Quels « linguistes » parlent de quoi, à qui, quand, comment et pourquoi ? Pour un débat épistémologique sur l’étude des phénomènes linguistiques1 Philippe Blanchet CREDILIF-ERELLIF (EA 3207) Université Rennes 2 Haute Bretagne [email protected] Résumé Ce texte propose une analyse des enjeux épistémologiques de la crise existentielle actuelle des sciences du langage, du point de vue de sociolinguistiques perçues comme dominées dans ce champ par l’hégémonie des structurolinguistiques. Constatant les émergences sociohistoriques parallèles de ces grands courants théoriques, il propose une autre configuration du champ scientifique et institutionnel des sciences du langage n’impliquant ni action/réaction, ni notions de marges ou de noyau dur, ni notions de recherche fondamentale ou appliquée. Il s’agit alors de poser une question radicale : « mais de quoi parlent les linguistes ? » et de soulever, en utilisant l’exemple de la phonologie, le paradoxe épistémologique de ces structurolinguistiques qui appliquent une démarche « asociale » à un objet « social ». Analysant ensuite les structurolinguistiques comme des produits historiques de leur contexte idéologique et intellectuel, il présente comme un renouvellement épistémologique l’adoption d’une épistémologie de la complexité en sciences du langage. Il en illustre la portée heuristique avec l’exemple de la conceptualisation des « unités multiplexes sociolinguistiques ». Le choix concomitant d’un paradigme interprétatif amène à mettre l’accent sur la notion, parfois surexploitée, de « représentation » et, dès lors, à affirmer plus avant la pertinence de 1 Ce texte a été rédigé grâce à des interactions régulières et stimulantes avec LouisJean Calvet et Didier de Robillard que je tiens à remercier ici. Cette rédaction a été parallèle à la lecture de la thèse de Valentin Feussi (Une construction du français à Douala – Cameroun, Tours, 2006, dir., D. de Robillard) et a largement bénéficié des stimulations provoquées par ces travaux théoriques et de terrain. Que Valentin Feussi en soit doublement remercié. 1 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet ce concept dans un cadre profondément constructiviste. Ce qui le pose comme principe épistémologique fondamental dans une alternative aux sciences positives et quantitatives. Les conséquences scientifiques et sociales de cette reconstruction de la linguistique sont exemplifiées dans l’enseignement des langues et les politiques linguistiques, par les concepts de « compétence plurilingue » et d’« individuation sociolinguistique ». 1. Le dominé comme révélateur : enjeux épistémologiques d’une crise existentielle pour les sciences du langage Depuis bientôt un demi-siècle que s’est affirmé clairement un courant (socio)linguistique alternatif à un courant (structuro)linguistique 2 d’abord structuraliste (d’inspiration saussurienne) puis générativiste (et nombre de ses avatars cognitivistes plus récents 3), cette autre façon alternative de penser et de concrétiser les sciences du langage n’a eu de cesse de se poser en s’opposant. La plupart des ouvrages de présentation ou d’introduction à « la »4 sociolinguistique, sinon tous 5, et la plupart des thèses en ce domaine, sinon toutes, commencent par une attaque en règle contre « la » linguistique dite « interne, structuro-générative, etc. », afin de justifier la pertinence, voire l’existence même, de l’approche choisie. Cette question a occupé beaucoup des textes et débats portant sur des Perspectives théoriques en sociolinguistique et publiés dans Blanchet et Robillard, 2003. Face à la « crise de la linguistique », les sociolinguistes ont développé une insatisfaction, y compris à cause de la réception insuffisante des réponses qu’ils y proposaient, insatisfaction qui semble les avoir conduits à une sorte de « crise existentielle » qui révèle une 2 Pour la commodité de l’exposé, je distinguerai les sociolinguistiques et les structurolinguistiques, faute de mieux (voir les termes alternatifs proposés ici même par D. de Robillard), en maintenant des pluriels qui englobent des variantes diverses réunies sous chaque intitulé. 3 Mais pas tous, ou en tout cas pas au même degré, cf. François, 2004. 4 Le singulier insiste à raison sur les principes communs mais évite, à tort, les variantes de mise en œuvre de ces principes. 5 Il n’y a guère que l’école de Montpellier (R. Lafont, H. Boyer) qui accepte la dichotomie saussurienne Langue/parole et qui situe la sociolinguistique comme une linguistique de la parole en quelque sorte complémentaire de la linguistique de la Langue (Lafont, 1983, 11-13 ; Boyer, 1996, 5-6). 2 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet crise épistémologique touchant l’ensemble du champ des sciences du langage. J’ai moi-même en partie sacrifié à ce rituel d’individuation, au moins en soulignant l’ensemble de ces discours (Blanchet, 2000, 80 et suiv.), car la perspective plus franchement épistémologique de ma Linguistique de terrain justifiait probablement la nécessité accrue - on se rattrape comme on peut - d’une telle démarche (même motivation chez Calvet 2004, 102-136 à propos de Chomsky). Ces modalités sociales et sociopolitiques de construction des pratiques et des institutions scientifiques me semblent devoir être rappelées, néanmoins, puisque je crois qu’il n’y a pas de science neutre indépendante de son contexte. 1.1. Structurolinguistiques et sociolinguistiques : des émergences sociohistoriques parallèles Cette argumentation est souvent présentée en termes historiques, comme une émergence issue des limites mêmes, rapidement rencontrées, des structurolinguistiques issues du cours de F. de Saussure. Comme dans certaines sciences à dominante hypothético-déductive, où l’on tente d’expliquer certains phénomènes par la « théorie Machin » ou la « théorie des bidules », et où l’on élabore de nouvelles théories quand l’explication par Machin ou les Bidules ne fonctionnent pas, on aurait élaboré une théorie sociolinguistique pour expliquer ce qu’une théorie structurolinguistique peine à expliquer. Sur le plan strictement chronologique, c’est sans doute une erreur d’appréciation. Comme plusieurs d’entre nous l’ont montré, de Marcellesi et Gardin (1974) à Calvet (1993) et moi-même (2000), ces variantes ethno-socio en linguistique (qu’en première approximation je qualifierai d’approche « contextualisante, historicisante et complexifiante des phénomènes langagiers », les LICH de D. de Robillard ici-même), se sont développées de façon parallèle aux structurolinguistiques d’inspiration saussurienne (les LSDH de D. de Robillard et les OLNI de L.-J. Calvet ici-même) au moins depuis le XIX ème siècle, via les comparatistes, philologues, dialectologues… puis avec Meillet, Labov, etc. (je ne reviens pas sur cette filiation intellectuelle désormais connue). Certains vont même jusqu’à dire que « la » linguistique saussurienne et ses suites constituent une parenthèse à refermer entre les approches historicisantes du XIXème et le renouveau sociopragmatique de la fin du XXème. Il est vrai que les linguistiques de 3 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet cette obédience ont connu une expansion exponentielle dans les années 1950-70, au point de devenir hégémoniques et que l’on a pu se demander si « le vingtième siècle a été le siècle de Saussure » (Chevalier et Encrevé, 2006). Ce serait oublier, néanmoins, la profondeur des racines historiques de l’approche logicienne des « langues » qui fonde épistémologiquement les structurolinguistiques et qui remonte à Platon via les grammaires traditionnelles (cf. infra et D. de Robillard icimême). L’affaire est plus complexe qu’une simple dichotomie. Et les sociolinguistiques partagent, du reste, quelques sources communes exploitées de façon différente (la philologie comparée, par exemple, où les « contextualistes » ont vu avant tout l’importance d’une inscription socio-historique des fonctionnements linguistiques pour les interpréter et où les « structuralistes » ont vu avant tout des régularités de formes et d’évolutions linguistiques pour les classifier, cf. infra). On retrouvera tout au long de leurs histoires globalement parallèles (et rarement orthogonales), des croisements de ce type qui donneront lieu à de nouvelles divergences : -par exemple avec la linguistique fonctionnelle de Martinet, que L.-J. Calvet - qui en est issu - range du côté du structuralisme (Calvet, 1993, 19 ; 2003, 18 et 2004, 184) et que je vois moi-même - qui l’ai découverte comme une alternative salvatrice au générativisme que j’avais subi dans ma formation d’angliciste - avant tout comme une remise en question fondamentale du structuro-générativisme « dur » (Blanchet, 2000, 51 et 2002), plutôt suivi en cela par D. de Robillard (2003) ; -par exemple avec la « pragmatique du langage ordinaire » (théorie des actes de langages) également intégrée en sémantique formelle et cognitive (cf. Moeschler et Auchlin, 1997 ; Victorri, 2004, 97) et en sociolinguistique interactionnelle (Gumperz, 1989 ; Blanchet, 1995), mais de façon divergente. L’explication par les limites explicatives de certaines théories ne semble pas plus convaincante (d’autant qu’elle implique la vision chronologique invalidée ci-dessus). Les sociolinguistiques sont clairement affichées comme construisant radicalement d’autres « objets » (ou plutôt différents phénomènes) et non comme proposant d’autres explications aux problèmes descriptifs/explicatifs des 4 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet structurolinguistiques quant à leurs objets : on est bien dans des sciences du langage hétérogènes et pas seulement hétéroclites, pour reprendre la formulation de L.-J. Calvet ici même (on ne contribue pas à la confection du même plat, on élabore des menus différents, pour poursuivre sur sa métaphore de la cuisine). 1.2. Ni marges ni noyau dur : une autre configuration du champ scientifique et institutionnel En revanche, sur le plan des relations symboliques, sur le « marché scientifique » pour le dire façon Bourdieu, cette vision en successivité s’explique probablement par une relation de type dominant/dominé profondément intégrée chez de nombreux sociolinguistes et qui renvoie à une satellisation caractéristique des processus de minoration 6, c’est-àdire à une relation centre/périphérie (cf. infra). Ceci tient à deux raisons principales, je crois. D’une part, au fait que, à l’évidence, c’est la variante que je qualifierai en première approximation d’approche « réifiante, réductrice et mécaniste » de la linguistique (les LSDH) qui a, au cours du XXème siècle, été hégémonique (imposant ses modèles et occupant dès lors l’essentiel de l’espace institutionnel et discursif) ; d’autre part, au fait que, étudiant des phénomènes langagiers définis comme des « pratiques sociales hétérogènes et ouvertes »7, concentrés sur la variabilité de ces phénomènes observés sur le terrain via une empathie ethnographique, les sociolinguistes se sont surtout consacrés à des pratiques, à des locuteurs, à des groupes sociaux et à des situations souvent majoritaires en nombre mais hors des normes sociopolitiques hégémoniques, notamment académiques et linguistiques (usages linguistiques réputés « déviants », locaux, de groupes sociaux minorisés, « exotiques », etc.). Cela les a conduits à adopter ou à renforcer en eux (puisqu’ils sont souvent issus des groupes linguistiques et praticiens des variétés qu’ils étudient) la posture du dominé 8. Il y aurait beaucoup à 6 Sur ce point voir Marcellesi, 2003 et Blanchet, 2005, ainsi que, sous une autre terminologie, à Calvet, 1999 (modèle gravitationnel). 7 Soit l’inverse du « système homogène et clos » de Saussure et de ses suites. 8 J’avoue d’ailleurs me trouver dans cette situation et m’amuser de ma propre tendance - au moins elle est consciente ! - à opter dans de nombreuses alternatives pour les positions minoritaires quantitativement/qualitativement : avoir un ordinateur Apple, habiter à la campagne, adhérer à un syndicat non majoritaire, ne presque pas regarder la télévision, écrire des poèmes en provençal, apprendre l’haoussa et l’arabe maghrébin, 5 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet apprendre à ce sujet de l’histoire de vie des chercheurs (cf. notre texte commun de présentation ici même). En l’occurrence, pour des sociolinguistes, voir par exemple Blanchet, 2000, 15-25 ; Heller, 2002 ; et l’entretien initial dans Marcellesi et al., 2003. En ce qui concerne la première raison, il faut bien reconnaitre qu’un certain nombre de pratiques institutionnelles et scientifiques lui donne du grain à moudre. J’ai déjà mis en évidence (Blanchet, 2003, 290) que les sociolinguistiques sont incomprises dans de nombreux ouvrages même récents ou récemment revus de présentation de « la linguistique » (Mounin, 1995, 302 ; Reboul et Moeschler, 1998 ; Rajendra, 1996) 9, ignorées (Moeschler et Auchlin, 1997 ; Garric, 2001 ; etc.) ou écartées comme constituant une « discipline voisine de la linguistique » (Moeschler et Reboul, 1994, 33-34). Si l’on en croit Paveau et Sarfati (2003), il n’y pas de théorie sociolinguistique (ou alors elle est négligeable ?), ou encore elle ne relève pas de « la linguistique », puisqu’aucune allusion n’y est faite dans leur ouvrage malgré son titre. Même l’article nuancé et informé de F. Neveu dans son dictionnaire (2004) reste sibyllin : tout en ayant un « objet d’étude » spécifique (« la langue du point de vue de sa mise en œuvre par les locuteurs dans un contexte social »)10, la sociolinguistique est présentée comme « un domaine des sciences du langage qui peut être défini […] comme une discipline qui prend pour objet… etc. »11. D’autres éléments y concourent. Ainsi, dans un bilan sur un corpus de sujets de thèses en « linguistique française » en Algérie, un collègue notait en 2003 que la plupart porte sur des questions sociolinguistiques et didactiques, et que le noyau dur (je cite) de la linguistique y est peu représenté. Cette représentation d’une linguistique dont le « noyau dur » avoir été prof de français car angliciste et militant des pédagogies actives dans l’éducation nationale, faire de la sociolinguistique du provençal (entre autres) sur un poste de sciences du langage dans un département de Lettres d’une université de Bretagne… 9 On connait, dans la même série, la célèbre phrase de Chomsky où il déclarait « l’existence d’une discipline nommée ‘sociolinguistique’ reste pour moi chose obscure » (Chomsky, 1977). 10 Formulation discutable d’un point de vue sociolinguistique puisqu’elle présuppose la préexistence de la langue à sa « mise en œuvre » (réminiscence de la Langue actualisée en parole ?). 11 Soulignements de P. B. 6 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet (le centre) serait constitué par la syntaxe, éventuellement par la phonologie et la sémantique, et dont les marges molles (la périphérie) seraient constituées par des sous-disciplines, comme « la sociolinguistique » (avec trait d’union assignant une double appartenance suspecte) ou la didactique, reste très répandue 12. Il est à ce titre significatif que la liste des mots-clés utilisés pour désigner les disciplines par la Direction Scientifique et Pédagogique n°6 (« sciences humaines et humanités ») du ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur français, propose syntaxe à côté de linguistique (ce qui pourrait être interprété comme une exclusion mais qui révèle plus probablement en l’occurrence une attention particulière). Récemment encore, la revue grand public Sciences Humaines (n°167, janvier 2006), consacrait un article à « La linguistique en voie de dispersion ? ». Faisant écho à l’ouvrage collectif Mais que font les linguistes ? (L’Harmattan, 2003) où « l’Association des Sciences du Langage […] s’inquiète de la marginalisation progressive de sa discipline », cette revue écrivait : « […] la linguistique scientifique connaît une baisse sensible de sa cote d’amour. Elle est jugée rebutante, prisonnière d’un vocabulaire scientifique opaque et rébarbatif, destiné aux seuls spécialistes » (p. 45) ; L.-J. Calvet rappelle ici même que Meillet le disait déjà de Saussure en… 1916 13. Et pourtant cet ouvrage de 2003 présente quelques domaines plutôt « applicatifs » ou, en tout cas, reliés à des préoccupations actuelles (dictionnaires, français parlé…). Ça aurait donc pu être pire : il y a bien de quoi s’inquiéter. Les effets négatifs de l’image de ce « noyau dur », hégémonique, abstrait et déconnecté du monde14, semblent toutefois ne pas avoir été clairement identifiés par une partie de notre communauté scientifique. Ainsi, un jeune docteur, ayant soutenu une thèse brillante en sociolinguistique, s’est vu refuser par la commission « sciences du 12 Alors même que le terme sociolinguistique est affirmé massivement et depuis les débuts de son utilisation comme désignant un courant théorique et non un sous-secteur d’une linguistique qui, supposée mâtinée de sociologie, se préoccuperait des « usages des codes » en laissant l’analyse des codes à la linguistique-tout-court (cf. supra et nous y revenon s largement dans ce volume). 13 Dans la même veine, parmi les motivations du ministère pour supprimer les licences de sciences du langage dans les universités, F. Neveu cite « une prétendue technicité théorisante de la discipline » (dans le livret REEL, p.5, cf. infra). 14 Une boutade courante chez les sociolinguistes consiste à dire qu’on y étudie des langues que personne ne parle effectivement (en faisant croire qu’elles existent). 