HENRY CORBIN

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HENRY CORBIN, ORIENTALISTE ET IRANISTE
Conférence du 24 janvier 2002, de Jean Moncelon
Le monde imaginal
« Le contact entre Dieu et l’homme se fait « entre Ciel et Terre », dans un monde médian et
médiateur »
Selon le mot du philosophe Christian Jambet, Henry Corbin a ressuscité « la
métaphysique de l’imaginal en terre d’islam ». Et l’on peut tenir cette « résurrection » comme un
apport les plus significatifs de son œuvre. Deux ouvrages, déjà cités, permettent de préciser
la notion de « monde imaginal ».
Dans le premier de ces ouvrages, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, il
dira : « Que l’on entende pas le mot « images » au sens où de nos jours on parle à tort et à
travers d’une civilisation de l’image ; il ne s’agit jamais là que d’images restant au niveau des
perceptions sensibles, nullement de perceptions visionnaires. Le mundus imaginalis de la
théosophie mystique visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de la
perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de l’intuition intellective des purs
intelligibles. Monde entre-deux, monde médian et médiateur, sans lequel tous les événements
de l’histoire sacrale et prophétique deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde-là que
ces événements ont lieu, ont leur « lieu ».
Dans le second, Corps spirituel et terre céleste, le Prélude à la deuxième édition (1978)
s’intitule « Pour une charte de l’Imaginal »[20]. On y lit ceci : « La fonction du mundus
imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre
le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles,
d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et
dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part
avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance
imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant
que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages. »
L’apport le plus remarquable chez Henry Corbin est par conséquent d’avoir
« revivifié » pour l’Occident ce mundus imaginalis « qui n’est ni le monde empirique des sens
ni le monde abstrait de l’intellect » – dont la notion – et donc la réalité – s’était éclipsée depuis
plusieurs siècles de pieux agnosticisme et de Lumières. On conviendra qu’il s’agit de quelque
chose qui éclaire considérablement le sens de notre pèlerinage vers nos origines, vers
l’Orient, cette nostalgie du « paradis perdu », qui aiguise notre sentiment d’exil en ce monde et
avive, pour les uns, le désir eschatologique du monde à venir, pour les autres, l’attente de leur
délivrance.
On peut se faire une idée de cette Foi de Henry Corbin avec ces mots écrits, le 24 avril 1932,
au bord d’un lac de Dalécarlie : « Terre, Ange, Femme, tout cela est une seule chose que
j’adore et qui est dans cette forêt ».
La Terre dont il est question est le monde de Hûrqalyâ, le mundus imaginalis, ou encore la
« Terre des visions », la Terre céleste (perso : celle-ci est-elle le ciel des chinois ?)
L’Ange est l’ange de la destinée, le Double céleste de l’âme « qui lui vient en aide et qu’elle doit
rejoindre, ou au contraire perdre à jamais, post-mortem, selon que sa vie terrestre aura rendu
possible, ou au contraire impossible, le retour à la condition « célestielle » de leur bi-unité »,
comme il expliquera dans un autre de ses ouvrages les plus révélateurs, intitulé L’homme et
son ange.
C’est en référence à cet ange que Mircea Eliade dira : « Il est mort avec sérénité tant il était
sûr que son ange gardien l’attendait."
Enfin, la Femme – Stella matutina – qui manifeste un mystère qui est celui de l’EternellementFéminin – « Un Eternellement-Féminin, antérieur même à la femme terrestre, parce qu’antérieur
à la différenciation du masculin et du féminin dans le monde terrestre, de même que la Terre
supracéleste domine toutes les Terres, célestes et terrestres, et leur préexiste »
[27]
(perso : n’a-t-on pas ici le yin, le vide obscur matrice de toute chose cf JM Eyssalet) – que
Corbin interprète ainsi – et nous touchons alors au plus près son secret : « C’est d’un monde
où socialisation et spécialisation n’arracheraient plus à chaque âme son individualité, sa
perception spontanée de la vie des choses et du sens religieux de la beauté des êtres ; un
monde où l’amour devrait précéder toute connaissance ; où le sens de la mort ne serait que
la nostalgie de la résurrection. Si tout cela même peut être encore pressenti, la conclusion
du second Faust nous l’annonce comme un mystère de salut qu’accomplit l’EternellementFéminin, comme si l’appel ne pouvait venir d’ailleurs pour qu’il y soit répondu avec un
assentiment confiant – l’appel impérieux : « Meurs et deviens ! » [28]
Les yeux de chair et les yeux de feu :
la science et la gnose
Par Henri Corbin
Allocution (1978)
Le thème que nous nous proposons pour ces journée d'études s'enchaîne étroitement à notre thème
de l'aimée der-nière. Prenant les mots "Orient" et "Occident" non point en leur sens géographique
ou ethnique, mais au sens spirituel et métaphysique que leur donne la tradition, nous avions mis
en contraste les "pèlerins de l'Orient et les vagabonds de l'Occident". Il s'agit maintenant de
savoir comment tenter le pèlerinage vers l'Orient et nous arracher au vagabondage. Avant tout, il
faut découvrir la voie. Avec quels yeux faut-il regarder pour découvrir cette voie et s'y engager?
Commençons par nous rappeler que dans les visions bibli-ques, les Anges se signaient par leurs
yeux de feu (cf. Daniel 10/6, Apoc. 19/12, etc.). Quand on oppose les yeux de l'âme aux yeux de
chair, c'est à ces yeux de feu que l'on se réfère. La particularité de notre thème de cette année est
de marquer par le contraste entre le regard des yeux de chair et le regard des yeux de feu (perso :
ne retrouve-t-on pas ici le feu en tant que modalité des chinois et sa relation au ciel et au yang
alors que la chair, est liée à la terre, au matériel et au yin ?) le contraste entre le regard que la
"science" de nos jours porte sur les êtres et les choses, et le regard que porte sur eux ce qui est
traditionnellement dési-gné sous le nom de " gnose".
Pour justifier l'extension que nous donnons au concept de gnose, je rappellerai que depuis le
Congrès de Messine (avril 1966), les chercheurs se sont mis d'accord pour différencier l'emploi du
mot "gnosticisme" et du mot "gnose". il est entendu que le gnosticisme des premiers siècles de
notre ère ne constitue qu'un chapitre dans l'ensemble de la gnose (il y a une gnose juive, une
gnose chrétienne, une gnose islamique, une gnose bouddhique, etc.). Notre thème ne propose
donc pas de prendre position quant aux problèmes soulevés autour du gnosticisme par les
historiens des religions et les historiens des dogmes. Et moins encore de reprendre ces discussions.
Autre chose est de proposer, en historien, des hypothèses sur les origines de la gnose, autre chose
est de nous demander ce que signifie pour nous aujourd'hui, théoriquement et prati-quement, le
concept de gnose, parce que la gnose n'est pas un phénomène lié aux conditions historiques du II
ème siècle, mais un phénomène religieux qui se perpétue de siècle en siècle.
