OEconomia http://www.necplus.eu/OEC Additional services for OEconomia: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Les limites de la performativité des énoncés en économie Les apports de John Searle Nicolas Brisset OEconomia / Volume 2011 / Issue 04 / December 2011, pp 557 - 588 DOI: 10.4074/S2113520711014034, Published online: 25 January 2012 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S2113520711014034 How to cite this article: Nicolas Brisset (2011). Les limites de la performativité des énoncés en économie Les apports de John Searle. OEconomia, 2011, pp 557-588 doi:10.4074/ S2113520711014034 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/OEC, IP address: 88.99.165.207 on 21 Apr 2017 Les limites de la performativité des énoncés en économie Les apports de John Searle Nicolas Brisset∗ La problématique de la performativité a récemment fait l’objet de nombreux débats et réflexions concernant le statut des énoncés économiques. En effet, si l’économiste, par le simple fait de produire un discours relatif à la réalité sociale qui l’entoure, était amené à modifier cette même réalité, ne tomberait-on pas dans le relativisme le plus profond ? Il n’existerait en effet pas de théories vraies ou de théories fausses et, par conséquent, n’importe quelle théorie économique pourrait avoir la capacité de « performer » le monde social. Cette recherche tente de clarifier la problématique de la performativité en la rapprochant de la théorie institutionnelle de John Searle. On définit la performativité des énoncés théoriques comme un type particulier d’assignation de fonction. Cette démarche nous permet de distinguer deux types de limites aux phénomènes qui sous-tendent le concept de performativité : les faits bruts et les faits institutionnels. On nuancera ainsi le relativisme vers lequel pousse, de prime abord, la notion de performativité. Mots clés : performativité, John Searle, institutions The Limits of Performativity in Economics: John Searle’s Contributions The problematic of performativity has recently fostered numerous criticisms and debates about the status of the economic discourse. Indeed the affirmation that the economist shapes the world by describing it could lead to the * Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto (université de Lausanne) ; Centre d’Économie de la Sorbonne (université de Paris 1), [email protected]. Je tiens à remercier Roberto Baranzini, Jérôme Lallement, Pascal Bridel, Annie Cot, Claude Parthenay, Sophie Swaton ainsi que deux rapporteurs anonymes. Je remercie également les membres du séminaire interne du centre Walras Pareto, ainsi que ceux du séminaire AOH. Je reste évidemment seul responsable des erreurs subsistant dans ce texte, ainsi que des interprétations qu’il défend. Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 558 Nicolas Brisset | subjectivist idea that each theory can in fine be ‘true’ and each theory can perform the social world in its specific way. This work clarifies this problematic in connecting it with the institutional theory of John Searle. We define performativity as a particular type of assignment of function. Finally, this enables us to show that performativity is limited by two kinds of factors: raw facts and social facts. Keywords : performativity, John Searle, institutions JEL : B41, B52, Z10 La notion de performativité des énoncés pénètre depuis quelques années le champ des sciences sociales (Licoppe, Latour et al., 2010). Une branche particulière de la sociologie économique (Callon, 1998, éd.) convoque cette notion dans le cadre de l’étude des relations entre les économistes et leur champ d’investigation, à savoir l’économie comme pratique sociale1 . L’idée générale en est que l’économiste, alors qu’il se penche sur la réalité sociale afin de la comprendre et la décrire, modèle cette dernière en un sens particulier : « Cette intuition permet de qualifier les situations dans lesquelles l’objet sur lequel porte un travail scientifique n’est pas simplement constaté ou décrit, mais modifié, voire appelé à exister. » (Muniesa et Callon, 2009, 289) Dans une telle optique constructiviste la science économique fait advenir la réalité plus qu’elle ne la découvre, ceci à des niveaux très variés : celui des hypothèses de base des théories (la rationalité des agents, définition des objets économiques), celui des concepts mobilisés comme fin de l’analyse (la définition de la notion d’équilibre comme ce qui doit être expliqué comporte une portée normative évidente), ou celui des théories dans leur ensemble (prévision des cycles économiques, explication des déséquilibres de marché). On pensera ici la performativité comme la création, par les économistes, de normes de représentations servant la coordination2 : chaque acteur social, dans ses prises de décision quotidiennes, utilise une théorie économique particulière comme heuristique de décision afin de se coordonner avec ses semblables, tout en considérant que ceux-ci feront de même (Guala, 2007, 147). C’est sur la base de cette définition (que nous prendrons soin de justifier tant elle s’éloigne, à première vue seulement, de l’optique des sociologues de la performativité) qu’a émergé, au sein de la communauté 1 Il est sur ce point intéressant de constater que là où la langue française n’introduit aucune différenciation terminologique entre l’économie comme discipline scientifique et économie comme pratique, la langue anglaise prend le soin de séparer economics et economy (Callon, 1998, 1). 2 Que cette création passe par le discours de l’économiste ou par les technologies sociales dont il renseigne l’élaboration. Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie économique, le débat sur la performativité (Felin et Foss, 2009a ; 299b ; Ferraro, Pfeffer et Sutton, 2005 ; 2009). Ce débat part du constat que, en fonction d’un tel principe, la science économique est soumise à un effet de circularité d’où découlerait une grande relativité de ses propositions et conclusions : la théorie économique, comme représentation de la réalité engendrant les comportements sociaux, peut devenir « vraie3 » à la seule condition que les acteurs économiques la considèrent comme telle. La réalité sociale est alors tributaire des représentations qu’on en a. Le critère de vérité classique de la correspondance entre les mots et les choses n’étant plus opérant, le contenu analytique des théories n’aurait plus d’importance et la validation d’une théorie serait uniquement liée à sa puissance rhétorique : la discipline économique perdrait toute valeur scientifique. Néanmoins, ce travail entend compléter ce raisonnement et montrer que pareille circularité n’exclut pas l’idée que le phénomène de la performativité puisse trouver des limites au sein du monde social : dans un environnement physique et social particulier, toute théorie ne peut pas devenir performative. Partant de là, et si l’on s’écarte des critères de validation classiques des théories, fondés sur le désir d’identifier l’unique bonne théorie afin de se rapprocher d’une définition particulière de la « vérité » comme accord entre croyances théoriques des agents et leurs pratiques du monde – ceci dans la droite lignée de la philosophie pragmatiste américaine4 –, on nuance le relativisme potentiel de l’approche par la performativité en permettant à la fois de mieux comprendre le phénomène en question (pourquoi une théorie devient performative ?) et de penser une valeur scientifique des théories économiques (une théorie « performe » le monde parce qu’elle est vraie au sens où elle permet aux agents de réaliser leurs plans). On s’appuiera sur la philosophie sociale de John Searle afin de penser les mondes physique et social comme exerçant, par le biais des pratiques des agents5 , une pression sélective sur les théories économiques. Notre argumentation reposera essentiellement 3 Notre emploi du mot « vrai » doit ici être compris au sens de « vrai ou non réfuté ». Nous n’abordons pas ici les débats relatifs à la pertinence d’un tel critère. 4 Selon James, « toute idée qui, soit pratiquement, soit intellectuellement, nous aide à traiter avec une réalité ou avec ce qui s’y rattache, qui n’entrave pas notre marche par des déceptions, qui convient, en fait, et permet à notre vie de s’adapter au cadre général de la réalité, suffira pour satisfaire cette exigence d’ “ accord ”. Elle sera vraie en ce qui concerne cette réalité » (James, 1907, 212). 5 Comme le souligne Dupuy (1992, 227), « on a ici plus qu’un cercle, plus qu’une causalité circulaire. L’élément hiérarchique est fondamental : le cercle ne peut fonctionner que parce que les acteurs mettent la réalité en priorité sur les représentations ». Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 559 560 Nicolas Brisset | sur la distinction de John Searle entre les approches ontologiques et épistémiques du couple subjectif-objectif. Précisons-en dès à présent la teneur afin d’éviter toute ambiguïté. L’acception ontologique du duo subjectif-objectif exprime la nature de l’objet appréhendé : est subjectif un objet dépendant des représentations qu’on en a. Un marché n’existe, par exemple, que parce que l’ensemble d’un groupe humain le reconnaît comme tel. A contrario, est objectif ce qui ne dépend pas des représentations qu’on en a : pierres, montagnes, astres. L’acception épistémique, elle, ne renvoie pas à la nature propre de l’objet, mais au lien de connaissance qu’entretient l’être connaissant avec lui. La question est alors la suivante : si un objet dépend ontologiquement de la représentation qu’on s’en fait (ce que laisse entrevoir la notion de performativité), la science a-t-elle encore quelque chose à dire ? Searle répond par l’affirmative en ce qu’un objet ontologiquement subjectif peut également être épistémiquement objectif : sa connaissance ne dépend pas spécifiquement de la personne qui pense l’objet mais d’une communauté de pensée supérieure. Par exemple, dire que Van Gogh est mort en France est épistémiquement objectif, même si l’objet « France » est ontologiquement subjectif. Par contre, dire que « Van Gogh est meilleur peintre que Manet » est épistémiquement subjectif (Searle, 2010, 21-22). Il est possible, à partir de cette distinction, de penser une pression des faits sociaux épistémiquement objectifs sur les croyances individuelles, via un processus d’essai-erreur, bien que ces deux objets soient ontologiquement subjectifs. Munis de leurs représentations, les agents se confrontent à un monde épistémiquement objectif, c’est-à-dire à un monde social s’imposant à leurs représentations particulières. Le