Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory __ Cahier de recherche Le capital-investissement : Source de développement économique ou nouvelle forme de colonialisme? L'exemple du Maghreb Gaëtan Irrmann Septembre 2008 Majeure Alternative Management – HEC Paris 2007-2008 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 1 Genèse du présent document Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche dans le cadre de la Majeure Alternative Management, spécialité de troisième année du programme Grande École d’HEC Paris. Il a été dirigé par Karim Medjad, professeur à HEC-Paris, coresponsable de la Majeure Alternative Management et soutenu le jeudi 9 octobre 2008 en sa présence. Origins of this research This research was originally presented as a research essay within the framework of the “Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school program. The essay has been supervised by Karim Medjad, Professor in HEC Paris, codirector of the “Alternative Management” specialisation and delivered on October, 9th 2008 in his presence. Charte Ethique de l'Observatoire du Management Alternatif Les documents de l'Observatoire du Management Alternatif sont publiés sous licence Creative Commons http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/fr/ pour promouvoir l'égalité de partage des ressources intellectuelles et le libre accès aux connaissances. L'exactitude, la fiabilité et la validité des renseignements ou opinions diffusés par l'Observatoire du Management Alternatif relèvent de la responsabilité exclusive de leurs auteurs. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 2 Le capital-investissement : source de développement économique ou nouvelle forme de colonialisme? L'exemple du Maghreb Résumé : Qu'est-ce que le capital-investissement (CI)? Quels sont les ressorts de son expansion? Contribue-t-il au développement économique des pays émergents ou au contraire signe-t-il l'avènement d'une nouvelle forme de colonialisme? Le travail de recherche mené ici vise à étudier les dynamiques qui sous-tendent l'évolution du CI. Son expansion s'est accélérée dans les économies émergentes, sous l'impulsion des institutions financières de développement et des autorités locales, qui y voient un moyen de catalyser le secteur privé. Au Maghreb, la montée en puissance du CI semble confirmer l'existence de synergies entre le besoin des fonds d'investissement de trouver de nouvelles opportunités et les problèmes des économies émergentes. Pourtant, le CI, en accélérant la mutation des économies émergentes, renforce l'emprise de la mondialisation sur ces pays et s'apparente en cela à une nouvelle forme de colonialisme. Mots-clés : Capital-investissement, Colonialisme, Développement économique, Économies émergentes, Impérialisme, Innovation, Maghreb, Mondialisation, Théorie d'agence Private Equity: Factor of economic growth or new form of colonialism? The case of Maghreb Abstract: What is Private Equity (PE)? What are the mechanisms of its expansion? Does it contribute to the economic growth of emerging countries or is it rather a new form of colonialism? The purpose of this paper is to analyse the underlying elements behind the evolution of PE. PE being considered as a booster of the private sector, it has been advocating by both development finance institutions and local authorities and has therefore expanded rapidly in emerging economies. The growth of PE in Maghreb seems to confirm the existence of synergies between PE firms’ need to find new opportunities and the problems faced by emerging economies. However, by accelerating the mutation of these countries, PE increases the grip of globalization on them and can thus be seen as a new form of colonialism. Keywords: Private Equity, Colonialism, Economic development, Emerging economies, Imperialism, Innovation, Maghreb, Globalization, Agency theory Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 3 Remerciements Je tiens à remercier M. Karim Medjad pour son soutien et sa patience et, plus généralement, pour avoir contribué à la création d'un programme qui prend à contre-pied l'enseignement traditionnel de la gestion. Un petit mot également à l'intention de mes parents, pour lesquels le financement de mes études s'apparente à une opération de LBO, à l'avenir incertain. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 4 «Toute économie-monde est un emboîtement, une juxtaposition de zones liées ensemble, mais à des niveaux différents. Sur le terrain, trois « aires », trois catégories au moins se dessinent : un centre étroit, des régions secondes assez développées, pour finir, d’énormes marges extérieures. (…) Le « cœur » réunit tout ce qui existe de plus avancé et de plus diversifié. L’anneau suivant n’a qu’une partie de ces avantages, bien qu’il y participe (…) L’immense périphérie, (…) c’est au contraire l’archaïsme, le retard, l’exploitation facile par autrui.» Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Armand Colin (1979) Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 5 Table des matières 1. Introduction .......................................................................................................................... 8 2. Le capital-investissement : une boulimie sans frontières ............................................... 11 2.1. Définitions et fonctionnement........................................................................................ 11 2.1.1. Une classe d'actifs qui intervient à toutes les étapes de la vie d'une entreprise ..... 12 2.1.2. Généralisation de la « Limited Partnership » ......................................................... 14 2.1.3. Acteurs et structure................................................................................................. 16 2.1.4. Un processus d'investissement centré sur le contrôle de l'information .................. 19 2.2 Évolution et tendances du capital-investissement : l'éternel retour de Schumpeter...... 21 2.2.1. Entre adaptation à l'environnement économique et capacité à façonner l'environnement légal : Darwin ou Nietzsche?................................................................. 23 2.2.2. Évolution du capital-investissement et destruction créatrice schumpéterienne ..... 27 2.2.3. Crise du marché des LBO : éclipse et mutation du capital-investissement ........... 30 2.2.4. A la découverte de territoires vierges..................................................................... 36 3. Le capital-investissement : facteur de développement?.................................................. 40 3.1 Une pratique financière controversée............................................................................ 40 3.1.1. Prédateurs ou libérateurs? ...................................................................................... 40 3.1.2. Capital-investissement et théorie d'agence............................................................. 43 3.2 Dialectique du développement ....................................................................................... 48 3.2.1. Les bienfaits du capital-investissement : partenariat stratégique et financement de l'innovation ....................................................................................................................... 48 3.2.2. Les institutions financières de développement, nouvelles adeptes du capitalinvestissement .................................................................................................................. 53 4. Capital-investissement et développement économique: le cas du Maghreb ................. 57 4.1. Panorama du capital-investissement au Maghreb........................................................ 57 4.1.1. Une industrie naissante........................................................................................... 58 4.1.2. De nombreuses opportunités d'investissements ..................................................... 64 4.1.3. Des obstacles récurrents ......................................................................................... 67 4.2. Complémentarités entre capital-investissement et problèmes économiques du Maghreb 71 4.2.1. Transition économique des pays du Maghreb........................................................ 71 4.2.2. L'impact potentiel du capital-investissement sur le développement du Maghreb.. 74 4.2.3. L'argument des complémentarités pour justifier la libéralisation de l'environnement légal ....................................................................................................... 80 5. Le capital-investissement : une nouvelle forme de « colonialisme ».............................. 88 5.1. Une tentative de définition ontologique ........................................................................ 89 5.1.1. “Capital” et “investissement”, deux concepts chargés de sens .............................. 90 5.1.2. Christophe Colomb, ancêtre du capital-investissement ......................................... 92 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 6 5.2. Fonds d'investissement et géopolitique ......................................................................... 94 5.2.1. Système-monde et zones d'influences : le Maghreb entre Moyen-Orient et Europe 95 5.2.2 Capital-investissement et néo-colonialisme .......................................................... 100 5.3 Capital-investissement et civilisation globale.............................................................. 103 5.3.1 L'argument du développement économique au service de l'expansion du capitalisme...................................................................................................................... 104 5.3.2. Capital-investissement et colonialisme total ........................................................ 107 6. Conclusion......................................................................................................................... 111 7. Bibliographie..................................................................................................................... 