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Pratiques médicales et diversités culturelles
Céline Loubières
En raison de leurs différences culturelles, la prise en charge médicale des patients
migrants1 suscitent depuis plusieurs années, de nombreuses interrogations et réflexions chez
certains professionnels de santé. En effet, de nombreux articles mettent en avant des situations
au cours desquelles des soignants ont rencontré des situations difficiles face à certains patients
migrants, difficultés qu’ils attribuent à la culture d’origine de ces derniers.
Pour mieux comprendre et aborder ces patients, les soignants se tournent de plus en plus vers
les sciences humaines et sociales et leurs chercheurs considérés comme spécialistes de la
culture de l’autre. Dans ce contexte on peut noter une augmentation des formations en
anthropologie à l’attention des professionnels hospitaliers.
Ces formations peuvent être considérées comme l’expression d’un malaise vécu et ressenti
par les professionnels de santé lorsqu’ils se trouvent confrontés à des patients qui n’ont pas les
mêmes références culturelles ou bien qu’ils sont face à l’expression d’une souffrance ou à des
perceptions de la maladie qu’ils ne comprennent pas.
Si ces formations ont un intérêt majeur à la fois pour les soignants et pour les patients dans la
mesure où une collaboration entre les sciences sociales et les sciences de la santé peut
permettre une meilleure compréhension et appréhension des liens existants entre savoirs
populaires, culturels et perception de la maladie, il apparaît toutefois que face à un sentiment
d’incompréhension, à l’impression d’être dans une impasse thérapeutique, certains
professionnels de santé se tournent peut être trop rapidement vers une explication culturaliste.
En faisant le choix d’appréhender systématiquement par la culture les difficultés qu’ils
peuvent être amenés à rencontrer avec des patients migrants, les soignants refusent
d’envisager que les difficultés puissent venir de l’organisation du système médical lui-même.
En cela nous pouvons penser qu’ils s’inscrivent dans le concept du bon et du mauvais patient,
les malades migrants étant les mauvais patients dans la mesure où ils ne parviennent pas à
s’adapter au système médical.
Toutefois, quelles que soient les raisons qui amènent un professionnel de santé à
suivre des formations en anthropologie ou bien à s’intéresser aux cultures d’origines des
patients migrants, qu’il soit à la recherche de réponses d’ordre culturel ou bien qu’il souhaite
simplement améliorer sa prise en charge, il est intéressant de s’attarder sur les différentes
questions que cela soulève.
L’existence à la fois de ces difficultés de prise en charge et de ces formations pose une
première question qui consiste à savoir si le système médical dans son ensemble et
l’institution hospitalière en particulier devraient ou non intégrer la diversité culturelle à son
fonctionnement en créant par exemple des consultations propres aux migrants.
Puis dans un second temps se pose la question qui consiste à savoir comment intégrer et
prendre en charge la diversité culturelle à la pratique médicale lorsque cela s’avère utile ?
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Dans l’étude de ces populations, plusieurs notions peuvent être utilisées telles que « immigré, émigré, migrant
ou encore étranger ». Bien que l’on puisse reprocher au terme de « migrant » d’être trop général et de peu décrire
et préciser les étapes du processus migratoire, nous avons cependant fait le choix dans cet article de l’utiliser
pour évoquer toutes les personnes d’origine étrangère qui sont, ou qui ont connu une situation de migration.
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Céline Loubières
2004 ©
Cet article est protégé et ne peut être reproduit ou copié sans l’autorisation de l’auteur.
En cas de citation celle-ci doit mentionner : l’auteur (Nom et prénom), le titre, la rubrique du site Internet,
l’année, et l’adresse www.ethique.inserm.fr
Il semble en effet qu’avant même de s’interroger sur les outils ou les disciplines pouvant
servir à une prise en charge de la diversité culturelle, il est essentiel de s’interroger sur la
pertinence et l’utilité à la fois pour les patients et pour les soignants de créer des consultations
spécifiques aux patients migrants.
Nous tenterons donc dans ce texte de répondre en premier lieu à la question d’une part
de la nécessité d’une prise en charge médicale propre aux patients migrants qui intègrerait la
culture, et d’autre part sur le rôle que devrait éventuellement jouer l’institution hospitalière
dans ces prises en charge.
