L`approche anthropobiologique des relations Homme-Milieu

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L’approche anthropobiologique des relations Homme-Milieu
Anne-Marie Guihard-Costa, Eric Crubezy, Gilles Boëtsch, Michel Signoli
L’anthropobiologie est l’étude de la variabilité de l’Homme depuis ses origines jusqu’à
l’heure actuelle. Le GDR 3267, auquel participent les co-signataires de ce texte, a pour
vocation de regrouper des laboratoires travaillant essentiellement sur cette variabilité depuis
le début de l’Holocène, période ou la notion de population devient essentielle, jusqu’à l’heure
actuelle. Ces laboratoires prennent toujours en compte dans leurs travaux l’évolution et
l’histoire du peuplement ainsi que des facteurs environnementaux et sociaux. L’ouverture du
GDR vers des problématiques évolutives prenant en compte l’origine du genre Homo et/ou
des hominidés devra à terme être abordée. Le texte présenté ici a pour but d'exposer à la
communauté INEE les différentes facettes actuelles de nos travaux.
Au cours de son histoire, l’homme a peuplé une grande diversité de milieux auxquels
il s’est adapté avec un tel succès n’y a guère d’endroits de la planète où il n’ait laissé des
traces. Soumis aux contraintes du milieu, physique, biologique, social, il a dû élaborer des
réponses à la fois biologiques et sociales, ces dernières prenant dans le monde moderne actuel
une importance accrue. Ces processus ont conduit à une extrême différenciation bioculturelle, caractéristique de notre espèce.
L’anthropologie biologique se propose d’étudier l’ensemble des processus macro et
micro évolutifs à l'origine de la variabilité humaine observable. Par nature interdisciplinaire,
elle est liée (notion d’interface) aux domaines de recherche des disciplines voisines,
médicales ou culturelles. La diversité thématique de l’anthropologie biologique constitue une
richesse, mais porte en germe un risque de dispersion des problématiques qui pourrait
brouiller son identification disciplinaire. L’anthropologie biologique possède cependant une
démarche scientifique spécifique, qui traverse la pluralité de ses champs d’intervention. Le
point commun à tous les anthropologues, qu’ils étudient les populations humaines du passé ou
celles du présent est de partager le même concept : celui de l’espace/temps, c’est-à-dire celui
de la diversité et de l’évolution humaine et celui du terrain, c’est-à-dire d’un objet d’étude réel
abordé dans sa complexité a un moment et un endroit donné. Dans cette perspective
singulière, quel que soit le thème de recherche abordé, l’homme est toujours envisagé en tant
qu’être biologique, interagissant et évoluant avec son environnement physique, culturel et
social. L’homme n’est pas un objet d’étude parmi d’autres, comme il pourrait l’être en
biologie évolutive par exemple et lors des discussions, l’apport de disciplines telles que
l’archéologie (populations du passé) ou la sociologie (populations du présent) est
fondamental.
A l’heure actuelle la demande sociétale concernant l'anthropologie biologique est
forte. Les interrogations sur l'évolution biologique de notre espèce, son adaptation aux
changements rapides de mode de vie et d'alimentation, l'influence des migrations sur
l'évolution des flux géniques, les modifications morphologiques ou physiologiques
éventuelles du corps humain dans un futur proche ou lointain, entrent dans le champ de la
problématique anthropologique. Donner à comprendre la complexité des processus
biologiques de transformation de notre espèce en fonction d'un milieu évoluant rapidement,
tel est actuellement l'enjeu de cette discipline. Il lui faut pour cela préciser son positionnement
disciplinaire (définition et méthodes spécifiques) et sa capacité à travailler sur des objets
interdisciplinaires complexes (les populations humaines, l’alimentation, la reproduction, le
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corps humain, la transmission et le patrimoine génétique….). Elle doit en conséquence
s'ouvrir à de nouvelles perspectives. L’anthropologie biologique ne peut plus simplement se
contenter de décrire les processus micro-évolutifs ou la diversité populationnelle. Elle doit
également se positionner dans les débats scientifiques actuels concernant l’adaptation : rôle
des patrimoines génétiques dans le maintien des barrières immunitaires, rôle des facteurs
culturels et sociaux dans l’évolution biologique, limites entre normal et pathologique dans des
populations aux environnements et aux modes de vie différents. L’écologie humaine fait
également partie de cette anthropologie biologique moderne : rapport entre démographie
croissante et disponibilité des ressources alimentaires et énergétiques, problèmes liés au
vieillissement, construction bio-socio-subjective du corps, ou encore étude des processus
démographiques (migrations) qui participent à la modification des pools géniques.
