1 mercredi 18 novembre 2009 35534 signes L’anthropologie sociale en France dans quel état? 1 Charles Macdonald, CNRS, President, APRAS Introduction Au cours de l’été 2006, l’Association pour la Recherche en Anthropologie Sociale (APRAS) lançait une invitation aux anthropologues et ethnologues français et aux autres associations françaises, à commencer par l’Association des Anthropologues Français (AFA), dans le but de mettre en place un comité chargé de la préparation et de l’organisation d’un grand congrès réunissant tous les ethnologues et anthropologues français afin de dresser un état des lieux au plan national. Une telle conférence n’avait pas eu lieu depuis 1977. Trente années s’étaient écoulées sans que les anthropologues français se soient réunis pour débattre publiquement de la situation, de la place et des problèmes de leur profession et de leur discipline. Il était clair cependant que des changements importants étaient intervenus durant les trente dernières années et beaucoup souhaitaient avoir ce débat et cette discussion, tant sur le plan épistémologique et scientifique que professionnel, notamment dans les domaines de l’enseignement, de la recherche et des usages appliqués de la discipline. Cette conférence fut baptisée « Assises de l’ethnologie et de l’anthropologie en France » et sa date de réunion fixée aux 12-15 décembre 2007. Dans cette communication je fournirai quelques informations sur la préparation des « Assises » puis je m’interrogerai sur l’état de santé de la discipline en France : est-elle malade ou bien portante ? Etudes et travaux sur l’anthropologie sociale en France Après le colloque de 1977, le débat se poursuivit sous forme de publications diverses. Les actes du colloque de 1977 parurent sous le titre de l’Anthropologie en France: situation actuelle et avenir (Paris, CNRS, 1979), puis divers rapports et volumes collectifs furent publiés dans les années qui suivirent, notamment Les Sciences de l’Homme et de la Société en 1 Cet article est la traduction libre et passablement remaniée d’une communication faite au séminaire de la Fondation Wenner-Gren sur « l’Anthropologie en Europe» à l’Université de Paris X Nanterre, les 25-27 octobre 2007. Destinée à informer des collègues étrangers sur la situation au plan local et sur la préparation des « Assises de l’ethnologie et de l’anthropologie en France », cette communication a un contenu très différent de celui qu’elle aurait eu, eût-elle été destinée à des collègues français. 2 France de Maurice Godelier (Paris, la Documentation Française, 1982), un numéro spécial de l’Homme réédité sous la forme d’un livre de poche, L’anthropologie, état des lieux (Paris, Navarin/Le Livre de Poche, 1986), un rapport coordonné par M. Izard et G. Lenclud, intitulé Les régimes de scientificité de l’anthropologie en France (Paris, APRAS, 1995), ainsi qu’un volume édité par M. Guillaume sous le titre L’état des sciences sociales en France avec un article de J. Coppans sur « Le regard ethnologique » (Paris, La Découverte, [date ?]). Nombre de nos collègues étrangers se sont intéressés à la situation française, par exemple dans un numéro spécial de Anthropology Today (Vol. 14, No.3, Aug. 1999) où l’on trouve des articles de S. Rogers et G. Marcus, à côté de contributions signées par M. Abélès, et F. Langlois 2 . On pourra ajouter également un numéro spécial de Anthropologie et Sociétés (Vol. 24, 1, 2000) qui discute des traditions nationales de la discipline, en particulier en France. De son côté, la section 38 du CNRS a produit tous les quatre ans un rapport de conjoncture et un rapport de prospective qui font le point sur la situation de la discipline, en l’occurrence l’ethnologie et la sociologie des religions. L’anthropologie en Europe ou l’anthropologie européenne a suscité un nombre grandissant d’études ces dernières années avec, par exemple, un numéro de Social Anthropology (Vol. 13, No. 1, 2005) contenant des articles signés de A. Kuper, P. Descola et M. Strathern. Plusieurs ouvrages traitent de l’anthropologie en Europe 3 et font référence à la situation en France. Des ouvrages individuels ou collectifs récents parus en France sur les nouveaux développements méthodologiques et théoriques de l’anthropologie 4 ne s’intéressent pas principalement à la situation locale mais reflètent des préoccupations qui agitent le milieu de l’anthropologie en France. Cette brève et incomplète revue des publications qui traitent de la situation de l’anthropologie en France montre bien qu’une réflexion a constamment été menée. La production d’œuvres ethnologiques sur des sujets de plus en plus divers et une préoccupation de « réflexivité » ont 2 J. Bowen et M. Bentaboulet ont publié un intéressant article intitulé « Institutionalization of the ‘Human and Social Sciences’ in France » qui concerne en partie l’ethnologie, dans Anthropological Quarterly (75, 3, 2002). 