Le Porte-bois terrestre Enoicyla pusilla affectionne les sols humides couverts de mousses et d’hépatiques. - Cliché Rosemary Winnall Par Gérard Masselot et Fabien Dortel . Un “porte-bois” terrestre : Enoicyla pusilla (Burmeister, 1839) (Trichoptère Limnephilidé) Les Trichoptères sont bien connus des pêcheurs. Ils les appellent “porte-bois”, “traîne-bûches” ou “phrygane” et les collectent dans les ruisseaux comme appâts pour pêcher la truite notamment. Ces insectes sont hélas bien moins connus des entomologistes, à l’exception de ceux qui travaillent sur les cours d'eau, auxquels ils offrent (avec les Éphémères et Plécoptères) un outil d’évaluation pertinent de la qualité des milieux aquatiques. Considérés comme strictement inféodés à l’eau (courante ou/et stagnante selon les espèces) au stade larvaire, les Trichoptères comprennent pourtant, dans notre pays, au moins une espèce totalement terrestre : Enoicyla pusilla. ■ Un Trichoptère terrestre dont la femelle est aptère Sa larve (fig. 1) passe bien souvent inaperçue ; on la confond avec un Lépidoptère Psychidé et son étui. L'espèce est pourtant bien présente en France, y compris dans certaines forêts résiduelles en zones péri-urbaines. Sa morphologie est celle, typique, d’un Limnephilidé, à l’exception des branchies et des mamelons sur le premier segment abdominal, beaucoup moins proéminents que chez les genres aquatiques. Le dernier segment abdominal est, comme chez tous les Insectes 23 n°134 - 2004 (3) autres Trichoptères, terminé par deux crochets anaux 1. Les jeunes larves, dont la sortie de l’œuf semble être consécutive à une pluie, naissent du milieu jusqu’à la fin de l’automne. Aussitôt, elles s’emploient à construire leur premier fourreau, utilisant de fines particules de terreau qu’elles disposent sur la ceinture de soie qu’elles ont commencé à tisser. Trois à quatre heures après leur naissance, le fourreau est terminé et protège les larvules (notamment des variations brusques d’humidité et de tempéra1 On trouvera une description détaillée de la morphologie avec des figures chez Jacquemart (1959) et des photographies chez Kelner-Pillault (1960). Figure 1 : Larve typique de Limnephilidé (hors de son fourreau), modifié d'après Tachet (2000). Figure 2 : Femelle d’Enoicyla pusilla, modifié d'après Schmid (1951). ture) alors longues d’un millimètre. Les jeunes larves, munies de pièces buccales de type broyeur, se nourrissent, selon les auteurs, de mousse, de lichen, et de feuille morte. La première mue a lieu avant la nouvelle année et il est probable qu’il existe une diapause larvaire hivernale. L’étui, originellement plutôt constitué de débris ligneux et de terreau, prend alors son aspect sableux. À ce stade, les larves sont très nombreuses par endroits (de 200 à 1 200, voire 1 500 individus par m2). Cette abondance diminuera drastiquement au fil des mois. En juillet, il ne restera plus que quelques individus au m2. La larve d’Enoicyla pusilla construit un fourreau conique et légèrement incurvé Cliché F. Lasserre Insectes 24 n°134 - 2004 (3) Il y a vraisemblablement 5 mues larvaires, la taille moyenne des étuis passant de 1,8 mm en novembre à 8,2 mm en juin, les plus grands mesurant 10 mm. L’été venu, la larve clôt tout d’abord l’arrière du fourreau (mois de juin), et entame une diapause estivale de durée variable selon la température. Elle peut se déplacer, mais ne se nourrit plus. Après cette diapause – nous sommes alors en août – la larve opercule la partie antérieure de son étui et y effectue sa nymphose, durant 20 à 45 jours. Une durée variable selon le sexe (les mâles ont une nymphose plus longue que les femelles), la température, et la durée de la diapause qui