Colloque international “Espace de l'esthétique, esthétiques de l'espace”, Lyon 5-7 mars 2009 Mauro Carbone SILENCE, SILENCES* En concluant son introduction à la section consacrée à « L’Orient et la philosophie » dans l’ouvrage collectif Les Philosophes célèbres, publié en 1956 sous sa direction, Maurice Merleau-Ponty écrivait : « Les philosophies de l’Inde et de la Chine ont cherché, plutôt qu’à dominer l’existence, à être l'écho ou le résonateur de notre rapport avec l’être. La philosophie occidentale peut apprendre d’elles à retrouver le rapport avec l’être, l’option initiale dont elle est née, à mesurer les possibilités que nous nous sommes fermées en devenant ‘occidentaux’ et, peut-être, à les rouvrir »1. Cette introduction est suivie immédiatement de l’article intitulé « Deux philosophes indiens : le Bouddha et NammāLvār » – que Merleau-Ponty avait confié à Jean Filliozat, qui était à cette époque son collègue au Collège de France – ainsi que de l’article intitulé « Deux philosophes chinois : Siun tseu et Tchouang tseu », signé par Max Kaltenmark, qui était quant à lui Maître de recherches au C.N.R.S. On sait que le Bouddha montre et enseigne la valeur de vérité du silence, dont l’expérience se révèle ainsi être religieuse en même temps qu’esthétique (au double sens, perceptif et artistique, de ce mot) et, comme on le verra en conclusion de cet exposé, aussi spatialisante2. Par ailleurs, Bernard P. Dauenhauer, dans son livre intitulé Silence. The Phenomenon and its Ontological Significance, rappelle que, « s’agissant de la place du silence, des intuitions tout à fait semblables [à celles du bouddhisme] se retrouvent dans le taoïsme aussi bien que dans le confucianisme »3. C’est donc que, dans la plupart des cultures extrême-orientales, l’expérience du silence apparaît traditionnellement décisive pour l’ouverture aux humains du rapport avec l’être. Mais cela est-il encore vrai à notre époque, celle de la « mondialisation » déployée ? Autrement dit, si, avant même la publication de l’ouvrage dirigé par Merleau-Ponty, Martin * Ce texte a pu bénéficier des remarques de Kwok-ying Lau, Pierre Rodrigo et Ryosuke Shiina. Je tiens à remercier très amicalement chacun d’eux pour sa généreuse disponibilité. 1 M. Merleau-Ponty (éd.), Les philosophes célèbres, Paris, Mazenod, 1956; nouvelle édition révisée et augmentée sous la direction de J.-F. Balaudé, Les philosophes de l’antiquité au XXe siècle. Histoire et Portraits, Paris, Le Livre de Poche, 2006, p. 50. 2 A propos de l’expérience acoustique en tant qu’expérience spatialisante, cf. E. Straus, Les formes du spatial. Leur signification pour la motricité et la perception [1930], tr. fr. de M. Gennart, in Id., Figures de la subjectivité. Approches phénoménologiques et psychiatriques, études réunies par J.-F. Courtine, Paris, Éd. du C.N.R.S., 1992, pp. 15-49. 3 B. P. Dauenhauer, Silence. The Phenomenon and its Ontological Significance, Bloomington, Indiana University Press, 1980, p. 110. 1 Heidegger évoquait déjà avec son interlocuteur japonais « la complète européanisation de la Terre et de l’homme »4, aujourd’hui où ce procès semble pleinement avoir été accompli (comme l’a été aussi son pendant : « la fin de l’Europe comme puissance historique »5 diagnostiquée par Jan Patočka) – aujourd’hui donc, peut-on encore maintenir entre l’Occident et l’Orient, dans leur rapport avec l’être, une distinction telle que celle que Merleau-Ponty a proposée ? Si la relation des hommes au silence est significative du rapport des humains avec l’être, il est bien certain qu’à l’époque actuelle l’Occident fait montre d’une culture et d’une compréhension purement négatives de cette relation. En effet, le silence y est conçu comme un phénomène que l’on peut dire non-standard, autrement dit comme une pure absence (de mots, de sons, de bruits) qui, en tant que telle, demande à être remplie. D’où le manque d’espaces – physiques et psychiques – usuellement consacrés au silence. Dans les centres urbains, les « zones de silence » ne sont octroyées que comme des sortes de cordons sanitaires autour des espaces réservés à l’accueil des personnes qui vivent une situation socialement inhabituelle : les malades dans les hôpitaux, les personnes âgées dans les centres gériatriques, les hôtes des stations de soin thermal