114 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 7 1. Introduction Malgré une croissance formidable et un impact considérable sur l'économie mondiale, le fonctionnement du capital-investissement reste largement méconnu du grand public. Il suffit de lire la presse généraliste pour constater que le capital-investissement, dans l'imaginaire collectif, se limite à n'être qu'une nouvelle forme d'expression d'un capitalisme débridé et inhumain. Ignacio Ramonet, journaliste du Monde Diplomatique, résume, sur le ton caractéristique du journal, l'opinion que se fait une grande partie de l'opinion public sur cette pratique financière : «un nouveau capitalisme s’installe, encore plus brutal et conquérant. C’est celui d’une catégorie nouvelle de fonds vautours, les private equities, des fonds d’investissement à l’appétit d’ogre disposant de capitaux colossaux.»1 C'est sans doute à dessein que Ramonet met dans le même panier fonds de CapitalInvestissement et «fonds vautour», - ces fonds d'investissement qui ont fait grand bruit en rachetant les dettes de certains pays africains au tournant du 21éme siècle, pour réclamer, quelques années plus tard, des remboursements et des arriérés exorbitants. L'amalgame de ces deux formes de véhicules financiers met en exergue la perception négative qu'en ont la plupart des gens. Le capital-investissement serait une fois de plus une tentative par le monde financier de faire main basse sur le labeur des entreprises et de leurs salariés. Certes, l’ampleur prise par le capital-investissement (CI) a de quoi troubler. Une étude de Morgan Stanley en 2006 estimait que les 2700 fonds de CI recensés engendraient, à eux seuls, 25% de l’activité globale en fusions acquisitions et 33% des introductions en bourse. Au Royaume-Uni, le capital-investissement emploierait indirectement 25% de la population active. Avec un encours total estimé à près de mille milliards de dollars, cette pratique financière est devenue incontournable. Cette classe d’actifs qui ne constituait qu’une sous-branche de la gestion d'actifs «alternative» est sortie de ses gonds et s’impose désormais comme un nouveau modèle managériale susceptible de détrôner un système financier traditionnellement basé sur une dichotomie entre les propriétaires du capital de l’entreprise et ses managers. 1 Ignacio Ramonet, « Voracité », Le Monde Diplomatique, novembre 2007 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 8 Pourtant, si de nombreuses personnes voient dans le capital-investissement une véritable révolution du capitalisme et l'avènement d'une économie mondiale entièrement aux mains de la finance, le CI ne compte pas que des détracteurs. Les économies développées, affaiblies par le vieillissement de leur population, sont de plus en plus dépendantes, - pour pérenniser le paiement des retraites de leurs seniors-, des rendements financiers que ces fonds d'investissement font miroiter. Par ailleurs, les partisans du capital-investissement mettent en avant les atouts offerts par ce type de financement «actif», notamment le financement de l'innovation technologique. En effet, pour les entreprises, qu'elles soient en création, en difficulté ou en phase de croissance, le CI est également une alternative aux banques, souvent frileuses lorsqu'il s'agit de prendre des risques. A ces entreprises, les fonds apportent à la fois les capitaux nécessaires à la croissance de leur activité et une expertise technique et stratégique. Loin de s'apparenter à un coup d'État de la finance sur l'économie réelle, le capital-investissement symboliserait au contraire une nouvelle forme de partenariat entre les mondes de l'entreprise et de la finance. Bref, le Capital-investissement fait débat. Il fait d'autant plus débat que sa pénétration dans les rouages de l'économie réelle ne se limite plus aux économies développées et se propage, depuis quelques années, aux économies émergentes. Après des débuts poussifs, il s'est, sous l'impulsion des principales institutions financières de développement, incrusté dans la quasi-totalité des économies émergentes. Les organismes de développement ne jurent plus que par lui, louant notamment sa capacité à dynamiser le secteur privé des pays pauvres. Ces institutions s'efforcent de faciliter son expansion, en incitant les autorités de ces pays à adapter leur système juridique aux exigences des fonds d'investissement et à mettre en place un ensemble de mécanismes institutionnels pour les soutenir. L'apparition et l'institutionnalisation du CI au Maghreb en quelques années seulement est symptomatique de cette nouvelle tendance qui voit dans le CI un remède aux principaux maux dont souffrent les économies du Maghreb. Or, si indiscutablement le CI semble contribuer au développement économique des pays émergents, force est de constater qu'il induit des changements qui dépassent la simple problématique économique. En effet, le capital-investissement impose à l'environnement, notamment légal, de s'adapter à ses conditions de possibilités. En ce sens, si le CI révolutionne en profondeur le fonctionnement et les habitudes des populations de ces pays, ne serait-il pas un moyen de «civiliser» les pays émergents? Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 9 En d'autres termes, le CI ne s'apparente-il pas à une nouvelle forme de colonialisme, un colonialisme plus subtil qui cherche à mondialiser ce que Braudel considérait comme une civilisation : le capitalisme? Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 10 2. Le capital-investissement : une boulimie sans frontières Le CI fait continuellement les gros titres de l'actualité financière et pourtant son fonctionnement reste obscur. Cette classe d'actifs s'est imposée en 60 ans au point de devenir un maillon essentiel du système financier contemporain. Il s'est institutionnalisé au fil des années grâce notamment à la généralisation de la «Limited Partnership» comme principale forme organisationnelle. La boulimie du CI ne semble plus avoir de limite : initialement destiné aux entreprises en création, il s'est attaqué à des entreprises de plus en plus grosses, au point d'être désormais en mesure d'acquérir des entreprises cotées en bourse pour les «sortir» du marché. Nous verrons, en analysant son évolution, qu'il s'agit d'une activité particulièrement cyclique, marquée par des périodes d'innovations déterminantes. La tendance aujourd'hui, après la remise en question des LBO générée par l'assèchement du marché de la dette, est aux économies émergentes. Plus rien ne semble en mesure d'arrêter l'expansion du CI. 2.1. Définitions et fonctionnement Le capital-investissement est entouré de mystère. Cet aspect mystérieux ne s'explique pas tant par la volonté des gestionnaires de ces fonds de rester discret que par la nature même du capital-investissement. «Private Equity», traduction anglaise pour capital-investissement, fait référence au fait que ce type de financement s'adresse principalement à des entreprises non cotées en bourse et, par là-même, suppose des transactions financières exemptées d’enregistrement auprès des autorités de marché. En conséquence, l’information sur ces transactions privées est souvent limitée. L'opacité du CI complique l’analyse de ce marché et explique qu'un certain nombre de rumeurs et de clichés circule à son sujet. En cela, il est nécessaire de regarder plus en détail les principes et les mécanismes qui sous-tendent son fonctionnement. Il existe plusieurs définitions du Capital-Investissement et nous reprenons celle proposée par Mike Wright2 : «Le capital-investissement est traditionnellement défini comme l'investissement, à long terme, réalisé par des investisseurs professionnels dans les fonds propres de firmes non cotées, en contrepartie d'un gain en capital aléatoire complété par un rendement en dividende». D'autres définitions insistent sur le fait que le CI se distingue des 2 Mike Wright, “Le capital-investissement”, Revue française de gestion, 2002 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 11 autres investissements, dans la mesure où l'investissement dans le capital d'une entreprise non cotée se fait par un processus de négociation. Quelles que soient les variations des définitions, il s'agit avant tout d'un sous-ensemble de l'univers de la gestion d'actifs alternative au même titre que les hedge funds ou les fonds Real Estate. En pratique, les fonds de CI procèdent de la mise en commun de capitaux, par des compagnies d'assurance, des fonds de pension ou des entreprises, pour racheter des participations dans d'autres entreprises. Une fois l'entreprise ciblée rachetée, elle est transformée dans le but d'accroître sa valeur et de revendre la participation du fonds plus chère. Plus que toute autre forme de financement, le capital-investissement a vocation à “transformer” l'entreprise ciblée, dans l'objectif d'augmenter sa valeur, et se veut, en cela, une forme “active” de financement. Le succès grandissant du CI s'explique par la capacité de certaines équipes de gestion à dégager des rendements significativement supérieurs aux investissements traditionnels sur les marchés boursiers. En contrepartie, ce type d'investissement s'avère beaucoup plus risqué et nettement moins liquide. 2.1.1. Une classe d'actifs qui intervient à toutes les étapes de la vie d'une entreprise Le Capital Investissement est extrêmement hétérogène et ne se limite pas aux quelques fonds gigantesques qui tiennent en haleine les commentateurs économiques. Le CI est un terme très large, utilisé pour définir différents types de fonds ou d'investissements. On dénombre une multitude de fonds qui se distinguent selon : leur stade d’intervention (capital-amorçage, capital-risque, capital- développement, capital-transmission ou LBO,…), leur secteur cibles (généralistes, sectorielles, géographiques) Le capital-investissement peut investir dans une entreprise tout au long de sa vie et s'adresse aussi bien à des entreprises en création, en pleine croissance ou en restructuration. A chaque étape de la vie d'une entreprise correspond une sous-branche du capitalinvestissement, aux caractéristiques suivantes : Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 12 Capital-amorçage : très risqué, il cible les projets entrepreneuriaux encore au stade de la Recherche et Développement avec pour objectif de parfaire le développement d'une technologie et de commencer à tester son potentiel sur le marché. Capital-risque: également très risqué, il consiste à apporter du capital, ainsi que réseaux et expériences, à une entreprise en création et à fort potentiel. Les investisseurs espèrent que les quelques projets qui réussissent permettent de compenser les pertes en capital de ceux qui échouent. Capital-développement : il s'adresse à des entreprises déjà établies sur un marché et qui ont besoin de nouveaux financements pour supporter leur croissance (interne ou externe). Capital-transmission: également connues sous le terme anglais LBO, (Leveraged buy-out), il consiste à acquérir la totalité du capital d'une entreprise, généralement rentable et en pleine maturité, par une combinaison de capitaux et de financements bancaires (dette structurée). Capital-retournement : il consiste à acquérir en totalité ou la majorité du capital d'une entreprise en difficulté, pour y injecter les ressources financières qui permettront son redressement. La grande hétérogénéité du capital-investissement explique que ces fonds soient gérés par de véritables professionnels pourvus de qualifications et d'expertises spécifiques aux différentes étapes de la vie d'une entreprise. Dans la mesure où le CI se veut un mode de financement actif, les professionnels du CI se doivent de comprendre avec précision les différents facteurs qui font qu'une entreprise ait du potentiel ou non. De même, l'expertise de ces investisseurs est nécessaire pour limiter les coûts d'agence, c'est-à-dire le risque que l'asymétrie d'information engendre des décisions sous-optimales. Le CI est une classe d'actifs à part. Plus qu'ailleurs, les investisseurs en capital se veulent des actionnaires engagés aux côtés des dirigeants de l'entreprise lors des prises de décision stratégiques et s'immiscent dans la gestion de l'entreprise. Nous verrons que cette dimension active est un des arguments utilisés pour souligner l'apport bénéfique du CI dans une entreprise. Les CI justifient leur métier par leur capacité à créer de la valeur. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 13 2.1.2. Généralisation de la « Limited Partnership » Le capital-investissement s'est professionnalisé au fil des années. Progressivement la plupart des fonds, quelle que soit leur domiciliation, se sont structurés sur le modèle de la “Limited Partnerships”(LP). Cette version anglo-saxonne de la Société en Commandite Simple française permet de dissocier les rôles et les responsabilités des investisseurs institutionnels, - les “limited partners”(Lps)-, et des gestionnaires professionnels du fonds, les “general partners”(Gps). Dans une “Limited Partnership”, les “general partners” se spécialisent dans la recherche, la structuration et la gestion des investissements. Ce type d'actionnariat est plus actif et influent que les autres, puisqu'il permet de contrôler l'entreprise de manière formelle et informelle et de garantir ainsi la maximisation des intérêts des actionnaires. Chaque fonds a une durée de vie contractuelle, généralement de dix ans. Pendant les trois ou cinq premières années, le capital du fonds est investi. Après cette première phase d'investissement, les investissements sont suivis et gérés puis progressivement “liquidés”. Au fur et à mesure de la liquidation des investissements, le fonds redistribue aux Lps le profit généré par ces investissements en cash ou en titres financiers. Généralement une équipe de gestion lève un nouveau fonds à partir du moment ou l'ensemble des capitaux ont été investis (et donc tous les 3 ou 5 ans). Chaque fonds est une entité légale distincte, gérée indépendamment des autres fonds affiliés à une même société de gestion. Les LP ne sont pas sans contraintes : les fonds investis sont assez peu liquides pendant leur durée de vie et les investisseurs manquent de moyens pour contrôler la manière avec laquelle ils sont gérés. Il existe néanmoins des mécanismes permettant d'aligner les intérêts des différentes parties prenantes : la rémunération des Gps dépend en grande partie de la performance de ses investissements et certains arrangements donnent aux Lps un droit de regard (et éventuellement de validation) sur les activités des Gps. Jusqu’aux années 70, le CI était peu structuré et s'adressait essentiellement à quelques familles aisées et quelques grandes entreprises industrielles. Les LP étaient encore peu utilisées. Ce n'est qu'à partir des années 80 que la gestion de la plupart des investissements s'est vue déléguée sous cette forme à des intermédiaires professionnels pour le compte d’investisseurs institutionnels. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 14 La généralisation de cette structure organisationnelle a plusieurs raisons. D'abord, les réformes législatives de la fin des années 70 ont permis le succès du CI en donnant aux fonds de pension et de retraite le droit de placer plus facilement leurs avoirs dans des fonds de ce type. L'impact de ces réformes est impressionnant : entre 1980 et 1995, l'encours sous gestion des fonds de CI aux États-Unis est passé de $4.7 milliards à $175 milliards. Ensuite, cette structure permet à des institutions financières, dont ce n'est pas le métier, de déléguer à des professionnels la gestion de leurs placements en capitalinvestissement. Cela limite considérablement les risques pour ces investisseurs institutionnels. Incontestablement, l'adoption de cette structure a permis d'attirer de nouveaux investisseurs. Enfin, la LP s'est rapidement imposée comme la forme la plus adaptée aux problèmes caractéristiques de l'investissement dans des entreprises non-cotées : problèmes d'asymétries d’information entre Lps et Gps, problèmes d'incitations à la performance. La durée de vie limitée du fonds contraint les Gps à lever régulièrement levé de nouveaux fonds et donc à satisfaire les attentes en termes de performance des Lps (les mauvaises performances d'un fonds rendent quasiment impossibles des levées de fonds ultérieures). La généralisation de la LP est intéressante à plus d'un titre. A la fois cause et conséquence du succès du CI, elle est la preuve qu'une innovation organisationnelle, couplée à des réformes fiscales et légales, peut générer de l’activité dans un marché particulier. Cette structure a indéniablement permis l'institutionnalisation du CI. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 15 2.1.3. Acteurs et structure L'industrie du CI se structure autour de trois acteurs principaux et d'un assortiment d'acteurs mineurs : les investisseurs, les professionnels du CI, les entreprises candidates et une myriade d'intermédiaires. Les investisseurs Les principaux investisseurs en capital-investissement sont les fonds de pension, suivis des compagnies d'assurance, des banques d'affaire, de familles et de particuliers aisés et des entreprises. On assiste depuis peu à l'émergence d'une nouvelle catégorie d'investisseur : les institutions financières de développement. Au fur et à mesure de la croissance du capital-investissement, le marché s'est sophistiqué. Un marché secondaire s'est organisé, avec la mise en place de mécanismes permettant aux investisseurs de revendre leur participation dans un fonds à d'autres investisseurs. De fait, dans les pays développés, le marché du capital-investissement est devenu plus liquide (et donc plus attractif). Il existe pour un investisseur trois manières de rentrer sur le marché: Le marché primaire, en s'engageant dans un fonds, depuis sa construction jusqu'au désinvestissement, Le marché secondaire, en rachetant à des investisseurs leur participation dans un les fonds et en reprenant son engagement résiduel, au cours de la vie du fonds. Le co-investissement, en investissant directement dans une entreprise aux côtés du fonds (certains investisseurs peuvent parfois s'engager dans un fonds et obtenir de lui la possibilité de co-investir de manière opportuniste). La plupart des investisseurs institutionnels investissent dans des fonds de CI pour des raisons strictement financières : obtenir des rendements supérieurs aux autres types d'investissement et diversifier leurs portefeuilles. D'autres institutions, comme les banques, s'intéressent à cette industrie pour les synergies potentielles avec leurs propres activités. Les banques commerciales sont habituées à prêter aux petites et moyennes entreprises et sont en contact avec de nombreuses entreprises potentiellement candidates au CI. Parallèlement, en Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 16 investissant dans des fonds de capital-investissement, les banques peuvent générer de l'activité en prêtant ensuite aux entreprises dans lesquelles le fonds investit. Autre exemple de synergie potentielle, les entreprises peuvent, en investissant en capital-amorçage ou en capital-risque, repérer des start-up qui, à terme, pourraient correspondre à leurs propres objectifs stratégiques. Dans les années 90, une nouvelle forme d'investisseurs est apparue. La chute des régimes communistes et l'amélioration manifeste des économies en transition semblaient alors donner raison aux tenants du libéralisme. Les principaux organismes de développement ont réorienté leur politique d'aide, estimant désormais que le secteur privé, plus que l'État, devait jouer le rôle de catalyseur du développement. L'environnement politique et légal des économies émergentes a favorisé la libéralisation des marchés et l'abaissement des barrières commerciales, et les institutions de financement du développement ont rapidement décelé le potentiel du CI à dynamiser le secteur privé de ces pays. Les gestionnaires Les gestionnaires, c'est-à-dire les Gps, gèrent les investissements. La plupart de ces gestionnaires sont issus du monde de l'entrepreneuriat, de l'industrie, de la banque d'affaire ou du conseil. Ils sont le plus souvent affiliés à une société de gestion spécialisée