Être psychothérapeute face à une pluralité de modèles Nicolas Duruz ([email protected]) CERAS, Grenoble, 15 octobre 2016 Prendre acte de la pluralité des pensées et des pratiques sociales Prendre acte de la pluralité des modèles et des techniques de psychothérapie Une pluralité de pratiques psychothérapeutiques : «Un regard jeté sur la littérature psychothérapeutique, considérable et confuse, suffit à corroborer ce fait : non seulement on compte diverses écoles qui récemment encore évitaient anxieusement de se concerter sur le fond, mais il existe également des groupes ou associations qui, telles des cellules, se ferment à tout ce qui n’est pas leur croyance. Il est hors de doute que et état de choses est un signe indéniable de vitalité (...). Mais, pour instructif qu’il soit, cet état de choses est peu réjouissant; et d’autre part, il est peu compatible avec la dignité de la science que la discussion, si nécessaire à son développement, soit entravée par un dogmatisme borné ou par des susceptibilités personnelles.» JUNG, C.G. La névrose et l’auto-régulation psychologique. Situation de la psychothérapie en 1930. In : La guérison psychologique, 1953, Genève : Ed. Georg & Cie. Problèmes posés par la pluralité des psychothérapies Psychothérapie : science ou charlatanisme ? Formation à un ou plusieurs modèles ? Pluralité au bénéfice du patient/client ? Indication spécifique par rapport à son problème ? Concurrence - rivalité entre modèles, peu propices au dialogue Tentatives d’unification du champ de la psychothérapie - La pensée d’école - L’éclectisme pragmatique - Le courant intégrationniste - Le courant des facteurs communs - L’articulation épistémologique différentielle – l’intégration par assimilation CERAS, Grenoble, octobre 2016 L’innocence épistémologique n’est plus de mise dans un monde pluriel Présupposé, croyance, parti pris, valeur : une question épistémologique incontournable CROYANCES MODÈLE PSYCHOTHÉRAPEUTIQUE Techniques Les modèles psychothérapeutiques se distinguent entre eux en fonction de différences plus fondamentales que celles formulées explicitement dans leur théorie et leurs techniques. Ils engagent des présupposés impliquant des visions différentes de l’homme, de la société, de la science. Les présupposés sont des énoncés métathéoriques à distinguer des énoncés théoriques explicites des modèles. Ils constituent une sorte de « philosophie » ou de « Weltanschauung » du psychothérapeute, influençant son style thérapeutique et ses gestes professionnels. Pour comprendre ce que fait un psychothérapeute, il ne suffit pas d’interroger son modèle de référence et ses techniques, mais il faut aussi s’intéresser à ses présupposés. Il existe diverses expressions dans la littérature anglo-saxonne pour désigner les présupposés des théories : - Personal philosophy and values - Personal and mental health values - Implicit theory - Foundational beliefs - Paradigm Adhérez-vous à ces énoncés ? (accord = 5 / désaccord = 0) « Une thérapie a pour but de restaurer l’être humain dans son harmonie. » « Ce que ressent un thérapeute de sa relation avec son patient représente un outil diagnostique bien plus sûr que n’importe quel test. » « Le psychothérapeute ne prend jamais assez en compte l’environnement de son patient. » Trois « primary colors » qui imprègnent les modèles de thérapie familiale systémique (cf. Fraenkel et Pinsof, 2001, p.67) : - Le cadre temporel : focus sur le présent et/ou le passé. - La directivité du thérapeute. - La porte d’entrée comme levier du changement : action, cognition ou émotion. Recherche de Kolevzon et al. (1989) Les représentants de 3 modèles systémiques étudiés (communicationnel, structural/stratégique et bowenien) sont en accord pour attribuer à chacun de ces modèles des belief systems et action systems spécifiques. De plus, ceux-ci sont en relation significative avec des traits de personnalité (16PF de Cattel) présents chez les représentants de tel ou tel modèle. Trois caractéristiques des présupposés 1) L’implicite des présupposés favorise leur évidence « Dans l’histoire naturelle de l’être