ou, dans certains cas favorables, ceux des lieux de vacances. Par ailleurs, le fait que le droit au silence est aujourd’hui compris, en règle générale, comme un « droit aliénable » veut bien dire que s’il doit être garanti à ceux qui se trouvent dans des circonstances extra-ordinaires, c’est pour mieux les amener par la suite à vivre à nouveau dans des circonstances ordinaires où il n’y aura plus lieu de réclamer ce droit-là. Il s’ensuit que l’absence de silence est une condition que notre mentalité collective actuelle non seulement accepte, mais cherche même à vivre comme habituelle, en concevant par contre n’importe quelle expérience du silence comme « non naturelle ». Bien entendu, je ne prétends pas affirmer, avec cette remarque, le caractère naturel du silence puisque, tout au contraire, là où il y a une oreille humaine, il y a de la culture ; je veux bien plutôt souligner le caractère précisément culturel (qui est, en tant que tel, révélateur d’un certain rapport à l’être) que chaque relation au silence revêt, aujourd’hui comme dans le passé. Le philosophe suisse Max Picard écrivait en 1948, au sujet de notre présent « monde sans silence », dans un petit livre très stimulant intitulé Le monde du silence, qui a été traduit en français avec une préface de Gabriel Marcel : « L’homme qui a perdu le silence n’a pas perdu avec le silence un attribut seulement, il en a été modifié dans toute sa structure ».6 La modification structurelle évoquée par Picard peut être résumée de la manière suivante : en perdant le silence, 4 M. Heidegger, « D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande » [daté de 1953-54], tr. fr. de F. Fédier, in Id., Acheminement vers la parole [1959], tr. fr. de J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976, p. 101. 5 J. Patočka, L’Europe après l’Europe, tr. fr. sous la direction de E. Abrams, « Postface » de M. Crépon, Lagrasse, Verdier, 2007, p. 42. 6 M. Picard, Le monde du silence, tr. fr. de J.-J. Anstett, « Préface » de G. Marcel, Paris, P.U.F., 1954, p. 175. 2 l’homme a perdu la parole. Mais quelle parole a-t-il perdue, s’il est vrai que – comme Ionesco le fait dire en guise de conclusion au protagoniste de Jacques et la soumission – « c’est facile de parler, ce n’est même plus la peine » ? À ce sujet, on se souvient que, dans Sein und Zeit, Heidegger distingue la « parole » (die Rede) du « on-dit » (das Gerede)7 et que, dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty distingue la « parole parlante » de la « parole parlée »8. Comme l’a souligné Jean-Pierre Charcosset, cette dernière « distinction est manifestament à rapprocher de la distinction heideggerienne »9 précédente, mais à mon avis il vaut mieux partir de la distinction proposée par Merleau-Ponty luimême pour comprendre en quel sens la perte du silence ne fait qu’un avec la perte de la parole. Nous reviendrons ensuite à la première distinction, celle opérée par Heidegger, pour chercher à mettre en lumière, à partir d’elle, quelques conséquences de cette perte. Dans l’opposition rappelée ci-dessus, il est clair que Merleau-Ponty entend par « parole » – terme auquel il préférera ensuite celui de « langage » – non pas un mot singulier, mais l’expression langagière, qu’elle soit orale ou écrite, dans sa totalité. Il remarque en effet que, quand nous parlons en nous bornant à reparcourir la chaîne des signes et des signifiés déjà disponibles et à utiliser des formulations déjà pré-organisées, notre langage semble se limiter à traduire en mots des signifiés qui leur préexistent et qui en sont indépendents ; il semble donc se limiter à signifier exclusivement au moyen des atomes verbaux dont il est composé. Telle est la « parole parlée », dans laquelle les signes ne font que se superposer à des significations déjà codifiées. Inversement, si nous portons maintenant notre attention sur les phases où, au sens strict, nous cherchons comment dire un sens qui, finalement, germera entre nous et nos interlocuteurs dans sa nouveauté jusque là inconnue, alors nous nous apercevons que le langage ne se limite pas à transférer dans des atomes verbaux des signifiés qui lui préexistaient, mais que, pour atteindre effectivement ce que nous « voulions dire », nous avons fait vibrer – en désorganisant et réorganisant ses « pleins » et