7 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet langage » du Conseil National des Universités françaises la qualification aux fonctions de maitre de conférences (et donc l’accès à un poste universitaire), au motif qu’il ne faisait pas (je cite le rapport) « de la linguistique de base »…15 (cf. aussi ici-même le témoignage de D. de Robillard sur des commissions de recrutement en sciences du langage dans les universités françaises). Des « linguistes tout court », porteurs du mouvement Sauvons les sciences du langage 16 avaient pourtant affirmé en cette même année 2004 qu’aucun ostracisme ne portait (désormais ?) contre les recherches en sociolinguistique et en didactique des langues, suite à une lettre ouverte que des universitaires concernés par ces deux derniers domaines avaient publiée pour appeler à une vision plurielle des sciences du langage en France. Rien ne changeant vraiment, un groupe de chercheurs en didactique des langues en est venu à lancer, en 2006, une motion demandant le changement d’intitulé de la section « sciences du langage » (dont le pluriel devrait pourtant signifier l’ouverture17) en « sciences du langage et didactique des langues »… C’est à se demander si, au-delà d’une réaction teintée de corporatisme, Sauvons les Sciences du Langage a vraiment pris la mesure de la crise et si les structurolinguistes dominants se sont vraiment ouverts à d’autres linguistiques possibles et attestées. Du mouvement Sauvons les sciences du langage est née, d’ailleurs, l’initiative méritoire de collègues de l’université d’Orléans de proposer et de faire circuler en juin 2006 un Référentiel Européen d’Enseignement de la Linguistique (dont l’acronyme REEL n’est hélas pas des plus heureux en termes épistémologiques, j’y reviendrai). Tout en soulignant dans leur courrier d’accompagnement que « les débats internes à la communauté concern[ai]ent plutôt la liste des matières à enseigner et leur distribution dans le parcours de formation », nos collègues n’en écrivent pas moins dans la partie introductive du livret 15 Grâce à d’autres rapporteurs, il a obtenu sa qualification l’année suivante : comme quoi il n’y a pas consensus. 16 Mouvement né pour réagir contre la volonté du ministère de supprimer les licences de sciences du langage en 2004 à l’occasion du passage au système européen LMD. 17 Il est vrai que l’intitulé complet de la 7e section du CNU est ambigu : Sciences du Langage : linguistique et phonétique générale pourrait aussi signifier que les SDL sont constituées par la linguistique et la phonétique générale (on se demande au passage ce que peut bien être une phonétique générale : de l’acoustique ?). Il est grand temps de finir de franchir le pas et de supprimer cet appendice pseudo-explicatif qui reflète surtout l’inertie d’intitulés anciens. 8 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet que « La linguistique […] ne fait pas l’objet d’un consensus en ce qui concerne les contenus en dehors de la phonologie, de la morphosyntaxe, du lexique (et encore) et de la sémantique […] » (p. 11)18 . Ce choix est concrétisé par le programme de formation proposé, où les fondamentaux (appelés « ossature ») sont consacrés dans cet ordre sur les trois années de licence à : « introduction à la linguistique, syntaxe (sur 2 semestres), phonétique, langues anciennes (on se demande bien pourquoi, réminiscences traditionalistes ou contraintes locales ?), phonologie, sémantique » et enfin au dernier semestre à « histoire et épistémologie de la linguistique ». Un seul module est consacré en « différenciation » (optionnelle ?) à « sociolinguistique », parmi « acquisition du langage, lexicologie, orthophonie, didacticiels… ». Revoilà donc ce noyau dur avancé ici comme consensuel (alors même que le texte ajoute juste après qu’il n’y a pas consensus non plus sur « l’ordre d’introduction des matières fondamentales […], la terminologie et les choix théoriques… »). Il y aurait donc une priorité consensuelle accordée, en amont ou au-delà de toute théorie, à la « langue » envisagée comme un code/un système/une structure phonologique, morpho-syntaxique, lexico-sémantique (cette linguistique que L.-J. Calvet appelle « consonne-voyelle » et que D. de Robillard appelle « technolinguistique »). Il y aurait ainsi une linguistique « sûre de son objet et de ses méthodes » (présentation, p. 10) 19. Or, ce n’est pas le cas : ni cette conception de ce que sont les phénomènes langagiers des humains, ni surtout cette priorité, ne sont partagés par une théorie sociolinguistique (entre autres). Et on ne peut pas dire que les sociolinguistes ne l’aient pas clairement affiché : dès 1976 dans sa traduction française et plus tôt encore dans la version originale, Labov affirmait : « Les sujets considérés relèvent du domaine ordinairement appelé ‘linguistique générale’ : phonologie, morphologie, syntaxe et sémantique […]. S'il n'était pas nécessaire de marquer le contraste entre ce travail et l'étude du langage hors de tout contexte 18 Soulignement de P. B. Alors qu’il y a des contradictions et des contestations aussi légitimes que fortes au sein du champ : qu’on pense au rejet total de la méthode de l’introspection, usuelle dans certaines approches internes, par l’ensemble des approches « de terrain » (cf. Martinet, 1989, 20 ou Labov, 1976, 277) et au rejet des méthodes hypothéticodéductives (que L.-J. Calvet appelle ici avec ironie le « principe de cafétéria ») par les approches ethnographiques. 19 9 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet social, je dirais volontiers qu'il s'agit là tout simplement de linguistique » (1976, 257-258). Dans son célèbre « Que sais-je ? », L.-J. Calvet enfonçait le clou (1993, 124) : « il n'y a plus lieu de distinguer entre sociolinguistique et linguistique […]. Et la sociolinguistique ne peut à son tour se définir que comme la linguistique […]. Mais la linguistique 1 [structuralisme et générativisme] n'aurait alors plus aucune raison d'être, sauf à la considérer comme la partie de la sociolinguistique qui décrirait le fonctionnement interne des langues. Et il n'est pas sûr qu'une telle abstraction (fonctionnement interne de la langue et des langues, sans prise en compte de leur réalité sociale) soit même acceptable ». D’un point de vue sociolinguistique, on aurait donc plutôt commencé ces enseignements par « histoire et épistémologie de la linguistique » (pour contextualiser et relativiser les connaissances scientifiques), bien sûr aussi par « sociolinguistique[s] », et il y aurait eu, en outre, des enseignements de didactique des langues, de politique linguistique, d’analyse sociopragmatique des discours, de sémiotique, d’anthropologie culturelle, de sciences de l’éducation, d’épistémologie des sciences… Et si l’on devait poser un ordre de priorité, on placerait en premier (comme « noyau », mais une telle configuration n’est pas judicieuse) les pratiques sociales hétérogènes, chaotiques et complexes, et en second plan l’image réductrice présentée en termes d’organisation régulière (tendancielle ou légaliste) qu’en donnent les descriptions linguistiques internes (les technolinguistiques dont parle D. de Robillard). On peut s’interroger d’ailleurs sur la légitimité épistémologique et sur la pertinence pédagogique, d’une part de cette idée d’un « noyau dur » a-théorique prétendu consensuel, d’autre part sur le manque d’une « normalisation scientifique » (lettre d’accompagnement), d’une homogénéité « de nature à donner à notre discipline la visibilité qu’elle mérite » (avant-propos de F. Neveu, 2004, 5). Si l’enseignement universitaire est bel et bien défini par sa scientificité, par le fait qu’il est réalisé par des chercheurs (pour ma part j’y tiens), alors il faut aussi former les étudiants à une méthode scientifique (au sens d’E. Morin) : celle du doute, de la nuance et de la relativité de résultats en formes d’hypothèses toujours renouvelées, celle du renoncement à la Vérité unique et définitive, celle donc de l’hétérogénéité des théories, des méthodes, des configurations disciplinaires, celle de la modestie et de la contingence des connaissances, celle du refus de la simplisterie et celle 10 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet de la recherche complexifiante et humaniste20 de sens. Je pense en fait qu’une science « mûre », une science suffisamment « sécure » est une science qui s’interroge sur ses concepts, les met en débat, et ne les verrouille pas dans un processus insécure de crispation identitaire (?), dont l’une des modalités tient en la croyance en une méthodologie prescriptive et une théorie générale protégée par des critères fermés de scientificité (Feyerabend, 1979). Faute de quoi, on se situe hors d’une pensée scientifique (au sens large du terme) et/ou dans une démarche d’hégémonie, même inconsciente… La physique, la chimie, les mathématiques ou la psychologie, qui ne semblent pas souffrir d’un manque de reconnaissance et de visibilité, ne présentent pas - loin s’en faut - des corps de certitudes homogènes, des consensus théoriques, ni des méthodes universelles. Mes collègues géographes me disent régulièrement qu’entre géographes sociaux et géographes-tout-court, il y a un désaccord profond sur la définition même de la géographie et mes collègues psychologues me disent qu’entre un cognitiviste et un lacanien, il n’y a « rien en commun »… La pluralité et la remise en question profonde de l’identité même des disciplines (y compris en sciences dites « dures » ou « exactes ») n’est pas une exception handicapante : elle est constitutive de l’activité scientifique elle-même dans sa réflexivité. Là encore, la contextualisation historicisée de l’activité scientifique, sa relativisation par la souplesse et l’éthique, équilibrée par une réflexivité tentant d’assumer honnêtement la subjectivité (Latour, 2001 ; Feyerabend, 1979 et 1988 ; Morin, 19772004), nous poussent à voir dans les débats qui nous occupent ici bien davantage que le « simple » dépassement d’une théorie par une autre : un recadrage épistémologique. Par conséquent, la démarche sociolinguistique marginalisée met en lumière de vastes et profonds enjeux épistémologiques : il s’agit de poser le problème autrement qu’en termes de noyau/périphérie, y compris parce qu’il n’y a pas de noyau « dur », en tout cas qui le soit de façon définitive et universelle. 2. Question d’ontologie : mais de quoi parlent les linguistes ? 20 C’est-à-dire inscrite dans une éthique complexe visant un « bien penser » dont la finalité serait la dignité et le bien être de la personne humaine (Morin, 2004). 11 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet Si l’on en croit le descriptif publié par la 7e section du CNU, les spécialistes de sciences du langage (faut-il encore les appeler linguistes ?) se reconnaissent dans les mots-clés langues « que celles-ci soient appréhendées à travers leurs systèmes, leurs usages, leur appropriation et leur transmission » et langage (au singulier). Cela parait clair, et pourtant… 2.1. Un paradoxe : à objet « social », démarche « asociale » ? Et pourtant on y retrouve la distinction langue/langage proposée par Saussure (pas claire d’ailleurs, aux usages multiples et variés, voir la critique de L.-J. Calvet ici même), ce qui présuppose là encore un consensus qui n’existe pas sur une conceptualisation fondatrice et sur un « père (ou un texte) fondateur ». Nombreux sont les « linguistes » (gardons ce terme englobant, commode pour l’instant) qui ne se retrouvent ni dans cette terminologie conceptuelle ni dans une filiation saussurienne. Martinet, qui n’est pas des moindres, outre son rejet de la dichotomie Langue/parole21 (Martinet, 1989, 20) se disait linguiste des langues et ne voyait pas ce que pouvait être une science du langage qui aurait prétendu subsumer la diversité des langues (Martinet 1973). On sait à quel point cette dichotomie est liée à son contexte francophone, mal adaptable par exemple en anglais. Dans ma Linguistique de terrain, je propose un emploi différent de langue et langage : « Est langage tout système de signes, donc symbolique, impliqués dans des échanges communicationnels. Parmi les différents langages auxquels l'être humain à accès, il y a la langue, système ouvert de signes verbaux à double organisation défini ci-dessus […] » (Blanchet, 2000, 109)22. Reste langue(s). Longtemps, la question « mais au fait qu’est-ce qu’une langue ? » a été une boutade jetée comme une bouteille à l’encre dans les débats des colloques de linguistes. Signe de plus qu’il n’y a ni définition claire ni accord sur ce que serait cet « objet » central de la linguistique/des sciences du langage. En fait, langue (souvent au singulier, ce qui occulte une partie du problème définitoire : la 21 Dont la dichotomie chomskyenne « compétence/performance » n’est qu’un avatar, du point de vue des sociolinguistes. 22 J’aurais mieux fait d’écrire « de la langue ». Comme on le voit, il ne s’agit pas de nier qu’il y ait dans les pratiques linguistiques des tendances à une organisation systémique, mais de relativiser la part « système » dans les pratiques. 12 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet distinction entre langues différentes), est restée globalement, même avec et après Saussure, une notion pré-scientifique, empruntée aux usages « ordinaires », vaguement parée d’un habillage technolectal. Depuis quelques années, un réel effort de théorisation a été réalisé pour questionner ce terme, l’ériger éventuellement en concept scientifique. Cet effort a été nécessaire en sociolinguistique par une remise en cause radicale : à partir de l’observation de pratiques linguistiques sur le terrain, massivement « plurilingue » (mais ce terme ici abusif impliquerait déjà qu’on sache ce que sont les langues, et différentes les unes des autres), on s’est aperçu que dans beaucoup de situations, la notion n’était ni spontanée chez les acteurs sociaux, ni appropriée pour rendre compte de leurs pratiques (et, évidemment, j’y reviendrai, de leurs représentations). Ainsi par exemple Canut (2000, 88 s’appuyant sur Juillard, 2000) : « Entreprendre une enquête en demandant ‘quelle est ta langue première ?’, ‘quelles sont les langues que tu parles’, empêche de cerner la complexité des pratiques langagières car les locuteurs sont eux-mêmes pris dans le flux des concepts de l’enquêteur : qu’est-ce qu’une langue ? »23. Les enjeux sont vifs pour la compréhension des situations, la mise en place de politiques linguistiques, pour le développement des « compétences plurilingues », globalement pour la gestion de la pluralité/de l’altérité linguistique dans les sociétés et chez les individus. On en est arrivé à contester même qu’il existe, au niveau des fonctionnements sociaux effectifs, des objets identifiables qui seraient des langues. D’où le recours à une terminologie alternative : répertoire verbal, ressources langagières, pluralité linguistique, etc., chez des sociolinguistes et notamment des sociodidacticiens, comme Lüdi et Py, Billiez, Heller, Coste, Castellotti, Moore, etc., et bien sûr Robillard, et Calvet (dont le sous-titre de l’ouvrage de 2004 résume le débat : La langue est-elle une invention des linguistes ?). Je n’entre pas ici dans le détail, ces travaux étant connus et ces pratiques scientifiques bien documentées (L.-J. Calvet en rapporte ici même un certain nombre d’exemples à Maurice - via D. de Robillard - , 23 Une observation moins « exotique » : pour la plupart des locuteurs en France dite « d’Oïl », parler « français » ou « patois » est une « façon de parler » et non un choix entre des entités distinctes discontinues, un peu comme en milieu créolophone (Auzanneau, 1998 ; Blanchet et Walter, 1999). Lors d’un repas de famille en LoireAtlantique, une personne m’entend parler provençal (pour moi c’est une langue distincte !) à ma fille et me demande « vous lui parlez comment ? » (et non pas « vous lui parlez quoi ? »)… 13 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet au Soudan - via C. Miller -, en « media lengua » - via Muysken, en « sabir », en Tunisie, au Manitoba, etc., et reformule la question en termes d’impossibilité de « compter les langues ». Ces efforts ont notamment amené certains d’entre nous (par exemple Blanchet, 1992, 2000, 2003, 2004 ; Eloy, 1997) à revisiter l’histoire des linguistiques et les positions/les pratiques de nombreux linguistes, notamment des chercheurs qui ont fait référence et qui ont dessiné les grandes orientations de la discipline (Martinet, Weinreich, Jakobson, Labov, Chomsky, Mackey…). Ce qui a permis de mettre en lumière l’extrême prudence et la grande incertitude sur la possibilité d’une définition « linguistique » (interne) et une forte convergence sur la plausibilité d’une définition sociolinguistique (externe) du concept (pour une synthèse, des références et des citations, voir notamment Blanchet, 2004 ; Eloy, 2004). On voit là tout le paradoxe : langue(s) est avancé comme étant l’objet central d’une science (la linguistique)/de sciences (du langage) qui ne peuvent l’établir comme concept théorique qu’à condition d’accepter en leur sein, dans leur champ, de façon « centrale » ou en tout cas primordiale, une approche que, jusque-là, elles rejettent dans des marges réputées floues et interdisciplinaires, voire hors de leur champ (selon Moeschler et Reboul, 1994, 33-34). Ce paradoxe est, à mon sens, bien exemplifié par ces deux déclarations concomitantes de Chomsky (1977, 74) : -« La notion de langue n’est pas une notion linguistique. Qu’est-ce que le chinois ? […]. Ce sont des raisons politiques qui définissent le chinois. Théoriquement, rien ne permet d’affirmer que le chinois est une langue […]. Et pourtant personne ne dit que l’italien et le français sont une même langue […]. Chacun d’entre nous parle un certain nombre de ces systèmes [idéalisés] en les mélangeant […]. Parce que notre expérience est différente, nos mélanges de systèmes sont différents ». -« L’existence d’une discipline nommée ‘sociolinguistique’ reste pour moi chose obscure ». Or, l’objectif d’une recherche sociolinguistique est d’étudier, précisément, ce que parle effectivement chacun d’entre nous, les « mélanges » et catégorisations réalisés, les rapports entre expérience et pratiques/représentations linguistiques (pourquoi « personne ne dit que l’italien et le français sont une même langue », quoique…), comment 14 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet tout cela fonctionne, etc. Même si Chomsky a paradoxalement raison - et probablement sans le savoir24 - de dire que la sociolinguistique n’est pas une discipline : c’est, en fait, une autre linguistique fondée sur une autre épistémologie. De ce paradoxe sur la définition de « l’objet » (je dirais plutôt du « champ » ou « du point de vue », puisque de mon point de vue épistémologique, il n’y a pas d’« objet ») découle toute l’ambigüité et ses conséquences institutionnelles dégagées supra : les structurolinguistes étudient dans leurs bureaux avec des méthodes hypothético-déductives logiques les mécanismes internes des « objets » virtuels qu’ils inventent (du plus virtuel, les langues-systèmes idéales obéissant à des lois, au moins virtuel, les langues moins bien stabilisées issues de corpus) ; les sociolinguistes « externes » étudient sur le terrain avec des méthodes ethnosociographiques les significations et les tendances de phénomènes linguistiques chaotiques et complexes qu’ils observent (les pratiques-représentations contextualisées, à des niveaux de zoom divers) 25. 