humain, l’ontologie et l’épistémologie sont inséparables : ses croyances (d’habitude subconscientes), relatives au type de monde où il vit, déterminent sa façon de percevoir ce monde et d’y agir, ce qui déterminera en retour ses croyances à propos de ce monde. L’homme se trouve ainsi pris dans un réseau de prémisses épistémologiques et ontologiques qui, sans rapport à une vérité ou à une fausseté ultimes, se présentent à ses yeux comme (du moins en partie) se validant d’elles-mêmes (…). C’est un ensemble d’hypothèses ou de prémisses habituelles, implicites dans le relation entre l’homme et son environnement. » G. Bateson, La cybernétique du « soi » : une théorie de l’alcoolisme, p. 230, 1971, in : Vers une écologie de l’esprit 2) Les présupposés sont des croyances, portées par un système de valeurs. Le terme de croyance est encore plus fort que celui de présupposé. Il met l’accent sur la dimension de valeur qui anime ces présupposés, les croyances pouvant se définir comme un ensemble de représentations chargées affectivement et valorisées socialement au détriment d’autres, qui sont organisatrices du lien et de l’ordre social. 3) La rivalité-concurrence entre modèles provient des conflits de valeurs que peuvent générer des présupposés différents. Si on admet qu’un modèle n’est utilisable que dans la mesure où il néglige une partie de la réalité : celle qu’on déclare inutile et encombrante pour mener à bien son raisonnement et son calcul, cela signifie qu’on peut reconnaître le système de valeurs qu’il engage au détriment d’autres et donc reconnaître les limites de son modèle. Le modèle comme « thérapeute du thérapeute » « Nous avons besoin de nous assurer qu'il existe un ordre dans le chaos du fonctionnement psychique et qu'il y a des théories pour expliquer les changements psychiques. De plus, nos théories nous aident à faire face aux inconnus de la situation clinique ainsi qu'à nous prémunir contre la solitude qui est la nôtre dans cette situation à deux. En nous attachant à une école théorique, nous faisons partie d’une famille, nous sommes moins seuls face aux incertitudes qui nous assaillent tous les jours ... L’idéal serait de tenir dans le même respect que les nôtres les théories des autres ; cela nous permettrait de mieux percevoir les limites de nos propres modèles et leur prégnance. » J. McDougall, Quelles valeurs pour la psychanalyse ? in : Rev. Fr. Psychanal., 52, 1988, p. 606 Un travail de clarification épistémologique est nécessaire « Il est évidemment souhaitable (mais non absolument nécessaire), que l’homme de science soit conscient de ses présupposions et qu’il soit capable de les formuler. Pour pouvoir porter un jugement scientifique, de toute façon, il est recommandé, pour ne pas dire indispensable, de connaître les présuppositions des collègues faisant des recherches dans le même domaine. » G. Bateson (1979), La nature et la pensée. Paris : Seuil, 1984, p. 31 Travail de clarification épistémologique à l’aide : - d’une charte épistémologique - d’ateliers d’épistémologie clinique L’apport de l’anthropologie clinique (1) : L’anthropologie clinique, définie étymologiquement comme la pensée sur la pratique du soin auprès de l’homme souffrant, d’inspiration phénoménologique, se propose comme une plateforme fédératrice et comparative, à visée épistémologique : un essai d’intégration dans un projet d’articulation différentielle. Grâce à la réduction phénoménologique, dégager deux existentiaux de toute psychothérapie : la souffrance humaine et la rencontre humaine, à partir desquels tout modèle se construit. L’anthropopsychiatrie de Jacques Schotte. Cf Duruz, N. (2009) « De l’éclectisme à la pensée d’école en psychothérapie : la voie de l’anthropologie clinique ». Perspectives psychiatriques, 48 (2) :194-200. L’apport de l’anthropologie clinique (2) : Avec Serge Escots, thérapeute de famille, anthropologue et directeur de l’Institut d’Anthropologie Clinique à Toulouse (cf. site : http://www.i-ac.fr ), un pas supplémentaire se fait dans la constitution d’une anthropologie clinique : l’anthropopsychiatrie de Jacques