Le trouble bipolaire en médecine générale C. PLAUSSU (1) Le trouble bipolaire est une pathologie fréquemment rencontrée au cours de l’exercice de la médecine générale. Dans sa forme caractérisée, il touche 1 à 2 % de la population générale. Il constitue un problème majeur de santé publique. Avant l’avènement de la psychopharmacologie, ce trouble avait un pronostic « terrible, désespéré et incurable ». Selon l’OMS, il fait partie des dix maladies les plus coûteuses et invalidantes au plan mondial. Le taux de mortalité est trois fois plus élevé que celui de la population générale. Les coûts directs et indirects représentent plusieurs milliards d’Euros. Le risque suicidaire est majeur, avec un pourcentage situé entre 10 et 15 % chez les patients non traités. La souffrance engendrée par ce trouble ne se limite pas au patient mais touche l’entourage proche. Ce trouble est à l’origine d’un risque majeur de désocialisation et peut exposer le patient à la justice. Il existe fréquemment d’autres troubles associés qui peuvent masquer la maladie et constituer des facteurs de résistance et d’aggravation du pronostic. La comorbidité, coexistence de deux pathologies concerne jusqu’à 60 % des bipolaires et les troubles anxieux sont sur-représentés. Ce trouble est trop souvent diagnostiqué tardivement, du fait de l’aspect trompeur et de la méconnaissance des premiers épisodes aigus et des comorbidités qui peuvent masquer le trouble de l’humeur. Le médecin généraliste occupe une place importante dans la chaîne des intervenants. Il est fréquemment le premier à être consulté pour des troubles de différentes natures : troubles de l’humeur, troubles anxieux, alcoolisme. Il pourra jouer aussi un rôle important dans la surveillance de l’évolution de la maladie et du traitement, parallèlement au psychiatre avec lequel une collaboration devrait être plus active et fréquente. Il connaît en général son patient de longue date, ainsi que son entourage fami- lial, ce qui pourra faciliter le suivi et la recherche (ou la surveillance) des signes de récidive. Le patient bipolaire a souvent un traitement « lourd », mal toléré, avec des effets indésirables fréquents, qui pose des problèmes d’interaction avec les médicaments utilisés en pratique courante et qui implique une vigilance particulière. Le médecin généraliste peut être aussi un intermédiaire entre un patient réticent et le psychiatre traitant ou l’équipe soignante. Pour tenir ces rôles, il doit bénéficier d’une information sur la maladie et ses traitements. La participation à un réseau de soin constitue aujourd’hui un objectif prioritaire. Il pourra ainsi être intégré dans un projet thérapeutique avec une réelle collaboration avec le psychiatre et participer à l’éducation thérapeutique du patient et de son entourage, sous-bassement essentiel à la qualité de l’observance. UN DIAGNOSTIC DIFFICILE ET SOUVENT TARDIF Le diagnostic de trouble bipolaire est difficile en médecine générale, d’autant que les troubles qui peuvent l’inaugurer ne sont pas typiques et que l’anamnèse n’est pas connue. Il n’est pas exceptionnel de recevoir des patients qui viennent consulter pour un problème d’alcool, une dépendance tabagique, des troubles anxieux, des comportements violents, des troubles de la personnalité… Afin d’étayer le diagnostic, l’interrogatoire est primordial. Il recherche l’existence d’antécédents familiaux et personnels. Mais dans la majorité des cas, le recueil de ces données est difficile car ces manifestations sont passées inaperçues ou n’ont pas été reconnues comme pathologiques. (1) Médecin généraliste, 92 Puteaux. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 553-6, cahier 2 S 553 C. Plaussu Le motif de la consultation le plus fréquent : la dépression 80 % des dépressions sont diagnostiquées et traitées en médecine générale. La difficulté majeure est de faire la distinction entre dépression unipolaire et dépression bipolaire. La bipolarité est rarement évoquée lors d’un épisode dépressif. Le diagnostic de dépression bipolaire est sousdiagnostiqué lors d’un épisode dépressif et 1/3 des diagnostics de dépressions unipolaires seraient erronés et correspondraient à celui de dépression bipolaire. De nombreux patients atteints de troubles bipolaires sont ainsi traités comme des unipolaires. Ceci concerne particulièrement les bipolaires de types II car l’hypomanie est fréquemment ignorée et confondue avec la phase de résolution d’un état dépressif. Une autre difficulté est représentée par l’épisode dépressif inaugural. La moitié des troubles bipolaires est inaugurée par un épisode dépressif, sans notion d’épisode maniaque ou hypomaniaque antérieur. Le principal motif de consultation est donc de nature dépressive. Les conséquences de cette mauvaise évaluation diagnostique peuvent être graves et mettre en jeu le pronostic. La prescription incontrôlée d’antidépresseurs peut provoquer une instabilité thymique, induire des épisodes maniaques et hypomaniaques, être à l’origine d’une accélération des cycles, voire chez certaines personnes augmenter l’irritabilité, l’agressivité et favoriser un passage à l’acte suicidaire. Devant la fréquence des troubles bipolaires et l’importance de l’enjeu pronostique, la recherche de signes de bipolarité devrait être systématique devant tout épisode dépressif. Elle devrait répondre à une codification afin de faciliter la démarche diagnostique : – Prise en compte des antécédents familiaux qui ne se limitent pas simplement à rechercher des troubles de l’humeur chez les ascendants et collatéraux. L’existence ou non d’un alcoolisme, de troubles du comportement, d’une originalité, de suicides ou de tentatives de suicides, de troubles anxieux, de troubles des conduites alimentaires, de troubles obsessionnels doivent être recherchés. – Parmi les antécédents personnels, les manifestations pouvant témoigner d’un trouble de l’humeur pourront orienter le diagnostic vers un trouble bipolaire : période d’euphorie et d’excitation, de dépenses excessives, comportements originaux, tentatives de suicide, problèmes avec la justice, alcoolisme, conduites à risque ou excessive, crises de violence ou d’agressivité, la notion d’une cassure par rapport à l’état antérieur, d’un changement, d’une modification du caractère, la notion d’un virage de l’humeur lors d’une prescription préalable d’antidépresseurs… – Chez la femme, des troubles de l’humeur survenant dans les suites de l’accouchement et avant le retour de couches peuvent faire évoquer une bipolarité. – Un âge de début précoce au moment de l’adolescence ou au début de l’âge adulte est un indice à prendre en compte, le trouble unipolaire ayant un début plus tardif. S 554 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 553-6, cahier 2 – Un tempérament de base de type hyperthymique caractérisé par une hyperactivité, une hypersyntonie, des projets multiples, une sociabilité excessive peuvent orienter aussi le diagnostic. D’autres traits de personnalité sont fréquemment retrouvés chez les patients bipolaires : hypersensibilité, dépendance affective, recherche de sensations fortes… – La symptomatologie dépressive évoquant une bipolarité peut présenter une ou plusieurs particularités : symptômes psychotiques, altération du rythme circadien avec inhibition psychomotrice majeure le matin et atténuation en fin de journée, hypersomnie, hyperphagie, inhibition psychomotrice pouvant aller jusqu’à un blocage de la pensée, labilité de l’humeur. Le ralentissement psychomoteur et l’anhédonie sont au centre de la symptomatologie. – D’autres symptômes n’ont pas de spécificité propre mais sont fréquemment observés : irritabilité, agressivité, réaction de colère, sensitivité excessive, émoussement affectif pouvant aller jusqu’à une incapacité à pleurer et ou à exprimer des affects négatifs. – Le début et la fin des épisodes sont plus aigus. La durée des épisodes est plus courte que celle des unipolaires. Le trouble de l’humeur peut s’exprimer sous une forme atténuée Les formes atténuées sont aussi de diagnostic difficile et rarement un motif de consultation. C’est le conjoint ou un autre membre de l’entourage familial qui, lors d’une consultation, évoque des problèmes relationnels qui peuvent témoigner d’une hypomanie ou d’une cyclothymie. L’hypomanie est un état vécu comme avantageux et non pathologique par le patient qui ne consulte pas. Il est en hyperactivité, d’humeur joviale mais présente parallèlement un trouble du