Hérb os Le jour approchait. La bataille également. Nous autres

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Hérb os
Le jour approchait. La bataille également. Nous autres, fantassins achéens placés sous les
ordres d’Achille, nous préparions à affronter les redoutables Troyens. Tandis que les autres
s’affairaient, je laissai dériver mes pensées, jusqu’à ce que l’instant présent ne devienne
qu’une infime goutte dans l’océan de mon histoire...
Moi, Lycolée, et mon frère besson nommé Néomède, sommes nés en Thessalie. Destinés
dès notre enfance à devenir guerriers, nous nous sommes entraînés pour devenir de valeureux
soldats. Cependant nous n’avions aucune connaissance de la mêlée... Comme presque tous les
jeunes hommes du royaume de Phtie, nous idolâtrions Achille, fils de Pélée, le roi, pour sa
bravoure de combattant ; notre unique désir était de lui ressembler. Après l’enlèvement
d’Hélène par Pâris, nous suivîmes Achille à Troie. Pendant près de dix années, nous nous
battîmes sous ses ordres… Mon frère prit rapidement du grade et fut bientôt un ami proche
d’Achille… Ils partaient combattre ensemble, en première ligne. Un autre aurait été jaloux.
Mais moi, j’étais simplement fier de mon frère et heureux pour lui, car il côtoyait notre héros ;
je ne désespérais pas non plus de, par un acte de bravoure, me faire remarquer par le
Péléide…
Un jour le drame éclata : l’Atréide Agamemnon offensa Achille, qui se retira dans sa tente.
Tous les Myrmidons furent ainsi condamnés à rester sans combattre, pendant que les autres
Achéens assiégeaient les Troyens. Comme presque nous tous, Néomède voulait retourner
dans la mêlée ; il implorait chaque jour le Péléide de le laisser partir tuer des fils de Priam. Il
n’obtint pas satisfaction… Jusqu’à la funeste soirée où je les vis s’entretenir longuement. Le
lendemain, mon frère n’était nulle part près de nos nefs creuses. Fou d’inquiétude je le
cherchai en vain, tandis que la bataille, où je ne pouvais participer, hélas, faisait rage. D’un
geste plein d’impuissance et de fureur, je jetai ma pique au sol. Elle se brisa en deux : ce
mauvais présage me fit m’effondrer à terre.
Au retour des guerriers, je fus alerté par… le silence. Ni clameurs de victoire, ni
gémissements des blessés, ni même bruits de sacrifices. Ce silence de mauvais augure laissait
entendre le croassement des corbeaux sur le champ de bataille. La plupart des guerriers étaient
réunis en cercle, autour de… quelque chose que je ne pouvais voir. L’âme ébranlée par un
funeste pressentiment, je m’approchai lentement. Soudain je me retrouvai dans le cercle.
Je manquai défaillir en reconnaissant mon frère. Ses armes étaient poisseuses du sang qui
sortait de sa poitrine. Ses yeux vitreux avaient laissé échapper toute lueur de vie. Le moment
que j’avais redouté une journée durant était arrivé. Son beau visage étant encore intact, je vins
vers Néomède, me baissa, lui donna un baiser sur le front, et lui fit mes adieux. Tandis que je
me retenais pour ne pas verser de larmes, Achille éleva la voix. : « Chers Achéens,
aujourd’hui est un bien triste jour pour la Grèce ! Bien que ne devant pas combattre, Néomède
a désobéi à mes ordres en rejoignant courageusement la mêlée. Hélas, il a croisé le divin
Hector, qui l’a transpercé de sa longue pique ; c’est une mort noble pour ce grand guerrier et
grand ami. Je prendrai ses armes et les revêtirai pour l’honorer ! Son bûcher funèbre sera le
plus beau qu’on ait jamais vu ! Certes, il aura été bien honoré, quand il sera descendu dans la
demeure d’Hadès, et quand il sera parmi les autres braves des Champs-Elysées !»
Au même moment il m’écarta doucement du corps de mon jumeau et commença à prendre
ses armes.
Repoussé jusqu’au milieu du cercle, la noire colère s’empara de moi ; ce fut-il possible que
le preux Achille, que j’avais tant admiré, puisse ainsi mentir à tous les Danéens en prétendant
qu’il n’avait pas permis à mon frère de se battre, et me tromper ainsi ignomieusement en
prenant les armes qui m’étaient légitimement destinées ?
Ainsi, attendant le combat auprès de mes compagnons d’armes, je me remémorai tout cela
et j’étais pris d’une sombre rancœur envers celui qui avait tué mon frère, menti – car mon
frère était si respectueux de ses chefs qu’il ne pouvait leur désobéir – et volé les armes du seul
être qui ait jamais pu être proche de moi. Quand enfin la trompe signalant la ruée vers les
ennemis retentit, je fonçai dans la mêlée comme un fou, ayant été privé de combat trop
longtemps. Mais souvent, en transperçant quelque Troyen de ma pique, je me surprenais à
regretter que ce ne fut le héros Achille… Et ma douleur était telle que je ravageai les rangs
troyens et que, plus encore que le Péléide, qui pleurait son ami Patrocle, je cherchai Hector
sans trêve. Une fois seulement je l’aperçus mais, effrayé par ma furie et par les morts que je
laissais dans mon sillage, il s’éloigna prestement.
