Comprendre la pauvreté à Kisangani : possibilité d`usage

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REVUE DE L’IRSA N° 20 Novembre 2014
Comprendre la pauvreté à Kisangani :
possibilité d’usage de l’approche qualitative
de Benoît Verhaegen
YAAYA Liagologa Victor *
Résumé
Face à l’importance accordée par la majorité des Congolais à l’oralité, étant donné l’évidence que la tenue des
archives publiques et privées reste défectueuse, incorrecte depuis belle lurette, Benoît Verhaegen avait
pertinemment mobilisé dans ses études en RDC l’approche qualitative afin de comprendre le phénomène de la
pauvreté. Ainsi, la littérature nous léguée par ce dernier nous renseigne que dans ses diverses enquêtes, il a
mis à profit l’usage des outils tels que les témoignages, les récits de vie, l’autobiographie, l’observation, le vécu
quotidien et l’approche historique.
En rédigeant ce papier, notre souci majeur est d’interpeler les chercheurs congolais sur l’impératif de la
contextualisation de nos outils de recherche au regard non seulement de la spécificité des contingences sociales
de notre terrain de recherche (l’environnement social congolais régressif), mais aussi de sa dynamique sociale,
riche en nouveautés. Voila pourquoi, à la suite de ce grand savant, et fasciné par sa vigilance épistémologique,
nous sommes parmi ceux qui lui ont emboité les pas dans l’importance qu’il faut accorder à la construction
contextuelle de l’outillage de recherche. Pour répondre, par exemple à la question relative à l’existence ou pas
d’une culture de pauvreté à Kisangani, nous avons, dans le cadre de notre recherche doctorale, recouri à
l’analyse qualitative de Verhaegen, évoquée ci-haut, complétée et par l’approche quantitative, et par l’approche
syndromatico-sociologique construite par nous même. Il s’agit de comprendre aussi le pourquoi de la pauvreté
(surtout mentale) à partir des idées émises, les discours tenus, l’état de l’environnement urbain (images à
l’appui) comme signes sociaux.
Abstract
Face to the importance given by the majority of Congolese to orality, given the evidence that the keeping of
public and private archives has for ages remained faulty (defective) because of incorrect statistics, Benoît
Verhaegen had, in his studies in the DRC, mobilized perfectly well approach to understand the poverty
phenomenon. Thus the literature left to us by this latter gives us information that in his diverse investigations,
Benoît Verhaegen has made the most of tools such as witnesses, life narratives, autobiography, observation,
daily personal experiences, and historical approach.
In writing this paper, our major concern was to call out Congolese researchers on the constraint of
contextualization of our research tools regarding not only the specificity of social contingencies of our research
ground (regressive Congolese social environment), but also its social dynamicity, full of newness. This is the
reason why, as the follower of this erudite and fascinated by his epistemological vigilance, we are among those
who have fallen in behind him in the importance that is to be given (devoted) in the contextual building
(construction) of research tools. In order to answer, for example, the question related to the or non-existence
of one poverty culture in Kisangani, we have used, on the occasion of our doctoral research, Verhaegen’s
qualitative analysis that we mentioned and completed by quantitative approach and by syndromaticosociological approach. It is about to understand also the why of poverty (mostly mental) from expressed ideas,
pronounced discourses, the state of urban environment (with pictures) as social signs.
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Sociologue, YAAYA Liagologa est Professeur à l’Université de Kisangani.
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REVUE DE L’IRSA N° 20 Novembre 2014
Introduction
Le Professeur Benoît Verhaegen, d’aucuns le savent, demeure inéluctablement l’une des figures
emblématiques de la recherche en sciences sociales en République Démocratique du Congo. Ses nombreuses et
prestigieuses publications scientifiques sur notre pays en général, et sur la ville de Kisangani en particulier le
prouvent. Sa fécondité épistémologique a retenu notre attention dans la mesure où, pour la connaissance de la ville
de Kisangani, à l’instar d’autres villes du Pays, il a mis sur pied un cadre théorico-méthodologique adéquat et
adapté à une société en crise multidimensionnelle que nous avons le privilège de rappeler sur ces pages.