Il s'agit essentiellement de recueillir le sens du mot gnose sur lequel l'accord est général, comme
désignant un certain type ou mode de connaissance, corrélatif du phénomène du monde auquel
correspond ce type de connaissance, et d'en disposer comme d'un critère pour porter un jugement
sur le concept de « science » tel qu'il domine notre époque. Autre-ment dit, il s'agit essentiellement
de spécifier avec quels yeux cette « science » (dans tous ses domaines) regarde le monde, et avec
quels yeux la gnose, elle, le regarde. C'est qu'en effet le phénomène du monde, ou plutôt le
phénomène des mondes, varie de façon décisive en fonction de ce regard même. Le phénomène du
monde ne peut se constituer identiquement au regard des yeux de chair et au regard des yeux de
feu.
Qu'il soit entendu que la gnose, la gnôsis, se caractérise comme étant la connaissance salvifique,
rédemptrice, sotério-logique, parce qu'elle a la vertu d'opérer la métamorphose, la mutation
intérieure de l'homme. Le monde qui est l'objet de cette connaissance implique dans son propre
schéma le rôle et la fonction de cette connaissance elle-même. L'aspect dramatique de la
cosmogonie dont l'âme humaine est elle-même un protagoniste, est en effet le drame même de la
gnôsîs : la chute hors du monde de Lumière, l'exil et le combat dans le monde de l'aveuglement et
de l'ignorance, la triomphale rédemption finale.
C'est pourquoi l'on reste frappé de stupeur, lorsque de nos jours, des historiens ou des philosophes
réputés sérieux par ailleurs se font de la gnose une idée qui est peut-être de seconde ou de
troisième main, mais qui est précisément tout le contraire de la gnose. Nous avons entendu émettre
cette opinion que l'idéologie est par rapport à la science moderne, ce que la gnose est par rapport
à la foi religieuse. Cette analogie de rapports est complètement fausse, pour la première raison
que la laïcisation de la foi religieuse, ce n'est pas la science moderne, mais précisément
l'idéologie. La gnose n'a rien à y voir; elle eût précisément évité cette laïcisation. Elle n'est pas
une dogmatique, mais une symbolique. On est même allé jusqu'à faire d'un idéologue et dirigeant
politique aujour-d'hui disparu, quelque chose comme un gnostique, sous prétexte que, si le
croyant sait qu'il croit, l'idéologue croit qu'il sait. Sophisme encore, car le mot « croire » n'est pas
employé chaque fois dans le même sens, et, soyons-en sûrs, l'idéologue ne croit pas savoir, il sait
qu'il sait.
Ce sont ces confusions catastrophiques qui conduisent à dire, par exemple, que la gnose prétend
donner une « connaissance positive » des mystères, et que cette connaissance serait en
contradiction avec la foi. Loin de là! La gnose et sa théosophie n'ont rien de commun avec ce que
l'on entend de nos jours par « connaissance positive ». Mais un symptôme irritant de ces
confusions impertinentes est l'emploi que l'on fait à tort et à travers, de nos jours, du mot
«manichéisme», quand il s'agit simplement de dualité et de dualisme, comme si tout dualisme
n'était qu'une laïcisation du manichéisme, alors que ni la religion ni la gnose manichéenne n'ont
rien à y voir. Tout se passe comme Si l'ignorance et un ressentiment anti-gnostique, tacite et
inexpliqué, s'appliquaient à franchir les limites de l'absurde.
Puisque nous allons parler de gnose au cours de ces journées d'études, ces mises on garde
s'imposent d'emblée. il m'apparaît que toutes ces pseudo-critiques se méprennent, simplement et
absolument, sur le sens du mot gnose. Elles l'identifient avec le savoir tout court, et elles
l'opposent au croire. Or précisément, nous venons de le rappeler, à la différence de tout autre
savoir ou connaissance, la gnose est une connaissance salvifique. Parler de la gnose comme d'un
savoir théorique est une contradiction dans les termes. Ii faut donc admettre qu'à la différence de
tout autre savoir ou connaissance théorique, la gnose est une connaissance qui change et
métamorphose le sujet connaissant. C'est ce que ne peut admettre, je le sais, une science
agnostique, voire une philosophie ou une théologie qui ne peuvent, en quelque sorte, parler de la
gnose qu'à la troisième personne. Mais quand on on parle ainsi, ce n'est plus de la gnose que l'on
parle, et toutes les critiques tombent à côté.
Il est donc nécessaire de dénoncer préalablement ces confu-sions et leurs sources.
Une première source de confusion tient au fait que les critiques de la gnose ne disposent que de
ces deux catégories : le croire et le savoir, et ils identifient la gnose avec le savoir tout court. On
perd ainsi complètement de vue qu'entre le croire et le savoir, il y a un troisième terme médiateur,
tout ce que connote le terme de vision intérieure, ordonné lui-même à ce monde intermédiaire et
médiateur oublié de la philosophie et de la théologie officielles de nos jours, le mundus
imaginalis, le monde imaginaire. La gnose islamique dispose ici du schéma triadique nécessaire :
il y a la connaissance intellective ('aql), il y a la connaissance des données traditionnelles qui
sont objet de foi (naql), et il y a la connaissance qui est vision intérieure, révélation intuitive
(kashf). La gnose est vision intérieure (connaissance en intériorité !). Son mode d'exposition est
narratif; c'est un récital. En tant qu'elle voit, elle sait. Mais en tant que ce qu elle voit ne relève
pas des évidences "positives", empiriques ou historiques, elle croit. Elle est Sagesse et elle est
foi.Elle est Pistis Sophia.
Une autre source de confusion est le manque de discernement entre les Ecoles de gnose au Il'
siècle, entre un Valentin et un Marcion. Un Valentin n'a jamais professé l'antisémitisme
métaphysique d'un Marcion à l'égard du Dieu de l'Ancien Testament. Tout au contraire. De plus il
y a une gnose juive originelle, que l'on retrouve dans la littérature judéochrétienne dite pseudclémentine. dans un livre comme le 3 Enoch hébreu, premier document de la mystique de la
Merkabah. Quelques chercheurs tendent même à donner à la gnose comme telle une origine
judaïque.
Enfin autre confusion à dénoncer: la cosmologie de la gnose n'est nullement un nihilisme,
quelque chose comme une "décréation" de l'acte créateur. Comment le serait-elle, puisque le but
de la gnose est le salut cosmique, la restauration des choses en l'état qui précéda le drame
cosmique? Le gnostique est un étranger captif en ce monde, certes, mais comme tel sa mission est
d'aider à la libération des autres captifs. Et cette mission ne va pas sans beaucoup d'efforts.