Deux jours plus tard, je ne tins plus. Malgré le respect qui était dû à Achille, le plus
valeureux de nos héros, j’allai patienter devant sa tente, comptant bien lui faire payer ses
mensonges et ses offenses. Bouillonnant de colère, je renvoyai sèchement un pauvre serviteur
qui avait eu le malheur de me demander ce que je faisais ici. Je ne sais pas combien de temps
je suis resté devant sa tente, à ruminer les injures qu’il m’avait faites ; il avait tué mon frère en
le laissant combattre, menti en prétendant qu’il ne l’avait pas fait et, plus grave que tout, il
avait volé les armes de Néomède qui me revenaient de droit. Enfin je vis Achille se dirigeant
vers moi. Il vit à mon air grave que je devais lui parler de choses importantes. D’un geste, il
me fit signe d’entrer, alors que lui-même me suivait.
Quand nous fûmes au milieu de sa grande tente, un long et pénible silence s’éleva entre
nous. Chacun tentait de juger l’autre. Soudain, mon regard se fixa sur les armes rutilantes de
mon frère ; je les admirai en silence. Néomède étant l’aîné de quelques secondes, c’est lui qui
avait hérité de la belle pique, de la solide cuirasse, du magnifique casque de notre père. Je les
lui avais toujours enviées. Et désormais ces armes reposaient devant moi, resplendissantes, à
côté des autres trésors d’Achille.
En voyant la pique, particulièrement, j’eus l’envie de la prendre pour la lancer sur le
Péléide, toujours silencieux, qui attendait que je prenne la parole. A peine mon frère était-il
mort que les armes que j’avais tant désirées s’étaient déjà trouvé un nouveau propriétaire, au
mépris de toute justice ! Eh bien soit. Je n’aurai jamais ces armes, mais je ferai payer à mon
héros de les avoir prises.
Je pris une inspiration et commençai à parler : « Achille, pourquoi as-tu menti ? Pourquoi astu prétendu à tous les Achéens que mon défunt frère était parti combattre au mépris de tes
ordres ? Car cela est faux, tu le sais. Mon frère ne désobéissait jamais à un ordre ; il avait
promis à notre auguste mère, sur le Styx, qu’il serait toujours respectueux de ses supérieurs et
surtout de toi, Péléide. C’est toi qui l’as autorisé à combattre alors qu’aucun Myrmidon ne
devait aller dans la mêlée. Explique-moi donc pourquoi tu as menti, et pourquoi tu as volé –
non ne prends pas cet air indigné car c’est le mot qui convient- les armes qui me revenaient de
droit ? Pourquoi as-tu éprouvé le besoin de me mettre à l’épreuve, me couvrant de honte
devant tous les Danéens réunis ? Car enfin, Achille, tu sais bien qu’aucun Grec ne peut se
mesurer à ta force et à ton invincibilité. Oui, tu le savais bien, que tu étais mon héros, je te
vénérais presque autant qu’un des dieux immortels de l’Olympe ! Cependant, au mépris de la
justice et du respect qui m’est dû, tu m’as ridiculisé et tu m’as fait une offense mortelle. Dis
moi, je ne suis sûrement pas le seul à qui tu as joué ce tour-là non ? Aucun des autres n’a
envisagé de te faire payer les injures que tu leur as faites, j’imagine ? Eh bien je serai le
premier ! »
D’un bond je bondis jusqu’à la pique de mon frère et, d’un geste plein de puissance, la lançai
dans la direction du Péléide. Mais celui-ci, rapide comme un aigle, était déjà à côté de ses
propres armes. Il prit en hâte un bouclier et son épée, puis se mit en position défensive.
Pendant quelques minutes, nous restâmes à nous observer du coin de l’œil en nous tournant
autour. Personne n’osait attaquer. La tension montait… Quand soudain je remarquai une
petite baisse d’attention de la part de mon adversaire ; je me ruai sur lui en un clin d’œil. A
l’instant même où mon épée touchait son bouclier, je sus que j’allai perdre. Il m’avait piégé
en feignant la fatigue. Même après m’être rendu compte que je n’avais aucune chance, je
continuai de combattre. Mourir en sauvant son honneur était mieux que de vivre en implorant
un homme que l’on abhorrait.
Le combat, bien inégal, se poursuivit durant une trentaine de secondes. Finalement, ce fut
Achille qui me désarma d’un coup de bouclier, et qui me poussa. Dos contre terre, sans arme,
j’étais mort. Enfin pas tout à fait parce qu’il n’avait pas encore enfoncé la pointe de l’épée
qu’il tenait appuyée contre ma gorge. Il me regarda, vit mes yeux brûlants de haine et, d’un
geste totalement surprenant, retira son arme. Il indiqua l’extérieur et dit ces mots: « Ne
reviens jamais dans un camp achéen ». A la faveur de la nuit, je pris mes jambes à mon cou et
m’en allai vers le seul endroit où un renégat grec pouvait être le bienvenue ; Troie.
Deux jours plus tard, sur le champ de bataille près des portes de Troie, alors que tous
combattaient, certains guerriers grecs purent voir sur les remparts troyens deux hommes, dont
l’un était certainement Pâris et dont l’autre était… une silhouette familière. On vit les deux
personnes s’entretenir longuement, l’ombre indiquer un point, le prince bander son arc dans
cette direction et décocher une flèche. Cette flèche tua à son talon le plus grand héros de tous
les temps.
Les quelques soldats qui n’étaient pas allés pleurer auprès du cadavre d’Achille purent
également voir l’autre silhouette se jeter dans le vide.
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