C’est pourquoi, après sa disparition, nous voulons lui rendre un hommage mérité en partageant avec des
respectueux amis du savoir scientifique notre propre expérience de terrain en tant qu’un des cohéritiers, coutilisateurs des méthodes qualitatives d’inspiration Verhaegenniene dans nos investigations.
Il ne nous parait pas superflu de rappeler que B. Verhaegen est arrivé en République Démocratique du
Congo deux ans avant l’indépendance pour enseigner la sociologie et la science politique à l’Université Lovanium
qui a ouvert ses portes en 1954. Il devait apprendre aux étudiants des sciences impérialistes en vue de renforcer
les techniques, le mode de penser et d’agir du colonisateur pour que ce dernier puisse bien asseoir son hégémonie.
Au même moment, Verhaegen devait observer le déroulement de l’histoire du pays qui l’a reçu et qui venait
d’obtenir sa souveraineté internationale.1
Ce faisant, ce chercheur a privilégié les méthodes qualitatives et l’approche historique dans ses recherches
empiriques et s’est résolu de publier les résultats de ses observations et enquêtes surtout sur la vie politique du
Pays. C’est ainsi nous pouvons retenir à son actif des livres et autres publications scientifiques dont l’intérêt
théorique reste de grande valeur scientifique jusqu’à ce jour.
En effet, la documentation écrite ou les écrits légués aux générations futures constituent actuellement une
bibliothèque pouvant fournir des amples renseignements à tout chercheur qui trouve de l’intérêt dans le champ de
l’histoire politique du Congo, sur les questions socio-économiques, voire sur les aspects méthodologiques. Nous
pensons à la série des ouvrages « Congo 1960 », « Congo 1961 » ; Femmes zaïroises de Kisangani, combat pour
la survie 2» ; les publications comme « Emploi, salaire, prix et niveau de vie à Kisangani 3 ; « La vie quotidienne
à Kisangani en 1980 »4 ; « la ville de Kisangani5 ; etc.
Au lieu de privilégier l’usage de la méthodologie quantitative prônée par les écoles anglo-saxonnes et les
universités qui l’ont envoyé au Congo ou encore d’utiliser les méthodes des courants théoriques fonctionnaliste et
matérialiste purs, Benoît Verhaegen a préféré mettre l’accent sur l’approche historique. Cette dernière l’a
accompagné dans ses analyses sociologique et politique jusqu’à l’aider à élaborer une méthodologie adaptée aux
spécificités des réalités sociales de son terrain, l’attachement de l’Africain à l’oralité, la mauvaise tenue des
données statistiques due à une administration défectueuse, etc.
Pour y arriver, il a associé des collaborateurs congolais, recrutés parmi les étudiants et les enseignants des
Universités. On peut citer, à titre illustratif, Omasombo Tshonda, Kisangani Endanda, Kasongo, Ezabele
Wayasak, Kimoni Kicha. Certains sont devenus des professeurs dont la visibilité s’internationalise. Avec ces
derniers, il a créé la méthode de l’histoire immédiate dont la substance se consomme encore aujourd’hui.
Pour ce faire, nous avons articulé notre analyse sur les points essentiels ci-après:
1. Benoît Verhaegen et l’analyse de la pauvreté congolaise ;
2. Valeur et mérites scientifiques du Savant ;
3. Approche qualitative, pour comprendre et expliquer la pauvreté à Kisangani de nos jours : notre expérience
empirique.
1. Benoît Verhaegen et l’analyse de la pauvreté congolaise
Bongeli Yeileko Ya’Ato, L’Université contre le développement au Congo-Kinshasa, Paris, L’Harmattan, 2009.
Verhaegen, B., Femmes de Kisangani : Combat pour la survie, Paris, L’Harmattan, 1990.
3 Verhaegen et KASONGO, « Emploi, salaire, prix et niveau de vie de à Kisangani », in les cahiers de CRIDE, n° 37, oct.
1979, pp. 1-39.
