Sciences cognitives : fil d`Ariane ou lit de Procuste pour l`anthropologie

publicité
Intellectica, 2008/3, 50, pp. 103-174
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour
l’anthropologie ?
Lucien Scubla
« Seule une voie synthétique, qui s’efforce de remonter à la
source commune de l’organisation du monde et du sujet
pensant le monde, a quelque chance de réussir. »
René Thom. Modèles mathématiques de la morphogenèse,
Paris, Christian Bourgois, 1981, p. 297.
RÉSUMÉ : L'auteur reprend ici la critique qu'il adressait, il y a déjà vingt ans, au
programme de recherche cognitiviste appliqué à l'anthropologie des phénomènes
religieux. Ce programme visait notamment à pallier les limites indéniables des
théories structuralistes du sémiotique. Mais, la théorie de l'apprentissage, qui permet à
un auteur comme D. Sperber de rabattre l'anthropologie sur la psychologie cognitive,
n'a lui-même presque rien à dire sur l'universalité des formes symboliques, qui tient
non pas aux seules caractéristiques de l'esprit humain mais plutôt à des conditions
générales que seule une philosophie de la nature est capable de mettre au jour.
Mots-clés : critique de l'anthropologie cognitive; critique du relativisme culturel;
critique de la psychologie cognitive; théorie du sacrifice rituel ; traitement symbolique
et traitement rationnel.
ABSTRACT: The Birth of Divinity and of Insanity. The author goes back to the
criticisms he had already addressed to the research program of cognitivism applied to
the study of religion twenty years ago. This program was motivated by the limits of
the structuralist theories of semiosis. But the theory of learning which would allow an
author like D. Sperber to limit the study of anthropology to cognitive psychology has
nothing say about the universality of symbolic forms, which depends not only on the
features of the human mind but also on features that only a philosophy of nature is
able to reveal.
Keywords: criticism of cognitive anthropology; criticism of cultural relativity ;
criticism of cognitive psychology; theory of ritual sacrifice symbolic and rational
processing
Avant-propos : vingt ans après
Il y a exactement vingt ans, le centre de recherche auquel l’auteur de ces
lignes appartient opérait un « tournant cognitif ». Il entendait ainsi, non seulement s’ouvrir aux sciences de la cognition, mais les ériger en voie royale des
sciences de l’homme et de la société. Jugeant qu’une « approche cognitive du
social », si légitime fût-elle, risquait d’être trop restrictive pour l’anthropologie,
nous écrivîmes alors un long texte pour expliciter nos réticen
CREA-École polytechnique, 1 rue Descartes, 75005 PARIS.
© 2008 Association pour la Recherche Cognitive.
104
L. SCUBLA
ces à l’égard de toute subordination du social au cognitif. Pour ne pas nous
perdre dans des généralités, nous choisîmes de limiter notre critique à un examen exhaustif et détaillé des écrits de Dan Sperber, qui était, et demeure, dans
notre pays, un des avocats les plus déterminés d’une anthropologie résolument
cognitive et même cognitiviste.
C’est ce texte, à peine retouché, que nous publions ici. Nous l’avions rédigé
pour le colloque « Approches de la cognition », tenu à Cerisy-la-Salle, en juin
1987, où il ne fut cependant pas présenté en séance publique, mais remplacé
par une communication plus brève qui répondait point par point à celle de
Sperber. Cette dernière fut publiée dans les Actes du colloque1, et le texte
originel parut dans les Cahiers du CREA2. Ni l’une ni l’autre n’eurent d’écho
dans les cercles cognitivistes, ni ne donnèrent lieu à débat. Nous en restâmes
donc là, pensant avoir suffisamment contribué à la controverse scientifique sur
ces questions3.
Deux décennies ont passé. Les adeptes de l’anthropologie cognitive ont
accumulé travaux et publications, dont plusieurs tentatives d’explication des
phénomènes religieux, mais sans faire, à notre connaissance, de découverte
majeure qui nous obligerait à réviser nos positions. Quant à l’engouement pour
les sciences cognitives, avec son cortège d’espoirs chimériques et de conduites
opportunistes, il est tout naturellement retombé, comme celui que la théorie de
l’information et la linguistique avaient soulevé quelques décennies plus tôt.
Signe des temps, dans une de ses dernières livraisons, L’Homme a publié un
article au titre provocateur, qui se réfère à notre texte d’il y a vingt ans4.
Comme celui-ci est devenu difficile d’accès, c’est pour nous l’occasion de
l’exhumer.
Comme le titre de cet article le laisse entendre, nous doutons fort que le
développement des sciences cognitives soit appelé à exercer une influence
décisive sur le destin de l’anthropologie. Selon nous, c’est plutôt
l’anthropologie qui pourrait contribuer à élargir l’étude des processus cognitifs.
Partir de postulats cognitivistes pour tenter de reconstituer toute
l’anthropologie, c’est se donner une définition trop pauvre de la nature
humaine, d’où dérivent nécessairement des théories incomplètes des phénomènes culturels.
Pour justifier ce sentiment, nous allons faire une lecture critique des travaux
de Dan Sperber qui, on le sait, défend explicitement la thèse inverse, et même
n’est pas loin, dans ses derniers écrits, de réduire l’anthropologie à la psychologie cognitive. En reprenant un à un les matériaux qu’il utilise pour étayer ses
analyses, nous tenterons de montrer qu’ils échappent presque tous aux filets
d’une théorie cognitiviste de la culture, si l’on entend par là une théorie soutenant que « les capacités d’apprentissage spécifiques à l’espèce humaine »
suffisent à limiter et à organiser le champ relativement restreint des « varia-
1
« Sciences cognitives, matérialisme et anthropologie ». In Introduction aux sciences cognitives, sous la
direction de D. Andler, Paris : Gallimard, 1992, pp. 441-446.
2
« Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ? ». Cahiers du CREA, n°
12, Paris : École polytechnique, 1988, pp. 179-288.
3
Pour une présentation plus générale de notre conception de l’anthropologie, voir « Sciences cognitives
et anthropologie culturelle », Cahiers du CREA, n° 10, 1986, pp. 9-90, article repris et développé, en le
dépouillant de sa gangue cognitive, dans « Diversité des cultures et invariants transculturels », Revue du
MAUSS n° 1, 1988, pp. 96-121, et n° 2, 1988, pp. 55-107.
4
F. Affergan, « L’anthropologie cognitive existe-t-elle ? », L’Homme, 184, 2007, pp. 85-106.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
105
tions culturelles » (1973, pp. 118-119 ; 1974, pp. 9 et 158)5. Mais, le bilan ne
sera pas totalement négatif, car, nous verrons que les mêmes matériaux ont des
traits communs récurrents qui suggèrent une autre conception possible de la
culture et de l’anthropologie.
ANTHROPOLOGIE ET CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE
Au préalable, nous croyons utile, pour mieux situer le débat, d’examiner
nos principaux points d’accord et de désaccord sur des questions d’ordre général qui touchent à la nature même du savoir anthropologique.
La critique du relativisme culturel
Sur deux points, au moins, nous avons des positions voisines de celles de
Sperber. En premier lieu, nous approuvons, sans réserves, son rejet du relativisme culturel (1978, 1982 : chap. 2), qui n’est ni un principe rationnel, ni une
vérité d’expérience. En effet, puisque tous les hommes appartiennent à la
même espèce biologique, il est plus légitime de postuler l’unité culturelle de
l’humanité. C’est au relativisme que revient la charge de la preuve. Or, examinés de près, tous les arguments empiriques avancés en sa faveur se retournent
contre lui6. Berlin et Kay, par exemple, ont définitivement ruiné la thèse selon
laquelle chaque langue découperait arbitrairement le spectre des couleurs
(1978, pp. 33-34) – thèse qui fut longtemps, on le sait, le paradigme dominant
de toute anthropologie relativiste. Les vocabulaires des couleurs dont nous
avons une bonne description se laissent tous ordonner par inclusion. Alors que
le relativisme impliquerait une variété indéfinie de cultures, « l’image qui se
dégage de la littérature ethnographique accumulée », note Sperber, est « plutôt
celle de variations extrêmement élaborées à l’intérieur d’un éventail qui semble
arbitrairement restreint » (1978, p. 27). En fait, le relativisme est une sorte de
dogme, sans autre assise que l’argument d’autorité, une sorte de mot de passe,
contribuant à fédérer tant bien que mal la communauté anthropologique.
Structures de code et structures de réseau
En second lieu, nous partageons le souci de Sperber de bien circonscrire
l’objet de l’anthropologie (1978, 1982). Son essai sur le structuralisme, petit
chef d’œuvre d’intelligence et de clarté, propose à cet égard des distinctions
5
Pour alléger les références aux travaux de Dan Sperber, nous donnerons seulement leur date de
publication et leur pagination. En voici la liste :
« Le structuralisme en anthropologie », in Qu’est-ce que le structuralisme ?, 2e éd., augmentée d'une
« Postface », Paris : Seuil, coll. Points, 1973.
Le symbolisme en général, Paris : Hermann, 1974.
« Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ? »,
L'Homme, XV, 2, 1975, pp. 5-34.
« Contre certains a priori anthropologiques », in L'unité de l'homme, colloque de Royaumont, 2e éd.,
Paris : Seuil, coll. Points, vol. 3, 1978, pp. 25-41.
« La pensée symbolique est-elle pré-rationnelle ? » dans La fonction symbolique, essais d'anthropologie
réunis par M. Izard et P. Smith, Paris, Gallimard, 1979, pp. 17-42.
Le savoir des anthropologues, Paris : Hermann, 1982.
«Anthropology and Psychology: towards an Epidemiology of Representations », Man (N-S), 20, pp. 7389.
6
L. Scubla, « Diversité culturelle et unité de l'homme », Critique n° 437, 1983, pp. 796-818 ;
« Diversité des cultures et invariants transculturels », Revue du MAUSS n° 1, 1988, pp. 97-108.
106
L. SCUBLA
fort utiles. Lévi-Strauss, montre-t-il, confond « structures de réseau » et
« structures de code » (1973, pp. 71-77). Mettre sur le même plan l’échange de
femmes et l’échange des mots revient à assimiler la langue (le « code »)
employé pour envoyer et recevoir des messages et le réseau téléphonique qui
permet de les transmettre. La langue est un objet mental, elle appartient en
propre à l’esprit humain. Mais, le réseau téléphonique a une structure tout à fait
indépendante de l’esprit humain, quand bien même il aurait été construit suivant un plan précis ou un calcul d’optimisation et, à plus forte raison, s’il s’est
formé de proche en proche, au fur et à mesure des demandes d’abonnement des
usagers. Or, la seconde hypothèse a valeur générale : il y a, dans toute société,
formation incessante d’une multitude de réseaux (relations de parenté, de voisinage, de camaraderie, relations commerciales, etc.) dont la structure n’a été
voulue ni conçue par personne, même si elle est, en principe7, toujours
concevable par l’esprit humain.
Dans l’ensemble des structures concevables par l’esprit humain, il faut
donc faire une première distinction, entre celles qui sont disponibles aux hommes, c’est-à-dire « aptes à régir les manifestations humaines », et celles qui ne
le sont pas, puis, parmi les structures disponibles aux hommes, une seconde
distinction, entre celles qui sont disponibles à l’esprit humain et celles qui ne le
sont pas (1973 : 107). Alors que, dans les Structures élémentaires de la parenté
et l’Anthropologie structurale, Lévi-Strauss attribue toutes les structures qui
sont à l’œuvre dans les sociétés humaines à l’activité de l’esprit humain8,
Sperber lui objecte, avec raison, que « les dispositifs mentaux de l’homme […]
ne sont pas les seuls à régir les systèmes socioculturels » (1973, p. 106). Le
langage, par exemple, est une faculté individuelle, « même si elle ne se manifeste qu’en collectivité », mais « les systèmes de communication complexes,
tels le politique et le rituel, peuvent impliquer des dispositifs qui
n’appartiennent pas à l’esprit d’un homme. » (1973, p. 107)
Psychologie, sociologie, anthropologie
Nous ne pouvons qu’acquiescer à ces propos, en les retouchant toutefois
légèrement. Tout d’abord, en substituant le terme classique et neutre
d’ « institution » à l’expression « système de communication », reprise de
Lévi-Strauss, qui a l’inconvénient d’assimiler d’entrée de jeu les diverses institutions d’un peuple à sa langue, et de réduire le langage lui-même à un moyen
de communication. Ensuite, en précisant qu’une société humaine présente non
pas deux, mais trois types d’objets différents9, correspondant chacun à un point
7
Nous disons « en principe », car il se pourrait, comme le soutient Hayek, que les sociétés humaines
soient constituées d’interactions si nombreuses et si complexes qu’aucun esprit humain, ni même
calculateur idéal, ne puisse les intégrer.
8
Dans la Pensée sauvage, Lévi-Strauss reconnaît l’autonomie de certaines structures sociales, mais les
exclut ipso facto du champ de l’anthropologie, qui se trouve dès lors réduite à une étude des
superstructures, et même à une psychologie. L’anthropologie structurale demeure l’étude des produits
de l’esprit humain. Mais, fort logiquement, elle ne s’intéresse plus qu’aux mécanismes intellectuels à
l’œuvre dans les mythes et les systèmes de classification. L’anthropologie cognitive donne l’impression
de vouloir maintenant récupérer tout ce qui a été abandonné par Lévi-Strauss, mais sans se départir de
ses présupposés intellectualistes. C’est impossible.
9
On remarquera que nous parlons ici d’objets différents et non de réalités distinctes. En effet, chaque
objet est défini par un point de vue théorique sur la société, mais tous n’ont pas le même degré de
réalité. Les phénomènes collectifs (démographiques, économiques, etc.), qui font l’objet des sciences
sociales proprement dites, n’ont pas de réalité propre, ne forment pas stricto sensu une composante de la
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
107
de vue théorique distinct. En premier lieu, des individus vivant en commun,
dotés de dispositions et d’aptitudes spécifiques, à procréer, parler, imiter,
échanger, etc., et relevant, à ce titre, de la biologie, et surtout, pour leurs qualités proprement humaines, de la psychologie. En deuxième lieu, des
phénomènes collectifs, par exemple démographiques ou économiques, résultant des actions et interactions des individus, mais ne dépendant pas de l’esprit
humain, et pouvant par là même, comme le notait déjà Cournot, faire l’objet
d’une véritable « physique sociale » (lois de Lotka-Volterra, théorie de
l’équilibre général, etc.). En troisième lieu, des systèmes de régulation de ces
phénomènes individuels et collectifs, comme les institutions familiales, politiques ou rituelles, qui, tout en étant propres aux hommes, sont régis par des
principes qui, eux non plus, – c’est l’hypothèse défendue ici par Sperber et
aussi la nôtre – ne dépendent pas tous de l’esprit humain. C’est pourquoi
l’anthropologie, qui étudie ces dispositifs spécifiquement humains, est une
discipline distincte aussi bien de la psychologie que de la sociologie10. C’est
société, n’étant que l’effet ou la résultante des actions et interactions des individus et des groupes. Pour
nous, comme pour Sperber (du moins dans le texte ici commenté), il n’y a que deux composantes
véritables : les individus et leurs mécanismes ou « dispositifs » mentaux, d’une part, les institutions et
les mécanismes ou dispositifs non mentaux dont elles procèdent, d’autre part. Sperber ne dit rien de
précis sur la nature de cette seconde composante et son articulation avec la première. Nous faisons,
quant à nous, l’hypothèse que les individus et les phénomènes collectifs qui en résultent constituent la
matière, au sens aristotélicien du terme, de la société, alors que l’ensemble des institutions (la culture,
au sens anthropologique du terme), représente sa forme, son vinculum substantiale.
10
Même si cette tripartition est familière, et bien ancrée dans nos mœurs et institutions scientifiques,
elle a des implications ontologiques qu’il n’est pas facile de justifier intellectuellement. La distinction
de la psychologie et de la sociologie ne pose pas de problème particulier, car il est toujours possible de
réduire le social au collectif, c’est-à-dire à un effet de composition des actions et interactions des
individus. L’autonomie épistémique du social n’entraîne pas son autonomie ontologique. Même
Durkheim, qui passe pour holiste, en raison de son exigence de toujours expliquer le social par du
social, s’en tient à cette façon de voir : dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, le sentiment
du sacré et les représentations collectives qui l’accompagnent, comme les institutions qui en dérivent,
sont engendrés mécaniquement par les interactions des individus au sein d’une foule en effervescence.
Il est plus délicat, en revanche, de reconnaître l’autonomie de l’anthropologie, car cela suppose cette
fois l’autonomie ontologique de ce que Durkheim appelle encore la société ou le social, mais qu’il vaut
mieux appeler la culture, pour en marquer clairement la nature et la spécificité. C’est ce que postule le
structuralisme, quand il se donne pour objectif de dresser une table de Mendeleïev des cultures, c’est-àdire un inventaire systématique des formes structurellement stables de toutes les sociétés réelles ou
possibles. Comme celles des atomes, ces formes culturelles ne résulteraient pas, elles non plus,
d’agrégations contingentes et d’interactions aveugles, mais seraient déterminées par des principes
structuraux fixant a priori les configurations permises et interdites aux éléments qui leur sont
subordonnés. Les partisans de l’individualisme méthodologique refuseront d’hypostasier ainsi la
culture, et tenteront de montrer qu’il s’agit seulement d’un être de raison, toujours réductible au social
tel qu’il a été défini précédemment, c’est-à-dire au collectif. Les processus sociaux, diront notamment
les économistes, présentent souvent des dynamiques différentes. Les prix des biens et des services, par
exemple, peuvent très bien relever d’une dynamique rapide, et les règles de droit, qui encadrent les
échanges commerciaux, d’une dynamique lente. Cette différence de régime peut donner l’impression
que les différents effets des processus sociaux ne sont pas tous de même nature, et que certains sont
transcendants par rapport à d’autres, mais ce serait une illusion. Pour répondre à ce genre d’objection, il
faudrait pouvoir montrer que les principes organisateurs de la culture ont des propriétés spécifiques,
tandis que les lois gouvernant les processus sociaux proprement dits ont des propriétés génériques,
c’est-à-dire communes à tous les agrégats (au sens leibnizien du terme), indépendamment de la nature
de leurs éléments, comme le suggèrent les lois de l’économie qui utilisent les mêmes équations que la
mécanique. La distinction, faite par Pierre Auger, entre « lois intégrales » et « lois différentielles »
(L’homme microscopique, Essai de monadologie, Paris : Flammarion, 1952) conforte cette idée et
montre la voie à suivre (cf. L. Scubla, « Classification des sciences et philosophie de la nature,
Prolégomènes à une épistémologie des sciences de l’homme et de la société », Cahiers du CREA, n° 15,
1992, pp. 49-91).
108
L. SCUBLA
une chose, par exemple, que le désir d’avoir une descendance, une autre que sa
contribution à la survie biologique du groupe, une autre encore que le cadre
institutionnel (culte des ancêtres, système de parenté, règles de droit civil, etc.)
où il se réalise.
Savoir théorique et savoir historique
Ce n’est pas tout. Il faut ajouter que les sociétés humaines peuvent par ailleurs, comme toute autre réalité, faire l’objet de deux types d’investigations
scientifiques irréductibles, l’une, théorique ou nomothétique, qui vise à établir
des lois, l’autre historique (au sens de Cournot11) ou idiographique, qui vise à
établir des faits. Cette distinction est fondée sur une remarque très simple :
aucune loi ne permet, par elle-même, de connaître la configuration particulière
du système d’objets auquel elle s’applique. Le système solaire, par exemple,
obéit aux lois de Képler, mais ces lois ne permettent pas de déterminer la
répartition des planètes autour du Soleil ; de même les lois de la génétique ne
permettent-elles pas d’en déduire la répartition des animaux et des plantes sur
la Terre, et ainsi de suite. C’est pourquoi la mécanique céleste fait couple avec
l’astronomie, la biologie avait l’histoire naturelle, etc. Bien entendu, comme
les sciences de la nature, les sciences de l’homme et de la société ont, elles
aussi, leur part théorique et leur part historique – même si, chez elles, la première n’est encore qu’une portion congrue. Supposons connues les lois de la
psychologie, nous ne saurions en déduire la distribution des tempéraments, des
passions et des goûts parmi les individus d’une population quelconque. Des
lois de la démographie, nous ne tirerons pas non plus le taux de natalité ou à la
pyramide des âges de cette population ; de celles de l’économie, son taux de
croissance ou sa distribution des revenus. De même, les principes de la phonologie ne permettront pas de déterminer le nombre et la répartition des
langues qui s’y parlent, ni la théorie de la parenté de connaître les liens généalogiques de ses membres, pas plus d’ailleurs que la distribution des langues à
tons ou des systèmes crow-omaha dans le monde, etc.
L’anthropologie serait-elle une épidémiologie des représentations ?
Ces distinctions sont utiles pour mettre un peu d’ordre et de clarté dans la
nébuleuse des sciences humaines et sociales12. Elles nous permettent de
caractériser, de façon précise, un infléchissement notable qui s’est produit dans
la pensée épistémologique de Sperber, au cours des années 70, mais que luimême n’a jamais explicité. Dans son essai sur le structuralisme, la distinction
de deux sortes de dispositifs impliquait la reconnaissance de deux types de
sciences théoriques : la psychologie, ayant pour objet les dispositifs mentaux
sous-jacents, par exemple, au langage, et l’anthropologie, les mécanismes non
mentaux, à l’œuvre, par exemple, dans le politique et le rituel. Dans ses travaux
plus récents, il n’y a plus qu’une seule science théorique, la psychologie
cognitive, qui étudie les structures universelles de l’esprit humain, alors que
11
Cournot parlait aussi de sciences physiques, ayant pour objet les lois de la nature, et de sciences
cosmologiques, ayant pour objet l’ordre du monde (le « spectacle du monde », disait-il pour mettre
l’accent sur la nature descriptive de celles-ci).
12
L. Scubla « Logiques de la réciprocité », Cahiers du CREA, n° 6, 1985, pp. 9-19 ; « Sciences
cognitives et anthropologie culturelle », Cahiers du CREA, n° 10, 1986, pp. 13-28 ; « Diversité des
cultures et invariants transculturels », Revue du MAUSS n° 1, 1988, pp. 97-108.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
109
l’anthropologie, définie comme une « épidémiologie des représentations »
(1982, pp. 41-47 ; 1985) est désormais une science historique ou idiographique. En effet, Sperber le dit expressément : tout comme l’épidémiologie médicale ne s’intéresse pas seulement aux maladies contagieuses, mais à toutes
celles qui touchent un grand nombre de personnes, à leur répartition dans le
monde et aux corrélations possibles avec des facteurs environnementaux,
l’épidémiologie des représentations n’étudie pas seulement les idées contagieuses, mais toutes celles qui peuvent envahir d’une manière ou d’une autre
l’esprit d’un grand nombre de personnes, et dont la répartition, corrélée avec
des facteurs écologiques, est a priori quelconque. En ce sens, elle est bien analogue à l’astronomie étudiant la répartition des étoiles dans le ciel, ou à
l’histoire naturelle étudiant la répartition des canards ou des bruyères à la surface de la terre. Mais, de ce fait, tout en conservant sa spécificité de discipline
historique, l’anthropologie n’est plus qu’une annexe de la psychologie cognitive, et peut se qualifier à bon droit de cognitive, si ce n’est même de
cognitiviste.
Comme nous l’avons déjà dit, nous sommes enclins, pour notre part, à
reconnaître une autonomie beaucoup plus large à l’anthropologie, à la concevoir comme une science théorique aussi importante que la psychologie, voire
plus importante qu’elle. C’est la thèse que nous allons tenter de défendre dans
les pages qui suivent.
En tout cas, si l’anthropologie est bien l’étude de ce qui est spécifiquement
humain, il nous paraît impossible de la définir comme une épidémiologie des
représentations, car cette définition est, sans conteste, à la fois trop large et trop
étroite. Trop large, pour autant que les phénomènes de contagion, de diffusion,
de dissémination obéissent à des lois très générales, de type physique (cf. les
phénomènes de percolation) qui sont le plus souvent indépendantes de l’esprit
humain. Trop étroite, pour ne pas prendre en compte ces produits spécifiques
de l’activité humaine que sont les objets techniques, dont la production, la
reproduction et la diffusion, même si elles sont toujours accompagnées de
représentations, ne sont pas réductibles à des relations entre des représentations. Or, cette dernière remarque nous conduit au cœur même de notre sujet.
Le contre-exemple de la technique
Soit, en effet, la technique. Elle relève indéniablement de ce qu’on nomme
traditionnellement « l’anthropologie culturelle » plutôt que « l’anthropologie
sociale »13 car, bien qu’elle se manifeste le plus souvent en société, la technique, comme le langage, est un fait humain, non un fait social. Elle ressortit
donc à l’anthropologie entendue au sens le plus strict du terme : l’étude de ce
qui, en l’homme, est proprement humain. Mais il ne s’ensuit pas qu’on puisse
expliquer les propriétés les plus intéressantes des objets techniques à l’aide des
propriétés de l’esprit humain. La preuve en est administrée par les travaux de
13
« ‘Anthropologie culturelle’, ‘anthropologie sociale’ et ‘ethnologie’, écrit Sperber, ont des sens très
voisins et, de toute façon, trop flous pour être utilement distingués » (1982, p. 11, note 4). Sans doute
l’usage de ces termes est-il largement arbitraire. Mais les expressions « anthropologie culturelle » et
« anthropologie sociale » ont au moins le mérite de rappeler, fût-ce maladroitement, que « culture » et
« société » sont deux concepts distincts, dont il est nécessaire de penser l’articulation, en déterminant ce
qui revient respectivement à l’anthropologie et la sociologie dans l’étude des sociétés humaines.
110
L. SCUBLA
Leroi-Gourhan sur la classification, la diffusion et l’évolution des techniques14.
On peut, par exemple, classer systématiquement les outils en fonction de leur
mode de percussion (posée, lancée, posée avec percuteur) et de leur type de
percussion (punctiforme, linéaire, diffuse) ; et cette classification ne dépend
pas des catégories de l’esprit humain, mais de la nature des choses, c’est-à-dire
des propriétés géométriques et topologiques des objets matériels et des actions
élémentaires de la main. Si, par exemple, il y a seulement trois types de percussion, c’est parce que deux objets solides quelconques ne peuvent entrer en
contact que suivant un point, une ligne ou une surface15. Et c’est en fonction de
cette classification que les objets techniques d’une même société s’articulent,
pour ainsi dire, d’eux-mêmes les uns aux autres pour former ce que LeroiGourhan nomme un « milieu technique », c’est-à-dire un système doté d’une
cohérence interne et relativement clos, dont les propriétés sont déterminées par
des rapports de dépendance et d’indépendance qui sont de nature proprement
technique et non pas logique. Or, chose remarquable, c’est la structure des
différents milieux techniques en présence – non les aptitudes techniques ou les
capacités d’apprentissage des hommes, si du moins on les suppose universelles
ou à peu près uniformément réparties – qui explique les phénomènes de diffusion, qui décide de l’emprunt, du rejet ou de la « réinterprétation » d’un nouvel
objet technique. Pour qu’un outil puisse être purement et simplement
emprunté, il faut qu’il ait déjà, en quelque sorte, une place virtuelle dans le
milieu technique qui va l’accueillir. Faute de quoi, il y sera rejeté ou réinterprété, c’est-à-dire assimilé après transformation, comme, par exemple,
lorsqu’un ciseau à bois, échouant dans un milieu technique qui « ignore » la
percussion posée avec percuteur, est démonté pour être transformé en herminette, c’est-à-dire en outil qui relève de la percussion lancée. L’évolution des
techniques permet de faire le même type d’observation. Certes, il n’y a pas de
génération spontanée : ce sont les hommes, avec leurs besoins, leurs désirs,
leurs projets, leurs capacités intellectuelles et leur savoir faire opératoire qui
créent de nouveaux objets techniques. Mais si l’on prend une vue d’ensemble
du phénomène, comme le fait Leroi-Gourhan16, on constate qu’il se déploie
conformément à une logique interne qui, dans une large mesure, surplombe ou
enveloppe la volonté et la raison humaines. En un mot, ce qui ressort de tout
cela, c’est l’autonomie de la technique et plus généralement de la culture, et par
suite, l’impossibilité de réduire l’anthropologie non seulement à la sociologie
mais aussi à la psychologie.
La technique comme paradigme de la culture
Car, bien entendu, il faut généraliser ce résultat. Il n’y a aucune raison de
penser que les « représentations » et les « symboles » ne seraient pas justiciables de la même analyse que les objets techniques17. Revenons au concept
d’épidémie des idées ou des représentations. Il est clair qu’une telle épidémie
ne saurait affecter que des êtres ayant la capacité de produire, stocker et repro14
A. Leroi-Gourhan, Évolution et techniques, Paris : Albin Michel, T. 1, L'homme et la matière, 1943 et
T.2. Milieu et techniques, 1945 ; Le geste et la parole, Paris : Albin Michel, T.1, Technique et langage,
1964 et T.2. La mémoire et les rythmes, 1965.
15
L'homme et la matière, pp. 43-64.
16
Le geste et la parole, ch. VIII.
17
Pour une analyse plus générale de l’hypothèse présentée dans cette section, cf. L. Scubla,
« Technologie et anthropologie », Techniques et Culture n° 23-24, 1994, pp. 417-424.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
111
duire des représentations, enclins à adopter mimétiquement les idées de leurs
semblables ou, au contraire, à en prendre le contre-pied et produire des idées
adverses ; il est clair que certains groupes de représentations sont plus faciles à
mémoriser que d’autres, etc. Bref, on ne saurait en douter : il appartient aux
sciences de l’homme d’étudier les mécanismes et processus d’élaboration, de
gestion et de transfert des représentations. Mais, il est faux que l’anthropologie
puisse se réduire à cela, quand bien même on la définirait comme une épidémiologie des représentations.
De quoi s’agit-il, en effet ? D’expliquer « pourquoi certaines idées sont plus
contagieuses que d’autres » (1982, p. 43) et, plus précisément, « par quel processus de sélection et en fonction de quels facteurs une toute petite fraction des
représentations mentales que les humains construisent deviennent des représentations culturelles partagées » (Ibid., p. 42), autrement dit, non pas des
agrégats disparates, qui pourraient être indéfiniment nombreux, mais des traditions durables, des configurations cohérentes et stables qui, comme l’atteste
l’ethnographie, varient dans des limites aussi étroites que les outils et toute la
production matérielle des hommes.
Or, notre sentiment est qu’on ne doit pas chercher la solution de ce problème dans les propriétés psychologiques de l’homme (propension au
mimétisme, capacité de mémorisation, et autres mécanismes cognitifs), qui
expliquent tout au plus la propagation des représentations mais non leur sélection. Il en va ici comme des outils. C’est plutôt dans les propriétés objectives
de ces représentations, dans les propriétés formelles des idées, qu’il faut chercher la raison dernière de leur récurrence et de leur stabilité. C’est parce
qu’elles sont intrinsèquement plus prégnantes que d’autres, parce qu’elles ont
les propriétés des « idées-formes » de Platon, qu’elles peuvent jouer le rôle de
véritables « symboles culturels » ou encore de « causes formelles » de la
culture, que peuvent se cristalliser autour d’elles d’autres représentations
qu’elles parviennent à fédérer dans des ensembles cohérents et stables.
Les partisans de l’individualisme méthodologique pourraient objecter que
nous faisons inutilement appel à une ontologie coûteuse. Les théoriciens du
« common knowledge » n’ont-ils pas montré que les propriétés de réflexivité et
de référence croisée, dont nos représentations sont capables, suffisent à expliquer comment les sociétés humaines s’édifient et s’organisent autour de
représentations publiques, c’est-à-dire de représentations communes à tous les
individus et dont chacun sait qu’elles sont communes à tous18 ?
Nous reconnaissons volontiers que ces travaux donnent un statut plus précis
au concept de « représentation collective » qu’employait Durkheim, et permettent d’enrichir son analyse du lien social19. Mais, ce modèle, croyons-nous,
ne suffit pas à rendre compte du petit nombre de symboles culturels et de
schèmes organisateurs qui focalisent toutes les sociétés. Car, ces symboles et
ces schèmes, loin d’être le produit accidentel et contingent de l’activité psychique des hommes et de leurs interactions, s’imposent plutôt à eux, et orientent le
cours de leurs pensées, comme s’ils disposaient d’une vie propre, ainsi que le
18
Sur le concept de « common knowledge », voir D. K. Lewis. Convention: A Philosophical Study,
Cambridge (Massachusetts): Harvard University Press, 1969 ; J.-M. Lasry, « Le ‘common
knowledge’ », Ornicar ?, n° 30, 1984 ; J.-P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales, Paris : Ellipses,
1991, pp. 49-95.
19
Cf. Cahiers du CREA, n° 10 , pp. 91-104 ; M. Guillaume, « Les métamorphoses de l'épidémie »,
Traverses, n° 32, Paris, 1984.
112
L. SCUBLA
remarquait, il y a plus de trente ans, un auteur qui proposait déjà de considérer
les traditions culturelles comme des populations d’idées pouvant se reproduire
et se propager parmi les hommes20. Dans une configuration donnée du savoir,
comme dans un milieu technique déterminé, ou une grille de mots croisés, il y
a du virtuel qui ne demande qu’à devenir actuel (« j’assiste à l’éclosion de ma
pensée », disait le poète). Les capacités cognitives des hommes les aident à
actualiser certains possibles, ils ne les créent pas.
Classifications symboliques et pratiques rituelles
Ajoutons un dernier argument pour plaider l’impossibilité de réduire
l’anthropologie à la psychologie cognitive. Dans son essai sur le structuralisme, Sperber note lui-même, nous l’avons vu, que « des systèmes de
communication complexes, tels le politique et le rituel, peuvent impliquer des
dispositifs qui n’appartiennent pas à l’esprit d’un homme » (1972, p. 107). Fort
bien. Mais alors, il est impossible de réduire l’anthropologie à l’étude des
mécanismes mentaux et de leurs produits, sans exclure, du même coup, le
politique et le rituel du champ de l’anthropologie, en le renvoyant vers la
sociologie. Or, ce n’est pas satisfaisant. Non que l’homme, qui partage la vie
sociale avec d’autres animaux, ne soit pas soumis, comme les autres espèces, à
des lois sociologiques générales. Mais, parce que les sociétés humaines ont des
propriétés hautement spécifiques. Même si l’on observe chez certains animaux
des phénomènes de dominance et de hiérarchie, ainsi que des comportements
que les éthologues qualifient parfois de « ritualisés », il est patent que des institutions aussi typées que la royauté sacrée ou le vote à bulletin secret, les rites
d’initiation ou les doubles funérailles, ne se rencontrent que chez l’homme et
que ces phénomènes proprement culturels, ni purement sociaux, ni purement
psychiques, constituent l’objet propre de l’anthropologie. Soutenir, comme
Lévi-Strauss, que « l’ethnologie est avant tout une psychologie »21, c’est retirer
ipso facto à l’anthropologie l’essentiel de la culture : non seulement les techniques mais aussi les institutions, qu’il s’agisse de la parenté, de la politique ou
du rituel. Dans la Pensée sauvage, il assume sereinement ce risque, au motif
que les « infrastructures » relèveraient par principe de disciplines plus fondamentales que l’anthropologie, réduite à l’étude des seules « superstructures »22.