Puis dans un deuxième temps nous tenterons de présenter une partie plus théorique qui
énumèrera les différentes disciplines pouvant aider les professionnels de santé à mieux
comprendre et mieux appréhender des prises en charge médicale de patients migrants qui
nécessiteraient une prise en compte de références culturelles.
I. Intégrer les diversités culturelles à la prise en charge médicale : rôle de l’institution
hospitalière et pertinence de la démarche.
La question qui nous intéresse dans cette partie est donc de savoir si l’hôpital en tant
qu’institution a un rôle à jouer dans l’intégration des cultures d’origines à la prise en charge
médicale. Il serait en effet possible pour l’institution hospitalière de créer une consultation
transculturelle qui prendrait en charge les patients migrants au travers de références des
cultures d’origines.
Comme l’explique I. Papadacci Stephanopoli (directeur d’hôpital), dans un article
intitulé « L’hôpital prend-il en compte les diversités culturelles ? », le rôle jouer par l’hôpital
dans la prise en compte des diversités culturelles est complexe et paradoxale dans la mesure
où a priori « il n’appartient pas au système hospitalier français de prendre forcément en
compte les différences », mais que dans un même temps, il est possible dans une certaine
mesure de les intégrer à son fonctionnement.
Selon l’auteur, « le système hospitalier français est le reflet de la société française qui est bâtie
sur des principes qui sont à la base de la démocratie, et de ce fait, le service public hospitalier
doit être un service public qui ne peut qu’être laïc ». Et d’ajouter qu’il ne « paraît pas sain que
l’on établisse dans un tel système une distinction suivant les catégories culturelles ».
Toutefois, malgré ces propos l’auteur développe l’idée ; et c’est là que réside toute
l’ambiguïté de la prise en compte des différences au sein de l’hôpital ; qu’il ne s’agit pas non
plus de nier les différences culturelles ou religieuses et que l’institution hospitalière peut,
voire se doit, de prendre en compte ces différences lorsque celles-ci sont compatibles avec la
mission de l’hôpital public. Dans cette optique il est possible de constater que dans de
nombreux établissements hospitaliers, il existe une certaine garantie des rites essentiels et des
croyances. On peut en effet noter au sein de certains établissements l’existence de lieux de
recueillement œcuméniques, ou encore la possibilité de respecter les interdits alimentaires liés
à la religion.
Ainsi, bien que la prise en compte des diversités culturelles ne s’inscrive pas dans les
fonctions de l’hôpital nous pouvons constater que celles-ci sont intégrées, dans une certaine
mesure, dans son fonctionnement quotidien.
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L’hôpital a donc un rôle á jouer dans l’intégration des diversités culturelles à son organisation
et à son fonctionnement, mais seulement tant que cela reste compatible avec sa mission
d’hôpital public et que sa laïcité ne se trouve pas menacée.
Si selon l’auteur, dans le domaine de la prise en compte des diversités culturelles, de
nombreux éléments restent encore à explorer comme la connaissance de certaines croyances,
de certains rites pour une meilleure approche ou une meilleure écoute, cela ne se fera non pas
par l’institution hospitalière mais par l’émergence des associations au sein de l’hôpital.
Cet article nous permet de penser que bien que l’hôpital en tant qu’institution ait une
part de responsabilité dans l’intégration des spécificités culturelles à la prise en charge
médicale, cette responsabilité est toute relative et que la prise en compte ou non de ces
différences doit se faire avant tout soit dans le cadre du colloque singulier entre le soignant et
le patient, soit par des acteurs extérieurs comme des associations, et ce, essentiellement au cas
par cas et à la demande du patient.
Nous pouvons en effet penser que la mise en place de consultations spécifiques aux
patients migrants n’est pas la solution la plus adaptée pour offrir une meilleure prise en
charge. Ce genre de consultations pourrait avoir comme effet de stigmatiser les patients
migrants qui pourraient se voir systématiquement orientés vers ces consultations en raison de
leurs origines culturelles.
Il ne s’agit pas pour nous de nier l’intérêt des consultations transculturelles, qui ont pu
prouver leur efficacité dans de nombreux cas, mais plutôt de mettre en garde contre les
recours qui seraient trop systématiques ou les orientations trop rapides vers ces consultations.