ses « vides » – la chaîne verbale composée des signes et des significations accumulés dans le langage habituel, jusqu’à y installer une signification nouvelle. Telle est la « parole parlante », qui signifie de manière oblique, ou indirecte, au travers de l'inépuisable vibration qui parcourt les différences entre les signes, au travers donc des nervures de silence que ces différences évoquent et par lesquelles, sans solution de continuité, elles sont ellesmêmes évoquées, comme cela a lieu, en effet, dans le travail de l’écrivain (« Les poèmes – Paul 7 Cf. M. Heidegger, Etre et Temps, tr. fr. de F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, § 34 et § 35, pp. 207 sqq. 8 Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, pp. 203 sqq. 9 J.-P. Charcosset, Merleau-Ponty. Approches phénoménologiques, Paris, Hachette, 1981, p. 29. Du meme auteur cf. aussi La tentation du silence, « Esprit », n. 66, Juin 1982, pp. 53 sqq. 3 Eluard le rappelle de manière exemplaire – ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence »), mais aussi dans tout autre usage créateur du langage. La « parole parlante » se présente donc, non pas comme le contraire du silence, mais comme son envers, puisqu’elle ne cesse jamais d’en être nourrie et d’y être entremêlée, tout comme les notes d’une phrase musicale sont nourries et entremêlées de silence. Ainsi, dans sa Recherche, Marcel Proust décrit Swann, désormais déçu par son amour pour Odette, écoutant une fois encore la « petite phrase » de la sonate de Vinteuil qui, autrefois, avait été « l'air national » de cet amour, et comprenant enfin que « cette impression de douceur rétractée et frileuse » que la « petite phrase » lui évoquait était due « au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre elles » 10. Ce que Swann découvre en analysant la « petite phrase » musicale vaut aussi, selon Merleau-Ponty, pour la « parole parlante » : dans ce cas-là, écrit-il, « Le langage exprime autant par ce qui est entre les mots que par les mots eux-mêmes, et par ce qu'il ne dit pas que par ce qu'il dit, comme le peintre peint, autant que par ce qu'il trace, par les blancs qu'il ménage, ou par les traits de pinceau qu'il n'a pas posés »11. C’est par là que l’analyse merleau-pontienne vient rencontrer celle de Max Picard : très précisément par l’affirmation selon laquelle « la parole serait sans profondeur si lui manquait l’arrière-plan du silence »12. Bien évidemment, ce choix de considérer le silence comme « l’arrière-plan », comme le fond de la parole, ne vient en aucune façon confirmer la conception du silence comme phénomène dérivé et négatif par rapport à la parole même. Le fond est, en effet, ce sans quoi nous ne verrions pas ce que nous voyons, et c’est pourquoi ce que nous voyons ne nous apparaît qu’avec et grâce au fond sur lequel nous le voyons, et nous apparaîtrait différemment si nous le voyions découpé sur un fond différent. Autrement dit, le silence, précisément en tant que fond de la parole, se présente comme condition nécessaire de toute forme d’expression, comme « ce sans quoi » l’expression ne serait pas ce qu’elle est, et comme l’une de ses composantes absolument essentielles. Par conséquent, le silence se révèle n’être en rien un simple phénomène négatif – en ce sens que, à l’exact opposé de la manière dont notre mentalité collective tend à le penser aujourd’hui, il n’est nullement la simple absence de quelque chose d’autre. En fait, le silence est bien plutôt un phénomène positif et complexe13, dont la complexité ne fait qu’un avec celle de l’expression elle-même. De plus, il n’est absolument pas dérivé par rapport à la parole, et cette dernière n’est pas davantage dérivée par 10 M.|Proust, Du côté de chez Swann, dans À la Recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de J.Y.|Tadié, «|Bibliothèque de la Pléiade|», Paris, Gallimard, 1987, vol. I, p.|343. 11 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, texte établi et présenté par C. Lefort, Paris, Gallimard, 1969, pp. 61-62. 12 M. Picard, Le monde du silence, op. cit., p. 12. 