Schotte est enrichie, complétée par l’anthropologie sémiotique de Lassègue, Rosenthal et Visetti (à partir des formes symboliques de Cassirer). Deux articles : « Esquisse d’une anthropologie clinique ». In Psychiatrie, Sciences Humaines, Neurosciences, 2015, vol. 13, num. 3 et 4. Conséquences pratiques de la thèse défendue : le thérapeute n’est pas ouvert à n’importe quel modèle, de même que le patient peut changer plus aisément en fonction de certains modèles d’intervention. - Concernant le travail avec le patient, nécessité de croyances partagées. - La pertinence d’évaluer avec lui le suivi thérapeutique et son efficacité. Concernant le thérapeute : - Un certain confort lorsqu’il travaille avec des modèles en résonance avec ses présupposés. - Il n’est pas ouvert à n’importe quelle forme d’intervention, non seulement par manque de formation, mais en fonction de ses présupposés. Savoir référer, mais aussi intégration assimilative possible. - En termes de formation à la psychothérapie, on gagne à se spécialiser dans une orientation, à l’approfondir, mais de manière ouverte et critique, pour pouvoir faire l’expérience par la suite d’autres langues psychothérapeutiques. Parler une seule langue ? Pratiquer une seule psychothérapie ? Le recours à la métaphore de la langue : ni babélisation, ni esperanto thérapeutique, ni référence à une langue normative et originaire. « Wer fremde Sprachen nicht kennt, weiss nichts von seiner eigenen. » Goethe « Celui qui ne connaît pas de langues étrangères, ne sait rien de la sienne propre. » En conclusion : 1) Cliniquement, une moindre dissonance chez le clinicien entre ses présupposés et ses gestes professionnels augmente son confort et son efficacité et peut l’aider à trouver son style. La qualité et l’efficacité de la relation thérapeutique est aussi fonction d’un certain accord entre les croyances ou visions du monde du patient et celles du thérapeute. 2) Une certaine évolution chez le clinicien de ses présupposés-croyances est un signe de maturité et un gage d’un style thérapeutique personnalisé. 3) La prise en compte de nos présupposés, en aidant à reconnaître les limites de nos modèles, favorise le dialogue. De quoi parvenir au moins à des « désaccords raisonnables » … Au nom de quoi me suis-je institué(e) psychothérapeute ? Recherches en psychothérapie 15% Modèle Client 15% Placebo 40% 30% Relation Thérapeutique Client 1 Relation 2 Placebo 3 Modèle 4 Spécificités ou non spécificité des psychothérapies ? Prendre en compte les croyances du psychothérapeute Nécessité de prendre en compte le phénomène des croyances pour répondre à trois questions : 1) Un thérapeute peut-il pratiquer et être à l’aise avec toutes les techniques thérapeutiques, comme un patient en bénéficier ? 2) Comment former à la psychothérapie ? À un modèle, tous les modèles, éclectisme ? 3) Comment dialoguer en vue d’un accord entre orientations au niveau institutionnel (lieu de pouvoir) ? Spécificités ou non spécificité des psychothérapies ? Prendre en compte les croyances du psychothérapeute Dimension socio-politique de la pluralité des pensées et des pratiques sociales : l’« individualisme démocratique » de Marcel Gauchet : Forme sociale que revêt l’existence d’un individu (ou entité individuante) dans une société qui n’est plus d’obéissance mais de gouvernement de soi, dans une société où est enjoint à tout individu de se montrer autonome et performant, responsable dans son droit comme dans son devoir à disposer de soi. Cf. Anderson, TA, Lunnen, KM & Ogles, BM (2013) : « Mise en contexte des modèles et des techniques. » In : BL. Duncan, SD. Miller, BE. Wampold & MA. Hubble BL, Miller (Eds). L’essence du changement. Utiliser les facteurs communs aux différentes psychothérapies, pp. 177-200. Trad. Fr. Bruxelles, De Boeck (Ed. orig. 2010) (Eds) Journée annuelle 2013 de la SMSP : « Être psychiatre-psychothérapeute en 2013 » Ludwing Binswanger (1881-1966) propose la distinction, pour saisir le trouble mental, entre : - L’histoire intérieure de la vie (Innere Lebensgeschichte) - Les fonctions vitales (Vitale Funktionen)