2.2. Ni fondamental ni appliqué : il y a des enjeux théoriques sur le terrain et réciproquement Du coup, on a pu être tenté de sauvegarder la configuration du champ en termes de recherche fondamentale ou appliquée, la première correspondant à la variante « noyau dur » et la deuxième à la marge « socialisée ». En ceci, on imite en « sciences de l’Homme » ou « sciences humaines et sociales » les configurations et la terminologie institutionnelles des sciences dites « de la Nature », « dures » ou « exactes » (comme ont tendance à le faire certains structurolinguistes y compris sur le plan épistémologique)26 . Une sorte d’accord de Yalta 24 Mais Chomsky n’est pas à un paradoxe près, comme le montre très bien Calvet, 2004, 102 -136. 25 Encore une fois : ce qui ne les empêche pas d’en abstraire, mais de façon secondaire et relativisée, des « modèles réduits » de langues construits dans des dictionnaires, grammaires, concours, enseignements et autres manuels ; j’ai moi-même fabriqué un certain nombre de dictionnaires, méthodes, sujets de concours, etc. 26 Voir par exemple la position d’O. Soutet (1995 : 178) citant J.-C. Milner : « Comme le souligne avec force J.-C. Milner, si les mots ont un sens, parler de science du langage, en l'espèce proposer une théorie authentiquement scientifique de la langue 15 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet serait alors à l’œuvre : les structurolinguistes font de la théorie, les sociolinguistes et autres didacticiens font du terrain et de l’application. Une telle représentation de la répartition des tâches est probablement sous-jacente à l’esprit de D. Marley lorsqu’il se concentre, à propos de l’ouvrage Langues, contacts, complexité. Perspectives théoriques en sociolinguistique (Blanchet et Robillard, 2003), sur « […] sociolinguistic concepts, looking at how useful they have been in the past and how they can be adapted for better use » et conclut : « I found some of the other sections less interesting […] because they were highly theoretical […] far removed from reality » (Marley, 2005, 424). En clair, on n’est pas censé faire de la théorie en sociolinguistique car/et une théorie ne peut être suffisamment proche de la « réalité »… Je pense qu’une telle analyse ne tient pas. Premièrement la répartition fondamentale/appliquée en sciences « dures » n’y est pas universellement admise, d’autant qu’elle sert surtout à masquer pudiquement une distinction économique : est aussi « fondamental » ce qui n’est pas directement industrialisable/commercialisable ou qui réussit à échapper à ces contraintes. Deuxièmement parce que son transfert en sciences humaines et sociales pose davantage de problèmes encore : une recherche non applicable en SHS n’est pas forcément une recherche uniquement théorique, par exemple, dans notre domaine une monographie dialectale, ou ailleurs l’étude des rimes chez un dramaturge grec ancien… Troisièmement parce que la notion d’application est souvent perçue en SHS comme un « placage » forcé de théories inadaptées (on préfère parler d’implication pour prendre en compte les acteurs sociaux, ce qui est moins souvent le cas quand on applique de nouvelles contraintes physiques à des molécules). Quatrièmement parce qu’il reste à déterminer le trajet de la relation théorie-application (qui applique quoi ? les sociolinguistes appliquent les théories sur les terrains ou les structurolinguistes appliquent les « données du terrain » dans leurs constructions théoriques ?). Et enfin parce que ce qui se passe en sciences du langage contredit, à mon sens, cette classification : nombres de constructions théoriques sont motivées en linguistique par des espoirs d’issue « appliquée » (la grammaire générative est née de l’espoir de présuppose que, dans de tels emplois, les mots science et scientifique soient entendus dans leur sens strict, celui qu'ils ont quand on parle de sciences de la nature ou de sciences exactes », d’où découle un discours récurrent de certains linguistes « internes » prétendant faire « de la vraie science » en méprisant ouvertement les travaux des sociolinguistes. 16 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet générer des messages et des traductions sur ordinateur selon un encodage et des arborescences logico-mathématiques, - l’outil ayant apparemment imposé ses fonctionnements à l’élaboration théorique) et, en sens inverse, nombre de recherches de terrain ont abouti à des reconfigurations théoriques, telles celles que propose la sociolinguistique. 2.3. Un exemple : implications épistémologiques en phonologie et en théorie du signe Posons donc le problème autrement et prenons un exemple significatif : celui de la phonologie, apparemment admise comme faisant partie du « noyau dur », et souvent citée en exemple de scientificité en linguistique. C’est ce qui impressionnera tant Levi-Strauss, cité par L.-J. Calvet ici-même, ainsi que les structurolinguistes : « La linguistique fonctionnelle et structurale d’aujourd’hui [en 1967] représente l’extension à l’ensemble de la discipline des points de vue et des méthodes dégagées par la phonologie » a même écrit Martinet (1967, 67)27 . D’une part, il n’y a pas consensus sur le concept de phonème, les méthodes d’analyses, la distinction phonétique/phonologie. Les fonctionnalistes considèrent que « la phonologie générative est de la phonétique » (je l’ai souvent entendu dire dans les colloques de linguistique fonctionnelle). D’autre part, même en restant dans les écoles issues du cercle de Prague, notamment en linguistique fonctionnelle (que je considère pourtant être pour partie sociolinguistique28 ), comment établit-on le statut du phonème ? Par sa fonction distinctive hors contexte repérée grâce à des paires minimales (y compris dans des langues que le structurolinguiste ne parle pas !). Et de là on déduit que les phonèmes (unités abstraites) constituent les matériaux de base grâce auxquels se met en place la mécanique linguistique : avec les phonèmes, on fait des morphèmes/monèmes, avec lesquels on fait des syntagmes, avec lesquels on fait des énoncés, avec lesquels on fait des discours, et donc du sens en communicant. Je caricature un peu car si Martinet a pris la peine d’appeler les phonèmes des unités de « 2e articulation » (et non de « 1ère »), c’est bien parce qu’il était conscient de construire son 27 Sur la place de la phonologie dans le développement de la linguistique structurale, voir aussi Bergounioux, 2003. 28 Ce que Martinet disait lui-même (cf. Martinet, 1990). 17 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet analyse à partir des discours et non l’inverse. Mais peu importe ici, la conclusion revient au même : sans phonème, pas de sens en langues (et la même priorité est accordée au code par toutes les théories structurolinguistiques, évidemment pour la syntaxe29, et de façon encore plus accentuée que dans le fonctionnalisme qui reste nuancé). Le problème, c’est que, en contexte, il y a beaucoup moins d’ambigüités de sens que ne le laisse supposer cette théorie. D’abord parce qu’il est bien rare qu’on énonce des paires minimales dans la vie ordinaire. Ensuite parce que si vous dites à la boulangère : « donnez-moi un paon svp » ou « je voudrais une bavette bien cuite », elle ne s’en rendra même pas compte et votre acte de parole produira les mêmes effets que si vous aviez réalisé l’opposition supposée distinctive entre pain et paon, baguette et bavette. Pourquoi cela ? Parce que la signification n’est pas dans les unités linguistiques, même pas dans les messages, mais dans l’activation d’un contexte social (sauf en situations technolinguistiques hypercontrôlées, comme le montre D. de Robillard ici-même)… C’est donc une toute autre théorie, sociopragmatique, des fonctionnements linguistiques et de la communication qui est mobilisée (dont j’ai proposé une modélisation dans Blanchet, 2000, 101 ; cf. aussi la « théorie de l’éponge » de D. de Robillard ici-même). Dès lors, quel rôle attribuer à la phonologie ? Il existe bien sûr des cas où des énoncés en contexte sont désambigüisés partiellement grâce à une opposition phonologique. Et il faut bien du son pour produire ces déclencheurs d’interprétations du contexte que constituent les messages verbaux. Concédons-lui donc un rôle secondaire et presque trop évident de ce point de vue, comme l’a également pointé Calvet (2004, 189-191). En même temps, les variations phoniques30 jouent un autre rôle, important et largement étudié par les sociolinguistes : celui de marqueurs socioidentitaires, ce qui situe la question phonétique/phonologique de manière différente dans le champ. Les sociolinguistes auraient donc tort (et certains l’ont eu) d’abandonner la « description » (sous réserve d’un terme plus approprié, cf. infra) et « de laisser le phonème ou la théorie 29 Avec les classifications péremptoires des « langues » en SVO, VSO, etc., comme si en « français » les énoncés effectifs étaient toujours ou massivement organisés en SVO… 30 Je n’imagine plus qu’on puisse supposer un système unique à une seule et même langue : « la diversité qui vient d’être exposée fait douter que l’on puisse établir le système phonologique d’une langue. Il existe plusieurs systèmes phonologiques au sein d’une même langue » (Builles, 1998, 209). 18 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet du signe de côté » (Calvet, ici même), ce qui justifierait implicitement un Yalta irrecevable : car de fait il n’y a plus ni noyau dur, ni marges périphériques… Autre question fondamentale, sur laquelle je ne m’étendrai pas puisqu’elle est traitée ici par L.-J. Calvet (voir aussi Calvet, 2004, 137 et suiv.) : quelle théorie du signe ? Les structurolinguistiques s’appuient sur la théorie saussurienne du signe binaire et clos « signifiant/signifié ». Mais les sociolinguistes, qui ont la conviction que les phénomènes linguistiques sont des phénomènes ouverts en interaction constante avec leur environnement, produits par les pratiques et les représentations sociales qu’ils produisent à leur tour (en une hélice complexe), ont évidemment besoin d’une théorie du signe qui inclut le lien avec le monde social, c’est-à-dire avec ce qu’on appelle dans les théories ternaires du signe, le « référent » (sur la base de la théorie d’Ogden et Richards, cf. Blanchet, 2000, 112), ce terme n’étant pas le plus adapté car il pourrait laisser présupposer que le signe « réfère » à un monde préexistant alors qu’il le fait exister. Cette question ontologique est fondamentale et traverse l’ensemble du champ des sciences du langage/des langues. Au fond, c’est également cette question ontologique que renvoient les sociolinguistes aux structurolinguistes : « mais de quoi parlez-vous ? A qui et pourquoi ? ». Manifestement, pas de la même chose… Le choix méthodologique fondamental du terrain confirme plus concrètement encore cette divergence ontologique, car c’est bien à ce niveau radical que le problème doit être posé (Auroux, 1996, 313 et 1998a, 89). 3. Les structurolinguistiques, produits historiques de leur contexte idéologique et intellectuel S’il n’y pas une seule grande façon de produire des connaissances en sciences du langage, qui serait l’ensemble structurolinguistique issu de Saussure et de ses suites diverses et variées, alors ce qui détermine cet ensemble n’est pas universel mais contingent, relatif à un contexte sociohistorique (histoire des idées, situations sociopolitiques, idéologies, etc., comme l’ont montré avec force Latour, 2001, ou Feyerabend,1988). « Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser ces linguistes à imaginer d’étudier dans leurs bureaux avec des méthodes hypothético-déductives les mécanismes internes supposés logiques d’un « objet » virtuel qu’ils 19 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet ont inventé et nommé Langue ? » peut-on se demander. Il me semble que certains éléments, parmi d’autres, permettent de comprendre cette démarche, probablement inconsciente et non questionnée, car évidente et indiscutable dans le contexte d’élaboration des structurolinguistiques : d’une part, le mythe de la monogenèse et tout ce qui en découle, notamment la sacralisation de l’homogénéité, la pensée arborescente, la construction monolingualisée des États-nations, et, d’autre part, la confusion rationalité/langage-langue issue du « logos » platonicien et la survalorisation de la rationalité binaire logicomathématique qui en découle et qui inonde la pensée occidentale jusqu’à l’élaboration des « sciences modernes » dites « dures » ou « exactes » (les termes ne sont pas neutres) en passant par Aristote, et, notamment en France, Descartes. Affirmer l’historicité d’une science, c’est penser que son avenir n’est pas définitivement prédéterminé et donc qu’il doit être construit en conscience : c’est tout l’enjeu de la proposition que nous faisons dans ce volume. 3.1. Effets d’une idéologie monogénétiste « en arbre » L.-J. Calvet, dans ses Essais de linguistique (2004), a consacré un chapitre à mettre sérieusement en doute l’hypothèse selon laquelle la diversité linguistique actuelle pourrait être déconstruite pour remonter à une hypothétique et unique langue « mère ». Il montre que cette démarche est liée à une idéologie créationniste, c’est-à-dire religieuse, celle qui prend au pied de la lettre le texte de la Bible ou qui se reformule en « théorie » de l’intelligent design (cf. aussi L.-J. Calvet ici même). Ce mythe de la monogenèse a profondément imprégné la pensée occidentale, y compris la pensée scientifique, surtout à des époques où les sciences restaient soumises au respect des dogmes religieux ou, pour le moins, discutées de ce point de vue (qu’on pense à Galilée, à Darwin, ou au « religieusement correct » qui sévit aujourd’hui aux États-Unis jusque dans les universités). On le retrouve en soubassement aussi bien de connaissances « ordinaires » (par exemple la question récurrente de savoir « qui » a inventé telle recette de cuisine, telle expression, telle idée ou telle technique) que de connaissances scientifiques (par exemple, outre l’origine des langues, l’origine de l’humanité « descendant de 20 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet Lucy »31). J’ai eu à Rennes 2 un collègue apparenté dumézilien, spécialiste d’ancien français et de philologie comparée, qui avait calculé par glottochronologie croisée avec des recherches paléontologiques et un calendrier lunaire la date de départ (au jour près) de la grande migration indo-européenne depuis les steppes supposées de leurs origines asiatiques ! On le retrouve dans la recherche très répandue de la date (voire du lieu d’origine) d’un changement linguistique, comme le fait la glottochronologie et, plus largement, la linguistique historique. L’idée que des convergences contextuelles aient pu susciter l’émergence simultanée de pratiques similaires (culinaires, linguistiques, techniques, intellectuelles…) en des lieux et des époques différents serait pourtant tout aussi recevable : nous avons l’habitude, dans nos activités scientifiques, de voir apparaitre des idées nouvelles et proches chez des chercheurs ne se connaissant pas mais évoluant dans des contextes comparables. D’autant que les points communs pourraient aussi bien s’expliquer par des contacts que par une chronologie génétique et qu’il reste à intégrer l’importance des différences : c’est le principe de la linguistique différentielle dite « aréale » que G. Jucquois oppose au comparatisme génétique (Jucquois, 1976). Mais la primeur accordée au « un » dans les cultures occidentales monothéistes, monogénétistes, aristocratiques (hiérarchie par droit du sang) et aristotéliciennes (de deux choses l’une, le tiers étant exclu) l’emporte. La thèse ultime de la langue « mère » est soutenue notamment par M. Ruhlen, mais son principe est au fond celui qui a, dans un premier temps, au cours du XIXème siècle, présidé à l’élaboration d’un hypothétique « indo-européen » (à partir duquel on a construit le « nostratique », puis le rhulenien) et de la « discipline » qui y a travaillé, la grammaire comparée. Or, cette grammaire comparée est l’un des « ancêtres » directs des linguistiques structuro-génératives. Comme l’a montré G. Jucquois (1986, 39-40) « le point de départ du comparatisme linguistique génétique n’est pas la constatation de similitudes entre des langues différentes […]. L’origine du comparatisme scientifique doit être cherchée dans l’hypothèse que ces ressemblances sont systématiques 31 L’illusion d’optique (pré)historique étant probablement renforcée par la recherche inconsciente d’une origine unique : le fait que les plus anciens ossements humanoïdes aient été retrouvés en Afrique de l’est a abouti à une théorie de l’essaimage migratoire de l’humanité, alors que rien ne prouve qu’il n’y a pas eu d’humanoïdes ailleurs simultanément dont les restes n’ont pas été conservés ou retrouvés… 21 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet et qu’elles sont donc dues à une cause […] l’origine commune de ces langues ». Les décalages entre ces langues s’expliqueraient par des décalages chronologiques (c’est la thèse fondamentale de Schleicher, qui affirme ainsi une linguistique historique). Cette systématicité recherchée, reconstruite par comparaison, aboutit à la constitution de la linguistique comme science (Bergounioux, 1994, 123). C’est là que Grim commence à parler de « lois phonétiques » à propos des langues, en s’inspirant des travaux de Rask. Quel était le modèle scientifique le plus en vogue fin XVIIIème début XIXème quand ce comparatisme nait ? Celui de Linné, l’inventeur des classifications arborescentes binaires (genre/espèce) en botanique et en zoologie, prétendues fondées sur des « traits objectifs »… Et « sans doute faut-il voir dans cette orientation [celle de Rask] l’empreinte du naturalisme de C. von Linné […]. Selon Hjemslev, Rask compte au nombre des précurseurs de la linguistique structurale » (Paveau et Sarfati, 2003, 13). Le fondement épistémologique et idéologique d’une classification arborescente est l’idée d’une origine unique, une monogénèse, puisque les branches se rejoignent progressivement pour remonter à un seul point de départ (l’arbre en question poussant vers le bas !). En outre, ce mode de classification est aussi celui qui a inventé et « classé » les « races » humaines, activité dont les ramifications idéologiques sont loin d’être absentes : le racialisme fonde la racisme, cette altérophobie dont les structurolinguistiques issues de cette pensée en arbre ne sont pas exemptes (comme L.