Ce genre de prise en charge a son intérêt mais seulement si le choix d’y recourir est laissé au
patient. Autrement dit, si l’on veut réellement apporter une prise en charge plus adaptée aux
patients migrants cela ne peut se faire qu’en les considérant au travers de leur universalité et
non plus seulement en tant que sujet culturel.
On voit donc à quel point la question de la prise en compte des diversités culturelles est
complexe. En effet, l’intérêt que portent les professionnels de santé aux différences culturelles
ou bien la création de consultations spécifiques aux migrants ont leur importance, dans la
mesure où cela prouve que l’autre ne nous laisse pas indifférent et que l’on considère ses
particularités ; mais dans un même temps il est essentiel de ne pas oublier l’universalité de
chaque individu et de laisser la possibilité à chacun de choisir sa prise en charge.
Toute la difficulté réside donc dans l’effort à fournir pour garder une juste mesure et ne pas
basculer dans une prise en charge trop culturaliste ou trop universaliste.
Il faut en effet éviter que l’une prenne le pas sur l’autre au risque de n’avoir qu’une approche
tronquée et parcellaire du patient, voire que certains patients ne se sentant pas compris
échappent au système de santé.
Afin d’éclaircir ce que nous avons tenté de développer, à savoir qu’un seul modèle de prise en
charge ne peut pas être adapté à tous les patients migrants, nous allons illustrer nos propos par
un article de Chantal Crenn (anthropologue) intitulé « Une consultation pour les migrants à
l’hôpital ».
Dans cet article l'auteur appuie sa réflexion sur l’activité d’une association de
médecine transculturelle intégrée à l'hôpital de santé publique de Bordeaux, qui propose de
prendre en compte les spécificités culturelles et sociales des malades.
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L'équipe qui prend en charge les patients au sein de cette association est constituée d'un
médecin psychotérapeute et anthropologue, de médecins, d'interprètes ou encore de
travailleurs sociaux, tous d'origines diverses: ivoirienne, marocaine ou française.
L'objectif des consultations est de permettre aux malades d'exprimer leur souffrance avec la
particularité, d'une part d'amener les soignants à prendre conscience de leurs propres modèles
de pensée, ceci pour mieux aider les patients, et d'autre part de prendre en compte la culture
de référence ainsi que de le parcours migratoire de ces patients.
La méthode employée dans le cadre de ces consultations est une méthode de soins dite
complémentariste; autrement dit, le comportement du malade est perçu dans un premier temps
au travers de la psychologie et de la psychanalyse, pour une approche thérapeutique, puis au
travers de l'anthropologie pour une approche complémentaire.
Dans ce contexte, la problématique des soins est organisée autour des conditions d'insertion
dans la société d'accueil, ou encore des problèmes psychopathologiques liés à la
transplantation.
Les différents patients qui se trouvent pris en charge par ces consultations sont envoyés suite à
des demandes émanant de médecins des hôpitaux et de centre médico-sociaux de la
communauté urbaine de Bordeaux, ainsi que de médecins généralistes ou d'associations d'aide
sociale.
Les demandes de ces acteurs sont pour la plupart motivées par une surdétermination
culturelle, un échec des traitements médicaux ou sociaux, ou encore par une admiration de la
culture de l'autre.
Ces consultations sont donc portées sur la culture d'origine du patient et pour montrer que
parfois la culture ne suffit pas pour une bonne prise en charge, l'auteur décrit le parcours
migratoire et l'itinéraire thérapeutique d'un patient.
Le cas de ce patient, du fait de sa forte résistance à la consultation, a permit à l'auteur de
signifier qu'il ne faut pas, sous prétexte que l'on reconnaît l'impact des données culturelles
dans le processus de soin, omettre de prendre en compte « l'interrelation » entre les divers
ordres de facteurs (sociaux, politiques, économiques, culturels) qui influent sur la santé.
Atteint d'un infarctus du myocarde ce patient originaire de Tunisie a été envoyé à la
consultation par un psychiatre qui se trouvait dans une impasse pour soulager sa douleur.
Dès le début de la prise en charge ce patient est réticent à la démarche de la consultation qui
tente de prendre en compte la dimension sociale de son existence ainsi que de faire des
allusions à sa culture d'origine. Selon lui, cette démarche lui est proposée en raison des échecs
de la biomédecine et ne fait que s'éloigner de la maladie dont-il souffre.