caractère, une altération du jugement pouvant le conduire à prendre des risques. La cyclothymie se définit par une succession de périodes d’hypomanie et de dépression sur une durée de plus de 2 ans. Ces formes hypomaniaques et cyclothymiques ne sont pas souvent diagnostiquées, car difficiles à différencier des variations normales et excessives de l’humeur. Le trouble de l’humeur peut être masqué par d’autres troubles On évoque souvent le terme de comorbidité, c’est-àdire de la coexistence de plusieurs pathologies. La fréquence des comorbidités est évaluée à plus de 65 % des cas. Les abus, plus fréquents que les consommations régulières et excessives, concernent toutes les catégories de toxiques avec une prédominance de l’alcool. Les dépendances tabagiques doivent faire rechercher un trouble de l’humeur sous-jacent. Il est fréquent de constater une augmentation de la consommation de cigarettes lors L’Encéphale, 2006 ; 32 : 553-6, cahier 2 des phases d’exaltation. Le trouble de l’humeur peut être masqué par des troubles anxieux, des troubles obsessionnels compulsifs, des troubles des conduites alimentaires, des troubles de la personnalité. Cette comorbidité complique le diagnostic et a une conséquence sur le pronostic de la maladie en favorisant le risque de résistance, l’accélération des cycles et une plus grande sévérité des épisodes. SUIVI DU PATIENT BIPOLAIRE L’observance du traitement L’observance du traitement chez un patient bipolaire est très souvent problématique. Le médecin généraliste est un relais possible pour sensibiliser le patient à suivre son traitement, à dédramatiser ses effets indésirables et lui expliquer ses objectifs, même si cela a déjà été abordé par le psychiatre. Le problème de l’observance est une préoccupation courante en médecine générale qui concerne la plupart des pathologies chroniques dont le diabète et l’hypertension artérielle. Il est encore plus accentué chez le bipolaire du fait de la personnalité sous-jacente et de la nature des épisodes où alternent découragement, « à quoi bon » et optimisme excessif et sentiment de guérison. Le médecin généraliste peut être amené à renouveler le traitement et à évaluer la compliance au traitement par l’interrogatoire et la surveillance des dosages des thymorégulateurs (dépakinémie, tégrétolémie, lithiémie). Cette observance est d’autant plus aléatoire qu’il y a un abus de substance. Elle sera d’autant plus difficile à obtenir en cas d’effets indésirables. Les produits prescrits dans les troubles bipolaires exposent à différents types d’effets dont la prise de poids qui constitue à elle seule une cause fréquente d’arrêt du traitement. Les patients n’acceptent pas, même s’ils ont bénéficié d’explications, qu’un médicament supposé les améliorer, puisse leur causer autant de désagréments. Rôle du médecin généraliste dans la prévention des récidives Les difficultés diagnostiques et la complexité de la prise en charge du patient bipolaire nécessitent une formation approfondie des médecins généralistes, des étudiants en médecine et des professionnels de santé. Les médecins généralistes sont demandeurs de formation complémentaire. Les résultats de l’étude URCAM Île-de-France sur la prise en charge ambulatoire de la dépression chez l’adulte ont montré que 66 % des médecins généralistes interrogés souhaiteraient bénéficier de FMC sur le sujet. Dans cette même étude, 73 % des médecins généralistes souhaiteraient accéder plus facilement au psychiatre. Les médecins généralistes pâtissent de ce manque de communication en rendant plus difficile le suivi du patient psychiatrique. S’il est d’usage de recevoir des comptes ren- Le trouble bipolaire en médecine générale dus d’hospitalisation de tous les services de médecine, il est exceptionnel d’en recevoir des unités de psychiatrie. Il est encore plus exceptionnel de recevoir des courriers des confrères psychiatres pour des patients suivis conjointement. Le médecin généraliste du fait de sa proximité et de sa disponibilité se trouve souvent en première ligne face à une demande d’hospitalisation d’un patient maniaque ou dépressif. Une meilleure collaboration avec le psychiatre traitant et les services de psychiatrie devrait être un objectif réalisable, facilitée