Concernant les populations actuelles, les nouvelles problématiques anthropobiologiques
s’ordonnent autour de plusieurs grands axes qui bénéficient des avancées de disciplines
scientifiques en pleine expansion, telle la génomique.
• Variabilité morphologique des populations
Les recherches actuelles se situent essentiellement dans deux domaines :
- L’étude de la variabilité morphologique des populations contemporaines,
aboutissement de plus de deux millions d’années d’évolution du genre Homo, et qui
est donc l’une des bases de l’étude de cette évolution (constitution de référentiels) ;
- La recherche des facteurs environnementaux susceptibles d’agir sur cette variabilité
morphologique, que ce soient des variables climatiques ou biomécaniques par
exemple, ou des variables socio-culturelles.
• Recherches en anthropologie démographique : le cas des populations restreintes
Pour comprendre l’évolution des populations humaines récentes, l’anthropologie biologique
s’est donnée un nouvel outil en croisant les concepts de la démographie avec ceux de la
génétique des populations. La particularité de l’anthropologie démographique est d'offrir la
possibilité de travailler sur des objets d’étude localisés dans le temps ou dans l’espace, c'est-àdire de travailler sur des populations suffisamment restreintes pour que l’ensemble des
paramètres retenus puisse donner lieu à une bonne compréhension des interactions entre ceuxci. Il s’agit de lecture au niveau de micro-populations, c’est-à-dire d’une approche locale
basée sur des enquêtes de terrain.
De nouvelles perspectives de recherche s’articulent autour de thèmes tels que :
- Les relations entre richesse, éducation et niveau de fécondité
- Le rôle des facteurs socio-culturels, en particulier religieux, sur le niveau de
fécondité
- Les conséquences du vieillissement humain sur la transformation du cycle de vie
(naissance, mariage, reproduction de génération +2)
- L’impact de l’allongement de la durée de vie sur les nouvelles dynamiques de la
structure familiale
- Les nouvelles formes d’unions (mariage, concubinage), et leurs conséquences sur
l’endogamie en milieu urbain.
- La reproduction en milieu urbain et ses conséquences sur le brassage génétique.
•
Histoire des peuplements humains
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L’anthropobiologie s’intéresse à la reconstitution de l'histoire des peuplements humains en
confrontant variabilité des populations passées et contemporaines, en prêtant une attention
soutenue à la définition des populations. Dans certains environnements et/ou pour certaines
périodes l’accent est actuellement mis sur les données génétiques mais la morphologie et
l’anatomie comparée (caractères discrets notamment) gardent toute leur valeur pour les
régions ou l’ADN est très dégradé.
Les recherches en anthropologie génétique ne se résument pas à la simple analyse du
polymorphisme génétique, elles se basent sur la définition préalable de la population étudiée
et sur la connaissance « du terrain ». Une des premières approches abordées par l’anthropologie génétique a été de décrire la
variabilité génétique existante, soit à l’intérieur des populations soit entre les populations.
Cette approche descriptive se poursuit actuellement avec des nouveaux développements
théoriques et un plus grand nombre de portions d’ADN, voire dans certains de nos
laboratoires avec la totalité du génome. L’on peut considérer que l’histoire des peuplements
humains est en plein développement grâce aux études portant sur l’ADN ancien. En ce qui
concerne la génétique des populations contemporaines, il est probable que d’ici quelques
années la variabilité contemporaine, en ce qui concerne l’histoire du peuplement, aura
largement été mise à contribution et que les questions de la génétique des populations et
l’anthropobiologie seront essentiellement liées à l’évolution de l’adaptation et à celles des
gènes de susceptibilité.
• Anthropologie de la croissance
L’anthropologie biologique, dont le champ conceptuel n’est pas basé sur les notions duales de
normalité/pathologie, aborde les processus de croissance d’une manière originale, différente
de celle rencontrée en médecine. D’une part, elle introduit dans la problématique auxologique
les notions de variation des processus de croissance normaux, et d’adaptabilité des processus
aux contraintes environnementales et biologiques. D’autre part, elle prend en compte les
limites de cette adaptabilité de croissance : impératifs physiologiques, potentialités
génétiques. L’abord anthropologique s’inscrit ainsi dans une approche dynamique des
référentiels de croissance, considérés comme le reflet, à un moment donné, de l’état
d’adaptation des individus en développement aux contraintes organiques et
environnementales.
Les problématiques émergentes dans ce domaine sont situées aux interfaces de différentes
disciplines biomédicales, et /ou des sciences humaines.:
- Biochronologie et auxologie : rythmes de développement physiologique vs rythmes
de croissance
- Les modèles de croissance, les normes, et l'adaptabilité individuelle
- Les différences interpopulationnelles de croissance ; importance relative de
différents facteurs : hérédité, nutrition, état de santé, comportement alimentaire.