Ces mises en garde formulées, nous voici à l'aise pour situer un phénomène de nos jours qui
inflige un singulier démenti aux critiques impertinentes de la gnose. Il est significatif qu'un certain
nombre de scientifiques constatant avec bonne foi que le rationalisme est impuissant à donner une
explication rationnelle du monde et de l'homme, tendent à retrouver une vision du monde se
référant à celle des cosmologies traditionnelles. On parle d'une "conscience cosmique", parce
qu'il faut qu'une Intelligence soit à l'oeuvre pour que le phénomène soit explicable, et l'on
prononce le mot de gnose et de nouvelle gnose.
Alors, nous avons ici, à l'Université Saint Jean de Jérusalem, à poser une question grave, ou
mieux dit une double hypothèse. Va-t-il s'agir vraiment d'un renouveau de la gnose, témoignant
que la gnose ne peut rester indéfininent absente et que son bannissement fut une catastrophe?
Dans ce cas, nous sommes prêts à venir en renfort. Mais ce renouveau a-t-il une armature
suffisante pour que le mot t "gnose" ne soit pas usurpé et pour que ne soit pas mise on péril
l'authenticité du concept de gnose? S'il en allait malheureusement ainsi, notre tâche serait de
dénoncer le péril.
Pour une première approche, il nous faut commencer par mettre à profit le schéma commun à
toutes les formes dc gnose. pour définir avec rigueur d'une part le situs de la science agnostique,
d'autre part le situs d'une science aspirant à une nouvelle gnose.
De nombreux aspects peuvent illustrer ce status quaestionis.
Il y a, par exemple, à restituer la véritable figure de la science d'un Newton. On a fait de lui un
des grands responsables de la conception mécanique de l'univers, de la science aux yeux de chair,
alors que les trois quarts de son oeuvre, mystique et alchimie, ressortissent à la connaissance aux
yeux de feu.
Il s'agit, avec l'exemple de Jacob Boehme et de tous les apparentés, de déterminer ce que pourrait
signifier l'alchimie comme science spirituelle, dès lors qu'elle disposerait des res-sources des
laboratoires et observatoires de nos jours.
Il y a à expliciter la vision gnostique du monde des visionnaires aux "yeux de feu", par exemple
Williarn Blake, Wordsworth, Goethe, etc.
Il y a par là même à juger si ce que l'on nous apprend d'une gnose dite de Princeton tend
vraiment à une gnose aux "yeux de feu", ou bien au contraire ne tente pas le compromis mortel
d'une gnose "aux yeux de chair". En revanche un Nicolas Berdiaev pouvait à juste titre être
considéré comme un gnostique moderne ».
Il y a enfin, ou plutôt surtout, pour rester dans la ligne de la vocation fondamentale et du
programme spécifique de notre U. S. J.J., à dégager, pour la première fois, la convergence des
visions cosmogoniques et sotériologiques du type de gnose commun aux trois rameaux
abrahamiques.
Bien entendu, il est impossible d'examiner tous ces aspects d'un seul coup. Notre programme de
cette année en propose quelques-uns, pour préparer les développements futurs.
Finalement il doit apparaître clairement à chacun pourquoi nous avons associé le concept de
gnose et le regard des yeux de feu. Dans toute la mesure où le regard de la gnose est un regard
"visionnaire", et non pas celui d'un savoir théorique, son regard l'apparente à celui des
prophètes, porte paroIes de l'invisible. Ouvrir les "yeux de feu", c'est dépasser toute fausse et vaine
opposition entre le croire et le savoir, entre la pensée et l'être, entre la connaissance et l'amour,
entre le Dieu des prophètes et le Dieu des philosophes. Les gnostiques de l'islam, rejoignant les
Kabbalistes juifs, ont particulièrernent insisté sur idée d'une "phi1osophîe prophétique". C'est
d'une phflosophie prophétique que notre monde a besoin. Elle est par excellence celle à laquelle
doit appeler notre U. S J. J. Tel était le sens de la page du philosophe Theodore Roszak que je
citais déjà l'an dernier, et qui a la portée d'un programme : "Peut-étre laisserai-je entendre,
écrivait-il, que sa résurrection (celle de la gnose) figure au nombre des projets les plus urgents de
notre époque."
Juin 1978.
L'Imaginal, sources et perspectives
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Illel Kieser
Techniques de l'Imaginal – Les sources
De Avicenne à Henri Corbin.
Le terme Imaginal apparaît comme un mot de plus dans l'immense jargon de la psychologie
moderne mais son histoire est déjà ancienne et appartient à l'étude des religions. Ce mot a été
repris et réhabilité par P. Solié – voir bibliographie[1]. C'est là, à mon avis, le premier
dépassement connu de la sempiternelle loi selon laquelle tout serait venu de Rome. Cette loi,
au caractère quasi dogmatique a été reprise à son compte par la plupart des théories
modernes des sciences humaines. Le terme vient de l'Islam grâce à Henri Corbin. Déjà, la
notion d'Homme Total – Exemplaire – Universel – a été théorisée par les philosophes soufis ou
Ismaéliens. Ils sont ma principale source d'inspiration. Le renouveau de la pensée islamique
préfigure-t-il la réhabilitation de l'extraordinaire puissance de la philosophie islamique ? L'islam
m'inspire depuis près de quarante ans et cet intérêt nouveau de certains psychologues
occidentaux laisse augurer un futur encourageant malgré la lourde réputation de cette
religion. Pour représenter cet immense champ d'exploration, j'ai choisi Avicenne comme figure
emblématique. Son nom n'est pas tout à fait inconnu du grand public occidental et pour
représenter le monde médiateur, sa prestigieuse figure s'imposait d'autorité. L'Islam a su
actualiser la pensée sémitique qui puise ses sources dans la lointaine Babylone. Enfin, au
travers de l'Islam, par l'intermédiaire de l'Iran ancien, s'occidentalisent des pratiques et des
philosophies plus asiatiques. C'est ainsi que, associées à une théorisation sur l'Imaginal, nous
allons également retrouver des pratiques destinées à activer cette source intérieure
éclairante et créatrice. A la croisée de tant de chemins sont nés ces fameux exercices
spirituels – méditation, prière, danse sacrée, oraison, invocation, calligraphie, technique des
mandalas... – que seuls certains ordres religieux ou quelques confréries nous ont transmis.
Leur isolement dans les monastères a fait croire aux modernes psychologues en une
contamination perverse irrémissible. Les études qui leur ont été consacrées, mais également
leurs pratiques assidues montrent combien ils peuvent être profitables pour entrer en
communication avec l'inconscient[2]. En plus de 2000 ans, les vocabulaires ont changé mais
l'étude attentive des documents historiques montrent que nos lointains prédécesseurs avaient
une connaissance très différenciée de ce que nous appelons inconscient. Si l'on accepte la
relecture de ce patrimoine, avec un regard neuf et rigoureux, on peut même être amené à
penser que notre psychologie est décidément bien primitive en regard des connaissances
psychologiques des anciens ascètes. La figure d'Avicenne est d'autant plus intéressante qu'il
cumule les manifestations exemplaires. C'est un sage mais loin de correspondre à l'image que
l'on s'en fait habituellement, Avicenne sera terriblement engagé dans le profane et le politique.