Mais, il ne daigne pas justifier cette répartition des tâches autrement que par ce
recours sommaire à la vulgate marxiste. Toujours est-il que, délaissant la
parenté, négligeant plus que jamais le politique, il se confine dès lors dans
l’étude de la pensée mythique pure, qu’il croit pouvoir dissocier totalement du
rituel, jugé quant à lui pas même digne d’être « bon à penser »23.
Bien que Sperber durcisse encore la position de Lévi-Strauss, en rabattant
l’anthropologie sur la psychologie cognitive, il adopte cependant une attitude
moins désinvolte que la sienne à l’égard du rituel. Il objecte, par exemple, à
Lévi-Strauss que, « à travers leurs institutions ‘totémiques’ les groupes
20
P. Auger, L'homme microscopique, essai de monadologie, Paris : Flammarion, 1952, pp. 125-142.
C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris : Plon, 1962, p. 174
Ibid., pp. 173-174.
23
C. Lévi-Strauss, L'Homme nu, Paris : Plon, 1971, pp. 602-603. Pour la discussion de ce texte de LéviStrauss, voir L. de Heusch, « Introduction à une ritologie générale », L'unité de l'homme, colloque de
Royaumont, 2e édition, Paris : Seuil, coll. Points, vol. 3, 1978, pp. 244-247, ainsi que Le sacrifice dans
les religions africaines, Paris : Gallimard, 1986, p. 14, et René Girard, La voix méconnue du réel, Paris :
Grasset, 2002, pp. 65-105.
21
22
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
113
n’essayent pas tant de mettre en correspondance deux systèmes de différences
préexistantes, que d’établir un des systèmes en s’appuyant sur l’autre. Ils
n’essayent pas tant d’exprimer des différences sociales que de les créer ou de
les renforcer » (1982, p. 102). Lévi-Strauss, poursuit Sperber, confond deux
sortes de classifications irréductibles. « Les classifications encyclopédiques
visent à enregistrer des différences et des ressemblances observables, et elles
sont passibles d’une contestation empirique. Les classifications symboliques
visent, en s’appuyant sur les classifications encyclopédiques, à instituer des
différences et des ressemblances ; elles n’obéissent pas aux mêmes contraintes ; elles relèvent d’un genre particulier de créativité » (1982, p. 103). Dont
acte. Mais, on risque d’entretenir l’équivoque si l’on continue à utiliser le
même terme de « classification » dans les deux cas, et si l’on réduit les classifications « symboliques » à des formes particulières d’activité mentale. Les «
classifications totémiques » ne sont pas seulement le produit d’une activité
symbolique ou mentale, mais avant tout d’une activité rituelle ou sociale, et
plus précisément, comme l’a montré Hocart, de la division rituelle du travail.
D‘une manière générale, les activités rituelles (et les « classifications symboliques » qui en dérivent) n’expriment pas mais engendrent les différences
sociales24.
Si Sperber s’abstient de faire ce correctif, c’est qu’il s’intéresse moins aux
rites qu’aux « classifications symboliques » qui les accompagnent, et moins à
ces classifications elles-mêmes qu’aux processus intellectuels qu’elles mettent
en jeu (ceux dont elles proviennent et ceux qu’elles déclenchent). Pourtant, les
choses sont claires : si les pratiques rituelles impliquent des classifications
symboliques, telles que la répartition des êtres vivants en catégories sacrifiables et non sacrifiables, elles ne se réduisent pas à l’élaboration intellectuelle
de telles classifications. Égorger une victime, couper en deux un animal
domestique, briser une porte : c’est par leurs propriétés intrinsèques (et
d’abord, leur irréversibilité) que de telles opérations sont immédiatement productrices d’asymétrie25 et que, source de différenciation, elles redéploient le
système de classifications symboliques au sein duquel elles se manifestent.
« Pour l’essentiel, écrit Sperber, les effets qu’ont ces rites sont obtenus par le
biais d’un processus d’évocation symbolique déclenché dans l’esprit des
témoins et des participants » (1979, p. 26). C’est hautement probable et nul
doute qu’il faille étudier attentivement ce processus d’évocation et les mécanismes intellectuels qu’il met en œuvre. En revanche, il n’y a aucune raison de
penser que la tâche de l’anthropologie doive s’arrêter là. Les phénomènes qui
déclenchent l’activité du « dispositif symbolique » sont d’autant moins négligeables que la plupart d’entre eux, c’est-à-dire les grands rituels (puisque c’est
d’eux qu’il s’agit) n’ont rien d’arbitraire mais se conforment à des schèmes
universels26. En tout état de cause, qu’ils soient le produit ou le point d’appui
de l’esprit humain, ils relèvent de plein droit de l’anthropologie.
Poser, comme Sperber, que la pierre de touche d’une « anthropologie
vraiment anthropologique » est qu’elle « s’intéresse aux variations culturelles
24
A. M. Hocart, Les Castes, Paris : Annales du Musée Guimet, 1938 ; Rois et courtisans, Paris : Seuil,
1978.
25
Cf. S. Tcherkézoff, « Logique rituelle, logique du tout. L'exemple des jumeaux nyamwezi
(Tanzanie) », L'Homme, 100, 1986, pp. 91-117.
26
A. M. Hocart, Kingship, Oxford, 1927 ; Rois et courtisans, op. cit. ; Au commencement était le rite,
De l’origine des sociétés humaines, Paris : La Découverte, 2005.
114
L. SCUBLA
pour mieux accéder aux structures mentales universelles » (1982, p. 21) est
trop restrictif. Il n’y a de science que de l’universel, c’est vrai. Mais pourquoi
n’y aurait-il d’universel que le traitement symbolique et les mécanismes intellectuels ? Pourquoi n’y aurait-il pas aussi des symboles universels, des
invariants culturels dotés d’une réalité propre, des systèmes symboliques autonomes ? Une maison est stable parce qu’elle est conforme aux lois de la
résistance des matériaux, non parce qu’elle reflète les structures de l’esprit
humain. Il en va probablement de même pour les institutions et les phénomènes culturels ou « symboliques » en général. À l’anthropologie de découvrir les
lois qui leur sont propres et dont il serait téméraire de penser qu’elles se
confondent avec celles de la psychologie27.
Comprenons bien. Nous ne mettons pas en doute la nécessité d’étudier les
mécanismes mentaux qui rendent compte, au moins partiellement, de la mise
en place et de l’efficacité des grandes structures rituelles. On peut même estimer, c’est affaire de goût, que le traitement des symboles par l’esprit humain
présente plus d’intérêt que les systèmes symboliques eux-mêmes. Mais, il n’est
pas légitime d’exclure de l’anthropologie, voire de la science, toute approche
différente des phénomènes culturels28.
La théorie précède et rend possible l’observation scientifique
Il est agréable de trouver dans les écrits de Sperber une conception du travail scientifique, somme toute très classique, mais peu courante dans la
littérature anthropologique. « Pour qu’une donnée soit utile à un projet scientifique », note-t-il avec raison, « il faut que cette donnée corrobore ou infirme
une hypothèse générale » (1982, p. 17). En effet, l’histoire des sciences
l’atteste, et les philosophes l’ont bien établi. Une théorie n’est pas une synthèse
de phénomènes recueillis au hasard, mais la collecte des faits n’est féconde que
précédée d’une réflexion théorique, car c’est elle qui rend possible et féconde
l’observation. Les recherches de Berlin et Kay sur les couleurs, déjà évoquées,
le montrent fort bien. « Les données ethnographiques sur les couleurs abondaient, mais, rassemblées sans perspective théorique, il leur manquait le plus
souvent telle ou telle information décisive pour mettre à l’épreuve [leur hypothèse]. C’est la publication de leur travail qui [...] a suscité la collecte de
données jusque-là négligées, ce qui a permis à la fois de réviser et de corroborer leur hypothèse de départ » (1982, p. 44). Comme toute science,
l’anthropologie doit donc proposer des hypothèses non triviales et réfutables,
c’est-à-dire trop générales pour être obtenues par induction complète, mais
suffisamment précises « pour que l’on sache à l’avance quel genre
d’observation empirique [les] remettrait en cause » (1982, p. 9). En d’autres
27
Sous l'influence de Chomsky, Sperber est porté à expliquer tous les invariants transculturels par des
mécanismes intellectuels innés et hautement spécifiques. On peut objecter à cela que même les
universaux linguistiques ne requièrent pas nécessairement une telle explication. Cf. J. Petitot,
« Hypothèse localiste et théorie des catastrophes, note sur le débat », Théories du langage et théories de
l'apprentissage, Le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky, colloque de Royaumont, Paris : Seuil, 2e
éd., coll. Points, 1982, pp. 516-524.
28
C'est du moins la thèse énoncée dans le premier essai du Savoir des anthropologues. Dans
« L'interprétation en anthropologie », qui est une version antérieure de cet essai, ayant paru dans
L'Homme XXI, 1, 1981, Sperber traitait avec plus de ménagements la thèse de l'autonomie ontologique
de la culture. Dans son article de 1985, il donne parfois l'impression d'hésiter à réduire l'anthropologie à
une épidémiologie des représentations.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
115
termes, « comme toute science, elle doit répondre à la question : qu’est-ce qui
est empiriquement possible ? Et donc : qu’est-ce qui est empiriquement impossible ? » (1982, p. 17).
On ne peut que souscrire à de telles exigences qui, n’était la misère théorique de l’anthropologie, auraient à peine besoin d’être rappelées. Encore
convient-il de bien les appliquer et, c’est ici que les difficultés commencent.
Sperber a beau dire que l’anthropologie a surtout besoin d’idées et
d’hypothèses (1978, p. 39), lui-même n’en propose guère, son propos étant
surtout critique et programmatique. De plus, lorsqu’il avance des propositions,
elles ne satisfont pas toujours les critères de généralité et de précision requis,
alors qu’il écarte, avec des arguments spécieux, des classes entières
d’hypothèses qui s’y conforment beaucoup mieux.
Notre auteur répète depuis quinze ans (1972, pp. 118-119 ; 1978, p. 27 ;
1982, p. 17) que l’anthropologie a pour tâche « d’expliquer la variabilité des
cultures humaines », c’est-à-dire de déterminer les principes qui organisent et
restreignent le champ des variations culturelles à l’intérieur d’étroites limites.
Or, les propriétés qu’il reconnaît au « dispositif symbolique » sont tellement
accueillantes, les mécanismes cognitifs censés rendre compte des « épidémies » de représentations tellement généraux, qu’ils n’opposent presque rien à
l’indéfinie variété des cultures postulée par le relativisme, que pourtant Sperber
récuse. Admettons que le « traitement symbolique » d’un événement (ou plutôt
de sa représentation) ait pour condition préalable son « traitement rationnel »
(1979, cf. infra) et qu’il soit soumis à des règles strictes. Il n’empêche que
l’opération dite de « mise entre guillemets » (1974, ch. IV), qui amorce ce
traitement symbolique, en rendant « opaques » les propositions29 non susceptibles d’un traitement rationnel complet, permet d’intégrer, dans un groupe de
représentations donné, n’importe quelle autre représentation sous forme
« semi-propositionnelle » (1982, pp. 69-80). On voit mal, dans ces conditions,
ce qui, en la matière, pourrait être « empiriquement impossible ». Nous y
reviendrons.
Description, explication, interprétation
Dans Le savoir des anthropologues, Sperber cherche à montrer que
l’anthropologie s’enlise très souvent dans des problématiques inadéquates,
qu’elle s’efforce en vain de répondre à des questions mal posées en bâtissant
des pseudo théories, où l’interprétation se mélange avec la description et tient
lieu d’explication. Le mal serait tellement répandu qu’Evans-Pritchard luimême n’échapperait pas à de telles confusions. Cette « grande lessive » a
donné lieu à quelques mouvements d’humeur et à des réactions parfois vives30,
mais sans susciter le débat de fond qu’on était en droit d’attendre. Nous
n’avons pas la prétention d’y remédier tout seul. Nous voudrions seulement
dire pourquoi le propos de Sperber, si décapant et utile qu’il soit, nous donne
souvent l’impression de jeter le bébé avec l’eau du bain.
29
Sur cette notion, voir F. Recanati, La transparence et l'énonciation, Paris : Seuil, 1979.
Cf. D. Van de Velde-Cahen, « La Grande lessive », L'Homme, XXIII-1, 1983, pp. 130-149 ; P. Jorion,
« Du danger des enzymes gloutons, réponse à ‘La Grande lessive’ », L'Homme, XXIII-4, 1983, pp. 1516.
30
116
L. SCUBLA
« Qu’est-ce que le totémisme ? La royauté sacrée ? Quelle est la signification du sacrifice ? Quelle est la part respective de la filiation et de l’alliance
dans la parenté ? [...] Quelle est la différence entre la religion et la magie ? »
(1982, p. 41). On conviendra que ces questions sont imprécises ou mal posées,
mais non qu’elles le soient toutes au même degré ni, quand leur formulation est
maladroite, que ce soit toujours dû à l’usage de termes « interprétatifs ». De
plus, il est toujours possible de remplacer les termes « interprétatifs » par des
définitions descriptives en bonne et due forme, de forger une définition nominale – au sens leibnizien du terme31 – du totémisme, de la royauté sacrée, du
sacrifice, etc. On peut alors reprendre les questions ci-dessus sous des formes
aussi modestes et irréprochables que : existe-t-il des institutions totémiques ?
dans toutes les sociétés ? le roi sacré est-il toujours mis à mort, réellement ou
symboliquement ? le sacrificateur peut-il être de sexe féminin ?, etc. On ne voit
vraiment pas où est la difficulté. Bien entendu, pour passer de la définition
nominale à la définition « réelle », pour déterminer la nature de la royauté
sacrée ou la fonction (c’est-à-dire les effets, non la « signification ») du
sacrifice, il va falloir élaborer, puis tester, des hypothèses très précises sur la
structure des rites d’intronisation ou des rites sacrificiels. Mais, encore une
fois, tout cela est parfaitement réalisable et ne se heurte à aucune difficulté de
principe.
S’agissant de la parenté, on est encore plus surpris. Faut-il croire que
Sperber considère la filiation et l’alliance comme des catégories interprétatives
dépourvues de toute valeur conceptuelle ? Certes, sous l’influence du second
Wittgenstein, on peut être tenté, comme Rodney Needham, de récuser
« parenté », « mariage », « filiation », « patrilinéaire », « matrilinéaire », etc.,
de soutenir que seuls les Omaha ont un système omaha, et ainsi de suite32.
Mais, les différentes cultures sont alors autant de formes de vie originales et
irréductibles les unes aux autres, et l’on voit mal comment Sperber, qui
s’inspire ici de Needham, parvient à concilier le nominalisme extrême de celuici avec son plaidoyer pour les universaux et son allégeance au rationalisme
cartésien et chomskien.
S’interroger sur les rapports de la filiation et de l’alliance, c’est s’interroger
sur les rapports entre deux types de relation, aux propriétés contrastées, que
l’on rencontre nécessairement dans toutes les sociétés et dont ils constituent le
paradigme. La filiation est, dans son principe33, une relation « verticale » et
antisymétrique à l’intérieur d’un groupe ; l’alliance, sous sa forme élémentaire
(« l’échange restreint » de Lévi-Strauss) est une relation « horizontale » et
symétrique entre deux groupes. Si l’on rencontre dans la littérature spécialisée
deux théories rivales de la parenté, celle des groupes d’unifiliation et celle de
31
La définition nominale est celle qui permet de « reconnaître » un objet, c'est-à-dire de décider, pour
tout objet quel qu'il soit, s'il appartient ou non au domaine (éventuellement vide) de cette définition. La
définition réelle est celle qui permet de « connaître » un objet c'est-à-dire d'en déduire les propriétés
(dans le cas le plus favorable, – la définition est alors complète –, toutes les propriétés).
32
R. Needham « Remarques sur l'analyse de la parenté », La parenté en question, sous la direction de R.
Needham, Paris : Seuil, 1977, pp. 103-131.
33
Cela n’empêche pas certaines nomenclatures de parenté de désigner par le même terme le grand-père
et le petit-fils, d’établir une équivalence des générations alternées. Nous ne croyons pas que cela infirme
notre description générale de la filiation tant il est « naturel », c’est-à-dire avant tout système de parenté,
de considérer le petit-fils comme la réincarnation du grand-père (Cf. L. Scubla, « Logiques de la
réciprocité », Cahiers du CREA n° 6, pp. 55-57).
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
117
l’alliance de mariage, selon la terminologie de Louis Dumont34, ce n’est pas
parce que la parenté serait un pseudo concept ou que les problèmes de parenté
auraient été mal posés, c’est parce que les sociétés peuvent se répartir entre
deux formes pures. Dans l’une, l’alliance est un simple moyen pour assurer la
continuité du groupe structuré par un principe de filiation ; dans l’autre, la
filiation un simple moyen pour assurer la continuité de l’alliance, par la transmission d’une créance matrimoniale à la génération suivante. Deux régimes
stables parmi d’autres possibles dont il appartient à l’anthropologie de faire un
inventaire exhaustif, en commençant par recenser tous les principes
antagonistes à l’œuvre (patrilinéarité/matrilinéarité, endogamie/exogamie,
filiation/résidence, etc.) puis en étudiant la dynamique de leurs conflits, dans la
voie ouverte par Lévi-Strauss, lorsqu’il analyse la tension entre échange restreint et échange généralisé dans les Structures élémentaires de la parenté.
Un cas exemplaire : le sacrifice
Revenons à la question du sacrifice dont l’enjeu est considérable. En effet,
depuis une quinzaine d’années, cette question, qui était restée en sommeil pendant plusieurs décennies, fait un retour en force dans le champ de
l’anthropologie, grâce à d’importants travaux théoriques et empiriques, tant sur
le rite sacrificiel lui-même35 que sur l’institution de la monarchie sacrée36 qui,
comme l’a montré Hocart, lui est intimement liée37. Signe des temps, Sperber,
qui n’a pas pour habitude d’être prolixe, a lui-même jugé bon de réserver pas
moins de vingt pages à ce sujet (1982, pp. 21-41), pour montrer que toute théorie transculturelle du sacrifice était soit sans objet, parce que regroupant sous
un terme commun des rites disparates, soit sans portée scientifique, parce que
constituée de « généralisations interprétatives » non réfutables.
Toute son argumentation s’appuie sur une lecture critique, au demeurant
fort intéressante, des travaux d’Evans-Pritchard sur la religion nuer. Il est vrai
que le travail du célèbre ethnographe présente quelques défauts : il est parfois
lacunaire, et il lui arrive de mêler inextricablement description, explication et
interprétation. Dans un ouvrage récent38, Luc de Heusch lui adresse des griefs
qui recoupent ceux de Sperber. Mais d’où viennent ces défauts ? Tout simplement du fait que, en l’absence d’hypothèses suffisamment précises sur la
nature et la fonction du sacrifice, Evans-Pritchard, si scrupuleux soit-il,
recueille les données qui s’offrent à lui avec aussi peu de méthode et avec les
mêmes lacunes que les ethnographes qui relevaient le vocabulaire des couleurs
avant la publication des travaux de Berlin et Kay. Il « ne nous fournit malheureusement aucune indication, note par exemple De Heusch, qui permettrait de
comprendre pourquoi [une] espèce [très particulière] de concombre est le seul
34
L. Dumont, Introduction à deux théories d'anthropologie sociale, Paris et La Haye : Mouton, 1971 ;
Dravidien et Kariera, L'alliance de mariage dans l'Inde du Sud et en Australie, Paris et La Haye :
Mouton, 1975.
35
R. Girard, La violence et le sacré, Paris : Grasset, 1972 ; Systèmes de pensée en Afrique Noire, n° 2 à
n° 6, 1976-1983 ; M. Detienne et J.-P. Vernant, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris : Gallimard,
1979 ; Sous le masque de l’animal, Essais sur le sacrifice en Afrique Noire, Textes réunis par M.
Cartry, Paris : PUF, 1987.
36
J.-C. Muller, Le roi-bouc émissaire. Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigéria Central, Québec :
Serge Fleury, 1980 ; A. Adler, La mort est le masque du roi, Paris : Payot, 1982.
37
A. M. Hocart, Au commencement était le rite, op. cit., ch. X.
38
L. de Heusch. Le sacrifice dans les religions africaines, Paris : Gallimard, 1986.
118
L. SCUBLA
représentant du monde végétal (sauvage ou cultivé) à posséder le privilège de
‘représenter’ le bœuf » dans certains rites sacrificiels39. Certes. Mais, à défaut
d’hypothèse précise sur les propriétés exigibles d’une victime potentielle, supposant elle-même une théorie générale du sacrifice, l’ethnographe n’a aucune
raison de nous en dire plus ni de chercher à en savoir plus auprès de ses informateurs. Nous avons ici un bel exemple du principe épistémologique rappelé
plus haut.
Peut-on définir le sacrifice ?
Chose étrange, Sperber, lui non plus, n’envisage pas un seul instant
d’expliquer ainsi les faiblesses du travail d’Evans-Pritchard. Il consacre tous
ses efforts à discréditer le spécialiste des Nuer pour usage interprétatif du terme
« sacrifice », sans qu’on sache d’ailleurs jamais ce que pourrait être son usage
descriptif. Manifestement, pareil usage est à ses yeux impossible. Or, nous
pensons qu’il n’en est rien et qu’on peut facilement renverser ses conclusions,
sans déroger au contrat épistémologique que nous avons conclu ensemble au
début de la présente section. Pour ce faire, nous allons relire deux extraits de
son discours critique à la lumière du travail, déjà cité, de Luc de Heusch qui,
pour sa part, tire des mêmes matériaux, l’ébauche d’une théorie scientifique –
c’est-à-dire non triviale et réfutable – du sacrifice.
« Les Nuer, écrit Sperber, possèdent selon Evans-Pritchard, deux mots pour
désigner la mort rituelle d’un animal et divers mots ou expressions pour de
nombreux rites qui semblent culminer dans une telle mise à mort, ou dans
l’offrande d’une cucurbitacée comme substitut. L’ethnographe désigne tous ces
phénomènes et ceux-là seulement, du terme de “sacrifice”. » (1982, p. 36).
Que nous dit ce texte ? Qu’Evans-Pritchard n’appelle pas « sacrifice »
n’importe quels rites, mais ceux comprenant ou ayant pour point culminant40 la
mise à mort d’un animal ou d’un substitut végétal. Loin de découper la réalité
ethnographique de façon arbitraire, il range sous un terme commun, celui de
sacrifice, tous les rites qui, chez les Nuer, comme dans n’importe quelle autre
ethnie, sont centrés sur l’immolation d’une victime. Il utilise donc, pour décrire
la religion des Nuer, une définition universelle du sacrifice : c’est la destruction
rituelle d’un être vivant ou d’un objet naturel ou artificiel rituellement investi
de la qualité de victime41.
39
Ibid., p. 48.
Notons incidemment que l'expression « point culminant » est tout à fait appropriée pour désigner le
lieu même du sacrifice : montagne sacrée, tumulus rituel, plate-forme cérémonielle où la victime est
immolée, aussi bien que temps fort du processus rituel dans lequel s'inscrit cette immolation. Une étude
dynamique du rituel, de la formation et de la succession de ses différentes phases, montrerait peut-être
que le sacrifice occupe ou plutôt constitue nécessairement un des points culminants de tout rituel. Une
théorie du symbolisme, telle que nous la concevons (cf. la deuxième partie de cet article), devrait
pouvoir rendre compte de la correspondance qu'on entrevoit ici entre les aspects temporels et les
modalités spatiales des rites sacrificiels.
41
Le sacrifice est toujours la destruction rituelle d'un être vivant, mais la victime peut parfois être un
objet naturel inanimé comme le mauri, pierre sacrée que les Maori plaçaient dans la forêt pour assurer
sa fécondité, ou un objet ouvragé, comme les cuivres des Kwakiutl. Sur l'équation : éclatement d'une
pierre =meurtre rituel, cf. Cahiers du CREA, n° 6, pp. 80-82 qui commente E. Best « La science
forestière maori », Bulletin du MAUSS, n° 7, 1983, pp. 25-50, et M. Sahlins, Àge de pierre, âge
d'abondance, Paris : Gallimard, 1976, pp. 214-220. Pour la destruction d'un cuivre conçu comme un
sacrifice, cf. M. Anspach, « Tuer ou substituer : l'échange des victimes », Bulletin du MAUSS, n° 12,
1984, pp. 76-77, qui commente Mauss, « Essai sur le Don », Sociologie et Anthropologie, Paris, 1960,
40
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
119
Mais Sperber ne voit pas les choses de cette façon. « Les rites ainsi désignés, affirme-t-il, varient considérablement. Ils ne relèvent ni d’une seule et
même catégorie verbale nuer, ni d’une définition universelle. Ils ne comportent
pas nécessairement une mise à mort. Ils ne partagent rien de plus qu’un air de
famille » (1982, p. 36). Ces assertions tranchées ne laissent pas de surprendre.
Le fait que les rites sacrificiels varient considérablement n’implique pas qu’ils
varient arbitrairement et qu’ils ne puissent être des variantes d’un schème universel. Seule une théorie du sacrifice, mais non une liste de faits bruts, pourrait
en décider. Des feuilles mortes tombant du haut d’un arbre, à l’automne, ont
des trajectoires et des mouvements qui varient considérablement. Les unes
tombent à la verticale, d’autres non, certaines virevoltent, etc. Si les physiciens
avaient toujours raisonné comme Sperber, on n’aurait pas encore découvert la
loi de chute des corps.
Si les Nuer ne désignent pas tous leurs rites sacrificiels par le même vocable et il y a sans doute des raisons à cela. C’est un problème qu’une bonne
théorie du sacrifice doit résoudre, mais non un obstacle à l’élaboration d’une
définition universelle du sacrifice. Lorsqu’un peuple ne range pas le casoar
parmi les oiseaux42, cela ne bouleverse pas le concept d’oiseau ni la zoologie.
Si un peuple classait ses herminettes en plusieurs catégories, dotées de noms
différents, cela ne remettrait pas en question le concept d’herminette. Nous
l’avons déjà dit, il faut raisonner sur les institutions et les rites comme on le fait
sur les techniques et les outils. Une hache, quelque nom qu’on lui donne, n’est
pas une herminette. Si certains rites ne comportent pas d’immolation, sous une
forme ou une autre, ils ne sont pas sacrificiels. Si Evans-Pritchard leur donne
malgré tout cette étiquette, il fait une erreur qu’il convient de relever. Nous
n’avons pas le souvenir que ce soit le cas, mais c’est sans importance pour la
présente discussion.
En tout cas, ce que Sperber nomme « l’offrande d’une cucurbitacée »,
comme substitut d’un bœuf, est un sacrifice stricto sensu. Si un terme est discutable, c’est plutôt celui « d’offrande » employé par notre auteur, non celui de
« sacrifice ». Comme toute victime sacrificielle, le concombre est un être
vivant. De plus, il fait l’objet d’un traitement rituel significatif. « D’un coup de
lance, rappelle L. de Heusch, le fruit est coupé en deux parties. La moitié gauche, mauvaise, est jetée au loin tandis que la partie droite, la bonne, est placée
sur le chaume de l’enclos du bétail ». Or, cette « division rituelle du fruit »
évoque le dépeçage longitudinal du bœuf effectué dans les sacrifices conjurant
les périls de l’inceste43 – découpage qui, sous le nom de « splitting ceremony »,
a été observé dans de nombreuses ethnies44 et dont on retrouve le schème dans
l’organisation dualiste et la double royauté45. Il est donc exagéré de dire que les
rites sacrificiels « ne partagent rien de plus qu’un air de famille » au sens de
Wittgenstein, au motif qu’ils ne sont pas tous absolument semblables. Il est
plus probable que, à l’instar des six sections coniques qui, elles non plus, ne se
pp. 221-227. Sur la nécessité d'une investiture rituelle des victimes, même humaines, cf. Hocart, Social
origins, ch. X.
42
R. Bulmer, « Why is the Cassowary not a Bird ? A Problem of Zoological Taxonomy among the
Karam of the New Guinea Highlands », Man, 2(1), 1967, pp. 5-25. Voir à ce propos Sperber 1975, pp.
7-8 et 1979, p. 27.
43
L. de Heusch, op. cit., p. 48.
44
C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 2e édition, Paris et La Haye, 1967, pp. 8283.
45
Cf. Hocart, Rois et courtisans, ch. XX.
120
L. SCUBLA
ressemblent pas toutes – qu’y a-t-il de commun, en apparence, entre un cercle
et deux droites concourantes ? – ils partagent des propriétés structurales très
fortes et très profondes qui restent encore à découvrir. Telle est la tâche d’une
théorie scientifique du sacrifice, si une telle théorie est possible, ce qui nous
semble indubitable, malgré les objections de Sperber.
Une « généralisation descriptive » du sacrifice
Alors que les théories scientifiques sont des « généralisations descriptives »
réfutables, les prétendues théories du sacrifice ou de la royauté sacrée, etc. ne
seraient, à l’en croire, que des « généralisations interprétatives » qui « ne précisent en rien ce qui est empiriquement possible ou impossible ». Elles ne
demandent pas : « comment sont les choses ? Mais quelle représentation peuton en donner ? Dire, par exemple, que tout sacrifice est une communion, c’est
affirmer seulement que tout ce qui peut s’interpréter comme un sacrifice peut
s’interpréter comme une communion. Une telle affirmation peut être facile ou
difficile à corroborer (les interprétations d’Evans-Pritchard par exemple ne la
corroboraient pas), mais elle est en revanche à l’abri de toute réfutation »
(1982, p. 40), et de ce fait extérieure au discours scientifique.
On l’accordera volontiers à Sperber : une proposition telle que « tout sacrifice est une communion » est trop vague pour être soumise au verdict de
l’expérience. Mais, on peut la préciser, comme Lévi-Strauss, par exemple,
lorsqu’il affirme que « le sacrifice cherche à établir une connexion souhaitée
entre deux domaines initialement séparés »46 et, sous cette forme, si imparfaite
soit-elle, ce serait peu dire qu’elle n’est pas corroborée par la littérature ethnographique – elle est belle et bien réfutée par les descriptions (non les interprétations) d’Evans-Pritchard et de Luc de Heusch. Comme celui-ci l’a montré,
chez les Nuer, « la fonction du sacrifice est disjonctrice »47 : il rétablit la
séparation du monde surnaturel et du monde humain et il place les hommes à
bonne distance les uns des autres. Or, nous conjecturons avec Mauss48 que cette
propriété du sacrifice est universelle, c’est-à-dire que partout, comme chez les
Nuer, ce rite est « fondé sur l’exclusion », et par là même « garant même de
l’ordre social » dont il restaure périodiquement « les différences significatives »49. Loin de chercher à défaire le jeu des classifications « totémiques », de
tendre vainement à combler les vides opérés par la pensée symbolique, comme
le prétend Lévi-Strauss, le sacrifice est en réalité la matrice et le gardien de
toutes les différences culturelles ou « symboliques », il est l’opérateur symbo46
Lévi-Strauss, La pensée sauvage, pp. 298-299.
L. de Heusch, op. cit., pp. 26, 32.
« Le but du sacrifice est de renvoyer les choses, et surtout les choses les plus sacrées ; de congédier
les Dieux qui, sans le sacrifice, pèseraient indéfiniment sur le sacrifiant ; de détourner les dieux, en
faisant ce qu'on doit pour eux. C'est toute la notion de l'apotro-tropayon grec, qu'on retrouve en
sanscrit : l'homme s'acquitte, il sacrifie pour que le dieu s'en aille. » (Mauss, Manuel d’ethnographie,
Paris : Payot, 1967, p. 242)
49
L. de Heusch, op. cit., p. 28. Bien qu'il récuse la théorie de R. Girard (35-36 et passim), dont il donne
une version caricaturale, de Heusch accumule malgré lui faits et analyses qui vont dans son sens. Bon
observateur, il voit bien qu'il serait absurde de récuser, comme Marcel Detienne, toute théorie unitaire
du sacrifice en arguant d'une prétendue « illusion sacrificie1le » dont nous serions victimes (45) ; mais,
oublieux de l’histoire des sciences, il ne voit pas que reprocher à Girard d'abolir « toutes les différences
anthropologiques » (35), c'est un peu comme reprocher à Galilée d'abolir toutes les différences
physiques des corps qui tombent en chute libre ; il ne voit pas que la théorie girardienne est une
idéalisation tout aussi légitime que la chute des corps dans le vide.
47
48
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
121
lique par excellence, et pour ainsi dire l’acte de naissance de la pensée. En
effet, le symbole – comme l’attestent le rite grec dont il tire son nom et la
« splitting ceremony » dont ce rituel est une variante affaiblie – unit en séparant50. Le symbole ne nous relie pas seulement aux choses en l’absence même
de ces choses, comme le disent à juste titre tous les théoriciens de la « fonction
symbolique », il nous met tout aussi bien à distance des choses présentes ; il
n’assure pas seulement la communication avec nos semblables, il fait aussi
barrage aux effets de fascination mutuelle et de contagion mimétique ; en un
mot, il creuse un écart qui n’est pas le produit mais la condition de la pensée51.
Telle est bien la valeur symbolique du fameux concombre des Nuer. Il ne vient
pas boucher un trou mais instaurer une différence : il est coupé en deux parties
aux destins diamétralement opposés. Le sacrifice est un rite de séparation dont
le sacrifice de la chèvre chez les Nuer, comme celui du concombre, nous fournit une forme archétypique. « Une chèvre est coupée en deux longitudinalement, de la gorge à la queue, la moitié gauche (la mauvaise part) est
abandonnée en brousse ; la moitié droite (la bonne part) est amenée à
l’intérieur de la hutte devant laquelle le sacrifice a eu lieu »52. Autrement dit, on
peut faire l’hypothèse que tout rite sacrificiel, et plus généralement tout système rituel, comprend, sous une forme ou sous une autre, la mise en acte de ce
schème fondamental dont, pour prendre deux exemples au hasard, le rite
hébreu du bouc émissaire tel qu’il est décrit dans le Lévitique ou encore
50
Cf. le mythe d'origine d'une société composée de deux moitiés exogamiques que rapporte LéviStrauss : « Un certain Gau descendu du ciel, a épousé Kwong (sans doute arrivée elle aussi du ciel à une
date antérieure) et eut d'elle deux fils Gaa et Kwook et un grand nombre de filles. Comme il ne disposait
de personne avec qui les marier, Gau assigna plusieurs de ses filles à chacun de ses deux fils, et pour
éviter les calamités qui résultent de l'inceste, il accomplit la cérémonie de ‘couper en deux un bouvillon
dans le sens de la longueur’ et décréta que les deux groupes pourraient se marier entre eux, mais ni l'un
ni l'autre dans son propre sein » (Les structures élémentaires de la parenté, p. 82). Ce type de rituel est
aussi utilisé pour mettre fin à une vendetta. Chez les Nyamwezi, il ne suffit pas que les meurtriers
versent le prix du sang aux parents de la victime pour clore un conflit. Il faut en outre sacrifier une
chèvre. Le groupe de la victime saisit la chèvre par la tête, les meurtriers, par l'arrière. À côté se tiennent
les bapugo des deux groupes, « parents à plaisanteries ». Puis, sur l'ordre du roi, les deux bapugo
découpent la chèvre en deux : les parents de la victime prennent la tête, les meurtriers le dos (S.
