L’Encéphale (2009) Supplément 7, S314–S318 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep La barrière au traitement comme facteur de sévérité de dépression The treatment barrier as a severity factor in depression L. Schmitt(a), E. Bui(b) (a)(b) Service universitaire de psychiatrie et de psychologie médicale de Toulouse, hôpital de Casselardit Purpan 31059 Toulouse cedex MOT CLES barrière au traitement ; Deuil ; Masochisme ; Contre-transfert ; Réaction thérapeutique négative KEYWORDS treatment barrier ; Sorrow ; Masochism ; Counter-transfer ; Negative therapeutic reaction Résumé La barrière au traitement qualifie des obstacles au processus thérapeutique. Ces obstacles concernent le patient ; il peut exister des cryptes mélancoliques lors de traumatismes enkystés ; on peut retrouver un lien figé à une personne décédée sous la forme d’un cramponnement à l’objet interne ; il existe différentes formes de masochisme moral. Les barrières liées au thérapeute peuvent se retrouver chez les thérapeutes ayant une position dogmatique ; le thérapeute doit percevoir ces contre-attitudes et ces mouvements d’impatience ou d’irritation. Dans l’interaction patient-médecin, la compréhension des échecs thérapeutiques antérieurs et du style de relation noué avec les autres thérapeutes joue un rôle important ; la notion de réaction thérapeutique négative où tout progrès clinique entraîne en retour une aggravation doit également faire l’objet d’une investigation. Summary The term treatment barrier describes obstacles to the treatment process. These obstacles affect the patient: there may be melancholic crypts in encysted trauma ; there may be a link rooted to a dead person in the form of attachment to the internal object: there are different forms of moral masochism. Barriers relating to the therapist may be seen in therapists who take a dogmatic position: the therapist must realise these counter-attitudes and their impatience or irritation movements. In the patient doctor-interaction, understanding previous treatment failures and the relationship style developed with other therapists plays an important role. The concept of the negative therapeutic reaction in which any clinical progress returns to aggravation must also be investigated * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts. © L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. La barrière au traitement comme facteur de sévérité de dépression Plusieurs patients résistent au traitement biologique et psychothérapeutique de la dépression. Cette résistance se traduit par une amélioration partielle des symptômes ou par des rechutes fréquentes. Alors que des traitements pharmacologiques ont été bien conduits (avec des posologies d’antidépresseurs à doses efficaces pendant des durées suffisantes, la pratique d’ECT, d’une vérification de l’observance médicamenteuse) le gain thérapeutique reste incomplet. Même lorsque l’on a repéré des traits de personnalité comme l’impulsivité ou la présence de certains mécanismes de défense immatures, cette identification n’aboutit pas toujours à une amélioration thérapeutique. Certains facteurs contribuent à créer des impasses thérapeutiques définies par une phase d’aggravation succédant à de discrètes améliorations ou à des progrès minimes. Cette situation a été dénommée par Scott [17,18] : la « barrière au traitement » pour qualifier les obstacles au processus thérapeutique en lien avec les représentations culturelles de la maladie mentale. Ce concept reste toujours utilisé pour rendre compte d’oppositions au traitement dans des contextes culturels particuliers [14], de psychiatrie militaire [11], ou des situations pathologiques particulières comme le cancer. En matière de dépression sévère, l’idée d’une opposition à l’amélioration clinique ou au soin réunit des aspects liés au fonctionnement psychique du patient, des éléments issus de son histoire antérieure tels que des traumatismes ou des successions de thérapies, des éléments directement issus des symptômes du patient tels le ralentissement et l’angoisse. Enfin, le contexte de l’interaction entre le patient et le thérapeute peut entraîner des réactions thérapeutiques négatives, sources de stagnation et de chronicité. Les classifications actuelles opèrent par dimensions et catégories ; elles laissent de côté les aspects plus narratifs, contextuels ou imagés, qui sont souvent utiles dans la compréhension et l’évolution de certains cas sévères. Parce qu’elles relèvent plus de la métaphore, d’un scénario et d’un fonctionnement analogique, ces approches sont difficiles à objectiver et n’ont pas trouvé place dans le DSM ou la CIM, à l’instar des névroses d’échec et de destinée. Or, le repérage de ces constellations reste indispensable pour comprendre des facteurs de résistance et de chronicité et permettre de les aborder, même si leur traitement demeure difficile, notamment en soin primaire [16]. La barrière thérapeutique liée