- La genèse des troubles du comportement alimentaire et son retentissement sur les
processus croissance.
• Anthropologie du vieillissement et de la longévité
L’anthropologie du vieillissement et de la longévité aborde l’étude d’un processus bioculturel évolutif, complexe et multi-factoriel et de ses interactions avec l’environnement
physique, social et culturel dans lequel vivent les populations. Les rythmes de vieillissement
sont abordés par une approche synchronique (comparaison de populations vivant dans des
milieux différents) ou diachronique par l’étude des transitions biologiques et culturelles telles
que la ménopause, la retraite ou la migration.
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Les problématiques actuelles concernent différents niveaux.
- Au niveau de l’individu, on s’efforce de quantifier l’impact bio-culturel des étapes
marquantes du vieillissement : transitions et les ruptures que sont la ménopause, le passage à
la retraite, le veuvage, l’apparition de pathologies chroniques, l’entrée en institution.
- Les transmissions inter-générationnelles de savoirs et de pratiques, en particulier en
ce qui concerne les conduites alimentaires et l’hygiène de vie, sont étudiées afin de mieux
comprendre leur évolution et l’impact de celle-ci sur l’état sanitaire de la population.
- Les modes de vie des populations de différents pays et, au sein d’un même pays, les
lieux de vie (rural/urbain, seul/en famille, domicile/institution, émigration) sont comparées, en
prenant en compte le processus de transition démographique ainsi que le niveau
d’engagement dans le processus d’urbanisation des pays étudiés.
• Pratiques alimentaires et nutrition
L’anthropologie nutritionnelle se propose d’identifier, dans le temps et l’espace : les éléments
de la contrainte nutritionnelle ; les populations (ou les groupes biologiques et sociaux)
affectées par cette contrainte ; les réponses et les adaptations biologiques, comportementales
et socioculturelles que ces populations ou ces groupes utilisent face à cette contrainte.
L’approche alimentaire est complémentaire, dans ses applications, de l’approche
nutritionnelle. Elle s’intéresse à l’ensemble des activités de production, de transformation, de
distribution et de consommation alimentaires et aux pratiques et aux représentations qui s’y
rattachent. Ce thème extrêmement vaste va de la préhistoire aux systèmes alimentaires
actuels. Le sujet au cœur de cette discipline est la relation qui existe entre les humains et leurs
aliments, en tout temps et dans toutes les cultures. Cela implique aussi forcément, une relation
à l’environnement quel qu’il soit et aux conséquences de l’alimentation sur le fonctionnement
du corps et l’état de santé ainsi qu’aux représentations et images du corps.
• Anthropologie physiologique
Les recherches de terrain en primatologie, particulièrement nombreuses et détaillées au cours
des dernières décennies, ont montré de nombreux exemples d’adaptations physiologiques qui
résultent de la co-évolution en fonction des caractéristiques des environnements propres à
chaque espèce. Ces recherches en primatologie permettent une meilleure compréhension des
adaptations et des comportements de l’homme, en particulier de son comportement
alimentaire.
Les thèmes porteurs sont actuellement axés sur la malnutrition et ses composantes, sur
l’exercice physique, la reproduction humaine, les réponses à l’environnement pathogène, ces
thèmes ayant perduré en affinant les méthodes, notamment pour les analyses sanguines ou
salivaires. Mais de nouveaux thèmes sont également apparus, permettant de faire le lien entre
les sciences biologiques et les facteurs socioculturels et comportementaux : c’est le cas des
recherches sur le stress et ses effets dans la croissance et le développement des enfants, ainsi
que sur la sensibilité gustative en relation avec les choix des régimes alimentaires dans une
perspective évolutionniste et en fonction des écosystèmes actuels.
• Anthropologie épidémiologique
L'épidémiologie est l'étude des pathologies (transmissibles ou non) affectant les
communautés humaines au sein de leur environnement. Or, la pression biologique et sociale
exercée par ces pathologies est une composante centrale de la problématique de l’écologie
humaine. Les maladies, qu’elles soient infectieuses ou non, représentent en effet une
contrainte sélective – et un moteur évolutif – probablement supérieure à celle exercée par les
conditions de l’environnement physique ou de l’environnement alimentaire. l’anthropologue
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biologiste peut apporter sa spécificité en se situant à un niveau d’échelle entre l’individu et la
cohorte et en prenant la famille à la fois comme cadre et objet d’étude. Ce positionnement
méthodologique permet en effet de prendre en compte la gestion domestique de
l’environnement et de la santé et ainsi de concilier les approches quantifiées et l’observation
des pratiques. Les questionnements actuels intéressent des domaines très divers :
- La paléo-épidémiologie : l’anthropologie du squelette peut reconstituer le mode de
vie des populations disparues,. Depuis peu, grâce à l’amplification moléculaire, la signature
des maladies infectieuses par identification directe du germe (par exemple dans le cas de la
peste, ou du typhus) est devenue possible.