4 Verhagen, B., « La vie quotidienne à Kisangani en 1960 », in les cahiers du CRIDE, n° 548-49, nov. 1980, pp. 1-14.
5 Verhaegen, B. « LA ville de Kisangani », In les cahiers d’actualités sociales, n°3, déc. 1986, pp. 1-13.
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Les méthodes qualitatives sont particulièrement bien appropriées pour l’étude des opinions, des
comportements et des pratiques des individus, et se justifient donc pleinement pour l’étude des usages. Elles
permettent de les comprendre du point de vue de l’usager, de se familiariser avec son environnement, ses pratiques,
ses besoins en prenant en compte les contextes propres à chacun [...] leur fonction consiste à comprendre plus qu’à
décrire systématiquement ou à mesurer.6
Les recherches et méthodes qualitatives sont liées à l’étude des phénomènes et faits humains qui, de facto,
ne sont pas mesurables avec précision.7
L’approche qualitative souligne Durmand8 ne consiste pas en un résidu provisoire et de qualité inférieure.
Elle est en effet requise d’abord pour la description des cas particuliers d’institution, de situation ou individus,
l’analyse des données en petit nombre, l’entretien, les témoignages et les documents. Les autres variables
explicatives sont déterminées par les discours et non par la manifestation des données d’ordre statistique.
Verhaegen a compris et souscrit à cette conception en utilisant la démarche qualitative adaptée à la société
congolaise de l’époque. Cette option méthodologique a été pertinemment motivée par les difficultés liées à la
collecte des données brutes, à la détermination de l’échantillon probabiliste ; les statistiques n’étant pas fiables,
l’accès difficile aux archives publiques et/ou privées presque inexistantes suite à la mauvaise gouvernance des
institutions publiques (administration défectueuse, guerres, pillages, etc.) comme indiqué précédemment.
Dans une démarche qualitative, déjà en 1974, avec son équipe de recherche, il a démontré que la ville de
Kisangani connaissait une grande pauvreté. En effet, avec la présence du mode de production capitaliste dépendant,
chaque individu et chaque famille y étaient voués à la lutte pour la survie, et les forces étaient inégalement réparties.
Si tout le monde ou presque est pauvre, certains vivent en permanence dans la grande pauvreté et doivent chaque
jour vendre non seulement leur force de travail mais aussi leur corps, leur santé, leur dignité pour subsister.
Ainsi, à partir d’une analyse socio-historique, appuyée par les techniques qualitatives telles que la
documentation, les enquêtes des budgets des ménages, l’observation désengagée, les récits de vie, il a aussi réussi
à rendre disponibles les données sur la pauvreté dans la ville de Kisangani. Dans son cadre opératoire, il a mobilisé
entre autres des variables comme le niveau de vie, l’emploi, les activités de l’économie informelle, la structure de
dépenses alimentaires assorties des indicateurs tels que le prix, le salaire, etc.
A titre indicatif, Verhaegen s’était appuyé sur la documentation portant les résultats fournis par les
enquêtes réalisées par Houyoux en 1972. En effet, à la suite de ce chercheur, il a noté que la population active
salariée qui était de l’ordre de 23.820 en 1972 était tombée à 4.000 unités contre 10.324 en 1959, soit une baisse
de 47.2 à 18.9% du total de l’emploi salarié.
Il observa donc un retour des urbanisés à l’agriculture traditionnelle synonyme de ruralisation de la sousrégion de Kisangani ; une diminution de l’emploi salarié dans le secteur bancaire et commercial de 9.160 unités à
2.60 unités à 2.947.8
Les données sur le prix et le salaire récoltées par Verhaegen à partir des enquêtes menées en 1979 nous
ont permis de comparer le mouvement des prix à celui des salaires des fonctionnaires de l’Etat et ceux de la
majorité de la population. Ainsi, nous avons remarqué que le travailleur qui gagnaient 25 zaïres par mois
obtiendrait avec son salaire 22,5 Kg de chikwange, 10 pains de 1 Kg ou 11 Kg de riz, … un Assistant de
l’Université Nationale du Zaïre et un Chef de division gagnant respectivement 571.20Z et 4.937Z comme salaire
et traitement de base, devraient faire les économies au moins de deux mois pour s’acheter un vélo (qui coutait
700 Zaïres) ; diviser son salaire en deux pour acheter à sa femme un Wax hollandais de 6 yards (qui coûtait
270Z)…9
6
Annaig Mahe, Recherche qualitative, 2002, disponible sur http//www.ib-gr.blogspot.com, consulté le 5 juillet 2014.