3 Comme ceux de D. Dracklé et al. (2003, Educational Histories of European Social Anthropology, Oxford : Berghahn Books - 2004, Current Policies and Practices in European Social Anthropology Education, Oxford : Berghahn Books) ou P. Skalnik (2004, Anthroplogy of Europe : Teaching and Research, , Studies in Sociocultural Anthropology 3, Prague : Set Out-Roman Misek,). 4 M. Segalen, 1989, L’autre et le semblable. Regards sur l’ethnologie des sociétés contemporaines. Paris : Editions du CNRS1989, L. Berger, 2005, Les Nouvelles Ethnologies, Paris : Armand Colin, C. Ghassarian, 2004, De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive, Paris : Armand Colin, un numéro spécial de Critiques, « Frontières de l’Anthropologie », cordonné par de B. l’Estoile et M. Naepels (Critiques, janv-févr.2004, 680-681). 3 incité les anthropologues français à des débats sur l’objet et sur les méthodes ainsi que l’atteste un colloque tenu à Marseille en 2007 5 . La préparation des Assises Malgré son intérêt et sa relative abondance l’écrit ne pouvait remplacer un débat oral, vivant et public que beaucoup souhaitaient. Les raisons pour lesquelles ce débat n’eut pas lieu pendant si longtemps tiennent en partie à des caractéristiques propres au milieu national de la profession. Celle-ci est représentée par plusieurs associations qui ne s’entendent pas très bien, à commencer par les deux principales, l’APRAS et l’AFA. Cette dernière fut créée juste après le grand colloque de 1977. Dix ans plus tard une autre association vit le jour, l’APRAS. Ces deux associations obéissent à des principes de fonctionnement différents. L’AFA, plus ouverte, notamment aux jeunes chercheurs et aux professionnels débutants et sans emploi fixe, publie une revue, le Journal des Anthropologues, qui reflète en grande partie des préoccupations professionnelles et sociales, tandis que l’APRAS, née d’un mouvement réactif à la fin des années 80 –dans un contexte de refonte des sections du comité national du CNRS—était portée par des professionnels statutaires, en majorité des chercheurs du CNRS, qui préféraient un mode de cooptation pour constituer une association représentative au plan des compétences scientifiques. On avait donc les « populistes » d’un côté et les « élitistes » de l’autre (si on m’autorise cette caricature). Cette dispersion était accentuée par l’existence d’autres associations comme la Société d’Ethnologie Française. Cet éparpillement des forces, voire ce factionnalisme, ne favorisait pas un effort commun. Or fin 2005 et début 2006 il y eut un remue-ménage causé par l’annonce d’une modification de l’organigramme du département des Sciences Humaines du CNRS. On crut comprendre que la section 38 (dont le rôle dans le dispositif professionnel et scientifique de l’anthropologie en France est crucial) serait désormais contrôlée ou pilotée par les historiens. Cette perspective qui apparaissait comme devant rétrograder l’anthropologie et la soumettre à une autre discipline émut fortement le milieu des anthropologues qui se mit à vociférer et s’agiter en tout sens. Des pétitions circulèrent. Une grande réunion à laquelle tout le milieu fut convoqué par l’APRAS eut lieu en février 2006, en présence de responsables de la direction scientifique du CNRS. Ainsi se trouvèrent réunis une foule de collègues qui purent goûter aux joies retrouvées d’une convivialité disciplinaire. Cela contribua sans doute à raviver le projet d’un grand congrès de l’anthropologie française qui mijotait depuis longtemps dans les 5 O. Leservoisier & L. Vidal éd., 2007, L'anthropologie face à ses objets. Nouveaux contextes ethnographiques, Paris, Editions des Archives Contemporaines 4 cuisines des associations. Pour ce qui est des craintes suscitées par les réformes annoncées, elles disparurent, comme d’ailleurs ces réformes et les réformateurs eux-mêmes, par suite de remaniements au sein de la haute direction. Dans le calme revenu, se mit en place le « Comité de préparation des Assises » en juillet 