Communication écrite - Institut des sciences de la communication

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Augmentation humaine dans la Grèce ancienne : charis et technè
Argument de la communication :
Le thème de l’homme augmenté est si central dans l’anthropologie de la Grèce
archaïque qu’Homère et Hésiode forgèrent un concept en rendant compte : la charis. Elle est
une puissance qui augmente positivement, qui embellie les apparences (corps, paroles, objets).
Pour décrire cette mécanique d’altération positive contrôlée par les dieux, ces poètes avaient
recours à un vocabulaire technique. Les dispensateurs de charis (Hermès, Héphaïstos, Athéna,
Dédale) sont des entités techniciennes et industrieuses. Etant dotés de mètis, d’intelligence
rusée, ils sont aussi de grands manipulateurs, ils connaissant le cœur des hommes et leur
irrépressible penchant pour la recherche de ce qui peut embellir, améliorer leur condition. La
question de l’augmentation est au centre d’un jeu, d’une économie qui lie les mortels et les
immortels. Cette recherche de charis n’entre pas dans le schéma habituellement retenu par
l’imaginaire occidental pour rendre compte de la question l’homme augmenté, où l’hubris
d’Icare, voire de Prométhée, l’a totalement éclipsée.
Nous voudrions donc montrer la profondeur anthropologique de la question de l’homme
augmenté en nous appuyant sur la poésie d’Homère et d ’Hésiode.
S’il est tout à fait illusoire de croire que cette poésie pourrait fournir de l’eau au moulin des
défenseurs et des pourfendeurs de l’augmentation humaine, il reste que cette question en
Grèce ancienne occupe une centralité comparable à celle qu’elle devrait avoir dans notre
époque, à la nuance près que nous ne pensons pas qu’elle renvoie, chez Homère et Hésiode, à
une thématique du dépassement.
‫٭‬
Le tempo de notre exposé suivra trois mouvements. Un premier où nous nous
interrogerons sur les raisons qui font d’Icare la référence la plus fréquente de l’imaginaire de
l’homme augmenté. Nous verrons que pour les Grecs la figure de Dédale, son père, tient une
place beaucoup plus importante dans cette thématique. C’est un modèle d’artisan, comme
l’écrit Françoise Frontisi-Ducroux1. Il fabrique les ailes qui lui permettront de s’échapper de
l’île de Crète. A l’instar de l’art métallurgique d’Héphaïstos du côté des Olympiens, des
objets qu’il crée émane un éclat, un rayonnement que les Grecs nommaient charis. En
donnant un éclairage sémantique sur ce terme, nous nous arrêterons sur l’intelligence
technique mais aussi esthétique de Dédale et d’une manière générale sur l’option grecque
concernant les liens entre art, technique et phénomène d’altération, d’amélioration et
d’augmentation. De ce point de vue, le corps d’Ulysse nous fournira un bon terrain
d’observation, tant il est régulièrement, sous l’effet d’une charis produite par Athéna, embelli
et augmenté. Nous tenterons de comprendre la logique et la mécanique de ces phénomènes de
charis en soulignant l’usage fait pour en rendre compte d’un vocabulaire technique. Cette
recherche du beau permet même au mort, par la prothèsis, l’exposition rituelle de la dépouille,
de frapper par l’éclat de sa beauté. Il ne faudra pas cependant oublier que les figures
dispensatrices d’une charis si utile au bonheur de l’homme sont aussi celles qui possèdent la
mètis, l’intelligence rusée et qu’ainsi, il peut se trouver des formes pleine de charis qui sont
autant de dangers pour les hommes, nous pensons à Pandôra, dont on peut dire, d’après la
description d’Hésiode, qu’elle n’est rien d’autre qu’une pure augmentation, un assemblage
1
Dédale : mythologie de l’artisan en Grèce ancienne. Paris : Maspéro, 1975.
1
des différents constituants de ce que les Grecs considéraient comme étant la référence en
termes de beauté. Enfin, nous indiquerons que dans tous ces exemples poétiques, il n’est
jamais véritablement question de dépassement de la condition humaine, c’est probablement là
que se situe la différence avec les enjeux éthiques et politiques de la question contemporaine
de l’homme augmenté.
