LNA#63 / chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel L’État n’est pas un « bon père de famille » Par Thomas DALLERY Maître de conférences en économie, Université du Littoral Côte d’Opale, TVES Si cette sentence fait office de titre, c’est parce qu’elle résume ce qui pourrait être tenu comme le message essentiel d’une bonne macroéconomie. P our le lecteur peu habitué aux « subtilités » de la science économique, il est de coutume en économie de distinguer la microéconomie de la macroéconomie. Cette distinction repose, de prime abord, sur le niveau d’analyse retenu par chacune des deux disciplines, la microéconomie se préoccu­ pant des phénomènes concernant des entités économiques singulières (entreprise, ménage, marché) quand la macro­ économie s’intéresse à la dynamique du système économique pris dans son ensemble. Mais cette simple différence d’échelle de l’analyse a éga­ lement de profondes implications, trop souvent oubliées, quant à la nature même de l’analyse. Dès lors que l’on se situe au niveau microéconomique, il est normal de se concentrer sur des dimensions comportementales, comme la rationalité d’un acteur plongé dans un environnement donné (la fameuse clause selon laquelle « toutes choses doivent rester égales par ailleurs » tient), les décisions que cet acteur prendra... Quand on se situe au niveau macroéconomique, il n’est plus question de traiter du « comportement » à proprement parler, ou des « décisions » d’un système. Ce qui importe, c’est la confrontation des décisions des acteurs dans un environ­ nement où les choses ne sont plus égales par ailleurs. Trop d’économistes, obnubilés par les questions d’optimalité associées à l’univers microéconomique de la prise de décision sous contrainte, oublient cette nécessaire suspension de la clause ceteris paribus quand ils en viennent à parler de macroéconomie. Or, ce qui confère à la macroéconomie son autonomie, son existence propre, c’est bien le fait qu’elle ne se réduise pas à une agrégation des différentes microécono­ mies. Celui qui a le mieux mis en évidence que le tout ne se résumait pas à la somme des parties dès les années 1930, à savoir John Maynard Keynes, est aussi celui qui a le plus sûrement établi une macroéconomie pleinement ouverte à des effets de composition, à des paradoxes spécifiquement macroéconomiques. Ce qui est valable au niveau d’un acteur isolé ne l’est plus nécessairement quand on passe au niveau macroéconomique de l’ensemble des acteurs, et les choses peuvent même tout bonnement s’inverser. L’oublier, c’est se condamner à retourner dans un univers pré-keynésien dont on sait qu’il était plutôt mal agencé pour traiter des problèmes d’une économie en dépression. À l’heure où la conjoncture économique sonne comme l’écho inquiétant de la Grande Dépression des années 1930, il peut être oppor­ 14 tun de se remémorer quelques recettes macroéconomiques de bonne conduite en cas de crise, recettes basées sur une solide distinction entre les conclusions valables au niveau microéconomique et celles valables au niveau macroécono­ mique. L’épargne, entre vertu privée et vice public Le premier exemple de décalage entre les niveaux micro et macro tient au caractère souhaitable de l’épargne. S’il est souvent mis en avant que l’épargne est une vertu pour un ménage particulier, parce que cela dénote une forme de pru­ dence dans la gestion des affaires du foyer, la recherche de la frugalité, quand elle est généralisée au niveau du système économique, engendre une dynamique macroéconomique beaucoup plus questionnable. L’épargne n’est qu’un refus de dépenser aujourd’hui, qui ne s’accompagne d’aucun enga­ gement à dépenser plus demain. En cela, une société dont les membres seraient contaminés par un désir d’épargner davantage verrait son activité économique ralentir, faute de débouchés offerts aux productions nationales (avec, au bout du compte, une épargne globale qui pourrait même se mettre à baisser). Inversement, une société touchée par une fièvre de « désépargne », c’est-à-dire d’endettement, se verrait stimulée dans sa croissance économique. Les États-Unis (mais aussi l’Espagne ou l’Irlande des années 2000) ont constitué un exemple extrême d’une croissance économique tirée par la baisse du taux d’épargne et l’envolée du crédit, avant que la bulle de l’endettement n’éclate, à partir de 2007. Malgré sa condamnation morale dans la sphère privée, le goût de la dépense est donc un puis­ sant levier de croissance au niveau macroéconomique, et cela d’autant plus quand existent des effets d’imitation qui déversent en cascade les normes de