indépendante. Les sociétés de gestion les plus célèbres sont KKR, Carlyle, Blackstone ou encore Texas Pacific Group. Quelques équipes de gestions peuvent également être affiliées à des institutions financières (compagnies d'assurance, holding de banques, banques d'affaires). Quelle que soit l'affiliation des Gps, tous les fonds sont gérés sur le même mode. Il est nécessaire pour un fonds de CI d'asseoir sa réputation, sinon il ne pourra plus lever de nouveaux fonds. Cette réputation dépend de certains facteurs tels que le «track record» de l'équipe de gestion. En finance, la confiance se gagne par la performance et les fonds se livrent une concurrence acharnée pour lever des capitaux. L'historique des performances est souvent le principal facteur de différenciation. Les gestionnaires se rémunèrent sur la base de frais de gestion prélevés sur les montants investis et sur une part des profits dégagés par leur investissement. Les frais de gestion sont fixés à un pourcentage qui varie entre 1 et 3% de l'encours. Le « carried interest » (la participation au profit) est généralement de l'ordre de 20% de la surperformance du fonds (surperformance par rapport à un « benchmark » fixé autour de 7%). Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 17 Les entreprises candidates Les entreprises candidates au capital-investissement varient selon leur taille et les motivations qui les poussent à lever du capital. Dans la mesure où le CI est une forme de financement très contraignante, elles partagent toutes un point commun : la difficulté ou l'impossibilité à lever de la dette auprès des banques ou des capitaux sur les marchés boursier. Les entreprises ciblées par des fonds de capital-risque sont généralement des entreprises jeunes, souvent des entreprises innovantes développant des activités susceptibles de connaître une forte croissance dans le futur. Elles peuvent également être des entreprises en création, encore au stade de R&D et des premières tentatives de commercialisation, ou des entreprises plus mûres à la recherche d'opportunités de croissance. Depuis le début des années 80, le capital-risque est devenu marginal et a laissé la place, en termes de volumes d'investissement, aux autres segments du capital-investissement ciblant des entreprises plus établies. La majorité des capitaux est investie dans des entreprises de taille moyenne (avec un chiffre d'affaire compris entre 25 millions US$ et 500 millions US$). Ces entreprises sont souvent stables et bénéficiaires, avec des activités dans la production, la distribution, les services et les biens de consommation. Elles lèvent des capitaux auprès des fonds de PE pour financer leur expansion – en renouvelant leur moyens de production ou en faisant l'acquisition d'autres entreprises - ou pour modifier la structure de leur capital (dans les années 90, une vague de départ à la retraite de nombreux dirigeants d'entreprises a accéléré la croissance du CI). Des entreprises cotées en bourse peuvent également faire appel à des fonds en émettant une combinaison d'obligations et d'actions pour financer des «Management Buy Out» ou des «Leverage Buy Out». Il est également fréquent que des entreprises cotées en difficulté financière se tournent vers des fonds d'investissement, pour éviter la mise en faillite; dans la mesure où ils investissent à plus long terme que les acteurs des marchés boursiers, ces fonds peuvent plus facilement prendre le risque d'investir dans des entreprises au bord de la faillite. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 18 Agents et consultants A mesure de la croissance du capital-investissement, tout un secteur d'activité s'est mis en place, spécialisé dans l'intermédiation et la production d'information. Ces agents sont spécialisés dans les levées de fonds, l'intermédiation entre les investisseurs institutionnels et les sociétés de gestion, l'évaluation et la sélection des fonds. Leur existence est essentiellement due aux coûts importants liés aux problèmes d'information. Ils facilitent également l'accès des entreprises en recherche de financement à des fonds de CI et peuvent intervenir au niveau de la structuration de l'investissement, de la valorisation et des négociations. Ils sont particulièrement utiles pour les institutions financières peu familières avec le fonctionnement du capital-investissement. En quelque sorte, ces intermédiaires ont permis de fluidifier l'industrie du CI. 2.1.4. Un processus d'investissement centré sur le contrôle de l'information Le principal problème auquel les investisseurs en CI doivent faire face est lié à l'asymétrie d'information : les propriétaires et les dirigeants de l'entreprise connaissent mieux les conditions de leur entreprise que toute personne extérieure3. Ils peuvent avoir intérêt à accentuer les facteurs positifs et à diminuer les difficultés potentielles et profiter de cette asymétrie d'information aux dépens des investisseurs. Cela suppose de la part des investisseurs une phase intensive d'investigation en préliminaire à tout investissement (la «due diligence») et un suivi constant des performances de l'entreprise une fois le contrat d'acquisition signé. Cette phase d'investigation ne pourrait pas être effectuée efficacement par un trop grand nombre d'investisseurs. Un des intérêts de la LP consiste précisément à déléguer la résolution de ce problème d'information à un intermédiaire unique. Les gestionnaires des fonds sont particulièrement impliqués dans les premières phases de l'investissement afin de réduire les problèmes de sélection contraire. Une équipe de gestion reçoit un nombre considérable de propositions d'investissement par an et le nombre d'entreprises sélectionnées pour investissement est proportionnellement très faible. 