13 Cf. B. P. Dauenhauer, Silence. The Phenomenon and its Ontological Significance, op. cit., p. vii. 4 rapport à lui, mais le silence et la parole co-naissent, pour emprunter le mot de Paul Claudel : ils sont co-originaux et donc adviennent par et dans une constante relation réciproque. Bref, ils sont aussi complémentaires que l’inspiration et l’expiration. Et c’est même plus qu’une simple similitude, puisque, premièrement, le silence et la parole n’existent véritablement que dans le rythme de l’inspiration et de l’expiration, comme tout acteur et toute actrice le savent par expérience, et deuxièmement – ce point étant le plus important – de même que pour notre rythme respiratoire, c’est ce rythme qui nous règle sur son tempo plutôt qu’il n’est scandé par le nôtre. C’est ce que Marguerite Yourcenar aperçoit avec profondeur quand elle affirme qu’il faut laisser lever un livre, tout comme le pain.14 Il y a là une reconnaissance implicite du fait que l’expression – de manière analogue à la respiration – « se fait » en nous plus que nous ne la faisons, et du fait que nous n’exerçons pas un plein contrôle sur elle – nous en témoignons d’ailleurs très lucidement quand nous disons qu’un mot ne nous « vient pas » et que nous admettons ainsi (sans y prendre assez garde sans doute) que l’activité expressive est doublée de passivité, un peu comme nous pourrions le dire de l’ « activité respiratoire ». Ainsi, qui ne sait pas saisir, ou plutôt accueillir le rythme que l’expression nous dicte, qui ne sait pas alterner le silence et la parole, bref – comme l’écrit Romano Guardini – « qui ne sait pas se taire vit sa vie comme s’il voulait seulement expirer et non pas aussi inspirer ».15 Cette dernière remarque nous ramène aux conséquences de notre présente appréhension culturelle négative du silence. En effet, sur la base des observations qui ont été développées jusqu’ici, on peut affirmer que la perte de la dimension positive du silence ne fait qu’un avec une sorte d’atrophie de la parole parlante16 et avec son débordement par le « on-dit », c’est-à-dire par ce Gerede que Heidegger a défini, on le sait, comme une « fermeture » de l’entendre à partir de laquelle « il en est ainsi parce qu’on le dit »17. On peut affirmer également que le silence que nous avons ainsi perdu est aujourd’hui remplacé par une sorte de mutisme, qui se révèle être aussi complémentaire au « on-dit » que le silence positif l’est à la parole. Cet entrelacs du « on-dit » et du mutisme est exprimé de manière très juste par cette phrase de Samuel Beckett : « parler pour ne rien dire »18. Ainsi, le mutisme complémentaire au « on-dit » advient comme une atrophie de la possibilité de se taire – au muet, observe ainsi Heidegger19, il n’est pas possible de se taire – c’est-àdire que ce mutisme advient comme incapacité à se rapporter au silence en tant que composante de 14 Cf. M. Yourcenar, Les yeux ouverts, entretiens avec M. Galey, Paris, éd. du Centurion, 1980, p. 223. 15 Cf. R. Guardini, Virtù, Brescia, Morcelliana, 1972, p. 198. 16 Charcosset souligne en fait que la parole n’est pas une proprieté, mais une possibilité de l’homme. Cf. J.-P. Charcosset, Merleau-Ponty. Approches phénoménologiques, op. cit., p. 51. 17 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 216. 18 Cf. S. Beckett, L'innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 32. 19 Cfr. M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 211. 5 l'expression. Par ailleurs, il faut remarquer que, si cette sorte de mutisme peut être dès lors définie comme une impossibilité de se taire de manière significative, c’est précisément cette possibilité-là qui qualifie, à l’inverse, le silence20, ce qui en confirme le caractère de phénomène positif et de composante de l’expression non moins active que la parole – une composante active, bien entendu, au sens d’une activité dont nous avons dit qu’elle nous fait bien davantage que nous ne la faisons. Il est important d’ajouter que, s’il est vrai que la « parole parlante » ne signifie pas en remplaçant le silence mais en se nourrissant de lui, alors nous pouvons comprendre pourquoi il est impossible au langage humain d’atteindre à une dicibilité totale : c’est qu’en effet il y subsistera toujours un indicible en tant que possibilité silencieuse du dicible. Or, c’est précisément cette persistance silencieuse d’un indicible que la culture occidentale semble vouloir refouler en cherchant refuge dans le « on-dit », puisque reconnaître une telle persistance impliquerait la reconnaissance de