Robo P., A propos de recherche et méthode qualitative, 1965, disponible sur http//www.probo. free fbc. Écrits
divers/méthodes qualitatives, pdt, consulté le 20 juillet 2014.
8 Lazarersfeld P. et Boudou R., Les vocabulaires des sciences sociales, concept et indices, 3ème éd. Lahaye, Paris, 1971, p. 309,
cité par Durand J.-P. Weil R., Sociologie contemporaine, Paris, éd. Vingt, Zude, pp. 417-419.
8 Verhaegen B., article déjà cité, p. 7.
9 Verhaegen B., et Kasongo, article déjà cité, p. 7.
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Il faut encore souligner que Verhaegen s’était aussi inspiré des résultats de l’enquête réalisée par Houyouk
sur les budgets ménagers en 1972 pour démontrer que déjà à cette époque, 70,5% des dépenses étaient consacrées
à l’alimentation et que l’essentielle de l’alimentation à Kisangani fut d’ordre végétal. Les féculents et les légumes
représentèrent 70% du poids des aliments consommés. L’afflux de la population vers le secteur informel était
constaté non seulement à partir des rapports d’enquête produits par Houyoux et Kikassa, mais aussi à partir de ses
propres observations du terrain.
En résumé, disons à la suite de ce chercheur que hormis le secteur secondaire, l’emploi tomba de 10.324
en 1959 à 5.880 en 1979, et à 5.182 en 1984 ; d’où l’effondrement du niveau de vie entre 1974 et 1979. Cette
situation était compensée, ajoute-t-il, par la multiplication des activités indépendantes : artisanat, réparation et
bricolage, petites entreprises de production, commerce de détail. Certains compensaient cette diminution du
pouvoir d’achat par des moyens de fortune : cumul d’occupation, heures supplémentaires, prostitution, travail des
femmes et des enfants, la solidarité clanique qui du reste, ne faisaient que niveler la pauvreté des ménages. 10
En poursuivant ses recherches, Verhaegen a pu analyser à partir des récits de vie, le combat que mènent
les femmes de Kisangani pour la survie. Il a décrit la vie socio-économique de ces dernières, à partir de 123 récits
portant sur la prostitution, la polygamie, le concubinage, le divorce, le veuvage et 17 récits de vie sur la misère, le
combat des femmes pour la survie et ses effets.11
Pour le traitement des données, il a fait usage de contenus des récits, des témoignages... pour dégager la
vérité historique immédiate, tout cela dans les moules de sa méthode de l’histoire immédiate, fruit de son génie
créateur et de son expérience de terrain. L’originalité de cette nouvelle démarche consiste à ce qu’elle a introduit
un courant contestataire, car elle entend d’une part renverser la traditionnelle relation unique entre le savant et
l’objet de connaissance, relation fondée sur la passivité de l’objet et sur une distance maximale entre lui et le
savant, et lui substituer une relation d’échange impliquant la participation réelle de l’objet en tant qu’acteur
historique à sa propre connaissance, et à la limite la disparition du savant en tant qu’individu.
Tel est l’héritage scientifique intéressant légué par ce pionnier de la sociologie qualitative congolaise aux
futurs chercheurs que nous sommes pour que, dans la mesure du possible, nous puissions produire des paradigmes
transformateurs de notre société. Ces résultats de recherche et cette méthodologie essentiellement qualitative sont
certainement à la base de nombreuses investigations scientifiques postérieures réalisées par différents chercheurs
en République Démocratique du Congo en général, et à Kisangani en particulier dont notre recherche doctorale
sur la pauvreté dans cette ville.