Il mourra d'ailleurs d'avoir voulu trop faire pour son khalife. Nous pouvons puiser largement
dans les écrits de Avicenne car il correspond bien à l'esprit de notre temps. Non le plagier
mais s'inspirer de son souffle créateur en l'adaptant à notre monde. Nous pouvons entre
autre relever chez ce grand penseur du Xe siècle une théorie particulière de l'imagination.
D'après lui, l'imagination peut être entendue comme indépendante des sens corporels. En
outre, cette sorte d'imagination se fait agente dans la mesure où elle communique avec les
différentes strates de la psyché y compris avec la conscience.
Confirmons le parti à tirer de tels éléments d'une vision du monde, à une époque qui souffre
de tant de matérialisme. D'autre part, la pensée de Ibn Sina – tel est le véritable nom de
Avicenne – se trouve au centre de ce qui se nomme par ailleurs exercice spirituel : méditation,
peinture de mandala, danse, prière...[3]
Avicenne
Mon propos n'est pas de faire une exploration complète de la pensée islamique ; je souhaite
simplement mettre en exergue les points précis de cet univers philosophique que la
psychologie moderne pourrait reprendre pour son compte.
L’œuvre freudienne pour certains, jungienne pour d'autres, sont regardées comme définitives
et closes. Leur exégèse devient alors plus morale et casuistique que créatrice et visionnaire.
Les psychanalystes ont peur du registre visionnaire qu'ils appellent hallucination comme les
moralistes ont peur des poètes qu'ils méprisent. Or, la psychologie ismaélienne c'est la
réhabilitation de l'espace visionnaire : c'est aussi la capacité potentielle de révéler l'importance
de phénomènes que nous sommes incapables de prendre en considération. Cette
psychologie de l'Imaginal décrit un espace médian qui est le lieu de toutes les épiphanies, où
se rencontrent conscient et inconscient, sorte de puits, goulet étroit entre deux mondes. J'ai,
pour ma part, exploité cette piste, source à laquelle peut se puiser l'inspiration pour créer ces
fameux exercices, appelés par ailleurs du nom ronflant et sans poésie de « thérapies à
médiation corporelle ». La légende affirme que ces exercices nous viennent des États-Unis...
Libre à nous de croire à de telles sottises. Avicenne m'a servi de prétexte pour rappeler que
la civilisation islamique peut être considérée comme médiatrice entre notre culture et ses
lointaines voisines asiatique ou historique – Babylonienne, mazdéenne, etc. Cela m'amène
donc à remonter au chamanisme.
Le monde du sorcier
P. Solié a introduit, il y a un certain temps déjà, l'idée d'une lignée chamanique à l'origine de la
psychanalyse et de la psychosomatique (cf. bibliographie). L'histoire montre la continuité
historique qui existe depuis le monde du chaman jusqu'aux exercices spirituels et à la
psychologie moderne par l'entremise de la lignée jungienne. Néanmoins, l'opinion la plus
courante veut que cette parenté soit considérée comme primitive au regard de nos édifices
conceptuels contemporains. Ce qui est antérieur dans l’Histoire est forcément archaïque,
primitif, etc. Tel n'est pas mon avis. D'une part la conscience blanche a développé le
rationalisme et la volonté de domestiquer la Nature dans le plan du concret. C'est un aspect
que nous oublions souvent de souligner. Il fallut pour cela fabriquer des outils adéquats. Ce
fut le génie de la civilisation occidentale. Au regard d'une telle culture, les mondes du chaman
appartiennent au lointain passé ou sont le fait d'ethnies cantonnées dans des forêts obscures
ou dans les steppes asiatiques.
Ayant exploré le monde de la Raison dont elle a fait une valeur essentielle, universelle et
incontournable, la Conscience Blanche ignore qu’il puisse y avoir d’autres voies d’exploration
de la Nature. Malheureusement la Conscience et sa marraine l’Histoire ne fonctionne ni dans la
durée ni dans le culte des ancêtres – en récupérant et intégrant les expériences des
civilisations antérieures – mais dans la rupture et la domination. C’est pourquoi nos sociétés
modernes ont tant besoin de se croire à l’achèvement de toute chose…
Mais cela ne veut pas dire qu'au regard d'une conscience autre, plus large, les univers
délaissés par la science – ceux du chaman notamment – ne soient pas contemporains et d'un
grand recours pour l'avenir. Peut-on reprendre sans transition aucune, les enseignement de
ces cultures ? Psychologiquement, la chose est peu envisageable car entrer dans l'univers
chamanique requiert une sorte de préparation à la "participation mystique" qui est à la base de
la réussite des opérations du sorcier. Et ce n'est pas la simple répétition de certains gestes
qui suffit à provoquer le résultat promis. Il faut une médiatisation pour que le monde du sorcier
nous devienne accessible et nous amène à une certaine efficience thérapeutique.
L'Islam peut jouer ce rôle médiateur. Non pas l’Islam religion instituée, juridiquement établie,
mais cet Islam qui porte des valeurs psychologiques particulières sur le chemin d’une
civilisation. Les exercices de la voie soufi représentent une approche singulière que la
psychologie ne peut ignorer.[4]
Mais il y a de part le monde d'autres voies à explorer, celles du Bouddhisme, du Tantrisme et
du Taoïsme. De même, les mondes animistes africain et amazonien restent à re-découvrir – ni
à explorer ni à piller. Tout ceci n'est donc qu'une initiation à « des problèmes qui vont se poser
aux philosophes et psychologues, dans l'élaboration d'un humanisme qui soit enfin en rapport
avec les redoutables angoisses du temps moderne ».[5]
Les exercices spirituels
J'ai relevé plus haut (cf. biographie « Avicenne » sur ce site) l'identité possible entre les
anciens exercices spirituels et les nouvelles « thérapies à médiation corporelle »[6] qui
seraient censées arriver tout droit de Californie[7]. La vieille Europe aime se projeter ainsi
dans la culture américaine qu'elle affuble de vertus que celle-ci ne mérite pas forcément. C'est
ainsi que les cultures dominées fonctionnent face aux nations dominatrices. C'est une facilité
qu'une culture s'accorde pour faire l'économie des risques de la création. L'Amérique
arrogante, ce faisant, nous renvoie l'image de notre propre coupure au passé.