Icare et Dédale
Michèle Dancourt (2002 : 3) note qu’au cours du 2Oème siècle, les promoteurs des
« virtualités créatrices de la science » avaient recours à la figure de Dédale pour exalter les
avancées scientifiques et technologiques2. Leurs adversaires, et cela jusqu’à nos jours, se
référaient quant à eux plus volontiers à Icare « l’apprenti sorcier » pour pointer l’hubris
scientifique. Le mythe leur paraissait à bien des égards édifiant : Icare chute d’avoir perdu le
sens de la mesure. Son vol si près du soleil est l’image d’une ambition dévorante menant à
l’autodestruction. Michèle Dancourt a raison d’indiquer que les Grecs ne voyaient pas les
choses de la sorte. S’il y a bien opposition entre le père (Dédale) et le fils (Ulysse), de notre
point de vue, on aurait tort de croire que les Grecs attachaient la même importance aux deux
figures. Avant Ovide, Horace et Virgile, Icare est l’expression de l’imprudence liée à
l’immaturité3. Bien d’autres légendes rapportées par Apollonios de Rhodes, Diodore de Sicile,
Apollodore, Pausanias le montrent : il n’y a en lui aucune volonté de dépasser une quelconque
condition, son comportement est décrit comme celui d’un enfant à la « tête emportée ».
Encore enfant, Icare ne sait pas utiliser à bon escient les ailes que lui a fabriqué son père,
enthousiasmé par le fait de voler, il oublie de suivre du regard son père, il ne pense pas à
l’imiter et court à sa perte. L’intelligence de Dédale, son père, maître artisan, fournit un
contrepoint saisissant, comme l’a montré Françoise Frontisi-Ducroux. L’un est un « oiseau
raté » l’autre est un être prudent, astucieux, fin observateur des courants, des équilibres.
D’autres sources décrivent une fuite de Crète du père et du fils non pas par la voie des airs,
mais par mer, en bateau (Dédale fabriquant cette fois des voiles). Icare n’arrive jamais à bon
port, il périt au cours de la traversée, faute de maîtriser les techniques de navigation. Il est
celui qui, inexorablement, chute.
Nulle trace donc d’un idéal d’émancipation chez l’Icare des Grecs, nous avons affaire à un
enfant, ni doué, ni habile dont l’esprit est encore bien fragile4. Le thème de l’immaturité, de la
maladresse dont on trouve aussi la trace dans le comportement de Télémaque, le fils d’Ulysse,
ne met que mieux en lumière, à l’inverse, l’ingéniosité si ce n’est des pères (Dédale, Ulysse)
tout au moins des ainés (Prométhée)5.
Technè, mètis et charis sont des univers totalement étrangers à Icare. Le premier terme a
donné technique, il traduit l’idée de savoir-faire productif, il faut y voir une proximité avec
l’idée de création, de poiésis, le second renvoie à l’intelligence rusée, et le dernier à l’effet
d’embellissement, d’augmentation dont peuvent faire l’objet un corps, un discours, une
matière à un moment précis et selon certaines conditions. Dédale sait parfaitement combiné
ces trois éléments. Il est l’équivalent chez les hommes de l’Olympien Héphaïstos. C’est un
artisan, un démiurge, qui produit des choses hors du commun, des daidala, des objets
2
M. Dancourt, Dédale et Icare. Métamorphoses d’un mythe. Paris : CNRS éditions, 2002, p. 3-4.
L’influence des représentations iconographiques de la chute d’Icare, très fréquente à partir du XVIème siècle a
aussi fait beaucoup pour qu’Icare supplante dans notre imaginaire la figure de Dédale.
4
On a eu tendance à oublier l’importance dans la légende du jeune Talos, le neveu de Dédale, lui, véritable reflet
de son oncle dans les activités techniques. Avec ce neveu aussi doué que Dédale, on retrouve un autre invariant
des mythes de souveraineté, à savoir la crainte du renversement des pouvoirs. Dédale, conscient de ce risque, se
débarrassera de Talos en le jetant du haut de l’Acropole.
5
La logique est la même dans la relation entre Prométhée (qui pense avant), l’ainé d’Epiméthée (qui pense
après) que le manque d’astuce rendra prisonnier du piège des dieux en la forme de Pandôra.
3
2
merveilleux, suscitant la thauma, l’admiration et l’étonnement. Ces créations les plus connues
sont le labyrinthe, les ailes dont il se sert pour s’échapper de la Crète de Minos, mais il en
existe une infinité mêlant sens de la mesure, de l’équilibre et de l’artifice6. En toute occasion,
il parvient à machiner un expédient permettant de sortir d’une situation aporétique. Possédant
un art de la solution, il est le suppléant des souverains, il réalise leurs désirs. S’il est question
de démesure, elle se situe donc moins dans les réalisations de Dédale que dans les souhaits de
ses commanditaires ou les utilisations de ses usagers. Il incarne donc plus une forme
d’excellence technique qu’une hubris.