Tcherkézoff. « Vengeance et hiérarchie ou comment un roi doit être nourri », La vengeance, textes
réunis et présentés par R. Verdier, Paris : éd. Cujas, vol. 2, 1986, p. 48). Le commentaire de
Tcherkézoff montre bien le caractère « symbolique », au sens étymologique du terme, de l'immolation
de la chèvre : « Il faut donc donner ‘le cinquante’, deux bœufs, deux enfants. La chèvre, unique, vient
en plus. L'accent semble mis ici non plus sur une totalité recomposée mais sur le lien que l'on tranche
pour, cependant, ‘réconcilier’. Ce ‘rite de paix’ est bien connu dans d'autres régions de l'Afrique
orientale. On le trouve déjà décrit par les premiers voyageurs ; tel ce récit de 1878 dont l'action se situe
à la frange du pays Jukuma. La fin en est remarquable. Une fois la chèvre découpée, l'assistance
s'exclame, en regardant les protagonistes : ‘Dieux, regarde, ils ne sont plus qu’un !’ Il apparaît alors que
si l'on sépare c'est bien pour unifier, globaliser » (ibid., p. 50).
51
Cf. sur ce point R. Ruyer, L'animal, l'homme, la fonction symbolique, Paris : Gallimard, 1964, pp. 9599 ; R. Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, 2e éd., Paris : Christian Bourgois, 1980, pp.
214-215, et Paraboles et Catastrophes, Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie,
Paris : Flammarion, 1983, pp. 154. Sur l'extériorité des symboles et leur autonomie par rapport aux
consciences individuelles, voir aussi Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris :
PUF, 1968, pp. 329-335. Sur l’intérêt anthropologique de cette conception du symbolisme, méconnue
par le structuralisme, voir L. Scubla, « Fonction symbolique et fondement sacrificiel des sociétés
humaines », Revue du MAUSS semestrielle, n° 12, 1998, pp. 41-65.
52
L. de Heusch, op. cit., p. 26
122
L. SCUBLA
l’interdiction faite au roi moundang de regarder son double53 nous donnent des
illustrations différentes.
Même si on peut la juger encore trop imprécise, cette hypothèse fournit un
fil conducteur solide pour dépouiller la littérature ethnographique et collecter
de nouveaux matériaux. En tout cas, elle semble intuitivement plus raisonnable
que la thèse, péremptoirement assénée par certains chercheurs, et fort justement récusée par De Heusch54, que nous serions victimes d’une « illusion
sacrificielle » ; thèse que Sperber n’énonce pas expressément mais que son
travail, essentiellement négatif, tend à accréditer, alors même, nous le verrons
plus loin, que les matériaux accumulés dans ses travaux antérieurs plaident en
sens inverse. Dans sa contribution au colloque sur « l'unité de l'homme », qui
date de 1972, il était moins rigoriste. « Il n'y a aucune raison, disait-il, de
considérer que des faits dont la délimitation est floue ne méritent pas d'être
étudiés » (1978, p. 38). Il faisait même grief aux anthropologues d'ignorer ou
de refuser d'utiliser les données de l'intuition. Ses positions se sont beaucoup
durcies depuis, et son cognitivisme devenu plus radical : « je ne me battrai pas
là-dessus », disait-il, à l'époque, à propos d’une réduction possible de l'anthropologie à « l'étude des dispositifs mentaux humains » (1978, p. 39). Sous peine
de stérilité, l'anthropologie gagnerait, selon nous, à maintenir cette absence de
dogmatisme du premier Sperber, et pourrait le faire sans renoncer à la rigueur.
Un exemple d’hypothèse réfutable en anthropologie
En effet, même une théorie du rituel contenant des aspects interprétatifs
peut satisfaire le critère poppérien de réfutabilité. Prenons un exemple. Il n’est
pas nécessaire d’avoir une culture ethnographique immense pour s’apercevoir
que les rites masculins d’initiation, dont le scénario standard est celui d’une
mort suivie d’une résurrection, représentent pour les adultes mâles ce que la
procréation est aux femmes. Celles-ci donnent naissance aux enfants, ceux-là
les font renaître. Les femmes transmettent aux enfants une vie animale, celle de
la nature, les hommes leur transmettent une vie spécifiquement humaine, celle
de la culture. Plus généralement, on peut conjecturer que toutes les activités
rituelles, « sources de vie », comme disait Hocart, sont aux hommes ce que la
mise au monde des enfants est aux femmes et, pour en venir au sacrifice (c’està-dire à la mise à mort rituelle), que le sang rituellement versé est aux hommes
ce que le sang naturellement versé est aux femmes, bref, que le sang du sacrifice est aux hommes ce que le sang menstruel est aux femmes.
53
A. Adler « Le dédoublement rituel de la personne du roi », La fonction symbolique, textes réunis par
M. Izard et P. Smith, Paris : PUF, pp. 193-201. Sur la nécessité de séparer le même d'avec le même, de
différencier l'identique, on trouvera dans le même ouvrage, un stimulant article de Françoise Héritier,
« Symbolique de l'inceste et de sa prohibition » (op. cit., pp. 209-243), qui postule l'existence d'une
« symbolique élémentaire du même et du différent » qui serait universelle (ibid., p. 211) Voir aussi les
travaux d’Alain Testart évoqués ci-après. Dans Le communisme primitif, 1. Économie et Idéologie,
Paris : Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1985, p. 364, Testart signale les convergences
de ses recherches avec celles de F. Héritier.
54
Luc de Heusch, op. cit., p. 45.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
123
Or, cette hypothèse, dont le caractère « interprétatif » est indéniable55, est
pourtant réfutable, car il en découle une série de propositions sur le lieu, la
durée, la forme, etc., des rites, que l’expérience peut facilement infirmer ou
corroborer. Par exemple, puisque les femmes ont le privilège de donner la vie
aux enfants, il s’ensuit que les hommes doivent avoir le monopole de célébrer
le rituel, prédiction qui peut sans conteste être facilement soumise à un test
empirique. Mais attention : on ne doit pas conclure trop vite que cette conjecture est d’ores et déjà réfutée, au seul motif que, dans telle ou telle population,
les femmes exercent des activités rituelles. Souvenons-nous, en effet, que la
tâche de la science, comme Popper le rappelle aux praticiens des sciences de
l’homme et de la société, lorsqu’il pourfend leur propension à l’historicisme,
n’est pas de prédire des faits, mais des relations entre les faits. Elle ne consiste
pas à faire des prédictions « catégoriques » mais des prédictions « hypothétiques », du type : si p, alors q. Cela convenu, nous disons que, dans toute
société, si les pratiques rituelles sont réservées à l’un des deux sexes, c’est
toujours aux hommes qu’elles reviennent, jamais aux femmes ; que si les fonctions cérémonielles sont partagées, mais les rites sacrificiels la prérogative d’un
des deux sexes, c’est toujours aux hommes que celle-ci échoit ; que si les deux
sexes peuvent organiser des sacrifices, mais qu’un seul peut immoler la
victime, c’est le sexe masculin qui détient ce privilège (au point que, même
dans une fête exclusivement féminine comme les Thesmophories, un homme
soit requis, un bref moment, pour la mise à mort de la victime) ; que si tous
deux peuvent mettre à mort la victime, mais que l’immolation sanglante soit
l’apanage d’un seul, c’est encore une fois les hommes qui en bénéficient ; et
qu’enfin, si l’effusion de sang est permise aux femmes, ce ne sera jamais pendant leurs règles. Sous cette forme, voilà, assurément une hypothèse
« scientifique », c’est-à-dire une proposition de portée générale, non triviale et
susceptible d’être soumise au contrôle expérimental. Ce que nous entendions
montrer.
Ajoutons que, pour l’heure, cette conjecture n’a pas été réfutée, et qu’elle
est même confortée par un travail récent d’Alain Testart sur la division
sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs56. Ce chercheur a en effet montré que si, dans une société donnée, la chasse est réservée à l’un des deux
sexes, c’est toujours une activité masculine ; que si la femme est admise à
chasser, mais la mise à mort de l’animal, le monopole d’un des deux sexes,
c’est toujours aux hommes qu’elle incombe ; que si la femme peut tuer les
animaux, elle peut utiliser une arme qui les assomme, mais non une arme qui
fait couler le sang, réservée à l’homme. Le principe est simple : il s’agit toujours d’établir une distance, aussi grande que possible entre le sang menstruel,
spontanément versé par les femmes, et le sang de l’animal, délibérément versé
par le chasseur. Autrement dit, la loi est la même pour la chasse et le sacrifice,
ce qui n’est pas surprenant puisque ces deux activités, comme le rappelle De
Heusch, sont souvent liées57 et pourraient même avoir une origine commune58.
55
D'où le reproche de « psychologisme » souvent adressé aux défenseurs maladroits d'une telle
hypothèse (cf. par exemple M. Douglas, De la souillure, Paris : Maspero, 1981, p. 132). La suite de
notre texte devrait nous épargner un tel grief. Car, nous n'entendons évidemment pas déduire toutes les
propriétés des rites sacrificiels des liens qu'ils peuvent entretenir avec la procréation.
56
A. Testart, Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs,
Paris : Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1986.
57
L. de Heusch, op. cit., p. 49, qui cite à ce propos un article de Hubert et Mauss.
124
L. SCUBLA
Ce n’est pas tout. Le travail de Testart permet d’ajouter un nouvel argument
en faveur de l’autonomie ontologique de la culture. Il montre, en effet, que
dans toutes les activités humaines, et pas seulement cynégétiques, les objets
techniques sont répartis suivant une classification qui fait apparaître un pôle
masculin, caractérisé par la percussion lancée et punctiforme, et un pôle féminin, caractérisé par la percussion posée et diffuse. Cette découverte nous évite
d’ériger la peur du sang menstruel ou l’envie masculine des capacités procréatrices – qu’il ne s’agit évidemment pas de nier – la raison dernière de la
répartition des tâches entre les sexes ou de l’existence des rites sacrificiels ;
autrement dit, elle nous évite d’expliquer par la psychologie affective ce que
Sperber tente d’expliquer par la psychologie cognitive. Pas plus que les attributs sexuels de l’homme et de la femme n’expliquent la forme de leurs outils,
pas plus ne sauraient-ils rendre compte de la structure de leurs rites et de leurs
institutions, mais les uns et les autres entrent en résonance, selon des lois précises que nous commençons tout juste à entrevoir, parce qu’ils se conforment
tous à des schèmes généraux qui gouvernent probablement l’ensemble des
phénomènes culturels et naturels59.
Quête de généralité et souci d’intelligibilité
Quel est, en définitive, le but de la science ? Est-il seulement d’élaborer des
« généralisations descriptives » permettant de faire des prédictions réfutables ?
Sperber adopte ce point de vue lorsqu’il oppose, comme nous venons de le
voir, les « généralisations descriptives » aux « généralisations interprétatives ».
Mais cette réponse n’est guère satisfaisante, et lui-même ne s’en accommode
pas, puisque, après avoir opposé la description à l’interprétation, il lui oppose
l’explication (1982, pp. 41-47). En effet, la tâche des sciences est bien
d’expliquer les phénomènes et une explication n’est pas réductible à une simple description. L’hypothèse de Berlin et Kay, par exemple, donne une
description ordonnée des termes qui décrivent les couleurs dans toutes les langues, mais elle ne fournit aucune explication de cet ordre remarquable.
Mais qu’est-ce donc qu’une explication ? Un exemple emprunté aux sciences de la nature devrait apporter un peu de lumière sur cette question. Les
Chaldéens savaient prédire les éclipses, c’est-à-dire décrire d’avance les circonstances de leur apparition, mais il a fallu attendre Anaxagore pour avoir
l’explication du phénomène. Toutefois, Anaxagore mettait en évidence la cause
des éclipses sans pouvoir rendre compte de leur succession régulière : il a fallu
attendre Newton pour avoir une explication satisfaisante du mouvement de la
Terre et de la Lune autour du Soleil. Reste que la théorie de Newton, à son
58
Pour deux tentatives indépendantes d’établir une parenté entre chasse et sacrifice, voir Walter
Burkert, Homo necans, Berlin, 1972 (tr. française, Paris : Belles Lettres, 2005), René Girard, Des
choses cachées depuis la fondation du monde, Paris : Grasset, 1978, pp. 77-81, et W. Burkert, R. Girard
et al., Violent Origins, Ritual Killing and Cultural Formation, edited by R. G. Hamerton-Kelly,
Stanford University Press, 1987.
59
« Il faut bien admettre, écrit René Thom, que si les formes géométrico-dynamiques représentant des
processus sexuels se rencontrent dans tant d'objets de la nature animée ou inanimée, c'est parce que ces
formes sont les seules structurellement stables dans notre espace-temps à réaliser leur fonction
fondamentale comme l'union des gamètes après transport spatial. On pourrait presque affirmer que ces
formes préexistent à la sexualité, qui n'en est peut-être qu'une manifestation génétiquement stabilisée »
(Stabilité structurelle et morphogenèse, Essai d'une théorie générale des modèles, Reading,
Massachusetts : Benjamin, 1972, p. 107).
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
125
tour, n’est pas autre chose qu’une description plus puissante et plus élégante
que celle de Ptolémée. Tout se passe comme si les corps célestes s’attiraient en
raison directe de leur masse et en raison inverse de leur distance, mais cette
étrange action à distance, qui choquait Huygens et Leibniz, exige elle-même
une explication que la Relativité Générale tentera d’apporter. Même si cette
dernière ne fournit jamais qu’une description plus précise de l’univers, elle
élimine l’action à distance, de sorte que, des Chaldéens à Einstein, c’est bien
une quête poursuivie et renouvelée d’intelligibilité qui rend compte du chemin
parcouru. La tâche de la science n’est pas de présenter des faits bruts, ni même
de déduire des faits d’un petit nombre d’hypothèses simples (la théorie
d’Einstein est plus complexe que celle de Newton), car on exige de nouvelles
hypothèses un surcroît d’intelligibilité et pas seulement une « économie de
pensée » ; la tâche de la science, comme René Thom aime à le rappeler, est de
nous faire mieux comprendre la réalité60. Aussi Leibniz la comparait-il à la
découverte d’un chiffre en cryptographie qui d’un seul coup donne sens à des
suites de caractères jusque-là incompréhensibles.
Sperber ne semble pas l’entendre ainsi, mais s’emploie à creuser un fossé
entre l’explication et l’interprétation. « L’anthropologue écrit-il, a pour tâche
d’expliquer les représentations culturelles, c’est-à-dire de décrire les facteurs
qui déterminent la sélection de certaines représentations et leur partage par un
groupe social. L’ethnographe a pour tâche, non point unique mais principale,
de rendre intelligible l’expérience d’êtres humains telle que leur appartenance à
un groupe social contribue à la déterminer. Pour y parvenir, il doit interpréter
certaines des représentations culturelles que ce groupe partage. Expliquer les
représentations culturelles, les interpréter : ces deux tâches sont autonomes
dans leur accomplissement, et complémentaires dans la compréhension des
phénomènes culturels. Pertinentes, elles peuvent l’être l’une et l’autre, mais de
façon opposée : une explication est d’autant plus pertinente qu’elle est plus
générale ; une interprétation est d’autant plus pertinente qu’elle est plus profonde, c’est-à-dire fidèle à l’ensemble complexe de représentations mentales
qui sous-tend tout comportement humain particulier. » (1982, p. 47)
Ce texte n’est guère probant. Il suppose, au mépris de toute l’histoire des
sciences qu’un gain d’intelligibilité est nécessairement payé par une perte de
généralité61. Puis, fort de ce principe, il établit une singulière répartition des
tâches entre l’anthropologie et l’ethnographie. En effet, l’ethnographie, tout
comme l’histoire, n’a pas pour tâche d’interpréter les faits – sauf à confondre
ethnographie et voyage sentimental, histoire et philosophie de l’histoire, bref
science et herméneutique, c’est-à-dire cela même que l’auteur cherche à éviter.
Elle a pour fonction d’établir les faits, c’est-à-dire de les enregistrer et de les
décrire, d’accumuler les matériaux qui serviront à mettre à l’épreuve les hypothèses de l’anthropologue, mais aussi celles de l’économiste, du démographe,
60
Cette exigence d’intelligibilité est également présente dans les sciences formelles. C'est ainsi, par
exemple, que le célèbre théorème d'incomplétude de Gödel est, de l'avis même de son auteur, éclairé par
un théorème de Tarski montrant que le concept de vérité des propositions d'un langage A ne peut pas
être défini à l'intérieur de ce langage A. « It is this theorem, écrit-il, which is the true reason for the
existence of undecidable propositions in the formaI systems containing arithmetic » (lettre à Arthur
Burks, in J. von Neumann, Theory of Self-Reproducing Automata, edited and completed by A. W.
Burks, Urbana and London : University of Illinois Press, 1966, p. 55).
61
Nous venons de le voir. La mécanique relativiste est à la fois plus générale que la mécanique
classique et plus intelligible qu’elle (elle élimine l’action à distance, qui répugnait à Einstein autant qu’à
Huygens et Leibniz).
126
L. SCUBLA
etc. En ce sens, l’ethnographie, pourrait-on dire, constitue, avec l’histoire, le
laboratoire des sciences de l’homme et de la société.
Quant à la définition de l’anthropologie proposée par notre auteur, elle
repose sur une conception trop étroite de son objet. D’abord, en réduisant les
cultures à des configurations de représentations ; ensuite, et quand bien même
on accepterait cette hypothèse, en supposant que les contours de ces configurations sont intégralement déterminés par des mécanismes cognitifs et des
facteurs écologiques externes. Que ceux-ci contribuent à sélectionner, fixer,
orienter et propager les formes culturelles est indéniable. Mais, la structure des
tuyaux et des filtres ne donne qu’une idée fort grossière des propriétés de l’eau
ou des autres substances dont ils canalisent, régularisent ou modifient d’une
manière ou d’une autre le flux. Les facteurs écologiques qui favorisent ou font
obstacle à la propagation de la rage n’expliquent guère la nature de cette maladie. Pourquoi l’épidémiologie des représentations (et des institutions et des
techniques qu’elles accompagnent) échapperait-elle à la loi commune ?
Par quelque bout qu’on prenne la chose, la conclusion est la même. En forçant l’opposition entre interprétation et explication, Sperber ne satisfait
pleinement ni à l’une ni à l’autre. Si, comme il en convient lui-même, les
« représentations culturelles », et plus généralement l’ensemble des phénomènes culturels, demandent à être interprétés, c’est à l’anthropologie elle-même
qu’il appartient de contribuer à accroître leur intelligibilité. En s’adonnant à
cette tâche, loin de s’écarter de la voie sûre de la science, elle ne fera que
mieux s’y maintenir.
Nous aimerions illustrer ces propos par quelques exemples. La chose est
cependant délicate, en l’absence de proposition tenue pour vraie par l’ensemble
de la communauté anthropologique. Non certes parce qu’il n’y aurait pas de
propositions de ce genre (c’est la thèse relativiste), mais parce que chaque
ethnographe s’obstine, avec la complicité bienveillante de ses collègues, à
décrire comme particulières et propres au peuple qu’il étudie des coutumes, des
institutions, des croyances qui, le plus souvent, sont universelles. Faute de
mieux, nous allons reprendre les exemples déjà évoqués.
Lorsqu’on interprète les pratiques rituelles comme étant aux hommes ce
que la procréation est aux femmes, et plus précisément, le versement rituel du
sang par les hommes comme l’équivalent du versement spontané du sang
menstruel par les femmes, on jette les bases d’une théorie (partielle) du sacrifice dont nous avons vu qu’elle satisfaisait le critère poppérien de réfutabilité.
Mais, en outre, on se donne le moyen de comprendre, et pas seulement de prédire, une foule de faits généraux ou particuliers qui, sans cette hypothèse,
resteraient inintelligibles : les prérogatives rituelles des hommes qu’on observe
dans toutes les sociétés, le fait que, dans les rites d’initiation, les hommes doivent tuer symboliquement les néophytes, qu’ils les nourrissent avec une
bouillie qui a l’aspect du lait maternel, que le camp initiatique a la forme d’une
matrice, que sa porte puisse se nommer le clitoris, etc. On n’en finirait pas
d’énumérer la multitude des détails ethnographiques qui d’un seul coup, pour
reprendre la comparaison leibnizienne du déchiffrement d’un texte crypté,
deviennent intelligibles et cohérents entre eux.
De même, si avec René Girard, on interprète le sacrifice comme la répétition d’un acte spontané de violence unanime qui a réconcilié les hommes
autour d’une victime tenue pour responsable de tous les maux, on comprend
non seulement que le sacrifice soit universellement tenu pour le fondement de
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
127
l’ordre social et la source de toutes les différences culturelles, mais aussi qu’il
tende à reproduire, comme c’est encore le cas même dans le sacrifice du
concombre, la séparation des deux « faces » de la victime : pharmakos, chargé
de toutes les souillures, avant son immolation, dieu ou roi chargé de tous les
bienfaits, après.
Dernier exemple. Benveniste a montré62 que la règle du mariage avec la
cousine croisée patrilatérale permettait d’expliquer que le mot latin avunculus,
diminutif de avus, « grand père paternel », puisse signifier « oncle maternel ».
Mais pour comprendre ce fait, nous croyons avoir montré ailleurs qu’il fallait
interpréter le mariage matrilatéral à la lumière du désir masculin de contrôler la
procréation qu’attestent les rites sacrificiels ou para-sacrificiels, ce qui permet
en retour de comprendre le caractère sacrificiel de la relation avunculaire sur
lequel Hocart avait mis l’accent63. Ici encore, l’interprétation est le prolongement naturel de l’explication.
TRAITEMENT SYMBOLIQUE ET « SYMBOLES CULTURELS »
Après ces préliminaires épistémologiques, nous allons nous tourner vers ce
que Sperber, dans un livre (1982) et deux articles (1975 ; 1979), nomme la
« pensée symbolique », ou plus précisément le « traitement symbolique ». Mais
alors que leur auteur s’est peu à peu éloigné de l’anthropologie pour se rapprocher de la psychologie pure, alors qu’il s’est intéressé de moins en moins aux
faits ethnographiques et de plus en plus aux processus cognitifs sous-jacents,
nous prendrons le parti contraire, en abordant les textes dans l’ordre inverse de
leur parution, et en portant notre attention presque exclusivement sur les faits.
Nous voudrions montrer que ceux-ci corroborent nos conjectures, et échappent
en grande partie aux mécanismes mentaux étudiés par Sperber, comme s’ils
étaient compatibles avec eux sans être déterminés par eux.
Pensée rationnelle et pensée symbolique
Publié dans un ouvrage collectif relatif à la « fonction symbolique »,
l’article intitulé « La pensée symbolique est-elle pré-rationnelle ? » (1979)
reprend, pourrait-on dire, le vieux problème de « l’association des idées », lieu
commun de la pensée empiriste, dans une perspective rationaliste. Il a
l’avantage de donner un statut relativement précis au terme fondamentalement
équivoque64, de « symbolique », en évitant toute généralité sur la fonction symbolique, pour se concentrer sur une question bien définie, les relations de la
« pensée rationnelle » avec la « pensée symbolique », et lui apporter une
réponse claire et solidement argumentée.
Il est à peine besoin de définir la pensée rationnelle, dont chacun sait
qu’elle a pour norme, la cohérence, et pour objet les rapports de compatibilité
et d’incompatibilité : rapports de principe à conséquence entre des propositions, de cause à effet entre des évènements, de moyen à fin entre des actions.
Il s’ensuit que la pensée rationnelle procède par inférence, alors que la pensée
62
E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes 1, Économie, parenté, société, Paris :
Éditions de Minuit, 1969, pp. 223-237.
L. Scubla, « Logiques de la réciprocité », Cahiers du CREA n° 6, pp. 55-57.
64
Voir sur ce point l’excellente mise au point de Vincent Descombes in « L’équivoque du
symbolique », Cahiers Confrontation, 3, 1980 (Aubier).
63
128
L. SCUBLA
symbolique, dit Sperber, procède par évocation. Par « pensée symbolique », il
entend, en effet, le pouvoir d’associer des représentations à d’autres représentations par des relations non-inférentielles, telles que la ressemblance et la
contiguïté.
On sonne à ma porte. Je m’en rends compte : c’est une perception ; j’en
déduis que quelqu’un désire me voir : ma perception fait l’objet d’un traitement rationnel ; je pense à quelqu’un dont j’aimerais recevoir la visite : elle fait
l’objet d’un traitement symbolique (1979, pp. 19, 22).
Cet exemple illustre bien la thèse de notre auteur. Avec des nuances plus ou
moins importantes, psychologues et anthropologues s’accordent généralement
pour voir dans la pensée rationnelle une spécialisation tardive de la pensée
symbolique, laquelle serait, du même coup, pré-conceptuelle, pré-logique ou
pré-rationnelle. Sperber, reconnaît lui aussi ces deux formes de pensée, mais en
soutenant, contre la thèse dominante, « que la pensée symbolique est nécessairement construite à partir d’un minimum de traitement rationnel préalable » et
que, du même coup, « le symbolisme ne saurait avoir précédé la rationalité ni
dans l’histoire de l’humanité ni dans celle des individus » (1979, p. 19).
Résumée à grands traits, sa thèse est en effet la suivante : le « dispositif
rationnel » a pour tâche d’opérer une synthèse cohérente de toutes les données
accessibles à l’esprit humain, d’intégrer toute information nouvelle dans le
contexte formé par la représentation intellectuelle des données antérieures ;
mais, « lorsqu’une information remet en cause les principes sur lesquels se
fonde un système cognitif » – lorsque, par exemple, un prêtre présente du vin
en déclarant « voici le sang du Christ » – il produit « une surcharge du dispositif rationnel qui déclenche le dispositif symbolique » (1979, p. 35). Plus
précisément, les choses se passent ainsi : « lorsque le dispositif rationnel ne
peut pas élaborer une synthèse adéquate à partir des informations fournies par
le dispositif perceptuel d’une part, et les informations mémorisées directement
accessibles d’autre part, une exploration non séquentielle de la mémoire à long
terme est conduite, à la recherche de prémisses complémentaires. « C’est cette
exploration », soutient Sperber, « qui est intuitivement perçue comme une
évocation : la conscience plus de l’activité de recherche que des informations
effectivement passées en revue » (1979, p. 34). Bref, il n’y a pas de symboles
ou d’informations symboliques mais seulement des informations plus ou moins
cohérentes entre elles et le traitement symbolique est, pour ainsi dire, la continuation du traitement rationnel avec d’autres moyens.
Nous n’avons pas l’intention de discuter ici cette interprétation rationaliste
de l’activité symbolique, en faveur de laquelle Sperber apporte, au demeurant,
des arguments plausibles. Remarquons toutefois qu’elle repose sur une
conception modulaire de l’esprit humain dont on voit bien qu’elle renouvelle la
vieille psychologie des facultés de manière originale, mais dont on n’est pas
assuré qu’elle soit à l’abri de toute critique65. Notons aussi qu’il y a quelque
65
Notre voisin de table nous interpelle : « Pouvez-vous me passer la moutarde ? », et nous lui
présentons le pot de moutarde. Selon Sperber, notre action se décompose à peu près de la manière
suivante : 1/ nous percevons les paroles de notre interlocuteur (intervention du « dispositif
perceptuel ») ; 2/ nous les comprenons (« mémoire à long terme ») ; 3/ nous regardons si nous pouvons
satisfaire sa demande (« dispositif rationnel ») ; 4/ nous lui passons le pot de moutarde. Mais cette
décomposition est-elle légitime ? On a soutenu (Brouwer cité par Jean Largeault, Énigmes et
controverses, Paris : Aubier-Montaigne, 1980, p. 68 ; René Thom, Modèles mathématiques de la
morphogenèse, pp. 172-173) que comprendre un ordre ou une demande n'était rien d'autre qu'en
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
129
précipitation à conclure qu’« en aucun sens la pensée symbolique ne saurait
être pré-rationnelle » (1979, p. 41). Si l’on donne à « pensée symbolique » le
sens restrictif que lui confère Sperber66, cette proposition est quasiment
tautologique, mais c’est insuffisant, semble-t-il, pour établir, contre Freud par
exemple (1979, pp. 18-19), le caractère primaire de la pensée rationnelle et le
caractère secondaire de toute autre forme de pensée67.
Le « symbolisme culturel »
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas là-dessus que nous nous proposons
d’engager le débat. Nous voudrions seulement examiner si le parti pris cognitiviste de Sperber permet ou non de conférer, à ce qu’il nomme le « symbolisme
culturel », l’intelligibilité qu’on est en droit d’attendre d’une théorie anthropologique. Mais, tout d’abord, qu’est-ce donc que ce symbolisme culturel ?
Chose étonnante, Sperber, pourtant rompu à la méthode axiomatique et adepte
de la pensée claire, parle de « symboles culturels » sans jamais définir cette
expression. Comme on ne saurait soupçonner un auteur aussi scrupuleux de
négligence ou d’inadvertance, on ne saurait faire que l’hypothèse suivante. Si
le symbolisme culturel n’est pas défini, c’est tout simplement qu’il n’a pas lieu
de l’être. Même « symbole » ne réclame aucune définition préalable puisque,
nous le savons déjà, il n’y a pas de symboles en soi, mais seulement des informations et un traitement symbolique de ces informations ; pour préciser la
commencer l'exécution, comme le montre, par exemple, le jeu « Jacques a dit » qui exploite cette
propriété, ou encore le caractère incongru de la réponse « oui » à la question « pouvez-vous me passer
la moutarde ? ». Chez les abeilles, les « messages » sont en fait des « instructions », au sens précis que
ce terme a en informatique, car, l'abeille qui « décode » le message d'une éclaireuse danse de la même
façon que cette dernière et esquisse ainsi l'exécution de l'ordre qu'elle vient de recevoir (cf. la façon dont
Karl von Frisch décrit, en période d'essaimage, la formation de proche en proche, par mimétisme et
convergence, d'un état où toutes les abeilles dansent selon la même direction et au même rythme, dans
Vie et mœurs des abeilles, Paris : Albin Michel, 1956, pp. 169-110). Or, on peut conjecturer que, chez
l'homme, la communication linguistique s'établit, elle aussi, sur le socle de ce que Jakobson nomme la
« fonction conative » (Essais de linguistique générale, Paris : Seuil, coll. Points, 1970, p. 211). Mais,
bien entendu, le propre du langage est d'interposer entre l'homme et l'homme, comme entre l'homme et
les choses, une barrière symbolique qui a pour effet de détruire les prégnances primitives et de
substituer à la communication immédiate et aliénante, une communication médiatisée par des signes ou
symboles qui, parce qu'ils sont simultanément extérieurs à toutes les consciences, rendent possible la
formation d'une pensée libre et autonome (voir la note 51 pour les références aux ouvrages de R. Ruyer
et R. Thom qui développent ce thème).
66
Même lorsqu'il traite du « symbolisme en général », Sperber donne à « symbolique » une extension
beaucoup plus étroite qu'on a coutume de le faire lorsqu'on caractérise l'homme par la « fonction
symbolique » et qu'on place celle-ci à la source de toutes les activités intellectuelles. Nous reviendrons
sur ce point, le moment venu.
67
La métapsychologie freudienne est sans doute fort obscure, mais Paul Watzlawick et ses
collaborateurs ont montré qu'on pouvait en reprendre l'essentiel dans un cadre théorique plus conforme
aux canons de la rationalité scientifique (cf. Logique de la communication, Paris : Seuil, 1972, pp. 6364, note 1). Or, si l'on se place dans cette perspective, l'antériorité de la pensée « analogique » sur la
pensée « digitale » ne saurait guère faire de doute, non plus que le caractère secondaire de la pensée
rationnelle (puisque la pensée rationnelle discursive relève manifestement de la pensée « digitale » au
sens de l'école de Palo Alto). Cette antériorité de l'analogique sur le digital s'accorde, par ailleurs, avec
la primauté ontologique que R. Thom reconnaît, à juste titre nous semble-t-il, au continu sur le
discontinu (cf. Paraboles et catastrophes, pp. 146-147), alors que Sperber, pour sa part, tend, avec
Chomsky, à donner la préséance aux modèles qui privilégient les structures discrètes. Pour une
discussion du point de vue chomskien par Thom, cf. Modèles mathématiques de la morphogénèse, pp.
163-166 notamment.
130
L. SCUBLA
nature de ce traitement, il suffit de définir « stimulus », « représentation »,
« proposition », etc. ce que Sperber ne manque jamais de faire.
« Symbolisme culturel » ne signifie évidemment pas (car on retomberait
dans le relativisme) que chaque culture aurait un type de traitement symbolique
qui lui serait propre ; ni même un mode collectif de traitement qui s’opposerait
au traitement individuel, car, « il n’y a pas d’argument empirique qui donnerait
à penser que le symbolisme culturel et l’évocation individuelle relèvent de
mécanismes mentaux différents » (1979, p. 28). Le symbolisme culturel ne
dépend pas de lois particulières et il faut même écarter l’hypothèse d’une
sélection pour chaque culture d’associations privilégiées ; au demeurant, qu’il
s’agisse du symbolisme collectif ou individuel, les lois classiques de
l’association des idées par ressemblance et contiguïté ne rendent pas compte
des évocations constatées : « la connaissance des associations antérieures n’est
pas suffisante pour prédire quel stimulus a plus de chance d’être traité symboliquement » et « la connaissance à la fois d’un stimulus et de ses associations
antérieures n’est pas suffisante pour prédire quelles évocations ont le plus de
chance d’être suscitées » (1979, p. 31).