- Les germes comme marqueurs de migration : les microbes ou les parasites (y
compris les ecto-parasites comme les puces et les poux continuent d’évoluer en même temps
que les populations humaines qui les hébergent, et quand celles-ci se séparent, ceux-là
peuvent devenir de véritables marqueurs de migration et de divergence.
-La coévolution s’applique aussi au régime alimentaire, et l’épidémiologie de la
tolérance à l’alcool, ou des troubles digestifs liés à la consommation de produits laitiers, ne
peut s’expliquer sans l’intervention des anthropologues biologistes. Ceci débouche sur un
chapitre énorme de la médecine moderne, celui de la prédisposition génétique aux maladies.
•
L'anthropologie médico-légale : de l'étude populationnelle à l'étude
individuelle
L’anthropologie médico-légale se focalise sur un seul individu au sein d’une population dans
le cadre de l’identification. Dans cette optique, l’élément essentiel est la population de
référence d’où est censé provenir le sujet que l’on cherche à identifier. C’est par ce biais de la
population de référence que médecine légale et anthropobiologie sont étroitement liées.
La prise en compte de la variabilité (intra et interpopulationnelle) se doit d’être la plus
importante possible afin de pouvoir donner les bornes de l’intervalle de confiance de la
prédiction faite sur UN individu.
•
Anthropologie appliquée : biomédecine; biotechnologie
Les avancées de l’imagerie moderne comme le scanner Rx des années 1970, la médecine
nucléaire des années 1980 et la résonance magnétique des années 1990, ont permis d’élargir
le champ de l’anthropologie appliquée à la biomédecine et à la biotechnologie. Cette
ouverture multidisciplinaire a nécessité toutefois la valorisation d’un partenariat entre
l’anthropologie biologique et la pratique clinique dans le cas de la biomédecine et l’utilisation
de technologies avancées dans le domaine biotechnologique.
En retour, ces nouvelles techniques ont apporté des outils nouveaux à l'anthropologue. Une
des avancées les plus spectaculaires induites par l'imagerie médicale dans le domaine de
l'anthropologie concerne l'évolution humaine : la finesse d'analyse des structures osseuses
fossiles par ces techniques ouvre un vaste champ de recherches concernant les adaptions
morphologiques des populations anciennes à leurs environnements. Dans le même temps les
méthodes développées peuvent faire l’objet d’applications médicale et orthodontiques dans un
aller/retour permanent entre recherche fondamentale et appliquée.
Ainsi, comme toutes les espèces ayant su s’adapter à des niches écologiques variées, l’homme
a développé des adaptations biologiques spécifiques aux milieux qu’il colonise. Une partie de
sa diversité biologique s’explique par ces adaptations, apparues au cours de millénaires
d’expansion démographique chaotique. La particularité de notre espèce réside ailleurs : c’est
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d’avoir accompagné ces adaptations biologiques d’une diversification de pratiques sociales et
culturelles qui sont venues compléter ces changements biologiques. Cette double
diversification - biologique et culturelle - a créé une véritable mosaïque de groupes humains
où s’enchevêtrent gènes et cultures. Le rôle de l’anthropologie biologique est de déterminer
les processus qui, à travers la multiplicité des environnements et des pratiques culturelles des
différents groupes humains, produisent la diversité biologique de notre espèce.
Anne-Marie Guihard-Costa - DR, Directeur de l'UPR 2147 "Dynamique de l'évolution
humaine : individus, populations, espèces" et du GDR 3267 "L'homme et sa diversité,
dynamiques évolutives des populations actuelles".
Eric Crubezy - PU, Université P. Sabatier, Toulouse, Directeur de la FRE 2960
"Anthropologie moléculaire et imagerie de synthèse (AMIS)"
Gilles Boëtsch - DR, Directeur de l'UMI 3189 "Environnement, Santé, Sociétés (ESS)"
(CNRS, Université de Bamako, Université Cheik Anta Diop de Dakar, Université de la
Méditerranée)
Michel Signoli – CR , Directeur de l'UMR 6578 "Anthropologie bioculturelle", Université de
la Méditerranée.
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