-J. Calvet et D. de Robillard le montrent bien ici-même, l’un en citant Brixhe, l’autre en interrogeant avec acuité l’irresponsabilité de ceux qui diffusent inconsciemment de l’altérophobie via leurs travaux de linguistes et néanmoins « défilent le dimanche dans les manifestations anti-extrême-droite »)32. 3.2. Effets d’une idéologie du monolinguisme Parallèlement et en continuité de cette idéologie monogénétique, le XIX ème siècle et le début du XXème siècle sont ceux de la construction 32 Il est vrai que les terrains sur lesquels a été théorisée l’hétérogénéité linguistique font l’objet d’une altérophobie : des ouvriers, des paysans, des noirs, des créoles, des immigrés, bref, des « métèques incultes incapables de parler une langue noble et harmonieuse », diraient probablement certains de nos grammairiens de salon bourgeois… 22 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet des États-nations voulus homogènes, monolingues, un peu partout en Europe, et notamment en France et en Allemagne, en plein éveil des nationalismes et des théories raciales. C’est le moment où la linguistique nait. En France, le croisement de cette construction nationale dite « jacobine » (une nation = une langue), du purisme linguistique (une langue = une norme), de la « distinction » (au sens bourdieusien) cultivée par les classes aristocratiques et bourgeoises au pouvoir (une norme = une légitimité), développe une idéologie profondément diffusée par l’appareil idéologique d’État, une véritable croyance quasi religieuse en la normalité supposée et en la supériorité sacralisée de l’homogénéité linguistique centrée sur une certaine langue française (et corrélée à une identité française « de souche »). Que les premiers linguistes se soient concentrés sur une langue supposée homogène, abstraite de la diversité des usages « vulgaires », n’est sans doute pas indépendant de ce contexte (voir les analyses de D. de Robillard sur la construction du français icimême). D’autant que cela permettait de recycler, au lieu de le renverser, le principe - voire les règles et les exemples pris dans une langue écrite littéraire - des grammaires traditionnelles héritées des prestigieux ancêtres gréco-latins. L.-J. Calvet rappelle ici-même combien les structurolinguistiques des « grandes » années (1950-70) sont héritières d’une vision essentialiste des langues, empreinte de romantisme nationalitaire, de confusions langue/nationalité, inné/acquis (notion de « langue maternelle »), etc. Et ces grammaires - on me pardonnera ici aussi de faire court, la chose est bien documentée par ailleurs - ont véhiculé et répandu en profondeur en Occident à travers les siècles la confusion initiale entre discours et rationalité introduite par Platon, reprise par Aristote (Jucquois, 1989, 32 et suiv.), amplifiée dans sa rhétorique 33, et étendue du discours à la langue par illusion d’universalité des catégories du grec (Benveniste, 1966, 65). Chez Platon, le terme logos désigne à la fois le « discours » et la « raison », et s’oppose à pathos, les émotions (et le corps). D’où, tout discours doit être rationnel, tout énoncé doit obéir à des règles logiques (ce qui fonde - entre autres motivations, cf. D. de Robillard ici-même - le rejet des sophistes, pour qui le discours peut user du pathos pour séduire et non pour convaincre). En Occident (chez les anciens Grecs) la philosophie logique a ainsi précédé l’invention de la 33 Qui est à la base de la dissertation à la française qu’on enseigne encore dans tous les lycées et universités de France. 23 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet grammaire et lui a imposé ses modèles et ses principes. 3.3. Effets du paradigme logicien Enfin, l’ensemble des sciences occidentales, notamment les sciences « de la Nature » (dite aussi « dures » ou « exactes »34) qui y servent de modèle, a été et reste dominé par un paradigme platonicien, aristotélicien et cartésien (D. de Robillard dit galiléo-cartésien icimême) dont les principes fondamentaux (Morin, 1990, 18 ; Morin, 1991, 174 et suiv. ; Fortin, 2000, 4-5) sont le principe d’identité (ce qui existe ne peut pas en même temps ne pas exister), le principe de non contradiction (on ne peut pas être en même temps une chose et son contraire), le principe du tiers exclu (un même problème ne peut pas donner lieu à deux solutions contradictoires), le principe de rationalité (il n’y a de connaissance que rationnelle) et le principe de disjonction (entre la pensée scientifique et le monde social). La vision du monde que donne cette science doit donc être celle d’un monde totalement cohérent, réduit et découpé en unités minimales, selon une pensée binaire hyperspécialisée qui dévoilerait de l’extérieur et avec objectivité des causalités explicatives, qui établirait des lois universelles et qui permettrait ainsi des prédictions. C’est dans le cadre de ces principe : -qu’a été mise en place la méthode hypothético-déductive expérimentale (qui décontextualise et artificialise les observations pour neutraliser la complexité des variables et les maitriser à partir d’une hypothèse intellectuelle à valider ou réfuter), -que s’est développée la fascination pour les chiffres et les statistiques - quintessence de l’approche logico-mathématique - ainsi que la croyance en l’objectivité des « données » chiffrées et mathématiquement traitées, -et que s’est imposée l’illusion du chercheur positionné hors du monde social et isolé de ses influences (et réciproquement, cf. Latour, 2001). 34 Ces étiquettes sont malcommodes mais significatives : en face de ces sciences posées comme « inhumaines et asociales », les « sciences de l’Homme » peuvent paraitre et être effectivement « souples » et « approximatives », ce qui me semble tout à fait souhaitable (mais cette répartition épistémologique supposée est simpliste). 24 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet Dans ce cadre, une hiérarchie de valeur est instaurée entre la recherche dite « fondamentale » (la plus coupée du monde, réputée la plus scientifique) et la recherche « appliquée » (la plus liée au monde, réputée moins scientifique). Les structurolinguistes ont par conséquent cherché hors des pratiques sociales de la régularité, de la rationalité, de l’ordre, des « lois » selon lesquelles des formes seraient obligatoires et d’autres impossibles dans des langues pensées comme des « codes » cohérents logico-mathématiques (sur la distinction cohérence/cohésion, voir Robillard, 2001 et 2003, 213). Ils ont écarté comme « accidents ponctuels » ou ignoré totalement, nous y voilà, la complexité chaotique et au moins partiellement imprédictible des pratiques effectives, celle-là même qui retient avant tout l’attention des sociolinguistes, y compris pour ses fonctions sociales. Là encore, ce n’est pas une extrapolation de constater que « Chomsky s’est emparé sans grande précaution de ce qu’il a nommé ‘le problème de Platon’ 35, pour proclamer que la grammaire universelle innée serait la solution » (Auroux, 1998b, 81) et que l’un de ses ouvrages s’intitule Cartesian Linguistics (1966). On a vu plus haut que certains de ces linguistes, tel Milner, ont considéré que cette façon de « faire de la science linguistique » est la seule façon de faire une « linguistique scientifique ». Et, du coup, les sociolinguistiques ont été renvoyées au domaine prétendu « moins scientifique » des sciences appliquées. Rien n’empêche pourtant de considérer, en inversant la caricature, que les sciences coupées du monde, de ses enjeux, sont des spéculations intellectuelles plus proches de la création littéraire que d’études d’autant plus scientifiques que fondées sur des observations empiriques. Dès lors, c’est une « linguistique de monolingues » que les structurolinguistes ont inventé, écartant outre les variations « internes » à chaque langue, les pratiques « plurilingues » pourtant largement majoritaires chez les humains et du coup la question même de la définition de ce que serait « une » langue. 35 La difficulté d’une théorie où la raison prime sur la perception dans l’élaboration d’une connaissance du monde. 25 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet 3.4. Alternative épistémologique : un paradigme36 interprétatif On voit que la question qui nous occupe touche à un débat d’épistémologie des sciences en général et d’épistémologie tout court. C’est le statut même, les méthodes, les fonctions des connaissances scientifiques, c’est la définition même de la connaissance, qui sont en jeu. Il n’y a d’ailleurs pas qu’en sciences du langage que ce débat est d’actualité. Il est très vif en sciences économiques (Granier et Robert, 2002 ; Alcaras et al., 2001), entre une approche dite « classique » ou « néo-classique » qui présuppose un acteur économique idéalement rationnel, informé, recherchant le profit maximum (ce qui autorise des modèles économico-mathématiques structuraux et abstraits37), et une approche plus sociale ou humaine (dite « keynesienne », « des conventions » ou « de la culture »), qui cherche à prendre en compte la multiplicité des facteurs en jeu dans les comportements économiques effectifs sur le terrain. On le retrouve entre « géographes » et « géographes sociaux », en sciences juridiques entre « théorie du droit » (fondée sur les seuls textes et jugements) et analyse de « l’efficience des décisions de justice » (de leur application effective), etc. Car, à côté du « paradigme disjonctif » classique, reste possible l’adoption d’un autre paradigme dit « interprétatif », « compréhensif » ou « qualitatif » (Morin, 1977-2004 ; Taylor et Bogdan, 1984 ; Ricœur, 1986 ; Mucchielli, 1996 ; Heller, 2002, 18 pour une sociolinguistique « interprétiviste » ; D. de Robillard ici-même sur la notion de « traduction »), notamment en « sciences de l’Homme » où il apparait d’emblée bien adapté (puisqu’à la différence des « sciences de la Nature », le sujet observateur y est, en tant qu’être humain et social, l’observé inévitablement impliqué et pourvoyeur de subjectivité, c’est-àdire de production de sens 38). Ce paradigme est lié à l’émergence du 36 Nb : l’emploi du terme paradigme n’implique pas une adhésion à toutes les thèses de son grand promoteur, Khun, même si l’idée fondamentale reste bien ici, de proposer un nouveau « cadre de pensée scientifique » plus satisfaisant que le précédent parce que permettant un meilleur phasage entre théorie et expérience. 37 « Fascinés par les sciences exactes, les fondateurs néoclassiques n’ont de cesse de construire un modèle capable d’expliquer l’économie à la méthode des sciences dures » (Granier et Robert, 2002, 15). 38 Bien sûr, là encore, les choses ne sont pas si simples : l’Homme est également un élément naturel et la disjonction « nature/culture », vivement dénoncée par Morin, peut être dépassée. 26 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet concept interdisciplinaire d’interaction, qui place la relation de communication pragmatique entre les acteurs sociaux au centre du fonctionnement social (et individuel, y compris sur le plan cognitif39) et donc du dispositif de recherche sur les phénomènes sociaux. La distinction entre ces deux paradigmes, que Morin appelle respectivement « explicatif » et « compréhensif », peut être schématisée ainsi : Explication abstraite logique saisies analytiques prédominance de la disjonction démonstrations objectivité désubjectivation Compréhension concrète analogique saisies globales prédominance de la conjonction projections/identifications implication du sujet plein emploi de la subjectivité Ce qui caractérise principalement les sciences de l’Homme interprétatives, c’est l’objectif de proposer une signification de phénomènes individuels et sociaux observés sur le terrain, en prenant profondément en compte les significations qu’ils ont pour leurs acteurs eux-mêmes, et donc en vivant ces phénomènes aux côtés des acteurs, comme un acteur parmi d’autres mais selon des procédures méthodiques qui garantissent la significativité des situations observées et comparées. Or, globalement, c’est bien dans ce paradigme « compréhensif » que s’inscrit l’approche sociolinguistique, et ceci de plus en plus explicitement. C’est ce que j’ai proposé dans ma Linguistique de terrain (en optant résolument pour une méthode de « pensée complexe » empruntée à Morin et mise en œuvre en sciences du langage dans une approche que j’ai nommée « ethno-sociolinguistique » pour mettre l’accent sur ses aspects ethnographiques (Blanchet, 2000 et 2003). C’est ce qui a été confirmé par les échanges et les citations de nombreux sociolinguistes réunis dans Blanchet et Robillard, 2003, ainsi que dans tous les ouvrages de présentation synthétique des sociolinguistiques (Boyer, 1996 ; Calvet, 1993 ; Moreau, 1997 ; Heller, 2002). Le 39 Voir Van Hooland, 2005 pour une confrontation interdisciplinaire sur cette question. 27 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet développement croissant de la prise en compte des « représentations sociolinguistiques » (cf. infra), aujourd’hui considérée comme indispensable dans toute recherche sociolinguistique, même au niveau « macro », confirme cette inscription ferme dans un paradigme interprétatif. Bien sûr il y a eu et il y a des degrés dans l’adoption de ce paradigme au sein même des sociolinguistiques. Les approches macrosociolinguistiques, par définition plus quantitatives, de type variationnistes (laboviennes), ont été au départ élaborées sans changement de paradigme. Labov a clairement dit qu’au départ, il cherchait « seulement » à compléter les théories générativistes pour y ajouter des règles de correspondances avec les variations sociologiques des usages linguistiques. Son approche initiale reste plutôt positiviste et indirectement homogénéisée (ses sujets new-yorkais doivent être des native speakers). Mais il a contribué (cf. supra) à envisager rapidement une reconfiguration radicale du champ des recherches en linguistics. Hymes lui-même, dans l’élaboration de son concept sociolinguistique de « compétence à communiquer » (1984 pour la traduction française), est parti du concept générativiste de compétence. Ses travaux, ainsi que ceux de Gumperz, ont rapidement provoqué l’émergence d’une sociolinguistique interactionnelle, clairement située dans un paradigme interprétatif (Gumperz, 1989). A l’inverse, la structurolinguistique fonctionnelle de Martinet s’est très tôt distanciée du modèle des « sciences dures » (« Impressionnés par certains acquis de la physique contemporaine, où l'on est parti d'une hypothèse ultérieurement vérifiée par l'observation, beaucoup de linguistes ont pensé qu'il devait en aller de même dans leur science. Sans chercher peut-être suffisamment à savoir si chez eux les conditions étaient celles de la physique » Martinet, 1989, 8), même si sa prise en compte du « sens » (Martinet, 1973, 18) est restée relativement limitée à un sens linguistique (et non aux significations sociales pour les acteurs), et si sa prise en compte de l’hétérogénéité complexe reste limitée (mais présente)40. Et il n’est pas sûr que les linguistiques interactionnelles (Mondada, 2001) relèvent 40 Martinet lui-même considérait sa linguistique comme « structurale au bon sens du terme […] sociolinguistique de fait » (1990, 154) et H. Walter considère que ses travaux sur « la diversité phonologique dans la communauté » peuvent indifféremment « entrer dans le cadre de la sociolinguistique » ou être qualifiés de « linguistiques tout court » (Walter, 1982, 18). 