au patient « La crypte mélancolique » Sous le terme de crypte mélancolique, Abraham et Torok [1], ont décrit des traumatismes anciens, parfois durables, n’ayant jamais fait l’objet d’une élaboration ou d’une prise en charge. Ces traumatismes restent enkystés, comme une vésicule, dans ce qui a été appelé une crypte mélancolique. Le contenu de ces cryptes renferme souvent des traumatismes sexuels, des attouchements ou des viols [19]. Il peut s’agir de traumatismes physiques, de sévices, de coups. Enfin, des éléments de culpabilité pour des fautes réelles ou fantasmées, peuvent également se retrouver. Ces traumatismes sont généralement liés à des sentiments de honte, des vécus de faute, des per- S315 ceptions de culpabilité. Dans certains cas, ils ont été effleurés. Le patient les a mentionnés mais de façon incidente, sans les développer, leur approfondissement n’ayant pas été réalisé. Dans d’autres cas, ils ont été soigneusement cachés, tus. De manière formelle, on sait que des événements traumatiques sévères et cumulatifs favorisent les troubles de la ­personnalité, au premier plan desquels les personnalités étatlimite. Lors de la prise en charge, il apparaît indispensable de reprendre les circonstances des événements traumatiques, leur vécu et leur retentissement à court et moyen termes. Certaines cryptes restent si étroitement « défendues » qu’elles n’apparaissent que cachées derrière un premier souvenir écran traumatique. Gérard a fait la guerre d’Algérie ; il en a très peu parlé. Lors de la guerre du Golfe, où il assiste aux images de guerre dans le désert sur sa télévision, il débute une dépression mélancolique résistant partiellement aux antidépresseurs et à l’électro convulsivothérapie. Parmi les événements de vie difficiles qu’il décrit, on retrouve l’arrachage d’une vigne plantée par son père et le sentiment d’une culpabilité vis-à-vis de l’image de ce père décédé. Ce n’est que tardivement que Gérard fera état d’actes de torture, de sévices physiques qu’il a pu exercer sous ordre de ses supérieurs quand il était militaire en Algérie et qui ont parfois entraîné la mort. Il n’en a jamais parlé ; il en a honte ; des images l’ont hanté. Ce souvenir reste caché derrière les aspects de relation à son père. « Le cramponnement à un objet interne » Lorsque le processus de deuil se bloque, s’enraye, ceci représente un facteur fréquent de dépression chronique ; cet aspect a fait l’objet d’une relecture par Gédance [9], depuis l’article initial de Freud sur le deuil dans la mélancolie [7]. Le deuil concerne à l’origine une personne disparue et, par un déplacement, une perte de fonction, de position professionnelle, de richesse. Ces aspects sont source de tristesse et de souffrance, de par la frustration, la déception et le sentiment d’abandon voire de rage qu’ils entraînent chez celui qui les a perdus. La tristesse chronique, l’idée de mort s’expliquent, le sujet ne se sent plus utile, voire il se considère comme un « rien » en l’absence de ces éléments. S’il accepte de renoncer à ces objets, au sens large, il a l’impression d’être vide, creux, inexistant. Ces liens de cramponnement à l’objet, prennent la place de son être, de son moi. Ils ont une qualité narcissique qui donne de l’énergie au sujet et qui domine les qualités propres de la personne disparue ou de la situation. Ce lien à une personne qui l’a abandonné en mourant, à l’instar d’images parentales, d’une relation sentimentale interrompue, d’une situation professionnelle ou d’un conflit, représente des investissements narcissiques essentiels pour la personne. Aude est une avocate reconnue dans son métier en dépression sévère depuis le décès de son père, 3 ans auparavant. Ce père, pilote durant la guerre, héros de la résistance a été fortement idéalisé. Aude et son frère cohabitent dans la grande maison du père disparu. La succession s’avère impossible du fait d’un conflit sur le partage de la maison entre son frère et elle. Ce conflit réveille la riva- S316 lité frère-sœur mais il est surtout un garant de la persistance des liens au père : tant qu’il n’est pas résolu, la maison de famille reste invendable, le deuil du père ne peut se réaliser, l’objet est maintenu dans le psychisme. Ce cramponnement à l’objet relève à la fois d’une idéalisation de celui-ci mais également d’aspects du narcissisme. En effet, la place importante qu’à pris cet objet rend compte d’un sentiment d’insuffisance de sa valeur de base et de difficultés pour trouver du plaisir à vivre en l’absence d’un objet au sens large, vivre simplement pour soi. Plusieurs psychothérapeutes s’attachent à approfondir et à développer cette capacité à transformer en objet affectivement attractif et revalorisant des personnes, des animaux, toutes sortes d’activités ou de distractions culturelles. Ceci pour contre-balancer et nuancer la dévitalisation induite par la perte d’objet, source de vide et de perte de plaisir dans le monde intérieur et extérieur. Dans