Si chaque culture est un ensemble de représentations partagées par un grand
nombre d’individus, un symbole culturel est donc un stimulus capable de
déclencher de riches évocations chez la plupart des membres d’une ethnie donnée : ici, le lion, là, le pangolin, autre part, le casoar. Reprenons la lecture d’un
texte que nous connaissons déjà : « La plupart des humains dans la plupart des
sociétés, écrit Sperber, consacrent une partie de leur temps, de leur énergie et
parfois de leur richesse à mettre sur pied des rites simples ou complexes. Pour
l’essentiel, les effets qu’ont ces rites sont obtenus par le biais d’un processus
d’évocation symbolique déclenché dans l’esprit des témoins et des participants » (1979, p. 26). À première vue, le rituel est un exemple parmi d’autres
d’activité propre à déclencher de riches évocations symboliques, mais la suite
du texte (1979, pp. 26-28), et l’ensemble des écrits où Sperber étudie le symbolisme, révèlent un lien beaucoup plus étroit entre les deux domaines. Non
seulement l’efficacité des rites ressortit à l’efficacité symbolique, mais il semble aussi que la proposition converse soit vraie : car à chaque fois que notre
auteur parle du symbolisme, c’est aussi du rituel qu’il s’agit, comme si l’un
n’allait jamais sans l’autre. Au bout du compte, le « symbolisme culturel » se
réduit au « symbolisme rituel » (1979, p. 28), et les « animaux symboliques »
ou « bons à penser symboliquement » ne sont rien d’autres que les animaux
propres à un usage rituel : très précisément les animaux sacrifiables, c’est-àdire bons à immoler rituellement, tel le pangolin que Sperber se contente ici de
mentionner en passant (1979, p. 27) et que nous retrouverons dans la prochaine
section.
Quatre exemples bons à penser
Toutefois, soucieux de dégager les mécanismes mentaux universels dont
relèvent à la fois « les évocations occasionnelles et idiosyncrasiques » des
individus et « les évocations plus largement partagées et plus régulières du
symbolisme rituel » (1979, p. 28), Sperber ne tient manifestement pas à étudier
pour lui-même un système symbolique quelconque. Il préfère appuyer son
raisonnement sur l’analyse de quatre exemples, apparemment disparates, qu’il
emprunte à notre culture :
(1) du vin appelé « sang »
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
131
(2) allumer un cigare avec un billet de banque
(3) une poule qui chante comme un coq
(4) le numéro 1000 d’un journal.
Il est significatif que le premier exemple renvoie immédiatement au
contexte sacrificiel déjà évoqué par le pangolin et le casoar68.La chose est évidente et se passe de tout commentaire. Ce qui est plus remarquable, c’est que
les trois autres exemples appartiennent, eux aussi, au même système symbolique : celui de la « crise sacrificielle » et de sa résolution violente, tels que René
Girard les caractérise dans La violence et le sacré.
Allumer un cigare avec un billet de banque, c’est détruire de la monnaie ; or
la monnaie est depuis son origine le symbole par excellence de l’ordre culturel69. Si un tel acte suscite des émotions violentes et des réactions indignées, ce
n’est pas seulement parce qu’il passe pour une scandaleuse destruction de
richesses70, c’est aussi, et peut-être surtout, parce qu’il retire aux hommes
l’écran protecteur d’une médiation symbolique, et qu’il est, à ce titre, le signe
majeur de la « crise », c’est-à-dire de l’effondrement de l’ordre culturel et de la
dissolution du lien social.
La poule qui chante comme un coq – tout comme le pangolin qui réunit des
propriétés généralement disjointes – est l’amorce d’un brouillage de l’ordre
naturel qui lui-même révèle ou annonce (symbolise, au sens le plus usuel du
terme) l’effacement des différences culturelles. Sur ce point, le commentaire de
Sperber est juste : « pour les paysans européens traditionnels », écrit-il, en
s’appuyant sur des travaux de Sébillot, « cette anomalie évoquait des malheurs
ou autres anomalies auxquelles on la rattachait causalement, analogiquement
ou des deux façons à la fois » (1979, p. 37). Il suffit de généraliser cette interprétation, de l’étendre à tous les peuples et à tous les animaux. Car, c’est,
toujours et partout, pour des raisons analogues que certains animaux sont plus
que d’autres jugés « bons à penser symboliquement » et donc bons à immoler
rituellement : c’est parce qu’ils rappellent la précarité et le possible effacement
des systèmes différenciateurs, qu’on les sacrifie périodiquement pour assurer la
continuité ou la restauration d’un ordre culturel lui-même toujours menacé de
se dissoudre.
68
En effet, Sperber associe au pangolin, le casoar, deux exemples, dit-il, d'animaux « très
symboliques » pour lesquels il renvoie respectivement aux travaux de Mary Douglas et à l’article de
Ralph Bulmer déjà référencé ci-dessus, note 42. Nous analyserons plus loin le cas du pangolin. Pour le
casoar, nous renvoyons le lecteur au texte de Bulmer. L'auteur y parle beaucoup plus de rituel que de
taxinomie : le casoar est l'objet d'une chasse rituelle particulièrement importante (op. cit., p.10-12).
69
Outre les indications éparses contenues dans l' « Essai sur le Don » de Mauss, pour l'origine rituelle et
plus précisément sacrificielle de la monnaie, cf. B. Laum, Heiliges Geld, eine historische Untersuchung
über den sakralen Ursprung des Geldes, Tübingen, 1924 ; A.-M. Hocart, Le mythe sorcier et autres
essais, Paris : Payot, 1973, pp. 104-111. Et, pour des travaux plus récents d'anthropologues ou
d'économistes, cf. Daniel de Coppet, « 1, 4, 8 ; 9,7. La monnaie : présence des morts et mesure du
temps », L'Homme, X,1, 1970, pp. 17-39 ; Cécile Barraud, « De la chasse aux têtes à la pêche à la
bonite, Essai sur la chefferie à Eddystone », L'Homme, XII, 1, 1972, pp. 67-104 ; Michel Aglietta et
André Orléan, La Violence de la Monnaie, Paris. PUF, 1982 ; André Orléan, « Monnaie et spéculation
mimétique », in Paul Dumouchel (éd.), Violence et Vérité, Actes du colloque de Cerisy, « Autour de
René Girard », Paris : Grasset, 1985, pp. 147-158 ; André Orléan, « Anticipations et conventions en
situation d'incertitude », ms, septembre 1986 (à paraître dans les Cahiers d'Economie Politique).
70
Nous disons que cet acte passe pour une destruction de richesses, et non qu’il en est une, pour la
simple raison que son auteur, en renonçant ainsi à une part de biens disponibles, enrichit ipso facto tous
les autres sociétaires.
132
L. SCUBLA
Le dernier exemple nous retiendra un peu plus longtemps, car il se rattache,
lui, à un véritable problème cognitif, tout en rentrant, par ailleurs, dans la
même catégorie que les précédents. Le numéro 1000 d’un journal peut être
moins évocateur pour tel ou tel d’entre nous que le nombre 1247 ou 7645, si
celui-ci est, par exemple, la date de naissance d’une personne qui nous est
particulièrement chère. Mais, c’est incontestablement un symbole culturel de
premier ordre, marquant une frontière entre la fin d’un cycle et le début d’un
autre. Car, le calcul du temps, qu’il s’agisse de l’heure, du jour ou de l’année,
se fait toujours de façon cyclique ou, comme disent les mathématiciens,
« modulo n ». Bien plus, la plupart des systèmes de numération connus semblent eux-mêmes bâtis sur l’idée de cycle. En Égypte, dit Lucien Gerschel,
« neuf » signifie nouveau, au sens où l’on parle du beaujolais nouveau ou des
pommes de terre nouvelles71. En effet, dans un système où les nombres sont
rangés par blocs de huit, il faut, pour écrire neuf, recommencer un nouveau
bloc :
OOOOO
OOOO
Neuf est ainsi l’homologue de un : c’est, dit le même auteur, un « nouvel
un72 ». Autrement dit, dans le système égyptien, neuf est un nombre « marginal » : comme le montre le schéma ci-dessus, il excède la totalité formée par
huit points disposés sur deux rangées.
Pour comprendre la raison d’être d’une telle disposition, il faut remarquer,
avec Gerschel, que, en présence d’une série d’objets analogues, nous avons du
mal, dès qu’ils sont plus de quatre, à savoir leur nombre sans les compter au
préalable. Si, par exemple, on représente les nombres par des symboles disposés sur une seule rangée, seize (c’est-à-dire quatre fois quatre) est le maximum
que l’œil puisse saisir uno intuitu, et dix-sept, le nombre marginal. On trouve,
dans l’article de Gerschel, d’autres indications intéressantes sur ce type de
représentation des nombres qu’il n’est pas nécessaire de reproduire ici. En
revanche, il faut noter que la notion de nombre marginal ne suffit pas encore à
expliquer les propriétés symboliques du nombre mille. Non que 1000 et 1001 –
que Sperber et Gerschel mentionnent d’ailleurs tous les deux – ne relèveraient
pas du schème qui vient d’être présenté. Mais, parce qu’avec mille nous atteignons, en quelque sorte, la frontière du concevable, et pas seulement de ce qui
est représentable dans l’intuition. Au-delà de mille, pourrait-on dire, commence l’innombrable, et partant l’inconcevable. C’est pourquoi Gerschel
rapproche le statut marginal de la mille-et-unième nuit de celui du vingt-etunième arrondissement de Paris ou encore du quarante-et-unième fauteuil de
l’Académie Française. Arriver à mille, c’est parvenir à un point culminant dont
on ne peut que redescendre. « Briller de mille feux » – l’exemple est encore de
Gerschel –, c’est briller, peut-être pour la dernière fois, d’un éclat indépassable.
En d’autres termes, an arrivant à mille, nous passons par un maximum, nous
atteignons un point critique, nous sommes au bord d’une catastrophe, au sens
le plus général du terme. « Je vous l’ai déjà dit mille fois », proteste-t-on, au
seuil de la colère. Ce n’est pas tout. Puisqu’il s’agit de grands nombres, il faut
se rappeler que les premiers « calculs astronomiques » ont été suscités par la
71
L. Gerschel, « La conquête du nombre. Des modalités du compte aux structures de la pensée »
Annales ESC, juillet-août 1962, pp. 691-714.
72
Op. cit., p. 711.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
133
mise au point des calendriers, et se souvenir que la première fonction d’un
calendrier est d’insérer le temps dans un cycle rituel. Par suite, un rapprochement s’impose entre le « nouvel un » et le « nouvel an » ; or, qu’est-ce que le
jour de l’an, dans maintes et maintes civilisations, sinon le jour du sacrifice
qui, à la fois, achève et inaugure un nouveau cycle rituel73 ?
Le bilan est facile à dresser. Les quatre exemples choisis par Sperber, les
seuls dont il fournit une étude détaillée, se rapportent tous, comme le pangolin
et le casoar qui sont seulement évoqués, au même scénario rituel : celui du
cycle sacrificiel. Tout se passe comme si la pensée de notre auteur était prise
dans un champ de forces, entraînée, malgré lui, par des attracteurs très puissants. Comment ne pas conclure, alors, à l’existence de formes symboliques
universelles sinon de symboles universels ? La poule qui chante comme un
coq, le casoar, le pangolin sont certes des animaux différents, mais ils sont
néanmoins des symboles équivalents, parce que tous analogues, à leur échelle,
à l’évanouissement toujours possible du système des différences culturelles, à
son retour redoutable au chaos primordial des mythes d’origine. Ils sont les
symboles naturels du processus de déstructuration qui hante toutes les cultures
sans exception.
Ni la contiguïté ni la ressemblance, dit Sperber, ne sauraient rendre compte
du symbolisme culturel, et c’est vrai. Mais, faut-il rappeler, avec Kant, que
l’analogie n’est pas la ressemblance, que ce « mot ne signifie pas, comme on
l’entend ordinairement, une ressemblance imparfaite entre deux choses, mais
une ressemblance parfaite de deux rapports entre des choses tout à fait dissemblables »74 ? Or, c’est bien à ce genre de rapports que nous avons ici affaire.
Mais, Sperber, curieusement, ne fait aucune place à l’analogie dans son système d’explication. Le lion, remarque-t-il avec une insistance voulue, ressemble beaucoup plus à une lionne qu’au valeureux guerrier qu’il évoque généralement (1979, p. 21-28), et cela, à l’en croire, suffirait à discréditer
l’associationnisme classique. Mais, d’où vient, alors, que le lion et le soleil,
comme le remarquait Hocart, soient toujours des symboles de la royauté75 ? La
théorie « contextuelle » du symbolisme avancée par Sperber ne peut apporter
aucune lumière sur ce point. Elle explique seulement que telle ou telle forme
(celle du pangolin, ou celle du casoar) soit ici ou là plus particulièrement
adaptée à sa fonction rituelle, en fonction du contexte naturel et culturel auquel
elle appartient et sur le fond duquel elle se détache. Elle est incapable de prédire l’existence de « symboles culturels » universels ou du moins d’analogies
étroites entre tous ces symboles. Ce pourquoi il n’y a guère qu’une explication
possible : l’existence, dans toutes les cultures, de structures particulièrement
prégnantes, dont tous les symboles culturels seraient des figures concrètes et
des variantes analogiques. C’est cette hypothèse que nous allons tenter de vérifier, en continuant l’examen des travaux de Sperber.
73
Le lecteur « cartésien » qui soupçonnerait ces dernières lignes de côtoyer le délire spéculatif ou
l’ébriété intellectuelle trouvera dans l'article de Daniel de Coppet cité à la note 69 ci-dessus, une
description de l'usage rituel du « neuf » chez les Aré'aré de Mélanésie pour clore un cycle de violences.
Cf. aussi l'exemple donné par S. Tcherkézoff, note 50.
74
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. J.
Gibelin, Paris : Vrin, 1941, pp. 146-147.
75
Hocart, Rois et Courtisans, ch. VIII : « Le roi ».
134
L. SCUBLA
Le dispositif symbolique
Le texte que nous venons d’étudier est le développement théorique d’un
article antérieur dont le titre, inspiré de Lévi-Strauss, annonce d’entrée de jeu
les présupposés intellectualistes de son auteur : « Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ? »
(1975). Titre qui signifie, en gros : « Pourquoi certains animaux font-ils plus
que d’autres l’objet d’un traitement rituel ? » Car, nous le savons déjà, et nous
le vérifions ici, mieux que partout ailleurs : « symbolique » est chez Sperber un
substitut de « rituel »76, et plus précisément un euphémisme puisque les animaux « bons à penser » sont le plus souvent des animaux bons à immoler.
Deux choses nous retiendrons dans cet essai. En premier lieu, la présentation, par Sperber lui-même, de sa grande hypothèse : l’opération de « mise
entre guillemets », comme point de départ du traitement symbolique –
hypothèse déjà présentée dans Le symbolisme en général et reprise dans un
chapitre du Savoir des anthropologues, mais formulée ici d’une façon particulièrement intéressante pour notre propos. En second lieu, la discussion des
travaux de Mary Douglas sur les prohibitions du Lévitique et le culte du pangolin chez les Lele du Kasai, discussion toujours minutieuse et pertinente du
point de vue cognitiviste, mais laissant à notre avis échapper l’essentiel, ce
sans quoi l’anthropologie ne vaudrait pas une heure de peine.
Sperber commence donc par résumer la conception du symbolisme qu’il a
soutenue et justifiée dans ses travaux antérieurs. Bien que le texte soit un peu
long, nous allons le reproduire intégralement, pour éviter une paraphrase qui
risquerait d’être à la fois moins claire et moins fidèle, et pour avoir sous les
yeux certaines formules de l’auteur qui, de notre point de vue, présentent un
intérêt particulier.
« Selon cette conception, la symbolicité n’est une propriété ni des
phénomènes, ni des percepts, mais bien des représentations conceptuelles. Une
représentation conceptuelle est un ensemble de propositions ; les unes décrivent une information nouvelle, les autres font le lien entre cette information
nouvelle et le savoir préalablement acquis. Lorsque ce lien n’est pas suffisamment établi, ce qui est notamment le cas lorsque les propositions décrivant
l’information nouvelle ont des conséquences paradoxales, la représentation
conceptuelle n’est pas assimilable par la mémoire. On pourrait s’attendre que,
dans ces conditions, cette représentation inassimilable soit purement et simplement rejetée. Mais l’esprit humain est équipé d’un dispositif particulier, le
dispositif symbolique, qui en quelque sorte récupère ces déchets de l’activité
conceptuelle et les soumet à un traitement propre. La représentation conceptuelle qui a échoué à rendre assimilable son objet devient elle-même l’objet
d’une seconde représentation, symbolique cette fois. J’ai proposé d’exprimer
cette objectivation d’une représentation conceptuelle en disant qu’elle figure
désormais entre guillemets. La mise entre guillemets d’une représentation
conceptuelle, point de départ de son traitement symbolique, est provoquée par
le fait qu’une des conditions conceptuelles d’assimilation à la mémoire n’est
pas satisfaite. Le traitement symbolique lui-même consiste en deux étapes : il y
76
Cf., par exemple, 1975, p. 10. Sperber écrit « l'objet d'un traitement symbolique » au lieu que
Radcliffe-Brown disait « l'objet d'une attitude rituelle ».
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
135
a tout d’abord une focalisation de l’attention qui passe des propositions décrivant l’information nouvelle à la condition insatisfaite sous-jacente ; cette
focalisation détermine dans la mémoire encyclopédique un champ d’évocation.
L’évocation consiste alors à reconstituer par le souvenir ou l’imagination les
données qui auraient permis de satisfaire à la condition sous-jacente et à rendre
ainsi l’information initiale assimilable » (1975, pp. 5-6).
Ce texte est, dans son ensemble suffisamment explicite pour n’exiger aucun
commentaire d’ordre général. Nous nous intéresserons seulement à l’opération
de mise entre guillemets, point de départ du traitement symbolique, qui joue un
rôle important dans la suite de l’article (cf. 1975, p. 6). Nous y avons déjà fait
allusion plus haut, mais il faut y revenir, car elle touche directement à notre
propos.
La mise entre guillemets comme opération logique
On sait que cette opération, qui est familière à tout étudiant en logique,
permet d’éviter les contradictions et paradoxes qui ne manquent pas de surgir
lorsqu’on met sur le même plan une chose et le nom de cette chose. On ne peut
pas dire, par exemple, que sept est un nombre premier et aussi un mot français
de quatre lettres. Il faut dire, ou plutôt écrire, d’une part, que sept est un nombre entier, d’autre part, que « sept » est un mot de quatre lettres. Soit encore, en
hommage à Chrysippe, la proposition : un char passe par ma bouche. Elle est
manifestement fausse, car elle énonce un fait impossible. Mais il suffit de mettre entre guillemets les deux premiers mots de cette phrase pour en faire une
proposition vraie à chaque fois que je l’énonce. Car, si je dis « un char », en
effet, « un char » passe par ma bouche.
L’intérêt spéculatif de cette opération de mise entre guillemets, qui pourrait
sembler purement ludique, n’est plus à démontrer depuis les travaux de Tarski
sur « le concept de vérité dans les langages formalisés » qui remontent à 1931,
mais il n’y a pas lieu d’aborder ici cet aspect de la question. Le mérite de
Sperber est de montrer que cette technique pouvait être employée pour décrire
de façon rigoureuse certains phénomènes cognitifs qui, de Saint Augustin à
Lacan, en passant par Leibniz, avaient déjà retenu l’attention de nombreux
penseurs, mais qui n’avaient jamais fait l’objet d’une étude systématique. Ces
phénomènes cognitifs tournent tous autour du paradoxe suivant : il est possible
d’enseigner ce que l’on ignore, parce qu’il est possible de mémoriser ce que
l’on ne comprend qu’à moitié77.
Soit par exemple un jeune enfant qui entend dire que M. Untel est mort,
alors qu’il ne dispose pas encore du concept de la mort (1975, p. 84). Il ne peut
pas enregistrer cette information nouvelle sous la forme d’une proposition telle
que « M. Untel est mort », venant s’ajouter aux propositions : « M. Untel est
77
Cf. Saint Augustin, De Magistro, trad. G. Madec, Paris, Desclée de Brouwer, 1976, que Lacan
résume ainsi : « très souvent les sujets disent des choses qui vont beaucoup plus loin que ce qu'ils
pensent, et ils sont même capables de confesser la vérité en n’y adhérant pas. L'épicurien qui soutient
que l'âme est mortelle cite les arguments de ses adversaires pour les réfuter. Mais ceux qui ont les yeux
ouverts voient que là est la parole vraie, et reconnaissent que l'âme est immortelle » (Le Séminaire, livre
l (1953-1954), Paris : Seuil, 1975, p. 293. Quant à Leibniz, il écrivait, par exemple : « on n'est
quelquefois que le truchement des pensées, ou le porteur de la parole d'autrui, tout comme serait une
lettre ; et même on l'est plus souvent qu'on ne pense » (Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain, III,
II, 2, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 246).
136
L. SCUBLA
boulanger », « M. Untel porte des lunettes », etc. L’information est-elle alors
irrémédiablement perdue ? Pas nécessairement, car, l’opération de mise entre
guillemets permet à cet enfant de la mémoriser sous la forme suivante : « la
proposition “M. Untel est mort” est vraie, quoi que “mort” puisse signifier ».
Sous cette forme, la nouvelle proposition, rendue en quelque sorte homogène
aux autres, pourra s’agréger à elles pour former un tout cohérent.
En d’autres termes, la mise entre guillemets a pour effet de donner à des
« représentations semi-propositionnelles » le même statut logique qu’aux
« représentations propositionnelles » (cf. 1982, II). Bien entendu, ce mécanisme cognitif joue un rôle tout aussi important dans la pensée des adultes que
dans celle des enfants : Sperber n’a aucune peine à en donner des exemples
probants, en matière de science comme de politique ou de religion (1982, pp.
76, 111-119). En effet, même pour un homme cultivé, la vérité de « e = mc2 »
n’est en général pas du même ordre que celle de « 2 + 2 = 4 ». On ne sait pas
que e = mc2 comme on sait que 2 + 2 = 4, on sait seulement (ou l’on croit
savoir) que « e = mc2 » est valide. Innombrables sont les propositions du type :
p est scientifique, p est un dogme de notre Église, Marx a établi que p, etc., où
p est une proposition qui figure entre guillemets.
L’importance du mécanisme cognitif qui permet aux hommes de construire
de telles propositions ne saurait faire de doute car, sans exiger des individus
des prouesses intellectuelles exorbitantes, il leur permet d’assimiler et de
conserver la culture qu’ils ont reçue et même de l’enrichir. Tout ce que Sperber
écrit à ce sujet est excellent (1982, pp. 69-74), et l’on ne peut que souscrire à sa
conclusion. « Un ordinateur rejette purement et simplement toute information
qui ne se présente pas sous la forme requise. Les êtres humains, en revanche,
ne peuvent pas se permettre de faire les difficiles. Plutôt que de rejeter les
informations dont ils ne parviennent pas à construire une représentation
propositionnelle, ils essaient de les récupérer par le biais de représentations
semi-propositionnelles. Celles-ci servent non seulement à atteindre la propositionalité par étapes, mais aussi à inspirer la pensée créative » (1982, pp. 73-74).
La double universalité du symbolisme
Reste à vérifier si cette conception de l’esprit humain permet de réfuter le
relativisme culturel de façon aussi expéditive que Sperber semble le croire.
Nous avons déjà émis plus haut quelques réserves à ce sujet, le moment est
venu de les expliciter. L’argument de Sperber est le suivant. Le relativiste soutient que les hommes de cultures différentes vivent dans des univers cognitifs
différents et que, par suite, en matière de croyances individuelles ou collectives, tout est possible, des hommes d’une autre culture pouvant parfaitement
partager des croyances qui nous paraissent, à nous, tout à fait irrationnelles.
Mais, objecte Sperber, considérons des croyances telles que : R est ce que nous
ont enseigné nos sages ; R est un saint mystère ; Marx (Freud, Wittgenstein...)
a établi que R ; seuls des païens (des fascistes, des gens de l’autre côté de la
montagne) nieraient que R’ etc. « Le sujet peut adopter de telles croyances sans
trop se soucier du contenu de R, or il ne lui en faudra pas plus pour affirmer,
pour invoquer, pour défendre R, pour en explorer les interprétations, bref pour
se comporter comme s’il croyait R représentationnellement » (1982, p. 76). En
effet, il suffit qu’il soit rationnel, pour le sujet, de faire confiance à la source
d’où émane une représentation semi-propositionnelle, pour qu’il soit rationnel
de croire « représentationnellement », et non pas « factuellement », à cette
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
137
représentation. D’où la conclusion qui s’impose : « si les croyances apparemment irrationnelles que l’on rencontre dans d’autres cultures étaient des
croyances factuelles, on pourrait soutenir qu’il faut en réinterpréter le contenu
de façon à en établir la rationalité, fût-ce au prix d’avoir à imaginer des univers
connaissables radicalement différents les uns des autres […] ; si l’on suppose
au contraire qu’il s’agit de croyances représentationnelles au contenu semipropositionnel, on peut faire l’économie du relativisme » (1982, pp. 77-78).
Cet argument est valide et nous n’entendons évidemment pas le récuser.
Nous doutons seulement qu’il suffise à réfuter complètement le relativisme. En
effet, l’opération de mise entre guillemets a pour effet de rendre opaque le
contenu de la croyance, ou de la représentation, sur laquelle elle porte, mais
non pas de l’opacifier entièrement78, faute de quoi le travail d’évocation, troisième moment du traitement symbolique, tel que l’analyse Sperber (cf. 1975,
p. 6, déjà cité plus haut), ne serait pas possible ou n’aurait pas lieu d’être. Et,
dès lors, de deux choses l’une : ou bien les « symboles culturels » sont aussi
variés que Sperber semble l’admettre implicitement, et le relativisme risque de
renaître de ses cendres, ou bien ils appartiennent tous à une classe extrêmement
restreinte, comme nous le conjecturons, et le relativisme pourra être complètement réfuté. Si l’on soutient que l’opération de mise entre guillemets a pour
effet de rendre complètement opaques les croyances et les représentations
culturelles, l’alternative est à peu près la même : si le contenu de ces croyances
est arbitraire, on voit resurgir une forme de relativisme, plus atténuée que celle
combattue par Sperber, mais non moins redoutable, car, comme nous l’avons
déjà dit, l’esprit humain pourrait alors accueillir, en principe, n’importe quel
contenu ; si donc on veut écarter définitivement le relativisme, il faut démontrer, comme nous tentons de le faire ici, non seulement l’existence d’un
dispositif symbolique universel, mais aussi celle de symboles universels ou
transculturels.
La mise entre guillemets comme opération symbolique
Mais avant de poursuivre cette tâche, nous voudrions ajouter une dernière
remarque sur la première phase du traitement symbolique, c’est-à-dire la mise
entre guillemets. De l’avis même de son promoteur, celle-ci est la seule à jouer
un rôle important dans l’article qu’il consacre aux travaux de Mary Douglas
relatifs aux phénomènes rituels. Serait-ce anodin ? Nous ne le croyons pas.
Nous serions plutôt enclins à penser la mise entre guillemets comme la réplique d’un moment essentiel du processus rituel lui-même.
78
En principe, les choses sont simples. Dans l'usage courant du langage, nous « voyons », pour ainsi
dire, le signifié, « à travers » le signifiant. Par la mise entre guillemets, nous portons l'attention sur le
signifiant, ce qui a pour effet de le rendre « opaque », c'est-à-dire de nous dissimuler le signifié, évitant
ainsi, le cas échéant, le heurt de significations conflictuelles. Mais, la réalité est un peu plus complexe,
comme le montrent les exemples suivants :
(a) Socrate est un philosophe grec
(b) « Socrate » est le nom d'un philosophe grec
(c) Le premier mot de la phrase (a) est le nom d'un philosophe grec.
S'il est évident que la phrase (a) parle de Socrate, et à peu près évident que la phrase (c) ne le fait pas, il
faut un petit moment de réflexion pour s'assurer que la phrase (b), elle non plus, puisqu'elle est
équivalente à (c), ne parle pas de Socrate. Pour un traitement plus complet de cette question, on peut se
reporter au livre très clair de F. Récanati déjà mentionné dans la note 29.
138
L. SCUBLA
Rappelons comment Sperber décrit cette opération dans le long passage que
nous avons extrait de son texte. Que se passe-t-il, demandait-il, lorsqu’une
information nouvelle n’est pas assimilable par la mémoire ? Et il répondait :
« on pourrait s’attendre que, dans ces conditions, cette représentation inassimilable soit purement et simplement rejetée. Mais l’esprit humain est équipé
d’un dispositif particulier, le dispositif symbolique qui en quelque sorte récupère ces déchets de l’activité conceptuelle et les soumet à un traitement
propre » (1975, p. 5).
Ce qui est intéressant ici, c’est la comparaison du traitement symbolique à
une activité de récupération des déchets car, coïncidence frappante, René
Girard emploie exactement la même image pour décrire le « mécanisme victimaire » qu’il présente comme la clé de voûte de toutes les opérations rituelles79.
Or, cette coïncidence n’est pas fortuite, car la représentation entre guillemets et
la victime sacrificielle ont des statuts formellement analogues : l’une et l’autre
ont un caractère marginal, l’une et l’autre sont simultanément à l’intérieur et à
l’extérieur du système dont elles relèvent80.
Bien entendu, nous ne perdons pas de vue que Sperber décrit des opérations
intellectuelles et non des opérations rituelles et nous ne prétendons pas qu’il
étudie celles-ci à son insu en croyant analyser celles-là : la mise entre guillemets a bien les propriétés qu’il lui reconnaît, et Sperber n’est à cet égard le
jouet d’aucune illusion. Mais, il est remarquable que le mécanisme intellectuel
qui lui sert à expliquer pourquoi certains animaux sont particulièrement bons à
immoler a précisément les mêmes propriétés que le mécanisme victimaire par
lequel Girard rend compte de tous les grands rituels sacrificiels. D’où nous
serions tentés de conclure qu’il ne faut ni expliquer les opérations rituelles par
des opérations intellectuelles, comme le voudrait Sperber, ni expliquer les opérations intellectuelles par des opérations rituelles, comme Girard y serait
parfois enclin ; il faudrait plutôt expliquer les unes et les autres par un petit
nombre de schèmes fondamentaux structurant tous les phénomènes naturels et
culturels, qu’ils soient collectifs ou individuels.
Traitement intellectuel et traitement rituel des animaux
Venons-en maintenant à l’étude des « symboles culturels » eux-mêmes,
c’est-à-dire à l’étude des animaux qui sont « symboliques » pour des raisons
non contingentes à leur animalité (1975, p. 6), entendons par là, les animaux
qui jouent un rôle important dans les rites ou les mythes collectifs, et pas seulement dans les représentations idiosyncrasiques des individus.
Eu égard à ce qui précède, se demander dans quelles conditions la représentation conceptuelle d’un animal se prête à une élaboration symbolique, c’est
79
Girard a recours à cette comparaison à propos de la monarchie sacrée, mais il vient de démontrer que
le roi est une victime en instance de sacrifice. La comparaison vaut donc pour le mécanisme victimaire
en général. « Le roi a une fonction réelle, écrit-il, et c'est la fonction de toute victime sacrificielle. Il est
une machine à convertir la violence stérile et contagieuse en valeurs culturelles positives. On peut
comparer la monarchie à ces usines, généralement situées sur les marges des grandes villes et qui sont
destinées à transformer les ordures ménagères en engrais agricoles » (La violence et le sacré, p. 155).
La comparaison a paru vulgaire à certains esprits délicats, alors que Girard vient de citer un chant
d'investiture mossi qu'il ne fait que suivre à la lettre : « Tu es un excrément ! Tu es un tas d'ordures ! Tu
viens pour nous tuer ! Tu viens pour nous sauver » (ibidem).
80
Pour l'étude de cette propriété chez la victime sacrificielle, cf. Girard, op. cit., pp. 27-28 et 375-376.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
139
poser la question : « dans quelles conditions une représentation zoologique estelle mise entre guillemets ? » (1975, p. 6). Or, à cette question, l’anthropologie
contemporaine apporte une réponse dont Sperber reconnaît l’intérêt, mais dont
il désire montrer les limites : « la symbolicité d’un animal procéderait de son
anomalie taxinomique » (1975, p. 6). Tel est, notamment, le point de vue de
Mary
Douglas81,
qu’elle
expose
elle-même
de
la
façon
suivante : « Tout système donné de classification ne peut qu’engendrer des
anomalies et toute culture donnée se trouve nécessairement confrontée à des
événements qui semblent défier ses conceptions. Elle ne peut pas ignorer les
anomalies que produisent ses schémas, sinon au risque de ne plus inspirer
confiance. C’est pourquoi, me semble-t-il, nous trouvons dans toute culture
digne de ce nom différentes mesures à prendre en face des événements ambigus ou anormaux » (traduit par Sperber, 1975, p. 10 ; cf. De la souillure, p.
58).
L’ethnologue britannique énumère alors plusieurs mesures curatives qui se
ramènent toutes aux trois formes suivantes : l’élimination physique pure et
simple des êtres déviants ou monstrueux (qu’il s’agisse de coqs qui chantent la
nuit ou de jumeaux) ; le tabou ou l’évitement (et notamment les prohibitions
alimentaires) ; le sacrifice rituel, tel celui du pangolin, dont il sera bientôt
question. « En somme, conclut Sperber, un être naturel qui s’écarte du schéma
taxinomique est symboliquement séparé des êtres normaux, évitant ainsi une
remise en cause de ce schéma » (1975, p. 10).
Et dès lors, notre auteur a beau jeu de montrer, contre Mary Douglas, (a)
que les taxinomies populaires sont cohérentes et sans anomalies ; (b) qu’au
demeurant l’explication proposée semble réfutée par les animaux fantastiques
(car, « s’il s’agit […] d’écarter les hybrides et les monstres naturels, pourquoi
en créer d’artificiels […] qui ne font que compliquer la tâche ? ») ; (c) que, en
outre, elle est incomplète, car elle n’explique pas pourquoi les animaux exemplaires prennent souvent, eux aussi, comme les anormaux, une valeur
symbolique.
Ici encore, on doit reconnaître que, sur le terrain où il place la discussion,
Sperber est inexpugnable ; force est de lui donner acte que Mary Douglas n’a
pas suffisamment réfléchi à la structure des systèmes classificatoires et aux
propriétés formelles des taxinomies. Mais, cette négligence de sa collègue est
bénigne, et c’est lui faire une mauvaise querelle que de la reprendre sur ce
point. Car, même si certaines formules de Purity and Danger peuvent s’y prêter, c’est forcer un tantinet la pensée de son auteur que de lui imputer la thèse
selon laquelle « le traitement symbolique […] rempli[rait] une fonction –
intellectuelle et non pratique – de sauvegarde des schémas taxinomiques »
(1975, p. 10). En résumant ainsi le point de vue de sa collègue, Sperber joue
avec l’ambiguïté, introduite et entretenue par lui, de l’expression « traitement
symbolique », expression que Mary Douglas elle-même n’emploie jamais ; car,
pour sa part, elle étudie moins les processus mentaux que les opérations rituelles élaborées et mises en œuvre par les hommes, non pour préserver des
taxinomies mais bien l’ordre du monde lui-même auquel celles-ci se rapportent.