28 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet toutes et profondément d’un paradigme interprétatif : leur rapport au « corpus » peut rester marqué par un certain positivisme, comme l’est clairement celui des « linguistiques de corpus » qui considèrent souvent les corpus comme des morceaux de réalité décontextualisés et représentatifs (Blanchet, à paraître et D. de Robillard ici même sur la survalorisation de ces corpus en structurolinguistique et dans les programmes/financements récents de la politique linguistique française). Malgré ces différences de degré dans l’inscription des sociolinguistiques, entre macro et micro, entre variationnisme et interactionnisme dans ce paradigme et dans les réfutations qu’il implique, au delà des structurolinguistiques elles-mêmes, du type de connaissance scientifique qu’elles produisent, il n’en demeure pas moins que le positionnement des sociolinguistiques s’avère bel et bien de parler d’autre chose, non pas en simple complément, mais à la place des structurolinguistes, en tout cas désormais, pour répondre à d’autres enjeux dans d’autres contextes. Il m’arrive souvent d’utiliser avec mes étudiants une comparaison métaphorique : les structurolinguistiques « dissèquent » des langues comme d’autres dissèquent des poissons « pour voir de quoi c’est fait à l’intérieur ». Mais pour disséquer des poissons, d’une part il faut décider à l’avance de ce qu’est un poisson (et donc de ce qu’il n’est pas), et, d’autre part, il faut le sortir de son environnement, l’immobiliser, le tuer. Les sociolinguistes observent plutôt les comportements d’espèces vivantes animées (sans négliger coraux, éponges et autres ornithorynques chers à D. de Robillard) « pour comprendre comment elles vivent ensemble » dans l’eau ou ailleurs. Pour cela, il faut à l’inverse les laisser vivre dans leur environnement, s’y intégrer délicatement, si possible en étant soi-même un être vivant habituellement présent dans cet environnement, comme un éthologue plutôt que comme un biologiste. Le problème de la dissection, c’est que rien ne garantit que ce qu’on observe sur un poisson mort nous dit comment il vit sa vie et interagit avec son environnement. Le problème des structurolinguistiques, c’est que rien ne garantit que la dissection des langues nous dit des choses pertinentes sur les langues vivantes, c’est-àdire sur la vie linguistique des humains. D’autant que nombre de méthodologies structurolinguistiques ne prennent même pas le soin d’aller pêcher des poissons : elles préfèrent les réinventer dans un bureau à partir de l’imaginaire des chercheurs (je ne reviens pas sur le fait, 29 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet démontré par Labov depuis longtemps, qu’entre ce qu’on dit et ce qu’on dit qu’on dit il y a un gros hiatus). La conviction des sociolinguistes, c’est qu’en observant la vie des poissons, on pourra comprendre également pourquoi ils sont faits comme ils sont faits ; c’est qu’en observant la vie des langues (en fait de leurs usagers), on pourra comprendre y compris pourquoi elles sont faites comme elles sont faites41 . Cela revient à dire que les sociolinguistiques, et le paradigme interprétatif, ne renoncent pas à la modélisation, à l’argumentation, à l’analyse, à l’explication et à ce qui les rend possible : la description. Simplement - si je puis dire - elles les dépassent, les laissent à leur place secondaire et les englobent dans un projet global plus vaste, plus ambitieux et plus complet 42. Sur la problématique méthodologique de l’alternative entre approche ethnographique et approche expérimentale, lors d’un échange avec un collègue éthologue de l’université Rennes 1, Alban Lemasson 43, voici ce qu’il m’a dit par courriel : « Tous les singes, qu'ils soient captifs ou sauvages, savent s'adapter à la présence d'un humain-observateur. C'est ce que l'on appelle la familiarisation qui est une première étape indispensable lorsque l'on veut effectuer des observations sur un groupe de singe particulier. Sur le terrain cela peut prendre plusieurs mois pendant lesquels on diminuera progressivement la distance entre l'observateur et le centre du groupe sans jamais chercher à interagir avec eux. Une fois familiers, les singes ne prêtent plus attention à la présence de l'observateur et on peut effectuer des observations pertinentes quant à la nature des relations sociales au sein du groupe. En captivité c'est beaucoup plus rapide car les singes sont déjà familiers avec l'homme qui les soignent ou les nourrissent. De plus, cela n'est pas le propre du singe mais de la plupart des animaux ». Même avec les animaux, il vaut mieux créer des relations de « proximité » qui permettent l’observation. C’est par la proximité que se crée la possibilité d’une connaissance scientifique, par la subjectivité intégrée et assumée qu’elle est construite. 41 Il y a à cela des conséquences importantes sur le plan de la « transmission » des connaissances, par exemple en didactique des langues (cf. infra). 42 On pourrait dire en plaisantant (?), ce qu’a fait L.-J. Calvet (1993, 124), que de ce point de vue la linguistique est un sous-domaine de la sociolinguistique, si cette façon de représenter les choses avait du sens. 43 U.M.R. 6552 « Ethologie, Evolution, Ecologie », partenaire avec mon équipe (CREDILIF-ERELLIF EA3207) d’un GIS « Comportement, cerveau, société » qui travaille sur l’articulation de l’ontogenèse et de la sociogenèse des comportements. 30 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet D’une manière plus large, d’ailleurs, il me semble que l’ensemble de la recherche scientifique et des institutions liées (d’enseignement supérieur, notamment), est aujourd’hui bien davantage organisé autour de cette grande fissure paradigmatique qu’autour des « disciplines » traditionnelles, ce qui favorise l’interdisciplinarité : il y a davantage de points communs entre un sociogéographe, un socioéconomiste, un sociologue « compréhensif », un sociopsychologue et un sociolinguiste, qu’il n’y en a au sein de la géographie, de l’économie, de la sociologie, de la psychologie et des sciences du langage (sur la notion de paradigme transdisciplinaire voir Blanchet 2005b). Et l’on sait que les tensions entre tenants de paradigmes différents sont fortes au sein même de ces disciplines et de leurs fonctionnements institutionnels (au CNU, dans les recrutements et les stratégies des équipes de recherche, évidemment). 4. Pour une épistémologie de la complexité en sciences du langage Il me semble qu’au cours des années 1990, les sociolinguistiques en sont arrivées à un stade de développement qui a conduit les sociolinguistes, d’une part, à expliciter sans complexe leurs méthodes, et, d’autre part, en affirmer clairement leurs perspectives théoriques et épistémologiques (cf. la floraison des textes de Calvet, 1993 - un précurseur dès 1975 - ; Boyer, 1996 ; Moreau, 1997 ; Robillard, 1998 ; Calvet et Dumont, 1999 ; Calvet, 1999 ; Blanchet, 2000 ; Robillard 2000 et 2001 ; Heller, 2002 ; Gadet, 2004 ; et la mise en place du Réseau Français de Sociolinguistique à partir du colloque de Tours en 2000 44, les journées de Rennes en 2003 publiées dans Blanchet et Robillard, 2003, etc.) 45. Un tel foisonnement m’apparait hautement significatif de l’affirmation des sociolinguistiques en France et dans le monde francophone, non seulement par la proportion de travaux désormais affichée mais surtout par le positionnement théorique dès lors 44 Et les trois colloques qui s’en sont suivis : Grenoble 2001 (Billiez et Rispail, 2003), Lyon 2003 (Van den Avenne, 2005), Paris 2005 (actes à paraitre). 45 Tabouret-Keller et Gadet, 2003 présentent au monde anglophone un panorama des sociolinguistiques françaises fondé sur des travaux reconnus mais qui remontent en fait à la période des années 1980 (travaux de P. Achard, R. Lafont, L. Dabène, R. Chaudenson…). 31 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet perceptible et assumé des sociolinguistiques. En effet, une bonne partie de ces publications portent désormais sur les enjeux théoriques renouvelés qu’elles proposent ouvertement. Jusque là, même si ces ambitions théoriques étaient présentes (chez Marcellesi et Gardin dès 1974 et chez Labov dès 1976), elles n’étaient mentionnées qu’à la marge (sauf peut-être chez Calvet, 1975), et renvoyées prudemment après un long travail de terrain et d’élaboration méthodologique (cf. Gumperz, 1989, VI), en toute cohérence épistémologique. C’est l’un des facteurs qui a pu laisser croire que les sociolinguistiques (voire les linguistiques de terrain en général) n’élaboraient pas de théories (cf. supra). Les journées d’études de Rennes en 2003 avaient précisément pour objectif l’affirmation de cette réflexion théorique, dont rend bien compte, je crois, le volume original qui en est issu (contenant notamment la transcription des débats longs et vivants). L.-J. Calvet (1999 et 2004), D. de Robillard (1998, 2000, 2001, 2003 et à paraître), et moi-même (Blanchet, 2000, 2003, 2005 et à paraître), avons proposé, d’abord chacun de notre côté, puis au moins en dialogue (Blanchet et Robillard, 2003) voire en collaboration plus étroite (ici-même), d’inscrire ce foisonnement dans un ensemble épistémologique et théorique organisé. Chacun, selon son propre parcours, part de ses références. Calvet, plus globalement « macrosociolinguiste », a conçu sa sociolinguistique gravitationnelle et analogique. Robillard, plus « créoliste », a conçu sa sociolinguistique chaotique. Moi-même (d’autres diront pourquoi !), j’ai proposé ma sociolinguistique de la complexité (convergeant en cela, au départ sans que nous le sachions ni les uns ni les autres, avec A. Bothorel-Witz 1998 et J.-M. Eloy, 2003). Il est clair néanmoins, à nous entrelire, que nos trois propositions se rejoignent sur l’essentiel et que nos différences portent sur des questions de degré (de constructivisme, par exemple), de focale (tendanciellement plus « macro » ou plus « micro »), de formulations bien sûr. Ainsi, le principe d’homéostasie est à la fois exploité par L.-J. Calvet (Calvet, 1999, 100) et par moi-même ; la relation ordre/chaos, importante chez D. de Robillard (2001), traverse l’ensemble de la pensée complexe (c’est de là que part toute la réflexion d’E. Morin dès le premier tome de La méthode). Il y a notamment un accord fondamental entre nous sur le fait que les langues sont des abstractions construites à partir d’une certaine compréhension de certaines pratiques et de certaines représentations (y compris celles des linguistes), et non des « objets réels » qui s’imposeraient à nous comme 32 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet des « données ». D’où l’importance accordée aux « représentations » (cf. infra). Mais il ne s’agit en aucun cas d’occulter d’autres propositions, de gommer les différences, d’unifier, d’imposer une théorie générale, d’où le choix ici tenu d’articuler trois textes et non d’en produire un seul. C’est par conséquent à partir de mon choix épistémologique de la « pensée complexe » (Morin, 1997-2004) que je poursuivrai la réflexion. 4.1. Le concept d’« unité multiplexe sociolinguistique » L’un des points clés sur lesquels porte donc l’alternative sociolinguistique concerne l’identification même de ce que l’on étudie en sciences du langage : la, une ou des langues ? Le langage ? La ou les paroles ? Les pratiques linguistiques conçues comme hétérogènes, ouvertes et complexes (cf. supra) ? La « communauté sociale sous son aspect linguistique » (Calvet, 1993, 122) ? L’altérité sous son aspect langagier (Robillard, à paraître) ? Les sociolinguistes ont plutôt tendance à s’assigner l’étude de phénomènes globaux en privilégiant une entrée langagière ou plus précisément linguistique, d’où l’importance du point de vue (Calvet, 2004, 21 et ici-même), de la focale micro-macro (Robillard, 2003 ; Blanchet, 2003, 302), de la métaphore du doigt pointé (Calvet, 2004, 55), de l’interdisciplinarité dans la plupart de leurs textes. Le cadre de la pensée complexe m’a amené à proposer à cet égard le concept d’unité multiplexe sociolinguistique (UMSL). Cette proposition s’inscrit dans un processus de réflexion sur la notion de langue d’un point de vue sociolinguistique et non structurolinguistique, notamment à partir de l’observation de la pluralité linguistique dans les pratiques sociales (Blanchet, 1992 ; 2000 ; 2002b ; 2003 ; 2004). Ce n’est ici ni le lieu ni l’espace suffisant pour présenter en détail la « pensée complexe » (Morin, 1977-2004) et son investissement dans une « linguistique de la complexité » tel que je l’ai proposé (Blanchet, 2000 ; Blanchet et Robillard, 2003 ; voir aussi Eloy, 2003). Si nécessaire, il faut préciser qu’en l’occurrence complexe ne signifie pas « compliqué » et ne s’oppose pas à simple, mais à « simpliste ». Les trois principes clés d’une méthode de pensée complexe sont en effet le dialogisme (intégration des paradoxes et antagonismes binaires dans un 33 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet ensemble tiers : une situation de relations diglossiques entre deux langues est un ensemble la fois concurrentiel et complémentaire), la récursivité (rétro-pro-action en hélice puisqu’il s’agit de penser des systèmes ouverts et évolutifs et non une causalité linéaire : les pratiques linguistiques engendrent et permettent les systèmes linguistiques qui engendrent et permettent les pratiques linguistiques), l’hologrammie (le tout est dans la partie qui est dans le tout… : toute la société est dans la langue qui est dans toute la société qui…). Le « tout » - globalité provisoire et approximative émergeant46 d'une situation - est à la fois plus et moins que la somme des parties : ainsi une « langue » permet de produire beaucoup plus d’items linguistiques - des « mots » par exemple - que ceux qui sont effectivement produits et l’ensemble des pratiques dépasse largement les pratiques prédictibles et attestées d’une langue. Ce « tout » est modélisable comme une unité multiplexe, constituée de plusieurs pôles distincts et indissociables, porteuse de caractéristiques spécifiques, où œuvre en permanence la tension complexe unité/multiplicité, d’où son nom (E. Morin parle d’unitas multiplex et d’unités complexes). La conséquence majeure de ces principes est une pensée nondisjonctive en termes de processus, à l’opposé d’une pensée dichotomique (pensée du « tiers-exclus ») en termes de produits. La notion de tension dynamique y joue un rôle majeur : les paradoxes et antagonismes, les tensions entre les différents pôles constitutifs de toute unité multiplexe, sont envisagés en tant qu’énergie qui permet son fonctionnement (donc son existence même), et en général tous les fonctionnements sociaux, culturels, cognitifs, biologiques, etc. Il en va comme des pôles magnétiques positifs et négatifs qui produisent l’énergie électrique, la tension électrique, dans un circuit. Un relatif équilibre s’instaure et permet la dynamique (comme les forces contradictoires qui permettent à un cycliste de tenir en équilibre sur son vélo tant qu’il avance et réciproquement (le déséquilibre des forces provoque la chute et l’arrêt ou l’arrêt et la chute, et l’arrêt provoque le déséquilibre des forces donc la chute, etc.)). Cette dynamique de tout système dans son environnement tend à son maintien par ajustement et réorganisation permanente (principe d’homéostasie). Ce n’est pas un équilibre statique, mais un processus permanent, et c’est pourquoi 46 Et donc possédant ses caractéristiques spécifiques. 34 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet j’utilise le terme d’équilibre dynamique. La figure suivante47 propose une modélisation selon le principe de l’émergence d’un système complexe. Elle peut se lire ainsi : « une variété linguistique est un système complexe émergent issu du processus d’interaction en hélice des trois pôles que constituent les pratiques sociales, les représentations sociales, les institutionnalisations sociopolitiques, qui se déploie en hélice selon les temporalités, les espaces, les organisations sociétales et les interactions de ses acteurs et de sa propre dynamique parmi d’autres systèmes émergents ». Autrement dit, ce qui fait que ce que d’autres appellent « une langue » est une unité, fonctionnant comme telle, catégorisée et reconnue distinctement des autres (ou une variété d’une langue… etc.48), c’est la dynamique d’individuation (= d’émergence) de cette unité à partir de la variation infinie du tissu continu et indistinct des parlers humains, dynamique créée par des pratiques communicationnelles et identitaires (les réseaux d’interactions et les pratiques ouvertes par cette langue, incluant ses aspects systémiques ou « codiques »), des représentations sociolinguistiques (l’idée que les acteurs sociaux se font de ces pratiques parmi les autres, la signification sociale qu’ils leur attribuent), et des institutionnalisations (la légitimation ou la légalisation de cette langue en tant que telle par des institutions sociopolitiques et leurs attributs métalinguistiques tels textes médiatiques, juridiques, enseignement, dictionnaires, grammaires…). Dans ce dernier pôle, la notion d’intervention glottopolitique (plutôt que de « politique linguistique »), due à J.-B. Marcellesi (cf. Marcellesi et al., 2003), permet d’inclure les actions glottopolitiques de tous les acteurs sociaux et pas uniquement d’institutions de pouvoir qui seraient éventuellement détachées du corps social : associations, enseignants, entreprises, tout individu engagé dans une affirmative action glottopolitique. On retrouve dans les temporalités, les espaces, les organisations sociétales et les interactions, les quatre principaux axes de fonctionnement (donc de variation) des pratiques linguistiques bien 47 Une première présentation en a été faite dans Blanchet, 2005, 31. Pour la distinction entre variété (catégorie individuée) et variation, voir Blanchet, 2000, 119 et suiv. 48 35 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet connus des sociolinguistes : axe diachronique, axe diatopique, axe diastratique, axe diaphasique. J’ai pensé pertinent, notamment suite à des travaux menés avec des géographes sociaux sur les espaces urbains, de distinguer sans les dissocier les temporalités des acteurs et celles des émergences sociolinguistiques, car il y a souvent des décalages importants entre les temps longs des processus sociaux (les changements linguistiques s’observent par exemple sur des siècles) et leurs temps plus brefs tels que vécus et perçus par leurs acteurs dans les interactions sociales ; c’est une différence de focale (ainsi les locuteurs identifient surtout les langues à travers leurs usages quotidiens et beaucoup moins à travers leurs continuités historiques : plus personne n’a conscience - sauf de rares experts - de « parler latin » en « parlant français »). On remarquera peut-être dans le pôle représentations un usage des termes épilinguistique et métalinguistique quelque peu original par rapport aux pratiques majoritaires actuelles. Je m’en explique infra au point 4.3. Enfin, et sans entrer plus en détail dans ce schéma, un croquis maladroit tente d’y montrer que les interactions en hélice des trois pôles définitoires produisent un mouvement, une évolution, et non une boucle statique refermée sur elle-même. 36 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet 37 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet Comme on le voit, il ne s’agit donc pas de considérer que « les langues n’existent pas », ce qui renvoie au problème ontologique, et plus largement épistémologique, du statut des phénomènes (plutôt que des « objets ») sur lesquels portent les connaissances élaborées, et sur le statut de ces connaissances elles-mêmes. Car, même si simultanément on observe largement que ce que « parlent, comprennent et perçoivent » les humains relève avant tout de bricolages situés qui échappent aux langues ordonnées et clairement identifiées des structurolinguistes, il n’en demeure pas moins que ces mêmes humains découpent, bornent, catégorisent de façon souple et fonctionnelle le continuum sociolinguistique et plus largement langagier pour créer des routines collectives, des espaces interactionnels, des marqueurs sociaux, des significations symboliques, des identités-altérités, voire des outils métalinguistiques (mais avec des critères sociolinguistiques, cf. Blanchet 2004). L.