notre finitude. C’est dire que l’horror vacui qui commande aujourd’hui au refoulement du silence se révèle être un horror mortis. Voilà donc pourquoi l’on peut dire que nous, occidentaux, « Nous nous sommes placés sur la parole, nous disposant au-dessus d’elle, au lieu d’écouter à partir d’elle »21, comme Heidegger l’affirme dans « D’un entretien de la parole [Aus einem Gespräch von der Sprache] » – texte dont il souligne par ailleurs la continuité avec la conception qu’il avait proposée dans Sein und Zeit22. Cela signifie que nous, occidentaux, avons prétendu dominer la parole et refouler par là même le silence. Sein und Zeit soulignait déjà que « la ‘logique’ » du logos grec a orienté notre linguistique occidentale « sur la parole en tant qu’énoncé »23. C’est pourquoi l’interlocuteur japonais de Heidegger rappelle que les langues occidentales « repose[nt] sur la différence métaphysique du sensible et du non-sensible, dans la mesure où les éléments de base, son et lettre d’un côté, signification et sens de l’autre, supportent la structure de la langue »24. Il s’ensuit, ajoute-t-il, que ces éléments supportent aussi « les modes de la représentation européens et leur concepts »25. C’est 20 « Qui se tait dans la conversation peut beaucoup mieux ‘donner à entendre’, c’est-à-dire accroître l’entente, que celui qui n’est jamais à court de parole » (ibidem). 21 M. Heidegger, « D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande », tr. fr. de F. Fédier, in Id., Acheminement vers la parole, op. cit., p. 136. 22 Cf. ibidem, p. 127 : « Eh bien, après notre entretien, lisez donc plus attentivement le paragraphe 34 ». D’autre côté, il faut rappeler avec F. Robert « l’intérêt de Merleau-Ponty pour Unterwegs zur Sprache » (cf. Fondement et fondation, « Chiasmi international », 2, 2000, p. 368), où est inclus le texte intitulé « D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande ». Françoise Dastur précise à son tour que « Merleau-Ponty [...] intercal[e] un long passage d’ Acheminement vers la parole, recueil paru en 1959, dans son commentaire du petit texte de Husserl intitulé L’origine de la géométrie [...]. Ce que Merleau-Ponty cherche à montrer, c’est la convergence de l’analyse heideggérienne de la parole avec ce qu’il nomme lui-même ‘parole opérante’ ou ‘parlante’ ». (F. Dastur, La lecture merleau-pontienne de Heidegger dans les notes du Visibile et l’invisible et le cours de 1958-59, « Chiasmi international », 2, 2000, p. 384). 23 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 212. 24 M. Heidegger, « D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande », tr. fr. de F. Fédier, in Id., Acheminement vers la parole, op. cit., p. 100. 25 Ibidem. 6 dire – d’après l’étymologie allemande de ces deux termes, la représentation (Vorstellung) et le concept (Begriff), qui résonne tout au long de l’entretien comme ayant marqué en profondeur la pensée occidentale moderne – que ces éléments supportent la logique du phénomène compris comme un représenter (vorstellen) en amenant devant soi (vor-stellen), ce qui à son tour sous-tend la configuration du concept selon laquelle le sujet peut saisir (greifen) en pensée la représentation universelle de l’objet qui se trouve face à lui26. C’est bien cette étymologie du mot « concept » qui est évoquée par le Japonais quand il parle de « saisir, au sens de la saisie qu’effectuent les structures conceptuelles de la pensée européenne »27. Et c’est bien en se référant à la logique qui sous-tend cette étymologie que, dès le début de l’entretien, il avouait la « tentation »28 des « ExtrêmeOrientaux »29 – cette catégorie n’étant pas celle du Japonais, mais de celui « qui demande » – de « faire la chasse au système conceptuel européen »30, pour pallier ce qui semble être l’incapacité de leurs langues à définir, comme nous le faisons, les objets de manière à les représenter « les uns par rapport aux autres dans un ordre clair, c’est-à-dire dans des relations mutuelles de hiérarchie et de subordination »31. Mais, si l’entretien s’ouvre sous le signe de cette tentation, il finit plutôt par suggérer, par le biais des remarques répétées du Japonais32, que c’est précisément l’élément « de l’indéterminé et de l’insaisissable »33 habitant ces langues-là – et témoignant d’une conception conséquente du silence34 – qui a résisté et qui a fait que, malgré tout, « le monde technique qui nous [i.e. : « les Extrême-Orientaux »] a pris dans son arrachement ne puisse pas aller plus loin qu’au premier plan »35. Partant de là, nous pouvons maintenant essayer de formuler une ébauche de réponse aux questions qui ont été soulevées au début de cet exposé. En effet, en élargissant la proposition de dépayser la pensée que François Jullien a développée par son « usage philosophique de la Chine »36, nous pouvons formuler l’hypothèse que les raisons précises qui ont empêché à 26 Cf. ibidem, pp. 123-124. 