Ainsi, dès que le groupe qui le prend en charge tente d'établir un lien entre sa maladie et la
manière dont cette souffrance peut être interprétée dans son pays, ce patient renvoie les
thérapeutes au problème organique qui le préoccupe et estime que ces éléments d’ordre
culturels ne l'aideront en rien.
Malgré ses réticences, ce patient continu à se rendre aux consultations et justifie sa
participation en expliquant que malgré tout, cela peut l'aider à long terme et ce n'est qu'après
plusieurs séances qu'il se racontera non pas au travers de ses origines culturelles mais au
travers de son parcours migratoire et de son appartenance sociale.
Dés lors, dans ce cas particulier, il apparaît pour le groupe que la référence culturelle au
Maghreb n'apporte rien à la résolution des troubles.
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Si ce patient refuse de faire référence à ses origines c'est avant tout parce que cela le renvoie à
un statut d'immigré qu'il ressent comme négatif.
A l'inverse, en se définissant au travers de son appartenance sociale et professionnelle, la
classe ouvrière, il se situe alors dans une place davantage comprise par la société: celle de
force de travail.
En d'autres termes, il apparaît que la référence à son pays d'origine le renvoie à une position
d'immigré et non à celle de citoyen.
Ainsi, selon l'auteur, dans la mesure où la société renvoie à ce patient une image négative de
son ethnicité, il ne lui est pas possible d'accepter une prise en charge axée sur sa culture
d’origine.
Enfin, toujours selon l'auteur, ce traitement médical différentiel apporte la preuve
supplémentaire que ce patient n'est pas considéré comme faisant partie de la société française
puisqu'il y a stigmatisation en le prenant en charge dans une consultation spécifique.
Cet exemple illustre bien le fait que l’approche médicale des patients migrants est
complexe et ne peut se limiter à un seul modèle de prise en charge. Comme le décrit cet
article, le modèle culturaliste mis en place dans cette consultation ne correspond pas aux
besoins de ce patient qui préfère être considéré en tant qu’ouvrier, travailleur et non
uniquement comme un immigré d’origine tunisienne. Il semble dès lors que les difficultés de
prise en charge de ce patient aient pour origine davantage le manque de temps accordé à
l’écoute ou à la formulation du discours médical, plus qu’à une incapacité du patient à
s’intégrer au système de santé français.
Ce cas permet de mettre en avant toute la difficulté liée à la prise en charge des patients
migrants.
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Si les diversités culturelles doivent être prises en compte, c’est peut être avant tout en tant que
point de départ de l’histoire personnelle du patient ; histoire qui se compose à la fois de son
parcours migratoire, de ses conditions de vie sociales économiques ou encore familiales. Cette
historicité constitue ce que nous pourrions qualifier de culture personnelle du patient, qu’il
convient de prendre en compte avec le même intérêt, voire davantage, que la culture du pays
d’origine, ce, de façon à avoir une approche la plus globale et la plus adaptée possible au
patient migrant.
Cependant, cette démarche nécessite du temps, ce qui n’est malheureusement pas permis par
le système de santé dans son fonctionnement actuel. Les soignants sont en effet, selon A.
Mohamed « pris dans un système de contraintes qui ne leur permet pas toujours de répondre
aux besoins de patients ou d’usagers qui n’ont pas forcément le capital social et culturel pour
se mouvoir dans l’hôpital ». (Mohamed, 1999, p.56)
Ainsi, si le système hospitalier offrait davantage de temps aux professionnels de santé, la prise
en charge médicale des patients migrants pourraient soulever moins de situations
conflictuelles entre soignants et soignés, ou du moins ces situations seraient abordées plus
sereinement.
Par ailleurs, cela permettrait aux soignants d’être plus attentifs à ce que le patient lui dit ou ce
qu’il lui donne à voir et de fait d’identifier plus rapidement ses besoins ou ses attentes.
Le temps accordé à l’écoute permettrait de recueillir des informations sur sa situation sociale,
familiale, économique ou encore sur ses perceptions de sa maladie ou des soins. Il serait dès
lors plus simple de faire la distinction entre les comportements qui seraient dus aux conditions
de vie (par exemple : retard aux rendez-vous, démarches administratives non suivies) ou ceux
qui seraient liés à la culture (omniprésence de la famille dans la chambre du malade, ablutions
répétées tout au long de la journée, perception de l’intime…).