81
M. Douglas, Purity and Danger, An Analysis of Concepts of Pollution and Tabou, London :
Routledge and Kegan Paul, 1966 (trad. française, De la souillure, Essai sur les notions de pollution et
de tabou, Paris : Maspero, 2e éd., 1981).
140
L. SCUBLA
Autrement dit, que Sperber décrive mieux que Douglas les mécanismes
intellectuels sous jacents à l’élaboration des classifications zoologiques, c’est
vrai et ce n’est certes pas négligeable ; mais, Douglas décrit mieux que lui les
institutions et contribue ainsi, à notre sens, plus directement, à l’édification
d’un savoir véritablement anthropologique. La pierre de touche est, en effet, la
suivante : on comprend beaucoup mieux le sacrifice et les précautions rituelles
qui entourent certains animaux en lisant l’anthropologue britannique qu’en
lisant son censeur français. Ce dernier explique, au mieux, quels animaux sont
rituellement immolés, ou font l’objet de tabous, mais il ne dit rien sur la raison
d’être de telles pratiques ; tandis que Mary Douglas nous aide à comprendre,
même si c’est encore confusément, pourquoi certains animaux font l’objet d’un
traitement rituel et pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là. C’est donc elle qui
répond complètement à la question posée par Sperber, dans le titre de son article.
Les prohibitions du Lévitique
Relisons, en effet, De la souillure, en nous limitant aux passages retenus
par Sperber : nous y trouvons une analyse du rituel qui permet de répondre aux
objections de ce dernier et, en outre, qui consolide et même suggère
d’améliorer la théorie transculturelle du religieux qui se constitue peu à peu
depuis le début de cette étude. Mary Douglas commence par une remarque
essentielle qui corrobore, d’entrée de jeu, une thèse que nous avons déjà rencontrée : la principale fonction du rituel est de mettre les êtres (humains ou
divins) à bonne distance les uns des autres. « Les règles relatives au sacré,
écrit-elle dans le style de Mauss, sont [...] destinées à tenir les dieux à distance », qu’il s’agisse de « mettre les dieux à l’abri des profanations » ou de
« mettre le profane à l’abri de dangereuses intrusions divines »82. D’où ce qu’il
est convenu d’appeler « l’ambivalence » du sacré ou, plus exactement, la
contiguïté des notions de sacré et d’impur qu’atteste, par exemple, le latin
sacer83. Car, ajouterons-nous, si la divinité est, comme le soutient Girard, la
violence hypostasiée, une trop grande proximité des dieux est ipso facto pour
les hommes une cause de souillure. La sainteté des dieux suppose, au contraire,
leur transcendance, c’est-à-dire leur éloignement ; et c’est pourquoi, comme le
relève Douglas, le mot hébreu kadosch, que l’on traduit par saint, signifie
d’abord séparé84.
Cela posé, les abominations du Lévitique et du Deutéronome perdent leur
caractère énigmatique. Elles sont toutes précédées du commandement « Soyez
saints, car je suis saint », montre Douglas, parce qu’elles ont toutes pour objet
de préserver et de renforcer la séparation des éléments et des êtres que Dieu a
instituée en créant le monde85. On sait avec quelle instance le verbe « séparer »
revient d’un bout à l’autre du chapitre premier de la Genèse, ce qu’on appelle
la création du monde étant avant tout une série de séparations successives86.
82
De la souillure, p. 30.
Malgré les dénégations de certains anthropologues, Mary Douglas a raison de voir dans le double
sens du latin sacer un exemple qui illustre une loi générale. Car, à chaque fois qu'on les examine attentivement, les prétendus contre-exemples qu’on oppose à cette conjecture confirment son bien-fondé : cf.
Cahiers du CREA, n° 6, pp. 222-223.
84
De la souillure, p. 30.
85
De la souillure, p. 74.
86
Cf. Leo Strauss, « On the Interpretation of Genesis », L’Homme, XXI-1, 1981, pp. 5-20.
83
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
141
Pour être saint, comme Dieu est saint, l’homme doit donc maintenir et prolonger cette œuvre de séparation. De là, cette phobie du mélange et cette obsession
de la pureté qui gouvernent toutes les prescriptions du Lévitique et du
Deutéronome, sans exception, car il s’agit toujours de l’application réitérée
d’un seul et même principe : non seulement l’homme ne doit pas s’accoupler
avec une bête, mais il ne doit pas non plus accoupler des bêtes de deux espèces
différentes, ni ensemencer son champ de deux espèces distinctes, ni atteler un
bœuf avec un âne, ni porter un habit hybride fait de laine et de lin, etc.
C’est dans ce contexte général qu’il faut interpréter les prohibitions relatives aux animaux. Sont pures toutes les espèces que leurs caractères tranchés
rapportent aussitôt à l’une des trois grandes régions originellement séparées par
Dieu : la terre, les eaux ou le firmament. « Dans le firmament, ce sont les volatiles ailés à deux pattes ; dans les eaux les poissons à écailles qui nagent avec
des nageoires ; sur la terre, ce sont les animaux à quatre pattes et qui sautent ou
marchent87. » Sont impures, a contrario, les espèces qui semblent brouiller
cette répartition conforme à la division primordiale des éléments ; ainsi, « tout
ce qui vit dans l’eau sans nageoires ni écailles », aussi bien que « les créatures
à quatre pattes qui volent », ou encore les animaux terrestres qui rampent88.
Comme cette brève énumération l’atteste, les critères d’impureté ne sont
pas tant d’ordre morphologique que d’ordre moteur. Ce point n’a pas échappé à
Mary Douglas qui consacre un important développement au statut du
« grouillement » dont on pourrait dire qu’il est aux mouvements réguliers ce
que l’hybride est aux races pures. « Driver et White [The Polychrome Bible,
Leviticus, Londres, 1898], écrit-elle, emploient le mot grouillement pour traduire l’hébreu shérec, qui s’applique autant aux êtres qui foisonnent dans les
eaux qu’à ceux qui grouillent sur la terre. Qu’il s’agisse de foisonner, de se
glisser, de se traîner, de ramper ou de grouiller, ce mouvement est toujours de
forme indéterminée. Et si les principales catégories d’animaux sont toutes
définies par leur type de mouvement, alors le grouillement, mode de propulsion qui n’est propre à aucune classe particulière défie la classification de base.
Les bêtes qui grouillent ne sont ni poissons, ni oiseaux, ni bêtes à viande. Les
anguilles et les vers vivent dans l’eau, mais pas comme les poissons ; les reptiles vivent sur terre, mais pas comme les quadrupèdes. Toutes ces créatures ne
participent à aucun ordre.89 »
Autrement dit, le grouillement est dans l’ordre dynamique du mouvement,
le principe, et pas seulement l’analogue, de ce qui se manifeste comme hybridation dans l’ordre statique des classifications. Le grouillement est particulièrement abominable parce qu’il ne compromet pas seulement la représentation
intellectuelle de l’univers mais bien l’ordre du monde lui-même, dont il révèle
la précarité : ordre du monde que les précautions rituelles ont justement pour
objet de maintenir tant bien que mal dans l’état d’équilibre que Dieu lui a
donné au moment de la création originelle.
Ainsi se trouve garantie la cohérence du système religieux biblique et
confirmée avec elle la théorie du rituel déjà ébauchée plus haut, si on accepte
de voir dans le Lévitique, comme le propose Mary Douglas, une illustration
d’un schème universel, et si on convient de considérer le grouillement comme
87
De la souillure, p. 74.
De la souillure, p. 75.
89
Ibidem.
88
142
L. SCUBLA
un symbole particulièrement expressif de ce que René Girard nomme la crise
sacrificielle. Et, forts de ce résultat, il est facile de répondre à trois objections
de Sperber.
Réponse à trois questions
Si les précautions rituelles ont pour objet de remédier aux anomalies
engendrées par l’existence de monstres et d’hybrides naturels, demandait-il,
pourquoi la pensée symbolique se complique-t-elle la tâche en créant ellemême des monstres artificiels, fabuleux et mythiques ? La réponse est évidemment la suivante : le rituel n’a pas pour fonction de sauvegarder des
taxinomies mais de préserver l’ordre culturel, et la pensée religieuse est obsédée par les hybrides et les monstres parce qu’elle redoute l’effondrement de cet
ordre, dont elle conserve la mémoire. Comme l’a montré Girard90, les animaux
fantastiques sont des représentations hallucinées de cet effondrement dont le
mythe rappelle qu’il est toujours possible. Quant au rite, il s’emploie à conjurer
ou retarder ce funeste destin de l’ordre culturel, en rejetant sur ses marges les
animaux naturels dont les anomalies sont un signe patent de sa précarité.
Deuxième objection de Sperber : « pourquoi certaines anomalies taxinomiques, comme le pangolin des Lele, au lieu d’être mises à l’écart par une
prohibition, sont-elles au contraire mises au centre de la vie culturelle, vénérées, rituellement consommées, etc. ? » (1975, p. 11). Ce à quoi l’on peut toute
suite répondre que l’opposition entre les animaux qui sont mis à l’écart et ceux
qui sont vénérés est superficielle, puisque la « vénération » est le plus souvent
indissociable de la mise à mort rituelle. Mais, cet argument est insuffisant. Si
Sperber insiste sur cette opposition, que Douglas elle-même est la première à
relever, c’est qu’elle correspond à une distinction réellement faite par la pensée
religieuse. Les Lele du Kasaï ont, en effet, des prohibitions qui ressemblent
formellement à celles du Lévitique ; en revanche, note leur ethnographe, « loin
d’être abominé ou tenu pour anormal, le pangolin est consommé au cours
d’une cérémonie solennelle »91. Pourtant le pangolin, petit fourmilier à écailles,
a manifestement le caractère d’un monstre. « Par son existence, écrit Douglas,
il contredit toutes les catégories animales courantes. Il possède des écailles
comme les poissons, mais il grimpe sur les arbres [comme les oiseaux]. La
femelle ressemble plutôt à une lézarde pondeuse d’œufs qu’à une mammifère,
mais elle allaite ses petits. Ce qui est plus significatif encore, c’est que, contrairement aux autres petits mammifères, elle donne naissance à un seul petit à la
fois » comme les êtres humains92. Nulle contradiction, toutefois, dans la pensée
religieuse lele, si l’on suppose que le système rituel a pour fonction de prévenir
ou, à défaut, de guérir la crise de l’ordre culturel, telle qu’elle se manifeste
dans les désordres naturels. Car, dans cette perspective, les mesures préventives (prohibitions) portent tout naturellement sur les formes les plus bénignes
du mal, et les mesures curatives (le sacrifice qui convertit le mal en bien parce
qu’il répète la mise à mort de la victime émissaire) sur les formes les plus graves. Or le pangolin, parce qu’il réunit tous les caractères généralement disjoints
des êtres naturels, humains et non humains, et concentre ou résume ainsi en lui
tous les mélanges et toutes les confusions, symbolise à merveille le point criti90
La violence et le sacré : ch. VI.
De la souillure, p. 180.
92
Ibidem.
91
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
143
que du désordre culturel et représente ipso facto la victime par excellence de
l’immolation réparatrice. Tout cela fait immédiatement sens à la lumière des
hypothèses développées dans La violence et le sacré, et montre, en retour, la
puissance de ces hypothèses.
La dernière objection paraît plus redoutable : d’où vient, demande Sperber,
que les animaux exemplaires, comme les animaux anormaux, fassent souvent
l’objet d’un traitement symbolique ? « Ainsi la Bible, observe-t-il, ne distingue
pas seulement les animaux ordinaires que l’on peut manger, des abominations
qui sont interdites. Parmi les animaux que l’on peut manger, elle distingue
aussi ceux qui, de par leur perfection individuelle et leur exemplarité
spécifique, peuvent faire l’objet d’un sacrifice » (1975, p. 26). Et de rappeler, à
ce propos, les passages du Lévitique et du Deutéronome qui exigent des animaux offerts en sacrifice qu’ils ne soient porteurs d’aucune tare : ni aveugles,
ni boiteux, ni estropiés, ni mutilés, ni tuméfiés, ni galeux, etc. Mais si les animaux parfaits peuvent avoir une charge symbolique aussi forte que les animaux
monstrueux, que devient l’explication proposée par Mary Douglas pour rendre
compte des attitudes rituelles et que devient l’interprétation du culte du
pangolin que nous venons d’esquisser, en développant les intuitions de
l’ethnologue britannique dans le cadre de la théorie girardienne ? L’une et
l’autre semblent être discréditées, et en particulier la théorie de la victime
émissaire, qui, si elle s’accordait avec des faits contradictoires montrerait par là
même qu’elle n’explique rien.
Nous nous proposons cependant de conserver cette théorie, dans la mesure
où l’existence de plusieurs sortes de victimes sacrifiables ne saurait pas plus
l’invalider que l’existence de corps légers et de corps graves n’invalide la loi
universelle de chute des corps. En effet, le cœur de la théorie est l’idée que le
sacrifice (et le rituel en général) est la répétition d’un acte séparateur qui a pour
effet de maintenir les hommes à bonne distance les uns des autres en les mettant à bonne distance des dieux. Le point de départ du processus rituel est un
état d’indifférenciation, souvent évoqué par les mythes d’origine, où les dieux
se distinguent à peine des hommes et où l’impur et le sacré se recouvrent presque entièrement. À partir de cet état primordial, il est raisonnable de concevoir
le processus rituel comme un processus d’extériorisation de la divinité, du
même ordre que le processus d’extériorisation de la technique, du langage et de
l’art, étudié par Leroi-Gourhan93, et qui s’accompagne de la formation d’un
pôle où le saint conquiert son autonomie par rapport au sacré94 ou, ce qui
revient au même, où le sacré se dissocie de plus en plus de l’impureté à
laquelle il était étroitement lié. Or, s’il en est ainsi, l’objection de Sperber
tombe aussitôt, car la question qu’il soulève à bon droit trouve immédiatement
une solution. Le culte du pangolin et les sacrifices à Iahvé sont les termes
extrêmes du processus d’extériorisation, dont le sacrifice nuer, sous la forme
canonique que nous avons étudiée, présente un terme moyen. Chez les Lele, la
victime et le dieu sont confondus ; comme le roi incestueux et cannibale des
monarchies sacrées, le pangolin est à la fois un monstre et un dieu ; il est aussi
bien la victime que l’on divinise que le dieu que l’on immole. Chez les Nuer, la
divinité s’est éloignée des hommes, et par suite la victime a changé de caractère, mais tout en conservant la trace de son ambiguïté originelle, puisque le
93
Cf. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole.
Mary Douglas remarque que kadosch, c'est-à-dire saint, signifie non seulement la séparation, mais
aussi la totalité, la plénitude, completeness (De la souillure, p. 70), et donc l'autosuffisance, l'autonomie.
94
144
L. SCUBLA
rituel, comme nous l’avons vu, consiste à séparer la part bénéfique et la part
maléfique de cette victime, à isoler en elle le divin et le monstrueux. Chez les
Hébreux, enfin, la transcendance de Dieu est extrême et, symétriquement, la
victime, loin d’être monstrueuse ou mixte est intègre et parfaite : sainte comme
Dieu est saint, mais cependant totalement séparée de Dieu, si bien que le sacrifice est maintenant interprété comme une offrande à la divinité, signe probable
de sa prochaine disparition95.
Au demeurant, les belles pages (1975, pp. 27-29) que Sperber consacre à
l’analyse de la foire, du zoo et du cirque reposent sur une tripartition des animaux qui correspond point par point aux trois formes de sacrifice et de victime
que nous venons de distinguer puisque dans une foire, on exhibe des monstres,
dans un zoo, des animaux parfaits, et au cirque (qui « occupe une position
intermédiaire à cet égard entre le zoo et la foire »), des animaux physiquement
parfaits, mais dont « le comportement sur la piste doit s’écarter radicalement de
la norme idéale de leur espèce » (1975, p. 27). D’où le bilan lucide, dressé par
notre auteur, auquel on ne peut manquer de souscrire : « Qu’un animal, écrit-il,
accomplisse ou transgresse la norme idéale de son espèce, ou appartienne à une
espèce qui accomplit ou transgresse la norme idéale de son genre, est-ce là une
raison pour le sacrifier, le vénérer, l’abominer, l’interdire ou en faire la vedette
d’un spectacle culturel ? Il semblerait que oui et qu’on puisse proposer comme
hypothèse générale qu’une représentation zoologique devient symbolique dès
lors que la norme idéale s’y trouve indiquée » (1975, p. 28). Mais, ajoute-t-il,
« cette hypothèse pourtant est encore insuffisante ». En effet, elle est
insuffisante, parce que ce n’est pas seulement la « représentation zoologique »
qui devient « symbolique » mais l’animal qui fait l’objet d’un traitement rituel.
Elle est insuffisante, aussi, parce que ce traitement rituel (ou ludique, comme
au cirque) ne suppose pas que la norme soit d’ores et déjà accomplie ou
transgressée par l’animal, mais a plutôt pour objet d’obtenir cet
accomplissement ou cette transgression. Elle est insuffisante, enfin, parce
qu’elle ne s’interroge pas sur la réalité culturelle et sociale que représente (ou
symbolise) la norme idéale que transgresse ou accomplit l’animal qui fait
l’objet d’un traitement rituel.
Mais, au lieu d’explorer ces questions, Sperber, fidèle à son parti pris intellectualiste, préfère s’interroger sur les rapports de la pensée symbolique et de la
pensée rationnelle et préparer ainsi la voie aux analyses que nous avons déjà
étudiées dans la section précédente. Nous voudrions, quant à nous, adopter la
démarche inverse, et chercher l’universel non pas dans les structures abstraites
95
Il n'y a pas loin, en effet, de la transcendance du Dieu biblique à la transcendance des dieux
épicuriens, dont les hommes ont besoin (ils sont des modèles pour les sages comme Iahvé est un modèle
pour les saints), mais qui en retour n'attendent rien des hommes : ni prières, ni sacrifices. – Mais, cette
transcendance ne se manifeste vraiment qu’après la destruction du Temple, qui entraîne l’abolition du
culte sacrificiel. Tant que celui-ci était vivant, le sacrifice à Dieu, tout en exigeant une victime pure, se
rapprochait parfois du sacrifice nuer, par exemple dans l’important rituel du bouc émissaire, décrit au
chapitre XVI du Lévitique. Le prêtre choisit deux boucs parfaitement semblables, puis tire au sort pour
savoir celui qui sera offert en sacrifice à Dieu. Quant à l’autre bouc, chargé de tous les péchés du
peuple, il est conduit au désert. Le texte sacré ne décrit pas le sort qui lui est réservé, mais, selon une
tradition très vraisemblable, il était précipité du haut d’une falaise et s’écrasait sur les rochers. Il y a
donc une opposition très nette entre la mort sacrificielle du bouc pur et la mort ignominieuse du bouc
que son fardeau a rendu impur. Mais, la similitude originelle des deux victimes rappelle la parenté des
deux types de mort – nouvel indice, soit dit en passant, de la pertinence de la théorie girardienne du
sacrifice.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
145
de l’esprit humain mais au cœur même de la réalité ethnographique, en montrant que le culte du pangolin suggère quelques hypothèses fondamentales sur
la nature des institutions humaines.
Le culte du pangolin, centre organisateur de la culture lele
Nous avons vu que le pangolin réunissait les principaux caractères, généralement disjoints, des êtres humains et non humains, qu’il cumulait les
propriétés des animaux aquatiques, terrestres et célestes. À ce titre, il nous est
apparu comme une créature monstrueuse que son immolation transforme, selon
un schéma universel, en une divinité bienfaisante. Dans les pages qui précèdent, nous avions mis l’accent sur le premier aspect du pangolin, parangon de
tous les mélanges et toutes les confusions. Mais, son sacrifice a pour effet de le
convertir en modèle de « l’union harmonieuse des contraires », en médiateur
par excellence entre le village et la forêt, entre les hommes et les esprits.
Médiateur que Mary Douglas compare avec pertinence à Jésus-Christ, tant
l’image que les Lele se font du pangolin ressemble formellement à la représentation que Pascal propose du Christ, « modèle de toutes les conditions96 ». Si
Douglas ne renvoie pas elle-même à la théorie pascalienne de la médiation
christique, elle note, en revanche, que, « comme le Christ, le pangolin, est au
dire des Lele, une victime volontaire. On ne le prend pas : il vient au village97 ». Il est probable que ces ressemblances ne sont pas fortuites, mais
témoignent de l’existence d’une structure universelle. D’où l’intérêt
d’examiner d’un peu plus près le culte du pangolin.
Ce qui retient aussitôt l’attention est la chose suivante : de même que le
pangolin « réunit tous les éléments que la culture lele tient séparés »98 ou, plus
exactement, réunit tous les éléments que la nature tend généralement à séparer
(car la culture lele se borne, en l’occurrence, à enregistrer ce fait naturel), de
même le culte du pangolin réunit-il toutes les formes institutionnelles que la
culture lele (car, cette fois c’est bien d’elle qu’il s’agit) tient généralement pour
opposées. Bref, comme le souligne Luc de Heusch, les hommes-pangolins
représentent dans le village l’équivalent de ce que sont les pangolins dans la
forêt, le culte du pangolin est à l’ensemble de la culture lele ce que le pangolin
lui-même est à l’ensemble des autres animaux99.
96
« Considérer Jésus-Christ en toutes les personnes et en nous-mêmes Jésus-Christ comme père en son
père, Jésus-Christ comme frère en ses frères, Jésus-Christ comme pauvre en les pauvres, Jésus-Christ
comme riche en les riches, Jésus-Christ comme docteur et prêtre en les prêtres, Jésus-Christ comme
souverain en les princes, etc. Car il est par sa gloire tout ce qu'il y a de grand, étant Dieu, et est par sa
vie mortelle tout ce qu'il y a de chétif et d'abject. Pour cela il a pris cette malheureuse condition, pour
pouvoir être en toutes les personnes, et modèle de toutes les conditions » (Pascal, Pensées, éd.
Brunschvicg, n° 785).
97
De la souillure, p. 180.
98
De la souillure, p. 181.
99
L. de Heusch, « Structure et praxis sociales chez les Lele du Kasai », compte rendu de Mary Douglas,
The Lele of the Kasai, Londres, 1963, in L'Homme, IV, 3, 1964, pp. 87-109, et repris dans Pourquoi
l'épouser ?, Paris : Gallimard, 1971, pp. 43-71. Nous suivons ici le commentaire de Luc de Heusch, car,
de l'avis même de Mary Douglas, son collègue belge, qui a étudié ses documents, a montré que le
pangolin personnifiait à un point qu’elle-même était loin de soupçonner, les discriminations
fondamentales de la culture lele (De la souillure, pp. 184-185). Voir aussi, de Luc de Heusch, « La
capture sacrificielle du pangolin en Afrique centrale », Systèmes de pensée en Afrique Noire, Cahier 6 :
Le sacrifice, V, Paris : Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1983, pp. 131-147, repris dans Le sacrifice
dans les religions africaines, pp. 51-68.
146
L. SCUBLA
En effet, la société lele est structurée et travaillée par le conflit de deux
principes antagonistes : l’un masculin, l’autre féminin. Du point de vue de la
parenté, la société est formée de clans matrilinéaires exogames, mais du point
de vue territorial, elle est divisée en unités résidentielles patrilocales, au sens
propre et surtout au sens figuré du terme car, bien que les Lele choisissent leur
résidence avec beaucoup de liberté, c’est la chasse, activité masculine, par
opposition à l’agriculture, activité féminine, qui fonde le village comme unité
de production. Tout en étant dispersés entre les différents villages, les clans ont
néanmoins un rôle essentiel, car ce sont eux qui assurent la circulation des
principales richesses : femmes, tissus, de raphia, etc. D’où une tension subtile
entre le principe généalogique féminin et le principe territorial masculin, qui
traverse tous les aspects de la culture lele, et n’oppose pas seulement les femmes aux hommes, en leur enjoignant des activités économiques différentes ou
des tabous alimentaires distincts, mais aussi les femmes aux femmes et les
hommes aux hommes, par l’intermédiaire d’institutions antagonistes comme
c’est le cas dans le système d’alliance et de parenté. Il serait trop long
d’expliquer ici, avec tous les détails techniques nécessaires, le mécanisme
relativement complexe des institutions matrimoniales. Nous renvoyons le lecteur intéressé à la monographie de Mary Douglas, ainsi qu’aux commentaires
éclairants de Luc de Heusch et, accessoirement, de Lévi-Strauss100. Disons
seulement qu’on y voit s’affronter non seulement des personnes mais aussi des
structures. Se heurter les stratégies distinctes des hommes et des femmes, mais
aussi rivaliser entre eux, pour le contrôle des femmes, d’un côté, des hommes
de classes d’âge distinctes, de l’autre, des hommes d’une même classe d’âge,
comme les deux grands pères, paternel et maternel, qui se disputent les sœurs
de leur petit-fils. Tout cela a pour toile de fond la compétition de deux formes
de mariage préférentiel qui expriment l’opposition du village et du clan : un
type de mariage qui favorise l’échange restreint et l’endogamie villageoise, un
autre qui favorise l’échange généralisé entre les clans matrilinéaires.
Venons-en aux institutions religieuses. Il n’y a pas chez les Lele de culte
classique des ancêtres, mais seulement des cultes villageois qui mettent
l’accent sur la paternité. Compte tenu du lien étroit, que nous avons déjà aperçu
plus haut et sur lequel nous reviendrons plus loin, entre le rituel et la
procréation, cela n’a rien de surprenant. Toutefois, puisque le village lele n’est
pas une unité matrilinéaire, mais patrilocale, le fait que le rituel soit réservé aux
hommes et mette l’accent, lui aussi, sur le côté paternel, semble accentuer le
déséquilibre entre les principes masculin et féminin. Un examen plus attentif
des choses montre que ce n’est pas le cas. La société lele comporte, en effet,
deux sortes d’associations cultuelles masculines : celles des « Géniteurs » et
celle des « Hommes-pangolins101 ». Pour être rituellement investi de la qualité
de Géniteur, il suffit d’être père d’un enfant. Pour devenir Homme-pangolin, il
faut, en revanche, remplir trois conditions : (a) le postulant doit avoir engendré
un garçon et une fille ; (b) les deux enfants doivent être nés d’une même
femme, et qui appartient nécessairement à l’un des clans fondateurs du village ;
(c) le postulant ainsi que son père doivent remplir l’un et l’autre ces conditions.
La fonction de ces règles est évidente : elles tendent à maintenir la continuité
démographique des clans matrilinéaires au sein du village patrilocal. Il en
découle des attributions rituelles beaucoup plus importantes pour les Hommes100
101
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris : Plon, 1973, pp. 116-127.
Cf. Pourquoi l'épouser ? p. 71.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
147
pangolins que pour les Géniteurs. Par l’initiation, ces derniers obtiennent seulement la qualité de chasseurs à part entière, c’est-à-dire l’accès à une activité
strictement masculine dont le caractère rituel ne semble pas très marqué. En
revanche, les Hommes-pangolins exercent une activité rituelle essentielle, car
ils sont responsables à la fois du succès des hommes à la chasse et de la
fécondité des femmes, et cela, bien que les sphères respectives des deux sexes
soient en principe nettement séparées. C’est donc par eux, et par eux seulement, comme le souligne de Heusch, que « l’homme et la femme, le clan et le
village, la diachronie et la synchronie réalisent une synthèse harmonieuse102 ».
Autrement dit, de même que le pangolin représente, par ses traits conjugués, l’ensemble des créatures vivantes, le rituel du pangolin représente à son
tour la culture lele tout entière dont il est d’ailleurs, par sa seule structure, un
représentant plutôt qu’une représentation103. Comme le sommet du cône qui,
chez Pascal, est à la fois point et cercle, droites concourantes et hyperbole,
ellipse et parabole104, comme le Christ qui, chez le même Pascal, est l’analogue
religieux du sommet du cône105, le pangolin est un point singulier de la culture
lele qui concentre toute une structure globale dans une structure locale106. En
cela, il n’est pas tant le centre de perspective ou le point de vue privilégié qui
permettrait d’avoir une perception globale de cette culture, que la clef de voûte
ou l’opérateur de totalisation qui en assure l’unité et la stabilité structurelle.
Divertissement océanien : le « peintre » des Tin dama
Cette correspondance à première vue surprenante entre l’organisation
rituelle de la société lele et l’anthropologie religieuse de Pascal, et la possibilité
d’en donner un modèle mathématique de portée générale donne à réfléchir. On
pourrait se demander si toute ethnie ne présenterait pas une semblable singularité, c’est-à-dire un point de convergence, à la fois, de la société et de la
culture : un centre de régulation des conflits interhumains, comme l’exige le
modèle girardien auquel nous avons plusieurs fois fait emprunt, mais aussi un
centre organisateur des institutions, comme l’exige le modèle dynamique de la
culture que suggère la philosophie de la nature de René Thom qui nous sert de
boussole théorique. Les monarchies sacrées, auxquelles nous avons fait allu-
102
Ibidem.
Par cette opposition du « représentant » et de la « représentation », empruntée librement à Freud et à
ses traducteurs, nous entendons suggérer, contre la thèse cognitiviste, que l'unité d'une culture n'est
probablement pas suspendue à l'existence de représentations mutuellement partagées (« common
knowledge ») ou seulement mutuellement accessibles (« mutual manifestness »). On pourrait même
conjecturer qu'une culture est d'autant plus stable qu'aucun des individus qui en relève ne peut avoir sur
elle une vision synoptique et totalisante. Sur ce point, voir L. Scubla, « Hiérarchie des sexes et
hiérarchie des savoirs ou Platon chez les Baruya », Cités, n° 9, 2002, pp. 13-24.
104
Cf. Pascal, « Generatio conisectionum » in Œuvres complètes, Paris : Gallimard, coll. de la Pléiade,
1957, pp. 66-70 ; reproduit dans Pascal, Opuscules philosophiques, textes présentés par Michel Boy,
Paris : Hachette, 1980, qui contient une excellente lecture croisée des textes scientifiques et religieux
(ou philosophiques) de l'auteur des Pensées.
105
L. Scubla, « Géométrie et connaissance de l'homme chez Pascal », diplôme d’études supérieures,
1964, ms ; M. Serres, « Le paradigme pascalien », in Le système de Leibniz et ses modèles
mathématiques, Paris : PUF, 1968, tome II , pp. 647-712.
106
Cette définition de la singularité empruntée à René Thom (Paraboles et Catastrophes, pp. 27 et 170171 pour l’exemple du cône) suggère qu'on pourrait interpréter la culture lele, et peut-être toute culture
en général, comme le déploiement d'une semblable singularité.
103
148
L. SCUBLA
sion dans la première partie de cette étude, ont manifestement cette propriété107.
Aussi préférons-nous prendre deux exemples qui nous font sortir de l’aire africaine, en examinant brièvement les fonctions du « peintre » chez les Tin dama
de Nouvelle-Guinée, et les caractéristiques de la chefferie Nambikwara que
Sperber analyse dans son essai sur le structuralisme (1973, pp. 11-83).
Les Tin dama108 habitent dans une région marécageuse située au Nord-Est
de la Nouvelle-Guinée où ils vivent principalement de la pêche et de
l’horticulture. Leur société est constituée de clans matrilinéaires et formée de
plusieurs villages dispersés sur une aire d’environ 20.000 km2, pour une population de l’ordre de 3.000 personnes. Chaque village, bâti sur pilotis, est
subdivisé en plusieurs quartiers dont chacun comprend une maison des hommes, collective, à laquelle les garçons ont accès à partir de l’âge de quinze ans
et des maisons individuelles, où demeurent les femmes et les enfants. La séparation de sexes est rigoureuse au sein même du couple monogame, où il n’y a
pas prestations réciproques mais division des tâches : homme et femme possèdent chacun des zones de pêche et des terres cultivables qui leur sont propres,
mais, comme la pêche est une activité féminine et le jardinage une activité
masculine, mari et femme restituent chacun à l’autre les produits qu’ils ont
recueillis sur le territoire de leur conjoint. Là s’arrête, semble-t-il, la collaboration au sein du couple, qui n’a pas de véritable vie commune.
Les Tin dama ont élaboré une conception de la vie particulièrement subtile
qui a, manifestement, de grandes affinités avec la philosophie stoïcienne, en
raison de l’importance qu’elle accorde aux concepts de tension et de correspondance structurale entre le macrocosme et le microcosme109. « Pour eux, écrit
leur ethnographe, le monde, le corps et la société sont organisés sur le même
modèle. Plus exactement, le corps humain est le modèle référentiel de tout ce
qui peut exister, [si bien, par exemple, qu’on désigne les différentes parties du
village par le nom des différents organes] ; le corps humain est conçu comme
essentiellement précaire, il est une fédération d’organes qui ne tiennent entre
eux que par la volonté du ‘sujet’ d’être justement un humain ; que cette volonté
s’amoindrisse, que cette tension fédérative baisse pour une raison ou pour une
autre et voilà le corps entrant en désorganisation [...] ; toute la conception de la
vie humaine et de la vie sociale tourne chez les Tin dama autour de cette notion
de tension volontaire opposée à un monde d’agrégats précaires110. »
107
Pour un excellent exemple emprunté à l'aire africaine, voir Raymond Jamous, Honneur et Baraka,
Structures sociales traditionnelles dans le Rif, Cambridge et Paris : Cambridge University Press et
Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1981, ch. 11 (où le sultan réunit les valeurs opposées
de l'honneur et de la baraka) et ch. 13 (où le mariage apparaît comme une réplique locale et parodique
du sultanat).
108
Nous résumons ici librement deux conférences faites, le 7 mai 1986, et le 13 février 1987, par
François Lupu. L’ethnographe des Tin dama a eu la courtoisie de relire ce passage et de vérifier que
nous avions correctement transcrit les faits qu’il avait présentés. Il nous laisse, en revanche, l’entière
responsabilité de leur élaboration théorique. Nous avons donné une présentation plus complète de ces
données, en nous intéressant plus particulièrement à la relation du peintre avec ses disciples, dans
« Mimétisme, violence et éducation : quelques aspects de la relation maître-disciple », La spirale
mimétique, Dix-huit leçons sur René Girard, ouvrage publié sous la direction de M. S. Barberi, Paris,
Desclée de Brouwer, 2001, pp. 234-246.
109
On trouvera une excellente présentation des concepts fondamentaux de la cosmologie stoïcienne
dans S. Sambursky, Physics of the Stoïcs, London : Hutchinson & Co, 1971.
110
F. Lupu, Présentation écrite d'une conférence donnée le 13 février 1987.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
149
Cela posé, nous allons nous intéresser à l’activité du peintre, dont nous souhaiterions montrer qu’elle constitue la clef de voûte de la société et de la
culture des Tin dama, analogue en cela à la partie hégémonique de l’âme dans
le modèle stoïcien du corps humain. En effet, dans cette société égalitaire et
indifférenciée, sans hiérarchie ni spécialisation professionnelle, le peintre est le
type même de singularité que notre modèle théorique nous invite à rechercher.