l’a précédée. Les fourreaux sont généralement enfouis à quelques centimètres dans le sol. De septembre à novembre, les adultes émergent et sortent de l’étui, abandonnant l’exuvie nymphale, le fourreau restant enfoui en place 2. Le mâle, de petite taille (longueur du corps 5 mm, envergure de 11,5 à 15,5 mm) possède des ailes caractéristiques (antérieures très allongées, et arrondies à l’apex) 3. Sa teinte générale est brun clair, les nervures apparaissant brun foncé. La femelle (fig. 2) n’a qu’une paire d’ailes, réduites à l’état de moignons, légèrement velus, et sans nervation. L’abdomen est épais et peu chitinisé. La taille est petite : longueur comprise entre 3,2 et 4,2 mm. Les adultes ne se nourrissent pas, mais consomment un peu d’eau après accouplement. Leur durée de vie se situerait, selon les auteurs, entre 3 et 18 jours pour les mâles, et 3 à 8 jours pour les femelles (conditions optimales : des températures basses et une hygrométrie élevée). La femelle peut attirer les mâles 2 Il existe un tel dimorphisme sexuel entre les adultes qu’ils ont initialement été décrits sous deux dénominations génériques différentes. On doit à MacLachlan (1868) d’avoir regroupé les deux taxons. On trouvera notamment chez Kelner-Pillault (1960) la diagnose détaillée des adultes. 3 Elles sont figurées in Jacquemart (1959) jusqu’à une distance de 25 cm, ceux-ci n’étant sans doute fonctionnels qu’après un temps minimum de vol 4. L’accouplement a lieu très rapidement après l’émergence des adultes, et la ponte suit de très près celui-ci : 5 à 45 minutes. La ponte est constituée d’une masse gélatineuse jaune, déposée sur des rameaux de mousse, de 35 à 96 œufs. L'incubation dure de 16 à 23 jours. ■ Quelle répartition ? E. pusilla a été signalé de plusieurs pays d’Europe : Danemark, Allemagne centrale et occidentale (où il a été décrit en 1839), Hollande, Belgique, Suisse, Autriche, Estonie et Angleterre. Depuis Latreille (1805) qui a signalé l'espèce près de Paris jusqu'à Décamps (1967) qui l'a trouvée dans les Pyrénées, de nombreux auteurs ont contribué à dresser la carte de répartition en France d'E. pusilla (fig. 3). Mais, comme pour bien d'autres groupes, on a là une estimation très incomplète de sa répartition, liée au faible et relatif intérêt que 4 Les recherches sur les phéromones ont été relativement peu développées chez les Trichoptères mais une étude est en cours en Suède (Renate Geerts) visant à comparer deux arbres phylogénétiques, le premier en termes de biologie moléculaire, le second caractérisé par la communication via les phéromones, l’hypothèse étant qu’il existerait une diversification des systèmes chimiques de communication au sein du groupe. Figure 3 : Stations françaises à Enoicyla pusilla, selon la littérature, par départements. Comme celle de ses congénères aquatiques, la larve du Porte-bois terrestre possède, quoique moins développés, un mamelon dorsal (visible ici) et deux mamelons latéraux sur le premier segment abdominal. Cliché F. Lasserre Il faut rappeler ici les travaux de Van der Drift et Witkamp (1960) qui montrent l’importance d’E. pusilla pour la décomposition des litières. En effet, le pH des feuilles est de 4 à 3 alors que celui des fèces de la larve s’élève à 6,7, ce qui favorise la décomposition bactérienne. Les colonies de bactéries sont de 8.105 sur les feuilles contre 7.109 dans les fèces après une seule journée, soit 8 750 fois plus grâce a E. pusilla. L’importance écologique de l’insecte dans la dynamique de la chaîne trophique au sein de l’écosystème forestier est donc indubitable. l'on porte aux Trichoptères. C’est tout l’intérêt des inventaires nationaux mis en place que de tenter de combler nos