Ainsi, pour une prise en charge médicale des patients migrants qui tendrait à évoluer
vers une meilleure écoute ainsi que vers une acceptation de l’autre, de ses différences et
spécificités, il est nécessaire que les professionnels de santé prennent conscience d’une part
que le fonctionnement du système de santé tel qu’il est aujourd’hui ne permet qu’une
approche parcellaire et non objective des situations rencontrées avec des patients migrants, et
d’autre part qu’ils font eux-mêmes partis en tant que professionnels de santé, surtout
hospitaliers, d’un groupe social et culturel spécifique avec ses propres codes, règles, ses
perceptions ou encore ses différences.
Bien que nous ayons développé l’idée que le temps, plus que les consultations
culturalistes, permettrait une prise en charge plus adaptée ainsi qu’une meilleure
compréhension des situations vécues aujourd’hui comme des impasses thérapeutiques, il nous
semble intéressant de présenter les disciplines des sciences humaines et sociales qui peuvent
constituer pour les soignants des outils de compréhension et de réflexion sur la question de la
prise en charge médicale des patients migrants. Nous pouvons en effet penser que ces
disciplines, de par leurs concepts et théories, apporteront aux soignants des éléments facilitant
la prise en compte de la spécificité culturelle d’un patient si cela s’avère nécessaire. Il est par
ailleurs possible d’envisager qu’avec les outils adéquats les soignants eux-mêmes seront en
mesure de répondre aux situations qui aujourd’hui leur semblent ne pas relever de leurs
compétences, et qu’il ne sera alors plus question d’orienter les patients migrants vers des
consultations spécifiques à leur culture d’origine.
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II. Sciences humaines et sociales : outils de compréhension et de réflexion.
Si le concept de culture est un concept qui peut parfois être stigmatisant lorsqu’il est
l’unique élément utilisé pour caractériser une population étudiée, il ne faut pas pour autant le
mettre de côté et nier son intérêt dans la mesure où comme nous l’avons évoqué, le recours à
ce concept peut être particulièrement important pour comprendre certaines situations qui
mettraient en jeu des patients migrants par exemple.
Afin de recourir et d’utiliser au mieux ce concept il nous semble particulièrement intéressant
de présenter les disciplines dans lesquelles il est utilisé et il s’inscrit.
Ainsi, après avoir défini le concept de culture tel que Helman le définissait en 1990, nous
présenterons, en nous appuyant sur l’ouvrage de l’anthropologue R. Massé, l’anthropologie de
la santé et les sous disciplines qui la constituent ou qui en sont à l’origine, à savoir :
l’anthropologie médicale ou l’anthropologie de la maladie, l’ethnomédecine ou encore
l’ethnopsychiatrie.
1. Concept de culture
Parmi les multiples définitions qui existent pour présenter le concept de culture, nous
retiendrons celle établie par Helman et reprise par Raymond Massé dans son ouvrage
« Culture et santé publique » (Massé, 1995, p.16):
« La culture est un ensemble de balises (explicites et implicites) dont
héritent les individus en tant que membres d’une société particulière et qui
leur disent de quelle façon voir le monde, l’expérimenter
émotionnellement et s’y comporter en relation avec les autres, les forces
surnaturelles, les dieux et l’environnement naturel. Elles offrent aussi à ces
gens une façon de transmettre ces balises à la génération suivante -- par le
recours à des symboles, un langage, l’art et le rituel ».
2. Anthropologie de la santé et sous disciplines
L’anthropologie de la santé est avant tout selon R. Massé de nature théorique.
En tant que discipline à la fois théorique et appliquée, « elle consiste à comprendre les
mécanismes qui sous-tendent la construction sociale et culturelle de la santé et de la maladie
de même que les comportements reliés à la maladie ». (op.cit, p.19)
Au sein même de l’anthropologie de la santé il est possible de distinguer plusieurs sousdisciplines dont l’anthropologie médicale ou de la maladie.
Anthropologie médicale ou de la maladie
Cette sous-discipline est avant tout caractérisée par l’opposition qui existe entre
l’emploi du terme anthropologie médicale ou anthropologie de la maladie.