Alors que les Tin dama ignorent la division sociale du travail, que chacun,
selon son sexe et ses besoins personnels, pêche, fait son jardin, construit sa
pirogue, etc., le peintre est le seul à avoir un métier, c’est-à-dire à vivre exclusivement de sa peinture qu’il vend aux autres villageois, le seul aussi à
accumuler des surplus (d’ignames, de services, etc.). Comment expliquer cela ?
La théorie hocartienne, à laquelle nous nous sommes déjà référés, nous suggère
de voir dans le peintre un spécialiste du rituel. Or, bien que l’ethnographe des
Tin dama répugne à parler à son propos d’activités « magiques », « religieuses » ou même « rituelles », force est bien de recourir à l’hypothèse et au
vocabulaire de Hocart pour décrire sa place et ses fonctions. Le peintre, nous
dit-il d’entrée de jeu, est le « maître de l’interprétation orale de la tradition » et,
si l’on examine ensuite comment on devient peintre, qui achète et pourquoi la
peinture, et comment on apprécie les œuvres, aucun doute n’est permis : le
peintre est le personnage central de tous les grands rituels qui scandent la vie
collective des adultes111.
On devient peintre en fréquentant une « école de peinture », c’est-à-dire
« l’atelier » d’un peintre confirmé. Ces écoles attirent de nombreux jeunes
gens, mais la sélection est très sévère. L’enseignement est entièrement silencieux, car un peintre qui parlerait est censé perdre son aptitude à peindre. Le
maître enseigne en décomposant les gestes devant ses élèves. Ceux-ci ne
regardent pas l’œuvre, mais le corps du maître, et ils acquièrent une technique
de maîtrise du corps : respiration, gestes, etc. Il arrive que, en suivant les gestes
du maître, un élève entre en transes, tombe dans un état cataleptique, ce qui est
interprété comme un signe favorable pour la suite de ses études, on dirait aussi
bien de son parcours initiatique. La fin de l’enseignement est tout aussi ritualisée : elle est marquée par une séparation brutale du maître et du disciple. Le
maître se plaint avec véhémence d’avoir engendré un rival ingrat. Il le rudoie,
crache sur lui, le bouscule et le fait tomber dans l’eau ou dans la boue. De
même, le disciple devenu autonome dit pis que pendre de son ancien maître.
C’est seulement beaucoup plus tard qu’il parlera de lui avec gratitude et fierté.
La principale commande que puisse recevoir un peintre est d’avoir à faire la
décoration extérieure de la maison des hommes, grande bâtisse de quarante
mètres de longueur sur vingt mètres de largeur et quinze mètres de hauteur. Il
s’agit de réaliser une immense peinture qui représente le blason et l’histoire des
clans abrités dans cet important édifice. Les autres commandes sont individuelles et font l’objet d’une concurrence entre les villageois, car s’il n’y a pas
de chef, il y a des leaders momentanés que désigne leur succès à accumuler (en
se ruinant parfois) le plus grand nombre possible d’écorces peintes qu’ils
accrochent à la toiture de la maison des hommes, au-dessus de la place qu’ils y
occupent. Il est probable que ces écorces sont moins des objets de prestige que
des « life-givers », permettant aux individus de maintenir à l'intérieur de leur
111
Les Tin dama ont des rituels d'initiation pour les jeunes gens, dotés de propriétés remarquables, mais
qu'il n'est pas nécessaire de mentionner ici.
150
L. SCUBLA
être cette « tension » convenable qu'il leur faut toujours entretenir sous peine
de catastrophe, car on sait qu'après la naissance, malgré l'issue victorieuse de la
lutte avec le jumeau-placenta (cf. le mythe de la naissance auquel il sera fait
allusion un peu plus loin) chaque individu a toujours un statut précaire qui
implique de grandes précautions rituelles.
Le public juge de la valeur des œuvres à l’aide trois critères. Tout d’abord
une œuvre a d’autant plus de prix qu’elle est plus âprement discutée, qu’elle se
prête à une pluralité d’interprétations. Si une seule interprétation est possible,
l’œuvre ne vaut rien, elle est « innommable ». Si elle donne lieu à une discussion interminable, qui oppose des interprétations également plausibles, elle est
excellente. L’important est le processus même de la discussion. On ne cherche
pas à aboutir à un consensus, à une interprétation qui serait la bonne. Ce qui
compte, c’est la richesse du débat, et c’est la lassitude des participants qui
généralement met fin au heurt des interprétations. Qu’il s’agisse donc
d’acquérir les œuvres ou de les évaluer, on voit donc que les productions du
peintre ont pour effet de polariser, de canaliser et de ritualiser les rivalités qui
mettent les individus aux prises les uns avec les autres.
Ensuite, la valeur d’une œuvre est fonction de l’intensité des tensions qui
existent entre les divers motifs qu’elle contient. L’œuvre la plus prisée doit
donc être une sorte de microcosme, un miroir qui reflète dynamiquement
l’ensemble de la culture Tin dama. C’est ainsi, par exemple, que telle écorce
peinte aura beaucoup de prix parce qu’elle représente à la fois les deux hémisphères cérébraux, le fœtus et le placenta dans le sein maternel et deux groupes
d’homme qui se font face, mais surtout parce qu’elle rend de manière expressive le conflit que le placenta et le fœtus, que les Tin dama se représentent
comme des jumeaux ennemis, sont censés se livrer avant la naissance, de
même que la lutte rituelle entre les deux groupes rivaux qui précède la fondation d’une nouvelle unité villageoise.
Enfin, la valeur d’une œuvre dépend de la capacité de l’artiste à aller chercher, à l’extérieur de son village ou même de sa société, de nouveaux motifs
pour les acquérir et les intégrer à la thématique traditionnelle ; ce qui fait du
peintre un intermédiaire économique et diplomatique particulièrement important entre son groupe et ceux qui vivent alentour.
Il n’est pas nécessaire d’allonger cette description. Elle montre bien que le
peintre est, effectivement, chez les Tin dama l’opérateur de totalisation de la
société et de la culture que nous recherchions, l’artisan et le gardien du lien
social et de l’identité culturelle, puisque, par son activité, il relie tous les individus et les groupes les uns aux autres, en même temps qu’il canalise et oriente
leurs conflits, et que, par ses œuvres, il maintient tout en l’enrichissant l’unité
de la culture de son peuple, en mettant en résonance des mythes et des rites
aussi divers que ceux de la naissance d’un enfant et de l’installation d’un village, et en assurant l’isomorphisme des représentations du corps, de la société
et de l’univers.
Trois explications de la chefferie nambikwara
L’exemple de la chefferie Nambikwara, quoi que moins riche que le précédent, n’en est pas moins significatif. Il a en outre l’intérêt d’avoir été fort bien
présenté par Sperber lui-même, à une époque où celui-ci objectait aux structuralistes que leur parti pris de traiter toute la vie sociale en termes de
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
151
communication, à supposer qu’il puisse convenir à l’analyse du langage et de
la parenté, ne permettait pas d’étudier le politique et le rituel, qui se trouvaient
ainsi relégués de fait aux marges de l’anthropologie (1973, pp. 83-85).
« Les Nambikwara, nous rappelait-il, sont des semi-nomades du Brésil
occidental qui, pendant la plus grande partie de l’année, vivent en petits groupes, d’ailleurs instables, chassant et ramassant leur nourriture. Chaque groupe a
un chef qui doit organiser les activités collectives et se montrer constamment
généreux envers ceux qui le suivent. En contrepartie, il bénéficie d’un privilège
exclusif de polygamie. Les femmes sont elles-mêmes productrices de nourriture : donc, la condition de célibataire serait misérable si les dons de nourriture
que le chef fait au groupe ne venaient compenser en partie la perte des femmes
supplémentaire que le groupe a accordées à son chef » (1973, pp. 77-78)
Claude Lévi-Strauss112 explique la chefferie par une sorte de contrat social,
aux termes duquel le groupe échangerait les « éléments individuels de sécurité » dont il dispose (les femmes, pourvoyeuses de nourriture) « contre une
sécurité collective attendue de l’autorité113 ». Mais, cette explication n’est pas
satisfaisante, car le chef ne dispose pas d’un pouvoir coercitif qui lui permettrait d’assurer la sécurité collective en maintenant l’ordre par son autorité ;
dans ces conditions, on voit mal pourquoi ses compagnons renonceraient en sa
faveur aux femmes de leurs familles qui « valent beaucoup plus dans cette
société que n’importe quoi d’autre » (1973, p. 19).
Pierre Clastres114 insiste, au contraire, sur le fait que dans les sociétés
indiennes semblables à celle des Nambikwara, le chef ne dispose d’aucun pouvoir, si l’on entend par là la possibilité de donner des ordres destinés, en
principe, à être obéis. Et il en propose une explication subtile qui fut naguère
célèbre sur la place de Paris115. Les Indiens auraient deviné que le pouvoir, livré
à lui-même, tendait à devenir oppressif : aussi auraient-ils choisi de prendre les
devants, en isolant le chef dans une prison dorée et en le plaçant en dehors du
circuit des échanges. Ce à quoi il est facile d’objecter que les Indiens n’ont
aucune raison de redouter une coercition politique dont ils n’ont pas
l’expérience, et que, par ailleurs, le chef participe lui-même aux échanges de
prestations, même s’il s’agit d’un système de relations non symétriques.
Après avoir fait cette mise au point, Sperber présente ce qu’il appelle trop
modestement « quelques hypothèses » sur la chefferie Nambikwara. En réalité,
il explique clairement ce que Lowie et Lévi-Strauss n’avaient fait que constater : le premier lorsqu’il soulignait que le chef était avant tout un « faiseur de
paix » et un modérateur de groupe116, le second, lorsqu’il relevait que « le nom
qui sert à désigner le chef dans la langue nambikwara [...] semble vouloir dire :
celui qui unit, ou celui qui lie ensemble117 ». Il en est ainsi, montre-t-il, parce
112
C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris : Plon, 1955, ch. XXIX ; La vie familiale et sociale des
Indiens Nambikwara, Paris : Société des Américanistes, 1948, 2e partie.
113
Tristes tropiques, p. 331, cité par Sperber, 1973, p. 18.
114
P. Clastres, « Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne », L'Homme, II,1, 1962, pp.
51-65.
115
Cf. le succès obtenu par le livre de Pierre Clastres, La société contre l'État, Paris : Éditions de
Minuit, 1974. Dans ses derniers écrits, parus dans Libre, Clastres avait ébauché des analyses beaucoup
plus riches et prometteuses, que sa mort prématurée ne lui a pas permis de mener à terme. On trouvera
une bonne évaluation de l'apport de Clastres à l'anthropologie dans l'article que Marcel Gauchet a rédigé
à l'occasion de sa mort (Libre, n° 4, Paris : Payot, 1978, pp. 55-68).
116
Cf. Clastres, « Échange et pouvoir... », p. 53.
117
Tristes tropiques, p. 330.
152
L. SCUBLA
que l’institution canalise la violence potentielle du groupe, en détournant vers
elle des conflits qui pourraient mettre les hommes aux prises les uns avec les
autres. C’est parce que les individus sont en concurrence pour la chefferie, et
non pour les femmes et les biens, que l’institution, et non pas le chef, parvient
à assurer la sécurité collective du groupe entier118.
On le voit. Avec d’autres moyens, mais dans des conditions structurellement analogues, le chef des Nambikwara est donc bien lui aussi, comme le
peintre des Tin damas, le principal facteur de la cohésion sociale, pour autant
qu’il réussit à concentrer autour de l’institution qu’il représente toutes les tensions du groupe auquel il appartient. Resterait à vérifier, pour corroborer
pleinement l’hypothèse présentée tout à l’heure, si la chefferie peut aussi être
considérée comme une réduction de la culture nambikwara tout entière. Mais,
les indications fournies par Lévi-Strauss sur les rapports que la chefferie entretient avec le chamanisme sont beaucoup trop vagues pour qu’on puisse trancher cette question.
Essai de généralisation
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas demander aux deux exemples que nous
venons d’exposer plus qu’il ne serait raisonnable d’en attendre, et il est probable que l’hypothèse que nous venons de rappeler est trop restrictive. L’idée de
base, qu’il conviendrait de développer, est celle de la nature conflictuelle, non
pas seulement de la réalité sociale, c’est-à-dire des relations humaines, mais
aussi des formes culturelles et des principes structuraux qui contribuent à gérer
ces relations. Dans cette perspective, on pourrait conjecturer l’existence
d’attracteurs propres à réguler la dynamique des systèmes culturels et à maintenir ceux-ci à l’intérieur d’un éventail restreint de formes stables. Mais, bien
entendu, en raison de son caractère très général, cette hypothèse peut tout au
plus fournir un vague fil conducteur à la recherche anthropologique. Un
immense travail, aussi bien théorique qu’empirique, sera nécessaire pour en
éprouver la pertinence et la fécondité. Ce travail empirique est au demeurant
ébauché dans un chapitre de son livre que Mary Douglas a fort justement inti-
118
Bien que le texte de Sperber soit facilement accessible, nous croyons utile de reproduire ici
l'intégralité de sa démonstration :
« Sans prétendre analyser la chefferie Nambikwara, on présentera quelques hypothèses. Une telle
société dispose de deux types de valeurs : les femmes, en nombre limité, se renouvelant lentement, et
distribuées par la naissance de façon irrégulière entre les familles ; la nourriture, en quantité tout juste
suffisante, et renouvelée quotidiennement par l'activité inégale de tous, la part des femmes à la
production étant essentielle. »
« Si l'échange s'effectuait selon une simple règle de réciprocité, ceux qui ont plus de sœurs ou de filles,
ou ceux qui produisent tant qu'ils peuvent obliger perpétuellement leurs voisins moins actifs, pourraient
s'assurer d'un plus grand nombre de femmes elles-mêmes productrices. La concentration des femmes et
de leur production irait s'accroissant de génération en génération ; rien ne viendrait corriger ce
déséquilibre ; la société se verrait bientôt étouffée. L'institution de rapports asymétriques au profit d'un
chef unique assure, au contraire, la régularité des échanges de femmes et de biens, restreint la
polygamie à un seul individu et en prévient les effets économiques néfastes en contraignant le chef à
redistribuer la nourriture, produite en grande partie à l'aide de ses femmes supplémentaires. En liant la
polygamie à une institution et en faisant de celle-ci, et non des femmes elles-mêmes, l'enjeu de la
compétition sociale, les sociétés trouvent en quelque sorte la solution d'un ‘jeu de communication avec
la nature’. Claude Lévi-Strauss avait montré, à propos de la parenté, que la prohibition de l'inceste ne
s'expliquait pas sans prendre en considération son aspect positif : l'exogamie. De même le privilège de
polygamie a un aspect négatif essentiel : la monogamie générale. » (1973, pp. 82-83)
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
153
tulé « le système en guerre avec lui-même119 », ainsi que dans certains textes de
Leach120 et de Sperber lui-même121. Mais, pour être poursuivi dans des conditions épistémologiquement satisfaisantes, il devrait être accompagné d’un
travail théorique visant à dresser un « catalogue de toutes les constructions
possibles d’entités stables122 ».
Un travail de ce type est indispensable pour répondre à une difficulté qui ne
manque pas de surgir lorsqu’on rejette, comme nous le faisons en accord avec
Sperber, l’hypothèse du relativisme culturel. Car, si toutes les cultures sont
construites suivant des principes universels, d’où vient leur diversité ? d’où
vient que cette diversité soit si accusée qu’elle puisse engendrer, chez
l’observateur, l’illusion relativiste ?
Nous avons montré ailleurs123 que les hypothèses cognitivistes, dont se
réclame Sperber, n’apportaient aucune solution satisfaisante à ce problème, et
noté plusieurs fois, ici même, que les propriétés que notre auteur attribue au
traitement symbolique, bien qu’en harmonie avec ses options universalistes,
s’accommodaient avec un degré quelconque de diversité culturelle et donc ne
rendaient pas compte de cette diversité.
Dans un texte célèbre124, Lévi-Strauss a proposé une solution élégante de
notre problème dont le principe est le suivant. Toutes les cultures sont virtuellement inscrites dans les structures abstraites de l’esprit humain qui sont
fondamentalement les mêmes chez tous les hommes, en tous temps et en tous
lieux. Mais ces structures qui sont toutes présentes, à l’état d’ébauche, dans la
pensée infantile, sont mutuellement exclusives : seules quelques-unes peuvent
être retenues et développées dans la pensée adulte, ou ce qui revient au même,
119
De la souillure, pp. 154-170. Mary Douglas conjecture que le tabou du sang menstruel, souvent
conçu comme un aspect de l'asservissement des femmes par les hommes, serait plutôt le signe d'une
véritable peur que les hommes éprouveraient devant leurs compagnes, cette peur attestant un pouvoir
réellement détenu par les femmes. Elle montre à cette occasion que, en dépit du principe de dominance
masculine, on observe dans nombre de sociétés un équilibre complexe entre le pôle masculin et le pôle
féminin de la culture, et elle esquisse rapidement un inventaire de ses principales formes. Voir, dans le
même sens, notre article cité dans la note 103.
120
E.R. Leach, Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie, Analyse des structures sociales
Kachin, traduit de l’anglais par A. Guérin, « Postface » de Jean Pouillon, Paris : Maspero, 1972. On sait
que, dans cet ouvrage, l’anthropologue britannique décrit la société kachin comme oscillant de manière
cyclique entre une forme égalitaire, dite gumlao, et une forme hiérarchique, dite gumsa, en franchissant
parfois un point critique qui la fait basculer de façon irréversible dans l’ordre monarchique shan.
121
D. Sperber, « La notion d’aînesse et ses paradoxes chez les Dorzé d'Éthiopie méridionale », Cahiers
internationaux de sociologie, 50(1), 1974, pp. 63-78. En dépit de leurs différences, et comme Sperber
en fait lui-même la remarque (page 76, note 2), les sociétés dorzé et kachin présentent des structures et
des dynamiques analogues. En effet, chaque unité territoriale (dere) des Dorzé est, d'une part,
subordonnée à un roi héréditaire ou ka'o et, d'autre part, se décompose en plusieurs districts qui sont
gouvernés par des assemblées, et rituellement subordonnés à des dignitaires nommés par ces assemblées
ou halak'a. La compétition de ces deux types d'institution, respectivement hiérarchique et égalitaire, a
pour conséquences que, aux différentes périodes de l’histoire d'un dere donné, ou parmi les nombreux
dere existant à une période donnée, les rôles respectifs du ka'o d'une part, des halak'a et des assemblées
d'autre part, varient singulièrement, donnant à ces sociétés l'aspect tantôt de petits royaumes, tantôt de
petites républiques (60). Ces deux régimes ne sont pas des formes statiques entre lesquelles les dere
devraient choisir et se répartir. Ce sont deux pôles dynamiques entre lesquels oscillent toutes les
communautés. De plus, la pénétrante étude de Sperber montre que la même sorte de conflit et de
complémentarité se manifeste à d'autres niveaux de la culture (cf pp. 74-76).
122
R. Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, p. 298.
123
L. Scubla, « Sciences cognitives et anthropologie culturelle », Cahiers du CREA n° 10.
124
C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 2e éd., pp. 108-109.
154
L. SCUBLA
au sein d’une culture donnée. Si bien que chaque société représente un choix
culturel que le groupe impose à ses membres et perpétue.
Cette hypothèse est, dans son principe, satisfaisante, à condition de la purger de son postulat mentaliste. Il n’y a aucune raison de penser que les
structures nécessaires aux sociétés humaines sont préinscrites dans l’esprit
humain. Il suffit de supposer l’existence d’un « répertoire idéal » au sein
duquel les sociétés choisissent, sans les créer, certaines combinaisons cohérentes125. L’idée importante est celle d’un éventail de structures disponibles,
dont aucune ne s’impose absolument, mais entre lesquelles il est nécessaire
d’opter pour constituer un établissement humain viable. Il n’y a pas de raison
contraignante de préférer la patrilinéarité à la matrilinéarité ou l’échange généralisé à l’échange restreint, et toute société a devant elle la même gamme de
possibilités ; mais il lui est nécessaire de faire des choix, et tout choix est en
même temps une exclusion, et même une série d’exclusions, car les choix successifs doivent être compatibles les uns avec les autres.
Ce n’est pas tout. L’exemple célèbre des Mundugomor nous rappelle
qu’une société peut combiner la filiation matrilinéaire et la filiation patrilinéaire au sein du même système de parenté, et Lévi-Strauss lui-même a
souvent insisté sur le fait que les sociétés qui pratiquent le mariage matrilatéral,
ouvert sur l’extérieur, étaient hantées par le mariage patrilatéral et l’union entre
soi. Par ailleurs, Georges Devereux a soutenu avec vraisemblance que toutes
les cultures sont issues d’un même répertoire universel, comme le postule
Lévi-Strauss, mais qu’en outre, chacune d’elle représente un échantillon complet de ce répertoire, si bien que ce qui différencierait les cultures les unes des
autres serait seulement la répartition entre les éléments conscients et inconscients et qu’il faudrait inscrire au compte d’un opérateur de refoulement le
travail que Lévi-Strauss imputait à un opérateur d’exclusion logique126. Cette
approche psychanalytique de la culture, tout en risquant de réintroduire la perspective mentaliste, comme d’ailleurs l’approche marxiste de la société, qui ne
présente pas ce défaut, ont l’intérêt de réintroduire le point de vue dynamique
que l’intellectualisme lévi-straussien, relayé et aggravé par Sperber, a trop
souvent tendance à négliger. La culture serait, dans cette perspective, non une
synthèse statique d’éléments compatibles, mais une synthèse dynamique
d’éléments conflictuels, et il n’y aurait qu’un petit nombre de cultures possibles parce qu’il n’y aurait qu’un petit nombre de régimes stables pour ces
conflits.
Les faiblesses de la conception sémiologique du symbolisme
Le symbolisme en général peut être divisé en deux parties complémentaires
(1974, pp. 10-11). Dans les trois premiers chapitres, Sperber récuse la
« conception sémiologique » du symbolisme, c’est-à-dire les théories qui
conçoivent le symbolisme comme une sorte de langage, un ensemble de
« signifiants associés à des signifiés tacites sur le modèle des rapports entre son
et sens dans la langue » (1974, p. 10). Car, soutient-il, à bien examiner leurs
travaux, on s’aperçoit que les principaux théoriciens de la pensée symbolique
(Victor Turner, Claude Lévi-Strauss) établissent ou suggèrent, malgré eux, que
125
126
C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris : Plon, 1955, p. 183.
G. Devereux, Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris : Flammarion, 1972, pp. 76 et 170.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
155
celle-ci a une fonction d’organisation, non de signification : elle est « capable
de transformer le bruit en information », ce qu’ « aucun code, par définition, ne
saurait [...] faire » (1974, p. 79). Dans les deux chapitres suivants, l’auteur
« développe une conception cognitive » du symbolisme, montrant que
« l’interprétation symbolique n’est pas un décodage, mais une improvisation
qui s’appuie sur un savoir implicite et obéit à des règles inconscientes ». Selon
cette conception, « le symbolisme est un dispositif cognitif », c’est-à-dire « un
dispositif autonome qui, à côté des mécanismes de la perception et du dispositif conceptuel, participe à la constitution du savoir et au fonctionnement de la
mémoire » (1974, p. 11). Ce point de vue, ajoute Sperber s’oppose aux
« conceptions sémiologique qui voient avant tout dans le symbolisme un instrument de la communication sociale. « Certes », concède-t-il, « le symbolisme
intervient de manière décisive dans la communication sociale mais ce n’est pas
là une fonction constitutive du symbolisme qui permettrait d’en prévoir la
structure » (1974, p. 11).
On reconnaît, dans ces propos, la conception modulaire de l’esprit dont
Sperber se réclame, et, dans la dernière phrase, l’écho d’un argument de
Chomsky : si une bonne définition est celle dont on peut extraire les propriétés
essentielles et, idéalement, toutes les propriétés de l’objet défini, dire que le
langage a pour fonction la communication, c’est ne rien dire du tout, puisqu’on
ne peut déduire de cette fonction que les propriétés les plus triviales et les
moins spécifiques des langues naturelles et aucune de leurs structures caractéristiques.
Nous n’avons pas l’intention de voler au secours de la notion de communication, et encore moins de celle de « communication sociale » que nous
laissons toujours entre guillemets, comme plus propres à susciter des « évocations symboliques » qu’à alimenter le travail conceptuel. En revanche, nous
nous proposons de reprendre, contre Sperber, l’idée chère à Durkheim et
Mauss que le symbolisme, justement parce qu’il est propre à « transformer le
bruit en information », joue un rôle éminent dans la constitution du lien social.
Qui plus est, nous tenterons de montrer, dans le droit fil des pages précédentes,
que cette propriété du symbolisme « pourrait permettre d’en prévoir la structure ». Pour ce faire, nous nous appuierons essentiellement sur les matériaux
ethnographiques très riches que Sperber présente et analyse dans son livre, et
accessoirement sur les lacunes de sa théorie cognitiviste du symbolisme, dont
nous avons déjà dit qu’elle n’était pas fausse mais insuffisante. Car, nous
voudrions montrer, une fois de plus, de notre auteur, ce que Leibniz disait de la
plupart des philosophes : à savoir qu’ils ont généralement raison dans ce qu’ils
affirment et tort dans ce qu’ils nient.
Le maître ouvrage de Sperber, nous l’avons dit, commence par une critique
des théories sémiologiques du symbolisme, qui s’étend sur trois chapitres fort
bien argumentés. « On s’est toujours interrogé sur la signification des symboles
comme s’il allait de soi que leur nature était de signifier. C’est ce postulat
sémiologique, affirme la prière d’insérer, que l’auteur remet en question : ceux
qui cherchent le sens des symboles regardent la source de lumière et se plaignent d’être aveuglés, or ce n’est pas la lumière qu’il convient de regarder mais
ce qu’elle éclaire ; de même du symbolisme, dispositif universel qui organise la
mémoire en focalisant l’attention ».
Le conseil est bon et il peut être transposé. En parcourant le livre de
Sperber, ce n’est pas sa discussion du postulat sémiologique que nous allons
156
L. SCUBLA
regarder mais les phénomènes qu’elle éclaire et ce ne sont pas des structures
mentales que nous découvrirons alors mais un symbolisme universel qui organise la pensée et les sociétés humaines.
Chez les Ndembu, dit Turner, « l’arbre museng’u a pour traduction symbolique “multiplicité de prises à la chasse” et cette traduction est motivée par
l’étymologie du nom de l’arbre et par le nombre de fruits qu’il porte » (1974, p.
35). En réalité, objecte Sperber, lorsque les Ndembu veulent signifier « une
multiplicité de prises », ils utilisent simplement les mots de leur langue et non
une branche de museng’u. Ils utilisent cette dernière lorsqu’ils veulent non pas
signifier, mais bien obtenir, du gibier en abondance. Et même, en supposant
que les Ndembu disent expressément que « museng’u “signifie” la multiplicité
[…], il n’en resterait pas moins que l’arbre est utilisé parce qu’il signifie, mais
non pour signifier ». (1974, p. 41)
D’une manière générale, la fonction des symboles n’est pas de signifier.
Comme le suggèrent les Ndembu eux-mêmes, quand ils interprètent la valeur
expressive ou symbolique de leurs rituels, les symboles sont des « points de
repères », à l’instar des signes de piste qu’utilisent les chasseurs pour retrouver
leur chemin (1974, p. 32). Or, des points de repère sont des marques arbitraires. Par suite, « la motivation des symboles » est elle-même arbitraire ; « elle
peut motiver, après coup, n’importe quel couplage, mais ne permet pas d’en
prédire aucun » (1974, p. 40). Il faut être Ndembu pour comprendre, ou plutôt
pour savoir, qu’une branche de museng’u « signifie » une multiplicité de
proies ; sans nos informateurs, nous n’aurions jamais pu le deviner. Mais, cela
dit, nous pouvons acquérir cette connaissance aussi bien que les Ndembu euxmêmes. Ce n’est pas plus difficile que d’apprendre leur langue ou, plus exactement, que d’acquérir un savoir quelconque : car, à bien regarder les choses
(1974, pp. 98-99), le « savoir symbolique » ressemble beaucoup plus au
« savoir encyclopédique » qui porte sur le monde, qu’à la connaissance d’une
langue127. De même qu’il existe en l’homme une « grammaire universelle » au
sens de Chomsky, c’est-à-dire un dispositif inné lui permettant d’apprendre à
parler n’importe quelle langue naturelle, il existe un « dispositif symbolique »
universel, tout à fait distinct du précédent, qui permet aux hommes de traiter
les données symboliques suivant des lois universelles ou plutôt d’appliquer aux
choses, ou du moins à leurs représentations, un traitement symbolique conformément à des règles universelles. En résumé, il y aurait bien un « dispositif
symbolique » universel mais aucun symbolisme universel. Rechercher les
significations cachées, conscientes ou inconscientes, comme Turner ou les
disciples de Freud, ce serait donc poursuivre une chimère (1974, pp. 29-62).
Sur ce point, Sperber s’accorde avec Lévi-Strauss. Pour lui aussi, pourraiton dire, « les symboles n’ont pas une signification intrinsèque et invariable, ils
ne sont pas autonomes vis à vis du contexte. Leur signification est d’abord de
127
« Lorsqu'un enfant qui apprend le français entend une phrase chinoise, écrit Sperber, « elle ne
constitue en aucune manière une donnée utile à la construction de sa grammaire [...] En revanche [...], le
fait qu'une donnée participe au symbolisme d'une première culture n'empêche pas son traitement
symbolique dans une autre culture : ainsi, des contes chinois entendus par un jeune français, peuvent-ils
contribuer à former la valeur symbolique qu'auront ensuite pour lui le rossignol et l'empereur » (1974,
pp. 98-99). Dont acte. Mais, cet argument, qui sert ici à dissocier le symbolisme du langage pour le
rapprocher du « savoir encyclopédique », s'accorde également avec l'existence d'un symbolisme
universel et pas seulement d'un dispositif symbolique universel.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
157
position128 ». S’il consacre une partie importante de son ouvrage à discuter les
idées de son aîné, c’est que, malgré tout, ce dernier attribue encore des significations aux symboles, même si ce ne sont pas des « significations absolues ». Il
faut donc libérer, dit-il, le travail de Lévi-Strauss, du carcan linguistique qui
l’entrave, « du fardeau sémiologique dont il se plaît à l’encombrer » (1974, p.
95). Non, la mythologie n’est pas un langage, et Lévi-Strauss lui-même le
montre malgré lui ; quant à dire que la mythologie « signifie l’esprit humain »,
c’est énoncer une proposition dépourvue de toute signification. Dans les
Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss confondait « structure de
code » et « structure de réseau » (1974, pp. 72-77) ; dans les Mythologiques, il
confond « couplage » et « codage ». Qu’il le veuille ou non, « les rapports
dégagés par Lévi-Strauss sont d’homologie et non de paraphrase, de correspondance et non de tautologie, d’opposition et non de contradiction [...], ce ne
sont pas des rapports de signification » (1974 : 24), et « en dépit d’une terminologie empruntée à la linguistique, les symboles n’y sont pas traités comme
des signes » (1974, p. 64). D’un système d’homologies, d’oppositions,
d’inversions, on ne voit pas en « quel sens on pourrait dire qu’il explique ou
interprète les phénomènes symboliques. Il les organise » (1974, p. 80). Bref, ce
que le travail de Lévi-Strauss met au jour, ce n’est pas la signification des
symboles, c’est leur organisation. C’est donc cette organisation que
l’anthropologie a pour tâche d’expliquer ; ce qui suppose de renoncer à « l’idée
absurde que les symboles signifient » (1974, p. 95).
Aussi, à Lévi-Strauss affirmant que « l’univers des primitifs consiste principalement en messages », Sperber rétorque que « si l’univers des Dorzé
consiste principalement en messages, ils n’en savent rien ni moi non plus »
(1974, p. 95). Certes, les Dorzé « utilisent un grand nombre de symboles à
l’occasion de rituels multiples », mais « ils s’abstiennent d’en faire l’exégèse et
bornent leurs commentaires aux règles d’emploi » (1974, p. 30). Et, en ethnographe lucide, notre auteur d’ajouter : « Les quelques bribes exégétiques que
j’ai recueillies ont été improvisées par des informateurs indulgents en réponse à
des questions qu’aucun Dorzé n’eût songé à poser » (ibidem). Ce qui lui
permet d’épingler, au passage, la candeur d’un Victor Turner, qui croit découvrir les arcanes de la culture ndembu auprès de son informateur Mushona,
parce que ce dernier s’adonne avec lui aux plaisirs délicieux de
l’herméneutique (1974, p. 31)129. En réalité, les témoignages convergents de
nombreux ethnographes en font foi, « un système symbolique complexe peut
très bien fonctionner sans qu’aucun commentaire exégétique ne
l’accompagne » (1974, p. 30). En particulier, il n’est pas nécessaire de prononcer des paroles au cours d’une cérémonie religieuse ou magique et, lorsque des
paroles sont prononcées, elles sont elles-mêmes une partie du rituel.
128
C. Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris : Plon, 1964, p. 64.
Toutefois, une théorie anthropologique un tant soit peu satisfaisante devrait rendre compte de cette
illusion sémiologique, de l'intérêt que Turner, Mushona et, avec eux, la plupart des hommes,
manifestent pour le décryptage des symboles et la quête du sens, qui sont aussi patents dans les rites
divinatoires des Dorzé (1974, p. 109) que dans le sémiologisme occidental (1974, p. 95).
À propos de Turner, il faut reconnaître que, si certaines de ses recherches sur la signification des
symboles l'entraînent parfois sur des chemins qui ne mènent nulle part, ses travaux sur l'organisation
synbolique des couleurs (« La classification des couleurs dans le rituel ndembu, Un problème de
classification primitive », Essais d'anthropologie religieuse, Paris, Gallimard, 1972, pp. 67-107) et sur
la structure du rituel (The Ritual Process, Chicago, Aldine, 1969), sont des contributions essentielles à
l'anthropologie.