carences en matière d’information faunistique, préalable indispensable à la recherche d’éventuelles mesures conservatoires des milieux colonisés. La “rareté” si souvent avancée en matière de conservation des espèces est fréquemment due simplement à la rareté des données de terrain ! ■ Un peu d'écologie… Enoicyla pusilla est un Trichoptère sylvicole (et non aquacole comme l'ont prétendu certains auteurs), dont la larve a besoin de mousse humide, qui fournit nourriture et cache, tout en la laissant à l’abri de l’humidité excessive. Un Limnéphilidé voisin d’Afrique du Nord, Enoicylopsis peyerimhoffi vit même en forêt sèche, où la circulation de l’eau n’est qu’hivernale et lors de la fonte des neiges. Plusieurs auteurs signalent E. pu- Insectes 25 n°134 - 2004 (3) silla en tourbière, ainsi en 1999 au Gazon du Faing (Vosges) dans deux stations forestières. Autre observation récente : des larves ont été prises dans des assiettes jaunes, en mai de la même année, à Méréville sur un site de gravières en friches du lit majeur de la Moselle, dans la banlieue de Nancy. Meidl et Molenda ont, à ce titre, étudié en 2000 des populations d’E. pusilla dans des écosystèmes d’éboulis entre 180 et 590 m d’altitude et ont montré qu’il existe un microclimat (température/humidité relative) au sein de ces milieux très particuliers. Ces observations, comme celle de Kelner-Pillault (1960) confirment l’autorégulation hygrométrique des larves : elles ont besoin d’humidité, mais selon des modalités extrêmement précises. Le Trichoptère a des exigences hygrométriques étroites, qui déterminent le cycle annuel, certes univoltin, mais synchronique du cycle climatique local. E. pusilla, sylvicole, manifeste-t-il des exigences en matière de peuplements arbustifs ? Il a été vu dans la mousse près de chênes rabougris et de saules, sous des aulnes ou des tilleuls et des chênes sur des sols modérément acides, des châtaigniers, chênes et hêtres. Pour notre part, nous l’avons trouvé en forêt de Paimpont (Ille-etVilaine) en fûtaie de chêne et de hêtre sur taillis de houx, en reconversion et relativement dense avec quelques bouleaux épars, à dominance de myrtilles, de genêts à balais, de Molinies et de mousses, Thuidium tamarisifolium, Dicranum scoparium, Polytrichum formosum, Ryphidiadelphus triquetrus. Le sol y est un humus, peu lessivé, avec début de podzolisation et une acidification notable. Dans la même forêt, nous avons trouvé plusieurs larves sur un dôme de fourmis des bois (Formica nigricans) situé sur la station biologique de Beauvais elle même, dans une friche landeuse. Elles étaient apparemment amenées comme matériaux de construction. Le protocole de l’Inventaire est disponible sur internet à http://www.invfmr.org. Signalons que la double détermination est la règle absolue, ainsi que le respect sourcilleux du Code de déontologie en matière d’inventaires d’invertébrés. On pourra également, pour toute précision, s’adresser directement à l’OPIE ou à OPIEbenthos, 1, rue la Villeparc - 78310 Maurepas- [email protected] Trois larves ont également été découvertes auprès d'une piste de Formica rufa sur le Vallon de la Grève, à 1 km au nord-ouest de la station biologique. Il est à signaler que E. pusilla ne vit jamais sous les conifères, enrésinement et défrichement limitant son aire de répartition. ■ L'espèce est-elle en danger ? Comme signalé plus haut, la plantation de résineux a pour effet de morceler les aires de répartition et d’engager un processus d’isolement des populations, d’autant plus néfaste que ce Trichoptère terrestre est peu mobile (femelles aptères, comportement des larves qui restent très près de leur gîtes d’origine). C'est là la principale