Le premier terme est généralement utilisé dans la littérature anthropologique britannique ou
américaine. Dès les premières décennies de l’existence de l’anthropologie médicale il semble
que l’accent ait été mis sur l’analyse des systèmes médicaux traditionnels. Pour ces raisons il
semblerait que sa finalité soit de « saisir l’influence des facteurs culturels sur le comportement
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des malades, l’apparition des maladies, les pratiques de prévention ou les systèmes
nosographiques et étiologiques populaires, afin d’améliorer l’efficacité des programmes
médicaux occidentaux dans le tiers-monde ». (op.cit, p.19)
Bien que dans cette définition de l’anthropologie médicale l’accent soit mis sur une
amélioration « des programmes de santé médicaux occidentaux dans les pays du tiersmonde », cette définition peut également s’appliquer au système médical français dans le
contexte d’une prise en charge de patients migrants pour lesquels ce système ne serait pas
adapté ou compris.
Les anthropologues français quant à eux préfèrent utiliser le terme d’anthropologie de
la maladie à celui d’anthropologie médicale. Pour certains spécialistes dont Marc Augé
(anthropologue), ce terme suppose une approche des systèmes médicaux plus que de la
maladie en elle-même. Selon cet auteur, c’est la maladie, et non la médecine, qui doit être
l’objet central de la recherche, ce qui permettra d’élargir le questionnement anthropologique
sur la nature de l’homme et de la culture.
L’opposition entre ces deux termes renvoie à l’idée que l’une, l’anthropologie
médicale serait appliquée et aurait pour but de produire des travaux ayant une portée
biomédicale ; et l’autre, l’anthropologie de la maladie serait davantage à visée fondamentale.
(op.cit, p.20)
Cependant, selon R. Massé, cette opposition liée à des écoles de pensées est une
querelle stérile et « l’essence de l’anthropologie de la santé est dans la conjugaison de ces
approches qui dans un cas comme dans l’autre mettent trop d’insistance sur la maladie, et
inévitablement sur son traitement, et pas assez sur la santé […] ». (op.cit, p.20)
Ainsi, il semble pour l’auteur que « l’anthropologie médicale ou l’anthropologie de la maladie
n’ont de sans que dans la mesure où elles débouchent sur l’anthropologie de la santé ». (op.cit,
p.20)
Ethnomédecine
L’ethnomédecine regroupe plusieurs définitions qui pour beaucoup limitent son champ
d’investigation aux « seuls systèmes médicaux indigènes ». (op.cit, p.24)
Cependant, selon R. Massé, la réalité de cette discipline est tout autre et pour expliquer
l’ethnomédecine, l’auteur préfère s’appuyer sur une définition plus ouverte comme celle de
Fabrega (anthropologue). Ce dernier définit le champ de l’ethnomédecine comme celui des
« études culturellement orientées de la maladie, dont l’objectif est d’expliquer une maladie
--sa genèse, ses mécanismes, ses caractéristiques descriptives, son traitement et sa résolution-comme un événement ayant une signification culturelle » ; puis d’ajouter par la suite que le
« but de la science ethnomédicale est l’analyse comparative » des influences de la culture sur
la perception de la maladie. (op.cit, p.24)
Dans la mesure où cette définition décrit l’ethnomédecine comme l’étude de la maladie en
tant qu’événement culturel, il est alors possible d’envisager le champ de cette discipline
comme celui « des pratiques et des croyances reliées à la santé et à la maladie dans les
sociétés tant occidentales que primitives ». (op.cit, p.25)
Dans cette optique, le champ de l’ethnomédecine devrait s’élargir encore davantage pour
intégrer à son étude, en plus des médecines populaires des sociétés occidentales, telles les
médecines de minorités ethniques (ex : les médecines populaires africaine, maghrébine ou
asiatique), la culture populaire reliée à la santé et à la maladie des habitants d’origine du pays.
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Ce dernier point constitue l’un des éléments qui renvoie au concept de culture et qu’il
nous semble important d’aborder.
