Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la CULTURE PHILANTHROPIQUE Les pratiques d'économie solidaire. Une approche par l'anthropologie économique Philippe Duez Cahier no TA1302 i Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Philippe Duez Cahier no TA1302 ii Cahier de la Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique « Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique » Philippe Duez ISBN 978-2-924117-26-2 (version imprimée) ISBN 978-2-924117-27-9 (version numérique) Dépôt légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013 Dépôt légal - Bibliothèque et Archives Canada, 2013 Révision linguistique : Le Graphe iii Présentation de la Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique La Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique poursuit une mission de production de connaissances originales sur la culture philanthropique, de diffusion de contenus d’érudition qui rendent compte de sa complexité et d’appui à la mise en pratique des résultats de la recherche pour la progression de la culture philanthropique. La Chaire conçoit ainsi la culture philanthropique : Les manifestations comportementales, intellectuelles et morales de même que les structures sociales par lesquelles des personnes donnent volontairement argent, biens ou temps, afin de contribuer au mieux-être de leurs semblables, de leur collectivité et plus généralement de l’humanité, et ce, sans contrepartie pleinement équivalente. La culture philanthropique prend forme dans une diversité de lieux, de secteurs d’activités, de tâches et de significations portées par différents groupes sociaux. Considérant la variété de ces manifestations, la Chaire privilégie trois axes de recherche : • • • les formes et pratiques actuelles de la culture philanthropique : les travaux de cet axe portent sur les actions récentes, innovantes et peu documentées de solidarité, notamment dans les domaines de l’alimentation et du logement. Les études réalisées permettront de décrire la culture philanthropique québécoise contemporaine et d’expliquer sa différenciation ; les transformations de la culture philanthropique : les activités de cet axe concernent les changements des pratiques touchant l’entraide, le bénévolat, l’engagement social et la libéralité financière. Les études contribueront à saisir l’influence des phénomènes sociétaux et des logiques d’acteurs qui reconstruisent l’inclinaison à donner pour le bien commun ; les interventions en faveur de la culture philanthropique : les travaux de cet axe identifient les principes à la base du succès des démarches éducatives, éducationnelles ou sociales de diffusion de la culture philanthropique, notamment auprès des populations défavorisées et des jeunes. Les cahiers de recherche représentent un des moyens de diffusion des connaissances produites par la Chaire. Les cahiers de la collection « Études empiriques » rendent compte d’observations originales et systématiques faites par des chercheurs sur diverses manifestations de la culture philanthropique. Les cahiers de la collection « Théories et approches » font état des idées et des concepts permettant de comprendre et d’expliquer les différentes facettes de cette culture. Enfin, la collection « Interventions » expose différentes initiatives menées le plus souvent par des professionnels en vue de développer la disposition à la solidarité sociale. En rappelant le nom de Marcelle Mallet, la Chaire rend hommage à une femme totalement engagée pour ses semblables et qui a fondé, en 1849, la congrégation des Sœurs de la Charité de Québec. Yvan Comeau, professeur titulaire [email protected] www.culturephilanthropique.ulaval.ca iv Présentation de l’auteur Philippe Duez est professeur en économie et doyen de la Faculté d’économie, gestion, administration et sciences sociales (FEGASS) de l’Université d’Artois (Arras, France). Ses thèmes de recherche concernent notamment l’économie du bien-être, l’analyse qualitative des phénomènes urbains et les stratégies territoriales du développement. Il a récemment publié dans les revues Marché et organisations (2009), Mondes en développement (2010) et Revue d’économie régionale et urbaine (2011). v Table des matières Liste des sigles vii Résumé viii Introduction 1 1. Les pratiques d’économie solidaire comme alternatives monétaires 4 1.1. Présentation des alternatives 4 1.2. Le caractère fictif de la monnaie 6 1.3. Retour sur le caractère alternatif des pratiques monétaires 8 2. Les pratiques d’économie solidaire comme alternatives au marché du travail 12 2.1. Les pratiques d’insertion par l’économique 12 2.2. Le caractère fictif du travail 13 2.3. Le caractère alternatif des pratiques d’insertion par l’économique 15 3. Les pratiques d’économie solidaire comme alternatives au marché foncier 18 3.1. Les pratiques de commerce équitable 18 3.2. Le caractère fictif du marché foncier 21 3.3. Le caractère alternatif du commerce équitable 22 Conclusion 25 Bibliographie 27 vi Liste des sigles CCFD Comité catholique contre la faim et pour le développement LETS Local Exchange Trading System ONG Organisation non gouvernementale PECS Pratique d’épargne et de crédit solidaire PES Pratique d’économie solidaire RES Réseau d’échange de savoirs SEL Système d’échange local vii Résumé Les chercheurs et les praticiens présentent, expliquent et valorisent l’économie solidaire en mettant surtout en évidence ses réponses à des problèmes concrets. Cela n’apparaît pas suffisant pour que l’économie solidaire devienne un concept économique incontournable. Ses promoteurs doivent surmonter le défi consistant à développer des pratiques qui prennent en charge concrètement les principes à la fois de l’échange marchand, de la réciprocité et de la redistribution. La présence effective de cette triade des principes économiques établie par Karl Polanyi permettrait à l’économie solidaire de prétendre à une place encore plus importante dans l’économie plurielle. C’est tout particulièrement sur le plan de la réciprocité et du don que l’économie sociale pourrait se distinguer davantage. Or, l’examen par l’auteur de plusieurs pratiques de l’économie solidaire qui aspirent à devenir des alternatives laisse paraître une mise à distance critique insuffisante de plusieurs sophismes. Le point de vue de l’anthropologie économique permet de déconstruire ces raisonnements faux relatifs à l’argent, au travail et à la terre. Très puissants et peu remis en question, ces paradoxes éloignent les pratiques de l’économie solidaire du principe économique de la réciprocité et du don qui devrait pourtant contribuer à sa théorisation. viii Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Introduction « L’anthropologie économique a pour objet l’analyse théorique comparée des différents systèmes économiques réels et possibles » (Godelier, 1965 : 32). Elle « est avant tout une spécialisation disciplinaire, au sein de l’anthropologie sociale, qui vise à saisir, dans une perspective comparée, la gamme des dispositifs mis en œuvre par les sociétés de manière à produire et à échanger les biens matériels nécessaires à leur consommation et à leur reproduction en tant que groupe » (Dupuy, 2001 : 4). Aujourd’hui, l’économique occupe peu de place dans les travaux anthropologiques, bien que les objets de recherche ne manquent pas (Bazin et Selim, 2000). La mondialisation, le développement du recours aux associations et les modifications du travail introduites par les nouvelles technologies refaçonnent les visions que peuvent avoir les acteurs de l’économique. De plus, qu’elle traite du marché ou de la nature de la monnaie dans les sociétés primitives, l’anthropologie économique s’interroge toujours sur les différences de degré ou de nature avec le système économique moderne. C’est même ce qui a justifié son apparition au moment de la première révolution industrielle et de la colonisation qui l’a accompagnée. Les travaux sur l’économie sociale ont à peu près la même position à l’égard du courant dominant de la science économique. L’économie politique naissante aurait pu s’appeler économie sociale (Duez, 2007). Charles Dunoyer écrit le premier traité d’économie sociale en 1837. Les premières grandes revues en économie politique traitent des institutions d’économie sociale ou de la charité. Celle-ci renaît aujourd’hui sous les traits des pratiques d’économie solidaire (PES), pratiques qui résultent d’un processus de création institutionnelle et d’innovation sociale faisant apparaître régulièrement de nouvelles formes de pratiques (Laville, 1992). Puisqu’elle s’appuie d’abord sur des pratiques répondant à des problèmes concrets, l’économie solidaire n’est pas encore un concept (Alcoléa-Bureth, 2004 : 24.). Elle est d’abord considérée comme un mouvement qui « permet d’alimenter le débat sur les manières de repenser les rapports entre l’économie et le social 1 ». Ce mouvement a même rédigé récemment son manifeste. Pour certains, le concept est de toute façon en danger, puisqu’il risque d’être victime d’un isomorphisme institutionnel (Enjolras, 1996 ; Bidet, 2003 ; Duez 2007). Les partisans de l’économie solidaire militent pour une économie plurielle (Laville, 1994). L’économie plurielle a une visée modeste. Elle se contente de mettre en parallèle le principe de répartition intervenant dans l’économie marchande (l’échange) avec le principe de répartition de l’économie non marchande (la redistribution) et celui de la réciprocité intervenant dans l’économie non monétaire. Les progrès de l’économie plurielle viendront surtout de l’interaction entre les trois modes de répartition, et non de leur concurrence. Toutefois, les opposants à cette économie qui appartiennent à l’économie dominante marchande ou non marchande cherchent par la loi ou les tribunaux à imposer leur vision des choses 2. Un isomorphisme coercitif oblige alors les acteurs de l’économie solidaire à se conformer aux 1 B. Lévesque, G. L. Bourque et É. Forgues, La nouvelle sociologie économique (2001), cité par Alcoléa-Bureth, 2004 : 19. 2 L’évocation de l’ensemble des conflits et des solutions qui furent trouvés dépasse largement le cadre d’un tel article. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 1 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique règles du jeu de l’économie dominante. L’isomorphisme peut prendre un caractère mimétique quand les PES se rapprochent des règles du jeu de l’économie marchande ou non marchande. Il est facile tant que les opposants peuvent invoquer une confusion autour des formes de rationalités utilisées par les PES, donc aussi longtemps que subsiste un problème de conceptualisation qui empêche de situer clairement les PES par rapport à l’économie dominante. Le concept peut même être mort-né s’il s’agit d’un oxymore, autrement dit d’une tentative verbale de conjurer des contractions réelles de l’économie (Latouche, 2003). L’économie solidaire serait notamment beaucoup trop dépendante de l’économie de marché ou de l’économie non marchande pour être une solution économique réelle. Le problème conceptuel est donc central dans les pratiques d’économie solidaire. Il est à la source de nombreuses confusions sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, simplement parce que certains militants sont obnubilés par l’actualisation d’une certaine réalité sociale (Teisserenc, 1994) et ont tendance à réinventer « l’eau chaude » pour légitimer leur action (Srinivasan, 1994). Dans son travail bibliographique, le Centre rennais d’information pour le développement et la solidarité entre les peuples (CRIDEV) utilise une typologie basée sur trois types de pratiques : les pratiques d’épargne et de crédit solidaire, les pratiques de commerce équitable et les initiatives citoyennes (régies de quartier, systèmes d’échange local [SEL], etc.). Dans leur tentative de relecture du mouvement de l’économie solidaire, Chanial et Laville définissent l’économie solidaire comme « l’ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens » (Chanial et Laville, 2002 : 20). Ils évoquent quatre types de pratiques : le commerce équitable ; les finances solidaires ; les réseaux d’échanges non monétaires ; les pratiques d’insertion par l’économique développées autour des services de proximité et plus particulièrement des services à la personne. Ces exemples de typologie se contentent d’une définition en extension de l’ensemble des pratiques, sans préciser la nature des façons de repenser tous les liens entre l’économique et le social. Le programme de recherche de l’économie solidaire peut s’appuyer sur l’anthropologie économique et en particulier sur les travaux de Karl Polanyi et de Marcel Mauss pour faire un pas supplémentaire dans la construction d’une théorie de l’économie plurielle (Laville, 2003). Pour Polanyi, l’économie de marché s’appuie sur « la transformation de la substance naturelle et humaine en marchandise » (Polanyi, 1983 : 70). Agir de telle façon revient selon lui à « subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même » (108). La terre et le travail mais aussi la monnaie sont donc des marchandises fictives. Polanyi consacre un certain nombre de chapitres de son ouvrage à l’examen des transformations institutionnelles nécessaires à la mise en place de ces trois types de marchés. Pour Mauss, le don est le principe essentiel d’organisation des sociétés primitives. Le don est présent dans l’économie moderne, mais sous d’autres formes, parce que celle-ci ne peut se passer du principe essentiel qu’est le don dans l’organisation de toute société (Caillé, 2005). Nous faisons l’hypothèse que, pour agir comme alternatives à l’économie dominante (économie marchande, économie non marchande basée sur la redistribution par l’État), les PES doivent s’attaquer au caractère fictif de ces marchandises et réintroduire le don. On peut alors les classer en trois grands types de pratiques qui feront chacune l’objet d’un chapitre : les alternatives monétaires, les alternatives au marché du travail et les alternatives au marché foncier. Nous ferons un bref historique des pratiques et nous présenterons son Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 2 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique fonctionnement. Certaines pratiques sont très anciennes, mais nous nous contenterons de présenter leur histoire récente. Les innovations sociales en la matière sont tellement nombreuses que nous ne pouvons prétendre à une totale exhaustivité. Nous insisterons ensuite sur le caractère fictif de chaque marchandise pour mieux nous interroger sur le caractère alternatif de chaque pratique. Au passage, nous pourrons évoquer les confusions épistémologiques qui apparaissent parfois par manque d’effort de conceptualisation. Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 3 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique 1. Les pratiques d’économie solidaire comme alternatives monétaires Les alternatives monétaires sont au nombre de trois : les systèmes d’échange local (SEL), les réseaux d’échange de savoirs (RES) et les pratiques d’épargne et de crédit solidaire (PECS). 1.1. Présentation des alternatives Les premiers SEL de l’époque moderne sont nés dans le monde anglo-saxon. Les premières expériences ont été menées en 1976 dans la communauté de Vancouver et en 1979 sur l’île de Vancouver, à l’initiative de David Weston, sous le nom de « community exchange ». Le temps y sert de base de calcul, un peu comme dans le système de Robert Owen 1. Les SEL sont destinés à faire face à la crise minière survenue au Canada. En 1983, Michael Linton introduit une variante en substituant au temps une unité monétaire, le « Green Dollar » : les LETS (Local Exchange Trading Systems) 2 sont nés. L’idée de Linton est de respecter une échelle de salaire entre un revenu minimum et un revenu maximum. D’autres LETS vont naître ensuite en Grande-Bretagne à partir de 1985 sous l’influence de David Weston, puis en Australie où sera créé ce qui deviendra probablement le SEL le plus important du monde : celui de Blue Mountain, qui regroupe près de 2 000 membres. En France, les premières traces de réflexion sur les SEL apparaissent au printemps 1987, mais c’est un faux départ. Le premier SEL français est un SEL rural mis en place par Françoise Matricon à Mirepoix, dans l’Ariège, en octobre 1994. Depuis, les SEL se sont considérablement développés, puisqu’on en compte aujourd’hui plus de 300. Le fonctionnement du SEL est simple. Chaque SEL édite régulièrement un catalogue des offres et demandes de biens et services ou organise des bourses locales d’échanges (BLE). Chaque transaction est réglée dans la monnaie du SEL (le pavé pour le SEL de SaintQuentin-en-Yvelines ; le grain de sel pour le SEL de l’Ariège). Un décompte des soldes créditeurs et débiteurs à partir de feuilles de richesse ou d’échange est tenu par l’association. À l’ouverture du compte, certains SEL accordent des crédits qui sont remboursés par prélèvements. Les soldes débiteurs peuvent aussi être taxés pour inciter à échanger. Sur le plan juridique, la plupart sont sous forme associative, même si certains sont promus par des collectivités locales (cas de Sailly-sur-la-Lys dans le Nord). Si l’on cherche à classer les SEL selon leur mode de fonctionnement, on peut distinguer deux types de SEL en France : les SEL libertaires, qui fonctionnent selon le principe des bons de travail à la Owen (cas du SEL de l’Ariège), et les SEL libéraux, qui fonctionnent selon le principe de la monnaie franche de Silvio Gesell 3 (cas du SEL de Saint-Quentin-enYvelines) (Servet, 1997). Dans le premier type de système, la création de billets de travail permet de court-circuiter le marché du travail pour que les travailleurs puissent bénéficier de 1 Grand philanthrope et socialiste anglais qui est considéré comme le père fondateur du mouvement coopératif. 2 Expression anglaise pour SEL. 3 Commerçant, théoricien monétaire et initiateur de la monnaie franche. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 4 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique la totalité de la richesse produite. Dans le système de monnaie franche, il s’agit de taxer la monnaie pour éviter toute fuite du circuit économique et favoriser la relance. Les échanges de savoirs ont toujours existé dans l’économie domestique, mais leur formalisation est très récente. La France semble être le premier pays à avoir mis en place ce type d’organisation. Le premier réseau a été créé au début des années 1970 à Orly par Claire Héber-Suffrin qui imagina de développer ce type d’échange entre ses élèves. L’idée fut reprise en 1983 par Marc Héber-Suffrin à Évry pour y associer des personnes marginalisées et des travailleurs sociaux. Aujourd’hui, il existe plus de 350 réseaux d’échange de savoirs (RES) en France. La première idée des RES est de permettre à chacun de partager ses compétences sans faire intervenir d’unité de compte ou de comptabilisation des échanges, en insistant sur la réciprocité des échanges. On peut dire, d’une certaine manière, que la solidarité instaurée par les RES est plurielle. Ces réseaux sont tantôt facteur de lutte contre la marginalisation liée à l’habitat, comme c’est le cas dans le RES d’Évry, tantôt facteur d’intégration pour les étrangers, tantôt facteur d’insertion par l’économique et tantôt facteur de création d’une solidarité de proximité, comme c’était le cas dans le RES d’Orly. Leur structure est totalement informelle, puisque certains sont entièrement fondés sur le bénévolat, alors que d’autres prennent la forme d’associations loi de 1901 1 pour recevoir des subventions et rémunérer des permanents. L’animation de la structure et des échanges est faite en un lieu précis par des animateurs bénévoles ou permanents qui collectent ou relèvent les offres et les demandes de chacun et mettent les personnes en contact quand celles-ci n’arrivent pas à le faire d’elles-mêmes. Les PECS sont anciennes. Il faut remonter à la tontine 2, du nom de Lorenzo Tonti qui fit un appel à l’épargne publique au 17e siècle. Plus tard, des expériences de caisses solidaires verront le jour en Allemagne avec Frédéric Guillaume Raffeisen (première association créée en 1846) ou au Québec avec Alphonse Desjardins (fondation de la première caisse populaire en 1900). En France, un certain nombre de coopératives de crédit se créent. À l’époque, il s’agissait déjà d’aider les premiers travailleurs de l’industrie à accéder au crédit pour faire face à des décalages de salaire ou pour investir dans un logement. Aujourd’hui, l’idée est de collecter une épargne qui servira à aider les exclus du système bancaire, en particulier les chômeurs créateurs. On joue sur la proximité pour instaurer un climat de confiance et mutualiser les risques (Dughera, 1999 ; Guérin et Vallat, 1999). Les premières expériences ont lieu au début des années 1980 dans le Nord–Pas-de-Calais, avec la création des clubs CIGALES (Club d’investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire). Il existe aussi la Nouvelle Économie fraternelle (NEF), une banque à part entière offrant même la possibilité d’avoir un chéquier ou des livrets. On peut aussi évoquer l’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE) ou le Fonds France active (FFA). Les pratiques d’épargne solidaire sont multiples. Elles sont toutes guidées par le souci d’introduire une dose plus ou moins forte de désintéressement dans les opérations de crédit et de placement. On peut citer le crédit solidaire à taux zéro et surtout les placements éthiques. Le premier d’entre eux est celui du CCFD – Terre solidaire en 1983. 1 er C’est-à-dire une association sans but lucratif qui relève de la loi du 1 juillet 1901. À l’origine, cotisations de plusieurs individus dans un fonds commun leur procurant une rente viagère et dont les parts des souscripteurs décédés étaient partagées entre les survivants. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 2 5 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Les placements éthiques sont des fonds communs de placement (FCP) ou des sociétés d’investissement à capital variable (SICAV) qui permettent aux épargnants de trouver une épargne qui réponde à des critères humanitaires ou environnementaux. Le label Finansol a été créé par les principaux intervenants et les réseaux bancaires qui proposent des produits financiers de ce type. Enfin, de nombreuses sociétés de capital de risque associant les collectivités locales et des réseaux d’épargne solidaire interviennent conjointement dans un souci de réinsertion des individus marginalisés et de développement local. Il s’agit d’un puissant effet de levier financier dans le cadre d’une plate-forme d’initiatives locales (Guérin et Vallat, 1999). 