La blessure de l'histoire existe bel et bien en Europe du moins en ce qui concerne les
Sciences Humaines. Nous avons vu plus haut combien la psychanalyse avait contribué à la
mise en place et à la théorisation de cette coupure du passé. Alors, le mythe de l'avant-garde
et du superlatif que l'Amérique exporte gratifie l'orgueil de la conscience blanche d'une gloire
que celle-ci ne mérite pas au plan scientifique. Ainsi, croyons-nous découvrir et créer là où
d'autres sont installés depuis longtemps, où l'histoire regorge de ressources. C'est ainsi que
nous – les peuples européens – manifestons notre coupure d'avec notre mère l'Histoire. là où
nous nous pensons affranchis, nous ne sommes qu'esclaves soumis à un maître sans
scrupules : la surconscience dont les Etats-Unis d'Amérique sont l'emblème pâlissant. Si cette
domination est évidente au plan économique, il faut bien se dire sans complaisance que
l'économie est l'expression des tendances collectives qui fondent une culture. Apporter de la
religiosité à une société qui nous apparaît trop profane ne pourrait résoudre le problème si
important de la crise du monde moderne alors que nous ne savons pas accorder à l'Histoire
les mérites qui lui reviennent. Comment pourrions-nous honorer des dieux sans redouter la
répétition de Shoah ?
Nous disons souvent que les peuples antiques demeuraient dans une indétermination qui les
empêchaient d'accéder à l'outil tel que nous le maîtrisons. Or, ne s'agit-il pas plutôt de la
projection sur le passé de notre propre difficulté à nous différencier ? Dès lors, comment
discerner dans les registres de la sagesse antique ce que nous ne pouvons même pas
reconnaître maintenant ? C'est à cause de cet aveuglement que nous ne pouvons éviter la
colonisation culturelle des Etats-Unis d'Amérique. Leurs importations nous cueillent au ras de
nos préoccupations immédiates, les plus grossières et les plus matérialistes. L'invasion du
champ de la psychothérapie par les thérapies à médiation corporelle et les mouvements
humanistes est un signe révèlateur d'une tendance intérieure au renouvellement, même celleci s'exprime de façon primaire ou naïve dans notre culture.
Sur quels slogans s'appuient des courants modernes de thérapie ? Il s'agit de retrouver une
dimension globale, voire planétaire, de nos problématiques personnelles et collectives. Il est
question de transformer notre vision du monde pour élever notre regard jusqu'aux sommets
qu'un nouvel humanisme laisserait entrevoir. Enfin, ces courants de pensée entendent
renouer avec le sens du sacré et rétablir l'harmonie entre l'âme et le corps – sans qu'il soit
donné trop de précision sur ces notions. N'est ce pas un rappel moderne des utopies nées à
Athènes il y plus de 25 siècles ? Déjà Socrate avait systématisé ces questions que l'homme
moderne se pose encore. Avons nous vraiment évolué au point de négliger ces interrogations
antiques ou bien s’agit-il d’un retour cyclique de questions éternelles ? Rien pour l'instant ne
permet de trancher.
Illel Kieser, Mauvezin, 17/11/01
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Brion Gysin (1914-1986)
Peintre et écrivain américain, de mère canadienne et de père suisse. Il réside à Paris à partir de
1934 où il fréquente le groupe surréaliste. Il en est exclu violemment par Breton pour
homosexualité à l'occasion d'une exposition collective.
partir de 1943, Gysin apprend le japonais et découvre l'art de la peinture calligraphique : il s'initie
à l'écriture arabe au Maroc, et, à partir de ces deux façons d'associer la lettre et la peinture, Gysin
en vient à concevoir des toiles calligraphiques qui refusent l'espace occidental.
En 1964, Gysin fait une exposition personnelle à Tanger, présentée par William Burroughs . Les
grilles de Brion Gysin, qui combinent l'horizontalité de la graphie arabe et la verticalité de
l'écriture japonaise, servent souvent de support à ses propres textes ou à ceux de William
Burroughs, comme dans "The Third Mind" ("Le Tiers Esprit" : Flammarion).
La Machine à rêver
Inventée en 1969 par l'occultiste et inventeur de la méthode des cut-ups, Brion Gysin, en
collaboration avec le mathématicien Ian Sommerville, la Machine à rêver est la première machine
crée par l'homme à optimiser la connexion nerf optique - REM..
Ondes alpha : les élément d'Henri Corbin
Les effets de la Machine à rêver ont été décrits en détail au cours du XX° siècle par Henri Corbin
qui a rassemblé les données de théosophes du moyen âge dans son livre "L'Homme de Lumière
dans le soufisme iranien".
La vision de ces photismes lumineux y est associée au développement de l'organisme subtil, le
corps de résurrection:
"La physiologie de l'homme de lumière, dont la croissance s'accompagne de photismes colorés
ayant chacun une signification mystique précise, est solidaire d'une doctrine générale des couleurs
et de l'expérience même de la couleur."(p. 22)
"Il semble que Najmodidîn Kobra soit le premier d'entre les maîtres du soufisme à avoir fixé son
attention sur les phénomènes de couleur, les photismes colorés, que le mystique peut percevoir au
cours de ses états spirituels. Ces lumières colorées, il s'est attaché à les décrire et à les interpréter en
tant qu'indices révélateurs de l'état du mystique et de son degré d'avancement spirituel. Quelquesuns des plus grands maîtres du soufisme iranien issus de cette école d'Asie centrale, notamment
Najm Dâyeh Razï, son disciple direct, et Alâoddawleh Semnani qui suit sa tarîqat (itinéraire
mystique), ont à leur tour illustré cette méthode expérimentale de contrôle spirituel, laquelle
implique en même temps une valorisation du symbolisme des couleurs et de leurs mutations...
Il ne s'agit pas de perceptions physiques; à plusieurs reprises, Najm Kobrâ fait allusion à ces
lumières colorées comme à quelque chose que l'on voit "en fermant les yeux". Il s'agit de quelque
chose qui ressortit à la perception d'une aura. Il y a, certes, affinité et correspondance entre
couleurs physiques et couleurs auriques (ou aurales, "aurorales"), en ce sens que les couleurs
physiques possèdent elles-mêmes une quantité morale et spirituelle à laquelle correspond, "avec
laquelle symbolise", ce qu'exprime l'aura. C'est précisément cette correspondance, ce symbolisme,
qui permet à un maître spirituel de disposer d'un moyen de contrôle par lequel discriminer ces
perceptions suprasensibles de ce que nous appellerions aujourd'hui des "hallucinations".
Techniquement, il convient de parler d'une aperception visionnaire. Le phénomène qui lui
correspond est un phénomène premier et primaire, irréductible à quelque chose d'autre, aussi
irréductible que peut l'être la perception d'un son ou d'une couleur physique. Quant à l'organe de
cette aperception visionnaire et quant au mode d'être en fonction duquel elle est possible, ces
thèmes ressortissent précisément à la "physiologie de l'homme de lumière", dont la croissance sera
marquée par l'éclosion de ce que Najm Kobrâ désigne comme "les sens du suprasensible". (p. 72,
73)
"Désormais les réalités spirituelles se montrent à lui (au mystique) dans les couleurs, parce que
désormais est fixé le synchronisme entre les couleurs et la vision intérieure." (p.92) "La perception
des photismes colorés coïncide avec l'entrée en activité de ces sens du suprasensible, les organes de
l'homme de lumière, "parcelle de lumière divine"... Chacun des sens transmués en "sens
suprasensibles", ou plutôt chacun des organes subtils de lumière qui sont les homologues des sens
physiques, s'annonce par une lumière qui lui est propre. C'est ainsi qu'il y a une lumière de la
langue, une lumière de l'ouïe, etc. Cependant ces dernières ne se présentent pas encore sous
l'aspect de ces figures géométriques si caractéristiques de certaines visualisations de Najm Kobrâ,
telles que sont les cercles qui manifestent le visage, au stade final du pèlerinage mystique." (p. 93,
94).