consommation, petit à petit des ultra-riches aux aisés, puis aux classes moyennes et populaires. En quelque sorte, sur la voie de la prospérité éco­ nomique, le chemin du paradis est pavé de mauvaises inten­ tions (la dépense), quand les bonnes intentions (l’épargne) conduisent tout droit à l’enfer (la dépression économique). En particulier en cas de crise économique, une vague de désendettement désiré par les ménages pourra se traduire par une dépression prolongée, surtout si personne n’accepte de s’endetter en lieu et place des ménages... Or, c’est juste­ chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel / LNA#63 ment l’une des fonctions essentielles de l’État que d’accepter une dégradation de ses comptes lorsque l’économie privée se grippe, et c’est même l’accroissement du déficit public qui permettra le désendettement du secteur privé. Vouloir réduire le déficit public a toutes les chances de l’aggraver On en arrive ainsi au deuxième exemple de paradoxe micro/ macro. S’il est parfaitement normal d’attendre d’un ménage qu’il exhibe une situation financière saine, un État n’est pas un acteur microéconomique et, à ce titre, il n’est pas soumis aux mêmes règles de bon sens. En particulier, un ménage isolé a toutes les chances de réussir à se désendetter en se serrant la ceinture, lorsque les autres maintiennent leur comporte­ ment inchangé. Il n’en va pas de même d’un État. De par son poids économique, et surtout de par les effets multi­ plicateurs de ces actions, un État qui déciderait de couper dans ses dépenses et d’augmenter les impôts pour essayer de résorber son déficit public provoquerait une récession économique potentiellement si marquée qu’elle aboutirait à une dégradation des comptes publics, sous l’effet conju­ gué d’une remontée mécanique des dépenses liées à la crise (indemnités chômage notamment) et d’une diminu­ tion tout aussi mécanique des recettes fiscales (ex : moins de TVA rentre dans les caisses de l’État s’il y a moins de consommation). hausse), le Fonds Monétaire International a récemment fait son mea culpa, en concédant qu’il avait mal pris en compte les effets multiplicateurs des plans de rigueur sur la croissance (et les déficits) dans ses études. L’enjeu de cette concession du FMI (tournant historique durable ou simple feu follet) est bien crucial, notamment en Europe. Le FMI est en effet partie prenante de la Troïka (avec la BCE et la Commission européenne) qui a poussé à l’adoption des plans d’austérité dans les pays en difficulté, et les plans ont été d’autant plus sévères que ces coupes dans les dépenses publiques avaient été anticipées comme n’ayant que peu d’effets sur la croissance et l’emploi. La redécouverte qu’a permis la crise – l’État est un acteur macroéconomique, et la réduction de son déficit public a des effets sur le sys­ tème économique, là où l’action d’un individu isolé n’aurait guère d’impact – n’a pas été obtenue sans frais. Certes, le FMI a fait amende honorable, mais les Grecs, les Espagnols, les Italiens... ont eu à subir les ravages des politiques d’austérité, sans que celles-ci aient atteint leur objectif (redres­ ser les comptes publics). L’oubli de la macroéconomie, et notamment de la macroéconomie keynésienne, a mené à adopter des politiques économiques aussi cruelles qu’inutiles, ouvrant ainsi la voie à une décomposition sociale favorisée par des États européens se comportant en bien piètres pères de famille pour leurs citoyens... Après une période relativement courte durant laquelle les gouvernements ont exhumé quelques vieilles recettes de relance keynésiennes, ils ont presque unanimement fixé comme nouvelle priorité le redressement des comptes publics (depuis 2010). Les plans d’austérité, d’abord admi­ nistrés aux pays les plus fragiles de la zone euro (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne), se sont ensuite généralisés aux États du cœur de l’Europe (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni). Or, au-delà des degrés variés de baisse de dépenses et d’augmentation d’impôts selon les pays, le point commun de ces plans est qu’ils pêchent à chaque fois par excès d’optimisme, ou par refoulement de la pensée keynésienne. En effet, les prévisions de croissance qui soustendent la réussite de ces politiques de rigueur sont à chaque fois surestimées, puisque ces prévisions sont basées sur des multiplicateurs keynésiens eux-mêmes sous-estimés, ce qui génère une non-prise en compte des effets récessifs des plans de rigueur. Devant les révisions successives (à la baisse) des prévisions de croissance, et donc des déficits publics (à la 15