2006. Des représentants des deux principales associations, APRAS et AFA, y participèrent dès le début, sur une base volontariste et bénévole. D’autres personnes, notamment un représentant du groupe «Passerelles» 6 , se joignirent à ce comité assez mélangé (parmi la douzaine de membres on y trouvait des hommes et des femmes, des plus et des moins jeunes, des chercheurs et des enseignants-chercheurs, d’autres catégories de personnel et des horsstatuts). Ce petit groupe reflétait des opinions et tendances idéologiques assez différentes les unes des autres mais dans l’ensemble il fonctionna avec efficacité, avec quelques heurts au début, qu’il sut dépasser. Format des Assises Les travaux du comité commencèrent donc et à l’automne 2006 les grandes lignes de l’organisation de ce colloque étaient arrêtées. On tiendrait un grand forum, et non un colloque, au sens classique, avec des interventions programmées et des orateurs patentés. Les Assises devaient durer plusieurs jours et être organisées sur la base de quelques grandes questions ou pistes de réflexion. Celles-ci seraient préparées tout au long de l’année dans des groupes de travail et des séminaires et les conclusions seraient présentées par deux rapporteurs au début de chaque session. Deux « discutants » étaient prévus, l’un non Français qui nous ferait part d’un regard extérieur sur notre situation locale, l’autre Français mais non ethnologue, un sociologue ou historien par exemple. Chaque session constituerait une session plénière et durerait de deux à trois heures, en laissant le public intervenir à son gré 7 . Les questions ou thématiques qui se dégagèrent après d’assez longues discussion au sein du comité de préparation furent : 1°) les structures actuelles de la recherche et de l’enseignement en France et les impacts des changement institutionnels sur la discipline, 2°) la place de la discipline au sein des sciences humaines et des autres sciences, ainsi que les liens interdisciplinaires, 3°) le rôle et l’engagement de l’anthropologue dans la société, 4°) la question de l’altérité (sa « construction »). On avait aussi prévu une 5e session pour discuter des associations et de leur refonte éventuelle en une seule grande association. En dernier lieu, 6 Voir J. Descelliers, F. Martin et A. soucaille, « Un ethnologue dans la classe», Ethnologie Française, XXXVII, 2007, 4, pp. 681-687. 7 C’est bien ainsi que les choses se sont déroulées, à l’exception du discutant français dont on se passa en fin de compte. 5 une session commune fut organisée de concert avec l’Association Européenne (EASA) pour discuter de l’Europe. Le comité de préparation mit en place également un site coopératif sur la Toile (assisesethno.org) qui joua un rôle capital dans la préparation de l’événement. Dans l’ensemble, tant sur le site des Assises que dans les séminaires et groupes de travail préparatoires, le débat se fit plus vif sur des questions d’ordre professionnel et corporatiste, sur des revendications présentées par des jeunes chercheurs, voire des étudiants. Ce sont eux finalement qui ont porté le débat tandis que les chercheurs et enseignant statutaires « seniors » regardaient plutôt les choses de loin. Malgré ses lacunes et ses dérapages, le site Web fut un lieu de débat, de discussions, et on sentait un intérêt. Si la population des anthropologues qui font de cette activité un métier et en vivent ne dépasse guère en France 400 personnes, il y eut au final au moins 500 participants (beaucoup non statutaires) aux Assises elles-mêmes et cela montre bien quel décalage il y a entre une image institutionnelle de la profession (supposée être menacée d’extinction) et sa réalité vivante qui attire un public jeune, enthousiaste, mais incroyablement frustré par le manque de perspectives d’emploi. « Anthropologie » et « ethnologie » Je vais maintenant porter mon attention sur ce qui forme le sujet de notre présente réunion à savoir de « dégager une image la plus complète possible » de la discipline. En d’autres termes sur ce qu’est l’anthropologie en France aujourd’hui. En ce qui me concerne, il serait utopique de prétendre accomplir ce programme tant je suis dépassé par le nombre et la variété des productions anthropologiques et des opinions émises par les uns et les autres sur leur nature et leur direction. Je me contenterai donc de quelques remarques sur des points non dénués d’importance. Je commencerai par l’appellation de notre discipline : « anthropologie » ou « ethnologie » ? Ces deux termes ont entre eux un rapport différent de celui qu’entretiennent leurs homologues dans la langue anglaise « anthropology » et « ethnology ». Jusqu’en 1960 on utilisait de préférence le terme « ethnologie ». Avant1960, date de création du Laboratoire d’Anthropologie Sociale sous la direction de Claude Lévi-Strauss qui imposa l’usage du terme « anthropologie » ou, pour être plus exact, « anthropologie sociale », l’institution 6 majeure de la discipline était l’Institut d’Ethnologie créé par Mauss et Lévy-Bruhl en 1925 8 . En renommant « anthropologie » ce qui était connu sous le nom d’ « ethnologie », LéviStrauss fit une distinction –qui prit racine--entre trois acteurs devant intervenir à des niveaux ou moments successifs du processus de connaissance: l’ethnographe –collecteur de données à la source--, l’ethnologue –réalisant une première synthèse sur une base régionale ou historique- et enfin l’ « anthropologue » qui était le comparatiste suprême et l’ultime interprète des choses humaines, le producteur d’une « connaissance globale de l’homme » (C. Lévi-Strauss, 1958, Anthropologie Structurale, Paris, Plon, pp. 386-388). Cette division du travail a des conséquences intéressantes et que je trouve pour certaines assez comiques. Tout d’abord l’ambition de l’anthropologie de traiter les questions de façon plus théorique et générale n’impliquait pas vraiment un devoir de « terrain » de sorte que tout un ensemble d’universitaires qui n’étaient en rien des ethnologues ayant accompli un séjour dans quelque lointaine tribu, se sont déclarés spécialistes de l’anthropologie de ceci ou de cela. Les historiens de l’EHESS intitulèrent régulièrement leur séminaire « anthropologie de… ». Ainsi au lieu de parler de « l’étude (historique) des marchés au 14ème siècle » on disait « anthropologie des marchés au 14ème siècle ». C’était incontestablement plus chic et dans la foire aux vanités se déclarer « anthropologue » passait et passe encore pour plus prestigieux et même légitime dans la mesure où le titre n’implique pas une expérience réellement ethnologique au sens encore d’un travail d’observation directe et de longue haleine sur une société vivante, mais seulement une prétention à une réflexion généralisante. On assiste donc ainsi depuis quelques décades à une invasion du terme « anthropologie » dans une discipline qui reste fondamentalement une discipline d’observation et de description. Le modèle ternaire proposé par Lévi-Strauss avait d’ailleurs quelque chose de tout à fait réaliste, en tout cas en France. La plupart des « ethnologues » de ma génération (disons ceux qui ont fait leurs études dans les années 60 et 70) ont été effectivement ethnographes, spécialistes d’une société ou d’une sous-région, êtres un peu timides qui ne s’aventuraient dans la dangereuse savane des théories qu’à la lisière de leur expertise localisée. Quelques grands penseurs seuls, tels Lévi-Strauss, étaient les rois de ces vastes espaces découverts. Ceux qui prétendaient faire de la théorie étaient vite remis à leur place d’un coup de patte, de griffe ou de dents. Ce cantonnement des ethnologues/anthropologues dans des spécialités régionales (on en trouve encore de vivants qui n’ont étudié qu’une seule ethnie, voire un seul aspect de celle-ci) leur a valu d’ailleurs une réputation d’être plus étroitement embrigadés 8 Cf. Anonyme, La Revue pour l’Histoire du CNRS, http://histoire- cnrs.revues.org/docannexe.html?id=557 7 dans les compartimentages d’aires et sous-aires culturelles que leurs homologues d’OutreAtlantique par exemple 9 . Pour des raisons qui tiennent à la nature de notre discipline et particulièrement à un investissement de très longue durée dans une ou des langues exotiques, difficiles, dans la très studieuse et prolongée acclimatation à une culture autre, le grand comparatisme n’était pas vraiment la tasse de thé de ces chercheurs, ethnographesethnologues, qui restaient en bas de la pyramide synthétisante. Professionnellement il est plus facile d’être reconnu spécialiste du grand nord sibérien ou du piedmont des Andes que de l’anthropologie de façon générale. En France en tout cas on peut se demander si les anthropologues de l’Asie du Sud-Est, mettons, ne préfèrent pas parler à d’autres spécialistes de la région, géographes ou politologues, plutôt qu’à des anthropologues africanistes. Quoiqu’il en soit, il existe un certain degré de confusion