monde social n’est donc pas malléable à volonté. L’objectif sera ici de reporter cette idée de pression sélective sur celle de performativité des énoncés théoriques en introduisant ce concept dans l’architecture théorique de Searle. Cela permettra de nuancer le relativisme inhérent à la problématique de la performativité des énoncés afin d’en préciser les implications : les pratiques sociales prenant place dans un milieu qui leur résiste, celles-ci viennent sélectionner la théorie économique permettant aux acteurs sociaux de mener à bien leurs actions. C’est en ce sens que notre argument s’écarte de l’épistémologie fondationnaliste afin de migrer vers un critère pragmatiste. Cette recherche se veut donc d’une grande généralité et ouvre la porte à de futurs travaux plus incarnés : il ne s’agit pas de revenir sur la pertinence de l’hypothèse de performativité lorsque cette dernière se penche sur un corpus théorique précis, comme c’est le cas dans l’ensemble des travaux sociologiques, mais d’apporter une réflexion globale sur ce qu’implique une telle hypothèse sur les prétentions de l’économiste. Montrer qu’il existe des limites à la performativité permet de réévaluer l’impact du contenu théorique Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie sur cette capacité de performation de la réalité sociale : pour qu’une théorie économique particulière soit performée, il faut qu’elle soit considérée comme opérante par les acteurs sociaux. Or n’importe quelle théorie ne peut pas passer le test de son utilisation en raison de limites physiques et sociales qui ne dépendent pas des croyances individuelles, c’est-à-dire qui sont épistémiquement objectives. Le présent texte ne doit toutefois pas être interprété contre la sociologie économique de la performativité. Il prétend au contraire fournir un raisonnement venant éclairer le concept de performativité en prolongeant une intuition que l’on trouve déjà dans le corpus sociologique : si les théories économiques influencent le monde social, il existe un retour des faits sociaux sur les théories économiques. MacKenzie (2007) souligne, par exemple, la nuance entre performativité et contre-performativité, c’est-à-dire lorsque l’utilisation d’une théorie éloigne la réalité de la description initiale. Il est possible de considérer le présent travail comme une tentative de justification d’une frontière entre performativité et contre-performativité. Une première partie explicitera la notion de performativité utilisée par un courant spécifique de la sociologie économique et justifiera une interprétation propre de ce concept en termes de création de croyances collectives. C’est uniquement sur cette base que l’on peut comprendre les différents débats concentrés autour de l’idée d’une relativité des théories économiques. Une deuxième partie présentera et utilisera la conceptualisation mise au point par Searle afin de réinterpréter l’idée de performativité comme assignation de fonction. Cela permettra de défendre l’idée d’une pression sélective de la part d’une réalité indépendante sur les représentations des agents qui y sont confrontés et, in fine, sur les théories économiques. Ce travail sera effectué dans une troisième et dernière partie. 1. Les débats autour de la performativité Avant d’entrer plus avant dans notre argumentation, il convient de caractériser le concept de performativité et le phénomène qu’il tend à révéler. Si le vocable de la performativité est aujourd’hui courant en sciences sociales, il nous paraît utile d’en retracer succinctement l’histoire. Partant du domaine de la pragmatique du langage, l’idée de performativité migre peu à peu vers le champ des sciences sociales (1.1). Nous nous concentrerons particulièrement sur la réception qu’en a fait la sociologie économique (Callon, 1998), cette dernière touchant directement notre discipline. Nous tracerons les grands traits de cette théorie et nous aborderons les principales critiques qui ont pu lui être adressées (1.2). C’est en partant de celles-ci que nous soulignerons l’actualité et la nécessité de trouver des frontières à la performativité, afin de mieux en saisir la pertinence. Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 561 562 Nicolas Brisset | 1.1. La performativité des énoncés : de la linguistique à la sociologie économique Dans son désormais classique de la philosophie, Quand dire c’est faire (1962), John Langshaw Austin nourrit l’ambition de rompre avec la philosophie du langage alors dominante. Celle-ci, que l’on peut qualifier de représentationnaliste, se concentre exclusivement sur l’aspect constatatif, ou constatif, des énoncés. À l’instar de Frege (1892), le langage se définit alors uniquement par le rapport représentationnel qu’il entretient avec le monde extérieur. A contrario, Austin observe que bon nombre d’énoncés ne peuvent être classés parmi les constatatifs, étant en eux-mêmes des actions influençant le contenu et l’évolution du monde extérieur. Les exemples de ce type d’énoncés, dits performatifs, sont aujourd’hui bien connus : « “je baptise ce bateau le Queen Elizabeth“ [. . .], “Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain“ » (Austin, 1962, 41). Ces énoncés ont pour caractéristique première d’influencer directement l’état du monde : une embarcation anonyme devient aux yeux de tous le Queen Elizabeth ; je m’engage à respecter les termes d’un contrat en fonction des conditions météorologiques à venir. Le vrai ou le faux, au sens d’une correspondance entre les mots et les choses qu’ils décrivent, ne sont plus ici des critères pertinents, ceci au profit d’une concrétisation de l’acte appelé par la parole. On dit alors d’une énonciation performative qu’elle est heureuse ou malheureuse. Ce caractère dépend de ce qu’Austin nomme les conditions de félicité, c’est-à-dire « qui parle ? » et « dans quelles circonstances ? ». Suite à ce constat, Austin s’engage dans la recherche d’un critère de distinction langagière stable entre les deux types d’énonciation. Cette quête débouche finalement sur une impasse. « Nous avons échoué à trouver un critère grammatical pour les performatifs. » (Austin, 1962, 108) Cette conclusion est alors motivée par l’idée selon laquelle dire c’est toujours faire quelque chose. Il ne s’agit donc plus de définir les frontières entre deux mondes, celui du performatif et celui du constatatif, mais de « considérer d’un point de vue plus général la question : en quel sens dire une chose est-ce la faire ? » (Austin, 1962, 107). De cette manière, si l’on suit Austin, la performativité, prise dans le sens d’une caractéristique intrinsèque du langage, est mort-née. Néanmoins, bon nombre de chercheurs reprennent à leur compte cette notion afin d’en approfondir la valeur analytique en l’écartant du champ purement langagier afin de l’exploiter dans le domaine plus général du monde social. Si, comme l’avait déjà signalé Austin, l’énonciation « est loin de constituer d’ordinaire – si jamais elle le fait – l’unique élément nécessaire pour qu’on puisse considérer l’acte comme exécuté. Disons, d’une manière générale qu’il est toujours nécessaire que les circonstances dans lesquelles les mots sont prononcés soient d’une certaine manière [. . .] appropriées » Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie (Austin, 1962, 43), on considérera par la suite que le caractère performatif d’un énoncé dépend toujours des conditions de félicité qui l’accompagnent, la force performative ne dépendant pas tant de la sphère linguistique que de la sphère conventionnelle. En d’autres termes, alors que le point de départ d’Austin est qu’un discours est d’abord intrinsèquement performatif, les conditions de félicité venant par la suite préciser son caractère heureux ou malheureux, c’est maintenant l’épaisseur performative de ce même discours qui dépend des conditions d’énonciation. Le concept de performativité glisse de considérations purement linguistiques vers la discussion et l’étude des conditions d’énonciation. Cette transformation s’opère, entre autres, avec les remarques de Bourdieu envers le projet d’Austin : « L’enquête austinienne sur les énoncés performatifs ne peut se conclure dans les limites de la linguistique. L’efficacité magique de ces actes d’institution est inséparable de l’existence d’une institution définissant les conditions (en matière d’agent, de lieu ou de moment, etc.) qui doivent être remplies pour que la magie des mots puisse opérer. » (Bourdieu, 1982, 69) Ainsi, les conditions de félicité, qui étaient rejetées hors du langage et ne servaient qu’à faire aboutir le pouvoir intrinsèque des mots, sont maintenant le cœur de la notion même de performativité. Dans une perspective qui lui est propre, Bourdieu considère que tout acte d’élocution prend place dans un champ social via l’agent émetteur : l’efficacité des mots ne devient effective que lorsque le récepteur reconnaît celui qui les produit comme doté d’un certain statut, ce statut lui étant conféré par l’institution « au sens actif d’acte tendant à instituer quelqu’un ou quelque chose en tant que doté de tel ou tel statut et de telle ou telle propriété » (Bourdieu, 1982, 132). On passe de la performativité comme caractéristique propre au langage, c’est-à-dire des énoncés performatifs, à un ensemble de conditions nécessaires pour rendre actif l’acte langagier : la performativité des énoncés. Il ne faut toutefois pas se méprendre, il est plus juste de considérer Bourdieu comme un contributeur au projet austinien que comme un critique de ce dernier (Ambroise, 2008, 125). Austin est, en effet, le premier (Austin, 1979 : chap. 4 et 10) à souligner l’impossible distinction entre les performatifs et les constatatifs6 . Le projet bourdieusien est donc un pas supplémentaire dans le projet austinien plutôt qu’une rupture avec celui-ci. Le champ économique n’est pas resté insensible à la problématique de la performativité. La sociologie économique s’est notamment penchée sur le cas de la performativité des énoncés de la théorie 6 Austin montre que, d’une part, tout constatatif revêt, comme les performatifs, un caractère procédural fort (qu’ils sont donc eux aussi soumis à des conditions de félicité), d’autre part que les performatifs eux-mêmes nécessitent une dose de correspondantisme (en ce que faire, c’est toujours faire quelque chose). Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 563 564 Nicolas Brisset | économique avec la publication, sous la direction de Michel Callon7 (1998), d’un ouvrage collectif faisant date : The Laws of the Market. L’idée fondatrice en est, répétons-le, que les discours portés par les théories économiques performent le monde réel : « La science économique, au sens large du terme, performe, modèle et formate la réalité, plutôt qu’elle n’observe la manière dont elle fonctionne. » (Callon, 1998, 2) Selon Callon, les théories économiques créent les objets qu’elles sont censées décrire, à tel point que la réalité économique serait véritablement encastrée, pour transposer le concept bien connu de Karl Polanyi, dans la science économique. C’est le sens de l’affirmation polémique suivant laquelle « Oui, l’homo œconomicus existe, mais il n’est pas une réalité anhistorique ; il ne décrit pas la nature cachée de l’homme. Il est le résultat d’un processus de configuration [. . .] Bien sûr, cela requiert des investissements matériels et métrologiques [. . .], mais nous devrions ne pas oublier la contribution essentielle de l’économie-discipline à la performation de l’économie-activité. » (Callon, 1998, 22-23) Dans la lignée de la sociologie de l’acteur-réseau, le projet callonien se fonde sur l’idée selon laquelle les décisions journalières des agents économiques ne sont possibles qu’en raison de leur encastrement8 au sein de dispositifs sociaux-techniques : « Si les agents peuvent calculer leurs décisions, indépendamment du degré d’incertitude concernant le futur, c’est parce qu’ils sont pris dans un réseau de relations et de connexions, ils n’ont pas besoin de s’ouvrir au monde car ils contiennent leurs mondes. Les agents sont des acteurs-monde. » (Callon, 1998, 8) L’idée phare de la sociologie de la performativité est alors que le scientifique influence le monde qu’il est censé décrire via une emprise exercée sur les prises de décision individuelles et collectives, la science économique étant intégrée aux agencements socio-techniques. De manière plus précise, Muniesa et Callon (2003) reviennent sur le mécanisme 7 L’approche sociologique de la performativité prend essentiellement forme au sein de trois ouvrages collectifs (Callon, 1998 ; Callon, Millo et Muniesa, 2007 ; MacKenzie, Muniesa et Siu, 2007) regroupant des auteurs d’horizons variés et fournissant un panel hétérodoxe de regards sur le concept. Devant une telle diversité, on prend ici le parti de se concentrer sur l’approche plus spécifiquement callonienne, développée, bien évidemment par Callon, mais également par Muniesa ou encore MacKenzie (Callon, 1998 ; Muniesa et Callon, 2003 ; Muniesa et Teil, 2006 ; Muniesa et Callon, 2009 ; MacKenzie, 2003 ; 2009). 8 Malgré l’utilisation du terme dans les premiers écrits sur la performativité, Callon (Barry et Slater, 2002, 291-4) rejette par la suite la notion d’encastrement, celle-ci supposant un contexte extérieur s’imposant à l’activité économique. Callon lui préfère la notion d’enchevêtrement (entanglement), menant à une vision dynamique du lien entre théorie économique et monde social via un processus d’enchevêtrement-désenchevêtrement. Certaines lectures de Polanyi ont cependant souligné un lien fort entre encastrement et performativité (Brisset, 2010). Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie d’appréhension du monde préalablement nécessaire à tout acte individuel. Cette appréhension est placée sous le vocable du calcul. Devant un ensemble d’opportunités qui s’offrent à lui, un acteur économique procède en trois temps : i. Abstraire les objets afin de les intégrer à un espace de calcul. ii. Ces entités abstraites sont associées entre elles, déplacées, remaniées au sein de ce même espace de calcul. iii. Extraire les résultats, c est-à-dire dégager de nouvelles entités améliorant la capacité de choix : prix, information, label, etc. Cette définition du calcul est très large. Elle consiste essentiellement en l’établissement d’un continuum entre jugements qualitatifs et quantitatifs (Muniesa et Callon, 2003, 197). Pour qu’une transaction marchande ait lieu, il s’agit d’abord de rendre les biens calculables au sein d’espaces de calcul, étape nécessaire à l’ajustement entre les différents intervenants. Cette phase se rapproche sensiblement de l’objectivation chez Karl Marx : le bien doit trouver un point de comparaison avec les autres biens, par exemple la quantité de travail socialement nécessaire à sa réalisation. La seconde phase est celle de la pénétration du bien, rendu calculable, dans le monde de l’acheteur, c est-à-dire l’appréciation par l’acheteur de la valeur ou encore du prix du produit (Muniesa et Teil, 2006). Cette singularisation permet un ajustement entre acheteur et vendeur : « Le bien, requalifié, a été placé dans un cadre avec d’autres biens, et des relations ont été établies entre eux, menant à de nouvelles classifications qui autorisent des formes de comparaison : le bien peut enfin être calculable. » (Muniesa et Callon, 2003, 205) L’échange peut alors avoir lieu. L’attention est principalement portée sur ces espaces de calcul, lieux de traduction des biens, et sur les liens entre ces lieux et la théorie économique censée les étudier. Par exemple, entre le marché théorique et le marché comme dispositif de calcul collectif : la théorie économique nourrit le cadre interprétatif des agents vis-à-vis du marché réel (market place) et permet l’ajustement des calculs individuels sur une norme spécifique, celle de la théorie économique. Il est important de noter que la problématique du lien entre science économique et réalité économique est loin d’être le monopole de la sociologie économique callonienne9 . Néanmoins, la sociologie économique callonienne fournit aujourd’hui la ligne argumentative la plus structurée et a su entreprendre un travail de systématisation auquel le présent travail tend à se rattacher. 9 Voir, par exemple, Simon (1954), Grunberg et Modigliani (1954), Boulding (1966), Faulhaber et Baumol (1987), Merton (1948). Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 565 566 Nicolas Brisset | 1.2. Les limites de la performativité La problématique de la performativité des énoncés ouvre la porte au débat relatif au critère de vérité des théories économiques. Dans la lignée de la théorie des prophéties autoréalisatrices développée par Merton (1948)10 , la notion de performativité semble mener à la conclusion de la possibilité pour toute théorie de devenir vraie (ou du moins non infirmée) à condition de « performer » le monde au travers des décisions individuelles. Dans le cadre d’un ajustement bilatéral, si la conjecture de chacun sur la stratégie d’autrui est qu’il agit conformément à ce qu’en dit une théorie économique précise, alors la théorie devient une norme c est-à-dire un repère de coordination, un point focal au sens de Schelling (1960). Ainsi perçue comme une pure convention, une théorie semble dès lors pouvoir devenir vraie du moment qu’elle est utilisée par les individus. Il n’y aurait pas de facto de théorie vraie ou fausse. Cette conclusion a donné lieu à de vives critiques relatives au caractère « conservateur » de la théorie de la performativité qui, contrairement à bon nombre de théories sociologiques, ne cherche pas à enrichir les concepts de l’analyse économique, mais plutôt à les adouber en considérant que cette théorie façonne le monde à son image et, par conséquent, devient vraie (Mirowski et Nik-Khah, 2007). Un débat récent est significatif de cette tension. Marchant sur les traces de MacKenzie, un des principaux acteurs de la sociologie de la performativité, Ferraro, Pfeffer et Sutton (2005) étudient l’effet des théories managériales sur les pratiques du même nom et identifient trois biais par lesquels la théorie peut en arriver à s’auto-réaliser : le design institutionnel, les normes sociales et le langage. L’idée est que, sous condition du cumul de ces trois biais, n’importe quelle théorie peut devenir vraie, dans le sens où elle fournit aux agents économiques un bon outil heuristique dans l’optique de leurs actions journalières. Renversant l’argumentation, Felin et Foss (2009a ; 2009b) apportent une réponse pour le moins provocatrice en arguant que seules les vraies théories peuvent s’imposer, et donc influencer le monde, dans la lutte entre théories contradictoires. Ceci est pour eux la principale limite de l’effet de performativité. 10 « La prophétie autoréalisatrice consiste en une définition fausse de la situation, suscitant un comportement nouveau qui rend vraie la conception fausse à l’origine. » (Merton, 1948, 195). La définition de Merton n’est pas sans poser problème, particulièrement en ce qu’elle ne comporte aucun critère véritable ou stable de jugement du vrai et du faux. Pour remédier à cela, This donne une nouvelle version de cette définition : « Nous dirons qu’une croyance ou une anticipation est autoréalisatrice, si elle engendre, parce qu’elle a été adoptée par les individus, une situation dans laquelle elle est, sinon ‘vraie’, du moins ‘non infirmée’, et dans les deux cas considérée comme ‘confirmée’ par les individus. » (This, 1994, 185) Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie Il manque à l’argument de Felin et Foss11 une définition de ce qu’est une théorie « vraie ». Une abondante littérature s’est en effet attachée à montrer la manière dont une théorie à première vue absurde, par exemple que l’apparition de taches solaires influence les variations des cours d’un certain type de titres financiers, peut s’auto-réaliser, même s’il semble qu’il n’y ait a priori aucun lien entre les deux phénomènes12 . Néanmoins, Felin et Foss soulèvent une question des plus pertinentes, question que connaît bien l’économiste : celle de la sélection d’un unique équilibre13 dans le cas d’une multiplicité d’équilibres potentiels. Une des conséquences de l’existence d’équilibres auto-réalisateurs est qu’il existe mécaniquement autant d’équilibres potentiels que de théories circulant au sein d’une population d’agents14 . De manière plus générale, on peut affirmer, à la suite de Kjellberg et Helgesson (2006, 840) que « la multitude de pratiques constitutives des marchés suggère la présence simultanée de nombreux efforts pour modeler les marchés15 ». Nous n’entrerons pas ici dans les détails de ce débat, nous désirons par contre prolonger la réflexion relative aux limites de la performativité. L’idée est principalement de dire, en suivant Felin et Foss mais également Hodgson (2009), que si une théorie est vraie lorsqu’elle est considérée comme telle et surtout lorsqu’elle est utilisée comme moyen heuristique dans la prise de décision (elle engendre des croyances qui permettront l’action), il existe des limites, même mouvantes, à la diffusion d’une théorie économique au sein d’une population. Le rapprochement entre les thèses de la performativité et un certain nombre de problématiques économiques ayant trait à la notion générale de convention (auto-réalisation des croyances, point focal, convention de coordination, etc.) peut sembler abusif lorsqu’on lit sous la plume même de Callon : La thèse de la performativité, dont je conçois qu’elle donne lieu à de nombreux contresens, devient plus claire et plus intéressante, me semble-t-il, lorsqu’on la situe par rapport à d’autres notions, qui 11 Comme dans le cas de Merton (voir supra note 10). 