Concernant la perception inhérente à la vision intérieure, Henri Corbin nous en dit ceci : "Cette
perception s'effectue par les facultés suprasensibles ou organes de la physiologie subtile du
"clairvoyant", lesquels, à chaque génération, sont impartis à un petit groupe d'humains. A la
différence de Semnani qui comptera sept organes subtils ou latifâ, Najm Razi n'en compte que
cinq : l'intellect, le coeur, l'esprit, la surconscience et l'arcanum ou transconscience. Chacune de ces
facultés suprasensibles perçoit son propre monde; c'est pourquoi on parlera de dévoilement à
l'intellect (la plupart des philosophes ne sont pas allés au delà); dévoilement du coeur (vision des
diverses lumières colorées); dévoilement de l'esprit (assomptions célestes, visions d'anges,
perceptions du passé et de l'avenir en leur état permanent); dévoilement enfin à la surconscience et
à l'arcanum. Là, "le temps et l'espace de l'Au-delà" se montrent : ce qui était vu de ce côté-ci, est vu
de par l'autre côté. Et tous ces organes sont intermédiaires les uns à l'égard des autres, chacun
transmettant à son suivant ce qui lui est dispensé et dévoilé, et son suivant le reçoit sous la forme
qui lui est propre; plus le mystique progresse dans ces sept degrés du coeur en conformant son
être aux moribus divinis, plus se multiplient pour lui ces dévoilements." (p.120).
LA PHÉNOMÉNOLOGIE HERMÉNEUTIQUE
D'UN "PHILOSOPHE DE LA MÉTAHISTOIRE"
HENRY CORBIN (1903-1978) (1)
[p. 77]
Ali Alibay et Diane Steigerwald
http://www.csulb.edu/~dsteiger/corbin.htm#N_16_
In The Qur'ân and Philosophical Reflections, pp. 77-96.
Jakarta: Indonesian Academic Society XXI, 1998.
Les véritables aveugles ne sont pas ceux qui ne voient pas des yeux du corps ; ce sont
ceux qui ne voient pas de l'œil de l'âme, mille fois plus précieux que l'œil du corps. La
vraie réalité, c'est l'incorporel, l'invisible, l'impalpable(2).
Platon
RÉSUMÉ : Depuis sa mort, il y a une vingtaine d'années, Henry Corbin a profondément marqué
notre compréhension de l'islâm plus particulièrement le shî'isme et la philosophie islamique. Son
approche philosophique et sa phénoménologie herméneutique ont inspiré plusieurs de ses
disciples. Il se définit lui-même com me un philosophe en quête de l'essence. Henry Corbin qui a
suivi les traces de Martin Heidegger dans sa quête de l'Être (l'essence de l'Étant), était très surpris
de constater que cette science existait dans la théosophie shî'ite dès le Xe siècle. C'est ainsi que les
métaphysiques orientale et occidentale convergent dans la phénoménologie herméneutique de
Henry Corbin.
Sa méthode : la phénoménologie hermén eutique
Durant le pèlerinage de l'islâm shî'ite, Henry Corbin nous met immédiatement en garde contre
certains cheminements dans cette quête de l'Orient :
i) Il serait inopérant de procéder du dehors à la critique des "chaînes de transmission" ; souvent
cette critique y perd ses droits. La seule méthode féconde est de procéder en phénoménologue :
prendre la totalité de ces traditions, vivantes depuis des siècles telles que la conscience shî'ite s'y
montre à elle-même son objet.
ii) Pas de meilleure voie pour systématiser le petit nombre de thèmes pris ici en considération afin
de dégager la philosophie prophétique, que de suivre ceux des auteurs shî'ites qui les ont eux-mêmes
commentés (15).
Henry Corbin a voulu nous exposer ce monde de l'islâm shî'ite peu connu par l'Occident, son
intention n'était pas de le vulgariser mais d'expliquer à la mesure de sa compréhension les doctrines
shî'ites telles qu'elles sont, en essayant de ne pas les dénaturer sous prétexte de les rendre plus
accessibles et plus acceptables.
La notion d'une phénoménologie pure a été développée, on le sait, par le philosophe allemand
Edmund Husserl (1859-1938). Il s'agit étymologiquement, d'analyser quelque chose qui se montre à
la conscience. Mais pour que quelque chose se montre, elle doit se montrer à quelqu'un. Un
phénomène n'est pas synonyme d'objet.
Pour atteindre à la réalité d'au-delà du phénomène et par le phénomène, remarquable est la mise en
place de l'épochè comme méthode vécue la "mise en parenthèse" de l'existence objective. [...]
Mais pour vécue qu'elle soit, la mise en parenthèse husserlienne reste un suspens d'ordre
conceptuel, à la poursuite de "la chose elle-même" qui toujours lui échappe. Car l'intentionnalité
retrouvée par Husserl ne se situe jamais qu'intra-mentalement, dans le rapport transcendantal [p.
85] (au sens kantien) du sujet à son acte, du noèse au noème. Si bien cette démarche
phénoménologique s'affirme comme une sorte d'aspiration inefficace à une mystique du Soi. [...]
La phénoménologie de Husserl ne rencontra point l'expérience mystique (16).
Henry Corbin croyait que Martin Heidegger (1889-1976) avait découvert la solution du problème
modifiant l'horizon philosophique, cela consistait à retrouver "en sa vérité originelle, le vieux mot
d'ontologie (17)." Au cours du déploiement de la question portant sur la vérité de l'Être, on arrive
à un dépassement de la métaphysique, signifiant : pensée de l'Être lui-même dans l'Être
(... Andenken an das Sein selbst) (18).
L'influence de Heidegger, qui était un élève de Husserl, était très décisive dans la pensée de Henry
Corbin, car Heidegger utilisait la phénoménologie comme méthode et la dépassa même ; il l'abolit
par le mystère du langage et de la poésie (19). Dans la philosophie de Heidegger, l'expérience
mystique de la Déité est possible. Pour lui, ce qu'on nomme Dieu est l'Étant (Seiende), la
manifestation de l'Être (Sein) (20). Le cheminement de sa pensée ne se termine pas à l'Étant,
mais il va en quête du mystère de l'Être, qui est absolu et inaccessible à la raison (21). Selon
Heidegger, "la phénoménologie veut trouver l'accès aux choses mêmes (zu der Sache selbst). Elle
n'y peut y parvenir qu'à travers l'expérience vécue d'une révélation, c'est-à-dire d'une élucidation
par le sujet de ce qu'il a vu (22)."