sur l’appellation (non) contrôlée de notre discipline et si cela est parfaitement gérable dans la tête des anthropologue/ethnologues 10 , ce l’est moins pour les collègues de disciplines voisines qui nous reprochent de ne pas savoir qui nous sommes. Cette question de l’identité disciplinaire se pose à de tout autres niveaux, mais dans l’arène professionnelle et corporative, ce n’est pas un avantage, d’autant plus, ajoutons-le que les spécialistes d’anthropobiologie (autrefois anthropologues physiques) revendiquent également ce titre y ont un droit égal. Comparatisme et terrain La division évoquée plus haut entre ethnographie et anthropologie se prolonge dans le couple description/comparaison. La première est basée sur l’expérience et le travail de terrain qui restent , au sens toujours d’un contact direct et prolongé avec les acteurs et les situations, un critère décisif dans la qualification pour un poste au CNRS ou à l’Université dans la discipline. Le terrain, sous l’effet d’une évolution qui vient des Etats-Unis et qui a gagné l’Europe, a cependant changé de nature dans la mesure où il est devenu dans certains cas « multi-situé » c’est-à-dire non plus focalisé sur un lieu précis et unique mais concernant un ensemble de lieux et de groupes qui peuvent différer par la langue et la culture. Cette évolution ne peut se comprendre indépendamment de la transformation qui affecte le paradigme anthropologique. Pour autant que les recherches dépendent plus de problématiques que de réalités ethnographiques localisées (comme étaient les ethnies) la 9 Cf. G. Marcus, 1999, «How Anthropology Consumes its Own Places of Origin», Cultural Anthropology, 14, 3, p. 421. 10 A vrai dire, en écrivant ce texte, j’hésite souvent à utiliser l’un ou l’autre terme et le choix d’un terme plutôt que d’un autre est sujet à des débats intérieurs peu concluants. 8 notion de terrain n’a plus le même sens. Nous voyons donc se dessiner chez nous une évolution qui a commencé ailleurs et concerne au premier chef l’objet et la méthode. Disons rapidement pour illustrer cela qu’une « anthropologie des camps de réfugiés », par exemple, peut impliquer des enquêtes en Afrique sub-saharienne, au Moyen-Orient et en Asie du sud auprès de populations extrêmement diverses. L’ethnologue alors se déplace sur de grandes distances et utilise des interprètes ou des langues véhiculaires (l’anglais notamment). En France nous voyons cette orientation prendre de l’ampleur bien que des terrains « classiques » (un groupe ethnique) restent encore à l’honneur. La version multi-située du terrain contient, disons-le malgré tout, un risque d’appauvrissement du regard ethnographique pour autant qu’il abaisse le niveau de compétence linguistique dans une vernaculaire et diminue la familiarité acquise dans la longue durée. Ce qu’il perd en compréhension il le gagne en extension, sur un plan comparatif. Ce second volet de notre définition disciplinaire –la comparaison et le comparatisme—se trouve également au fondement du projet anthropologique mais, comme je l’ai écrit ailleurs 11 , présente une tout autre et paradoxale question. Les anthropologues sociaux en France pratiquent-ils le comparatisme de façon systématique et discutent-ils sérieusement ce aspect de leur science ? Je pèche peut-être par ignorance mais je crois que la réponse est non. Cela est d’autant plus étonnant que l’adjectif « comparatif » est invariablement appelé à la rescousse de la discipline lorsqu’il s’agit de la défendre et d’en affirmer la géniale spécificité. Je trouve assez curieux effectivement que l’on se soucie relativement peu chez nous de la démarche comparatiste sur le plan méthodologique et épistémologique alors qu’elle continue à s’inscrire au fronton de notre discipline et continue à justifier notre singulière compétence. Le comparatisme comme méthode, m’affirment des collègues, est cependant enseigné dans les cours dispensés à l’Université. Il reste que le comparatisme est peu discuté, relativement négligé par les théoriciens, et qu’il ne constitue pas sur le plan professionnel un critère décisif ni une obligation primordiale. L’origine de cette réticence ou de cette timidité se trouve peut-être dans une attitude autrefois soupçonneuse des ethnologues français à l’égard du grand projet comparatif des Human Relation Area Files (HRAF) dont une copie existe au Collège de France, grâce à Lévi-Strauss. Dans les années 60 ou 70 on se gaussait