Les philosophes de la Grèce classique (Vème siècle avant notre ère) goûtèrent moyennement
cette célébration de la technè, Platon voit derrière elle la main de la mètis toujours prête à
manipuler les apparences, à faire du faux avec du vrai. Il condamne ces démiurges du langage
que sont les sophistes. Aristote, lui, préfère l’homme de la praxis, de l’action, à l’homo faber.
Pandôra
« En achevant ces mots, le père des dieux et des hommes sourit et commanda à
l'illustre Héphaïstos de composer sans délais un corps, en mélangeant de la terre avec l'eau, de
lui communiquer la force et la voix humaine, d'en former une vierge douée d'une beauté
ravissante et semblable aux déesses immortelles ; il ordonna à Athéna de lui apprendre les
travaux des femmes et l'art de façonner un merveilleux tissu, à Aphrodite à la parure d'or de
répandre sur sa tête la grâce enchanteresse, de lui inspirer les violents désirs et les soucis
dévorants, à Hermès, messager des dieux et meurtrier d'Argus, de remplir son esprit
d'impudence et de perfidie. Tels furent les ordres de Zeus, et les dieux obéirent à ce roi, fils de
Cronos. Aussitôt l'illustre Héphaïstos, soumis à ses volontés, façonna avec de la terre une
image semblable à une chaste vierge ; la déesse aux yeux bleus, Athéna, l'orna d'une ceinture
et de riches vêtements ; les divines Grâces et l'auguste Persuasion lui attachèrent des colliers
d'or, et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Athéna
entoura tout son corps d'une magnifique parure. Enfin le meurtrier d'Argus, docile au maître
du tonnerre, lui inspira l'art du mensonge, les discours séduisants et le caractère perfide. Ce
héraut des dieux lui donna un nom et l'appela Pandore, parce que chacun des habitants de
l'Olympe lui avait fait un présent pour la rendre funeste aux hommes industrieux. » Hésiode,
Les Travaux et les Jours, 59-82, trad. M.A. Bignan.
Le récit de la fabrication de Pandôra se trouve également dans la Théogonie (570-584)
du même Hésiode. On voit bien qu’il s’agit de la description d’un artefact. Le vocabulaire est
celui de la technè, dans tous les sens du terme, à savoir objet créé et ruse. Dédale le démiurge
s’il avait été Olympien aurait pu être de la partie, tant nous sommes dans son registre, celui de
la manipulation des formes et des apparences. La technè est associée à la mètis et à la charis.
Pandore obtient cette dernière par l’intervention d’Aphrodite, les Charites, que l’on appellera
par la suite Grâces, sont là aussi pour couvrir Pandôra de colliers. Elle est une machination
pensée par Zeus pour punir l’hubris de Prométhée, à savoir le vol du feu céleste. Cette
mèchanè est cependant parfaitement humaine, il s’agit d’une femme, et même de la première
selon Hésiode. C’est d’ailleurs en cette qualité qu’elle parvient à tromper Epiméthée, le frère
de Prométhée. Elle est un daidallon extraordinaire, thaumaturgique. En elle se trouve réunis
tout ce qui fait la beauté de la nature humaine, son kalon. Pour Homère et Hésiode, certains
humains sont pourvus d’un charme celui des discours ou celui des apparences, mais aucun ne
peut se prévaloir de posséder à lui seul tous les charmes. Tel est le cas de Pandôra. Elle est le
6
Citons par exemple le leurre que représente la fausse vache fabriquée de toute pièce par Dédale dans laquelle
Pasiphaé va se glisser pour s’accoupler avec le taureau blanc envoyé en Crète par Poséidon.
3
reflet de ce que les hommes considèrent comme étant les critères du beau. Cette addition,
cette augmentation extraordinaire de la puissance esthétique des êtres humains fait d’elle aussi
un mal. Elle est un kalon kakon, un beau mal, dit le poète. Les référents de cette beauté ne
sont pas transcendantaux mais immanents : colliers, fleurs, paroles, parures. L’horizon reste
donc l’humanité, dans la quintessence de sa beauté. Jean-Pierre Vernant, dans son analyse du
récit hésiodique, affirme même que Pandôra permet à l’homme d’accéder à la condition
humaine7. Cette dernière est rythmée par une ambivalence que le piège qu’elle incarne
introduit. Elle est belle, mais sa beauté, son appétit sexuel épuise l’homme, matériellement et
physiquement. La joie fait corps avec la peine. Ce balancement peine/joie, bonheur/malheur
marque le quotidien de l’homme décrit par Hésiode. Les jours décrits par Hésiode sont
marqués par les labeurs, la difficulté, le besoin, la charis de Pandore et de la femme sont des
compensations, des suppléances permettant de mieux supporter le quotidien.