La méthode d'Henry Corbin était principalement fondée sur la comparaison philosophique et la
phénoménologie ; "tout n'est pas [p. 86] comparable avec tout" selon lui, il est donc nécessaire de
définir le champ de la recherche comparative en termes satisfaisants (23). Il est évident que cette
méthode est très exigeante, car il faut que le chercheur soit d'abord avant tout un philosophe, puis
il doit disposer d'un outillage linguistique lui permettant d'aborder les textes de première main (24).
Paul Masson-Oursel, dans sa thèse de doctorat, était l'un des premiers à utiliser le concept de
philosophie comparée. L'objet de sa philosophie comparée consistait "essentiellement à dégager
non pas des similitudes de termes plus ou moins trompeuses, mais des analogies de rapport (de type
a/b = c/d) (25)." Henry Corbin n'était pas pleinement satisfait de cette analyse, car elle est "trop
tributaire de la seule perspective d'histoire de la philosophie en tant qu'histoire (26)." Il pensait
qu'il ne faut pas exclure ce genre de recherches, mais il ne faut pas s'arrêter à ce stade, car elle est
la première étape de la comparaison. Le but de la philosophie comparée est d'atteindre l'essence :
C'est avant tout ce qu'on appelle en allemand la Wesenschau, perception intuitive, d'une essence.
[...] Les tâches que postule la perception intuitive d'une essence sont tout autres que celles que se
donne l'histoire soucieuse de déterminer les causes génétiques, les courants, les influences, etc. qui
se font sentir à telle ou telle date, pour en déduire certains processus, en croyant pouvoir les
comparer entre eux (27).
Comme le disait Joseph de Maistre, qui s'inspirait de l'Évangile, le vrai "royaume n'est pas de ce
monde", il ne convient donc pas d'établir un rapport d'analogie entre ces deux mondes mais un
rapport d'homologie et de similitude (28). La
notion de similitude est descriptive,
phénoménologique et qualitative. Elle fait converger des éléments similaires en établissant une
archée. Par exemple "la vessie natoire est [p. 87] au poisson ce que le poumon est au mammifère
(29)." Selon Gilbert Durand, qui s'inspire de Henry Corbin, "la similitude c'est l'intuition (la vision
imaginale par evestrum) de la scientia, c'est-à-dire de la vertu constitutive des choses [qui] [...] est
le dénominateur commun de la connaissance dans le sujet connaissant comme dans le sujet connu
(30)."
Pour Henry Corbin, la phénoménologie s'explicitait à l'aide de la devise grecque "sôzein ta
phainomena, sauver les phénomènes, c'est-à-dire rendre compte de ce qui fonde les phénomènes
tels qu'ils se montrent à ceux à qui ils se montrent (31)." Le phénomène n'est pas l'apparence
d'une chose perceptible par nos sens ; s'agit-il peut-être d'une expression tangible de la vérité ? En
effet, dans le cadre de la religion, le phénomène s'identifie au sacré et le sujet à l'homme croyant :
"le phénoménologue doit devenir l'hôte spirituel de ceux à qui se montre cet objet et en assumer
avec eux la charge (32)."
Henry Corbin définissait le phénomène ainsi :
Le phénomène, c'est ce qui se montre, ce qui appartient et qui dans son apparition montre quelque
chose qui peut se révéler en lui qu'en restant simultanément caché sous son apparence. [...] Dans
les sciences philosophiques et religieuses le phénomène s'annonce dans les termes techniques où
figure l'élément phanie, tiré du grec : épiphanie, théophanie, hiérophanie etc. (33).
En suivant le cheminement de Martin Heidegger dans la quête de l'Être (l'essence de l'Étant),
Henry Corbin ira au-delà des préoccupations ontologiques d'Heidegger (34). Il était très surpris de
constater que cette science existait dans la théosophie shî'ite dès le Xe siècle. Il mit en parallèle les
terminologies correspondantes :
[p. 88] Le phénomène, le phainomenon, c'est le zâhir, l'apparent, l'extérieur, l'exotérique. Ce qui
se montre dans ce zâhir, tout en s'y cachant, c'est le bâtin, l'intérieur, l'ésotérique. La
phénoménologie consiste à "sauver le phénomène", sauver l'apparence, en dégageant ou dévoilant
le caché qui se montre sous cette apparence. Le Logos du phénomène, la phénoménologie, c'est
donc dire le caché, l'invisible présent sous le visible (35).
La recherche phénoménologique est désignée dans les vieux traités mystiques par le dévoilement
de ce qui est caché (kashf al-mahjûb). Ici l'herméneutique spirituelle (ta'wîl) est fondamentale dans
l'exégèse qur'ânique et jouera un rôle très important dans la théosophie shî'ite. Pour Henry Corbin,
l'exégèse spirituelle devient la clef dans la compréhension du monde apparent.
Le ta'wîl c'est ramener une chose à sa source, à son archétype (tchîzî-râ bi-asl-i khwûd rasânîdan).
En l'y reconduisant, on la fait passer de niveau en niveau de l'être, et par le fait même on dégage la
structure d'une essence... (36).
Par structure, Henry Corbin entend le système des formes de manifestation d'une essence donnée.
Sortir de l'historicis me
Que signifie "sortir de l'historicisme" ? L'historicisme est par définition une "tendance doctrinale
considérant toute connaissance, toute pensée, toute vérité, toute valeur liée à une situation
historique déterminée, et préférant l'étude de leur développement plutôt que celle de leur nature
propre (37)." À ce propos, Henry Corbin apportait quatre arguments principaux (38) :
1.
il ne s'agit pas de s'abstenir de faire des recherches historiques, bien au contraire c'est une
des nécessités primordiales de la survie de l'humanité. Ce qu'il rejette de l'historicisme :
2.
c'est cette conception qui éclôt "avec la désorientation même de la conscience
historique, et qui prétend restreindre la signification de la [p. 89] portée d'un système
philosophique à l'époque qui le vit apparaître, comme si cette époque en était à elle seule
l'explication."
3.
Il s'oppose à la réduction historiciste de perceptions métaphysiques ; c'est-à-dire de
réduire les expériences et les événements métahistoriques et métaphysiques en événements
purement empiriques. Ainsi, chez l'historien, tout événement qui n'est pas historique au sens
concret de ce mot, devient un mythe et même irréel. Donc la réduction historiciste succombe au
piège de la "démythologisation".
4.
La tâche d'une philosophie comparée n'est pas de concevoir ni d'ordonner des schémas
chronologiques d'histoire, ni de construire une philosophie d'histoire. Ainsi la philosophie n'est pas
une superstructure qui reflète simplement un état social d'un moment. Au contraire, la philosophie
comparée a pour but de reformuler les idées qui constituent un ensemble d'entités qui ont une
forme immuable.