2. Valeur et mérites scientifiques du savant
Toute la valeur de ce grand homme de science réside, à notre avis, non seulement dans son sens
révolutionnaire et dans son engagement, mais aussi dans sa vigilance épistémologique dictée aussi par son terrain
de recherche. C’est pourquoi, en tant que formateur, il a recruté et initié les chercheurs congolais à la
contextualisation de la démarche scientifique face aux phénomènes sociaux régressifs.
Voilà pourquoi, à sa suite, la République Démocratique du Congo a enregistré des éminents professeurs
comme Mudimbe Vumbi Yoka, Omasombo Tshonda, Bongeli Yeikelo Ya’Ato, Tshomba Kinyamba, etc. ce qui
lui conférerait le statut du co-artisan de la sociologie congolaise qualitative.
Pour preuve, ce dernier (Tshomba Kinyamba) est parmi les chercheurs préoccupés par la contextualisation
des techniques de recherche dictée par les réalités du terrain congolais. Ainsi, cet auteur montre dans ses écrits
que, dans le contexte congolais, la configuration sociale est telle que les limites de plusieurs principes enseignés
par la littérature classique se sont affichées de façon universelle. Le dogmatisme des maitres a fini par céder le pas
au pragmatisme dicté par la prise en compte du principe cher aux anthropologues basé sur « la diversité ou la
réalité culturelle ».12
10
Verhaegen B., et Kasongo, article déjà cité, p. 12.
Verhaegen B., op. cit., p. 50.
12 Tshomba Kinyamba S., Méthodologie de la recherche scientifique, Les ficelles de captage et les logiques
d’analyse des données, Kinshasa, éd. PUK, 2012, p. 75.
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Il présente une dizaine de difficultés qui portent atteinte à la recherche de terrain en milieu congolais dont
l’analphabétisme rendant l’opérationnalisation du questionnaire écrit inefficace dans certains milieux, la
déformation de la pensée due à la non maitrise de la langue de travail, l’attitude de méfiance des enquêteurs, la
mauvaise tenue des archives publiques justifiée par les mauvaises conditions de vie et de travail, le non respect de
temps, le déficit de culture de recherche scientifique (traduit par la modicité des budgets consacrés à la recherche
scientifique) ; l’accès aléatoire à la documentation et le complexe d’infériorité de la part des informateurs. Toutes
ces particularités du terrain congolais l’ont poussé pertinemment à considérer, à l’instar de Verhaegen, que la
contextualisation des outils de recherche en sciences sociales demeure un impératif. 13
C’est dans cette école de la sociologie qualitative que de nombreux chercheurs adhèrent, peut être sans le
savoir, dont nous même, surtout lorsque nous menons nos recherches sur la pauvreté à Kisangani, plus de deux
décennies après Benoît Verhaegen.
3. Approche qualitative, pour comprendre et expliquer la pauvreté à Kisangani de nos jours: notre
expérience empirique
Si, de fait, les méthodes qualitatives, comme l’indique Jean Claude Kaufmamm14, ont pour fonction de
comprendre plus que de décrire systématiquement ou de mesurer, c’est-à-dire rendre intelligible, en se donnant les
moyens de connaitre la complexité subjective des actions d’un individu ou groupe d’individus dans un contexte
particulier. Nous avons décidé aussi dans le cadre de notre recherche doctorale sur la culture de pauvreté à
Kisangani de recourir à la méthodologie qualitative à la Verhagennienne. Autrement dit, les particularités
contextuelles de cette étude et la nature de son objet (pauvreté), à l’instar de ces chercheurs, nous ont également
convaincu.
Fort de cet argumentaire, nous avons utilement décidé de marcher sur les sentiers verhaegenniens en
recourant à quelques techniques qualitatives dont l’enquête par entretien, la documentation, l’observation
quotidienne des faits, l’étude du vécu. Grace à la technique d’entretien par exemple, nous avons à l’issue de notre
enquête sur la pauvreté à Kisangani, trouvé qu’en 2009 sur 180 ménages, 85,5% vivaient avec un revenu moyen
par jour et par personne de 0,782 USD, 58,9% n’accèdent pas à l’électricité.