12 Sur la théorie des taches solaires, voir Azariadis et Guesnerie (1982), Chiappori (2004). 13 Comme le souligne Dupuy (1992, 231-2) : « Un ‘équilibre’, c’est-à-dire un point fixe du processus auto-référentiel, est obtenu lorsque les réactions des acteurs aux représentations qu’ils se font de la réalité dans laquelle ils se trouvent plongés engendre par effet de composition une réalité conforme à ces représentations. C’est, encore et toujours, la logique de la prophétie autoréalisatrice. » 14 Il est également possible que deux agents, se référant à deux théories différentes, en arrivent à des choix compatibles. 15 « The multitude of practices that constitute markets suggests the simultaneous presence of many efforts to shape markets. » Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 567 568 Nicolas Brisset | ont été ou sont utilisées pour décrire les rapports entre economics et economy, comme celles de prophétie auto-réalisatrice, de dimension prescriptive ou normative de l’economics, ou de performance (au sens anglo-saxon du terme). La notion de prophétie auto-réalisatrice, si l’on s’en tient à elle, permet de soutenir que la théorie économique est à la fois fausse (elle ne décrit pas la réalité des marchés) et efficace (elle a un impact sur le comportement des agents et rend possible le fonctionnement des marchés) : la théorie est un outil de coordination dans des situations où les agents manquent de points de repères communs. La théorie joue le rôle d’une convention : si les gens croient que les autres croient qu’ils croient que la théorie est vraie. . . alors il existe une convention qui permet de se coordonner. La différence fondamentale que je vois avec la thèse de la performativité est le rapport à la vérité. La performativité suppose des agencements socio-techniques qui conduisent à un effet sur les comportements. (Callon, 2006, 26)16 On peut néanmoins justifier ce rapprochement en partant du principe que ce sont in fine les agents qui utilisent et mettent en place les technologies permettant l’ajustement. Cette asymétrie entre objets passifs (les technologies) et actifs (les acteurs sociaux), d’ailleurs assumée par Callon (2006, 24), suppose que l’on puisse, à un niveau de généralité suffisant, rabattre la question de la performativité sur celle des croyances. Nous voyons au moins quatre justificatifs à cela : 1. 2. 3. 4. La mise en place d’une technologie est le fruit d’un arbitrage (conscient ou inconscient) de la part de certains acteurs. L’élaboration d’une technologie repose sur des croyances servant l’action créatrice. L’utilisation d’une technologie suppose une certaine dose d’adhésion, que ce soit de la part de celui qui l’utilise ou de celui qui impose cette utilisation. Dans le cadre des marchés financiers (MacKenzie, 2009), l’objectif des arbitragistes est, la plupart du temps, de convaincre autrui que les outils ainsi que les théories sur lesquels reposent leurs arbitrages sont les meilleurs (ce qui constitue bien une croyance). L’usage d’une technique nécessite un certain nombre d’habitudes d’action qu’il faut assimiler. Comme nous le verrons par la suite, loin de nous l’idée d’évacuer le rôle du non-humain. Notre désir est uniquement de caractériser un processus conventionnel nécessaire, et non suffisant, à la performativité. Sur ce point, nous ne pensons pas, au contraire de Callon lui-même ou de Dumez et Jeunemaître (2010), que la notion de performativité s’oppose aux concepts de convention ou de prophétie auto-réalisatrice. Il existe en effet un lien intime entre agencements 16 L’auteur tient à remercier un des rapporteurs anonymes pour lui avoir signalé cette citation. Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie sociotechniques et croyances collectives et individuelles17 . C’est de cette même perspective que partent les critiques évoquées ci-dessus. Partant de cette idée, il s’agit d’expliquer pourquoi une théorie se propage et performe le monde social plus qu’une autre et, par conséquent, pourquoi la coordination a lieu à un point plutôt qu’à un autre. Ce projet rejoint celui de Callon, qui affirme avec Muniesa, que « c’est parce qu’elles [les sciences économiques] produisent des modélisations et des représentations, qui impliquent des épreuves de vérité, qu’elles peuvent intervenir, avec une efficacité qui leur est propre, dans ces agencements et tirer des leçons des expériences qu’elles organisent » (Muniesa et Callon, 2009, 319), ne tombant ainsi pas dans l’écueil d’un constructivisme trop poussé18 en introduisant l’idée d’une épreuve de vérité. La recherche des limites de la performativité consiste très exactement à donner corps à cette idée : si le monde social dépend des représentations qu’on en a, comment peut-on penser l’existence d’épreuves de vérité pour les théories économiques qui instaurent de nouvelles représentations ? Pour cela, nous réinterpréterons la théorie de la performativité par le truchement de l’approche du philosophe John Searle et nous tenterons de dégager deux limites à la performativité : celle des faits bruts et celle des phénomènes sociaux. Nous désirons montrer que même si la thèse de la performativité est souvent l’occasion de souligner l’aspect éminemment rhétorique des théories économiques (pour qu’une théorie échappe à la réfutation il suffit de convaincre les agents de l’utiliser), le contenu analytique compte. En effet, le lien entre représentations des agents et connaissance scientifique n’est jamais direct : ces agents doivent choisir une théorie explicative du monde alors qu’ils sont confrontés à des éléments qu’ils ne maîtrisent pas. Étayer cet argument nécessitera de comprendre en quoi les théories économiques, par le biais du phénomène de la 17 D’autant plus qu’un courant comme l’économie des conventions prend la peine de se pencher sur des objets comme cristallisation de conventions aidant à la prise de décision (Batifoulier, 2001, 248). 18 La théorie de l’Acteur réseau revendiquant même une limite au constructivisme social qui est pourtant une de ses marques de fabrique « actor-network theory (ANT) [. . .] assumes that new hybrid social-and-material practices are constrained and enabled by equally hybrid preexisting practices. This means that new practices imply theories and versions of the social and the material world that may differ from those that existed before. Nevertheless, because of the backdrop of existing practice such differences tend to be limited, and the world is sensed—indeed is constituted—as solid and obdurate. Actor-network theory is not relativist, but neither is it realist. Deconstruction is always possible but, given the backdrop of existing practice, also very difficult. Social and technological knowledge, the social world, and its material context are all obdurate—indeed translocal, since they carry from place to place in the textures of practice. » (Law et Singleton, 2000, 766). Pour une réflexion sur le statut du constructivisme au sein de l’ANT, voir Keucheyan (2008). Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 569 570 Nicolas Brisset | performativité, prennent part à La construction de la réalité sociale (Searle, 1995), ce à quoi s’attachera la deuxième partie du présent travail. Ce n’est qu’une fois cette explicitation mise en place qu’il sera possible de nuancer les effets du phénomène performatif. 2. John Searle ou la performativité comme assignation de fonction Le paradigme de la performativité des énoncés développé par Callon s’inscrit dans la droite ligne de la théorie sociologique de l’acteur-réseau. Celle-ci insiste principalement sur les vecteurs de diffusion des idées économiques : articles, médias, ordinateurs et technologie en général, politiques économiques, etc.19 Notre ambition n’est pas ici de nier les apports d’une telle approche, bien au contraire, mais d’atteindre un niveau de conceptualisation plus élevé afin de définir ce qu’on entend quand on parle de performativité. C’est à cet effet que nous utilisons la théorie sociale de John Searle. Les travaux de John Searle ont eu une certaine résonance dans le champ des théories économiques, comme l’indique le numéro du Journal of Economic Methodology20 consacré à l’étude de l’impact de la pensée de Searle en économie. Searle a lui-même produit un certain nombre de travaux portant sur les institutions en économie (Searle, 2005). Nous partirons de sa théorie institutionnelle afin d’assimiler performativité et création d’institution au sens d’assignation de fonction. C’est une fois ce cheminement effectué que nous serons en mesure d’avancer vers notre objectif : souligner les limites du phénomène de la performativité. 2.1. La réalité sociale selon John Searle L’ensemble conceptuel que construit Searle s’étend à des domaines aussi variés que la linguistique, la philosophie de l’esprit ou encore les sciences sociales21 . C’est dans La construction de la réalité sociale (Searle, 1995) qu’est développée sa théorie de la société. Searle y part d’une distinction entre faits bruts, par exemple : « La lune cause les marées », et faits sociaux, « ceci est de l’argent ». Cette distinction se fait sur la base d’une question simple : ce fait, ou cette caractéristique, existerait-il si l’homme n’avait jamais 19 Pour une présentation claire et synthétique des différents types de performativité en fonction du vecteur de transmission de la théorie économique, voir Muniesa et Callon (2009). 20 « The Ramifications of John Searle’s Social Philosophy in Economics », Journal of economic methodology, 9(1), 2002, 1-86. 21 Pour une vue synthétique et critique de l’œuvre de Searle, voir Clément et Kaufmann (2005). Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie existé ? Nous sommes ici clairement dans une optique réaliste que Searle justifie en dénonçant l’erreur épistémologique du relativisme naïf : placer sur le même plan réalisme ontologique (partir de l’existence d’une réalité indépendante de nos représentations) et réalisme épistémologique (l’idée que nos concepts élaborés pour saisir le monde extérieur en capturent l’intégralité des caractéristiques objectives) en déduisant de l’idée que l’homme, dans sa perception du monde, ne puisse jamais s’émanciper de ses catégories conceptuelles (relativisme épistémologique), que ce monde extérieur n’a aucune existence propre (relativisme ontologique)22 . Pour Searle, l’existence d’un écart irréductible entre réalité et concepts ne permet de porter aucun jugement sur la nature ontologique de cette même réalité. Ceci reviendrait à un glissement abusif de l’épistémologie vers l’ontologie. Cet argument est le cœur de ce qu’il nomme « réalisme externe23 » : il existe une réalité indépendante de nos représentations, réalité sur laquelle le monde social se construit. Searle souligne qu’il est également impossible, en vertu du hiatus entre concepts et réalité, de « prouver » la pertinence empirique du réalisme externe. Il cherche néanmoins à montrer que penser le réalisme externe est une condition même de la formulation du discours : « Quand nous essayons de communiquer en vue de parvenir à une compréhension normale d’autrui au moyen de ces énoncés, nous devons présupposer le réalisme externe24 . » (Searle, 1995, 235) Le réalisme externe est pour Searle une condition d’intelligibilité du discours : « Même s’il n’y a pas de mont Everest, d’atomes d’hydrogène et de chien de Searle, il n’en reste pas moins que nous comprenons toujours les énoncés comme dépendants, pour pouvoir être intelligibles de manière normale, de l’existence d’une réalité extérieure. » (Searle, 1995, 238) Les faits institutionnels sont, eux, une sous-catégorie des faits sociaux. Pour les caractériser, Searle met en avant trois concepts : ceux d’« assignation de fonction », d’« intentionnalité collective » et de « règles constitutives » (Searle, 1995, 28-44). Un fait institutionnel est d’abord un objet, un signe, un événement auquel on assigne une fonction particulière. Si l’assignation de fonction prend la forme générique « X compte comme un Y dans une situation C », la 22 Boghossian (1999, chap. 3) défend la même thèse. S’opposant au constructivisme des faits, il affirme lui aussi que « l’indépendance des faits à l’égard des descriptions n’est pas une extension de la relativité sociale des descriptions » (Boghossian, 1999, 39). 23 L’ouvrage est une réponse directe à certaines dérives du constructivisme social. Pour l’auteur, l’erreur à éviter est de penser le monde comme uniquement déterminé par les représentations sociales. Pour une critique d’ensemble du constructivisme social, voir Hacking (1999), ainsi que Boghossian (2006). 24 Searle use ici de la méthode d’un argument transcendantal, consistant à montrer ce que certaines conditions posées présupposent en termes d’ontologie sociale. Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 571 572 Nicolas Brisset | particularité première des faits institutionnels, à la différence des autres faits sociaux, est qu’ils ne peuvent se réduire aux seules caractéristiques physiques de l’objet. Un fait institutionnel prend racine dans une assignation de fonction particulière reposant sur un statut propre conféré à l’objet, on parle alors de fonction statut. Par exemple : 1. 2. « un objet à quatre pieds sur lequel il est possible de s’asseoir est compté comme une chaise » ; « tel papier ayant telles caractéristiques est compté comme de l’argent ». Ici, seule l’affirmation (2) peut être considérée comme une assignation de fonction statut car contrairement à l’affirmation (1), les caractéristiques physiques de l’objet (donc X : « tel papier ») ne lui permettent pas de fonctionner comme de l’argent25 . Il faut, pour cela, conférer à un simple morceau de papier un pouvoir social26 émanant uniquement de l’intentionnalité collective. C’est ce qui manque à l’affirmation (1) pour être une assignation de fonction statut : une intentionnalité collective, qui seule peut rendre opérationnelle l’utilisation de l’objet. À ce titre, un fait social est par essence sui-référentiel (Searle, 1995, 50) : pour qu’un type d’objet satisfasse à la définition du concept social, il faut qu’on croie qu’il satisfait à cette définition. Appliqué, par exemple, à la monnaie, on peut dire qu’est monnaie ce qui est considéré comme tel collectivement. L’intentionnalité collective, caractéristique essentielle des faits institutionnels, est prise chez Searle comme un fait primitif nécessaire à tout agir communautaire. En effet, toute action impliquant l’autre nécessite une intentionnalité collective de niveau supérieur : « Pour que deux hommes se livrent à un combat professionnel, il faut qu’il y ait intentionnalité collective à un plus haut niveau. Il faut qu’ils coopèrent pour organiser un combat où chacun d’eux essaie de battre l’autre27 . » (Searle, 1995, 41) Une partie de cette volonté collective 25 Notons ici que la distinction apportée par Searle est loin d’être évidente. Il est difficile d’imaginer qu’il puisse y avoir un objet dénué de toute valeur symbolique. Toutefois, il semble qu’il faille prendre cette classification sur le mode idéaltypique. 26 En réalité ce n’est pas le morceau de papier qui détient le pouvoir, mais la personne qui le possède. Ainsi, à l’assignation de fonction statut « X, ce morceau de papier, est compté comme Y, un billet de 20 euros » correspond une acceptation de type « S, le porteur de X, est habilité à (S achète avec X jusqu’à la valeur de 20 euros) » (Searle, 1995, 139). 27 De manière générale, Searle relève ici le problème de toutes tentatives de réduction du monde social aux seuls individus (c est-à-dire de l’individualisme méthodologique). Réduire l’intentionnalité collective aux intentionnalités individuelles pose un problème de spécularité infinie. En effet, dans ces termes l’intentionnalité collective se définirait comme un ensemble d’intentionnalités individuelles basées sur la croyance qu’alter fera X si lui-même croit qu’ego fera Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie réside dans la simple acceptation d’un système de règles dans lequel s’insère un fait particulier. C’est à ce niveau qu’intervient la fameuse distinction entre règles constitutives et règles régulatives. Alors que les secondes viennent codifier un champ existant (par exemple le code de la route vient simplement réguler la circulation), les premières sont consubstantielles de ce champ. Le jeu d’échecs, dont l’existence repose uniquement sur des règles qui lui sont constitutives, est un exemple emblématique. À y regarder de plus près, une règle constitutive n’est que la formalisation d’une assignation de fonction statut : « X compte comme un Y dans une situation C. » En dernière analyse, un fait institutionnel n’existe que dans un ensemble de règles constitutives consubstantielles de l’architecture institutionnelle : l’institution, en tant qu’elle permet l’assignation de fonction, doit être le fruit d’une assignation de fonction statut lui conférant le pouvoir de créer des faits institutionnels. Autrement dit, une nouvelle règle constitutive ne peut voir le jour qu’à partir d’un système de règles constitutives préexistant. On retrouve ici la substance de la critique bourdieusienne à la performativité linguistique : pour qu’un énoncé puisse agir sur le monde, par exemple par la création d’un fait institutionnel via une assignation de fonction-statut, il faut qu’il prenne place dans un ensemble social déjà structuré. 2.2. Assignation de fonction et performativité des énoncés La conceptualisation searlienne est un outil précieux de représentation de la thèse de la performativité des énoncés théoriques. Searle fait lui-même ce lien à deux niveaux. Premièrement, il souligne que le mouvement institutionnel allant de X à Y dans « X compte comme un Y dans une situation C » est ipso facto un mouvement linguistique (Searle, 1995, 88). La caractéristique première du langage est de permettre la représentation de ce qui n’existe pas indépendamment de ce même langage. Le passage de X à Y va du fait brut au fait institutionnel (ou d’un fait institutionnel à un autre) et est intimement lié au langage : « Sans langage, nous pouvons voir l’homme franchir une ligne blanche en portant un ballon [. . .]. Mais nous ne pouvons voir l’homme marquer six points. » (Searle, 1995, 94) En effet, la fonction statut ne pouvant prendre racine dans les uniques caractéristiques physiques de X, il est nécessaire de pouvoir se la également X, s’il croit qu’alter. . . . La solution searlienne est alors de substituer à cette décomposition une intentionnalité collective, soit la capacité individuelle de penser en termes collectifs, situation dans laquelle « mon intention n’est qu’une partie de la vôtre » (Searle, 1995, 43). De manière générale « ce que vous devez supposer, c’est que les autres sont des agents comme vous, et qu’ils ont, de même, une connaissance de vous en tant qu’agent comparable à eux, et que ces consciences fusionnent en un sentiment du nous comme agent collectif réel ou possible. » (Searle, 1995, 241-2) Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 573 574 Nicolas Brisset | représenter, c’est le rôle du langage28 . Ce dernier crée les catégories ontologiques des faits institutionnels, il en est la substance première. Au-delà du langage, qui n’est en dernière analyse qu’un moyen de représentation, Searle s’attarde plus particulièrement sur le rôle de la déclaration comme acte de création institutionnelle (Searle, 2010, 11-15). Si le langage est une condition de possibilité de l’assignation de fonction, la déclaration est l’acte par lequel cette assignation prend forme : « Tous les faits institutionnels, et donc toute les fonctions statuts, ont pour origine des actes de paroles (speech acts) d’un type particulier que j’ai nommé “Déclaration“ en 1975.29 » (Searle, 2010, 11) La déclaration n’est néanmoins qu’une condition nécessaire à la création institutionnelle : pour qu’un énoncé soit performatif, c’est-à-dire qu’il crée l’entité qu’il appelle, il faut qu’il soit prononcé dans un contexte et par une personne à laquelle on a assigné une fonction statut particulière. Par exemple : « L’expression “je promets“ compte comme une obligation dans un contexte officiel. » Le présent travail clarifie la problématique de la performativité des énoncés théoriques en considérant que la science économique joue ce rôle d’assignation de fonction statut, et qu’elle a le pouvoir socialement reconnu de modifier les assignations de fonction en place. Cette perspective entend considérer les sciences en général, ici la science économique, comme des modes de fixation des croyances parmi d’autres, et ce dans la lignée de la philosophie pragmatiste (Peirce, 1877). Les sciences alimentent les habitudes de pensée individuelles et sociales, ainsi que les habitudes d’actions. Ces habitudes de pensée peuvent être envisagées comme des assignations de fonction prenant place à trois niveaux : 1. Celui des représentations individuelles : les agents économiques, dans leurs pratiques du monde économique et social, fondent leurs actions sur des croyances qui peuvent être assimilées à des assignations de fonction. Par exemple, dans le cadre d’une anticipation : « “Une restructuration massive d’une entreprise cotée“ vaut comme “une future hausse des dividendes“. » Ces croyances individuelles sont influencées par les théories économiques, surtout lorsque ces dernières s’insèrent dans des outils directement destinés à la prise de décision (modèles d’évaluation du risque sur les marchés financiers, théories managériales, etc.) 28 Le sujet a été l’objet de nombreux débats (au centre desquels on trouve le célèbre problème du langage privé de Wittgenstein). Si le langage est une institution comme les autres, comment penser l’émergence du langage ? Pour Searle, le langage est avant tout un fait pré-institutionnel, il est la condition de possibilité de la création de l’ensemble des institutions humaines (Searle, 1995, 103). Il est une « catégorie auto-identifiante de faits institutionnels » (Searle, 1995, 100). 