volontiers, chez nous, de « l’empirisme naïf » des Américains. Les choses ont bien changé et grâce à la « French theory » certains de nos collègues d’Outre-Atlantique sont devenus aussi ridiculement abscons que les Diafoirus de la 11 Voir «Inventaire et Comparaison » assisesethno.org/spip.php ?article54 9 scène parisienne au temps de Lacan. Quant aux HRAF, heureusement, elles sont utilisées avec grand profit par certains de nos chercheurs qui démontrent que si l’on fait du comparatisme raisonné à partir d’hypothèses bien construites on peut utiliser utilement ces ressources documentaires et aboutir à des conclusions intéressantes. Dans cette section je voulais surtout mettre en lumière deux transformations connexes : une autre façon de définir le « terrain » et un certain désintérêt pour la comparaison systématique à partir de sources écrites (avec quelques notables exceptions bien entendu). On pourrait presque dire que c’est le terrain maintenant qui est comparatif. L’anthropologie en France est donc bien en train de changer assez radicalement. De l’inventaire des différences ethniques à des objets globalisés et à la pertinence politique Répétant encore les conclusions du rapport de conjoncture de la section 38 (2006), nous sommes désormais privés (ou libérés, c’est selon) du projet d’inventaire des traits différentiels culturels et ethniques. En trente ans nous sommes passés de ce souci d’inventaire, de répertoire de traits ethniques et culturels localisés, à un projet interprétatif de la modernité globale. On ne remettait pas en question jusque dans les années 60 et 70 la notion prévalente selon laquelle existaient des entités ethniques et culturelles indépendantes, géographiquement circonscrites, relativement isolées, plus ou moins autarciques, douées d’une identité historique propre ne résultant pas directement des effets pervers du colonialisme. Ces objets aussi naturels que des populations de fougères ou des papillons autorisaient une étude en soi. Il n’existait pas de cordon sanitaire d’ordre épistémologique. On sait ce qui est advenu de ces naïves (voire coupables) croyances ! Et malgré tout, en dépit de cette soi-disant naïveté, l’ethnologie des trois premiers quarts du 20ème siècle a amassé un des plus grands trésors de connaissances sur l’humanité et a permis de voir et de comprendre des choses sans pareil dans l’ensemble des sciences sociales. Grâce à cette collecte, à cette collecte seule, nous savons mieux maintenant ce qu’être humain veut dire. Les ethnologues procédaient de la façon la plus simple : ils se rendaient en un endroit particulier, dans un groupe, une communauté, y demeuraient, en apprenaient la langue, posaient des questions. Ils s’intéressaient à tout, mais plus particulièrement à ce qui intéressait les gens eux-mêmes qui, ainsi interrogés, décrits, nous disaient qui ils étaient. L’ethnologue ne faisait que de la version, jamais du thème. A voir la situation actuelle, la transformation est stupéfiante. Le groupe ethnique et la culture exotique ont fondu sous les feux de la critique appelée «post-moderne» et « post-coloniale ». La recherche de tribus perdues, c’est terminé. On étudie chez soi la pétanque ou le football. 10 L’accent est mis désormais sur l’interprétation, sur la sémiologie, sur la redécouverte du connu, au nom de ce qu’on appelle chez nous, avec faveur, une « problématique », c’est-àdire, d’après ce que je comprends, la réunion d’un concept focal (l’identité nationale par exemple) et d’un comportement commun (une danse folklorique par exemple). Dire en quoi une danse folklorique informe une identité nationale est ce qu’on appelle « construire l’objet ». Le candidat ayant ainsi « construit son objet » au moyen d’une « problématique » peut se présenter devant les jurys du CNRS et s’exclamer « L’ai-je bien descendu ! » (l’oral d’audition, pas l’escalier). Environ quatre projets sur cinq se définissent ainsi et portent sur des phénomènes « endo-exotiques » si on m’autorise ce néologisme un peu tiré par les cheveux : néo-vampires, supporters de l’OM ou élèves de Polytechnique sont devenus des sujets de thèse et des objets tout à fait présentables pour un mémoire d’ethnologie. Ce qui était une exception (comme l’étude de Jean Monod sur les Barjots) est devenu la norme. L’idée que l’ethnologie est une description analytique d’une communauté contenue en ellemême est, sinon totalement morte, au moins très discutable. Une vision « holiste », totalisante, est un voeu du passé. Ces changements qui concernent la géographie conceptuelle des objets et l’épistémologie sous-jacente à leur investigation, affectent ou reflètent aussi et nécessairement la sensibilité des nouvelles générations, tournées vers leur monde à eux, complexe et affolant, et qui regardent les préoccupations de leurs prédécesseurs comme des hobbies de collectionneurs aussi moisis que les curiosités qu’ils recherchaient au fond des jungles. La discipline est devenue grande consommatrice, comme le dit Marcus (id., p. 417) d’objets nouveaux, contemporains, modernes, détonants. Elle y a gagné en richesse, en variété, et enfin, en pertinence sociale. On ne peut pas en effet s’intéresser à l’identité collective sans prétendre avoir une vue critique d’institutions telles que le « Ministère de l’Identité Nationale » créé sous la présidence de M. Sarkozy. Les anthropologues peuvent donc légitimement commenter des mesures telles que les tests d’ADN pour les demandes de rassemblement familial. Les anthropologues retrouvent ici un rôle critique par rapport à leur société, mais ils marquent encore des temps de retard. Ce n’est pas d’un anthropologue mais d’un généticien (Axel Kahn dans une émission télévisée) que j’ai entendu l’argument décisif --et pourtant élémentaire pour l’anthropologue—qui démontre l’absurdité de cette loi : la parenté n’est pas un fait biologique, c’est une question sociale et culturelle. Il n’y a pas de « test » biologique de la parenté. Ces inflexions du champ anthropologique donnent un rôle à l’ethnologue qu’il n’avait pas tant qu’il se limitait à l’étude de petites sociétés lointaines. Ses préoccupations et ses objets sont 11 pratiquement indissociables de ceux du sociologue et s’il revendique une méthode, un style encore bien à lui, ce ne sera plus pour longtemps. L’œuvre de Bourdieu avait pourtant fait disparaître cette fausse frontière et depuis belle lurette. Anthropologie et sciences sociales La fusion qui me paraît se faire entre anthropologie et sociologie appelle d’autres commentaires sur le domaine plus large des sciences sociales, et même au-delà, des sciences expérimentales ou exactes. Le rapport de M.Izard et G. Lenclud (1995) portait dans son titre l’expression de « régime de scientificité », magnifique formule claquant comme un fouet, mais dont le sens, je l’avoue avec honte, est resté mystérieux pour moi. A en croire de vieilles définitions, celle de Claude Bernard sauf erreur, la science est définie par l’expérimentation. Or en ethnologie, d’expérimentation, il n’y a aucune, à moins que l’on considère que les variations dans les systèmes politiques de Nouvelle-Guinée sont une expérience menée par Dieu. L’expérience et le laboratoire n’ont d’existence anthropologique que d’ordre strictement métaphorique. Quant au calcul et à la mesure, s’ils sont des instruments effectivement utilisés par les anthropologues et les ethnologues de terrain, ils ne permettent pas de vérifier des hypothèses qui sont de nature qualitative et spéculative. On peut mesurer un certain nombre de choses, mais la grande majorité des hypothèses anthropologiques (que les mythes sont des moyens de penser le monde ou que la parenté servirait à fonder les liens sociaux) ne se chiffrent pas en tant que telles. De ce point de vue, le « régime » est zéro. Il n’y a, de ce côté-là, aucune scientificité en anthropologie. La scientificité se trouve en fait dans la nature descriptive de notre discipline, description à laquelle certains refusent toute objectivité, mais dont il faut bien accepter l’existence et la valeur, même conditionnelles, si on ne veut pas sombrer dans le solipsisme ou jeter l’éponge définitivement. Enfin, quand on s’embarque vers les rivages de la comparaison (forcément inductive) on valide sans vraiment prouver. Dans les années 50, aux Etats-Unis comme en France, les anthropologues s’étaient tournés vers la linguistique pour un ensemble de bonnes raisons que je ne rappellerai pas sauf une en particulier : le caractère distinctif des traits phonologiques. Dans un parler donné il existe mettons 17 phonèmes consonantiques, pas un de plus, pas un de moins. La linguistique avait cela de désirable qu’elle était une science non quantitative mais exacte. Ce fut donc une période bénie parce que l’anthropologie s’alliait et voulait imiter une science dotée d’une méthode rigoureuse, exacte, fondée sur l’observation attentive des faits, capable