En terme de stratégie de lutte contre ce phénomène, la majorité des habitants recourt aux activités du
secteur maraicher, le petit élevage, la pisciculture, les petits métiers tels que la briqueterie, la menuiserie, le
transport par moto, ou vélo taxi, la prostitution, la vente des archives publiques ou privées, etc. De nos jours, il
faut ajouter la bureautique, la vente des cartes prépayées pour la communication, la vente des habits et chaussures
usés aux villages (communément appelés « Bwaka nzoto ». Ce qui veut dire littéralement (jeter son corps), la
prolifération des églises et écoles primaires et secondaires privées comme micro-entreprise, le lavage des motos
et véhicules dont les acteurs sont organisés en association.14
Pour des raisons impératives relatives à notre objet d’étude, nous avons forgé une nouvelle approche,
appelée «Approche syndromatico-sociologique » en vue de renforcer la compréhension du phénomène de culture
de pauvreté à Kisangani par rapport aux exigences et particularités de ce terrain. Cette dernière n’est rien d’autre
qu’une transposition du raisonnement ou encore de l’approche symptomatique utilisée par les médecins pédiatres
dans le traitement des enfants. Ceux-ci étant incapables de se prononcer sur ce qu’ils ressentent (complexité du
comportement), les médecins se limitent à les examiner à partir des signes extérieurs afin d’établir un diagnostic
provisoire qui sera confirmé ou infirmé par les examens de laboratoire, voire complété par le témoignage des
parents.
Par analogie, nous nous sommes inspiré de ces médecins pour construire cet outil de collecte des données.
La ville de Kisangani, étant socialement malade suite à une pauvreté extrême de masse, et de longue date, se trouve
en difficulté de rendre disponible, il y a bien des décennies, des données statistiques avec précision sur les salaires,
les chômeurs, les ménages, les enfants de la rue et les enfants mal nourris, les vieux, les taux de scolarité, de
natalité et de mortalité, sur le revenu moyen des citoyens, etc. D’où la difficulté de produire une connaissance
13
Idem.
14Yaaya
Liagologa, De la culture e la pauvreté à Kisangani. Recherche des thérapeutiques étiologiques, Thèse de doctorat en
sociologie, Faculté des Sciences Sociales, Administratives et Politiques, Université de Kisangani, 2009.
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scientifique sur base des données qualitatives qui soient fiables sur la pauvreté dans la ville de Kisangani. C’est
pourquoi, au-delà des données déficitaires sur les revenus des responsables des ménages dont la population-parente
reste imprécise, sur le nombre des unions libres, de la capacité de stocker les denrées alimentaires de base, le fait
de recourir à la mise en gage des biens pour la survie, nous avions décidé de recouvrir à un ensemble des signes
ou syndromes sociaux observés au quotidien pour confirmer ou infirmer la thèse de la culture de pauvreté à
Kisangani. Les structures sociales particulièrement observées et examinées ont été entre autres quelques marchés
de la ville, quelques artères, et bâtiments publics (hôpitaux, écoles, université), quelques quartiers et égouts,
collecteurs avec images à l’appui sur l’évolution de leurs états durant plus de 3 décennies.
Ces syndromes sociaux sont pratiquement constitués des discours ou expressions en langue lingala
comme « Zaïrois miso gaa », « Bayibaka na mokonzi », «Futa bic mpe papier ya leta », « Yo moto okobongisa
mboka oyo? », « Pesa madesu ya bana », etc. et en langue swahili comme « Leta kingia poli », etc. ; rencontrées
dans tous les secteurs de la vie sociale et traduisant une médiocrité normalisée comme stratégie de survie. Ces
expressions signifient respectivement ce qui suit : « Ouvrir ses yeux », « On vole avec le chef », « Payer du papier
et l’encre du stylo dépensé par l’Etat », «Est-ce toi qui changera la médiocrité de ce pays ? », « Donnez le haricot
pour que les enfants mangent », « Payez le droit de consultation ».