une étude sur les profils psycho-dynamiques de patients déprimés, Charitat et al. [5], ont pu montrer des fortes perturbations de l’item dépendance et séparation chez des patients déprimés hospitalisés. Les patients ont du mal à avoir d’autres relations que des relations anaclitiques de dépendance. « Le masochisme moral » Cette forme de masochisme est directement liée à un sentiment de culpabilité inconscient obligeant le sujet à renoncer à toute forme de plaisir. Le masochisme est un phénomène à plusieurs composantes dans lequel les patients semblent excessivement prédisposés à la souffrance selon Nacht [13]. Cette prédisposition peut être liée à des exigences internes trop sévères inhibant le patient dans sa quête du plaisir, de la sexualité ou de gratifications simples de l’existence : « les petits riens de la vie ». Ces tendances masochistes comprennent un vécu chronique de honte ou de culpabilité mais aussi une tendance à répéter des situations douloureuses, selon A. Green [10]. Souvent l’observateur extérieur s’interroge devant cette répétition de difficultés, de malchance ou de malheur comme si un destin hostile avait maudit ces patients. Françoise a été victime de coups et des colères monstrueuses et terrifiantes de son père jusqu’à l’âge de 10 ans. Alors qu’elle allait se marier à l’âge de 22 ans, son futur conjoint décède d’un accident d’automobile. Cinq ans plus tard, Françoise choisit un compagnon sans domicile fixe, alcoolique qui la frappe et dont elle a un enfant âgé de 2 ans. Lorsque ce compagnon la quitte, alors qu’on la penserait soulagée, elle installe une dépression profonde, résistante à toute thérapeutique. L’évolution de Françoise a longtemps stagné tant que les sentiments de culpabilité dans le divorce de ses parents et dans la mort de son premier amour n’ont pu être évoqués. Les barrières thérapeutiques liées au thérapeute « Les idéologues du soin » Les idéologues du soin médicamenteux n’attribuent à la psychothérapie qu’une place marginale ou résiduelle. Ils confi- L. Schmitt, E. Bui nent la psychothérapie au champ de la psycho-éducation ou de la psychothérapie de soutien. Quant aux idéologues de la psychothérapie, ils considèrent les médicaments comme une voie de guérison « rapide et superficielle ». La prise médicamenteuse ferait l’économie de la compréhension de soimême, de ses interactions aux autres et de l’explication de son vécu dépressif. Ces deux positions caricaturales, de moins en moins retrouvées de nos jours, tiennent peu compte de toutes les études du groupe de Pittsburgh dont celles de Frank Kupfer et al. [6] qui ont montré que l’association traitement antidépresseur et psychothérapie était toujours supérieure à une stratégie unique. On choisit deux exemples diamétralement opposés. Devant un ralentissement, une insomnie matinale, un amaigrissement, certains verront dans ces symptômes la certitude d’un épisode dépressif majeur à caractère endogène Ils penseront que seul un traitement antidépresseur aura une réelle efficacité. Un deuil, une rupture sentimentale inviteront d’autres thérapeutes à se centrer sur la dimension de perte d’objet, à travailler l’évolution du deuil ou des pensées dysfonctionnelles, dichotomiques ou d’abstraction sélective. En un mot, ces idéologues du soin peuvent autant méconnaître les symptômes résiduels des dépressions dont on sait qu’ils font le lit de la récidive ou des aspects de psychogénèse manifeste. Cette idéologie du soin peut être transposée au niveau institutionnel, les établissements hospitaliers ou les cliniques qui délibérément rejettent une option thérapeutique ou une autre. À ne pas vouloir considérer l’ensemble des facettes de la dépression, des formes d’interaction de soins se simplifient à l’extrême et méconnaissent la complexité clinique des troubles de l’humeur ; ceci découle des travaux pionniers d’Andréoli [3]. « Les contre-attitudes et les aspects contretransférentiels ». Certaines personnalités histrioniques suscitent des réactions défensives ou d’irritation chez les thérapeutes, au point de mettre sur le compte de troubles ou traits de la personnalité une symptomatologie dépressive sévère et persistante. De façon analogue, certaines plaintes hypochondriaques limitées à la seule souffrance corporelle ou à la demande d’examens complémentaires peuvent occulter une symptomatologie dépressive sous-jacente. Ces patients, avec leur présentation de fatigue, de douleurs chroniques, ou de focalisation sur leur transit digestif masquent inconsciemment des symptômes dépressifs. Le thérapeute ressent, devant cette plainte répétitive, un sentiment d’irritation, d’ennui voire une forme d’agression. Il en va de même pour des patients qui affirment ne pas être déprimés mais témoignent d’une pauvreté dans leur imaginaire. Ils éprouvent des difficultés dans les liens entre les émotions et les vécus, ils manifestent un intérêt prédominant pour les faits, le concret, la réalité. Ce type