’avenir des
générations futures ;
 Dans les deux cas, guerre du présent contre l’avenir.
La domination humaine sur les écosystèmes
terrestres et “l’ère de l’Anthropocène”
Peter Vitousek et al. 1997 :
“nous contrôlons la majeure partie
de la Terre et nos activités affectent
le reste ; nous changeons la Terre
plus vite que nous ne la
comprenons.”
Crutzen and Stoermer, 2000 : passage de l’ère de l’Holocène à l’ère de
l’Anthropocène à partir de la fin du 18ème siècle. A partir de l’invention de la
machine à vapeur de Watts (1784), l’homme devient la force géologique
dominante et le restera pour des milliers d’années à venir.
2000 : la décennie la plus chaude…
NASA (Jim Hansen): January 2000 to
December 2009 was the warmest decade on
record. Throughout the last three decades,
the GISS surface temperature record shows
an upward trend of about 0.2°C (0.36°F) per
decade.
Source: Goddard Institute for Space Studies (GISS)/NASA.
Emissions de GES : où nous en sommes…
Co2 emissions from fossil fuels between 1990 and 2008: + 41%
Source: Le Quéré C, Raupach MR, Canadell JG, Marland G et al. (2009)
Trends in the sources and sinks of carbon dioxide. Nature geosciences.
Les “services écosystémiques”
Source: Millenium Ecosystems Assessment, 2005.
L’état des écosystèmes
MEA (2005): 60% des
écosystèmes dégradés
(18 services sur 24);
Source: Millenium Ecosystems Assessment, 2005.
L’état de la biodiversité :
L’indice “living planet” (WWF, 2008)
L’indice a
baissé de 28 %
de 1970 à
2005
L’état de la biodiversité : la “liste rouge”
Source: IUCN, « Red list ».
Les crises écologiques
 Parallélisme des formes dans les remèdes : restauration de
l’équilibre entre court terme et long terme = revanche de
l’avenir sur le présent.
 Quel est le rapport entre crises écologiques et crise des
inégalités ? Rapport direct entre pauvreté, inégalités
internationales et dégradation des écosystèmes et de la
biodiversité ; idem pour catastrophes dites « naturelles » ( pays
pauvres mais aussi pays riches : Katrina, canicule de 2003 en
Europe).
 Question des « inégalités environnementales » (conférence de
vendredi). Rapport entre démocratie et soutenabilité.
« Politiques sociales-écologiques ».
Comment sortir des crises profondes ?
 Si l’on accepte ces analyses, la question de la « sortie de crise » devient celle de
la « sortie de crises profondes » : comment restaurer l’égalité dégradée ?
Comment éviter « la crise des crises », celle de la vie humaine sur Terre, qui est
et sera une crise sociale et non « naturelle » ?
 L’arme par excellence de la correction des inégalités dans nos démocraties est
l’arme fiscale : taxer le système bancaire et les hauts revenus à hauteur des
risques qu’il fait courir à la société (socialiser les pertes, privatiser les gains), reréguler, réinventer l’Etat providence, etc. Roosevelt !
 Pour les crises écologiques, l’analyse économique recommande de modifier le
système de prix pour changer les comportements (taxe carbone). C’est
nécessaire, mais insuffisant. Il faut plus profondément changer le système de
valeurs pour modifier les attitudes : principe de justice.
 Plus fondamentalement, dans le débat public, restaurer l’idée de « l’efficacité de
l’égalité « : les inégalités de revenu sont mauvaises pour tout ce qui est bon
(santé, éducation, etc.), y compris la stabilité du système économique.
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