Il y a aussi lieu de relever : l’accommodation à la promiscuité de l’habitat et à l’insalubrité publique, le
recours à la mendicité, à la prostitution et aux pratiques archaïques ou rudimentaires pour la maintenance ou
l’entretien des artères (la limonite, le goudron pour coller les « nids des poules », le primat de l’intérêt individuel
sur l’intérêt collectif, un laxisme vis-à-vis des pratiques corruptives, le détournement de deniers publics ,
l’utilisation illégale des plaques d’immatriculation, le recours de la majorité des habitants de la ville aux pratiques
illégales comme « Sima mukongo » (un prélèvement illégal opéré par les particuliers revendeurs sur les acheteurs
dans différents marchés) , le dol qui consiste à mélanger la farine de maïs avec celle de soja pour gagner beaucoup,
l’instrumentalisation de Dieu pour tous les problèmes, même d’ordre social...
Tout cela est curieusement normalisé par la majorité des habitants de cette ville et devient un mode de
vie, bref une culture ; car ces idées médiocres produites et semées se traduisent en actions ; celles-ci deviennent
des comportements sociaux qui se transforment en habitudes sociales malheureusement normalisées. Cette
médiocrité tolérée pour la survie est intériorisée, imprégnée dans les esprits des gens et se reproduit dans tous les
milieux de socialisation (famille, école, université, église, quartier, milieu professionnel, …), dans toute la ville en
passant d’une génération à une autre, des parents aux enfants, des enseignants aux enseignés, des gouvernants aux
gouvernés, des chefs aux subalternes, etc., comme héritage social, sans trop déranger la conscience collective.
Les techniques qualitatives qui ont accompagné cette approche pour la collecte et le traitement des
données étaient la photo-illustration, l’observation participante, les témoignages des acteurs sociaux privilégiés.
Cette approche syndromatico-sociologique qui rentre dans la ligne de la méthodologie verhaegennienne, nous a
permis de comprendre et d’expliquer le phénomène de la culture de pauvreté à Kisangani.
Autrement dit, c’est grâce aux images tirées par la photographie sur l’état de l’habitat, aux pratiques, aux
comportements et habitudes sociaux, à la documentation léguée par Verhaegen et autres, aux discours ou
expériences populaires que nous avions réussi à démontrer et à comprendre que la pauvreté était devenue aussi
mentale, intériorisée comme une fatalité et se reproduit comme mode de vie. C’est une culture qui se lit à travers
les discours tenus, les idées produites, les attitudes, les pratiques et les comportements sociaux médiocres de la
majorité des habitants de cette ville.
Face à cette expérience du terrain, nous avons tiré la grande leçon que voici : « les méthodes qualitatives
sont souvent dévalorisées par rapport aux méthodes quantitatives ; on leur reproche généralement de se baser sur
des échantillons trop faibles pour légitimer les résultats obtenus. Cependant, à ceux qui questionnent la crédibilité
de telles méthodes au regard de celle des sciences dites exactes, nous répondons à la suite de Annaigs Mahe18
comme suit : c’est un reproche basé sur une méconnaissance de ce type de méthode. Les méthodes qualitatives
sont, au contraire, particulièrement bien appropriées pour l’étude des opinions, des comportements et des pratiques
des individus, et se justifient donc pleinement pour l’étude des usages. Elles permettent de les comprendre à partir
18
Annaigs, M., op. cit.
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de l’usager, de se familiariser avec son environnement, ses pratiques, ses besoins en tenant compte des contextes
propres à chacun.
C’est à juste titre que cette analyse qualitative, couplée ou complétée par l’approche quantitative a été
contextuellement choisie et nous a, à l’instar de ce savant, Benoît Verhaegen, facilité aussi bien la compréhension
que l’explication du phénomène de la pauvreté à partir des signes, des idées pratiques, des pratiques et usages
sociaux propres à notre milieu d’étude.
