ÉVOLUTION DE L’ OMME H Anatomie La forme du Environnement ou gènes, quel facteur est le plus déterminant pour la forme de notre crâne ? En reprenant l’analyse effectuée en 1910 par Franz Boas, l’un des pères de l’anthropologie moderne, deux équipes américaines viennent d’obtenir des résultats apparemment contradictoires. anthropologue à l’université de Columbia. [email protected] [1] F. Boas, American Anthropologist, 14, 530, 1912. [2] C.S. Sparks et R.L. Jantz, PNAS, 99, 14636, 2002. [3] R.L. Holloway, PNAS, 99, 14622, 2002. [4] C.C. Gravlee et al., American Anthropologist, 105, 123, 2003. [5] C.S. Sparks et R.L. Jantz, American Anthropologist, 105, 333, 2003. 58 LA RECHERCHE | JUILLET- AOÛT À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, on croyait qu’il existait un héritage génétique très stable permettant de déterminer la « race » d’un individu et, en conséquence, s’il était ou non un bon candidat pour l’immigration. À l’époque, sans entrer dans les détails, on peut dire que des théories sur l’existence de différences biologiques et ethnologiques entre races servaient à alimenter des discours et des comportements racistes. Les travaux de Franz Boas s’inscrivent contre ces croyances. Il montra que la taille de la tête n’était pas une caractéristique intangible, purement et uel est l’un des passeexclusivement héritée, mais un temps favoris des paramètre modulable affecté anthropologues spémanifestement, mais jusqu’à cialisés en physioloun certain degré seulement, gie ? Mesurer les têtes par l’environnement. Il mit des vivants et les crânes des morts ! ainsi en évidence que les immiC’est souvent lors de leur cours d’ingrants italiens de Sicile avaient BIEN QUE LE CÉPHALOMÈTRE AIT CONTINUÉ Â ÊTRE troduction à l’anthropologie que les des têtes plutôt allongées, et que UTILISÉ par des générations d’anthropologues pour étudiants entendent parler pour la celles de leurs enfants nés aux mesurer la tête, l’opération manque de précision. première fois du « céphalomètre », États-Unis étaient légèrement curieux appareil servant à mesurer les têtes. On leur ensei- moins longues. Réciproquement, les Européens de l’Est gne à cette occasion que les deux mesures réalisées avec ledit avaient des têtes larges, alors que celles de leurs enfants appareil permettent de qualifier la tête de « dolichocéphale », nés aux États-Unis l’étaient un peu moins. si elle est allongée, ou de « brachycéphale », si elle se révèle Pour autant, Boas n’affirma jamais que la forme de la plutôt large. Ces deux termes se réfèrent à l’indice céphalique tête était entièrement plastique. Mais ses travaux, fon(CI), qui établit un rapport entre la hauteur et la largeur de la dés sur des échantillons importants et sur des mesures tête. Pour le calculer, on divise la largeur par la hauteur et on empiriques, convainquirent beaucoup de scientifiques, multiplie le résultat par 100. et notamment des anthropologues, que la forme de la Inutile de chercher à utiliser cet indice pour choisir un tête était bel et bien une caractéristique plastique liée aux chapeau : mieux vaut prendre un mètre de couturier et seules propriétés de l’environnement et qu’elle ne subismesurer le tour de tête. Reste que la taille d’un chapeau sait pas d’influence de l’origine ethnique. Si un élément n’aidera jamais quiconque à connaître l’origine de ses ancê- aussi stable que la forme de la tête se révélait dépendant tres, alors que le CI, lui, peut y contribuer : il est déterminé de l’environnement, alors, il était fort probable que tous en partie par l’héritage génétique de chaque individu. C’est les traits physiques considérés comme génétiques étaient du moins ce que l’on croyait jusqu’à ce que l’un des pères de en réalité plastiques. Ils ne pouvaient donc pas servir de l’anthropologie moderne, Franz Boas, publie, entre 1910 et marqueurs pour distinguer entre les bons ou les mauvais 1912, ses travaux portant sur la mesure des têtes de quelque candidats à l’immigration. 