Comme nous l’avons évoqué tout au long de ce texte, il nous semble nécessaire d’émettre une
certaine réserve quant à l’usage du concept de culture, notamment lorsque celui-ci n’est utilisé
que pour caractériser ou décrire des patients migrants. Toutefois, comme cela à été développé
précédemment, il n’est pas pour autant question de nier l’intérêt et l’importance de ce concept
qui peut aider à la compréhension de certaines situations de prises en charge de patients
migrants. En revanche, il est intéressant de préciser, comme le fait R. Massé dans son
ouvrage, que le concept de culture, ainsi que le lien fait entre culture et maladie ne concernent
pas seulement les étrangers ou les migrants.
Il peut également être attribué, dans notre cas, aux personnes françaises d’origine, dans la
mesure où ces dernières, au-delà du fait qu’elles partagent toutes une culture commune qui est
celle de la société française, s’inscrivent dans un même temps dans une culture populaire et
ont également des savoirs profanes.
Ainsi, pour reprendre les propos de R. Massé le champ d’investigation de
l’ethnomédecine ne se limite pas à la seule analyse de la culture médicale des sociétés
primitives, mais également à celle de la culture médicale populaire québécoise ou française,
aux médecines des minorités ethniques, voire des pratiques de la médecine occidentale ellemême, dans la mesure où celle-ci est ancrée dans un milieu (médical) culturellement défini.
Dès lors, le lien entre culture et maladie n’est pas l’apanage des populations migrantes ou
étrangères.
Ethnopsychiatrie
L’ethnopsychiatrie que l’on peut également appeler psychiatrie transculturelle explore
les rapports entre psychisme, biologie, société et culture.
Les recherches de cette discipline s’intéressent aux « modèles non occidentaux d’explications
de la maladie mentale ou les thérapies non occidentales appliquées à ces maladies ». (op.cit,
p.31)
Au travers de ses recherches, l’ethnopsychiatrie rappelle que « la déviance n’est jamais une
norme absolue », dans la mesure où ces normes varient d’une société à une autre, d’une
culture à une autre. R. Massé explique en effet que ce qui peut être diagnostiqué comme
relevant de la maladie ou de la santé mentale dans une société peut être complètement accepté
et intégré aux règles d’une culture déterminée. L’exemple selon lequel dans certains pays
africains un individu peut déclarer avoir été « possédé » par une force surnaturelle, illustre
bien l’argument précité. En effet, un individu qui tiendrait ces propos pourrait être
diagnostiqué différemment en fonction du pays, de la société et donc de la culture dans
laquelle il se trouve. Ainsi, dans certaines sociétés africaines, cette déclaration ne choquerait
pas outre mesure alors qu’en France elle pourrait débouchée sur un diagnostic de déviance
mentale.
Par ailleurs, la démarche ethnopsychiatrique peut permettre d’envisager « l’influence de la
culture sur la tolérance au stress, les variations, d’une culture à l’autre, […] ou encore
l’influence de l’expérience migratoire sur la santé mentale ». (op.cit, p.31) En cela cette
démarche se révèle intéressante pour la prise en charge de patients migrants dans le cadre de
troubles relevant de la santé mentale. Cependant, bien que cette discipline ait de réels intérêts
pour une prise en charge des migrants, il peut exister des dérives dans son recours. En effet,
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dans les consultations ethnopsychiatriques qui, comme nous l’avons dit, prennent en charge
les patients migrants au travers de leur parcours migratoire ou encore d’éléments de leur
culture d’origine, il est possible de constater que certains soignants font le choix de prendre en
charge ces troubles à l’aide de thérapeutiques du pays d’origine.
Dès lors, si cette démarche peut s’avérer très utile pour comprendre les symptômes exprimés
par le patient migrant, elle peut en revanche poser question lorsqu’elle tente de le traiter au
travers d’éléments propres à la médecine populaire de son pays ; en cela il peut en effet y
avoir le risque que nous évoquions précédemment à savoir de considérer le patient
uniquement au travers de sa culture d’origine et non au travers de son universalité et de son
droit à être pris en charge comme tous patient appartenant à sa société d’accueil.
Une fois encore, c’est dans cette ambiguïté que réside toute la complexité de la prise en
charge de certains patients migrants.
III. Conclusion
Dans cet article nous avons voulu décrire la complexité liée à la prise en charge des
patients migrants, notamment lorsque les soignants se trouvent confrontés à des situations
d’incompréhension ou bien dans une impasse thérapeutique.