de fonctionnement, qualifié d’opératoire à la suite de P. Marty et al. [12], peut s’accompagner d’une symptomatologie dépressive à plusieurs facettes. On a pu parler de double dépression pour évoquer une dépression essentielle ou une La barrière au traitement comme facteur de sévérité de dépression personnalité dépressive avec des symptômes dépressifs surajoutés [15]. L’écoute de ces patients fait parfois surgir une impression d’ennui tant leurs propos demeurent dans une banalité et des dimensions concrètes. « L’indisponibilité du thérapeute » Lorsque plusieurs options médicamenteuses ou psychothérapeutiques ont été épuisées, le thérapeute peut se laisser envahir par l’idée que la situation clinique reste sans issue. L’écoute du patient peut se relâcher, les capacités associatives se tarissent, l’impression que le « patient dit toujours la même chose et que l’on tourne en rond » s’étoffe. Dans ces circonstances, selon les cas la discussion entre un autre avis clinique ou une supervision de pratique mérite d’être évoquée. La fréquence des rendez-vous tend à s’espacer, le psychiatre redoute ce patient qui va toujours mal. Il peut s’en défendre en passant la main. La barrière dans l’interaction patient-médecin L’anamnèse des échecs thérapeutiques antérieurs. Certains patients ont expérimenté plusieurs thérapeutes. Lorsqu’on leur demande leur opinion, celle-ci témoigne du type d’interaction noué avec ces thérapeutes : « trop silencieux… il ne m’écoutait pas… il semblait un peu paternaliste… ne faisait que m’encourager… il m’a fait des avances… il n’allait pas au fond de mes difficultés… ». Lorsqu’aucun thérapeute n’a trouvé grâce aux yeux d’un patient, on peut légitimement se poser la question d’un trouble de la personnalité et de mécanismes de défense à caractère narcissique ou interprétatifs. Des mécanismes projectifs ou faisant intervenir l’agressivité passive peuvent se rencontrer. Certains patients expriment leur souffrance au travers d’une passivité ou dans des propos de disqualification ou de thèmes désabusés. Dans les aspects de projection, ils redoutent une dépendance vis-à-vis de leur thérapeute ou de leur thérapeutique. À ce titre, ils ne lui font pas confiance ou ne prennent qu’en partie leur traitement. Cette question de la dépendance à une relation thérapeutique ou à un médicament prend un relief tout particulier chez des sujets dont l’éducation a valorisé l’autonomie ou bien dont les relations familiales ont été empreintes d’autorité. La réaction thérapeutique négative. Elle définit une résistance à la guérison ou une situation où chaque amélioration suscite une aggravation. Elle à fait l’objet d’une description par Freud [8] dans Le moi et le ça : « toute résolution partielle qui devrait avoir pour conséquences – et qui l’a réellement chez d’autres – une amélioration ou une disparition passagère des symptômes, provoque un renforcement momentané de leur souffrance ; leur état s’aggrave au cours du traitement au lieu de s’améliorer. » Il semble que la maladie fonctionne comme un bénéfice au service de réactions de culpabilité. Ces contextes de réactions thérapeutiques négatives comportent un S317 attachement à un statut de victime, un sentiment d’être une exception, une crainte de la dépendance ou de soumission à une instance thérapeutique rappelant celle des parents. Parmi les conséquences de ces réactions thérapeutiques négatives, il faut citer les abandons inopinés des traitements médicamenteux et des rendez-vous ou bien le développement en cours de traitement de conduites néfastes allant de la prise de risque aux alcoolisations à des prises de toxiques. Le repérage de ces aspects de barrière thérapeutique passe par l’existence de capacités d’empathie du thérapeute. Cette empathie autorise la prise en compte des éléments narcissiques sans être par trop blessé ou atteint par les éléments hostiles qu’exprime le patient. L’expression de sentiments profonds parfois déniés par le patient, le dégagement de celui-ci de positions masochiques ou se maintient sa douleur, l’acceptation de compromis réalistes lui permettra de jouir d’éléments plus simples de l’existence [2]. En conclusion : La barrière au traitement se révèle un phénomène virtuel, éminemment inter-subjectif puisque ces composantes tiennent au patient, au thérapeute et à l’interaction des deux. Dans les dépressions sévères, cela se traduit par un complexe de résistance au soin, au changement ou à l’amélioration et par des réactions thérapeutiques négatives. Cette barrière au traitement relève d’un système à forte entropie tendant à se maintenir à l’identique selon Andreoli [3]. Mais en repérer certaines des facettes permet de réduire et de limiter certains facteurs de chronicisation ou de répétition symptomatique à l’origine de la sévérité des états dépressifs. Bibliographie [1]Abraham N, Torok M. L’écorce et le noyau Paris : Flammarion ; 1987. 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