Les trois juges et la psychiatre, une triste histoire marseillaise

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Les trois juges et la psychiatre,
une triste histoire marseillaise
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Danielle Canarelli et Joël Gaillard.
Le Dr Canarelli, psychiatre, est
accusée d’avoir involontairement
et très indirectement causé la
mort, le 9 mars 2004, de Germain
Trabuc. Ce dernier a été tué (à la
hache) par Joël Gaillard. Les faits
sont survenus vingt jours (seule-
CC BY Elliott Brown
«Les magistrats savent que la
prédictibilité et le risque zéro
n’existent pas.» C’est une bien
belle phrase, une phrase que seuls
des magistrats peuvent écrire, eux
qui savent et disent le droit. Eux
et eux seuls. Cette belle phrase
figure au bas d’un jugement que
viennent de rendre trois juges du
tribunal correctionnel de Marseille. «Est-ce pour conjurer le
sort, pour chasser le mauvais souvenir de juges mis en cause pour
avoir persisté dans l’erreur ou
pour souligner la part de schizophrénie des auteurs de la décision ?» écrit joliment Pascale
Robert-Diard qui, dans les colonnes du Monde, a chroniqué à la
perfection le bien étrange procès
qui vient de s’achever sur cet épilogue quelque peu sibyllin. Un
procès au terme duquel trois
juges ont condamné à un an de
prison une psychiatre, accusée en
substance de ne pas avoir maintenu en captivité un de ses patients.
Patient qui a tué en liberté avant
d’être déclaré pénalement irresponsable. Le sursis et la procédure d’appel ne changent rien à
l’affaire.
Les syndicats hospitaliers et
quelques organisations de psychiatres ont défendu avec vigueur
la psychiatre dans cette épreuve
médiatisée. En retour les magistrats ont, comme toujours ou
presque, fait corps. Quant au
public, il se dit que, tout bien
pesé, mieux vaut savoir les fous
incarcérés qu’en liberté. Et qu’il
n’est peut-être pas inutile qu’une
psychiatre soit emprisonnée pour
le rappeler. Nous nous garderons
bien, ici, de juger. Pour autant,
comment ne pas observer que ce
jugement n’aurait pas été rendu
sans l’expertise d’un confrère de
la psychiatre condamnée. C’est
l’une des petites joies des magistrats ayant à juger des médecins
que de demander à d’autres
médecins de formuler des diagnostics à l’endroit de leur confrère
dans la peine. Et ces mêmes
magistrats de dicter ensuite la
thérapeutique dans la gamme
définie par le droit.
L’affaire réunit ici trois juges du
tribunal correctionnel de Marseille (Bouches-du-Rhône), le Dr
ment) après la fuite du patient du
Dr Canarelli de l’Hôpital
Edouard-Toulouse de Marseille.
M. Gaillard n’était pas présent au
procès du Dr Canarelli. Il a bénéficié d’une ordonnance de nonlieu en 2005. En réaction au prononcé de ce non-lieu prononcé,
logiquement, par les juges, le fils
de la victime avait porté plainte.
«La condamnation du Dr Canarelli,
psychiatre, à un an de prison avec
sursis pour homicide involontaire, après un meurtre commis
par son patient a fait couler beaucoup d’encre, écrit le Quotidien du
médecin qui a jugé utile et nécessaire de publier l’intégralité du
jugement du 18 décembre sur son
site. Procès de la psychiatrie ou
cas d’espèce ?» Telle est bien la
question.
Le document judiciaire souligne à
plusieurs reprises la singularité
de l’affaire. «Le tribunal a (…)
conscience des enjeux pour la
profession. (…) L’évocation
détaillée, voire exhaustive du parcours médical du patient fera
ainsi ressortir que la poursuite
vise simplement à apprécier un
comportement individuel marqué
de multiples singularités», peuton y lire. Onze pages retracent le
parcours psychiatrique du patient,
depuis une première hospitalisation d’office en février 2000
jusqu’au drame de 2004. Pendant
cette période, M. Gaillard a fait
l’objet de trois hospitalisations
d’office et d’une hospitalisation à
la demande d’un tiers. Il a été vu
par près d’une dizaine de médecins. Ce document résume aussi
le rapport de l’expert (il s’agit du
Dr Jean-Claude Archambault) qui
conclut que le Dr Canarelli «n’a
jamais considéré M. Gaillard
comme un malade mental» et
«semble être rentrée en résonance
avec son patient qui était en total
déni par rapport à sa pathologie».
En réponse, le Dr Canarelli a émis
plusieurs observations. Elle fait
notamment valoir qu’au vu de la
symptomatologie du patient lors
des hospitalisations, elle ne pouvait pas établir clairement le diagnostic de schizophrénie. Elle affirme avoir instauré des traitements
antipsychotiques oraux sur l’avis
de ses collègues et fait valoir que
«les soins psychiatriques ne se
limitent pas au traitement médicamenteux», mais intègrent aussi
une prise en charge relationnelle.
Le Quotidien du médecin poursuit
sa lecture en soulignant que, dans
son jugement, le tribunal prend
soin de rappeler que la loi n’impose pas au médecin une obligation de résultat. Les magistrats
reconnaissent la complexité du
patient, et écrivent donc bien noir
sur blanc que «la prédictivité et le
risque zéro n’existent pas». Nous
ne sommes pas ici chez des
novices. Le président du tribunal
(Fabrice Castoldi) connaît bien la
psychiatrie : il a écrit en 2005
comme membre de l’inspection
Les DRG poussent aux
dérapages
(…) Un an après, même s’il est trop
tôt pour un bilan définitif, un constat
s’impose : la concurrence dans le sys­
tème de santé déplace les incitations.