129
158
L. SCUBLA
L’usage rituel des symboles
Mais alors, si les cultures ne sont pas des ensembles de messages ou des
systèmes de signes, pourquoi diable identifier le « culturel » au « symbolique » ? Pour lever toute équivoque, ne vaudrait-il pas mieux renoncer à parler
de « système symbolique » ? Au lieu de mettre en garde contre l’interprétation
des symboles, ne serait-il pas préférable de faire un usage plus parcimonieux
de ce terme pour le moins ambigu ? Car, une fois de plus, Sperber ne parle
guère de « symboles » qu’à propos d’objets ou d’actes rituels ou encore de
croyances associées à des rites. Mieux vaudrait donc parler de « système
rituel » que de « système symbolique », d’autant que ce sont les rites et non les
symboles qui, à proprement parler, ne « signifient » rien. Rites qu’à cet égard,
redisons-le, on pourrait comparer aux techniques. Car, même s’il est accompli
en vue d’une fin, un rite est une action qui, en tant que telle, se suffit à ellemême : même si elle est la reproduction d’une autre action, elle en est la répétition, non la représentation. Un symbole au contraire, même réduit à un point
de repère, est toujours, peu ou prou, une chose qui représente une autre chose,
dont il est le représentant sinon la représentation. Il vaudrait donc mieux dire,
non qu’un système symbolique complexe, mais qu’un système rituel complexe
« peut très bien fonctionner sans qu’aucun commentaire exégétique ne
l’accompagne » ; voire, qu’il fonctionne d’autant mieux qu’il n’est pas surchargé de commentaires. Preuve encore une fois que l’anthropologie n’a pas
pour premier objet le statut des représentations mais la structure des rites, ces
rites qui, pourrait-on dire en pastichant Sperber, focalisent les actions des
hommes comme les croyances qui les accompagnent focalisent leur attention
(cf. 1974, p. 141).
Revenons aux exemples étudiés par Sperber et regardons si l’idée que « les
symboles signifient » est aussi absurde qu’il le déclare, c’est-à-dire bonne à
jeter aux orties. Il est vrai que le museng’u ne « signifie » pas la multiplicité, et
nous avons déjà vu pourquoi. Mais, s’il ne la signifie pas au sens strict du
terme, ne pourrait-on pas dire qu’il la symbolise, c’est-à-dire qu’il la représente, l’actualise, au cours de certains rites130 ? Car, si ce n’était pas le cas, à
quel titre le museng’u pourrait-il être un symbole, et en quel sens pourrait-on
parler d’un usage symbolique131 du museng’u ?
Pour y voir plus clair, il faut examiner attentivement les usages rituels du
museng’u, usages dont Sperber propose d’ailleurs une analyse tout à fait
convaincante. Le museng’u intervient dans les rites gynécologiques et dans les
rites de chasse, ce qui invite à mettre en rapport ces deux sortes de rites. En
130
On pourrait être tenté de dire : le symbole n'a pas de sens mais il a une référence, il ne signifie pas
mais il désigne ou représente. Toutefois, il faut bien garder à l'esprit que, dans un rite, représenter, c'est,
pour un symbole, rendre présent, actualiser, et non renvoyer à quelque chose d'extérieur.
131
La symbolicité, dit Sperber, n'est pas dans les choses, mais dans la manière de les traiter. Plus
exactement, elle n'est pas une propriété des choses, mais une propriété des représentations conceptuelles
qui servent à les décrire et à les interpréter (1974, p. 124). Toutefois, dans les pages où il développe une
théorie positive du symbolisme, fondée sur ce principe, notre auteur ne revient pas sur l'exemple du
museng'u ni sur aucun de ceux qui lui servent à réfuter les théories sémiologiques du symbolisme. Bien
qu'il se défende, non sans raison, de réduire le symbolique au verbal (1974, pp. 122-123), il nous semble
accorder, nous l’avons déjà dit, un privilège abusif à la pensée « digitale » au détriment de la pensée
« analogique ». Il est significatif qu'il construise sa théorie autour de la croyance aux mœurs chrétiennes
du léopard (censé respecter les jeûnes de l'Eglise copte, 1974, p. 105 sq) plutôt que de l'usage rituel du
museng'u.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
159
effet, « dans les deux cas, il s’agit d’obtenir en nombre ce qui fait défaut : des
enfants ou du gibier. Il s’agit encore de rendre visible ce qui se cache : les
enfants dans la matrice, le gibier dans la brousse [...]. Dans un cas, il s’agit de
donner la vie à des humains, dans l’autre de l’ôter à des animaux. Or, entre les
deux types de rites, l’usage du museng’u fait aussi contraste. Dans les rites
gynécologiques ce sont les écorces du museng’u qui, avec celles d’autres espèces, sont pilées pour faire une potion dont le bénéficiaire du rite est aspergé.
Dans les rites de chasse c’est une branche dépouillée de son écorce et taillée en
pointe qui est plantée seule et sans qu’on l’ait laissé tomber sur le sol, pour être
aspergée par le bénéficiaire du rite. Contraste donc entre un contenant et un
contenu, entre un mélange et un objet nettement isolé, entre un pilage et une
érection, entre une préparation humectante et un objet humecté » (1974, pp. 4344).
Cette comparaison en pur style structuraliste est irréprochable et exemplaire. Mais, la conclusion de Sperber est un peu plus décevante. Si donc le
museng’u est un symbole, en infère-t-il, ce n’est pas en tant que « signe » dont
il faudrait chercher la signification, mais en tant qu’« indice », c’est-à-dire
comme « point de repère » – terme utilisé très justement par les Ndembu pour
désigner les symboles – qui sert à « organiser cognitivement » le champ de
l’expérience.
On ne saurait pourtant en rester là. Car, si le museng’u est bien un point de
repère, que vise-t-il au juste à repérer ? Nous venons de le voir : rien d’autre
que l’équivalence de la chasse et de la procréation, qu’il met en correspondance, parce qu’elles sont à la fois différentes et complémentaires, semblables
et dissemblables, la première étant à l’homme ce que la seconde est à la
femme. Or, cette équivalence ou, pour parler comme Hocart, cette équation :
chasse = procréation
ou plus exactement :
chasse = procréation-1
est très répandue de par le monde et probablement universelle. Mais, elle
n’est pas une équivalence sémantique comme :
célibataire = non marié.
Pour poser cette équivalence de la chasse et de la procréation, pour la représenter – c’est-à-dire pour la rendre présente et active dans le système
rituel –, il faut donc un symbole qui, d’une certaine manière, joue un peu le
même rôle que le signe de l’égalité dans nos équations. Et ce symbole, contrairement à l’équivalence ou à l’équation qui, elle, est universelle, varie
généralement d’un peuple à l’autre et doit donc faire l’objet d’un apprentissage. Chez les Ndembu, c’est le museng’u. C’est lui qui permet de situer l’un
par rapport à l’autre l’homme et la femme et leurs activités respectives, de les
repérer donc, mais aussi de les insérer au sein d’un même système culturel.
Car, bien entendu, les symboles ne servent pas seulement à « organiser cognitivement » l’expérience des hommes mais avant tout à organiser leurs sociétés
et donc à produire la réalité qui sera ensuite la base de leur expérience cognitive.
Deux autres exemples, dus aux observations que Sperber a faites chez les
Dorzé, viennent accréditer ce point de vue.
« Lorsqu’un jeune homme se marie, son père lui construit une case contre la
palissade de son enclos et plante devant un arbuste appelé oloma [...]. L’oloma
160
L. SCUBLA
est une plante vigoureuse qui bourgeonne beaucoup et se repique facilement ».
On pourrait donc penser que « ces propriétés ont quelque chose à voir avec la
fécondité qu’on souhaite au jeune couple » (1974, p. 29). Mais, déclare
l’ethnologue, il n’en est rien. « On plante aussi un oloma lorsqu’on établit un
étranger sur ses terres, sans quoi il ne pourrait pas y égorger d’animaux
domestiques lors d’un sacrifice. Les deux situations ont quelque chose de
commun, comme les informateurs le soulignent, mais qui n’a rien à voir avec
la fécondité : il est tabou de copuler, il est tabou d’égorger une bête sur les
terres d’un aîné ou d’un non-parent, à moins précisément qu’un oloma, planté
par le maître des lieux, ne lève l’interdit » (1974, p. 30). La fonction de l’oloma
est donc d’assurer la neutralisation rituelle d’un espace. Pourquoi cette plante
a-t-elle ce pouvoir ? Il est difficile de le dire et sans doute la question n’a-t-elle
pas grand sens.
Fort bien. Mais le lecteur s’étonne. Sperber ne verrait-il donc pas que
l’oloma joue chez les Dorzé à peu près le même rôle que le museng’u chez les
Ndembu ? Que celui-là met en correspondance la procréation et le sacrifice
comme celui-ci la procréation et la chasse ? Et que nous avons affaire, ici et là,
à deux fragments d’un même complexe, qui associe étroitement le sang délibérément versé par les hommes à la chasse ou dans le sacrifice (mais aussi à la
guerre) et le sang spontanément versé par la femme en couches ou en période
menstruelle ?
C’est d’autant plus surprenant que d’autres observations, faites par Sperber
chez les Dorzé, et, en particulier, sa longue et riche analyse de l’usage rituel du
beurre, qu’on met sur la tête au cours de certaines cérémonies (1974, pp. 49-58
et 72-75), confirment qu’il y a bien des liens entre la chasse et la guerre, d’une
part, entre l’une et l’autre et le sacrifice, d’autre part, entre le sacrifice et la
procréation enfin ; bref, que meurtre, sacrifice et fécondité sont les éléments
d’un même système.
En s’employant à montrer que « l’usage symbolique du beurre contribue à
donner à la vie rituelle dorzé son organisation cognitive » (1974, p. 53) notre
auteur est le premier à établir une correspondance étroite entre les statuts de
« sacrificateur », de « dignitaire » et de « tueur »132, et à comparer les rites aux-
132
« Les institutions politico-rituelles » des Dorzé, nous apprend Sperber, « se divisent en deux
groupes : les unes sont fondées sur l'aînesse généalogique d'une hiérarchie de sacrificateurs
permanents ; les autres sont fondées sur l'accomplissement individuel sanctionné par des rites de
passage très élaborés et par l'accession à des titres honorifiques et des titres temporaires. Les grands
sacrificateurs (demutsa) et les dignitaires (halak'a) [...] relèvent respectivement du premier et du second
groupe d'institutions » (1974, p.12 n). Comme les grands sacrificateurs, les dignitaires effectuent des
sacrifices ; comme eux, ils doivent être mariés et assurent la fécondité des hommes et du bétail (1974, p.
49). À cet égard, on pourrait dire que les demutsa sont des sacrificateurs permanents, les halak'a des
sacrificateurs temporaires. À côté de ces deux offices, qui sont toujours pourvus de titulaires, on trouve
le statut de « tueur », qui présente un caractère occasionnel. On acquiert ce statut « soit en tuant une
bête sauvage (un lion, un léopard, un rhinocéros, par exemple) et en le dépouillant de sa queue, soit en
tuant un homme à la guerre et en le dépouillant de sa verge » (1974, p. 86) ; ce qui, observons-le au
passage, montre que la chasse rituelle équivaut à la guerre, et donc certains animaux à des hommes. Le
statut de tueur, ajoute Sperber, n’est le seul à pouvoir être acquis par tout homme indépendamment de la
naissance, et qui n'est ni directement ni indirectement hérité (ibidem). Pour apprécier cette dernière
précision, il faut se rappeler que la fonction de sacrificateur se transmet du père au fils aîné, sans rite de
passage, et que, bien qu'il soit de bon ton de passer ce point sous silence, l'aînesse joue aussi un rôle
pour accéder à l'office de dignitaire (cf. sur ce point « La notion d'aînesse et ses paradoxes chez les
Dorzé... », loc. cit.). De ce point de vue, les halak'a occupent donc une position intermédiaire entre celle
des demutsa et celle des tueurs. Et, puisque les Dorzé répartissent toutes choses entre l'aîné et le cadet,
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
161
quels les uns et les autres sont soumis avec le rituel du mariage133. Mais, occupé
comme il l’est à traiter le beurre comme une marque distinctive et non comme
un opérateur rituel, il passe sous silence le fait que cet aliment sert de moyen
terme entre le meurtre et le sacrifice134. Et, soucieux d’établir que le couplage
du beurre avec la fécondité serait aussi lâche que celui du museng’u ou de
ou ce qui, pour eux, revient au même, entre le froid et le chaud (1974, p. 71), on pourrait dire que les
demutsa occupent le pôle le plus froid de-la société et les tueurs le pôle le plus chaud, c'est-à-dire
respectivement la position la plus stable et la plus instable, la plus intérieure à la société et la plus
calme, et à la plus extérieure et la plus violente, alors que les halak'a occupent la position moyenne.
C'est ce que confirment plusieurs choses. Tout d'abord, le contraste, relevé par Sperber, entre les
positions de dignitaire et de sacrificateur : « L'une est liée aux lieux publics, chemins, places ou
marchés, l'autre aux bosquets, forêts, champs. Le dignitaire s'affiche ; le sacrificateur se tient à l'écart de
toute agitation. Le dignitaire a droit aux funérailles les plus dramatiques sur la place publique ; le
sacrificateur, seul de tous les Dorzé, n'a de funérailles qu'à son domicile » (1974, p. 73). Ensuite, les
connotations violentes (1974, p. 65) du tour cérémoniel du marché que le dignitaire doit effectuer, lors
de son entrée en fonction (1974, p. 50), mais non le sacrificateur (1974, pp. 50, 73). Enfin, le fait que
l'accès au statut de tueur est, lui aussi, « marqué par le traditionnel tour du marché avec beurre sur la
tête, et par des funérailles spectaculaires » (1974, p. 86).
Ce n'est pas tout. Nous avons vu que le dignitaire est en quelque sorte un sacrificateur en second (les
demutsa sont plus nettement que les halak'a les garants de la fécondité, 1974, p. 50) et aussi une
manière d'aîné en second (ce qui d'ailleurs revient au même, puisqu'un Dorzé appelle baira, c’est-à-dire
aîné, celui qui sacrifie pour lui (cf. « La notion d'aînesse et ses paradoxes...»). S'il est bien situé, comme
nous le conjecturons, à mi-chemin entre le grand sacrificateur et le tueur, il doit donc aussi être un tueur
en second. Or, c'est bien le cas. Un tueur, nous dit Sperber, « suspend la verge de ses ennemis tués et
émasculés au mur du vestibule, au dessus des sièges où l'on a coutume de s'asseoir » (1974, p. 56). Et,
de leur côté, les dignitaires, « à l'occasion des rites de leur entrée en fonction, ornent leur front d'un
objet en laiton qui représente de manière assez réaliste une verge érigée » (1974, p. 47). Le dignitaire est
donc bien une manière de tueur « symbolique ». Mais, chose piquante, cette affinité des dignitaires avec
les tueurs, tout comme leur affinité généalogique avec les grands sacrificateurs, doit paradoxalement
rester tacite. « Lorsque je souligne à mes interlocuteurs », écrit Sperber, « cette ressemblance [entre
l'objet rituel porté par les halak'a et l'organe sexuel masculin], après avoir attendu en vain qu'on me la
mentionne spontanément, ma remarque est reçue comme une plaisanterie de mauvais goût » (1974, pp.
47-48). En fait, reprend-il plus loin, « mes informateurs [...] nient seulement que ce commentaire [...]
soit pertinent » (1974, p. 55), et l’on peut tenir pour acquis que « les deux statuts sociaux liés à ces deux
rites, celui de dignitaire et celui de tueur, sont explicitement rapprochés » (1974, p. 56). Tout se passe
donc comme si le dignitaire réunissait dans sa personne les deux fonctions, normalement incompatibles,
de tueur et de sacrificateur. Mais, les indications fournies par Sperber ne permettent pas d'en dire plus.
133
Comme nous l'avons vu dans la note précédente, les grands sacrificateurs et les dignitaires doivent
les uns et les autres être mariés. Mais, alors que les dignitaires, comme les jeunes mariés et les tueurs,
sont soumis à des rites de passage au cours desquels ils doivent mettre du beurre sur leur tête,
l'accession au titre de grand sacrificateur n'est marqué par aucun rituel. Toutefois, si le sacrificateur n'est
astreint ni au tour cérémoniel du marché ni au beurre sur la tête, il est néanmoins soumis à une
opération rituelle très significative : d'un animal sacrifié, il doit avaler une partie du contenu du gros
intestin, c’est-à-dire, commente Sperber « des excréments liquides et enveloppés, à l'opposé du beurre
solide et à l'air libre que le dignitaire porte sur sa tête », avant d'ajouter : « le sacrificateur montre ainsi –
et cette fois le commentaire est dorzé – ce qu'il est prêt à avaler pour son peuple » (1974, p. 73).
L'usage rituel du beurre fait apparaître la gradation suivante : le tueur est simplement astreint à faire une
fois le tour du marché avec du beurre sur la tête (1974, p. 86) ; les dignitaires doivent porter un morceau
de beurre sur la tête pendant toute la durée de leur office, et leurs épouses pendant le même temps ont
aussi la tête beurrée (1974, p. 49) ; lors du mariage, enfin, l'usage du beurre est encore « plus
spectaculaire » : « les jeunes gens portent un petit pain sur la tête, mais surtout, la chevelure des jeunes
mariées est à deux reprises recouverte d'un véritable casque de beurre » (1974, p. 49).
134
Le mariage et le beurre (obtenu à partir du lait) sont associés à la fécondité. Le mariage est commun
au sacrificateur et au dignitaire ; le beurre, au dignitaire et au tueur. Tout se passe comme si le beurre
était nécessaire pour « refroidir » la violence du tueur et du dignitaire, pour passer de la violence
destructrice de la guerre à la violence féconde du sacrifice. Au terme de cette transformation se trouve
le grand sacrificateur, maître de la violence paisible, et dispensé ipso facto de l'usage du beurre.
162
L. SCUBLA
l’oloma avec la même fonction135, il ne croit pas devoir prêter une attention
particulière au couplage du sacrifice et de la fécondité, qu’il se borne à mentionner comme s’il allait de soi.
Ajoutons à cela, last but not least, que, dans un passage digne de figurer
dans une anthologie structuraliste, où il compare deux sacrifices effectués, l’un
le matin, l’autre le soir, l’un par un mendiant, l’autre par un haut dignitaire, au
cours d’une des dernières journées du grand rituel annuel du Maskal (1974, pp.
73-75), notre auteur relève avec brio tout un jeu d’oppositions et d’inversions,
qui permet de transformer l’un en l’autre ces deux sacrifices. Mais, paradoxalement, sans dire un seul mot de ce qui reste invariant dans cette
transformation, à savoir le schème de la violence unanime de la foule rassemblée autour de la victime sacrificielle à laquelle elle envoie, soit une volée de
bouse de vaches, soit une grêle de pierres136. Sans daigner reconnaître dans cet
invariant, le scénario, et par suite le « symbole culturel », le plus propre, en
tous temps et en tous lieux, à focaliser l’attention et les actions des hommes.
135
Pour dissocier le beurre de la fécondité, Sperber utilise le raisonnement suivant. Apparemment, dit-il,
le beurre est lié à la fécondité, puisque les dignitaires, qui assurent la fécondité des hommes et du bétail,
doivent, ainsi que leurs épouses, porter du beurre sur la tête pour exercer leur office. Cependant les
grands sacrificateurs sont encore plus nettement garants de la fécondité. Or, ils ne mettent pas de beurre
sur la tête. « Donc la fécondité peut aussi bien aller sans le beurre » (1974, p. 50). Et, « à l'inverse,
lorsqu'un homme a tué soit un ennemi à la guerre soit une bête sauvage [...] il doit accomplir un rituel
particulier avec le traditionnel morceau de beurre sur la tête [...], donc le beurre peut aussi bien aller
sans la fécondité » (ibidem). D'où sa conclusion : si le beurre n'est pas systématiquement associé à la
fécondité, il l'est en revanche, et de manière absolue, au changement de statut. « Tous les rites de
passage (du célibat au mariage, du statut commun à celui de dignitaire, du statut d'homme ordinaire à
celui de tueur, etc.) sont doublement marqués par l'usage du beurre et par un tour cérémoniel du
marché », alors que, rappelle-t-il, « l'accession au titre de grand sacrificateur se fait de père en fils et
sans rituel » (ibidem).
Soit. Mais, ce raisonnement omet une donnée importante, à savoir que selon un « symbolisme »
universel, et attesté chez les Dorzé, c’est en dernière instance le sacrifice, et non le beurre ou quoi que
ce soit d’autre, qui est la source de la fécondité. Le fait que les grands sacrificateurs dorzé exercent leur
fonction sans user du beurre ne prouve donc pas que celui-ci ne soit pas lié à la fécondité, bien au
contraire, car, s’il était garant de cette fécondité, son usage serait pour eux, en raison même de leur
fonction, totalement superflu.
Cela dit, il est indéniable que le beurre est lié au changement de statut, mais encore faut-il s’entendre
sur ce point. Sperber cite seulement trois rites de passage. Dans le cas le cas du tueur et du dignitaire ; il
paraît clair que le port du beurre ne marque pas un changement, mais qu'il l'opère. Comme nous l’avons
suggéré dans la note précédente, si le beurre représente la fécondité, c’est-à-dire la vie, on comprend
qu’il serve à neutraliser un meurtre, un acte mortifère. D’où le fait que son port intervienne une fois
pour le tueur, et pendant toute la durée de son office, pour le dignitaire appelé à réitérer des sacrifices
perçus comme des meurtres (comme l'atteste, rappelons-le, la verge en laiton qu'il porte sur la tête). Le
cas du mariage est plus difficile à analyser, faute de données suffisantes. Idéalement, il faudrait
connaître les rapports de l’alliance matrimoniale et du sacrifice (ainsi que du sacrifice et de la filiation,
puisque « sacrificateur » et « aîné », nous le savons, sont des termes équivalents). Malheureusement, si
Sperber s'interroge sur les rapports que le beurre entretient avec le sperme, c’est-à-dire avec la fécondité
masculine (1974 : 49), il ne dit curieusement rien de son rapport avec le lait maternel, c’est-à-dire avec
la fécondité féminine. Or, Maurice Godelier a montré que chez les Baruya, c'était le sperme des
hommes, et plus précisément des hommes initiés, qui passait pour donner naissance au lait des femmes
(cf. La production des grands hommes, Paris : Fayard, 1982, pp. 91-99). Chez eux aussi, la source de
vie est en dernière instance le rituel. Eu égard au rôle joué par le beurre dans les rituels masculins des
Dorzé, et à son équivalence avec le sperme, on peut donc soupçonner qu’il joue dans leur mariage le
même rôle que le sperme des initiés chez les Baruya. Mais, Sperber ne donne aucun renseignement sur
les rapports homme/femme chez les Dorzé qui permettrait de tester cette conjecture.
136
À noter aussi que nous retrouvons ici, dans les rôles parallèles et contrastés que jouent le mendiant et
le dignitaire, le thème du dédoublement rituel que nous avons déjà rencontré plus haut.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
163
Savoirs symboliques locaux et structures symboliques universelles
La conclusion s’impose. L’existence de savoirs symboliques locaux
n’exclut pas l’existence d’un symbolisme universel. Pour savoir que le
museng’u symbolise la multiplicité des enfants ou la multiplicité des proies, il
faut être Ndembu : seul le milieu local permet aux Ndembu, seul le contexte
ethnographique permet à l’anthropologue, de faire un tel rapprochement. Pour
savoir que la chasse équivaut à la procréation et la capture d’une proie à
l’accouchement d’un enfant, nul apprentissage n’est requis137 : et c’est bien
pourquoi l’usage des symboles (qui associent, par exemple, la chasse à la procréation) ne réclame aucun commentaire. De même pour savoir que les aînés
sont chauds et que les cadets sont froids (1974, p. 71), il faut être Dorzé ou
l’apprendre des Dorzé, mais pour savoir que le froid correspond à
l’immutabilité et le chaud à la mobilité (1974, p. 73), nul n’est besoin de
consulter qui que ce soit. Car, si le premier couplage est arbitraire, ou du moins
contingent, le second est nécessaire.
Allons plus loin. Même les associations qui semblent arbitraires sont probablement plus motivées qu’on ne pourrait d’abord le croire. Car, après tout, la
branche de museng’u, chargée de fruits, n’est sans doute pas moins propre à
relier la chasse et la fécondité que notre signe de l’égalité, fait de deux tirets
congruents, à marquer l’équivalence de deux choses en apparence différentes.
« La motivation des symboles est arbitraire », soutient, quant à lui, Sperber,
« elle peut motiver après coup n’importe quel couplage mais ne permet d’en
prédire aucun » (1974, p. 40). Cette assertion mêle le vrai et le faux. Il est exact
que la motivation attribuée aux symboles est pour une bonne part arbitraire ;
mais on a tort d’en conclure qu’ils seraient eux-mêmes immotivés. « La
croix », dit-on, « est le symbole de la religion chrétienne parce que le Christ est
mort sur la croix » ; mais dans ce cas, le clou aurait pu, lui aussi, être le symbole de la religion chrétienne parce que le Christ est mort percé de clous (1974,
p. 40). S’ensuit-il que la relation du christianisme à la croix soit contingente ?
Cette dernière n’est-elle seulement qu’une marque extérieure comme aurait pu
l’être, aussi bien, le clou, le suaire ou la couronne d’épines ? Ou bien n’en
exprime-t-elle pas plutôt l’essence, ou même ne contribue-t-elle pas à en
déterminer la structure et le destin, comme semble le penser Chesterton,
lorsqu’il oppose « la sphère et la croix138 » ? La question mérite au moins d’être
137
« La capture d'une proie par un prédateur », écrit René Thom, « est topologiquement isomorphe à
l'émission d'un actant ‘descendant’ à partir d'un parent. Seule la flèche du temps différencie les deux
morphologies […]. Dans le formalisme catastrophique, le schéma de capture est représenté par un
segment orienté [...] transverse [...] à la courbe de bifurcation 4u3 + 27v2 = 0 associée à la catastrophe
fronce [...]. L'émission pourrait théoriquement s'obtenir en renversant le sens du segment [...]. Ce
schéma de la fronce est ainsi la base intemporelle des catastrophes de genèse et de disparition »
(Esquisse d'une sémiophysique, Paris, Interéditions, 1988 : 161-162). Thom remarque par ailleurs que
« les plantes carnivores (Drosera) capturent leurs proies (des insectes) dans des ovaires modifiés » (op.
cit., p. 78).
138
G. K. Chesterton, La sphère et la croix, trad. C. Grolleau, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1981. Cette
référence littéraire, peut sembler futile, mais la « théorie des matroïdes », sur laquelle s'appuie C-P.
Bruter pour rejeter le dogme de l'arbitraire du signe (Sur la nature des mathématiques, Paris : GauthierVillars, 1973, pp. 112-113) pourrait donner une forme rigoureuse aux intuitions du romancier
britannique (cf. op. cit., p. 105). De plus, il est probable que, même les mouvements en apparence les
plus gratuits de la pensée symbolique, sont en fait régulés par des contraintes extrêmement fortes,
d'ordre géométrique ou topologique plutôt que d'ordre logique. C'est ainsi, par exemple, que pour
« calculer la surface de Dieu » (Alfred Jarry, Gestes et opinions du docteur Faustroll, Paris : Fasquelle,
164
L. SCUBLA
posée. Notre incapacité de fait à prédire des couplages ne traduit pas forcément
une impossibilité de principe, et ne permet pas de conclure à l’absence de
motivations.
Au demeurant, c’est Sperber lui-même qui en fait la remarque, la production symbolique échappe à la volonté humaine, et il en coûte cher à ceux qui
croient pouvoir ignorer ses contraintes : « rien de moins efficace symboliquement », observe-t-il, « que le culte de l’Etre Suprême fondé par Robespierre ou
que les symboles sexuels du cinéma pornographique à prétentions intellectuelles » (1975, p. 61). C’est encore lui qui note que certaines représentations ont
une portée symbolique beaucoup plus grande que d’autres (1974, p. 91). Bien
plus, il lui arrive de reconnaître du bout des lèvres l’existence de symboles
universels (1974, p. 51), et même d’admettre explicitement qu’ils justifieraient
une « étude transculturelle » (1974, p. 151) – tâche dont curieusement il
s’éloignera de plus en plus, après avoir réuni dans son premier livre, comme
nous venons de le voir, des matériaux particulièrement propres à soutenir et
alimenter pareille étude.
Ce n’est pas seulement la réalité, c’est aussi le raisonnement qui exclut
l’hypothèse d’un symbolisme arbitraire. Car si les « symboles culturels »
étaient des déclencheurs arbitraires du « dispositif symbolique » des individus,
par quel miracle pourraient-ils engendrer des « champs d’évocation aux
contours semblables » (1974, p. 151) ? Susciter en eux des évocations récurrentes et suffisamment synchrones, plutôt que des rêveries divergentes et
totalement indéterminées ? Si les « manifestations du symbolisme culturel »
avaient pour seul dénominateur commun le fait qu’elles « violent systématiquement les principes du savoir encyclopédique » (1974, p. 151), elles seraient
inassimilables139, ou bien provoqueraient, au mieux, une construction incessante
1955, pp. 151-152), le docteur Faustroll construit, à partir du triangle équilatéral, c’est-à-dire dans le
plan, la même figure orthogonale qui permet d’obtenir, dans l'espace, une croix à partir d'un tétraèdre
(Bruter, p. 105). Convergence accidentelle ou affleurement du même attracteur ? Divagation
pataphysique ou métaphysique subtile ? Au lecteur d'en juger. Une chose est sûre, à supposer que le
symbolisme individuel puisse revêtir les formes les plus fantasques, il n'est pas vraisemblable que des
symboles culturels stables puissent être, quant à eux, totalement arbitraires.
139
Des propositions telles que « l'adultère est un péché » (1974, p. 108), « il est tabou de tuer un
serpent », « le léopard est un animal chrétien qui respecte les jeûnes de l'église copte », « les esprits des
ancêtres se nourrissent du sang des victimes qu'on leur sacrifie » (1974, p. 105) constituent ce que
Sperber nomme un « savoir symbolique ». Un « savoir » parce que, comme les propositions formant le
savoir encyclopédique (c’est-à-dire la connaissance du monde), elles doivent faire l'objet d'un
apprentissage ; un savoir « symbolique », parce que, contrairement à celles-ci, en tant que
représentations mentales, elles se prêtent uniquement à un « traitement symbolique » (et non à un
« traitement rationnel »). En effet, elles ne se conforment pas aux normes du savoir encyclopédique, soit
parce qu'il n'existe pas de critère empirique pour décider de leur validité (pour vérifier, par exemple, que
l'adultère est un péché ou qu'il est tabou de tuer un serpent), soit parce qu'elles semblent infirmées par
l'expérience (quoique bon chrétien, le léopard est dangereux même les jours de jeûne, et bien que les
ancêtres soient avides du sang des victimes qu'on leur offre, celui-ci n'en finit pas de sécher), soit parce
qu'elles attribuent à un être (le léopard) un prédicat (l'état de chrétien) qui ne convient pas à son espèce.
Comme ces propositions ne sont pas directement assimilables, il faut d’abord les mettre entre
guillemets. – On peut toutefois se demander si ce problème de l'apprentissage du « symbolisme » ne
serait pas en grande partie artificiel. En réalité, les Dorzé, semble-t-il, n'apprennent pas à gérer des
représentations conceptuelles difficilement assimilables, à l'aide de leur « dispositif symbolique », mais
apprennent plutôt à pratiquer (et ce n'est pas du tout la même chose) des activités qui mettent en jeu, ou
plutôt qui impliquent, de telles représentations. Ils n'apprennent pas que les ancêtres doivent être
nourris, mais comment (c’est-à-dire dans quelles conditions précises) ils doivent être nourris avec le
sang des victimes sacrificielles, tout comme ils n'apprennent pas que les bébés doivent être alimentés,
mais comment ils doivent l'être.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
165
« d’interprétations elles-mêmes symboliques qui doivent être à leur tour interprétées et ainsi de suite indéfiniment » (1974, p. 155) ; travail de Sisyphe qui,
de l’aveu même de Sperber, « pourrait paraître absurde » et que, chose significative, par une notable régression du culturel au psychologique, du collectif à
l’individuel, notre auteur croit uniquement pouvoir justifier par le brassage
constructif et organisateur de la mémoire qu’il serait censé produire (1974, p.
156).
Mais, si les symboles culturels étaient des schèmes organisateurs, d’ailleurs
peu nombreux, de toutes les cultures, et par suite des sociétés dont celles-ci
déterminent les contours, il ne s’agirait plus de simples stimuli mais
d’attracteurs du dispositif symbolique des individus. Ce serait alors en raison
de qualités propres (et non de leurs relations avec les mécanismes mentaux),
qu’ils constitueraient une classe de représentations particulièrement « contagieuses », et aptes à réguler le flux des autres représentations.
Bien qu’il n’envisage jamais pareille hypothèse, Sperber pose de bonnes
questions (1974, pp. 147-148) : après tout, demande-t-il, pourquoi les individus
ne rejetteraient-ils pas purement et simplement les représentations symboliques ? Ou pourquoi chaque individu ne traiterait-il pas chaque information
symbolique de manière différente et idiosyncrasique ? Si tel était le cas,
observe-t-il, le symbolisme culturel n’existerait pas ou bien n’aurait qu’une
fonction ludique, et alors « on ne s’expliquerait pas le soin pris à assurer son
identité et sa permanence » (1974, p. 148).
Mais, la réponse qu’il donne à ces questions n’est pas tout à fait satisfaisante. « Restent deux hypothèses possibles », écrit-il, « ou bien les individus
sont dotés de manière innée de multiples contraintes universelles,
d’‘archétypes’ qui leur permettent d’interpréter chaque information symbolique
indépendamment des autres et toujours de la même manière ; ou bien, et c’est
l’hypothèse que je défends, les individus ne sont dotés que d’un dispositif
symbolique général et d’une stratégie d’apprentissage » (1974, p. 148).
En réalité, ces deux hypothèses n’épuisent pas l’éventail des possibilités,
car elles ont pour point commun de chercher la solution de notre problème
exclusivement du côté des structures de l’esprit humain et non de celles des
symboles culturels eux-mêmes. Pourtant, Sperber lui-même décrit souvent les
« informations symboliques » auxquels, dit-il, les individus sont soumis (1974,
p. 147) ou « confrontés » (1974, p. 148), comme des données externes, que
l’esprit humain ne ferait que traiter et interpréter, et qui seraient produites et
reproduites par la « société » (1974, p. 147) et garanties par une « tradition »
faisant figure de facteur exogène140. Pourquoi ne pas admettre alors que c’est
140
« Un Dorzé n'est pas moins soucieux de protéger son bétail le mercredi et le vendredi, jours de jeûne,
que les autres jours de la semaine. Non parce qu'il soupçonne certains léopards d'être de mauvais
chrétiens, mais parce qu'il tient pour vrai, et que les léopards jeûnent, et qu'ils sont dangereux tous les
jours. Ces deux propositions ne sont jamais confrontées [...]. |Les léopards sont dangereux tous les
jours, il le sait d'expérience ; ils sont chrétiens, la tradition le lui garantit. Il ne cherche pas la solution de
ce paradoxe, il sait qu'il en existe une » (1974, p. 107).