d’en rendre compte au moyen de modèles élégants et économiques. L’anthropologue devenu virtuose 12 donnait des leçons aux autres sciences sociales. Ces certitudes ont vacillé, comme il se doit. L’anthropologie a brûlé ses idoles et s’est engouffrée dans un long tunnel introspectif. En France le tunnel introspectif n’a pas été aussi dommageable qu’aux Etats-Unis où un moralisme virulent a tué pour un temps la démarche rationnelle et scientifique au point que les étudiants n’arrivaient plus à comprendre la différence entre ce qui est et ce qui doit être. Malgré tout, et parce que l’anthropologie est restée un lieu et une manière de connaître, elle s’est enrichie et développée. Comment ? Pour ma part, je vois un double mouvement de la discipline qui se partage comme un grand fleuve entre mille bras mais dont deux me semblent avoir des débits plus importants. L’un des deux est formé par une confluence de concepts et de méthodes qui ressortissent à des disciplines voisines, au premier chef la sociologie, les sciences politiques et l’histoire habitées par des préoccupations transversales (comme « l’économie morale » de J. Scott et les « communautés imaginées » de B. Anderson) venues en fait de l’anthropologie mais dans lesquelles politologues ou historiens ont insufflé une nouvelle vie. Dans cet espace aux contours indécis, qui remet heureusement en question de vieilles barrières disciplinaires, les chercheurs puisent à leur gré dans des boîtes à couleurs communes et peignent chacun leur propre tableau en empruntant aux uns et aux autres. C’est un grand et dynamique chantier dans lequel justement les adeptes de nouveaux objets et de terrains multi-situés s’en donnent à cœur joie. Cette anthropologie tous azimuts vire facilement au journalisme pseudo-savant et en écoutant certains exposés on se demande s’ils ne devraient pas plutôt être publiés par l’Express ou Le Point. Mais mieux vaut peut-être du bon journalisme que de la mauvaise anthropologie. Un courant divergent charrie dans un canal plus étroit mais plus tumultueux, l’anthropologie cognitive, la psychologie (surtout cognitive), la linguistique d’inspiration chomskyenne, et des constructions relevant de théories évolutionnaires, néo-darwinistes, empruntant à la biologie et aux sciences naturelles, en particulier l’éthologie et la primatologie, ainsi qu’aux neurosciences. Le débat souvent violent aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne entre tenants de la psychologie évolutionnaire et ses détracteurs, est plus feutré voire inexistant dans le milieu des anthropologues français où la méfiance viscérale à l’égard de tout « biologisme » s’exprime entre autres par un rejet total de tout ce qui ressemblerait à de la sociobiologie et disons-le aussi par une certaine indifférence pour ces sujets, mis à part un cercle étroit d’aficionado. Et pourtant il faut le dire, des enjeux énormes, bien plus considérables que dans les sciences politiques ou historiques, sont présents. Car si l’anthropologie pouvait faire alliance avec la psychologie comme elle l’avait fait avec la linguistique, alors elle se doterait 13 vraiment d’une méthode expérimentale et plus rien ne serait comme avant. Si l’anthropologie retrouvait le berceau qui fut le sien des sciences naturelles, une boucle serait bouclée et on entrerait je pense dans une ère nouvelle. Conclusion : extension du domaine de la lutte Les quelques remarques ci-dessus sont forcées et simplificatrices, mais comment faire autrement si on veut échapper à la banalité ou à un discours prudent et creux? Dans l’ensemble mon diagnostic, aussi peu assuré soit-il, est que l’anthropologie française est marquée d’un côté par une richesse accrue de connaissances, de l’autre par un état de confusion méthodologique. La multiplication à l’infini de sujets et centres d’intérêt, l’attention résolument tournée vers la modernité et ses enjeux vitaux, font de l’anthropologie française une discipline très vivante et très capable d’attirer les feux de la rampe, de la politique, des médias, de l’éducation. Mais elle ne sait pas le faire. Les jeunes chercheurs sont sans emploi, les départements d’anthropologie sont rares, les experts qui viennent parler aux média ne sortent pas fréquemment de ses rangs, l’autorité publique de l’ethnologue n’égale ni celle de l’historien, ni celle du sociologue, ni celle du psychologue. Nous avons amassé une fortune mais nous ne savons pas la faire prospérer.