Conclusion
Que dire en conclusion ? La dynamique des phénomènes sociaux congolais constitue tellement une
évidence que tout esprit scientifique averti ne peut en douter, ni rester passif, fixiste au risque de ne pas se rattraper.
Benoît Verhaegen l’avait déjà compris comme chercheur congolais et s’était plié aux exigences du terrain
congolais en recourant utilement aux méthodes qualitatives aux cotés des méthodes quantitatives pour des
explications complémentaires et plus au moins satisfaisantes.
Les réalités sociales de notre milieu de vie étant toujours régressives, l’insuffisance et la mauvaise tenue
des données statistiques nous obligent actuellement à prendre en compte l’approche qualitative au côté de
l’approche quantitative. Aussi croyons-nous que nous avons l’obligation morale de considérer Benoît Verhaegen
comme un des grands savants qui a milité pour le développement épistémologique des sciences sociales en
République Démocratique du Congo.
Dans cette analyse, notre souci majeur était d’interpeler les chercheurs congolais sur l’impératif de la
contextualisation de nos outils de recherche au regard non seulement de sa spécificité des contingences sociales
de notre terrain, de ses spécificités, mais aussi de sa dynamique sociale, riche en nouveautés. Benoît Verhaegen
l’avait compris. Face à l’importance accordée par les Congolais à l’oralité, à une tenue défectueuse des archives
publiques et privées porteuses des statistiques incorrectes, … ce chercheur a pertinemment mobilisé l’approche
qualitative (les récits de vie, les témoignages, l’observation, le reçu quotidien, l’autobiographie) et l’approche
historique, ses déterminants politico-économique et culturel en République Démocratique du Congo en général et
dans la ville de Kisangani en particulier.
Certes, les limites méthodologiques de ce chercheur sont tout naturellement celles reprochées aux
qualitativistes en général. Il s’agit de faible effort explicatif basé sur la mesure des faits, leur qualification. En
demeurant plus descriptifs et compréhensifs qu’explicatifs, les résultats de ses recherches ne sont pas pourvus
d’une disgrâce. Bien au contraire, les particularités du terrain aidant, sa démarche peut encore nous servir aussi
bien pour la compréhension que pour l’explication de la faible gouvernance publique dans notre milieu, ainsi que
celle de l’une de ses corolaires qui est la pauvreté.
En effet, à partir des variables et indicateurs tels que l’emploi, le niveau de vie, le prix, etc. il a réussi à
démontrer l’existence de la pauvreté et son vécu, à comprendre ses causes et les stratégies montées localement
pour sa réduction qui, du reste, demeurent toujours inefficaces.
Voilà pour quoi nous sommes parmi ceux qui lui ont emboité les pas dans l’importance qu’il faut accorder
à la construction contextuelle de l’outillage de recherche. Intéressé aussi au problème de la pauvreté à Kisangani
plus de deux décennies après Verhaegen, le débat soulevé autour d’une probable existence d’une culture de
pauvreté (une pauvreté mentale) dans cette ville avait besoin non seulement des résultats disponibilisés par celuici, mais de l’arsenal méthodologique utilisé. Ainsi, face aux contingences sociales rencontrées dans le même milieu
dont le déficit de culture de recherche, les mauvaises conditions de vie et de travail des acteurs sociaux, l’attitude
de méfiance des enquêteurs, la complexité et la relativité du phénomène de la pauvreté, etc. nous avons, dans le
cadre de notre recherche doctorale recouru à la fois à l’analyse qualitative d’inspiration Verhaegenienne et à
l’analyse quantitative pour comprendre et expliquer l’existence d’une pauvreté ayant touché le mental de la
majorité des gens à Kisangani ainsi que ses déterminants, assorti d’une thérapie sociologique appropriée.
L’usage des techniques d’observation, la prise des images par la photographie, le vécu quotidien et la
construction de l’approche sydromantico-sociologique, c’est-à-dire comprendre le pourquoi de la culture de
pauvreté à Kisangani à partir des idées émises, des discours tenus, l’état de l’environnement social ou l’habitat
urbain comme signes sociaux, nous a permis d’atteindre cet objectif scientifique.
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