La description est parfaite. Il est certain que la référence à la tradition épargne aux Dorzé la tâche
éprouvante de concilier eux-mêmes des propositions incompatibles, et les met ainsi à l'abri des effets
dévastateurs d’un « double bind ». Reste qu'il est difficile d'expliquer la confiance des Dorzé en leur
tradition par le fait qu'elle leur retirerait la charge de résoudre eux-mêmes des problèmes insolubles
qu’ils n’auraient pas découverts spontanément, mais qu'elle leur aurait commencé par leur imposer,
avant de les faire endosser par un « sujet supposé savoir ». En mettant l'accent sur la « mise entre
guillemets », opération mentale interne, qui neutralise le conflit des représentations, Sperber néglige de
166
L. SCUBLA
tout simplement à des propriétés intrinsèques (dont il resterait évidemment à
faire la théorie) que les symboles culturels doivent leur stabilité et que loin
d’être produits par la société, c’est elle au contraire qui est produite par eux141 ?
Autrement dit, nous ne sommes pas acculés à choisir entre Jung et Sperber,
mais nous pouvons compléter Sperber par Platon ou Aristote. En effet, pour
rendre compte des phénomènes que nous venons d’évoquer, la seconde hypothèse de Sperber est nécessaire mais non suffisante. Et, pour la compléter, il
suffit de lui ajouter une version amendée de sa première hypothèse, en substituant aux archétypes innés, des Idées platoniciennes ou des Formes
aristotéliciennes, qu’il n’est nul besoin de supposer préinscrites dans l’esprit
humain.
Dispositif symbolique et efficacité symbolique
Si nous faisons maintenant le point, il faut tout d’abord reconnaître que Le
symbolisme en général décrit, avec force et précision, les deux aspects majeur
du symbolisme : le « dispositif symbolique », mécanisme cognitif de récupération des déchets de l’activité conceptuelle, d’une part, et les « symboles
culturels », opérateurs de formation et de conservation de l’identité culturelle
des sociétés humaines, d’autre part. Malheureusement, malgré tout l’intérêt
qu’il leur porte et la perspicacité de ses observations, Sperber tend toujours à
traiter les effets sociaux du symbolisme comme des phénomènes dérivés et des
conséquences accidentelles des processus cognitifs, alors que, selon nous, ce
sont plutôt les bénéfices cognitifs du symbolisme qui seraient secondaires et
résiduels.
Pourtant, il suffirait de peu de chose, semble-t-il, pour voir basculer le centre de gravité de son œuvre dans un autre sens. Car, sans vouloir abuser d’un
type de comparaison qui nous a déjà servi (d’aucuns parleraient de
« lecture symptomale », de « traitement symbolique », dirait sans doute
l’intéressé), force est bien de remarquer encore une fois, dans les propos de
Sperber qui touchent au symbolisme culturel, des thèmes et des schèmes qui,
venant d’un anthropologue doté d’un sens aussi aigu de l’observation, sauraient difficilement passer pour accidentels, et qui, ne lui en déplaise, entrent
en résonance avec les hypothèses de Girard. Le propre de la pensée symbolique, nous a-t-il dit, c’est d’être « capable de transformer le bruit en
s'interroger sur le facteur, apparemment externe, qui déclenche ou légitime l'utilisation de ce mécanisme
intellectuel salvateur. Bien entendu, mais cela resterait à démontrer, il se pourrait que l’instance qui
intervient ainsi, en tierce position, entre le dispositif conceptuel et le dispositif symbolique (la tradition,
l'autorité sacrée des ancêtres, etc.) soit en fait le produit d'un processus d'extériorisation descriptible en
termes de mécanismes mentaux, autrement dit une classe particulière de représentations symboliques,
ou plus généralement une forme particulière d'auto-transcendance du social (cf. sur ce point Jean-Pierre
Dupuy, « L'autonomie du social », Cahiers du CREA, n°10, 1986, pp. 229-273). Mais, chose curieuse,
même dans ses travaux les plus récents, notre auteur n'aborde pas ce problème dont il ne semble pas
voir l'intérêt théorique (cf. à ce propos, un point aveugle de sa théorie de la communication, que Mark
Anspach a bien mis en lumière dans « ‘Jamais deux sans trois’ dans la communication chez Sperber et
Wilson », Cahiers du CREA, n°10, 1986, pp. 109-121).
141
On se rappellera ici le mot de Lévi-Strauss : « Mauss croit encore possible d'élaborer une théorie
sociologique du symbolisme, alors qu'il faut évidemment chercher une origine symbolique de la
société » (« Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss » in Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris :
PUF, 1950, XII). Malheureusement, Lévi-Strauss s’en tient dans ce texte à une conception mentaliste,
au surplus très pauvre, du symbolisme, au lieu concevoir celui-ci comme répertoire autonome de formes
objectives, pouvant convenir à des contenus très divers.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
167
information » (1974, p. 79), d’utiliser les « déchets de l’industrie conceptuelle » (1974, p. 125) pour réorganiser la mémoire encyclopédique (1974, p.
158) – comme le sacrificateur dorzé, serait-on tenté de dire, avale des excréments contenus dans le gros intestin de sa victime (1974, p. 73) pour assurer le
bonheur de son peuple et régénérer l’ordre social. Le symbolisme culturel,
ajoute-t-il, c’est-à-dire l’activité symbolique orchestrée par les grands rituels,
« crée une communauté d’intérêts » entre les membres d’une même société car
il « focalise » leur attention « dans les mêmes directions » et « détermine des
champs d’évocation parallèles et structurés de la même manière » (1974, p.
149). Plus précisément encore, il les entraîne à parcourir ces champs
d’évocation selon des mouvements cycliques tout à fait caractéristiques et
ayant fonction de réorganisation (1974, p. 156). Or, qu’est-ce que le « mécanisme victimaire » de Girard, et les rites sacrificiels qui en sont issus, sinon un
processus spontané d’auto-organisation qui opère en focalisant l’attention de
tous les membres de la société sur le même objet symbolique ?
Cette homologie entre la théorie sperbérienne du dispositif symbolique et la
théorie girardienne de la crise sacrificielle et de la résolution victimaire seraitelle fortuite ? Comment le croire, alors que les pages (1974, pp. 141-146) où
notre auteur tente d’élucider l’énigme du léopard chrétien (qui est censé respecter les jeûnes de l’église copte mais qui est dangereux tous les jours), sont
centrées sur le thème du sacrifice, et qu’il nous est dit, d’entrée de jeu, que ce
rite est chargé de « maintenir les bonnes relations » (1974, p. 141) entre les
hommes et avec certains animaux (le léopard et la hyène) traités à cet égard
comme des hommes ? Comment ne pas voir, rappelons-le, que c’est la théorie
de la substitution sacrificielle qui explique, en dernière instance, pourquoi certains animaux sont « bons à penser symboliquement », c’est-à-dire mettre à
mort rituellement, lorsqu’ils transgressent « les principes universels du savoir
encyclopédique » ?
Ce n’est pas tout. Pour mettre en évidence le « travail répété de réorganisation de la mémoire encyclopédique » effectué par le symbolisme culturel,
Sperber le compare à celui exercé par la « forme la plus individuelle du travail
symbolique : le rêve ». La « fonction cognitive » du rêve, dit-il, est bien établie
et l’on peut penser que son explication « passe par une réévaluation du symbolisme même » (1974, pp. 156-157). Ce rapprochement des opérations
accomplies respectivement par le symbolisme culturel et par le rêve est
d’autant plus intéressant que, dans les mythes australiens, le « temps du rêve »
est celui du chaos primordial d’où viennent toutes les institutions et les formes
culturelles. Mais, selon toute vraisemblance, les aborigènes décrivent ainsi, en
termes imagés, la réorganisation de la société, par ce que Girard nomme la
crise sacrificielle et sa résolution victimaire, bien plus probablement qu’ils
n’anticipent les fonctions cognitives du rêve, et sa capacité à réorganiser la
mémoire individuelle. Toutefois, ce qui compte ici c’est l’existence d’un isomorphisme. Car, s’il fallait « réévaluer le symbolisme », ce ne serait
évidemment pas pour expliquer le rêve par le mécanisme victimaire au lieu
d’expliquer les phénomènes sociaux par des processus cognitifs, mais pour
rendre compte de phénomènes en apparence aussi différents que le rêve, le
« symbolisme culturel » (autrement dit le rituel) et, par exemple, le système
immunitaire, c’est-à-dire de phénomènes psychologiques, sociaux ou biologiques, à première vue spécifiques, par des entités formelles ou des archétypes
généraux indépendants de leur substrat. Ce que ni Sperber ni Girard ne songent
168
L. SCUBLA
à faire, mais que les travaux entrepris par Thom et ses continuateurs devraient
un jour rendre possible.
Revenons donc, pour finir, aux rapports du « symbolisme » et du rituel.
Quand Sperber relève qu’« un système symbolique complexe peut très bien
fonctionner sans qu’aucun commentaire exégétique ne l’accompagne » (1974,
p. 30) ; quand il soupçonne l’interprétation des symboles d’être seulement « un
aspect essentiel du développement du symbolisme dans notre culture » (1974,
p. 95) ; quand il suggère qu’on pourrait même, sans préjudice pour la théorie
anthropologique, ôter la notion de symbole de son vocabulaire descriptif pour
ne plus la conserver que comme objet possible de la description (1974, p. 61) :
dans les trois cas, on ne peut que l’applaudir. Ce faisant, il souligne, avec raison, l’autonomie et la puissance propre du symbolisme que « l’illusion
sémiologique » (1974, p. 60) risque, au contraire, de nous faire méconnaître.
En revanche, on peut difficilement le suivre quand, à longueur de pages, il se
borne, comme tout un chacun dans notre culture, à tenir pour « symboliques »
les activités rituelles et à prendre le faux ou le fictif, le gratuit ou l’arbitraire,
sinon comme traits caractéristiques, du moins comme traits constitutifs (cf.
1974, pp. 15-16) des croyances et des activités « symboliques ». De la même
façon, si l’on se réjouit quand Sperber met l’accent sur les effets organisateurs
des systèmes symboliques (1974, p. 80), on déplore qu’il n’accorde le bénéfice
de ces effets qu’à notre seule connaissance de la réalité et non à cette réalité
même (1974, p. 44 et passim)142. Car les rites (qui, une fois encore, sont les
agents du « symbolisme culturel »), ne sont ni des systèmes de signes ni des
conduites « purement symboliques ». Comme le dit Hocart, ils ne visent pas à
exprimer une équivalence, entre des êtres et des choses, qui existerait déjà,
mais bien à « établir une équivalence qui n’existait pas auparavant »143, et,
quand ils affectent des changements, ils « ne servent pas seulement à marquer
une transition ils l’effectuent positivement »144. C’est bien pourquoi, qu’il
s’agisse du sacrifice, de l’initiation, ou de tout autre rituel, leur forme n’est pas
plus arbitraire que celle de la pêche, du tissage ou de toute autre technique ; et
c’est pourquoi aussi, les « symboles culturels » que ces rites mettent en œuvre
(pangolin ou léopard, concombre ou museng’u, couteau du sacrifice ou camp
initiatique, etc), même s’ils ne peuvent évidemment pas être prédits a priori
sont cependant motivés et jamais laissés au hasard. Faute de quoi « l’efficacité
symbolique » ne serait qu’un leurre ou un mystère impénétrable.
Le mime et le sacrificateur
Soit les activités respectives du mime et du sacrificateur que Sperber a la
bonne idée de rapprocher (1974, p. 123). De la scène à laquelle ils assistent,
dit-il, les spectateurs du mime et les participants au sacrifice construisent les
uns et les autres, une représentation mentale ouverte à l’interprétation et propre
à déclencher des évocations symboliques. Qu’est-ce donc qui les distingue ?
« Les spectateurs du mime savent bien que la représentation mentale qu’ils ont
142
Il est vrai que Sperber emploie une expression quelque peu ambiguë : il ne dit pas que les symboles
servent à « organiser notre connaissance de la réalité » mais à « organiser cognitivement notre
expérience » (de la réalité) (1974, p. 44). Mais, de toute façon, c'est, le plus souvent, ce qui organise
déjà la réalité qui est le plus propre à organiser ensuite notre expérience de la réalité. Du moins, pour
quelqu’un qui se réclame, comme l’auteur de ces lignes, du réalisme aristotélicien.
143
A. M. Hocart, Rois et Courtisans, p. 143.
144
A. M. Hocart, Les progrès de l'homme, trad. G. Montandon, Paris : Payot, 1935, p. 200.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
169
construite ne correspond pas à la réalité. Au contraire, les participants au sacrifice le tiennent pour effectif. Autrement dit [...], la représentation du mime
participe à un symbolisme conscient, [...] la représentation du sacrifice participe à un symbolisme inconscient. » (1974, pp. 123-124)
A première vue, Sperber a entièrement raison. Le mime fait semblant de
capturer un papillon et les spectateurs savent comme lui qu’il fait semblant de
capturer un papillon. Le sacrificateur fait semblant de nourrir les ancêtres avec
le sang de la victime, mais aussi bien lui que les fidèles croient qu’il nourrit
vraiment les ancêtres avec le sang de la victime. Les premiers savent ce qu’ils
font, les seconds ne savent pas ce qu’ils font.
Mais, à la réflexion, les choses ne se présentent pas ainsi : la ligne de partage ne passe pas entre un « symbolisme conscient » et un « symbolisme
inconscient », mais entre une activité ludique et une activité rituelle qui comprennent probablement l’une et l’autre des éléments conscients et des éléments
inconscients. L’action du mime est « symbolique », dans tous les sens du
terme, alors que celle du sacrifice ne l’est pas. Celui-là fait semblant de capturer un papillon, celui-ci immole réellement une victime. Dans le premier cas, la
relation prédateur/proie est imaginaire et, à première vue du moins, tout à fait
accidentelle (le mime, semble-t-il, pourrait représenter n’importe quelle autre
scène) ; dans le second cas, elle est on ne peut plus réelle et tout à fait essentielle. Allons plus loin, une nouvelle fois, à l’aide de Girard. Comme l’action
mimée, le sacrifice est lui aussi la reproduction d’une action réelle, mais
contrairement à elle, il n’en est pas la représentation, il en est la répétition. En
vain dira-t-on que le mime sait la scène qu’il rejoue alors que le sacrificateur
l’ignore car ce serait retomber dans le sémiologisme que Sperber nous a appris
à écarter. Le sacrifice commémore une scène originelle, il ne la remémore
pas145. Peu importe que le sacrificateur et les fidèles ne sachent pas exactement
ce qu’ils font du moment qu’ils font scrupuleusement ce qu’ils doivent faire.
Frazer, Sperber et Wittgenstein
Il est bien établi, depuis les travaux de Robertson Smith, que les croyances
et les théologies sont des phénomènes religieux secondaires. Ce qui est primordial, dans un système religieux, ce sont les interdits et les pratiques rituelles, qui peuvent s’accompagner on non de commentaires. Dans bien des cas, il
n’y a d’autres croyances ou dogmes que la nécessité de perpétuer scrupuleusement les traditions rituelles reçues des ancêtres. Aussi Frazer manque-t-il de
discernement quand il tente d’expliquer des attitudes religieuses ou des opérations magiques, qui lui semblent déconcertantes, par des raisonnements fautifs,
des applications illégitimes du principe de causalité, etc., bref par une science
et une technique déficientes. Comme l’a bien vu Wittgenstein, de telles
conduites ne résultent pas de prémisses erronées ou de raisonnements mal
conduits, et sont d’ailleurs beaucoup moins étranges que ne le prétend l’auteur
du Rameau d’or. « Brûler en effigie. Baiser l’image du bien aimé. Cela ne
repose naturellement pas sur une croyance à un effet déterminé que l’on
obtiendrait sur l’objet que l’image représente. Cela a pour but de procurer une
145
Nous utilisons délibérément, à rebours de son auteur, cette expression qui sert à Freud (ou à Breuer)
pour décrire le symptôme hystérique, afin de souligner que le parti pris sémiologique de la psychanalyse
l'empêche de faire elle-même la théorie de l’action rituelle à laquelle elle doit ses effets thérapeutiques.
170
L. SCUBLA
satisfaction et cela y parvient effectivement. Ou plutôt, cela n’a pas de but du
tout ; nous agissons ainsi et nous nous sentons alors satisfaits146. »
Sperber, nous l’avons vu, est à peu près sur la même ligne de pensée
lorsqu’il critique les théories sémiologiques du symbolisme. Il présente même,
avec malice, sur la quatrième de couverture de son livre, la sémiologie ellemême comme une variante « scientifique » de l’exégèse religieuse. Mais, son
intellectualisme le rend, en définitive, beaucoup plus proche de Frazer que de
Wittgenstein. Dès les premières pages du Symbolisme en général, il indique
clairement que, des deux critères usuellement employés pour circonscrire le
symbolique (« le mental moins le rationnel » et « le sémiotique moins langue »), le premier est de loin préférable au second, même si ceux qui ont fait
appel à lui ont parfois contribué à le discréditer, en soutenant, à tort, que
l’homme primitif raisonnait mal (Frazer) ou selon d’autres principes de logique
que celui de contradiction (Lévy-Bruhl). Pour le rétablir dans tous ses droits, il
suffit de l’affranchir de l’idée spécieuse que certains hommes ou certains peuples seraient irrationnels « par insuffisance ou par système » (1974, p. 14). Au
demeurant, c’est bien ce critère qui sert à l’ethnologue pour l’identifier sur le
terrain. « Je suis chez les Dorzé d’Éthiopie méridionale et j’étudie leur symbolisme. On m’explique comment cultiver les champs. J’écoute d’une oreille
distraite. On me dit que si le chef de famille ne jette pas lui-même les premières semences, la récolte sera mauvaise. Je note aussitôt. (1974, p. 15) En effet,
je sais, poursuit Sperber, que la position généalogique du semeur n’a pas
d’effet sur la germination. Pour lui donc, comme pour ses devanciers, le symbolique, c’est, il le dit en toutes lettres, « l’irrationnel » ou le « faux ».
Comme cet exemple inaugural le montre bien, le domaine par excellence du
symbolique, c’est celui des croyances et des pratiques « superstitieuses » que
pourfendait la vieille tradition dite « rationaliste » et que le progrès et la diffusion du savoir étaient censés faire disparaître. Sperber, bien entendu, n’emploie
pas ce vocabulaire polémique, car son propos n’est pas de combattre
« l’obscurantisme », mais d’expliquer les conditions de possibilité de ce qu’il
est convenu d’appeler des superstitions, et de dissiper du même coup, l’illusion
obscurantiste. Contrairement aux héritiers naïfs de la philosophie des
Lumières, qui s’étonnent que la science n’ait pas fait disparaître la superstition,
que l’astronomie, par exemple, n’ait pas éliminé l’astrologie, il montre que les
mécanismes généraux de la pensée sont tels que l’une et l’autre peuvent parfaitement coexister. La superstition bénéficie, en quelque sorte, indirectement,
d’un processus intellectuel qui permet à l’homme de tirer le meilleur parti possible de ses facultés cognitives. C’est le prix à payer pourrait-on dire pour un
rendement optimal de l’esprit. Par la force des choses, seule une toute petite
partie de notre savoir est d’origine empirique ou démonstrative. Mais, la mise
entre guillemets permet de mémoriser, sous forme de représentations « semipropositionnelles », des éléments de savoir qui, à défaut, seraient inassimilables et donc perdus. Elle permet, entre autres choses, aux croyances magicoreligieuses de ne pas entrer en conflit avec le savoir empirique, mais elle a
surtout la vertu d’aider l’esprit humain à stocker et organiser l’ensemble de son
savoir.
146
L. Wittgenstein, « Remarques sur le Rameau d’or de Frazer », in J. Bouveresse, Wittgenstein : la
rime et la raison, Paris : Éditions de Minuit, 1973, p. 215. Bouveresse consacre vingt belles pages (212232) à ces remarques sur Frazer.
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
171
Ce qui est frappant dans tout cela, c’est le peu d’intérêt que Sperber porte
aux pratiques magico-religieuses elles-mêmes, et ce, malgré son indéniable
talent à mettre au jour leurs propriétés structurales. Tout se passe comme si, en
continuateur, plus éclairé mais fidèle, de la tradition des Lumières, il s’agissait
pour lui aussi de superstitions sans valeur intrinsèque. Il s’oppose au rationalisme naïf de Frazer, mais son rationalisme réformé, qui réhabilite, pour ainsi
dire, l’esprit du superstitieux, ne va pas jusqu’à soupçonner quelque rationalité
cachée des superstitions elles-mêmes. Seules l’intéressent vraiment les opérations intellectuelles qui les accompagnent, et, plus encore, les mécanismes
mentaux situés en amont, dont celles-ci dépendent. Plus le temps passe, plus il
s’éloigne des objets traditionnels de l’anthropologie sociale, pour se pour
confiner dans l’étude de la psychologie cognitive.
Cela nous semble d’autant plus dommageable que l’homme est plus vraisemblablement un « animal cérémoniel », selon la jolie formule de
Wittgenstein147, qu’un animal cognitif, et qu’au surplus, les opérations intellectuelles qui retiennent l’attention de Sperber, et dont nous savons déjà qu’elles
n’expliquent en rien les pratiques rituelles, ne sont peut-être pas nécessaires
non plus pour rendre celles-ci compatibles avec les activités techniques et les
savoirs qui peuvent les accompagner. Dans le cas du léopard chrétien, il y
avait, nous l’avons vu, un conflit manifeste en le savoir empirique (qui invite à
se méfier de l’animal tous les jours) et le savoir symbolique (qui voudrait qu’il
fût inoffensif certains jours de fête), et ce conflit était résolu par la mise entre
guillemets de la croyance qu’il respecte les jeûnes de l’église copte. Mais, le
cas de l’agriculteur dorzé est différent. Il sait qu’il faut semer telle plante à la
volée, et en telle saison, etc., et il sait aussi que le chef de famille doit jeter luimême les premières semences. Pour l’ethnographe, qui sait (ou croit savoir)
que « la position généalogique du semeur n’affecte pas la germination des
graines » (1974, p. 15), il y a d’un côté un savoir technique, qui est véritable,
de l’autre, un savoir symbolique, qui est illusoire. Mais, pour un Dorzé, les
choses se présentent autrement. Il sème à telle époque, avec telle technique,
parce que c’est la coutume, et que tout le monde autour de lui fait ainsi. Et il
sème lui-même les premières graines, s’il est chef de famille, exactement pour
les mêmes raisons. Les jardiniers ne font pas autrement chez nous, quand ils
utilisent certaines techniques éprouvées de semis et prennent soin également de
semer, selon les cas, en lune montante ou en lune descendante. Il n’y a donc
pas lieu de supposer, comme Frazer, que le Dorzé croit que la position généalogique du semeur affecte la germination, pas plus qu’il n’y a lieu de supposer,
pour reprendre un exemple de Kant, qu’un mourant désireux d’être inhumé en
terrain sec se soucierait d’une humidité qui pourrait lui faire prendre froid148.
147
« On pourrait presque dire que l’homme est un animal cérémoniel. […] C’est-à-dire que l’on pourrait
commencer ainsi un livre sur l’anthropologie : ‘Lorsqu’on considère la vie et le comportement des
hommes sur la terre, on s’aperçoit qu’ils exécutent, en dehors des actes que l’on pourrait appeler
animaux, l’absorption de nourriture, etc., également des actes revêtus d’un caractère qui leur est propre,
et que l’on pourrait appeler des actes rituels.’ Mais, cela étant, c’est une absurdité de poursuivre en
disant que l’élément caractéristique de ces actes consiste dans le fait que ce sont des actes qui
proviennent de conceptions erronées touchant la physique des choses. » (Wittgenstein in Bouveresse,
op. cit., p. 216)
Notons incidemment qu’il existe au moins un manuel d’anthropologie, déjà ancien, qui correspond
assez bien au vœu de Wittgenstein, celui de Hocart, The Progress of Man, 1933.
148
« Aménager sa tombe dans un jardin ou à l’ombre du arbre, au milieu des champs ou dans un terrain
sec, c’est souvent pour un mourant une affaire d’importance et pourtant, dans le premier cas, il n’a pas
172
L. SCUBLA
Comme le note très justement J. Bouveresse, commentant et citant
Wittgenstein, l’erreur fondamentale de Frazer « n’est pas tellement de considérer que les comportements rituels s’appuient sur des opinions fausses, c’est de
les expliquer, d’une manière générale, par des opinions ou des croyances : “Au
contraire, ce qui est caractéristique de l’acte rituel n’est pas du tout une
conception, une opinion, qu’elle soit en l’occurrence, vraie ou fausse, encore
qu’une opinion – une croyance – puisse être elle-même également rituelle,
faire partie du rite.”149 ». Mais, il en est ainsi, il n’y a pas lieu, non plus, semblet-il, dans les deux cas considérés, celui de l’agriculteur dorzé ou du mourant de
Kant, de supposer que l’un ou l’autre ait à mettre entre guillemets quelque
proposition que ce soit. C’est seulement, dans l’hypothèse où ils auraient à
commenter leurs actions, et donc à faire appel à des croyances collectives ou à
élaborer eux-mêmes des interprétations, qu’ils pourraient avoir à mettre entre
guillemets tel aspect de leur savoir rituel sur la croissance des plantes, ou telle
raison religieuse de préférer, par exemple, l’inhumation à la crémation, aux cas
où ceux-ci entreraient en conflit avec leur savoir empirique. Mais, comme
Sperber le dit lui-même, dans sa réfutation des théories sémiologiques, une
activité rituelle n’a pas besoin de commentaire. D’où nous serions tentés de
conclure que, si ces commentaires sont des excroissances secondaires, leur
mise entre guillemets l’est à plus forte raison. Ajoutons que, si l’énoncé de la
croyance peut toujours faire partie du rite, comme le remarque pertinemment
Wittgenstein150, on finit par se demander si l’apport de cette opération intellectuelle ne serait pas tout à fait marginal.
Bref, malgré la précision et la finesse de ses analyses, il semblerait que sur
les questions de fond, Sperber ne fasse guère avancer la réflexion anthropologique par rapport à la critique, lapidaire mais décisive, de Frazer par
Wittgenstein. Du fait de son intellectualisme, et en dépit des critiques qu’il lui
adresse, il reste beaucoup plus proche de l’anthropologue britannique que de
l’auteur du Tractatus, tandis que celui-ci, dans ses notes sur le Rameau d’or, a
ébauché, pourrait-on dire, une critique de toute anthropologie cognitive du
rituel qui voudrait se présenter comme science. De plus Sperber, s’il ne
méprise pas les sauvages grossiers, comme le faisait Frazer, mais affirme à
juste titre l’universalité de la pensée humaine, manifeste beaucoup moins
d’intérêt que son devancier pour leurs activités rituelles et celles des hommes
en général, alors que Wittgenstein aperçoit non seulement leur autonomie par
rapport aux facultés cognitives des individus, et donc leur robustesse, mais
aussi la part essentielle qui leur revient dans la constitution même de
l’humanité de l’homme.
Faudrait-il en rester là ? Nous ne le croyons pas. Wittgenstein montre clairement que les activités rituelles des hommes, comme plupart de leurs
conduites n’ont pas besoin d’être motivées, qu’elles ne résultent pas de croyances explicites, comme le voudrait une mythologie rationaliste, qu’elles n’ont
de raison d’espérer une belle vue ; et dans l’autre, il n’a pas de raison de se soucier d’une humidité qui
lui ferait prendre froid. » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique)
Mieux que le rituel des semailles dorzé, qui pourrait, après tout, s’appuyer sur un savoir agronomique
erroné, cette observation de Kant montre la faiblesse de la théorie frazérienne, qui reviendrait ici à
justifier la conduite d’un homme, par des croyances non seulement fausses, mais totalement
invraisemblables.
149
J. Bouveresse, op. cit., pp. 216-217.
150
Sur ce point également Wittgenstein rejoint Hocart remarquant que la récitation du mythe fait
généralement partie du rite (A. M. Hocart, Le mythe sorcier, Paris : Payot, 1973, p. 27).
Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ?
173
pas besoin non plus d’être accompagnées de représentations ou d’opinions,
fussent-elles entre guillemets. Mais, de cette prémisse peu contestable, il tire la
conclusion illégitime que nous pourrions seulement décrire ces formes de vie,
sans jamais parvenir à les expliquer. « Lorsque Frazer, écrit-il, nous raconte
l’histoire du roi de la forêt de Nemi, il fait cela avec un ton qui montre que
quelque chose d’étrange et d’effrayant a lieu. Mais à la question ‘Pourquoi cela
a-t-il lieu ?’ la réponse est donnée à proprement parler lorsqu’on dit : “Parce
que c’est effrayant” […] On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie
humaine151. » Pourtant, une chose est de dire que les rites se suffisent à euxmêmes, sans exégèse, sans justification explicite, une autre de soutenir qu’ils
n’auraient pas d’explication, et seraient sans raison, surtout lorsqu’ils sont
aussi stables et récurrents. On peut, selon nous, expliquer le rituel de Nemi,
dont le personnage central, soit dit en passant, réunit lui aussi, comme le pangolin, des propriétés apparemment antinomiques (roi et esclave, prêtre et
meurtrier, sacrificateur et victime sacrificielle), et il appartient à
l’anthropologie d’en apporter la démonstration152.
Vue d’ensemble et conclusion
Dans la Postface à son essai sur le structuralisme, Sperber invitait ses collègues à choisir entre l’empirisme routinier de la tradition ethnographique et les
ambitions théoriques d’une anthropologie digne de ce nom, inspirée par la
linguistique chomskienne. « La tâche de l’anthropologie, écrivait-il, est-elle
confinée à un inventaire raisonné des variations culturelles, comme on le
conçoit généralement ? Ou bien cet objectif est-il subordonné à une tâche plus
abstraite, qui est de déterminer comment les capacités d’apprentissage spécifiques à l’espèce humaine limitent et orientent le champ de ces variations ? »
(1973, pp. 118-119)
Si, par « inventaire raisonné des variations culturelles », on entend
l’accumulation méticuleuse des données recueillies sur les différents « terrains », il est clair que l’anthropologie ne saurait s’en satisfaire car, nous
l’avons vu : faute d’un fil d’Ariane théorique, ces descriptions pointillistes, si
soigneuses soient-elles, sont le plus souvent myopes et lacunaires. Le doute
n’est donc pas permis : comme toute science, l’anthropologie doit faire appel à
des principes universels. Mais, il n’y a aucune raison de chercher les principes
de la variabilité culturelle dans les seules « capacités d’apprentissage spécifiques à l’espèce humaine ». L’hypothèse pouvait sembler raisonnable, il y a
quinze ans153, mais nous avons vu ses faiblesses : elle n’explique ni les limites
des variations culturelles ni leurs configurations. On ne saurait la conserver
sans prêter le flanc au grief même que Sperber adressait à Lévi-Strauss : celui
de laisser pour compte le politique et le rituel (1973, p. 81).
Certes, le travail accompli à l’aide de l’hypothèse cognitiviste est important.
Sperber a montré que le symbolisme culturel n’était pas une forme de langage
mais un type de savoir aux règles spécifiques. Contre le relativisme, il a établi
que les règles de formation de ce savoir étaient universelles, et permettaient de
comprendre comment croyances religieuses, politiques ou autres des hommes,
151
Wittgenstein, in Bouveresse, op. cit., p. 222.
L. Scubla, « Sacred Kingship, Sacrificial Victim, Surrogate Victim, or Frazer, Hocart, Girard », The
Character of Kingship, edited by D. Quigley, Oxford-New York : Berg, 2005, pp. 39-62.
153
Rappelons que ces lignes ont été écrites en 1987.
152
174
L. SCUBLA
pouvaient former des ensembles cohérents, sans avoir à postuler l’existence de
structures mentales « incommensurables » qui les isoleraient dans des mondes
mutuellement inaccessibles.
Tout cela n’est pas rien. Il reste que Sperber, fidèle en cela à son programme, s’est limité à décrire les conditions universelles de l’apprentissage du
symbolisme (1974, p. 10), non les structures du symbolisme lui-même. Or,
l’ethnographie n’atteste pas seulement l’existence d’un traitement symbolique
universel, mais aussi de formes symboliques universelles, en particulier de
structures rituelles transculturelles, que Hocart et Girard ont entrepris
d’inventorier et d’expliciter, et qui, de manière significative, reviennent de
manière obsédante dans tous les écrits de notre auteur. D’où l’on peut conclure
que la tâche de l’anthropologue ne se limite pas à décrire ces conditions universelles d’apprentissage du symbolisme, puisque Sperber lui-même montre
indirectement l’impossibilité d’enfermer l’anthropologie dans le cadre étroit
des sciences cognitives.
Si l’on admet cette conclusion, le problème majeur de l’anthropologie est
alors le suivant : d’où viennent ces formes rituelles récurrentes qui, plus que
toute autre chose, font l’objet d’un traitement symbolique ? On ne saurait
admettre, avec Hocart, que toutes les similitudes s’expliquent par une origine
historique commune, aléatoire, mais stabilisée par la tradition, et lui-même, au
demeurant, ne se satisfait pas toujours de cette hypothèse « diffusionniste ».
Plus vraisemblable est la thèse de Girard, selon laquelle un mécanisme universel et invariant aurait pu produire, dans des conditions de temps et de lieu
différents, des formes culturelles indépendantes et pourtant similaires154.
Mais, on peut lui faire grief d’attribuer à ce mécanisme un pouvoir morphogénétique exorbitant : celui d’engendrer toutes les différences culturelles à
partir de la seule différence, purement relationnelle, que la polarisation de la
violence, en détachant la victime émissaire de la foule unanime des lyncheurs,
fait surgir entre cette victime et la masse indifférenciée de ses rivaux et doubles
mimétiques. Faudrait-il alors recourir à de possibles, mais hypothétiques,
structures innées de l’esprit humain pour rendre compte de la richesse des formes culturelles ? Ce serait oublier que, en dépit de sa spécificité, l’homme
n’est pas un empire dans un empire, mais qu’il est plongé dans un monde de
formes universelles ; oublier, pour parler comme Sperber (1973, p. 107), que
les systèmes culturels et pas seulement les phénomènes sociaux relèvent de
« mécanismes qui n’appartiennent pas à l’esprit des individus ».
Reste donc une seule voie, que suggèrent les travaux de Thom et qu’il nous
semble raisonnable de suivre : celle d’un « inventaire raisonné », non d’une
collection arbitraire, de toutes les « variations culturelles », établi à l’aide,
d’une part, de principes proprement anthropologiques méthodiquement recensés et, d’autre part, d’un catalogue systématique de toutes les formes
structurellement stables que la « théorie des catastrophes » pourrait, sinon déjà
nous fournir, au moins nous inviter à construire155.
154
L. Scubla, « Hocart and the Royal Road to Anthropological Understanding », Social Anthropology,
10, 3, 2002, pp. 359-376 ; « Préface » à A. M. Hocart, Au commencement était le rite. De l’origine des
sociétés humaines, traduit de l’anglais par J. Lassègue avec la collaboration de M. Anspach, Paris : La
Découverte, 2005, pp. 7-44.
155
L. Scubla, « Vers une anthropologie morphogénétique : violence fondatrice et théorie des
singularités », Le Débat n° 77, 1993, pp. 102-120.
Téléchargement