-J. Calvet et D. de Robillard pointent ici même avec raison le décalage entre les langues abstraites ordonnées que construisent les structurolinguistiques et les langues concrètes désordonnées que construisent et vivent les acteurs sociaux. Il s’agit donc d’essayer de comprendre la complexité du fonctionnement de ces phénomènes linguistiques (qui ne correspondent pas nécessairement à des « langues » telles que les définissent et les identifient les structurolinguistes) que construisent et qu’utilisent les humains pour produire des significations de tous ordres (étant entendu qu’ils ont également et simultanément d’autres langages à leur disposition). Cette modélisation s’appuie sur une conception éminemment sociolinguistique : les trois pôles en jeu sont avant tout présentés comme des phénomènes sociaux (pratiques, représentations, institutionnalisations). Ce qui ne signifie pas que d’autres aspects sont présents. Ainsi, les aspects cognitifs, chers aux générativistes, sont présents : les pratiques linguistiques sont évidemment sous-tendues et partiellement rendues possibles par des fonctionnements cognitifs qu’elles contribuent partiellement à produire ; les représentations sociales sont aussi des processus cognitifs y compris individuels. Les aspects technolinguistiques (pour emprunter ce terme à D. de Robillard), de type « internes », sont eux aussi présents : il y a de ce que l’on appelle du phonème et du morphème dans les pratiques, dans les marqueurs élaborés par les représentations, dans les actions glottopolitiques. Le schéma dit bien : « NB : chaque pôle inclut d’autres hélices, d’autres systèmes ». Mais il ne m’apparait pas que ces autres systèmes jouent un rôle important dans l’émergence des unités 38 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet multiplexes sociolinguistiques : au mieux les acteurs glottopolitiques y trouvent et adoptent des emblèmes ponctuels dotés de fonctions sociales. Enfin, ces UMSL constituent à leur tour, non des entités clairement définies et closes, bien sûr, mais des langues tendancielles (pour reprendre le terme de L.-J. Calvet), des pôles autour desquels et entre lesquels les acteurs sociaux (même au niveau individuel) bricolent « de la langue » (c’est-à-dire du « matériau linguistique ») le long de continuum croisés. 4.2. Désordre chaotique ou ordre fonctionnel chaoïde ? Si les phénomènes linguistiques sont des émergences faites de pratiques sociales, de représentations mentales et d’institutionnalisations glottopolitiques (l’ordre de citation n’ayant pas d’importance) bien davantage que des codes logico-mathématiques déterminés par des schèmes cognitifs biogénétiques, l’hétérogénéité des situations met alors en relief davantage de « désordre » aléatoire que d’« ordre » prédictible. C’est effectivement ce que nous observons sur nos terrains et c’est justement ce qui motive notre recherche d’une linguistique plus adaptée pour en rendre compte. Or, cela pose plusieurs problèmes radicaux : comment des phénomènes linguistiques aussi aléatoires peuvent-ils néanmoins fonctionner ? Comment concevoir le « désordre » ou le « chaos » autrement que de façon négative ? Pour y répondre, D. de Robillard a notamment transposé, de façon tout à fait pertinente, les « théories du chaos » en sciences du langage (1998, 2000, 2001, ici même). L.-J. Calvet, notamment ici même, parle d’une « linguistique maniaque de l’ordre » et développe une réponse en termes de tendances et non de lois que j’ai également proposée en termes proches : « Cela n'inclut, en revanche, qu'une prédictibilité partielle (au contraire de la science de laboratoire qui cherche à reproduire expérimentalement les mêmes effets à partir de mêmes causes artificiellement isolées. Car la complexité des paramètres vivants (dont ceux relevant de l'autonomie des acteurs) entraine des comportements non mécaniques et non systématiques, même si des tendances régulières sont observables » (Blanchet, 2000, 71). Cette prédictibilité partielle serait d’ailleurs mieux dénommée en termes de probabilité/improbabilité, car la notion même de prédiction fait radicalement difficulté (et évidemment celles, inacceptables pour nous, de légalité/illégalité en linguistique générative, comme celles de grammaticalité/agrammaticalité/impossibilité en 39 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet structurolinguistique en général). C’est à cette notion de probabilité par logique inductive qu’a fini par arriver Carnap (1971) lorsqu’il s’est convaincu de l’impossibilité de caractériser les énoncés scientifiques en tant que langages logiques formels. Il n’est pas utile, en tous cas, que je revienne sur ces développements pour une « alterlinguistique du désordre et de la complexité » auxquels je souscris pour l’essentiel. En revanche, probablement est-ce dû à mes options fonctionnalistes et à mon propre parcours en sciences humaines, je pense qu’on peut remettre en question l’idée même de désordre, au plan ontologique et épistémologique, ainsi que l’a déjà fait Bergson (1934). Le désordre tel qu’on le conçoit généralement est l’absence d’un ordre logico-mathématique (Bergson disait « géométrique », Calvet dirait « digital » ?), ordre notamment exprimé en termes de causalité, de lois, de linéarité. Mais cette organisation non logico-mathématique n’en est pas pour autant une désorganisation : elle relève plutôt d’un autre type d’ordre, qui peut éventuellement nous échapper parce que nous y sommes insensibles, aveugles, hermétiques, parce que nous n’y trouvons pas de sens. Le désordre apparent est un ordre incompris. Cet ordre, qui selon Bergson relève du « vital », est un ordre fonctionnel, non logico-mathématique mais pragmatiquement efficace. On peut ainsi organiser sa bibliothèque selon un ordre logico-mathématique (par exemple dans un ordre onomachronologique) ou selon un ordre fonctionnel (les ouvrages les plus fréquemment consultés à portée de main, associés par analogie d’usage, et les autres de plus en plus difficiles à atteindre). Il est frappant de constater qu’un esprit à dominante logico-mathématique verra du « désordre » dans une bibliothèque à rangement fonctionnel, alors qu’un esprit à dominante « fonctionnelle » verra quand même un ordre (certes peu commode et presque pathologique !) dans une bibliothèque à rangement logique. Je ne crois pas que cela soit dû à la supériorité de l’ordre logique (qui serait reconnu par tous) sur l’ordre vital, mais plutôt au réductionnisme que provoque l’exclusivité logico-mathématique. Je crois que c’est le même phénomène qui se produit en structurolinguistique : formés à rechercher de l’ordre logicomathématique, les chercheurs ne voient pas, ou ne voient que comme du désordre marginal, les ordres fonctionnels que les acteurs sociaux mettent en place dans leur procédures vitales, y compris pour opacifier et 40 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet identitariser les espaces discursifs 49. D’où, entre autres raisons (cf. supra), la réduction à un locuteur monolingue idéal etc., etc.50 Du coup, et même si l’on peut aussi comprendre le désordre comme suscitant de l’ordre et réciproquement (c’est la théorie de l’ordre aléatoirement provoqué dans le test des cubes de Von Foester, cf. Morin, 1977, 52), on peut faire l’économie théorique de la notion même de désordre (sauf de façon résiduelle). Les phénomènes sociolinguistiques seraient alors mieux qualifiés de chaoïdes (qui ressemblent à du chaos) que de chaotiques (puisque le terme chaos véhicule des connotations négatives dans notre culture occidentale platonisée et cartésianisée). D’autant que la signification que les acteurs sociaux attribuent malgré cela à ce qui peut leur apparaitre à eux-mêmes désordonné, restitue une fonctionnalité, une place, une capacité d’organisation, à ce « désordre ». Cela ne signifie pas que les sociolinguistes pourraient dès lors revenir à l’ambition déraisonnable de tout comprendre, de tout expliquer, voire de tout prédire, car la multiplicité imprévisible des effets des multiples paramètres dont ceux que pilote la libre volonté des acteurs sociaux interdit bien sûr une telle omniscience (et tant mieux !). Mais là encore, c’est bien à un paradigme adapté qu’il faut faire appel : le paradigme logico-mathématique est impuissant à expliquer, et plus encore à comprendre, les organisations fonctionnelles des unités multiplexes. 4.3. Les représentations entre constructivisme, discours et comportement : une alternative aux sciences positives et quantitatives Un des points-clés lié aux choix ontologiques des sociolinguistiques est l’importance accordée non pas à « de quoi sont faites les langues » mais à « ce que les gens font des phénomènes linguistiques », c’est-à-dire à la façon dont ils les perçoivent, leur donnent des significations, les intriquent dans l’ensemble des processus 49 Plus un « code » apparait aléatoire, plus il est opaque et sécurisant. Cf. les codes secrets (notamment ceux à tableaux numériques fluctuants) que l’on multiplie sur internet… 50 Le même phénomène est observable, en pire, chez les grammairiens prescriptifs, qui ne voient de normes que dans les normes prescriptives et ne les y voient pas dans les normes constitutives. 41 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet sociaux, les y construisent et les utilisent. Autrement dit, aux « représentations » des acteurs sociolinguistiques. En quelques décennies, cette question a occupé une place croissante dans les travaux sociolinguistiques, au point qu’on n’imaginerait plus aujourd’hui, dans ces travaux, de réaliser une étude sur « des pratiques » sans y corréler une étude « des représentations ». Ces travaux ont accumulé des études de cas et des analyses en nombre impressionnant qui conduisent à conclure que les représentations que les locuteurs ont des phénomènes linguistiques sont constitutives de ces phénomènes et contribuent grandement à leurs dynamiques. Au point que ce qui nous semble primordial pour comprendre une situation, des processus, des interactions, ce sont les catégorisations, dénominations, définitions, évaluations, interprétations collectives et individuelles de ces phénomènes par les acteurs (bref, des « représentations sociales », des « perceptions subjectives ») et non ce que les structurolinguistiques nous disent de ce que seraient « objectivement » ces langues et ces usages (si nous les croyions). Un exemple bien connu est évidemment celui de l’individuation des « langues » ou plus largement des « variétés », individuation qui n’a souvent pas grand chose à voir avec les classifications que les typologies structurolinguistiques nous proposent (voir par exemple les cas d’indétermination donnés par L.-J. Calvet et D. de Robillard ici même ou dans Blanchet, 2004). Et cela a des conséquences très concrètes en termes d’élaboration et d’« implémentation » (donc de réussite) de politiques linguistiques ou de stratégies en didactique des langues (j’y reviendrai plus loin). Or ce dans quoi les gens vivent, ce avec quoi ils agissent, ce sont bien les phénomènes linguistiques tels qu’ils les pensent, et non tels que des structurolinguistes les pensent autrement, tout comme nous vivons dans une flore différemment vécue que par des botanistes. C’est bien pour cela qu’on étudie des « ethnobotaniques », des « ethnomédecines », des « ethnopsychiatries », tout comme des ethnolinguistes étudient des « ethnolangues ». Si nous voulons comprendre la vie sociolinguistique des humains, il faut bien la voir dans leur environnement, avec leurs yeux, et non dans un environnement différent « révélé/imposé » par le chercheur, soit - pire - hors de tout environnement, c’est-à-dire dans l’environnement artificiel d’un laboratoire. Comment comprendre par exemple que des lycéens algériens, interrogés dans une vaste enquête que j’ai dirigée avec Safia Asselah-Rahal51, soient (auto-)déclarés 51 Rapport à paraitre, résumé sur http://www.uhb.fr/alc/erellif/credilif/ 42 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet moindre pratiquants du français que les lycéennes, alors que les mêmes adolescent(e)s déclarent que chez eux le français est davantage parlé avec les pères qu’avec les mères ? La montée d’hormones mâles auraient-elles des effets d’abord négatifs puis positifs sur l’emploi de la palatalisation des voyelles arrondies ou sur des pluriels non brisés ? L’image qu’a le français - réputé langue « féminine » - joue un rôle plus probable auprès de jeunes soucieux de s’afficher virils, tout comme les niveaux de formation et d’emploi plus élevés des hommes adultes sont associés à une pratique valorisante du français réputé langue « de la promotion sociale et de la modernité » (et vice-versa)… Cette attention focalisée sur les « représentations » (pour prendre le terme désormais le plus fréquent) a soulevé et soulève, même au sein des sociolinguistiques, des débats. Premièrement parce que les représentations « ordinaires » sont censées n’être que des « croyances » vulgaires, des stéréotypes d’ignorants, des affects irrationnels, une subjectivité indigne d’être relayée dans des « connaissances » scientifiques. Deuxièmement parce que ce concept est réputé « mal défini », d’autant qu’il est généralement présenté comme emprunté à la psychologie sociale et donc transféré de façon peu orthodoxe, voire maladroite, par des non-spécialistes (comme si une recontextualisation pouvait s’effectuer sans adaptation !52). Troisièmement parce que même lorsque l’on admet l’existence et l’efficience de ces représentations sociales, on doute de la possibilité de les « atteindre » vraiment puisqu’on ne peut se fonder qu’indirectement sur les « attitudes » (c’està-dire les évaluations), voire les comportements, tous peu fiables, déclarés par les acteurs sociaux. Face à ces interrogations, nombre de sociolinguistes se sont efforcés de proposer des réponses solides. En montrant que les représentations sont aussi des formes de connaissances socialement élaborées, partagées et efficaces. En définissant avec précision ce concept, souvent en retournant chercher aux sources psychosociales chez Durkheim et surtout Moscovici ou Jodelet (1989, la plus citée)… En distinguant de façons diverses discours épilinguistiques, discours métalinguistiques, attitudes, représentations stables et labiles, et en mettant en œuvre des appareillages méthodologiques et analytiques SyntheseRapportCMEPMDU540.pdf 52 Là encore on est dans un purisme altérophobe, « mixofuge » comme dit D. de Robillard, purisme qui confond acclimatement et réelle acclimatation (pour reprendre la terminologie écologique de L.-J. Calvet). 43 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet très élaborés afin de vérifier la validité du déclaratif et du comportemental (test à locuteur masqué, etc.). J’y ai moi-même travaillé et pourtant je pense que cela ne suffit pas, même si c’est utile (et en général réussi) à la fois au plan méthodologique et au plan théorique. Car c’est en inscrivant de façon plus radicale le concept de représentation dans une épistémologie constructiviste qu’on lui donnera toute sa portée, toute sa pertinence, tout son pouvoir interprétatif. De fait, en ce qui me concerne, j’en suis arrivé à attribuer une importance première aux « représentations », non pas par la psychologie sociale, mais par la psychologie du développement, la psychologie cognitive, qui m’a rapidement conduit aux épistémologies constructivistes. Travaillant en didactique et à la formation d’enseignants, j’ai d’abord rencontré la notion de représentations mentales (Giordan, 1994 et 1998) : l’idée que tout humain a toujours une forme de connaissance de tout ce avec quoi il interagit, qu’il n’a jamais un esprit vierge parce qu’il se construit toujours une représentation mentale de tout ce qu’il rencontre. Et donc qu’apprendre, ce n’est pas « écrire sur une page blanche » ou « combler un vide », c’est transformer une représentation en une autre, un savoir en un savoir différent, plus efficace, plus satisfaisant, voire plus élaboré. De là, en passant d’abord par Meirieu (1997) et Vygostky (1985), j’en suis venu à Piaget (1988), puis à Watzlawick (1988) et l’école de Palo-Alto (Watzlawick et al., 1972 ; cf. Blanchet 1995). C’est-à-dire à une théorie de la connaissance : une épistémologie. Si je rappelle brièvement ce parcours personnel, c’est parce que, outre une cohérence avec la démarche d’historicité réflexive qu’élabore D. de Robillard (ici-même) et à laquelle je souscris pleinement, il me semble significatif et permettra peut-être de lever des malentendus. Pour moi, les représentations, mentales, individuellement construites et aussi socialement diffusées/partagées/inculquées, sont tout bonnement la principale modalité sociocognitive de connaissance chez l’humain (voire celle qui est à la base de toutes les autres). Les représentations sont les connaissances. Dans une épistémologie constructiviste (Le Moigne, 1995), on considère que l’Homme n’a accès au « réel » qu’à travers le traitement perceptif-cognitif qu’il en a en interagissant et en fonction de ses besoins d’action (c’est le principe de phénoménologie téléologique). Et donc qu’il n’y a pas de « réel » distinct des « représentations » parce que la réalité dans laquelle nous vivons, c’est celle que notre cerveau construit en catégorisant, organisant, interprétant, ce qu’il perçoit, ce sur quoi et où nous agissons 44 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet et ce dont nous parlons avec les autres et réciproquement (que cela soit « tangible » et/ou « symbolique »53). Or, si l’on examine les définitions théorisées de ce concept de représentation sociale que nous propose les sociopsychologues, on constate qu’elles convergent toutes vers ce constructivisme fondamental : de Moscovici (« des sciences collectives destinées à l’interprétation et au façonnement du réel », 1961, 48-49), à Jodelet (« il s’agit d’une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social », 1989, 53), à Bonardi et Roussiau (« une organisation d’idées […] permettant de maîtriser l’environnement et de se l’approprier », 2001, 18-19). Tous y ajoutent le principe interprétatif d’attribution de signification. Lors d’un séminaire de notre équipe, à Rennes, auquel j’avais invité N. Roussiau, celui-ci, après nous avoir présenté l’état de la réflexion sur ce concept dans sa discipline et écouté la façon dont nous opérons avec le concept de représentations sociolinguistiques, en avait conclu, en substance, que nous en avions une définition et un usage beaucoup plus radicalement anthropologiques et originels que ceux vers quoi tendaient les travaux actuels en psychologie sociale, plus centrés sur le traitement cognitif des représentations que sur leurs fonctions largement admises. Cette épistémologie pose bien sûr des problèmes aux fondements classiques des sciences positivistes, qui postulent l’existence d’un réel, de ses « objets », et donc la possibilité d’une analyse « objective » de la « réalité » (garant d’une scientificité qui s’opposerait ainsi aux « illusions » de l’empirisme radical, des connaissances ordinaires et des croyances). Ainsi, en 2005, la DATAR a demandé aux neuf universités du Réseau des Universités de l’Ouest Atlantique (RUOA) d’organiser une université d’été sur le thème du « littoral ». J’ai représenté Rennes 2 dans le comité scientifique et d’organisation, qui réunissait des spécialistes de sciences très diverses, notamment « « dures » » (doubles guillemets volontaires). Quand il a fallu trouver un intitulé englobant à cette université (qui en fait a été « de printemps », à Saint Nazaire en 2006), j’ai proposé d’utiliser le concept de représentation. Aussitôt a 53 Je passe outre l’objection basique selon laquelle « mais quand même une montagne, c’est bien réel, et si tu tombes dans le vide tu vas t’éclater la tête ! » : les notions de montagne, vide, tomber, éclater, tête, tu, hypothèse , etc. sont des catégories interprétatives construites (ainsi les jeunes enfants ne les « constatent » pas, on les leur apprend). 