1.2. Le caractère fictif de la monnaie Pour Polanyi, le système libéral contient en lui-même une contradiction. Il a besoin d’une monnaie-marchandise qui intervienne comme équivalent général dans les échanges. Mais cette marchandise doit forcément être un bien public pour éviter que les fluctuations de sa valeur n’influencent l’ensemble des prix des autres biens et ne faussent les échanges. L’économie de marché va donc, dès le départ, chercher à se protéger en choisissant une offre de monnaie exogène. Le problème est que, malgré cela, la monnaie-marchandise peut être plus ou moins rare quand elle a une forme matérielle, soit en raison de conditions de production qui deviennent de plus en plus difficiles, soit en raison d’un développement des échanges. La monnaie est donc condamnée à se dématérialiser pour répondre au développement des échanges ; ce faisant, elle devient de plus en plus fictive. L’économie de marché se démarque ainsi des économies primitives où la monnaie est une marchandise et où l’offre de monnaie est endogène, puisque les agents peuvent se procurer facilement de la monnaie, que ce soit en la produisant eux-mêmes ou en la trouvant dans la nature. Pour Georg Simmel, la monnaie est une valeur suspendue au-dessus de toutes les autres. Elle est même la valeur qui paraît la plus pure parce qu’elle paraît totalement objective. En contrepartie, tout se passe comme si elle possédait une matérialité en dehors du sujet et des choses auxquelles elle permet d’attribuer de la valeur. Sa matérialité est telle que l’Église catholique du Moyen Âge, comme l’explique Jacques Le Goff (1977) dans ses travaux d’anthropologie historique, a brûlé en place de Grève la plupart des usuriers qui prétendaient prêter de l’argent, alors que le temps est par nature immatériel puisqu’il appartient à Dieu. Cette matérialité fait dire à l’homo œconomicus qu’il a besoin d’argent, alors que l’argent ne répond à aucun besoin, simplement parce que l’argent permet de substantialiser tous les désirs. « Quand l’homme aura coupé le dernier arbre, rendu muet le dernier oiseau, pêché le dernier poisson, il s’apercevra qu’on ne se nourrit pas d’argent » (Parabole d’un chef indien cité par Servet, 1999a : 55). Le système a donc quelque chose de tautologique et de fictif qui contribue à enfermer les hommes dans les choses (Dumonchel et Dupuy, 1979). L’introduction d’une monnaie, quelle qu’en soit la forme, introduit un processus de délitement de la valeur, puisque la valeur des choses s’éloigne de la valeur des êtres. Ce principe est toujours vrai dans toute société, mais il est totalement abouti dans la société moderne où règne la quantité (Guénon, 1986). Entre l’économie primitive et l’économie moderne, il y a donc bien une différence de degré et non de nature, même si l’économie primitive a inventé des moyens pour se protéger. Conscientes de ce risque de délitement, les sociétés primitives ont mis en place des moyens pour limiter le rôle Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 6 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique de l’agent. L’argent ne servait alors pratiquement jamais à acquérir des terres ou à acheter des biens de subsistance (Dupuy, 2001). Son rôle se limitait donc à la réalisation d’achats symboliques et au règlement des rapports en dehors de la tribu ou de la communauté. De nombreux exemples pourraient être cités. Évoquons simplement le cas des Fali de Ngoutchoumi du Nord-Cameroun (Bordes et Gauthier, 1990). Le cas est intéressant puisque le passage d’une économie primitive à une économie de marché s’est fait notamment par l’introduction du franc CFA 1. Avant la transformation institutionnelle, il y a coexistence de deux types d’échanges : des échanges internes pour les moyens de subsistance qui se font par le troc, et des échanges externes pour se procurer des biens de luxe, qui nécessitent l’utilisation du « diolu », bandelette de coton tissée par les Fali. Avec la transformation institutionnelle, on assiste à des modifications profondes. Il y a d’abord un envahissement de la totalité de l’économie domestique par la logique marchande parce qu’il est impossible de maintenir un système de prix relatifs évitant cet envahissement. Il y a incitation à révéler l’existence de besoins qui sans cela ne seraient pas apparus. Les Fali commencent alors à ressentir de l’insatisfaction et de la frustration. Pour Polanyi, la monnaie est aussi responsable du délitement du principe de réciprocité et de solidarité subjective présent dans les économies basées sur le troc et le don/contre-don. Cela confirme donc les travaux de Mauss. Sur le marché, des échanges d’objets aliénables s’effectuent entre des personnes qui sont en situation d’indépendance réciproque, alors que dans le don on échange des objets inaliénables entre des personnes qui sont en situation de dépendance réciproque par le fait même que le don implique une dette et l’obligation de rendre. Dans la société moderne, les individus sont donc dépendants dans la production en raison de la complexité de la division du travail. Dans les sociétés primitives, les individus sont dépendants dans l’échange, et c’est la circulation des biens qui augmente leur valeur. Le don fait naître une obligation de rendre, qui est différée dans le temps, mais aussi une obligation de recevoir. Ce qui est donné est une part de soi-même ; ce qui est rendu est l’esprit de la chose donnée. L’échange est par nature symbolique et lié à des rapports de pouvoir entre les groupes. Ce sont les hommes qui font les choses et non l’inverse. Ce phénomène est bien présent dans les échanges du peuple lio habitant le sud-est de l’Indonésie (Howell, 1989). Les objets sont personnalisés en fonction de ceux qui les reçoivent. Cette personnalisation est une garantie pour la réciprocité. Elle incite à recevoir mais aussi à rendre en fonction des personnes qui ont donné. La solidarité est donc subjective. La différence avec la société moderne est ainsi une différence de nature. Cependant, la notion de dette et de don reste présente dans une économie moderne qui ne peut s’en passer, car le don crée le lien (Godbout et Caillé, 1992). Dans une économie moderne, « l’acquittement de toute obligation particulière au moyen d’argent signifie précisément que désormais la communauté dans son ensemble va assurer cet engagement vis-à-vis de l’ayant droit » (Simmel, cité par Malandrin, 1999 : 157). La dette est donc bien réelle. Cette obligation reste encore très forte dans les pays en voie de développement justement parce que la monnaie y est encore très fortement liée à l’appartenance à une communauté (Aglietta et Orléan, 2003). L’introduction de la monnaie dans l’ensemble des échanges va ainsi déboucher sur la production d’une liberté : celle d’échanger avec des étrangers de plus en plus lointains. L’homo æqualis est bien celui qui 1 Monnaie de plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 7 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique croit que le remplacement de l’obligation de donner par la compétition dans l’échange va se traduire par plus d’équité (Dumont, 1977). En contrepartie, l’anonymat va s’installer. Cet anonymat existe aussi dans le mécanisme de redistribution mis en place par l’Étatprovidence. La monnaie rend anonyme le mécanisme du don, tandis que la loi de solidarité est une loi statistique faisant en sorte que le hasard décide à qui ira le contre-don. Il s’agit en fait d’un mécanisme de détournement du don originel (Caillé, 2005). Tout le monde paraît ainsi avoir intérêt à être désintéressé. Le don en monnaie existe aussi sous la forme de l’aumône faite aux plus pauvres, mais elle entraîne un lien de dépendance. La présence du don/contre-don dans les sociétés primitives est-elle synonyme d’une réciprocité plus grande et en définitive d’une plus grande humanité ? On peut répondre par l’affirmative, mais encore faut-il préciser ce qu’est un don. On doit alors avoir recours à la philosophie, mais aussi à des travaux critiques de ceux de Marcel Mauss et aux thèses développées par le mouvement anti-utilitarisme en sciences sociales 1. On peut reprocher aux approches sur le don leur trop grande confiance dans ce mécanisme comme principe d’organisation sociétale. On peut, selon Annette Weiner, vouloir garder tout en donnant de sorte que la dette ne s’éteint jamais. On peut utiliser le don pour défier les autres. On peut vouloir garder pour donner et risquer d’accumuler. Selon Maurice Godelier, on peut se focaliser sur ce que l’on redonne plutôt que sur ce que l’on donne. Dans tous ces cas, on peut se demander si le don totalement désintéressé existe vraiment. La réciprocité dont il est question dans les approches en termes de don/contre-don ne correspond pas tout à fait à ce que doit être un altruisme totalement désintéressé au sens de Jacques Derrida. Le don est dans le doute à partir du moment où l’on se donne l’impératif de donner (De Béchillon, 1997). L’amour gratuit fait effectivement partie des effets secondaires que la volonté a du mal à produire par elle-même 2. Chez Emmanuel Levinas, le véritable don doit donc reposer sur une conscience non intentionnelle pour éviter tout acte intéressé (Arnsperger, 1997). Chez Jacques Derrida, l’intentionnalité n’est pas rejetée, mais purifiée au maximum de tout élément faisant référence à soi en ayant recours à la notion « d’interruption de soi par soi comme autre ». Pour donner, il faut donc purifier en quelque sorte son intentionnalité. 1.3. Retour sur le caractère alternatif des pratiques monétaires Pour être de véritables alternatives au caractère fictif de la monnaie, les pratiques monétaires d’économie solidaire doivent proposer une matérialisation de la monnaie et une offre de monnaie endogène pour améliorer le contrôle de la dette. Elles doivent jouer sur la qualité de la monnaie pour éviter le délitement de la valeur. Elles doivent réintroduire une réciprocité moins objective que celle de l’économie monétaire moderne. Les SEL utilisent une monnaie dématérialisée mais donnent un nom qui amène les échangistes à penser qu’il s’agit d’une monnaie-marchandise comme dans les sociétés 1 Réflexion critique de l’économisme en sciences sociales et du rationalisme utilitaire en philosophie morale et politique. 2 Pour les limites de la rationalité, consulter Jon Elster, Le laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité. Paris, Minuit, 1986, 199 p. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 8 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique primitives. Le SEL de l’Ariège fait, bien sûr, penser à la monnaie de sel de l’article de Godelier sur les Baruya. Quant à celui de Saint-Quentin-en-Yvelines, il fait référence au pavé, clin d’œil en même temps à Mai 68. L’offre de monnaie reste par contre endogène, puisque chaque participant dispose d’un droit de tirage à concurrence des services qu’il peut offrir. Cette capacité de tirage fait craindre à la Banque de France une concurrence avec la monnaie nationale. Nous avons vu dans l’historique des SEL que certains ont été rapidement interdits parce qu’ils fonctionnaient sur la base d’une monnaie directement concurrente de la monnaie nationale. Cependant, la monnaie des SEL actuels ne rentre pas dans la même logique. Il existe un taux de change de l’unité monétaire de chaque SEL, notamment pour ce qui est du règlement des impôts ou pour le paiement des frais de fonctionnement des SEL. L’unité de compte est donc dépendante de la monnaie nationale. Les bons d’échange ne sont pas des moyens de paiement entre les membres, sauf à l’occasion des bourses d’échange. Quant à la création monétaire, elle n’a lieu qu’au fur et à mesure des achats, et la compensation permet d’éviter l’existence d’une position excédentaire au niveau de l’ensemble du SEL. De plus, les transferts dans les SEL ne se traduisent jamais par le transfert final des avoirs. Enfin, les SEL ne recueillent pas de fonds publics et ne font pas de crédit à titre onéreux comme à titre gratuit. Ils ne font que des avances, comme dans le SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines. Les SEL ne concurrencent donc pas les banques. Ils visent une certaine qualité monétaire en ré-enchâssant l’économique dans le politique et l’éthique. Les défenseurs des SEL veulent lutter contre l’exclusion liée au manque d’euros. Les chômeurs sont exclus de l’échange parce qu’ils n’ont pas de travail et ne peuvent donc se procurer la monnaie officielle (celle produite par la banque centrale). Selon les estimations de Servet (1997), un SEL apporte un complément de revenus entre 80 et 450 euros. Parallèlement à cela, il permet de créer du lien social et d’introduire une solidarité moins bureaucratique où les relations personnelles comptent (Malandrin, 1999 ; Guérin et Vallat, 1999 ; Laacher, 2003). Il permet ainsi de créer une société plus démocratique où les individus se prennent en charge et se rencontrent pour fixer les règles transparentes de fonctionnement. Certains SEL ont intégré des règles éthiques puisqu’ils ont refusé des offres sexuelles. Par ailleurs, les échanges portent sur des services qui contribuent à satisfaire des besoins de première nécessité au sens de François Perroux « c’est-à-dire les dépenses assurant aux êtres humains la satisfaction de leurs besoins élémentaires tant matériels (santé, nourriture, logement) qu’immatériels (culture, loisir…) » (F. Perroux 1, cité par Maréchal, 2001). De toute façon, ils ne permettent pas l’enrichissement des participants. Cela limite donc fortement le délitement de la valeur. Les SEL visent une réciprocité qui n’est pas celle des économies primitives puisqu’il y a intervention d’une monnaie. Cependant, cette réciprocité n’est pas non plus la réciprocité totalement objective du système de solidarité moderne. En effet, ils proposent un système alternatif de production et d’échange dans lequel est nécessairement présent le principe de compte et de règlement des dettes par la société (Servet, 1999b : 63). Le système monétaire actuel abandonne son principe de réciprocité basé sur l’anonymat et produit de l’exclusion. Il ne respecte donc plus ses engagements parce qu’il est trop financiarisé et refuse l’idée de laisser le hasard choisir où ira le contre-don. Les SEL vont au contraire 1 e Citation tirée de son ouvrage L’économie du XX siècle (1961 : 367-368). Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 9 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique proposer de respecter un engagement de réciprocité, mais en recréant du lien social. Par contre, la dimension des SEL est limitée puisque le SEL de plus grande taille n’excède pas 2000 participants. Tous les SEL ne réintroduisent pas la même réciprocité (Servet, 1997). Pourtant, certains militants parlent des Français qui redécouvrent le troc (Plichon, 1997). De même, pour Armand Tardella, fondateur du SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines, il s’agit de « créer un système de troc "multilatéral", où l’argent (l’unité de compte) est créé au rythme des échanges de biens et services » (Tardella, 1999 : 194). Il y a bien confusion entre l’économie de troc et l’économie monétaire. Servet, qui évoque aussi cette confusion, préfère parler d’échange (Servet, 1997 : 15). Malandrin (1999) évoque, quant à lui, l’existence d’une monnaie sans échange marchand. Les SEL ne sont donc pas du troc, car le troc n’est pas multilatéral. Les SEL n’appartiennent pas à une économie non monétaire, puisqu’ils ne remettent pas en cause la monnaie comme élément de transaction ou d’étalon de mesure des valeurs. Ils ne s’inscrivent pas dans la logique marchande, puisqu’ils font tout ce qu’il faut pour éviter que leur monnaie devienne une monnaie de réserve. Ils ne se situent pas cependant du côté du don pur. Les SEL libertaires vont permettre de réenchâsser l’économique dans le politique, alors que les SEL libéraux sont des outils de relance de l’activité économique et ne remettent donc pas en cause le principe d’accumulation du capital présent dans l’économie moderne. Certains SEL sont par ailleurs trop particularistes, ce qui limite la réciprocité. C’est le cas des SEL ruraux, souvent soutenus par des néo-ruraux qui y voient un moyen de lutter contre l’exclusion de la part des natifs qui y participent rarement (exemple du SEL de la Ruche en Gironde). C’est aussi le cas des SEL très protestataires, comme celui de l’île de Ré, et du SEL d’Orsay réservé à des cadres. Les PECS s’attaquent d’abord au principe de délitement de la valeur. Elles posent d’ailleurs beaucoup moins de problèmes que les SEL, sans doute parce que ces pratiques, sans être totalement du don, s’en rapprochent beaucoup. On pense notamment aux cautions solidaires, mais aussi au prêt sans intérêt remboursable en fonction des possibilités du débiteur. Elles se placent sur des créneaux que les banques commerciales ne voudront pas occuper. Économiquement, elles apportent une solution à un mécanisme de sélection adverse qui exclut des personnes du système bancaire. La labellisation sociale ou écologique fait que les pratiques d’épargne solidaire deviennent des précurseurs en matière de responsabilité sociétale des entreprises. Dughera (1999) évoque cependant quelques conflits avec la Commission des opérations de bourse (COB). Il signale que celle-ci a fait échouer le fonds commun de placement « génération banlieue » que le Réseau de l’économie alternative et solidaire (REAS) et les collectivités territoriales voulaient mettre en place en 1993. Les RES cherchent uniquement à réintroduire un principe de réciprocité et visent parfois l’existence d’un don pur. Ils évitent en même temps l’idée de dépendance, voire de condescendance, présente dans l’aumône. Chaque participant y retrouve sa dignité d’être humain en rencontrant des personnes désintéressées et en prenant conscience qu’elles ont des connaissances à échanger. Les RES insistent effectivement beaucoup sur ce que chaque homme ou chaque femme peut apporter aux autres. Tout savoir ou savoir-faire est échangeable et, contrairement à ce qui se passe dans la société, on échange du temps, Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 10 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique sans porter de jugement sur la valeur de ce temps. C’est ainsi qu’une heure d’un pianiste virtuose donnée à un enfant de banlieue aura autant de valeur que l’heure d’apprentissage du skate que l’autre donnera en échange. Au cœur du processus se situe le désir de donner et de recevoir et non un quelconque intérêt évalué plus ou moins indirectement de façon monétaire. Les participants ne s’y trompent pas quand ils invoquent un sentiment de désintéressement total, voire un amour présent dans leurs échanges. Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 11 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique 2. Les pratiques d’économie solidaire comme alternatives au marché du travail Les pratiques d’économie solidaire comme alternatives au marché du travail sont des pratiques d’insertion par l’économique dans le domaine des services de proximité. 2.1. Les pratiques d’insertion par l’économique Avec la montée du chômage, notamment le chômage de longue durée, le travail devient de moins en moins facteur d’insertion. On parle de métamorphose de la question sociale d’après le salariat et même de fin du travail 1. Les pratiques d’insertion par l’économique vont se développer à partir des années 1980. Elles tentent d’offrir aux personnes exclues durablement du marché du travail un travail salarié déclaré et une formation qui leur permettra d’améliorer leur employabilité et leur qualification, mais aussi de restaurer leur citoyenneté et leur identité (Ballet, 1997 : 57). L’accompagnement est très individualisé pour prendre en compte les besoins spécifiques de la personne. C’est d’autant plus nécessaire pour des exclus qui ont besoin d’une assistance psychologique et sanitaire avant même de penser à être employables. La structure d’insertion par l’économique est donc un « sas 2 » vers le marché du travail. Cependant, les difficultés rencontrées sur le marché du travail amènent ce type de structure à proposer de plus en plus d’aides à la création d’entreprises par les chômeurs. À l’origine, le statut dominant est le statut associatif (84 % en 1989). Il s’agit d’une spécificité française, car dans d’autres pays, en Italie ou en Suède par exemple où le mouvement est fort développé, la structure choisie est plutôt de type coopératif. Il s’agit soit de chantiersécoles, soit d’associations intermédiaires intervenant sur des marchés non solvables – essentiellement ceux des services de proximité – pour employer des publics défavorisés de Rmistes 3, de handicapés, etc. Le domaine d’activité le plus courant est celui des services aux personnes âgées (distribution de repas, aide à domicile) ou aux familles (repassage, jardinage, petits travaux du bâtiment). Le marché est délimité territorialement. D’autres structures, les moins nombreuses, interviennent avec le statut d’entreprise d’insertion sous forme de SARL (société à responsabilité limitée) ou de SA (société anonyme) ou encore avec le statut d’entreprise d’intérim d’insertion. Les entreprises d’insertion s’adressent à des publics beaucoup moins en difficulté et à des marchés plus traditionnels. Les entreprises de travail temporaire d’insertion, qu’on appelle ETTI, sont des entreprises d’intérim qui s’adressent à un public qui ne fréquente plus le secteur d’intérim traditionnel ou classique, par manque d’employabilité. La logique affichée dans ces deux types de structures est donc clairement marchande. Entre ces deux types de structures, on trouve une innovation sociale originale : la régie de quartier. Son originalité tient tout d’abord aux acteurs qu’elle met en présence. 1 Nous faisons ici référence aux ouvrages d’André Gorz et de Robert Castel qui traitent du lien entre la question sociale et le salariat et à celui de Jeremy Rifkin sur la fin du travail. 2 Dispositif servant de passerelle. 