13 000 immigrants venus s’installer aux États-Unis et de leurs Évidemment, tous les scientifiques n’ont pas été d’accord enfants, nés en Europe ou bien outre-Atlantique [1]. avec ces conclusions. Néanmoins, le monde académique Q 2004 | Nº 377 © PHOTOS : COLLECTION ROGER-VIOLLET Ralph L. Holloway, crâne, un vrai casse-tête… accepta plutôt bien dans l’ensemble la présomption que la forme de la tête n’était que très légèrement influencée par la génétique, et le nom de Boas resta comme celui du principal contributeur de cette idée que la race n’a pas de fondement biologique. Le débat vient d’être relancé par deux équipes d’anthropologues. Ils ont refait chacun l’analyse de Boas pour parvenir à des conclusions opposées. Corey Sparks et Richard Jantz, de l’université du Tennessee, ont ouvert le feu avec un article publié à la fin 2002, soutenant la théorie de l’influence génétique exclusive [2, 3]. Clarence Gravlee et ses collègues, aujourd’hui à l’université de Floride, ont rétorqué en 2003 avec un article qui défend la thèse d’un impact environnemental [4]. Débrouiller un méli-mélo statistique Sparks et Jantz [5] ont utilisé seulement 8 000 des 13 000 échantillons disponibles, alors que l’équipe de Gravlee a repris l’ensemble des données et les a même placées sur le Web afin que tout un chacun puisse les analyser. Quoi qu’il en soit, il existe une divergence fondamentale entre leurs travaux. Sparks et Jantz concluent qu’en appliquant des méthodes statistiques modernes aux données collectées par Boas on obtient des différences minimes, et non significatives, entre les têtes des immigrants et celles de leurs enfants nés aux États-Unis : le CI serait donc un caractère fortement héréditaire, et seule la composante génétique expliquerait les variations. Au contraire, l’équipe de Gravlee montre à travers divers exemples qu’il existe des différences statistiquement significatives entre le CI des immigrants et celui de leurs enfants lorsqu’on applique le test-t*. Boas aurait donc raison, contrairement à ce que Sparks et Jantz suggèrent. Comment sortir de ce méli-mélo statistique ? Les bornes du CI vont de 65, ratio des dolichocéphales les plus extrêmes, à 90, celui des plus grands brachycéphales. Je suis moi-même hyperbrachycéphale avec un CI de 87, déterminé durant trois décennies par un grand nombre d’étudiants. Quand on regarde les tableaux établis par Boas entre 1910 et 1911, il est évident que les différences entre les immigrants et leurs enfants ne sont que de 1 point ou 2. Si l’on considère un échantillon très important, alors une différence statistiquement significative peut être trouvée en utilisant le test-t. Mais même avec les travaux réalisés par Gravlee, les différences vont rarement au-delà de 2 points. En fait, durant les quelque trente années pendant lesquelles ma tête a été mesurée par mes étudiants, mon CI a varié entre 84 et 90. Ce qui reflète un fait tout simple : certaines erreurs se glissent toujours dans les mesures du corps, que ce soit de la taille ou du CI. Pourquoi ? Pour mesurer la longueur de la tête, on prend comme repère la glabelle (sise entre les yeux au niveau des sourcils) et le point situé le plus loin possible derrière la tête. De même, la largeur se mesure par la distance entre les deux points les plus éloignés sur cette dimension, les euryons. Ces repères ne correspondent pas à des points anatomiques précis mais servent uniquement à mesurer les distances maximales. J’ai donc souvent dû dire à mes étudiants : « Non, pas ici, plus bas » ou « Non, appuyez plus fort » ; ou l’inverse : « Vous appuyez trop, allez-y plus doucement. » D’ordinaire, les têtes ont des cheveux, notamment à l’arrière et sur les côtés : si ce fait indubitable se combine à une approche timorée de celui qui mesure la tête du sujet observé, cela entraîne forcément quelques erreurs de mesure. Les travaux de Boas ont-ils tenu compte de ces erreurs possibles ? Combien de personnes différentes ont-elles effectué les relevés ? La technique employée était-elle absolument identique pour tous les sujets observés ? Tous ces cobayes ont-ils coopéré pleinement lorsqu’on les a soumis à un tel traitement ? On ne le saura jamais, évidemment. Finalement, que penser de la controverse ? Le CI semble avoir une forte composante génétique, tout en étant légèrement influencé par l’environnement (le régime alimentaire, la santé, peut-être le climat). Ces influences externes ne parviendront jamais à transformer des têtes longues en têtes larges, pas plus que l’inverse. On pourrait conclure que les tenants de chaque théorie ont raison. Cependant, les changements que Boas a notés, et que Gravlee a retrouvés, existent bel et bien, mais ils sont minimes. Il est donc temps de tordre le coup à l’idée que la forme de la tête puisse être entièrement modelée par l’environnement ! R.L. H. Nº * Le test-t permet de vérifier si les valeurs moyennes de deux séries de données sont statistiquement différentes l’une de l’autre. POUR EN SAVOIR PLUS F. Boas, Changes in Bodily Form of Descendents of Immigrants, Columbia University Press, 1912. S.J. Gould, La Mal-mesure de l’homme, Odile Jacob, 1999. 377 | JUILLET-AOÛT 2004 | LA RECHERCHE 59