menace, qui nous engage à verser E. pusilla dans la catégorie des espèces à surveiller. L’Inventaire des Trichoptères de France a pour but de fournir, à l’instar de ce qui existe dans d’autres pays d’Europe, des précisions sur la répartition des espèces, leur écologie et leur biologie (en s'appuyant sur l’expérience Pour en savoir plus... • Harding, D.J.L., 1995. Land register for Land Caddis ? Antenna 19(1) : 18-20. • Harding, D.J.L., 1998. Distribution and population dynamics of a litter-dwelling caddis Enoicyla pusilla (Trichoptera). Applied Soil Ecology 9:203-208 • Jacquemart S. 1959. Observations écologiques sur Enoicyla pusilla Burmeister (Trichoptera, Limnophilidae). Bulletin de l’Institut Royal de Sciences Naturelles de Belgique. 35(3) : 1-12 • Kelner-Pillault S. 1960. Biologie, écologie d’Enoicyla pusilla Burm. (Trichoptères, Limnophilides). Année Biologique. 36(1-2): 52-99 • Wallace, I.D., 1991. A review of the Trichoptera of Great Britain. Nature Conservancy Council. Chenille de lépidoptère Psychidé dans son fourreau protecteur. Cliché P. Velay-OPIE acquise au travers de l’Inventaire des Éphémères). Les méthodes de collecte des insectes aquatiques, maintenant bien connues, ne servent pas dans le cas de cette espèce terrestre. Pour la détecter, la méthode la plus simple consiste à ramasser quelques petits sacs de litière, que l’on immerge dans l'eau d'une cuvette à fond blanc, ou que l'on étale sur un morceau de polyéthylène blanc. À la période favorable, la meilleure façon de procéder pour trouver les imagos est d'examiner systématiquement les mousses, dans des forêts considérées comme favorables, en se rappelant que le mâle vole peu, à faible hauteur, et que la femelle est d’une rare discrétion… r en bref… ■ La polyandrie pour une meilleure climatisation Une communauté avec des seuils de réaction à la température différents réagira plus efficacement pour éviter les excès de chaud (comme de froid) et, surtout, sans à coup dangereux. C'est ce qu'on peut démontrer avec une ruche et ses Apis mellifera (Hyménoptères Apidés). En effet, comme cela vient d'être établi par Julie Jones (université de Sydney Australie), les réactions des ouvrières au trop chaud - elles se portent à l'entrée et ventilent - ou au trop froid - elles s'entassent autour du couvain - sont déclenchées à des températures précises, génétiquement déterminées. Comme la reine a été fécondée par une à trois douzaine de faux-bourdons, la ruche renferme une bonne variété de “thermotypes” et les ouvrières se mettront à réagir aux sautes de température les unes après les autres, assurant une régulation excellente (32 à 36°C, quoi qu'il arrive…). Un tel “emploi” de la diversité génétique est connu chez une fourmi champignonniste où il rend plus flexible l'orientation vers l'une ou l'autre caste des ouvrières. D'après “Honeybees' genes Key to hive air conditioning”, NewScientist, lu le 29 juin 2004 à www.newscientist.com Insectes 26 n°134 - 2004 (3) • Wood, J.R. et V.H. Resh, 1984. Demonstration of sex pheromones in caddisflies (Trichoptera). J. Chem. Ecol. 10: 171-176 Remerciements À nos amis Denis Vein (ENSAIA Vandoeuvre-lès-Nancy) pour ses très intéressantes observations récentes d’Enoicyla pusilla dans l'Est de la France et Jean-Paul Reding (Suisse) pour son apport bibliographique. Les auteurs Gérard Masselot, hydrobiologiste, ingénieur écologue attaché au Muséum national d'histoire naturelle, est expert auprès du comité française de l'UICN, notamment. Laboratoire d’Entomologie, MNHN 45, rue Buffon 75005 Paris [email protected] Fabien Dortel est chargé d'expertise scientifique à la Ligue pour la protection des oiseaux en LoireAtlantique. [email protected]