Dans l’idéal aristocratique qui sous-tend l’épopée homérique, le héros cherche à faire
parler de lui en se démarquant de la masse de ses adversaires, l’excellence dont il fait preuve
dans toutes les formes de compétition, combat, joutes oratoires, sont un moyen de pénétrer
dans une mémoire collective qui n’aura de cesse de garder intact l’éclat de sa figure. On
pourrait aller jusqu’à poser que les héros homériques n’ont de cesse de chercher à être
augmentés, qui, d’une gloire que le poète chantera éternellement, qui, d’une beauté acquise
lors d’une mort héroïque que rien ne viendra flétrir. Rappelons à ce propos le rituel funéraire
de prothésis qui consiste à exposer le corps du défunt à la vue, une fois ce dernier lavé et oint
de toutes sortes d’onguents. Il peut paraître étonnant que ce phénomène d’augmentation
artificielle de la beauté du corps corresponde au moment où l’homme perd la vie. En ce sens,
les procédés d’augmentation pouvaient être pensés comme un moyen d’échapper à l’entropie
du cycle naturel, au vieillissement, à la décrépitude. Les rites funéraires étaient une sorte de
victoire esthétique sur la laideur accompagnant la mort et son imaginaire. Dans ces
phénomènes d’augmentation, la démarcation entre visible et invisible n’est pas toujours facile
à saisir.
Homère et Hésiode considéraient la condition humaine avec une certaine noirceur.
Pour les deux poètes, le quotidien des mortels est fait de joies, mais aussi de peines et
d’épreuves. Dans cet univers confus, instable et ambivalent surgissaient parfois des moments
où les apparences, à savoir les objets, les paroles, les corps paraissaient améliorés par une
instance dont l’origine était difficile à saisir. Dans ces instants passait la charis. La traduction
de ce terme en latin par gratia, puis en langage moderne par grâce, ne rend qu’imparfaitement
le processus et le procédé évoqués par Homère et Hésiode. Dire qu’untel est divin signifiait
que l’on reconnaissait en lui le passage d’une charis le rendant meilleur, plus beau qu’il
n’était auparavant. Cette valeur ajoutée que l’on trouvait aussi sur des œuvres d’art était
décrite avec un vocabulaire technique conjuguant démiurgie et thaumaturgie. La charis se
mouvait sur un support, un intermédiaire, une forme, et le plus souvent sur un corps qu’elle
enveloppait et rehaussait d’un éclat. Ainsi, la présence de charis permettait une extension
qualitative de celui qui avait la chance de la recueillir. Le corps d’Ulysse est une surface, un
support, souvent exploitée dans ce processus d’embellissement.
Le corps d’Ulysse
Dans l’Odyssée, Athéna, déesse tout aussi technicienne qu’Héphaïstos ou Dédale, ne
cesse de jouer sur la corde de l’altération des apparences, par exemple en augmentant
artificiellement l’attrait d’Ulysse, comme le montre ce passage du chant VI de l’Odyssée où
Ulysse, le corps souillé par sa longue dérive sur le flot marin débarque sur la plage des
7
J.P. Vernant, Pandore, la première femme. Paris : Bayard, 2005.
4
Phéaciens : « et voici qu’Athéna , la fille du grand Zeus, le faisant paraître et plus grand et
plus fort, déroulait de son front des boucles de cheveux aux reflets d’hyacinthe, tel un artiste
habile, instruit par Héphaïstos et Pallas Athéna de toutes leurs recettes, coule en or sur argent
un chef-d’œuvre de grâce : telle Athéna versait la grâce (charis) sur la tête et le buste
d’Ulysse » (229-235, traduction de V. Bérard). Le vocabulaire qu’emploie Homère pour
décrire l’augmentation de l’attrait d’Ulysse est éminemment technique. Il s’agit véritablement
de couler, de verser la charis sur le corps d’Ulysse, comme l’artisan/artiste le fait sur son
œuvre. La réaction de Nausicaa qui assiste à la modification de l’apparence d’Ulysse indique
bien la nature de la transformation : « je l’avoue, tout à l’heure, il me semblait vulgaire ;
maintenant il ressemble aux dieux des champs du ciel » (242-243). De répugnant à plein de
charme, le corps d’Ulysse, à ce qu’en dit Nausicaa, a subi une altération positive. A d’autres
moments de l’épopée, à l’inverse, Athéna choisira de modifier son apparence en le rendant
semblable à une vieux mendiant. Les dieux dispensateurs de charis (Athéna, Hephaïstos,
Hermès) sont aussi détenteurs de mètis. Cet élément n’échappait pas aux Grecs. Pour eux, ces
stratégies d’augmentation, d’amélioration étaient le fruit non pas d’une grâce divine, telle que
le monothéisme le concevra, mais d’une manipulation. Ces mêmes dieux pouvaient
inversement réduire le charme d’un individu qu’ils prenaient en grippe, mais dans les deux
cas il s’agissait, dans cette dynamique de sur-assimilation (à un dieu) ou de sous-assimilation
(à un moins que rien), de technè, avec toute l’ambiguïté que ce terme revêtait pour les Grecs,
technè pouvant être traduit par moyen, instrument, mais aussi par extension, par leurre.