29 All institutional facts, and therefore all status functions, are created by speech acts of a type in 1975 I baptized as ‘Declarations’. Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie 2. 3. Celui des règles formelles : on entre ici dans le domaine des règles formelles du collectif humain. Un certain nombre de travaux ont souligné l’importance de la science économique dans l’évolution des concepts juridiques. L’économiste américain John Roger Commons constitue un bon exemple d’une telle démarche. Dans son ouvrage Legal Foundations of Capitalism (1924), il décrit l’évolution du capitalisme en se basant sur la transformation progressive des catégories juridiques, notamment celle de propriété. Cette évolution se fait, entre autres, sur la base des diverses théories de la valeur développées par les économistes. Dans ce cas, il est clair que l’assignation de l’appellation implique « l’assignation de certaines nouvelles fonctions, par exemple sous forme de droits et de responsabilités » (Searle, 1995, 119). Pour que les règles formelles perdurent dans le temps, il est impératif qu’elles soient relayées par un certain nombre de faits institutionnels informels, nous parlerons ici de conventions (en nous écartant de la définition searlienne de convention), c’est-à-dire un système de représentations et d’acceptations collectives, faisant le lien entre représentations individuelles et institutions formelles : pour qu’un code juridique soit bien plus qu’une simple ligne d’écriture, il faut qu’il pénètre les représentations collectives. Karl Polanyi, dans La Grande Transformation (1944), ouvre la porte à une représentation des mutations du système économique européen au XIXe siècle en termes de diffusion d’une certaine « mentalité de marché » entretenue par les économistes eux-mêmes. Ces trois niveaux sont intimement liés. Ils fondent une architecture dont toute variation entraîne l’évolution du continuum institutionnel sur lequel nous reviendrons dans la prochaine partie. On a ici à disposition un outil permettant de penser une performativité « par les deux bouts » : celui des règles formelles et celui des croyances individuelles et collectives. Cette construction est essentielle dans l’optique de souligner les limites de la création d’assignation de fonction, limites qui seront également celles du phénomène de la performativité des énoncés théoriques, selon l’interprétation que nous venons d’en fournir. 3. Les limites de l’assignation de fonction Pour comprendre les limites de la performativité redéfinie comme assignation de fonction, il est avant tout nécessaire de comprendre la caractéristique première du fait institutionnel : elle est un accord collectif formel ou tacite se réalisant dans les actes sociaux. Contrairement aux objets physiques, les faits institutionnels ne s’usent pas lorsqu’on les manie. Bien au contraire, leurs existences découlent de leurs utilisations, celles-ci leur permettant de s’auto-renforcer. Il faut ici comprendre que ce qu’il implique sur l’action est même la seule manifestation causale du fait institutionnel, qui n’est en Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 575 576 Nicolas Brisset | dernière analyse que le « tenant lieu pour des modèles d’activités » (Searle, 1995, 80) : les assignations de fonction ne s’auto-renforcent qu’en raison de l’utilisation quotidienne des faits institutionnels (par exemple la monnaie)30 . On trouve d’ailleurs chez Searle l’idée que, la plupart du temps, les institutions ne sont pas directement connues par les personnes, et que ce n’est qu’au sein des pratiques, des « savoir-faire », que celles-ci se reflètent. L’homme ne connaît pas l’intégralité des règles sociales, il les pratique, celles-ci font partie de ce que Searle nomme l’arrière-plan : « En fait, dans bien des situations, nous savons simplement quoi faire, nous savons juste nous adapter à la situation. Nous n’appliquons pas les règles consciemment ou inconsciemment. » (Searle, 1995, 186) Si l’assignation de fonction existe uniquement dans la mesure où elle est soutenue par un ensemble de pratiques individuelles et collectives, il en va par conséquent de même pour les concepts économiques : une théorie économique ne sera performée que si elle est capable de s’imposer comme croyance et ainsi de trouver corps au sein d’un faisceau de pratiques dont elle ne serait in fine qu’un résumé. Si un énoncé économique peut devenir vrai ou non réfuté dans la mesure où il intègre les pratiques des agents, ce sont bien ces mêmes agents qui sont amenés à effectuer ce mouvement d’intégration. Une théorie, pour s’imposer, doit passer ce cap en fournissant au préalable une réponse aux questions pratiques, jugée pertinente. La théorie conserve ainsi une valeur scientifique, à condition que cette valeur soit jugée à l’aune d’un critère plus souple qu’à l’accoutumée : une bonne théorie est une théorie qui est conservée par les agents en raison de l’apaisement qu’elle fournit vis-à-vis de doutes relatifs au monde extérieur. Il existe donc des théories plus adaptées que d’autres aux yeux de ceux-ci31 (ce caractère dépend uniquement des agents sociaux et ne possède aucune valeur universelle). Comprendre la performativité c’est comprendre ce processus d’acceptation. À ce titre, il convient de se poser la question ici cruciale : pourquoi utiliser une théorie économique plutôt qu’une autre ? Bien loin d’entrer dans un relativisme extrême (toute théorie, en n’importe quel temps ou lieu est capable de performer la réalité à son image en ce que les agents la prennent pour acquise), Searle nous fournit ici de quoi penser deux limites du phénomène de la performativité : les faits bruts et les faits institutionnels. Ces limites prennent forme dans le cadre du « réalisme externe » et l’idée selon laquelle si la réalité se compose de faits 30 Searle n’est, sur ce point, pas éloigné de la philosophie pragmatiste et de sa maxime : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. » (Peirce, 1903, 265) 31 Ce constat est ici purement positif, il n’entend aucunement justifier toute théorie s’imposant au sein du monde social. Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie dépendants de nos représentations (les faits sociaux), ces faits, qui n’existent qu’en vertu du fait que nous croyons collectivement qu’ils existent, sont objectifs au sens où ils ne dépendent pas directement des représentations individuelles. Ce point est l’occasion pour Searle d’une distinction entre deux occurrences de la subjectivité, déjà évoquées en introduction. D’un point de vue ontologique, est subjectif ce qui dépend ontologiquement de ce qui est éprouvé par le sujet. Par exemple, la douleur ou la monnaie : souffrir dépend entièrement du sujet qui souffre, est monnaie ce que le sujet considère comme monnaie. Sans sujet, pas de douleur, pas de monnaie. D’un point de vue épistémique, la subjectivité est avant tout une question de critère de vérité : la vérité ne réside pas dans les faits mais dans une certaine attitude vis-à-vis d’eux. À ce titre, il peut exister des faits à la fois ontologiquement subjectifs (leur existence dépend du sujet pensant) et épistémiquement objectifs : la connaissance de leurs caractéristiques ne dépend pas uniquement des représentations du sujet singulier qui les saisit. Pour prendre l’exemple de la monnaie, cher à Searle, « les faits monétaires peuvent être épistémiquement objectifs même si l’existence de l’argent est le produit d’une construction sociale, et dans cette mesure, par conséquent, ontologiquement subjective » (Searle, 1995, 243). La justification de cette affirmation a lieu sur deux plans : premièrement, le rapport hiérarchique entre faits bruts et faits sociaux, secondement le caractère épistémiquement objectif de certains faits sociaux ontologiquement subjectifs. 