Analysons plus en détail les raisons d'Henry Corbin, il ne niait pas la valeur de certains travaux
d'érudition relatifs à l'islâm, ce qu'il contestait c'est l'historicisme :
Il nous arrivera de prendre position contre l'historicisme, voire de suggérer une "antihistoire". Que
l'on ne nous impute aucun rejet des études historiques ! Loin de là ! Une humanité qui renoncerait
aux études historiques, serait une humanité frappée d'amnésie collective. [...] Nous pourrions faire
valoir aussi que s'astreindre à tirer de leur obscurité un grand nombre de manuscrits, est faire un
travail authentique d'historien (39).
Il critiquait cette manie de toujours vouloir que "l'état social soit la donnée primaire, alors qu'il ne
fait que découler d'une perception du monde qui devance tout état de choses empiriques." La
pensée moderne, d'après lui, "s'est acharnée à enfermer toutes les issues qui pourraient déboucher
sur un au-delà de ce monde (c'est cela que l'on appelle l'agnosticisme). Elle y a employé
l'historicisme, la sociologie, la psychanalyse, voire la linguistique. Au lieu de sauver les
phénomènes, elle les a bel et bien dissoute, engloutis, en leur refusant toute signification
transcendante... (40) "
[p. 90] Ce qu'il contestait de certains historiens, c'était d'analyser des événements chronologiques
en apportant seulement des raisons et des causes temporelles pour expliquer ces phénomènes ; les
causes ne sont pas nécessairement temporelles ; elles peuvent être d'ordre métahistorique. Henry
Corbin apportait une explication pour justifier son approche :
Le point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein droit, c'est le point
de vue "historique" au sens courant de ce mot, c'est-à-dire le point de vue qui permet de
comprendre et d'interpréter une pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment "historique",
de leur situs de la chronologie ; on s'efforce alors de les "expliquer" causalement par le temps,
voire pour les réduire, causalement encore, à des "précédents", pour finalement conclure que bien
entendu, "de notre temps" cette pensée est "dépassée", "démodée" etc. (41).
Les phénomènes ne s'expliquent pas uniquement par des causes temporelles mais aussi par des
causes transcendantes.
Son approche philosophique l'amena à analyser l'histoire et à l'actualiser, afin de saisir l'essence des
événements et non de reconstruire la chronologie de ces événements historiques. Par cette
approche, Henry Corbin voulait entre autre réactualiser la pensée des penseurs shî'ites, afin que les
contemporains puissent réellement saisir le fond de leur pensée. Il apportait les raisons suivantes :
"On s'est efforcé ici (dans ces volumes En islam iranien) de maintenir une compréhension du
" temps existentiel", telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante " être de son temps"
prend une signification dérisoire parce qu'elle ne se réfère qu'au " temps chronologique", au temps
objectif et uniforme qui est celui de tout le monde [...] elle (la tradition vivante) exige une
perpétuelle renaissance et c'est cela " gnose" (42)."
Chaque philosophe pénètre dans le malakût (le monde subtil invisible, le monde de l'Âme) pour
chercher le Wesenschau (perception intuitive de l'être), cette perception de l'essence n'est pas
reliée aux facteurs du temps ni de l'espace, qui sont des aspects purement historiques et
contingents. "Pour percevoir ces événements, il faut soi-même appartenir, d'une façon ou d'une
autre, à cette histoire sacrale telle qu'elle se passe dans le malakût, c'est-à-dire à l'intérieur de
l'homme (43)." Ceux [p. 91] qui sont contre cette intériorité, rejette avec vigueur ces événements
particuliers à ce monde subtil (malakût) et dénient totalement cet aspect. Ces événements
intérieurs ne sont pas perceptibles par nos sens, ils exigent une certaine réflexion intérieure, et
même une méditation profonde.
Certains événements relatés dans les Livres sacrés (les Évangiles, la Torah, le Qur'ân, etc.) sont
des événements du "monde imaginal", et donc sont d'un tout autre ordre que la bataille d'Uhud ou
celle de Badr. On ne peut pas profaner par exemple le voyage céleste du Prophète, qui est plus un
symbole allégorique qu'un événement historique dans son sens empirique. Ce voyage céleste du
Prophète est une réalité transcendantale pour le phénoménologue, par contre ce même
événement serait un mythe dans l'historicisme. La méthode adoptée par Henry Corbin n'admet
pas de réduire une expérience religieuse, au contraire l'objet de sa méthode est d'expliquer à travers
la phénoménologie la signification réelle de cette expérience ; comme l'expérience religieuse, où le
sacré est sui generis, il doit être appréhendé à travers lui et dans lui (44).
Charles J. Adams remarque le "phénomène miroir" chez Henry Corbin, qui se manifeste par une
relation très intime entre le "monde imaginal" et le monde sensible ; c'est dans le "monde
imaginal" ('âlam al-mithâl) que les apparitions, qui sont à l'origine de l'expérience mystique,
s'actualisent (45). Tout symbole manifesté dans le monde sensible a un symbolisé qui se trouve
dans le malakût. Les événements spirituels qui se déroulent dans l'âme, ont leur réalité dans le
malakût. Le phénoménologue doit travailler dans le "monde imaginal" et non dans le monde
sensible, car il est à la recherche de la signification du symbole.
Dans le monde sensible où l'histoire se déroule, le temps est chronologique et c'est un système
irréversible alors que dans le "monde imaginal", le temps est réversible et les événements qui
étaient du passé peuvent se réactualiser. La perspective historique a aboli la ligne entre le profane
et le sacré, cette sécularisation du sacré aboutit à la disparition complète des phénomènes
religieux.
[p. 92]
Henry Corbin était-il un historien ?
Il nous a dit déjà clairement qu'il n'était ni orientaliste, ni germaniste ; il était avant tout un
philosophe en quête de la Vérité. Par définition, un orientaliste est une : "personne qui est versée
dans la connaissance des langues, de l'histoire et de la littérature orientale (46)." Bien que ses
oeuvres contiennent des informations historiques, on ne peut les considérer comme "historiques".
En réalité, pour lui l'histoire est le récit apparent d'événements successifs comme la description de
la topographie de la croûte terrestre. Elle représente l'écorce de l'amande et ce qui l'intéresse c'est
l'amande, l'essence de l'histoire, ou par excellence l'historiosophie qui "ne saurait se passer de la
métaphysique, parce que le phénomène de ce monde, si l'on ignore ou exclut le sens caché,
ésotérique, se réduit à celui d'un cadavre (47)."
Il devient de plus en plus évident que l'approche d'Henry Corbin des documents spirituels (mythes,
symboles, théophanies, rites et systèmes théologiques) est celle d'un philosophe et d'un chercheur
intrépide…
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