Au lieu de seulement pousser les hô­
pitaux à réduire les dépenses, elle
les pousse à essayer d’encaisser plus.
Au jour le jour les médecins peuvent
toujours moins donner la priorité aux
patients, et doivent à la place s’occu­
per d’administration, d’optimisation et,
au final, d’argent.
La pression vient d’en haut. Suivant
les établissements, la direction im­
pose un taux de croissance de plu­
sieurs pour cent aux médecins­chefs.
Dans un hôpital cantonal alémanique,
les médecins doivent faire grimper de
5% le chiffre d’affaires annuel dans
le secteur ambulatoire. «Chaque mois,
lorsque le chef vient avec les résul­
tats, c’est l’état d’alerte», raconte ce
spécialiste. Il dit ne recevoir aucun
générale des services judiciaires
un rapport sur la réforme de la loi
de 1990 concernant l’hospitalisation des malades psychiatriques.
Ces précautions prises, les magistrats assument pleinement leur
sévérité à l’égard du Dr Canarelli.
Ils lui reprochent d’avoir posé un
mauvais diagnostic qui minimisait la dangerosité de son patient
à l’égard d’autrui et de lui-même,
et de n’avoir pas dispensé un traitement adéquat. Le tribunal évite
de prendre position dans le débat
médical. Il ne se prononce pas sur
l’utilité des neuroleptiques d’action
prolongée, et reconnaît l’importance «majeure» de l’alliance thérapeutique à condition qu’elle
soit un moyen, non une fin en soi.
Mais le jugement identifie tout de
même une «absence de soin».
Les magistrats reprochent plus
encore au Dr Canarelli «un aveuglement» qui aura, selon eux, duré
quatre années. Dans leur jugement, ils estiment que les échecs
qui se sont succédé pendant cette
période trouvent leurs causes
dans «la discordance manifeste
entre les troubles mentaux décrits
par les médecins prescripteurs
des hospitalisations sans consentement et la conduite thérapeutique adoptée». «Elle a persisté
dans son approche thérapeutique
en négligeant les avis multiples»
des différents médecins, y compris son chef de service. «Elle est
ordre direct. «C’est subliminal. On
donne par exemple rendez­vous aux
patients un peu plus souvent que ce
qu’on aurait fait avant, sans qu’il y ait
de raison médicale.»
Dans un autre hôpital, les médecins­
chefs ont reçu ce courriel du direc­
teur administratif : «Chers médecins,
la situation est grave ! Je compte sur
vous pour faire venir plus de patients.»
Enfin, dans cet établissement régio­
nal alémanique, le directeur a donné
la consigne «d’utiliser les zones gri­
ses tout en restant dans le cadre de
nos responsabilités».
S’il est impossible d’influencer la fré­
quence des fractures, des situations
offrent une marge de manœuvre plus
grande, comme lorsqu’il faut décider
si un patient a besoin d’une prothèse
de hanche, explique ce chirurgien
d’un hôpital de taille moyenne. Peu
d’opérations sont aussi rentables
financièrement que la pose d’une ar­
ticulation artificielle. Des études alle­
mandes montrent que ce type d’opé­
ration a augmenté de 10% chaque
année depuis l’introduction des for­
faits par cas dans le pays il y a dix
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restée dans l’incapacité de poser
un diagnostic» et n’a pas «mesuré,
à l’aune de ses premiers échecs,
les faiblesses de son approche
thérapeutique initiale». Les
magistrats regrettent encore que
la psychiatre n’ait pas envisagé
une hospitalisation en unité pour
malades difficiles, comme le préconisaient les experts judiciaires,
ni n’ait «envisagé de passer la
main». «Elle aurait pu prioriser
l’aspect sanitaire de l’hospitalisation en confiant à une autre équipe
le soin de soigner M. Gaillard»
écrivent-ils encore. Avant de
conclure que les défaillances relevées sont à l’origine de l’errance
du patient, et de son passage à
l’acte.
«L’impunité de principe ne saurait exister, l’opinion publique ne
le supporte pas», a aussi expliqué
le président du tribunal de Marseille. Qui le supporterait ? «Nous
avons appris avec stupeur la
condamnation du Dr Canarelli à
un an de prison avec sursis pour
homicide involontaire. Nous ne
pouvons accepter qu’une décision
de justice de cette nature touche
une collègue qui n’a commis
aucune faute professionnelle ni
réglementaire. La psychiatrie
comme toute la médecine ne
peut, sous peine d’effets pervers
dramatiques, vivre sous la menace
de poursuites judiciaires pour ne
pas avoir appliqué le concept du
risque zéro. Une psychiatrie de
qualité pour le plus grand bien
des malades ne peut se concevoir
sans un minimum de prise de
risques, certes les plus réduits
possibles, mais réels sous peine
de prôner un immense retour en
arrière et le "tout enfermement"
que nous ne pouvons accepter.»
Ces lignes sont signées, en France,
des responsables de l’Intersyndicale de défense de la psychiatrie
publique et du Syndicat universitaire de psychiatrie. Les magistrats
français savent, eux aussi, que la
prédictibilité et le risque zéro
n’existent pas. Mais rappelant ce
principe scientifique, ils savent
aussi ne pas être concernés au
même titre que bien des citoyens,
à commencer par les psychiatres.
Jean-Yves Nau
[email protected]
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