Par le biais de la charis, se met aussi en place un jeu, une agôn entre les immortels et
les mortels. Dans le cadre odysséen, elle est au centre d'une mécanique, contrôlée par les
dieux, de gain/perte, augmentation/diminution, propagation/rétraction, don/retrait,
altération/reconnaissance, épreuve/récompense, selon qu’elle est présente ou absente, d'où sa
forme mouvante. Les hommes s’emploient, en effet, à faire en sorte que par leurs actes, leurs
paroles, leurs travaux, les dieux soient incités à verser la charis sur leur apparence, leurs mots,
leurs œuvres. Verser, répandre, ajouter, embellir, sa dynamique est celle du geste technique,
de l’ajout mécanique, au sens d’artificiel, toujours circonstancié et conditionné. Augmentation
et réduction semblent donc être les deux faces du jeu entre les dieux et les hommes, l’un ne se
pense pas sans l’autre. La mise n’apporte pas toujours le gain escompté. Rappelons que leur
considération de la temporalité donne une grande importance au kaïros, à la saisie d’une
occasion permettant d’inverser pour le meilleur ou pour le pire le cours des évènements et des
apparences. Le procédé d’augmentation n’était pas pensé sans risques.
Au cours de ce détour, du côté de la Grèce archaïque, nous avons récolté un certain
nombre d’éléments pouvant mettre en relief ce qui différencie la conception antique de la
conception moderne de l’augmentation. Au-delà des traits divergents, il est important de noter
la place centrale de l’augmentation pour les Grecs, de toute évidence, cette centralité est à
souhaiter dans le paysage de la pensée contemporaine, tant les enjeux sont importants. A côté
de cette similitude de positionnement dans le paysage réflexif des deux époques, il faut tout
de même indiquer qu’un point majeur les distingue, à savoir la référence à l’idée de post ou de
transhumanisme. A travers les différents exemples que nous avons pris, nous avons
souhaitons mettre en lumière le fait que le phénomène d’augmentation, de charis, loin d’être
une option pour une sortie voire un dépassement de la condition humaine, indique, au
contraire l’extrême fluidité et souplesse de son périmètre. La charis mélée à la technè et à la
mètis, révèle toutes les possibilités d’extension et d’expansion des contours de la condition
humaine. Le phénomène d’augmentation, la recherche de l’embellissement, le besoin de
suppléance, la lutte menée contre les puissances d’oubli, d’enlaidissement, de décrépitude
relève de l’évidence pour les Grecs. C’est probablement sur ce statut d’évidence, d’enargeia
5
que le temps a fait son œuvre. Le registre de l’évidence, si difficile à saisir dans des sociétés
modernes, est au cœur de religions polythéistes pour lesquelles n’existent ni transcendance, ni
recherche de salut. Le monothéisme, véhiculant l’idée d’un dieu extra-mondain, dégagé des
affaires du monde, rendra plus difficile à saisir le caractère d’évidence des relations que le
mortel entretenait avec les immortels et leur pouvoir d’augmentation. Dans le cadre réflexif
que met en place la philosophie grecque de l’âge classique, la suppléance est avant tout à
chercher non pas dans une relation économique avec des instances capables selon leur désir
d’améliorer ou de dégrader des apparences, mais dans une confrontation avec soi-même, dans
une introspection. En promouvant le sujet connaissant, la philosophie grecque de l’âge
classique frappe de suspicion l’évidence homérique et hésiodique, il importe désormais de
faire œuvre non pas d’efficacité, mais de distinction et de raison. La pensée dualiste qui
s’installe tend dorénavant à nettement différencier corps et esprit, le périmètre de la condition
humaine évolue, à un jeu d’alliance et de complicité avec les dieux, nous passons à des
postulats spéculatifs, à une dynamique de réflexion. La recherche de l’augmentation ne
tardera pas à être assimilée à une entreprise d’hubris, de démesure, de dépassement.
François Dingremont
EPHE
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