Comme nous avons tenté de l’expliquer, tout réside dans une ambiguïté qui consiste à
considérer le patient migrant à la fois au travers de son statut de migrant, de sa culture
d’origine si cela s’avère utile, ainsi qu’au travers de son universalité.
Il nous apparaît effectivement essentiel de développer l’idée qu’il est nécessaire, à la fois pour
les professionnels de santé et pour les professionnels des sciences humaines et sociales, de
résister à la tentation de recourir trop rapidement à l’un ou l’autre des modèles théoriques de
prise en charge présentés, à savoir culturaliste ou universaliste. Il semble en effet qu’un seul
modèle ne suffit pas à avoir une approche ou une compréhension globale du patient, dans la
mesure où sa perception de sa maladie, son comportement face au traitement, ou encore
l’expression de ses souffrances, peuvent trouver des explications autant dans sa culture
d’origine, que dans son parcours migratoire ou dans ses conditions de vie.
Toutefois, précisons que ce sujet ne concerne pas seulement le système de soin curatif,
mais également le système médical occidental de prévention et de promotion de la santé.
En effet, les professionnels de santé publique rencontrent les mêmes difficultés et
questionnement lorsqu’ils sont amenés à mettre en place un programme de santé dans un pays
étranger, auprès d’une population et d’une culture bien définie.
Comme l’explique R. Massé, dans le cadre de la santé publique, ce que montre
l’anthropologie de la santé en général et les concepts de l’ethnomédecine et de
l’ethnopsychiatrie en particulier, c’est que « ce qui est d’intérêt pour la santé publique ce n’est
tant la réalité de la maladie que la perception ou la représentation que s’en fait la
population ».(op.cit, p.39)
Ainsi, dans ce contexte, le modèle médical occidental ne peut pas imposer aux populations
des programmes de santé qui s’inscrivent dans un schéma culturel occidental, au risque de
voir ces programmes échouer, parfois avant même d’être mis en place. Il apparaît en effet
essentiel que les professionnels de santé, dans le cadre des programmes de santé publique en
France et plus particulièrement à l’étranger, s’intéressent aux savoirs populaires et aux
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Céline Loubières
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références culturelles, afin de les intégrer à l’élaboration et à la mise en place des programmes
de santé.
Toutefois précisons que bien que le sujet portant sur les programmes de santé publique à
l’étranger, n’ait été que peu développé, il serait particulièrement intéressant d’approfondir ce
thème ultérieurement de façon à mettre davantage en évidence la réflexion développée par R.
Massé qui porte sur l’intérêt d’une collaboration entre science de la santé et sciences
humaines et sociales.
Comme nous l’avons évoqué la place à accorder à la dimension culturelle, tant dans le
système médical que dans les programmes de santé publique, soulève de nombreuses
interrogations. Dans ce contexte, nous pouvons penser que seule une collaboration étroite
entre ces deux champs scientifiques, valorisée par leur complémentarité et s’inscrivant dans
une réflexion commune et définie, permettrait d’aborder et de traiter au mieux ces
questionnements.
Bibliographie :
Ouvrages :
Dozon J.P., Fassin D. (dir), 2001, Critique de la santé publique : une approche
anthropologique, Paris, ed. Balland, coll. Voix et Regards
Vega A., 2001, Soignants/Soignés. Pour une approche anthropologique des soins infirmiers,
Paris, Bruxelles, ed. De Boeck Université, coll. Savoirs et Santé
Massé R., 1995, Culture et santé publique, Montréal, Paris, Casablanca, ed. Gaëtand Morin
Nathan T., 1995, Médecins et sorciers : manifeste pour une psychopathologie scientifique,
Paris, ed. Les empêcheurs de penser en rond
Articles :
Crenn C., 2000, «Une consultation pour les migrants à l'hôpital», in Santé le traitement de la
différence, revue Hommes et migrations, n°1225, pp. 39-45
Papadacci Staphanopoli I., 1991, « L’hôpital prend-il en compte les diversités culturelles », in
Voyages au bout de la vie, revue Hommes et Migrations, n°1140, pp. 12-13
Mohamed A., 1999, « Des malades pas comme les autres : corps de souffrance et malades
d’ailleurs », in Corps, culture et insertion, coll. Ville-Ecole-Intégration, , n°116, pp. 51-69
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