27 Ibidem, p. 107. 28 Ibidem, p. 100. 29 Ibidem, p. 88. 30 Ibidem. 31 Ibidem. 32 Par exemple : « Ce qui est au premier plan dans le monde japonais est tout à fait européen ou, si vous voulez : américain. L’arrière-plan du monde japonais, ou mieux: cela que ce monde est lui-même, vous pouvez en faire l’épreuve, au contraire, dans le theatre Nô » (ibidem, p. 103). 33 Ibidem, p. 89. 34 Le Japonais: « Pour nous, il ne paraît pas pas étrange qu’un entretien laisse dans l’indéterminé ce que l’on a proprement en vue, plus encore: qu’il le ramène à l’abri dans l’indéterminable » (ibidem, p. 98) et quelques pages plus loin: « au péril que cette voix , dans notre cas, soit le silence meme de la paix » (ibidem, p. 107). 35 Ibidem, p. 88. 36 Cf. L. H. Khoa et T. Marchaisse, Dépayser la pensée : Dialogue hétérotopiques avec François Jullien sur son usage philosophique de la Chine, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003. Thierry Marchaisse souligne de même que 7 l’européanisation (ou à l’américanisation) du monde extrême-oriental d’« aller plus loin qu’au premier plan », nous suggèrent que le monde extrême-oriental a pu, pour sa part, se mondialiser – dans des manières évidemment fort différentes les unes par rapport aux autres – sans devenir pour autant occidental. Si donc au début de cet exposé j’ai rappelé l’allusion faite par Merleau-Ponty aux « possibilités que nous nous sommes fermées en devenant ‘occidentaux’», nous ne devons pas conclure pour autant que le monde extrême-oriental s’est fermé lui aussi ces mêmes possibilités en se « mondialisant » à sa façon. En effet, en reprenant les catégories formulées par Jan Patočka dans le manuscrit inachevé des années mille neuf cent soixante-dix que j’évoquais déjà au début, il faut admettre que ce monde extrême-oriental a abordé l’époque « post-européenne » en ayant seulement vécu de manière marginale l’époque que Patočka appelle « européenne (Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes) »37, à savoir en ayant seulement vécu marginalement cette époque où, précisément, d’après Merleau-Ponty, nous sommes devenus « occidentaux ». Finalement donc, comme Alexis Pinchard l’a noté récemment dans la nouvelle édition des Philosophes célèbres, « Merleau-Ponty ouvrait ces pages en opposant deux visions occidentales de l’Orient, celle d’un Hegel sûr de sa propre suprématie conceptuelle et celle d’un Husserl qui espérait, par la confrontation avec des cultures épargnées par le modèle scientifique de l’Europe moderne, redécouvrir la tâche singulière appartenant à notre raison désormais en mal de sens. Or, aujourd’hui, il est sans doute temps pour la pensée occidentale de se défaire de ce privilège imaginaire qui, soit en acte soit en puissance, la rendait dépositaire unique de la Raison »38. Il est vrai que Merleau-Ponty, après avoir admis que « la philosophie ne peut plus [...] s’arroger la possession intellectuelle du monde et la rigueur du concept »39, semblait encore partager, dans ces pages, le « privilège imaginaire » évoqué par Alexis Pinchard, lorsqu’il écrivait qu’« il y a quelque chose d’irremplaçable dans la pensée occidentale : l’effort de concevoir, la rigueur du concept » 40. Mais à la page suivante il souligne qu’une telle pensée doit savoir s’ouvrir à la confrontation avec les traditions extrême-orientales en interrogeant leur manière allusive de se rapporter à l’être et aux étants – cette manière qui, comme nous l’avons vu, leur confère une attitude d’écoute plutôt que de domination par rapport à la parole et au silence et, par là même, une attitude de résonance avec l’être plutôt que de « possession intellectuelle du monde ». Évidemment il ne cet « usage philosophique de la Chine » « permet effectivement de mettre au jour des possibilités de pensée en dégageant des cohérences négligées, voire insoupçonnées, en Europe » (T. Marchaisse, dans F. Jullien et T. Marchaisse, Pensée d’un dehors (la Chine) : Entretiens d’Extrême-Occident, Paris, Seuil, 2000, p. 8). 