3 En France, mot qui désigne les bénéficiaires du revenu minimum d’insertion (RMI). Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 12 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Contrairement aux autres structures d’insertion, la régie de quartier s’insère dans une logique de territorialisation faisant intervenir les bailleurs, les habitants, les élus (Eme et Laville, 1994 : 205 et s.). Son originalité tient aussi à son objectif. La première régie de quartier, celle de l’Alma-Gare à Roubaix créée en 1980, et toutes celles qui vont suivre ont d’abord pour objectif la requalification des quartiers dégradés et dégradants pour les populations qui y habitent. Les activités proposées aux chômeurs sont d’entretenir les espaces communs (espaces verts, cages d’escalier, sécurité) et le second œuvre du bâtiment 1. On notera que, sous l’impulsion de leur chambre régionale d’économie, quand elle existe, les entreprises d’insertion travaillent de plus en plus en réseau et dans le cadre d’un plan régional de développement de l’économie sociale et solidaire. La légitimité de ces entreprises s’en trouve renforcée, car elles deviennent de véritables partenaires de l’animation du développement économique. Cela permet surtout de mettre en place une stratégie de développement cohérente pour ce type de structures qui, au départ, sont surtout portées par des militants. De même, ces structures sont directement inscrites dans les politiques publiques locales pour l’emploi dans le cadre des maisons de l’emploi. Territorialement, elles participent donc au développement de l’employabilité des publics en difficulté et à la résolution de certains problèmes d’emploi au niveau local (Duez, 2008). 2.2. Le caractère fictif du travail Une fois n’est pas coutume, nous commencerons par évoquer les travaux réalisés en littérature par Philippe Jaudel sur la pensée sociale de John Ruskin. Ces travaux sont lumineux pour bien comprendre pourquoi le travail est une marchandise fictive. Tout s’achète ou se vend contre du travail, mais le travail lui-même ne peut ni s’acheter ni se vendre, car il n’a pas de prix. L’idée que le travail est une marchandise à acheter ou à vendre constitue l’alpha et l’oméga des sophismes de l’économie politique (Munera Pulveris, cité par Jaudel (1973 : 229). On peut dire que vendre sa force de travail sur un marché, c’est se vendre soi-même ; se vendre à qui et pourquoi, c’est là toute la question. Les sophismes sont multiples, nous allons les examiner successivement grâce à l’apport de l’anthropologie économique. Le premier sophisme est celui du contrôle du travail. L’idée est qu’il est possible, notamment dans la société moderne, de contrôler l’effort réalisé par le salarié. On sait que de nombreux économistes du travail et gestionnaires se sont cassé les dents sur ce problème depuis une vingtaine d’années. Pour John Ruskin, la chose est entendue : « la volonté ou le courage de l’homme est porté à son plus haut degré d’énergie par son stimulant spécifique : les affections » (cité par Jaudel, 1973 : 237), autrement dit l’argent ou la contrainte ne permettent d’obtenir qu’un travail médiocre contrairement à l’amour. Le travail a bien une dimension irréductible (Freyssenet, 1994). C’est pour cela qu’il échappe encore à toutes les 1 En architecture, désigne l’ensemble des éléments ne participant pas à la structure porteuse d'une construction. On parle de travaux d’électricité, de plomberie, de peinture, etc. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 13 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique tentatives de prescriptions inventées par les sciences de l’ingénieur et les sciences de gestion. Si le travail est irréductible, c’est aussi qu’il comporte forcément une part de don nécessaire à l’organisation du travail et à la motivation. La société salariale, même si elle n’y parvient pas, alterne entre l’intéressement et le désintéressement puisqu’elle sait bien que la finalité du travail ne peut être totalement instrumentalisée (Caillé, 2005). Le second sophisme, peut-être le plus important de tous, est celui de la naturalisation du travail. L’idée est que la notion de travail est une catégorie anthropologique universelle indépendante des rapports sociaux. On peut alors définir le travail par « les activités contribuant à la reproduction matérielle de la vie humaine et sociale » (Freyssenet, 1994 : 115). La différence entre le travail d’aujourd’hui et celui des sociétés primitives est une différence de degré mais pas de nature. C’est principalement grâce à la technique que des progrès ont pu être réalisés. C’est oublier qu’il existe des sociétés avec ou sans travail (Chamoux, 1994). Dans certaines sociétés, la notion de travail n’existe pas. Le terme désigne simplement l’effort fait par les femmes pour accoucher. Aux îles Tonga, celui qui travaille trop est qualifié de « ma’anumanu », c’est-à-dire de matérialiste (Van der Grip, cité dans Geschière et Schlemmer, 1987 : 125). Le travail n’est donc pas toujours valorisé. Pour aboutir à la société salariale moderne, il a fallu une double révolution. La première est une révolution des mentalités dans l’appréciation de la valeur liée au travail (Roustand, 1994). D’abord jugé comme dévalorisant, parce que non attaché à des activités nobles comme les arts et la politique, mais à des activités destinées à assurer les conditions d’existence, le travail était confié à des esclaves chez les Grecs, puis à des serfs au Moyen Âge. À partir du 18e siècle et surtout au 19e, les choses changent. Le progrès technique aidant, le travail va devenir une valeur sûre. Karl Marx lui-même présente le travail comme la valeur humaine par excellence. En même temps, sans doute conscient du caractère fictif du travail comme marchandise, il considère que le but de la modernisation est de libérer l’homme du travail pour lui permettre d’accéder à des activités plus nobles. Englués dans ce paradoxe d’un travail qui enferme et qui libère en même temps, la plupart des économistes sont incapables d’imaginer une société sans travail. On peut donc dire que sur ce point Marx est un libéral comme les autres. Si « la production est l’ensemble des opérations destinées à procurer à une société ses moyens matériels d’existence » (Godelier, 1965 : 44), on comprend que les économistes soient victimes de la confusion entre procès de travail et procès de production. Un procès de production consiste en un procès de travail comme façon d’utiliser les forces productives dans un environnement technologique et dans un rapport à la nature déterminé auquel on ajoute des rapports de production qui portent sur la façon dont on va contrôler et s’approprier les facteurs de production, y compris la force de travail et les produits du travail (Dupuy, 2001). Le taylorisme 1 et le stakhanovisme 2 relèvent du même procès de travail, mais de rapports de production différents : capitaliste pour l’un, collectiviste pour l’autre. 1 En référence à Frederick Winslow Taylor et à ses travaux sur l’organisation scientifique du travail basée sur la décomposition des phases successives des tâches pour réduire au minimum les gestes des ouvriers et augmenter la production. 2 Terme inspiré des exploits du mineur Stakhanov, qui servit de modèle dans le cadre d’une politique du gouvernement soviétique incitant les travailleurs à améliorer leur cadence de travail et leur productivité. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 14 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique La seconde révolution est institutionnelle. Il faut effectivement créer un marché du travail autorégulé. Polanyi consacre de longues lignes à la description de la création d’un marché libre à Speenhamland. Le premier problème à traiter est d’abord celui des pauvres dont l’oisiveté pouvait gêner la création de ce marché, sans compter qu’il existe en GrandeBretagne, entre 1795 et 1834, un revenu minimum. Il a donc fallu abolir les lois sur les pauvres et obliger ces derniers à travailler en créant des « workhouses 1 ». Le deuxième problème à traiter est celui de la protection de cette marchandise fictive pour éviter la lutte des classes. L’existence même d’un droit du travail, à la fois privé et public, séparé du droit commercial, est la preuve de ce caractère fictif. Le troisième sophisme est celui qui prétend que les sociétés primitives ne sont pas des sociétés d’abondance. On y passe beaucoup de temps à assurer les conditions d’existence du groupe. L’inefficacité du travail se traduit par un manque de temps libre. Si le travail est une catégorie universelle comme on le prétend, la différence de degré tient au manque d’efficacité du travail dans les sociétés primitives. Ce jugement permet en soi de justifier l’idée de progrès. La technique se met au service du travail pour dégager de plus en plus de temps libre. Le travail, au sens moderne du terme, a ainsi le caractère libérateur évoqué plus haut. La théorie néoclassique peut donc ignorer les coûts de l’homme qui naissent de ses besoins de subsistance et dire que le marché du travail est toujours en équilibre. En même temps, elle peut aussi ignorer les coûts liés aux peines et au stress entraînés par le travail (Maréchal, 2001). L’anthropologue Marshall Sahlins (1976) va s’employer à montrer que la société de l’âge de pierre est une société d’abondance par rapport à la société actuelle. Le travail lié à la reproduction du groupe excède rarement deux heures par jour. Le reste du temps peut donc être utilisé pour le repos ou pour la fête. Dans l’économie moderne, l’abondance ou l’origine de la richesse des nations, même si cette dernière ne résout pas totalement le problème du minimum de subsistance, comme le souligne Adam Smith, reste le processus de division du travail par la technique. Dans une vraie économie de l’abondance, le temps passé à faire naître le désir et à en évaluer l’importance est plus important que le temps passé à le satisfaire ou à produire pour le satisfaire. 2.3. Le caractère alternatif des pratiques d’insertion par l’économique Pour devenir de véritables alternatives au marché du travail, les pratiques d’insertion par l’économique doivent lutter contre les trois sophismes présentés ci-dessus : le sophisme du contrôle du travail, le sophisme de la naturalisation du travail et le sophisme de l’abondance. Les comportements sont sans doute différents selon que l’on examine des structures d’insertion dont le but est essentiellement socioéconomique ou des structures qui, heureusement fort peu nombreuses, adhèrent à une logique marchande. Intéressons-nous donc au premier type de structures qui peuvent se présenter plus facilement comme de véritables alternatives. 1 Des maisons de travail offrant des conditions de vie précaires et difficiles aux indigents, selon le principe qu’un assisté devait avoir de moins bonnes conditions de vie qu’une personne salariée afin de ne pas être tenté de se faire entretenir. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 15 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Les structures d’insertion par l’économique s’adressent à des marchés que l’on peut considérer comme rentables dans le cas du second œuvre du bâtiment ou encore aux services de proximité développés autour du tourisme ou de l’environnement, qui se rapprochent parfois beaucoup de la logique industrielle. Elles sont d’ailleurs suspectées de concurrence déloyale par les artisans qui ne bénéficient pas des mêmes conditions d’embauche de leur personnel. Pour les services à la personne, elles produisent des services publics qui nécessitent un agrément et une solvabilisation de la demande qui peuvent rendre intéressant ce type de marché pour des grands groupes. Les conflits entre les structures d’insertion par l’économique, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) et l’État existent depuis plus de vingt ans sur la régulation de ce type de services (Du Tertre, 1999). La contrainte exercée par l’économie non marchande existe bien au travers des subventions versées par les pouvoirs publics (État ou collectivités territoriales) et des normes exigées pour obtenir l’agrément. La contrainte exercée par l’économie marchande tient aux fonds que procure un chiffre d’affaires élevé. Cette contrainte est d’ailleurs beaucoup plus évidente dans les structures coopératives qui ont d’abord une vocation commerciale mais qui se distinguent par l’adoption d’une démocratie industrielle. Les deux contraintes sont très fortes, considérant le poids très faible du don, même en tenant compte des équivalents temps plein 1. L’importance de ces contraintes est déterminante dans la capacité des structures associatives à dépasser le sophisme du contrôle. Tant que l’État subordonne ses subventions à un durcissement de ses agréments sur la base d’une logique technocratique, il pousse à la professionnalisation. Dès lors, on voit mal comment on pourrait se sortir de la problématique du contrôle des compétences. Cependant, les structures d’insertion font des efforts pour tenir compte de la situation difficile des personnes en reprise d’activité. Elles individualisent la relation et cherchent ainsi à lutter contre ce sophisme. Les clients eux-mêmes savent à quoi s’en tenir et abaissent leurs exigences en matière de qualité du travail. Une certaine forme de don intervient alors. Le même type de problème risque de se poser, mais peut-être avec un peu plus d’acuité, si l’État se désengage financièrement et rend les structures associatives beaucoup plus dépendantes de leur chiffre d’affaires et, par conséquent, de la régulation marchande. Les sophismes de l’abondance et de la croyance dans la naturalisation du travail sont très liés dans la mise en place d’une société moderne. Ils restent donc très tenaces chez tous les participants des dispositifs d’insertion. Ce qui est proposé aux exclus est bien une rééducation par le travail avec l’idée que les personnes pourront réintégrer le marché du travail traditionnel considéré comme seul facteur d’insertion. On n’est donc pas capable d’imaginer une société sans travail. Cela donne cependant l’occasion à certains bénévoles de consacrer du temps aux autres en dehors d’une activité principale, qui véhicule pourtant les trois types de sophismes. On découvre alors avec stupeur que certains restent dans le « sas », soit parce qu’ils y sont contraints, soit parce qu’ils l’ont choisi. S’ils l’ont choisi, c’est sans doute parce qu’ils y trouvent des conditions de travail bien meilleures. Ce qui laisserait entendre que le salarié y est mieux traité et que l’on est moins victime du sophisme du contrôle. S’ils y sont restés par contrainte, c’est sans doute parce qu’ils continuent à croire aux vertus du travail, du « vrai » comme facteur de socialisation. C’est d’autant plus 1 L’étude réalisée par E. Archambault (1996) pour l’ensemble du secteur associatif donne la répartition suivante : 50 % de subventions, 40 % de chiffre d’affaires, 10 % environ de dons. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 16 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique inquiétant que la plupart des emplois qui sont proposés dans les services à la personne seront marchandisés grâce aux structures d’insertion par l’économique. Auparavant, ces activités fonctionnaient sur la base du principe de la réciprocité. Dans ce cas précis, les PES font le jeu de l’économie moderne et désenchâssent encore plus l’économique du politique et du religieux. Quant à ceux qui réussissent à s’insérer, ils sont arrivés et ne cherchent pas à changer la dynamique sociale de l’intégration. Pour terminer, nous voudrions illustrer notre propos en donnant l’exemple tout à fait particulier des communautés Emmaüs. Celles-ci ont pour objectif de permettre aux compagnons de retrouver leur dignité d’êtres humains. Le travail est un moyen et non une fin en soi. Il n’est d’ailleurs pas rémunéré, puisqu’il fait l’objet d’un simple « pécule » en fin de mois, qui n’est absolument pas calculé en fonction du temps de travail. L’hébergement n’est par ailleurs jamais la contrepartie d’un travail. Il ne s’agit donc pas non plus d’un avantage en nature. Les exigences portent d’abord sur le comportement et sur la capacité non pas à travailler, mais à respecter l’autre tout en se respectant soi-même. Les blessures infligées par la vie (alcoolisme, divorce, violence, etc.) comptent autant si ce n’est plus que celles causées par une situation de chômage. Le rythme du travail est flexible, non pas parce qu’il s’adapte à l’activité, mais parce qu’il s’ajuste à une conception de l’abondance et de la place du travail dans la société, qui en fait une économie de la qualité et non de la quantité. La nature des publics accueillis est pour beaucoup dans le fait qu’il est impossible d’y réinstaller les sophismes ambiants, ceux qui, justement, sont la cause de l’exclusion des personnes qui frappent à la porte de ce genre de structure d’insertion. Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 17 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique 3. Les pratiques d’économie solidaire comme alternatives au marché foncier Nous faisons ici référence aux pratiques de commerce équitable. Le choix peut paraître surprenant pour des alternatives au marché foncier. Nous justifierons notre choix dans la deuxième section en revenant sur le caractère fictif de la terre comme marchandise. 3.1. Les pratiques de commerce équitable Nous ferons la distinction entre deux types de commerce équitable mettant en œuvre des moyens qui sont parfois différents : le commerce Nord-Sud et le commerce Nord-Nord. Intéressons-nous d’abord à l’histoire et au fonctionnement du commerce Nord-Sud, qui est le plus connu. L’histoire du commerce équitable fait suite à un constat alarmant. L’écart entre pays en développement et pays industrialisés ne fait que croître depuis 1870 (Pritchett, 1997). L’écart absolu entre le revenu par habitant du pays le plus riche et celui du pays le plus pauvre est passé de 9 à 50 en un siècle (1870-1960). De même, les termes de l’échange entre les deux types de pays se dégradent. À titre d’exemple, l’ONU a relevé une baisse de 20 % des prix réels des produits de base hors combustibles entre 1985 et 1995 (Veit, 2006). Pour obtenir les précieuses devises qui leur permettront de prospérer, les pays en développement n’hésitent pas à épuiser leurs ressources naturelles et à précariser la situation de leur main-d’œuvre. La révolte s’est organisée autour de la combinaison de trois mouvements qui font intervenir différents acteurs. Il y a d’abord un mouvement humaniste et religieux qui fait apparaître les premières expériences de commerce équitable, dans les années 1950 dans les pays anglo-saxons de confession protestante et plus tard dans les pays de confession catholique. Naît ensuite, dans les années 1960-1970, un mouvement tiers-mondiste qui prendra en compte les inégalités de développement. Enfin, on trouve un mouvement lié au développement durable dans les années 1990. On peut résumer cette histoire en reprenant quelques grandes dates (Lecomte, 2004) : 1949 Création aux États-Unis d’une ONG aidant les producteurs défavorisés à vendre dans de meilleures conditions. 1950 Début des activités d’importation de produits par OXFAM (association anglaise de solidarité fondée au début du 20e siècle) et vente à travers le réseau en Grande-Bretagne. 1954 Création aux États-Unis de self-help qui réalise une distribution de produits équitables. 1964 Naissance du slogan de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) : « Le commerce, pas la charité ! » 1969 Ouverture du premier magasin de commerce équitable aux Pays-Bas. 1975 Création d’Artisans du monde par l’abbé Pierre et ouverture du premier magasin de commerce équitable en France. Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 18 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique 1986 Création par le CCFD et la fédération Artisans du monde de la première centrale d’achat. 1988 Lancement du commerce équitable dans la grande distribution avec les produits labellisés Max Havelaar et création de la Fédération internationale du commerce équitable (l’IFAT : International Federation for Alternative Trade). 1995 Création du collectif éthique sur l’étiquette par une cinquantaine d’associations et de syndicats. 1997 Création du label international Fairtrade Labelling regroupant les trois plus grands labels internationaux que sont Havelaar, TransFair et Fair Trade. 1998 Création de la plate-forme française de commerce équitable et introduction du commerce équitable dans la grande distribution en France. 1998 Création par Tristan Lecomte de l’Association d’ingénierie du développement, puis d’une entreprise de commerce équitable : Alter Eco. Les pratiques de commerce équitable vont viser les objectifs suivants : • lutter contre l’extrême pauvreté des pays les moins avancés en organisant une solidarité entre les pays riches et les pays pauvres ; • favoriser l’autonomie des populations ; • favoriser le développement durable sur le plan écologique. Elles s’appuient sur trois moyens : la réduction du circuit de distribution, le juste prix et la labellisation. La réduction du circuit de distribution permet de diminuer ce que l’on appelle les marges arrière, c’est-à-dire la marge prise par les différents intermédiaires entre le producteur et le consommateur. C’est alors le producteur qui a la marge la plus importante, parce que c’est lui qui produit. Ainsi, pour un paquet de café vendu en grande surface entre 1,8 et 3 € dans le système traditionnel et entre 2,3 et 3,35 € dans le système de commerce équitable, 0,19 € vont au producteur dans le premier système et 0,58 € dans le second. On remarquera tout de même qu’il reste une forte disproportion entre ce qui va à la grande surface et ce qui va au petit producteur. Dans le commerce traditionnel, le prix des produits exportés du Sud vers le Nord est souvent trop bas, même par rapport aux coûts de production. Quelquefois, cela tient à une simple variation du taux de change des monnaies. Les consommateurs, les producteurs et les distributeurs y trouvent un intérêt, puisqu’ils bénéficient ainsi d’une marge bénéficiaire et payent le produit à un prix inférieur à ce qu’ils veulent et peuvent payer. L’idée du juste prix est non seulement de permettre aux producteurs de ces pays de vivre décemment, mais aussi de payer les produits importés à un prix supérieur pour favoriser leur développement. Quant à la labellisation, elle vise un commerce éthique. Il s’agit d’internaliser les différents coûts sociaux et environnementaux liés à un commerce qui se ferait sans prendre en compte les effets sur l’environnement ou sur le respect des conditions de vie des populations les plus pauvres (travail des enfants et discrimination sexiste, par exemple). Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 19 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Différents labels ont été créés pour réduire l’asymétrie d’information qui pourrait inciter les consommateurs à ne pas acheter de produits labellisés sous prétexte que l’on n’a aucun moyen de vérifier que les producteurs respectent l’ensemble des critères éthiques. Les organismes de labellisation notent les différents producteurs en faisant une moyenne pondérée d’un certain nombre de critères. À titre d’exemple, les critères retenus par Max Havelaar sont les suivants : • travailler avec les producteurs les plus défavorisés ; • garantir un prix d’achat minimum satisfaisant les besoins élémentaires ; • entretenir une dynamique de développement ; • favoriser les productions respectant l’environnement ; • assurer la traçabilité permanente du produit ; • refuser l’esclavage, le travail forcé et l’exploitation des enfants. Nous manquons encore de recul pour présenter l’historique du commerce Nord-Nord. Ce que l’on peut dire, c’est que la plupart des pratiques sont issues soit de la recherche de pratiques complémentaires aux pratiques d’insertion par l’économique (épiceries sociales) ou aux PECS (bourses d’échange de matériel), soit d’une volonté d’appliquer le même type de principe à des catégories particulières en France. Les mêmes principes pourront effectivement être appliqués aux agriculteurs français dont le revenu est fortement influencé par les marges arrière des grandes surfaces. On pourrait aussi l’appliquer à des catégories de salariés qui, au Nord, sont touchés par le « dumping social 1 ». L’idée d’une clause sociale fait d’ailleurs son chemin, au moins dans les premières négociations du cycle du millénaire de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) (Latreille, 2000). Ce type de commerce équitable n’a cependant pas bonne presse auprès des populations. Les négociations sont ressenties comme des revendications corporatistes face à des populations qui, au Sud, luttent pour leur survie. Les épiceries sociales sont complémentaires des pratiques d’insertion par l’économique. Elles offrent aux chômeurs ou aux populations qui vivent la précarité la possibilité de trouver des marchandises de première nécessité. Les ressources des épiceries proviennent de dépôts en nature procédant des surplus des grandes surfaces et des banques alimentaires. Leur statut est associatif, mais les collectivités locales et les services déconcentrés de l’État 2 peuvent y prendre une part importante. Les épiceries sont de véritables magasins avec des chariots et une caisse où les clients vont payer un prix dérisoire. Les bourses d’échange de matériel sont complémentaires des opérations de crédit solidaire. Elles ont été mises en place pour la première fois dans le Nord–Pas-de-Calais à la fin des années 1990 pour inciter des artisans à mettre à la disposition des futurs chômeurs créateurs le matériel dont ils auront besoin pour entreprendre leur activité. 1 Expression désignant la concurrence devenue plus intense entre les travailleurs dans un contexte de mondialisation économique. 2 Ce sont des services dont les attributions et les moyens sont répartis entre les différents échelons des administrations civiles en France. L’agriculture, l’environnement et l’emploi en sont des exemples. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 20 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique 3.2. Le caractère fictif du marché foncier Pour mettre en place une économie moderne, il faut, selon Polanyi, pouvoir établir un lien entre le produit social et les forces productives. Le travail est l’une de ces forces que nous avons étudiées. La terre en est une autre. Par ailleurs, la terre au sens large est une marchandise particulière, puisque c’est elle qui fournit à l’homme toutes les richesses dont il a besoin, pas seulement les richesses agricoles comme le pensaient les physiocrates, mais aussi les richesses minières et énergétiques. C’est aussi la faune et la flore qui y sont attachées ainsi que l’ensemble des conditions naturelles. Enfin, c’est sur la terre que se font le choix de localisation des entreprises et de migration des ménages ainsi que l’installation des infrastructures. C’est donc sur la terre que se réalise l’œkoumène et que se construisent les paysages mêlant les interventions de l’homme et l’action de la nature. La transformer en marchandise peut être dangereux pour l’humanité tout entière. C’est pour l’avoir oublié que les générations actuelles sont à la recherche d’un développement plus durable. La terre a donc un caractère fictif. Présenter des alternatives au marché foncier revient à présenter des alternatives au marché des biens et services. C’est ce qui justifie notre choix d’expérimenter des alternatives qui ne sont qu’indirectement en lien avec le marché foncier. Pour devenir une marchandise, la conception de la terre a dû évoluer parallèlement à celle du travail sur le plan tant symbolique qu’économique. Sur le plan symbolique, la terre joue un rôle très important dans les sociétés primitives mais aussi dans la société moderne (Dosse, 1997). C’est elle qui donne ses repères géographiques et sociaux aussi bien aux sociétés nomades qu’aux sociétés sédentaires. Dans l’absolu, l’appropriation de la terre est impossible dans la plupart des religions monothéistes, car « la terre non encore façonnée par le travail n’était qu’un objet d’utilité de par la grâce de Dieu, et ne pouvait constituer une valeur d’échange, sa privatisation étant inconcevable du fait de l’existence des droits imprescriptibles du créateur sur son œuvre » (Chevanne, 1987 : 562). C’est bien pourquoi, jusqu’à la Révolution française, tout droit de propriété sur la terre était rattaché à un droit divin. Les règles de transmission et d’utilisation de la terre sont d’ailleurs déterminantes dans la constitution du contrat social implicite (Bronsard, 1984). Dans les sociétés primitives, il n’y a pas de marché foncier parce que l’on ne peut acheter des terres. Dans les sociétés sans chefferie, les terres se transmettent par lignage. Dans les sociétés avec chefferie, le chef possède les terres et peut en acquérir par colonisation. Dans la société moderne, tout le monde peut acheter des terres même si les usages sont parfois limités. Il y a des terres à cultiver, des terrains à bâtir, des réserves foncières détenues par les collectivités locales, etc. La transition vers ce marché foncier où tout ou presque semble possible ne s’est pas faite sans mal. Polanyi signale le rôle joué par le mouvement des enclosures 1 dans la privatisation de la terre en Grande-Bretagne. Le principal enjeu était la question de la gestion des communaux sur lesquels pouvaient paître les troupeaux. L’entourage des terres allait faire disparaître ces terres et rendre l’élevage plus difficile. Indirectement, cela pose la question de l’espace public et de sa matérialisation en tant que terre, question qui a priori ne se pose pas dans les sociétés primitives. 1 e Mouvement qui se développe à partir du 16 siècle et permet de clôturer les surfaces agricoles pour une meilleure productivité. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 21 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Sur le plan de la théorie économique, c’est la conception même de la terre qui a changé. On est passé de l’image d’une terre nourricière à une terre facteur de production. La terre nourricière fait partie de l’environnement de l’être humain. Il y est en quelque sorte enchâssé. L’homme ne cherche donc pas à la dominer. Il cherche à s’y insérer comme dans les sociétés primitives. Dans la société moderne, la terre devient en même temps un facteur de production et une contrainte qui impose des conditions d’existence contre lesquelles il faut lutter grâce au progrès. Bien que la terre soit déterminante dans l’organisation de l’économie moderne, les économistes ont consacré peu de travaux aux aspects fonciers (Thisse, 1995). Ils se sont intéressés aux problèmes agricoles et de pêche, aux problèmes énergétiques et aux problèmes des matières premières, mais ils se heurtent systématiquement au caractère fictif d’un marché dont la régulation dépend d’abord du bon vouloir des conditions naturelles. Ce caractère fictif oblige l’État à encadrer fortement ce type de marché. Les problèmes écologiques actuels, surtout ceux liés à l’aménagement du territoire, de même que les importants mouvements spéculatifs font apparaître de manière de plus en plus évidente le caractère fictif de ce marché foncier. Le problème posé par le développement durable est directement lié au caractère fictif de ce marché. L’heure est venue pour l’économiste de construire une véritable écologie politique (Perroux, 1981). Cette écologie pose la question de la terre et, d’une manière plus générale, de la nature. On devrait passer à une troisième logique qui serait celle de la co-construction de la nature. Ce sont ces enjeux qui ont amené une trentaine d’économistes, dont trois Prix Nobel, à écrire au président Gorbachev en 1990, pour attirer son attention sur les enjeux d’une privatisation du sol dans l’ex-URSS (Thisse, 1995 : 65). 