45 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet déboulé la proposition « Le Littoral, représentations et réalité » (on notera l’opposition pluriel/singulier). J’ai alors rappelé à nos collègues que l’Homme n’a accès à la « réalité » qu’à travers le filtre de ses sens, la médiation de son cerveau, les images qui s’y forment et les ressentis qu’il en a. Donc que ses représentations sont la seule « véritable » réalité que l’homme perçoive et dont il puisse parler, y compris sur un plan scientifique. L’argument a d’ailleurs porté et le titre retenu a été « représentations du littoral » (ouf !). Mais un tel accord pour ainsi dire unanime n’est pas si fréquent. Et là aussi, il y a un point de divergence entre des structurolinguistiques positivistes (qui non seulement postulent l’existence d’objets linguistiques réels mais, au besoin, réifient leurs concepts pour faire exister de façon trompeuse les « objets » qu’elles construisent, telles les langues) et des sociolinguistiques constructivistes. Et cela va encore plus loin, puisque, dès lors, c’est le statut même des connaissances « scientifiques » qui varie. Dans une perspective constructiviste, les connaissances scientifiques sont des représentations mentales/sociales parmi les autres, parmi les connaissances « usuelles », dont elles se différencient partiellement par les modalités de construction et d’exposition, et non de façon radicale (Moscovici cité supra présente les représentations sociales comme « des théories, des sciences collectives » et tous leur attribuent une fonction interprétative). D’où l’importance redoublée des représentations et de la réflexivité du chercheur, de l’historicisation de sa démarche sociocognitive, à la fois participante, interprétative et interventionniste (phénoménologique, qualitative et téléologique…). La formulation de D. de Robillard, selon laquelle une recherche traduit des interprétations (celles des témoins) sous la forme d’une autre interprétation (celle du chercheur) me semble à cet égard tout à fait adaptée. Une connaissance scientifique, a fortiori qualitative et interprétative et y compris sans le savoir si elle est quantitative et positiviste, propose selon des modalités qui lui octroient une certaine significativité, une lisibilité des phénomènes sociaux (ou autres), lisibilité qu’une expérience empirique quotidienne trop limitée et non conscientisée ne permet pas de construire aussi efficacement. L’une des conséquences importante de la prise de conscience de cette construction réside dans le refus de la confusion entre les instruments de connaissance et le « réel », laquelle produit une assimilation entre ces instruments et les connaissances elles-mêmes. Un exemple frappant me semble être celui des mathématiques. Les mathématiques, et leurs « unités minimales » que sont les chiffres et les 46 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet opérations algébriques, sont une construction largement interne et spéculative de l’esprit humain, issues notamment de sa rationalité (logico-mathématique). Elles constituent un instrument de connaissance : elles permettent de mesurer, de quantifier, de comparer, d’analyser, de catégoriser, de réaliser diverses opérations actualisant des capacités (dites « logiques ») de l’esprit humain. La confusion entre les instruments de connaissance et le « réel » dont je veux parler consiste à croire que les mathématiques sont une caractéristique objective du « réel », émanant du « réel » lui-même. Alors qu’elles sont seulement (mais ce n’est déjà pas mal !) un instrument humain de traitement du « réel ». Rien n’est en soi « mathématique » ou « géométrique », ou tout simplement « compté » dans l’univers (y compris et surtout le temps et l’espace). C’est l’être humain (ou plutôt une partie des humains) qui se représente l’univers à travers un traitement mathématique de ce qu’il en perçoit. Ni les mètres, ni les degrés, ni les minutes, ni les lignes droites ou courbes ne sont « déjà là » en eux-mêmes et pour eux-mêmes dans l’univers. En revanche, l’humain se représente l’univers et donc le construit mentalement, éventuellement en termes mathématiques, géométriques, en unités de mesure, en calculs et en quantifications. La connaissance est produite par les instruments de connaissance, elle en prend les formes, les termes, les modalités, les finalités, la mise en mots… Et elle les construit en même temps, dans une « hélice complexe ». Les mathématiques n’ont pas « leur logique propre », elles n’ont que celle de leurs inventeurs, des humains. Pour certains lecteurs, j’enfonce probablement là des portes ouvertes. Il m’est néanmoins souvent arrivé de surprendre (et le mot est faible) mes interlocuteurs en leur proposant cette vision des choses. D’abord à propos des chiffres et des mathématiques elles-mêmes. Je me souviens du regard interloqué d’un collègue sociologue avec qui je montais à la cafétéria de Rennes 2 (bâtiment présidence, 7 e étage) à qui je venais de dire que le fait de compter « sept étages » est une convention interprétative parce qu’il n’y a pas en soi « sept » étages et que les mathématiques sont une science éminemment humaine et sociale puisqu’elles sont une totale invention des humains 54. Cela semblera peut-être un peu moins évident si l’on transpose, par exemple à une connaissance usuelle. On dit à un petit enfant : « ça, c’est un moineau ; 54 Que l’on se rassure : je ne lui ai pas sorti ça d’un seul coup, nous avions déjà une conversation sur ces problèmes. 47 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet c’est un oiseau ». Ce faisant, on ne lui révèle pas le réel, on lui en inculque une représentation socialement partagée par certains locuteurs du français. Un moineau n’est pas un moineau, ni un oiseau par nature. C’est nous qui, en utilisant l’instrument de catégorisation que constitue une langue, attribuons à ce que nous en percevons une dénomination et une classification par culture. Souvent, dire cela à un interlocuteur X sans l’y avoir préparé le déroute profondément. Surtout s’il se pense tendanciellement monolingue et qu’il prend sa version linguistique du monde pour une réalité universelle. Mettons que ce soit moins étonnant pour un linguiste, et surtout pour un sociolinguiste, accoutumé à ces fonctions ethnocognitives des pratiques linguistiques et identifiables sous le nom de « principe de Sapir » (j’en retranche volontairement le terme d’hypothèse - car il n’est pas plus hypothétique que d’autres - et le nom de Whorf, qui disait autre chose et que l’on amalgame à tort avec Sapir). Mais transposons plus précisément encore au domaine des sciences du langage. Les phénomènes linguistiques ne sont pas constitués de phonèmes, de morphèmes, de syntagmes, de discours, de langues, d’interactions et de contextes… C’est nous qui nous les représentons à travers ces instruments de connaissance (donc de construction) que sont les catégories conceptuelles et terminologiques « phonème » ou « langue ». Et là j’explicite peut-être mieux la distinction entre un constructivisme assumé qui interprète en conscience des observables suscités (dont des interprétations/représentations fonctionnelles) et un positivisme (à mon sens) illusoire qui croit décrire objectivement des données préexistantes dans le réel et indépendantes des acteurs sociaux qui les vivent. Du coup, les structurolinguistiques n’apparaissent plus « légitimées par l’objet » mais seulement autolégitimées. Encore une anecdote : à des étudiants de didactique des langues qui avaient suivi mon cours magistral sur deux années et qui interpellait l’année suivante une collègue structurolinguiste sur ma façon très différente de définir l’« objet » de l’enseignement « des langues », celle-ci a répondu en gros « mais que je sache Philippe Blanchet ne travaille pas sur la langue » ce qui avait, m’a-t-on rapporté, bien fait sourire les étudiants. De cela découlent, du reste, d’autres points clés, comme la question des « données chiffrées » (je n’ai pas choisi ci-dessus l’exemple des mathématiques par hasard). L.-J. Calvet rappelle ici même avec raison la méfiance que je manifeste régulièrement vis-à-vis des approches quantitatives, notamment statistiques (voir aussi notre 48 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet échange dans Blanchet et Robillard, 2003, 162-164). Cela ne nous a d’ailleurs pas empêché de collaborer, ainsi qu’avec des statisticiens, pour en réaliser une (Blanchet, Calvet et al., 2005). En effet, il ne me semble pas que les approches quantitatives doivent être rejetées en bloc : je suis d’accord avec lui quand il dit qu’elles peuvent dégager des tendances macro-sociolinguistiques. Mais je propose, à l’analyse des limites de ces apports, qu’on les laisse à leur place, c’est-à-dire à une place secondaire en donnant la priorité aux apports qualitatifs (d’où le principe de la « méthode en sablier » que j’ai proposé dans Blanchet, 2000, 40). Au final, L.-J. Calvet et moi pensons, je crois, la même chose à ce propos et son écho à mon « sablier » (Calvet, 2004, 53-54) le dit clairement. Ma prudence envers les « chiffres » vise en fait l’illusion d’objectivité qui leur est attribuée dans l’épistémologie positiviste dominante et son instrumentalisation idéologique par les sondages multipliés dans les médias à propos de questions sociopolitiques. Au fond, en effet, le quantitatif est une sous-modalité du qualitatif. D’une part, les questions et les catégories selon lesquelles les « données » quantitatives sont « recueillies » sont des éléments signifiants, procédant d’interprétations préalables (y compris sous la forme d’hypothèses ellesmêmes nécessairement élaborées selon des interprétations intuitives ou raisonnées de l’expérience subjective). Tout dépend de la façon dont on définit, dont on identifie et dont on va chercher ce que l’on compte. L.-J. Calvet soulève ici même, exemples de quantifications à l’appui, le problème du comptage des langues. On sait bien, par ailleurs, combien sont discutés les chiffres produits pour le grand public à propos du nombre de chômeurs (qu’est-ce qu’un chômeur ?), du taux de croissance économique (quels indicateurs sont acceptés ou rejetés ?), etc. Et d’autre part, de toute façon, les chiffres ne disent rien en eux-mêmes et pour eux-mêmes : il reste au final à les interpréter, c’est-à-dire à leur donner du sens, à les contextualiser, même dans une démarche statistique qui commence par « interroger les données » selon des procédures mathématiques et non selon des procédures qualitatives, et même pour des raisons mathématiques (à partir de quel degré d’écart un % est-il distinctif, significatif - le mot est là - problème que les statisticiens appellent « l’épaisseur du trait » ?). Les méthodologies quantitatives utilisées en sciences du langage, et notamment en sociolinguistique (dans ses variantes macro-variationnistes), sont rarement aussi élaborées que celles des statisticiens (cf. Marien et Beaud, 2003 ; Marien, 2004). Quelques procédures sont mises en œuvre pour « valider » la « représentativité » des « échantillons » et des « données », notamment 49 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet le célèbre test du Khi 2. Ce test vise à établir la significativité de différences de fréquence entre des variables. Sa motivation est que les statisticiens constatent toujours un décalage entre « les observations et la théorie » (Marien, 2004, 11), puisque « la réalité » leur apparait toujours plus complexe et aléatoire que cette hypothèse de base « qu’il n’y a pas de différence entre les observations et la théorie » (ibid.). Une enquête statistique est donc fondamentalement de type hypothético-déductif (positiviste et homogénéiste puisque l’échantillon est censé être « représentatif », cf. les remarques amusées de D. de Robillard ici même sur le « francophone L1 gaucher non bègue »). Le test du Khi 2 sert alors à réguler l’écart entre l’hypothèse théorique de départ et les « données recueillies ». Or, le degré d’écart retenu comme significatif ou non dans ce test est décidé par le chercheur… On est donc bien dans une démarche qualitative, subjective, interprétative, mais souvent qui ne le dit pas et feint de ne pas l’être, donc potentiellement trompée et trompeuse. Du reste, l’expérience de l’analyse sociolinguistique de l’enquête statistique de l’INED en 1999 (Blanchet, Calvet et al., 2005) nous a permis d’identifier ses nombreux biais issus d’un manque de connaissances qualitatives préalable sur les situations sociolinguistiques investiguées et, surtout, d’établir qu’au final les résultats statistiques, compte tenu des biais méthodologiques, ne font que confirmer pour partie des estimations déjà obtenues par recoupements d’enquêtes qualitatives et n’infirment en rien les écarts partiels entre ces estimations. Dans une épistémologie constructiviste, où tout est représentations, où les représentations constituent le réel, comment et pourquoi traite-ton alors des « pratiques », distinctes des représentations (si l’on en croit les intitulés fréquents en sociolinguistiques pratiques et représentations de…) ? La réponse tient, outre une inertie terminologique, dans la différence de positionnement du chercheur et du non chercheur (car, il faut le répéter, cela n’aboutit pas à diluer les connaissances scientifiques dans les connaissances « ordinaires » selon un relativisme radical). Ce dont le chercheur rend compte en termes de pratiques, c’est la représentation que lui-même s’en est construite selon les modalités d’investigation, de compréhension et de restitution propres à sa démarche de recherche (en l’historicisant et en la contextualisant, pour le dire dans les termes de D. de Robillard). Ce dont il rend compte en termes de représentations, c’est la représentation qu’il s’est lui-même construite des représentations qu’il a suscitées et/ou qui lui ont été 50 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet communiquées selon les modalités de sa recherche, en quelque sorte de la représentation au carré mais selon deux types partiellement distincts de connaissance : une (méta-) représentation scientifique de représentations ordinaires. En conséquence de tout cela, les efforts mentionnés plus haut et réalisés par des sociolinguistes pour définir le concept de représentation sociale ou sociolinguistique ont peut-être été à la fois pas assez loin (c’est le sens de mon analyse radicale en termes d’épistémologie constructiviste) et trop loin dans des distinctions destinées à donner le change aux critiques positivistes. Je pense notamment aux distinctions entre discours épilinguistiques, discours métalinguistiques et attitudes. Une attitude (au sens de ce concept en psychologie sociale où il a été forgé) est « une organisation durable des processus de motivations, émotions, connaissances, opinions de la personne qui ‘fixe’ ses réponses à tous les objets et situations auxquels elle se trouve confrontée dans la vie courante » (Gresle et al., 1994). En sociolinguistique, le terme peut s’employer dans une acception plus restreinte : « manière dont les sujets évaluent soit des langues, des variétés ou des variables linguistiques, soit, plus souvent, des locuteurs s’exprimant dans des langues ou des variétés linguistiques particulières » (Lafontaine dans Moreau, 1997, 57). En ce sens restreint, le terme apparait assez mal choisi. Au fond, on voit mal ce qui justifie la distinction entre attitudes et représentations. La définition générale de Gresle correspond assez bien à la définition du concept de représentation (cf. supra) auquel l’entrée renvoie. Quant aux aspects évaluatifs de la définition restreinte donnée par Lafontaine, ils font également partie de cette définition globale. On voit mal, du reste, comment les représentations sociales, par leur caractère collectif normatif, n’incluraient pas une fonction évaluative et, réciproquement, comment cette fonction évaluative pourrait fonctionner sans références à des représentations normatives. Les évaluations que formulent les locuteurs informent sur leurs représentations explicites ou implicites. Elles en constituent en quelque sorte une mise en mots. Ceci fournit une réponse au présupposé selon lequel les représentations seraient inatteignables. Ainsi, « dans son acception la plus large, le terme d’attitude linguistique est employé parallèlement, et sans véritable nuance de sens, à représentation […] » (Lafontaine, ibid., 56-57). On pourrait à la rigueur parler d’évaluation, ce qui me semble suffisant, ou pour raffiner de valuation sociale comme je l’ai proposé ailleurs (Blanchet, 2005). 