37 J. Patočka, L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 61. Quelques pages plus haut il se référait à la Chine comme à « une humanité post-européenne qui parle depuis une profondeur pré-européenne » (ibidem, p. 58). 38 A. P. [Alexis Pinchard], « Note sur le statut onto-logique du Veda en Inde », in Les philosophes de l’antiquité au XXe siècle. Histoire et Portraits, op. cit., p. 78. 39 Ibidem, p. 48. 40 Ibidem, p. 48. 8 s’agissait pas pour Merleau-Ponty de l’espoir naïf de trouver en Orient des formules de « vérité » et de « salut »41 valables en tant que telles pour l’Occident, mais bien plutôt de solliciter ce dernier, à travers une telle confrontation, à « réexaminer jusqu’à son idée de la vérité et du concept »42. Et il faut ajouter que, dans cette optique, notre confrontation avec une attitude d’écoute plutôt que de domination pourrait nous apprendre à mesurer, non seulement les possibilités de rapport au silence « que nous nous sommes fermées en devenant ‘occidentaux’ », mais aussi des possibilités qui, pour être les nôtres, nous résultent aujourd’hui oubliées. Ces possibilités sont celles que révèle l’autre étymologie occidentale du terme « concept » : l’étymologie latine. En effet, si dans le terme allemand de Begriff « l’acte de la compréhension est étymologiquement rattaché au greifen, à la préhension, au sens de la saisie, dans le mot latin conceptus, en revanche, l’acte de la compréhension est étymologiquement dérivé de con-cipio, qui signifie ‘prendre’ au sens d’‘accueillir’. Concevoir, donc, ne veut pas dire s’approprier quelque chose, mais bien lui faire espace »43. À bien y réfléchir, c’est précisément cela l’espace ouvert par le Iki, à savoir par ce que l’interlocuteur japonais de l’ «Entretien de la parole » qualifiait de « vent de la silencieuse paix du ravissement resplendissant (Iki ist das Wehen der Stille des leuchtenden Entzückens) »44 : un vent dont le souffle est celui de la « grâce » au sens de la kháris45. Et c’est aussi très précisément cela, l’espace d’une esthétique relevant d’une ontologie non dualiste : une esthétique pour laquelle, comme Jacques Taminiaux l’a écrit à propos du génie chez Kant, « créer ce n’est pas faire au sens d’as-sujettir, c’est consentir » 46. C’est bien de cet espace que la confrontation avec les traditions de pensée extrême-orientales peut aider la pensée occidentale à retrouver la mémoire. Au bout du compte, l’expérience d’un tel espace d’accueil et de silence semble être du même type que celle que Merleau-Ponty, en commentant l’Einführung in die Metaphysik de Heidegger dans son cours du 1958-59, invite à « restituer » : « une expérience de l’Être qui est la vérité de toutes les 41 Ibidem, p. 49. 42 Ibidem. 43 M. Perniola, « Presentazione », in B. Gracián, Agudeza y arte de ingenio [1648], tr. it. de G. Poggi, Palerme, Aesthetica, 1986, p. 19. 44 M. Heidegger, « D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande », tr. fr. de F. Fédier, in Id., Acheminement vers la parole, cit., p. 130. 45 Ibidem, p. 129. 46 J. Taminiaux, « Les tensions internes de la Critique du jugement », in Id., La nostalgie de la Grèce à l'aube de l'idéalisme allemand. Kant et les Grecs dans l'itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel, La Haye, M. Nijhoff, 1977, p. 61. Sur ce même sujet, je me permets de renvoyer à mon livre La visibilité de l’invisible. Merleau-Ponty entre Cézanne et Proust, Hildesheim, Zürich, New-York, Olms Vg., 2001, pp. 151-170. Taminiaux trouve une inspiration semblable chez la peinture chinoise dans son article intitulé A Phenomenological Look at Chinese Painting, « Etudes phénoménologiques », 22, 1997, pp. 81-95. 9 métaphysiques, mais qui n’en est pas une, et qui rend possible une Zwiesprache de l’occident et des civilisations sans philosophie [c’est-à-dire] l’orient ».47 47 M. Merleau-Ponty, Notes des cours au Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, « Préface » de C. Lefort, texte établi par S. Ménasé, Paris, Gallimard, 1996, p. 145. 10