3.1. Faits bruts et assignation de fonction Le système conceptuel searlien implique logiquement, de manière cohérente avec son réalisme externe, une priorité des faits bruts sur les faits institutionnels. Le monde social est un réseau étroit d’assignation de fonction de type « X compte comme un Y dans une situation C », le X d’une assignation étant le Y ou le C d’une autre. Il existe donc une hiérarchisation des faits institutionnels en ce qu’ils sont imbriqués les uns dans les autres et qu’il y a toujours, en dernière analyse, une fonction statut assignée à quelque chose qui n’est pas une fonction statut, c est-à-dire un fait dont l’existence ne dépend pas des croyances que l’on porte sur lui : un fait brut. C’est donc sans hésitation que Searle considère que « le monde des décisions de la Cour suprême et de l’effondrement du communisme est le même monde que le monde de la formation des planètes et de l’effondrement de la fonction d’onde en mécanique quantique32 » 32 Cette affirmation se trouve renouvelée dans un ouvrage récent prolongeant La construction de la réalité sociale : « We must not allow ourselves to postulate two worlds or three worlds or anything of the sort. Our task is to give an account of how we live in exactly one world, and how all of these different phenomena, from quarks and gravitational Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 577 578 Nicolas Brisset | (Searle, 1995, 157-8). Ainsi, les caractéristiques physiques des faits bruts auxquels nous assignons des fonctions influencent la possibilité des actions appelées par l’assignation. Néanmoins, si le choix d’un objet auquel on désire assigner un statut est toujours important, l’influence du fait brut sur l’assignation reste variable, « il y a une échelle qui va de la liberté à la nécessité, de l’arbitraire à la raison, dans les entités choisies pour jouer le rôle de fonctions-statuts » (Searle, 1995, 115-6). Si plusieurs faits bruts peuvent être adaptés à une assignation de fonction, alors le choix reste avant tout social. L’exemple de la monnaie est emblématique de l’importance des faits bruts. Pour Adam Smith (1776, 92-3) c’est en raison d’une facilité à les quantifier et à les proportionner que les métaux se sont dans un premier temps imposés comme monnaie dans un grand nombre de communautés. Comme réserve de valeur la monnaie se doit également d’être inaltérable, qu’elle ne s’abîme pas au contact de l’air, ce qui la rend durable et lui donne un avantage sur les marchandises classiques. Une monnaie ne respectant pas ces caractéristiques ne résisterait pas aux pratiques sociales qui lui imposent cette fonction particulière. Il semble bien qu’il existe une certaine pression des faits bruts sur l’utilisation que les individus font des objets sociaux dans leurs vies quotidiennes, et donc sur le processus d’auto-renforcement de ces faits institutionnels. Par conséquent, pour qu’une théorie vienne performer le réel, il faut qu’elle le fasse dans un monde contenant des faits bruts qu’elle ne pourra pas performer en ce qu’ils ne sont pas des faits sociaux. En économie, le concept de coefficient technique constitue un outil de représentation de la réalité économique portant sur des caractéristiques purement physiques, des faits bruts qui n’existent pas en raison des seules croyances humaines mais au contraire qui s’imposent à elles. Un coefficient technique, compris au sein d’une fonction de production, n’est pas sui-référentiel, il ne dépend pas des représentations des autres agents mais de contraintes physiques des matières traitées. Il en est de même pour la nature des rendements d’échelle caractérisant les fonctions de production : savoir si la quantité d’output augmente plus que proportionnellement à la quantité d’input est avant tout une question technique reposant sur des caractéristiques brutes. Dans un registre similaire, le problème de l’intégration de l’épuisement des ressources dans ces mêmes fonctions de production relève avant tout d’une contrainte physique s’imposant à la théorie économique elle-même. À ce titre, une représentation du monde économique intégrant des coefficients techniques et un type de rendement non conformes à la réalité attraction to cocktail parties and governments, are part of that one world. » (Searle, 2010, 3) Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie brute serait bien vite abandonnée par les agents. Le phénomène de performativité n’a que peu d’impact au niveau des faits bruts33 . Il est ici important de noter que la notion d’agencement, propre à la sociologie économique, contient celle de fait brut mais ne s’y réduit pas. Un agencement sociotechnique est l’alliage de caractéristiques purement physiques et du choix social de son utilisation (comme souligné plus haut). Cette notion est donc inefficace lorsqu’il s’agit de penser la hiérarchie entre faits bruts et faits institutionnels, d’autant que la pression des faits bruts est variable en fonction du type d’objet social. Preuve en est que l’agencement technique est souvent considéré comme un vecteur de transmission du mouvement performatif et non comme une contrainte autorisant, ou non, celui-ci. 3.2. Faits sociaux et fardeau métaphysique Les individus sont donc confrontés à un certain nombre de faits bruts (même s’ils ne sont et ne peuvent jamais être perçus comme tels). Il existe dès lors une forme de pression sélective sur les assignations de fonction en raison de l’objectivité ontologique de certains objets du monde. Pour autant, ces derniers ne sont pas les seuls faits qui échappent aux représentations individuelles. On peut en effet considérer que la majeure partie des structures sociales échappe complètement aux individus en ce qu’ils les prennent simplement pour acquises. Il serait en effet insurmontable à l’Homme de continuellement prendre conscience des structures du monde social, c est-à-dire de connaître consciemment l’ensemble des règles constitutives qu’il contient. À ce titre, si la réalité sociale est ontologiquement subjective en ce qu’elle dépend de l’ensemble des représentations individuelles, elle peut être considérée comme épistémiquement objective : lorsque nous parlons d’argent, cet objet existe bien en dehors des représentations individuelles. Les faits institutionnels sont donc à considérer comme des ensembles sur lesquels notre emprise est limitée : « Une fois reconnu d’un commun accord par un Nous collectif, le fait institutionnel s’impose comme un fait objectif à tous les Je individuels même si ceux-ci sont au principe de son émergence. » (Clément et Kaufmann, 2005, 47) C’est le sens de la notion de l’objectivité épistémique évoquée plus haut. À ce titre, bien qu’ontologiquement endogène, c est-à-dire qu’ils dépendent in 33 Le rôle primordial des caractéristiques physiques des objets dans la construction de la vie sociale ramène directement à la sociologie de la performativité fondée sur la théorie de l’acteur-réseau. À ce titre, ce n’est pas parce que nous recentrons l’approche de la performativité sur des considérations conventionnelles (en nous focalisant avant tout sur les assignations de fonctions) que nous ignorons l’importance de l’objet. Même si cet objet possède un statut hiérarchique inférieur en termes d’heuristique du monde social, il existe une pression sélective des faits bruts sur le monde social. Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 579 580 Nicolas Brisset | fine des représentations des agents qui composent le système, la majeure partie des faits institutionnels est considérée par ces mêmes agents comme exogènes, à l’image des faits bruts, en raison du fardeau métaphysique insurmontable que nécessiterait une telle prise en compte. Prenons sur ce point l’exemple que donne Searle : Considérons une scène toute simple comme celle-ci : j’entre dans un café à Paris et je m’assois à une table. Le serveur arrive et je prononce un fragment de phrase française, du genre : « un demi-Munich pression, s’il vous plaît. » Le serveur apporte la bière, et je la bois. Je laisse de l’argent sur la table et quitte les lieux. Voilà une scène innocente ; et pourtant sa complexité métaphysique est réellement stupéfiante. [. . .] Notons [. . .] que la scène ainsi décrite comporte une vaste ontologie invisible : le serveur ne possédait pas vraiment la bière qu’il m’a donnée ; en revanche, il est employé par le restaurant qui, lui, la possédait. Le restaurant a l’obligation d’afficher une liste de prix pour toutes les boissons, et même si, cette liste, je ne la vois jamais, je ne suis tenu de payer que le prix affiché. Le propriétaire du restaurant est autorisé par le gouvernement français à appliquer ce prix. En tant que tel, il est soumis à un milieu de règles et règlements dont je n’ai pas la moindre idée. [. . .] Si, après avoir quitté le restaurant, je vais ensuite écouter une conférence ou assister à un dîner, les dimensions du fardeau métaphysique que je porte ne font que croître ; et c’est à se demander parfois comment qui que ce soit peut supporter un tel fardeau. [. . .] L’une des raisons pour lesquelles nous pouvons supporter le fardeau est que la structure complexe de la réalité sociale, si l’on peut dire, ne pèse rien. [. . .] Ils nous paraissent aussi naturels que les pierres, l’eau et les arbres. (Searle, 1995, 15-17) C’est en raison de cette impossibilité à penser l’ensemble des assignations de fonction au sein de ses stratégies que l’acteur social les considère comme données. Par conséquent, pour qu’une assignation de fonction intègre les croyances individuelles, il faut qu’elle aide les acteurs sociaux à évoluer dans un monde sur lequel ils n’ont qu’une emprise limitée34 . On peut alors considérer qu’il existe une pression sélective des faits institutionnels sur les théories économiques que les individus adoptent. N’importe quelle théorie ne peut avoir un impact sur le monde social. On retrouve ainsi les mécanismes à l’œuvre dans 34 Il est néanmoins possible de considérer le cas où l’institution n’a qu’un effet limité, voire inexistant, sur la pratique elle-même. Il est par exemple possible de trouver certaines croyances collectives fort peu susceptibles d’être démenties par les faits via les pratiques : par exemple, l’existence des elfes. Si (ce qui n’est pas une évidence) un type de croyance n’a aucun effet pratique, alors il ne nous intéresse pas dans le cadre qui est le nôtre. On peut néanmoins se demander si de telles croyances existent. En soi, si l’existence des elfes ne peut être vérifiée, cette croyance peut engendrer des pratiques néfastes pour les individus menant in fine à l’élimination de la croyance. Il est par contre certain que ce processus serait plus long que dans le cas de croyances plus « terre-à-terre ». Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie le cas des faits bruts : c’est bel et bien la raison pratique qui détermine la diffusion et l’acceptation collective des assignations de fonction. L’impossibilité métaphysique évoquée par Searle est néanmoins relativement floue : est-elle cognitive (le monde social est difficilement décryptable) ou logique (l’impossibilité pour les acteurs d’un système social de connaître l’ensemble des règles qui structure ce système) ? Cette question reste en suspens : il manque une justification du statut métaphysique du fardeau. On verra dans la prochaine partie que l’économie institutionnelle peut permettre de donner corps à la double caractéristique (l’ontologiquement subjectif et l’épistémiquement objectif) des institutions sociales. On considérera que le poids du passé est un facteur important pour rendre intelligible la notion. Comme le souligne Boghossian : Considérez un cas où il est vrai que quelque chose n’aurait pas existé si nous n’avions pas choisi de le construire – l’argent, par exemple. Ce que suggère un tel cas, c’est que, si nous le souhaitions, nous pourrions faire en sorte qu’il n’y ait plus d’argent dans le futur – bien que ce soit évidemment très difficile à réaliser. Toutefois, on ne peut pas défaire le passé. Il est vrai aujourd’hui que l’argent existe, et tous les choix que nous ferons pour changer les choses dans le futur ne pourront faire en sorte que l’argent n’ait jamais existé. (Boghossian, 1999, 24) 3.3. La complémentarité institutionnelle comme limite de l’assignation de fonction : Searle et l’institutionnalisme en économie L’idée que toute théorie puisse « devenir vraie », en raison de sa capacité à performer le monde ignore les frontières de la performativité que nous avons identifiées plus haut : les faits bruts et les faits institutionnels. On peut résumer l’idée de Searle vis-à-vis des faits institutionnels ainsi : un fait, pour acquérir un statut institutionnel, doit s’adapter à un système social préexistant. On a d’ailleurs vu plus haut que la création de faits institutionnels dépend toujours d’un environnement institutionnel préexistant. Dans la lignée de l’économie institutionnelle, et pour donner corps au principe de fardeau métaphysique évoqué plus haut, nous nommerons ce principe complémentarité institutionnelle : aucune institution n’est jamais indépendante de l’ensemble de celles qui composent un corps social dans son intégralité. On se réfère ici aux travaux de Masahiko Aoki, qui indique que « la viabilité d’une institution d’un domaine [dépend] de la manière dont elle s’ajuste à une institution d’un autre domaine, et réciproquement » (Aoki, 2001, 288). Dans le cadre de la théorie des jeux, Aoki se réfère sur ce point à la notion d’encastrement : les agents participent en même temps à plusieurs jeux, les comportements adoptés dans un type de jeu influençant ceux d’un autre type. Notons pour la suite que les notions de domaine ou de type ne renvoient pas exclusivement à des sphères sociales différentes Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 581 582 Nicolas Brisset | (sphère politique, sphère économique) mais également à des niveaux sociaux (croyances, règles, conventions, droit, etc.). Si, à l’image de North (1990), nous prenons le parti de définir l’institution comme une simple règle de fonctionnement35 (c est-à-dire une règle n’appartenant à aucun système plus vaste de règles), son caractère non auto-exécutoire pose immédiatement un problème d’application de la règle : « Qui contrôle le contrôleur ? » (Amable, 2005, 51), problème typique de la cité aristotélicienne. La théorie économique institutionnaliste contemporaine, pour se prémunir contre ce paradoxe, glisse de la notion d’institution comme règle à celle d’institution comme croyance : « Une institution est un système auto-entretenu de croyances partagées sur la manière dont le jeu est joué. » (Aoki, 2001, 237) Le rapprochement avec la philosophie searlienne et la nécessaire sui-référencialité des faits institutionnels est ici flagrant. Ainsi, pour qu’une règle formelle soit respectée, il faut qu’elle soit « crue » par les individus afin qu’ils l’utilisent dans un monde institutionnel épistémiquement objectif, la rendant ainsi auto-exécutoire. On entend donc ici par institution un ensemble complémentaire et auto-entretenu de trois types d’éléments : i. Des habitudes de pensée (ou croyances individuelles) susceptibles d’être constamment remaniées par l’homme agissant au gré de l’évolution de son environnement physique et social. Les habitudes de pensée sont, pour le philosophe américain Peirce (1878), la matière première des institutions. Cette idée est reprise par Veblen (1899), l’un des pères fondateurs de l’institutionnalisme américain. ii. Lorsque les habitudes de pensée s’accumulent et deviennent communes à l’ensemble d’une population, elles prennent la forme de coutumes. La notion de convention permet de penser le passage de l’habitude R à la coutume Rc s’y rapportant. Suivant la définition de Lewis (1993, 12-13), l’habitude R devient convention si : 1. Chacun se conforme à Rc 2. Chacun croit que les autres se conforment à Rc 3. Cette croyance que les autres se conforment à R donne à chacun une bonne raison pour se conformer à Rc 4. Tout le monde préfère une conformité générale à Rc plutôt qu’une conformité d’une moindre généralité 5. Il existe au moins une alternative Rc ’ pour laquelle les étapes précédentes seraient valables 6. Les points 1 à 5 sont savoir commun 35 « Les institutions sont, dans une société, les règles du jeu [. . .] la structure à l’intérieur de laquelle chaque interaction humaine trouve sa place. » (North, 1990, 3-4) Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 1(4) : 557-588 | Les limites de la performativité des énoncés en économie iii. La coutume, prise au sens d’une convention, peut par la suite prendre la forme d’une règle formalisée par le droit écrit. On formalise ainsi la convention en la faisant respecter par l’appareil juridique. Parler d’institution c’est parler d’un continuum habitude – coutume – règle auto-renforçant (déjà évoqué dans la partie précédente) : le respect de la règle dépend des habitudes individuelles, ces dernières étant elles-mêmes contraintes par les coutumes et les règles formelles. D’une part, comme souligné ci-dessus, la règle formelle n’est respectée que dans la mesure où elle est supportée par les pratiques et les coutumes36 . D’autre part, règles et coutumes contraignent les actions individuelles et les habitudes de pensée sur lesquelles elles sont fondées. Différer vis-à-vis de la coutume entraîne un coût social plus ou moins fort, coût social qui est la base d’un effet de sélection des comportements individuels. Hodgson (2000 ; 2006) parle à ce titre d’une double causalité : descendante lorsqu’il y a effet de sélection sur les niveaux inférieurs (des coutumes ou règles formelles sur les actions individuelles), ascendante lorsque cet effet de sélection se fait dans le sens inverse (règles et coutumes nécessitent une adhésion des habitudes et comportements individuels). En raison du caractère auto-entretenu du continuum (en se comportant conformément à la règle ou à la coutume, l’agent les renforce) il y a nécessairement un minimum de complémentarité entre ses différentes strates. À ce titre, toute modification d’un des niveaux institutionnels est nécessairement contrainte par une pression des autres niveaux, pression ayant pour origine le caractère auto-entretenu des institutions héritées du passé : casser la circularité des causalités (ascendante et descendante) c’est s’exposer à un coût social important. Ce coût peut prendre soit la forme d’une sanction formelle désignée par le droit, soit celle d’une sanction sociale informelle (par exemple en termes de réputation). La science économique, en tant qu’institution créatrice de faits institutionnels par le biais du phénomène de performativité, est contrainte par un ensemble institutionnel préexistant. On a vu dans la partie 2.2. que la performativité peut s’appréhender à chacun des niveaux institutionnels cités ci-dessus. Définir la science comme une institution ne suffit pas pour conclure que n’importe quelle théorie économique puisse s’imposer et performer le monde économique. Les agents portent sur leurs épaules le poids des constructions institutionnelles passées et n’accepteront l’usage d’une théorie économique, acceptation préalable au mouvement de performativité, que dans la mesure où celle-ci leur apporte un plus au sein du monde social. 36 Comme le souligne Commons : « Le droit écrit est seulement un ensemble de mots [. . .] Ce sont les pratiques, les coutumes et les précédents – en un mot le droit non écrit – qui sont le droit “vivant“. » (Commons, 1934, 707) Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(4) : 557-588 583 584 Nicolas Brisset | 4. Conclusion Ce travail s’insère dans un débat fructueux : celui de la performativité des énoncés théoriques. La question à laquelle il a tenté de répondre est la suivante : si dire c’est faire, autrement dit, s’il suffit à une théorie d’être partagée par un grand nombre de personnes pour performer le monde social, alors sa véracité n’est-elle pas purement arbitraire ? Nous nous sommes attachés à nuancer cette idée en identifiant deux limites à la performativité. Ces deux limites sont d’un côté les faits bruts, de l’autre côté les faits institutionnels, qui, s’ils dépendent de l’ensemble des représentations individuelles, restent objectifs pour chaque agent dans sa pratique du monde social. Ainsi, pour expliquer pourquoi et comment une théorie économique s’impose au sein d’une population, il est d’abord essentiel de considérer une entité tierce s’imposant aux agents : des institutions, des conventions c’est-à-dire des assignations de fonction cristallisées dans la configuration institutionnelle d’une économie particulière. Il existe une pression sélective sur le contenu analytique des théories économiques, c’est la thèse défendue ici. S’il tend à nuancer le caractère abrupt d’un relativisme extrême en matière de performativité en caractérisant une certaine inertie des faits institutionnels vis-à-vis des représentations individuelles, le présent travail ne rompt pas pour autant avec la tradition sociologique et a tenté d’ouvrir la porte à une meilleure compréhension de ce phénomène. Notons que nous nous sommes ici attardés sur le principe de la sélection d’une théorie performative et non sur une mise en exergue de mécanismes précis. Un important travail reste à faire sur ce point, principalement en prenant comme fondement les principes développés par l’économie institutionnelle. Bien que les thèses de Searle soient pleines d’enseignement, la notion de fardeau métaphysique, qui justifie l’existence de faits sociaux épistémiquement objectifs, n’est pas sans poser problème. Comment, en effet, justifier que les faits institutionnels, bien que dépendants de nos représentations, puissent avoir un effet en retour sur celles-ci, via une forme de pression sélective ? C’est pour pallier ce manque qu’a été convoquée la notion de complémentarité institutionnelle, permettant de comprendre les institutions comme des ensembles de règles auto-entretenus desquels on ne peut s’émanciper sans en subir les coûts. Ces règles sont prises comme des données avec lesquelles l’acteur social doit composer (règles tacites ou formelles, habitudes communes). C’est uniquement dans un tel cas que l’on peut identifier la limite du phénomène de la performativité : pour qu’une théorie puisse s’imposer il faut qu’elle soit acceptée par des agents évoluant dans un monde dont ils n’ont pas une totale maîtrise. Les règles institutionnelles engendrent donc bien une pression sélective sur les théories économiques. 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