par la mise en place des réseaux de soins. L’exemple de celui qui est mis en place dans les Yvelines peut servir de modèle. Des recommandations concernant les traitements prophylactiques des troubles maniaco-dépressifs bipolaires ont été récemment publiées. Même si le médecin généraliste n’intervient pas directement dans la décision d’un traitement thymorégulateur, il doit connaître les principes du traitement et les éléments de surveillance. Ces recommandations sont applicables dans les cas où la pathologie est explicite. La décision de mise en route d’un traitement prophylactique au long cours est moins bien codifiée pour les cas où la sémiologie est d’intensité discrète ou lorsqu’il existe une pathologie atypique (troubles schizo-affectifs). La stratégie d’un traitement prophylactique peut se définir en différentes étapes : 1) Confirmer le diagnostic de trouble bipolaire Il est important d’évaluer l’intensité des épisodes, leur qualité, leur fréquence, leur durée ainsi que la durée et la qualité des intervalles libres. Ceci conditionne une meilleure approche thérapeutique, le choix du thymorégulateurs et éventuellement des associations thérapeutiques. 2) Évaluation sociopsychologique Les statuts socioprofessionnel et sociofamilial doivent être pris en considération. Ils influent sur la réponse au traitement, notamment sur la qualité de l’observance. 3) Établissement d’une alliance thérapeutique avec le patient Cette étape est fondamentale. La majorité des échecs est liée à une mauvaise observance ou à un arrêt prématuré du traitement. La décision thérapeutique doit être prise conjointement avec le patient. Celui-ci doit être informé des objectifs du traitement, de la nécessité de le poursuivre pendant 2 à 3 ans avant de pouvoir en évaluer l’efficacité. Il doit aussi bien que possible connaître les risques d’utilisation, les possibles effets indésirables et les manifestations cliniques qui annoncent un surdosage en médicament. Dans certains cas, le conjoint est un allié déterminant pour la prise en charge. Il peut lui-même avoir besoin d’une aide, d’un soutien qui sera facilité par la communication d’une information sur la maladie et le traitement. Le patient doit être en mesure d’appliquer des règles d’hygiène de vie qui constituent une garantie supplémenS 555 C. Plaussu taire contre les récidives maniaques et dépressives : respect d’une quantité d’heures suffisantes de sommeil, évitement de situations de surmenage. 4) Bien connaître la maladie maniaco-dépressive Le psychiatre traitant et le médecin généraliste doivent aider le patient et les membres de sa famille à reconnaître précocement les symptômes qui annoncent une rechute ou une récidive. Ces symptômes appelés communément « signal-symptômes » sont propres à chaque patient. Leur apparition implique évidemment la mise en route de mesures thérapeutiques destinées à immédiatement enrayer le processus évolutif. CONCLUSION Le trouble bipolaire est fréquent, mais probablement sous-évalué en médecine de ville. Certaines formes observées atténuées, atypiques ou masquées ne sont pas repérées. Le diagnostic peut être tardif. Il s’écoule en moyenne une dizaine d’années entre le début des troubles et la prise en charge. S 556 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 553-6, cahier 2 Le médecin généraliste se trouve en première ligne à différents titres : – fréquence des épisodes dépressifs et des comorbidités (abus d’alcool, troubles anxieux, troubles des conduites alimentaires) qui peuvent inaugurer un trouble bipolaire et constituer des motifs de consultations ; – surveillance de traitements thymorégulateurs ; – intervention lors des récidives. L’absence de collaboration avec les psychiatres est un constat malheureusement trop fréquent. Le médecin généraliste se trouve trop souvent isolé et n’a pas les informations pertinentes. Le développement des réseaux de soins constitue aujourd’hui un objectif de priorité qui devrait faciliter la prise en charge de ce type de trouble en favorisant un partenariat entre les différents intervenants. Se reporter au texte de B. Millet p. 48 pour la partie « Surveillance, gestion des effets indésirables et prévention des interactions médicamenteuses ».