3.3. Le caractère alternatif du commerce équitable Le commerce équitable se donne comme objectif d’organiser une solidarité entre les pays du Nord, qui est surtout victime de l’utilitarisme et un Sud où règnent l’absence de droits humains, la pauvreté et les inégalités. Il en va donc du caractère équitable du développement qui lie le système économique au système social. Les pratiques de commerce équitable visent donc à réintroduire une certaine forme de réciprocité dans l’échange Nord-Sud. La solidarité n’est peut-être pas totalement désintéressée, puisqu’on sait que le développement du Sud produira le développement du Nord. Cependant, l’objectif du maintien de l’autonomie des populations est une garantie contre un droit d’ingérence, une obligation de rendre qui permet de purifier le don d’une partie de l’intérêt que l’on pourrait en tirer. Pour être efficace, ce mécanisme de réciprocité doit être envisagé dans le cadre d’une lutte contre le relativisme économique. Autrement dit, il faut que les populations du Nord soient conscientes que c’est en donnant plus qu’elles pourraient changer les choses ici et là-bas. Un peu moins de recherche d’utilité et de rentabilité permettra à d’autres de vivre plus dignement. Or, ce n’est pas si simple que cela, car les outils utilisés par le commerce équitable sont ceux du marché. Il pèse donc toujours un doute sur la nature du don réalisé, même si c’est ce qui rend en même temps ces instruments efficaces. La grande idée du commerce équitable, c’est le commerce et non la charité. Parce que cela évite la dépendance qui existe dans un don de type aumône, dépendance si souvent décriée par les anthropologues spécialistes de l’économie du don. Aussi parce que, si l’on parvient à convaincre la grande distribution et les industriels que les consommateurs sont prêts à user de leur pouvoir d’arbitrage pour les inciter à changer d’attitude, alors la partie Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 22 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique est gagnée. Si l’on s’en tient au principe de purification du don que le commerce équitable tente d’instaurer, on peut faire les remarques qui vont suivre. Pour être une alternative, les achats de commerce équitable doivent être motivés par l’aspect humanitaire et concerner beaucoup de Français. L’enquête réalisée en France (Ipsos, 2012) montre que dans la réalité 90 % des Français déclarent que, face à deux produits de qualité identique, ils donneraient priorité aux produits du commerce équitable, mais seulement 61 % affirment en avoir acheté. Par ailleurs, 76 % des personnes ne savent pas de quoi il s’agit, alors que ce chiffre était de 90 % en 2000. Les données indiquent également que 40 % déclarent ne pas l’avoir fait parce qu’ils ne connaissent pas de lieux de vente et seulement 2 % parce qu’ils y sont opposés. La qualité du produit reste le premier critère d’achat dans 50 % des cas. L’aspect humanitaire n’apparaît que dans 22 % des cas. Pour être une alternative, le commerce équitable ne doit pas être un commerce de privilégiés. Or, le consommateur type est une femme de 25 à 49 ans, de statut socioéconomique moyen et élevé, vivant en milieu urbain. Pour être une alternative, le commerce équitable doit aussi être un commerce Sud-Nord, c’est-à-dire porté sur des produits à haute valeur ajoutée permettant aux pays pauvres de se développer. C’est bien là la contrepartie de l’autonomie. Pour l’instant, les échanges sont de type Nord-Sud, puisqu’ils concernent essentiellement des produits primaires comme le café, le chocolat, le riz, le thé, etc. Pour être une alternative, le commerce équitable doit représenter une part importante du commerce mondial. La part de certains produits peut monter jusqu’à 50 % des échanges, mais ces produits ne représentent que 5 % du commerce mondial, alors que les échanges mondiaux avec les pays les plus pauvres représentent 20 % dans l’ensemble. Actuellement, le commerce équitable concerne 500 groupements de producteurs et fait vivre 800 000 travailleurs et 5 millions de personnes. Pour être une alternative, le commerce équitable doit être intégré dans la grande distribution. Cela représente déjà la plus grande part du commerce équitable, mais il reste une asymétrie d’information au regard de ses motivations, dans la mesure où le consommateur usuel dans les grandes surfaces risque de ne pas être interpellé par la particularité du produit qu’il achète. L’exigence d’une plus grande responsabilité sociale de la part des entreprises depuis la loi de 2001 est de nature à faire évoluer positivement la situation. Le commerce équitable n’a pas encore exploré l’introduction d’une certaine forme de réciprocité fondée sur la redistribution. C’est ce que proposait James Tobin 1 dans les années 1970 avec sa taxe sur les mouvements de capitaux spéculatifs, qui pourrait servir à financer le développement des pays les plus touchés par ces mouvements. Cette pratique, très peu développée, se heurte en fait à la pression qu’exercent les marchés financiers sur les gouvernements qui voudraient appliquer cette taxation. De même, l’ONU propose depuis le début des années 2000 une réflexion sur la production de biens communs comme l’eau ou la santé. À la mondialisation des échanges, les PES répondraient donc par une mondialisation de l’État-providence dont la mission se verrait élargie par le réenchâssement de l’activité humaine dans le système écologique. La question qui est posée de manière plus ou moins efficace par le mouvement de l’altermondialisation est donc celle du ré-enchâssement des décisions économiques dans le politique. 1 Lauréat du prix Nobel en économie, qui suggéra cette taxe en 1972. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 23 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Pour avoir une alternative au marché foncier, il faut faire en sorte que la terre reste un bien public. On peut, par exemple, imaginer un système de concession des terres assorti d’un cahier des charges sur le droit d’usage. Plus généralement, c’est toute la question de l’œkoumène qui est en cause et qui conditionne le caractère viable et vivable du développement, qui lie respectivement le système économique et le système social au système écologique. Le commerce équitable peut aider à la poursuite de cet objectif grâce aux instruments utilisés, qui vont permettre le ré-enchâssement du système économique dans le système écologique. Les difficultés semblent se situer beaucoup plus sur le plan de l’aménagement du territoire que sur le plan purement écologique. La population a pris conscience des problèmes écologiques, mais elle reste insensible à l’appel à un changement de son mode de vie urbain. À cet égard, les instruments proposés par le commerce équitable sont peu opérants dans la construction d’une écologie politique. Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 24 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Conclusion Les mouvements qui sont à la base du développement des pratiques d’économie solidaire font tout ce qu’ils peuvent pour en faire de véritables alternatives économiques. En prenant en compte les risques liés à l’introduction des marchandises fictives que nous avons évoqués, nous pouvons résumer comme suit les éléments d’une économie plurielle qui combinent les différentes formes d’économie : tous les principes de régulation de chaque forme d’économie sont présents dans chaque économie, soit avec un dosage différent, soit sous des formes différentes. Les différentes formes d’économie Économie fondée sur l’échange Économie fondée sur la réciprocité Économie fondée sur la redistribution Économie désenchâssée : prédominance de l’économique Économie enchâssée : subordination de l’économique au religieux et à la nature Économie enchâssée dans le politique ++ Primauté de la liberté ++ Respect du milieu ++ Lutte contre la dureté naturel et de la des conditions substance humaine d’existence −− Perte de la liberté individuelle −− Élimination de la −− Dureté des conditions substance humaine d’existence et transformation du milieu naturel en désert + Respect du milieu naturel et de la substance humaine − Perte de la liberté individuelle − Dureté des conditions d’existence L’action des PES est de rééquilibrer le dosage entre les différents modes de régulation ou d’en inventer de nouvelles formes. Les SEL proposent une offre de monnaie endogène pour restaurer la liberté et offrir de meilleures conditions d’existence. Ils tentent d’enrayer l’élimination de la substance humaine en évitant le délitement de la valeur et en réintroduisant une certaine dose de réciprocité. Cette réciprocité est intermédiaire entre celle des sociétés primitives et celle d’une société de transferts, telle qu’elle a été mise en place en France, après 1945, en se basant sur la redistribution et le hasard. Les PECS s’attaquent d’abord au principe de délitement de la valeur. Les RES sont basés sur des principes de purification du don, celui-ci relevant d’une économie de la réciprocité, qui chercheraient à respecter à tout prix la liberté de ceux qui reçoivent. Les pratiques d’insertion par l’économique parviennent à tempérer le sophisme du contrôle pour s’adapter à une clientèle en difficulté, sans doute parce qu’elles se situent entre une économie fondée Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique www.culturephilanthropique.ulaval.ca Cahiers de recherche Collection « Théories et approches » 25 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique sur la réciprocité et une économie fondée sur la redistribution. Elles ne parviennent pas, cependant, à se défaire du sophisme de l’abondance et du travail qui pousse l’homme moderne à s’affairer et à accumuler les choses. Quant aux pratiques de commerce équitable Nord-Sud, elles semblent être les seules à pouvoir proposer en même temps un développement plus durable, pour peu qu’elles sachent inventer une réciprocité fondée sur la réciprocité au niveau international. Nous avons conscience des limites de notre étude sur le plan anthropologique. C’est effectivement en partant des grands textes dans ce domaine que nous avons tenté d’éclairer les pratiques actuelles en matière d’économie solidaire, en partant des principes d’organisation des économies primitives et de leur assimilation par l’économie moderne. Les positions que nous avons prises et qui peuvent correspondre à des attitudes d’acteurs ont forcément un caractère normatif. Elles doivent donc orienter les lecteurs du mouvement d’économie solidaire pour que celui-ci devienne un concept en le resituant par rapport à d’autres systèmes économiques. Il reste à étudier l’influence des PES sur la façon concrète dont les acteurs modifient leur vision de l’économique dans le contexte actuel. C’est la seule démarche possible pour indiquer quelle tendance va l’emporter. Ce travail mériterait donc d’être complété par une étude scientométrique des façons de dire les nouvelles visions de l’économique ou, encore, par un véritable travail d’anthropologie économique d’immersion dans ces pratiques. En attendant, il est possible de présenter les principes de base d’une économie plurielle. La réussite de cette économie plurielle dépend en fait du véritable poids des PES dans l’économie actuelle. Tant qu’elles occuperont peu de place, le concept sera effectivement mort-né. On pourrait alors être tenté de développer une vision négative en insistant sur le fait que l’économie solidaire introduit une forme de gouvernance de type hétérarchique 1 qui « ne substitue pas des principes non capitalistes à ceux du marché, pas plus qu’elle n’introduit de troisième terme neutre entre le marché et l’État (ni, encore moins, entre le capital et le travail). Elle ne fait qu’ajouter encore une autre sphère où s’expriment les dilemmes, les contradictions et les antagonismes du capitalisme » (Jessop, 1998 : 43). Certes, les PES risquent de ne pas devenir un concept, mais elles ont le mérite d’être « le poil à gratter 2 » de notre système économique moderne en révélant ce qu’il a y de plus fictif dans l’existence de certains marchés. De toute façon, en attendant de devenir un concept, elles doivent gérer les situations d’urgence qui se présentent. 1 Par opposition à la hiérarchie, il s’agit d’une direction collégiale, sans structure de subordination. Bourre piquante des fruits du rosier qui provoque des démangeaisons. Chaire de recherche Cahiers de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique Collection « Théories et approches » www.culturephilanthropique.ulaval.ca 2 26 Les pratiques d’économie solidaire. Une approche par l’anthropologie économique Bibliographie Aglietta, M. et A. Orléan (2003). 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