51 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet De plus, il me semble qu’il n’y a pas lieu de dissocier de façon tranchée, comme les sociolinguistes le font de façon massive aujourd’hui, un discours épilinguistique d’une part, qui serait celui des informateurs et un discours métalinguistique d’autre part, qui serait celui des chercheurs. Je préfère distinguer, sur un continuum, l’épilinguistique (« qui rend compte implicitement, dans les comportements langagiers, des représentations sociolinguistiques ») du métalinguistique (« qui expose explicitement une réflexion sur les phénomènes linguistiques »), quels que soient les porteurs de ces discours. L’expérience montre que les discours « ordinaires » sur les phénomènes linguistiques comportent des aspects réflexifs explicites et affirmés, clairement métalinguistiques, et que les comportements langagiers (discursifs ou paradiscursifs) des linguistes véhiculent des représentations ordinaires ou savantes. Les analyses présentées dans ce volume à propos des structurolinguistes le montrent bien, et évidemment les sociolinguistes n’en sont pas exempts. Cette proposition de ne pas répartir épi- et méta- selon le statut scientifique ou non des représentations produites s’inscrit dans une recherche de cohérence avec une épistémologie constructiviste, avec les enjeux sociaux des recherches en sociolinguistiques, mais aussi et surtout avec une éthique. Une autre perspective porteuse d’un cadre constructiviste est de mettre l’accent, nécessairement, sur la sociogénèse des phénomènes, puisque les interactions avec l’environnement et avec autrui y constituent le principe fondateur même des processus sociaux (et parmi eux des processus de connaissance). On évite ainsi le piège idéologique de la recherche d’une monogénèse (cf. supra), ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait ni piège ni tendance idéologique dans le fait d’accorder une priorité aux facteurs sociaux dans l’émergence des phénomènes humains. Mais la tendance monogénétique est manifestement plus lourde, plus fréquente et productrice à travers l’histoire de dérives graves à mon sens. En effet, et je conclurai cette question sur ce point, l’une des limites et des critiques que rencontre une épistémologie constructiviste est l’accusation d’un relativisme radical, qui mettrait tout à égalité, informateur et chercheur, représentations ordinaires et représentations scientifiques, discours d’opinion et discours scientifique, etc., d’autant qu’il n’y est plus possible de s’y confronter aux faits. C’est d’ailleurs 52 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet l’un des aspects de la critique positiviste de la prise en compte des représentations des acteurs sociaux dans les recherches sociolinguistiques (cf. supra). Au fond, on pose ici le problème des critères de scientificité. Mais il me semble que, formulé en ces termes, le problème, d’une part, est mal posé, et, d’autre part, néglige un point clé, l’éthique. Il est mal posé car dans la critique du « tout se vaut », on envisage les connaissances en termes de type quantitatif : on en aurait peu ou beaucoup, inférieures (ordinaires) ou supérieures (scientifiques). Ce qui distingue les connaissances scientifiques des connaissances dites « ordinaires » (le terme ne me satisfait pas vraiment), et sans se leurrer naïvement sur les hiérarchisations sociales dans lesquelles elles sont intriquées, relève plutôt d’un type qualitatif. Elles ne sont pas tout à fait élaborées et restituées de la même façon : elles résultent de modalités de constructions conscientes, explicites et différentes des modalités de constructions des connaissances ordinaires ; elles ont des finalités au moins partiellement différentes. Et si elles ne sont pas confrontées aux « faits » au sens naïf des épistémologies positivistes, elles sont confrontées à ces « faits » sociaux que constituent les représentations directes des pratiques et indirectes des représentations ordinaires, dont la construction par le chercheur est située et explicitée, bien davantage que les linguistiques positivistes « de bureau » coupées de ces réalités construites par leur présupposé universalisant d’homogénéité et leur caractère asocial. L’universalisme, qui fait l’impasse sur l’hétérogénéité pour rechercher ce qui est commun, est souvent un ethnocentrisme qui s’ignore (la recherche de traits universels ne peut échapper à cette distorsion qu’à condition de passer par la connaissance préalable de la diversité). Je n’entre pas ici dans le détail des critères de scientificité d’une recherche qualitative, que j’ai exposé dans Blanchet, 2000, 69 et suiv. D. de Robillard y ajoute ici même un impératif d’historicisation et de réflexivité auquel je souscris entièrement. Et puis reste l’essentiel, le fait que les recherches en question sont nécessairement fondées sur une éthique, et ceci d’autant plus qu’on est conscients du caractère et des enjeux sociaux et humains de ce sur quoi on travaille et du travail de recherche lui-même. Donc « tout ne se vaut pas » : on ne relaye pas inconsciemment et sans précaution n’importe quelles représentations, n’importe quels fonctionnements sociaux, que l’on ne fait pas qu’entériner comme « décrites et attestées » avec cette fausse neutralité prétendue objective que D. de Robillard qualifie ici, avec justesse, d’irresponsable. Les aspects interventionnistes des recherches en sociolinguistiques conduisent évidemment à une conscience aigüe de 53 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet leurs aspects éthiques 55, et ceci davantage probablement qu’en structurolinguistiques, comme le montrent dans ce volume le test initial du texte de D. de Robillard et les contextualisations idéologiques de ces linguistiques dans les trois contributions. 5. Exemples de conséquences dans l’enseignement des langues et les politiques linguistiques Je prendrai pour conclure l’exemple de deux domaines où se jouent des questions linguistiques aux enjeux importants et où les deux grands courants structuro- et socio- ont tenté d’apporter et apportent des éléments concrets. On répondra ainsi à la question « mais que font les linguistes ? » (où l’on peut lire en filigrane « mais à quoi servent leurs travaux ? ») ainsi qu’au critère d’opérabilité qui est utilisé pour valider les recherches qualitatives des sociolinguistiques. 5.1. Compétence plurilingue et hétérogénéité sociolinguistique L’histoire récente de la didactique des langues peut être analysée comme globalement marquée par un processus de changement des référents théoriques (voir Blanchet, 1998 pour un panorama et des sources détaillées). Jusque dans les années 1950, les méthodes traditionnelles s’appuient sur la grammaire traditionnelle héritée des grammaires latines et enseignent les langues dites « vivantes » comme des langues « mortes », à coup de règles de grammaire, d’apprentissage par cœur de vocabulaire et de phrases décontextualisées et dépourvues de sens, voire de textes pour les formations de haut niveau. La vision sous-jacente de la langue est celle d’un code homogène (la « langue littéraire de qualité ») dont il faut d’abord maitriser les règles pour ensuite éventuellement s’en servir (cet objectif n’étant ni prioritaire, ni souvent explicite). Dans les années 1960-70, le référent change, mais l’esprit demeure : les structurolinguistiques remplacent la grammaire latine, mais on reste convaincu que la langue est un code homogène avant tout. Et si l’oral occupe une place progressivement plus importante, c’est pour des énoncés standardisés, peu contextualisés. 55 Même s’il est vrai que certains sociolinguistes n’explicitent pas suffisamment leurs prises de positions, probablement parce qu’ils ont des restes de positivisme. 54 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet Et puis on fait un vaste constat d’échec au moment de l’explosion des besoins sociaux, à partir des années 1970 : ces méthodologies ne permettent pas d’apprendre à se servir des langues, à se les approprier, à les vivre et à communiquer. On a confondu la mécanique automobile et le permis de conduire, le solfège et le jeu d’un instrument, la notice technique et le mode d’emploi. Apprendre une langue, c’est comme apprendre à conduire (on n’a pas besoin de savoir comment marche le moteur pour conduire), à jouer de la guitare (ni Robert Johnson, ni Eric Clapton n’ont appris le solfège), à lancer son lecteur DVD (le mode d’emploi suffit, on laisse la notice technique au réparateur éventuel). Pour taper du texte sur son ordinateur, qu’importe de savoir comment l’électronique tourne à l’intérieur 56 ? Le constat d’échec dure, d’ailleurs. L’enseignement des langues dans l’éducation nationale en France a des résultats parmi les plus bas d’Europe, notamment pour ces deux raisons convergentes que l’on continue de les enseigner de façon grammaticale, non communicative (les méthodes modernes étant détournées dans cette direction par des enseignants manquant de formation) et que le contexte socioculturel reste dominé par l’idéologie du monolinguisme, de l’homogénéité linguistique, du purisme et par les structurolinguistiques. A ce constat d’échec on a répondu, de façon de plus en plus affirmée depuis les années 1980 57, par le recours à des référents sociolinguistiques et sociopragmatiques, croisés depuis les années 19902000 avec ceux de l’anthropologie interculturelle. De la publication du Niveau-Seuil en 1977 à celle du Cadre Européen Commun de Référence entre 1996 et 2001, une révolution communicative a eu lieu. Et le terme n’est pas trop fort : c’est bien un renversement copernicien qui a considéré que la langue n’est qu’un satellite de la communication, devenue prioritaire non seulement comme objectif mais surtout comme moyen d’apprentissage (procédure immersive ou apparentée), la grammaire et autres aspects « codiques » pouvant être acquis implicitement. Et toutes les évaluations du passage à ces méthodologies (pour autant que les enseignants/formateurs aient été formés à leur mise en œuvre pédagogique cohérente) confirment leur efficacité. On 56 Si les Mac ont tant de succès et si Windows les a imités c’est bien parce que les codes du MS DOS étaient inutilisables. 57 Bien sûr la chronologie n’est ni systématique ni absolue : on utilise encore et même on publie - sous des formes détournées et déguisées - des méthodes traditionnelles ou de façon traditionnelle. 55 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet n’imagine plus aujourd’hui par exemple une formation linguistique pour adultes en situation professionnelle qui ne soit pas communicative et interculturelle. En étudiant les processus d’apprentissage et les pratiques sociales des plurilingues (par exemple les travaux phares de B. Py, V. Castellotti, D. Coste, D. Moore, J. Billiez, etc.58 ), ce vers quoi on tente en fait de conduire les apprenants, on en est progressivement venu à glisser de la notion de compétence linguistique (dans une langue) à celle de compétence plurilingue, selon cette définition désormais célèbre : « On désignera par compétence plurilingue et pluriculturelle, la compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement possédée par un acteur qui maîtrise, à des degrés divers, plusieurs langues, et a, à des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l’ensemble de ce capital langagier et culturel. L’option majeure est de considérer qu’il n’y a pas là superposition ou juxtaposition de compétences toujours distinctes, mais bien existence d’une compétence plurielle, complexe, voire composite et hétérogène, qui inclut des compétences singulières, voire partielles, mais qui est une en tant que répertoire disponible pour l’acteur social concerné » (Coste, Moore et Zarate, 1997). On n’enseigne pas du tout la même chose ni de la même façon ni avec les mêmes finalités sous l’intitulé « langue » selon qu’on y travaille dans une perspective structurolinguistique ou sociolinguistique. Pour développer ce type de « compétence à interagir plurielle, complexe, voire composite et hétérogène », des référents structurolinguistiques sont évidemment inadaptés. Parallèlement à la mise en place de cette didactique sociolinguistique de la pluralité linguistique, s’est posée la question des obstacles collectifs et contextuels au développement de cette compétence. Différents rapports ont montré qu’un contexte où domine cette idéologie du monolinguisme, de l’homogénéité linguistique et du purisme perfectionniste est un obstacle sérieux (Beacco et Byram, 2003 ; Legendre 2003). Ici encore, c’est à une compréhension de l’hétérogénéité linguistique et à une intervention pour en développer la 58 Voir pour l’essentiel Billiez, 1998 ; Gajo et al., 2004 ; Castellotti, 2001. 56 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet prise en compte que nous sommes invités : une politique linguistique éducative adaptée à ces objectifs. 5.2. Définitions des « langues » et orientations de politiques linguistiques A propos de politique linguistique en général, un autre exemple peut être soulevé, qui a fait l’objet d’un débat assez vif dans certains numéros de Marges Linguistiques (Blanchet, 2005c ; voir aussi Blanchet et Schiffman, 2004). Sans entrer à nouveau dans le détail de ce débat, il s’agissait de comparer deux identifications/définitions de « langues » régionales du sud de la France, l’une structurolinguistique, l’autre sociolinguistique. Les résultats des deux procédures sont très différents et il en découle évidemment des propositions divergentes en termes de politique linguistique. Pour faire court, disons que la définition structurolinguistique aboutit à considérer l’existence d’une seule langue en en minimisant les variations, en lui donnant un nom (l’occitan) et une représentation qui sont totalement étrangers aux représentations et aux usages des acteurs sociaux concernés. Ces derniers, beaucoup plus sensibles aux variations et à d’autres facteurs sociohistoriques, identifient, nomment et pratiquent des entités beaucoup plus nombreuses au sein du même espace, dont plusieurs langues et variétés différentes (provençal, niçois, béarnais, gascon, patois…). C’est ce qu’une analyse sociolinguistique confirme. Dans le premier cas, c’est une politique de reconnaissance conflictuelle vis-à-vis du français qui est visée (incluant l’élaboration et l’enseignement d’un standard véhiculaire), dans le deuxième cas une politique de reconnaissance complémentaire (dans une approche plutôt polynomique). Dans le premier cas, je pense que le projet est voué à l’échec, puisque les acteurs ne peuvent se mobiliser pour un dispositif dans lequel ils ne reconnaissent ni leur langue (sous le nom et la graphie proposés), ni leurs aspirations. Une autre orientation de politique linguistique soulève un problème comparable. La DGLFLF59, désormais en charge des langues de France (le 2 e LF) en plus de la langue française (le 1er LF), s’est lancée à grands frais dans la description structurolinguistique de ces 59 Délégation générale à la langue française et aux langues de France [Note de l’éditeur]. 57 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet langues, notamment de nombreuses langues « rares » parlées dans les départements et territoires d’outre-mer. Elle finance parallèlement la constitution de grands corpus oraux (ou non) numérisés et standardisés, là aussi à grands frais. Un sociolinguiste peut légitimement s’interroger sur la pertinence sociale de ces opérations de muséographie linguistique qui n’auront pas ou que très peu de retombées sur les besoins sociolinguistiques des populations (par exemple en termes d’accès aux services publics, de constructions identitaires dans l’ensemble français, et plus largement d’organisation des usages plurilingues en France). Et même avec le bon sentiment de « sauvegarder » ces langues rares, « on ne rend pas service à une langue en l’épinglant comme un papillon mort sur une plaque de liège » comme disait Martinet. Ce questionnement est plus crucial encore lorsqu’il s’agit d’opérations - d’où qu’elles viennent portant sur les langues de pays en voie de développement (en Afrique subsaharienne notamment) ou de reconstruction (par exemple l’Algérie) : tous ceux qui fréquentent les dispositifs de coopération scientifique avec les collègues des universités et les élus de ces pays savent bien que leurs attentes et leurs besoins résident bien davantage, et souvent avec urgence, dans la gestion des pratiques linguistiques hétérogènes (y compris en termes éducatifs, didactiques) que dans la description structurolinguistique de telle ou telle des innombrables (et indécidables) « langues » qu’on y parle. 6. Conclusion A la question qui a été posée au départ de cette réflexion - quels « linguistes » parlent de quoi, à qui, quand, comment et pourquoi ? - on peut ici proposer une réponse globale : les structurolinguistes et les sociolinguistes ont beau être tous linguistes (si tant est que cette étiquette soit encore appropriée, chacun pouvant nier que l’autre le soit), ils ne parlent pas complètement de la même chose, parce qu’ils ne s’adressent pas entièrement aux mêmes interlocuteurs et parce qu’ils n’ont pas les mêmes objectifs. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une simple complémentarité (en tout cas d’un simple partage du champ), puisque tous investissent l’ensemble du champ de « la linguistique », ou plutôt des « sciences du langage », parlent donc pour partie de la même chose mais dans des langages très différents et de façons radicalement divergentes, depuis les fondements épistémologiques jusqu’aux retombées concrètes de leurs recherches et de leurs actions. Il y a donc 58 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 Ph. Blanchet en même temps une concurrence, voire un conflit (ce volume a même la vocation de l’exposer clairement en mettant « les pieds dans le plat »), en tout cas un débat qui jusque-là a été trop soigneusement évité. Souhaitons que la tension dynamique ainsi mise en avant permette d’avancer. 7. Bibliographie Alcaras J.-R., Joubert J., Blanchet P., 2001, Cultures régionales et développement économique, Annales de la Faculté de droit d'Avignon, Cahier spécial n°2, Presses Universitaires d'AixMarseille, Avignon/Aix. Auroux S. et al., 1996, La Philosophie du langage, Paris, PUF. Auroux S., 1998a, « Les enjeux de la linguistique de terrain », in Bouquet S., dir., Diversité de la (des) science(s) du langage aujourd'hui, Langages n°129, 89-111. Auroux S., 1998b, La raison, le langage et les normes, Paris, PUF. Auzanneau M., 1998, La parole vive du Poitou, une étude sociolinguistique en milieu rural, Paris, L'Harmattan. 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