3 Nous verrons que l'étude de cette asymétrie d'information a donné naissance à un vaste corpus théorique : la “théorie d'agence” Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 19 Le succès d'une équipe de gestion repose sur sa capacité à sélectionner ces entreprises efficacement. Les propositions d'investissement sont filtrées, afin d'écarter celles peu prometteuses ou ne correspondant pas aux critères d'investissement du fonds, généralement spécialisé par type d'investissement, secteurs d'activité ou localisation géographique. Cette spécialisation réduit le nombre des opportunités d'investissement et souligne le degré d'expertise nécessaire pour prendre des décisions d'investissement fructueuses. Les informations clé fournies avec la proposition d'investissement sont vérifiées et les principales hypothèses du Business Plan sont analysées. D'après Wright4, «les CI utilisent trois critères génériques pour filtrer leurs investissements : la viabilité et la nouveauté du projet, l’évolution de la performance des dirigeants et leurs qualités en termes d’intégrité et de leadership, la rentabilité espérée du projet et les possibilités de sortie.» En fonction de la maturité de l'entreprise, certains facteurs sont plus déterminants que d'autres. Pour les investissements dans des entreprises en création, les critères principaux sont la qualité des dirigeants de l'entreprise et la viabilité économique des produits ou des services développés par l'entreprise. Dans le cadre d'investissements dans des entreprises plus établies, le principal objectif consiste à obtenir une connaissance précise de l'entreprise et de son environnement. Si l'entreprise est en difficulté, l'effort est mis sur les discussions avec les principaux prêteurs. Dans le cas d'une entreprise familiale, les problèmes de succession sont au centre de l'attention. Pour les acquisitions avec beaucoup d'effet de levier, l'effort est mis sur la modélisation des flux de trésorerie. Ce processus d'analyse peut prendre plusieurs mois, avec de fréquentes visites au sein de l'entreprise, des rencontres avec le personnel clé et la participation d'avocats d'affaire, d'auditeurs et de consultants stratégiques. Des due diligences intensives sont nécessaires dans la mesure où peu d'information est accessible publiquement et où très souvent l'équipe de CI n'a jamais eu de relation avec l'entreprise. De fait, un fonds de CI repose en grande partie sur l'information qu'il est luimême capable de générer. L'asymétrie d'information entre les investisseurs extérieurs et les dirigeants de l'entreprise peut fausser la capacité des financiers à évaluer l'entreprise et leur faire prendre des décisions sous-optimales. 4 Mike Wright, “Le capital-investissement”, Revue française de gestion, 2002 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 20 Les fonds mettent en place des mécanismes de contrôle à chaque étape du processus d'investissement. Lorsqu'il s'agit de structurer l'opération d'acquisition, les fonds s'efforcent d'inciter les entrepreneurs et les dirigeants à la performance et à révéler l’information pertinente, en liant les rémunérations à la richesse créée, et en activant des clauses qui les récompensent en cas d'atteinte des objectifs (“earn-out”) ou d'échec. Il est également fréquent que les managers se voient octroyer des parts significatives dans l'entreprise. L'acquisition se fait généralement de manière graduée et par l'utilisation d'instruments financiers convertibles en actions. Les fonds garantissent leur contrôle de l'entreprise en négociant des sièges et des droits de vote aux conseils d'administration. Leur connaissance de l'entreprise, permise par les due diligences, et l'expertise acquise avec les autres investissements leur permet d'avoir un regard affuté sur le fonctionnement de l'entreprise. Même dans le cas d'un investissement minoritaire, il s'agit généralement au moins d'une minorité de contrôle. Les fonds de CI sont toujours parmi les principaux actionnaires, - ce qui leur donne une influence considérable pour garantir le respect de leurs intérêts-, et aucune décision stratégique majeure ne peut être prise sans leur accord. 2.2. Évolution et tendances du capital-investissement : l'éternel retour de Schumpeter Au fil des années, le marché du CI s'est considérablement sophistiqué. La généralisation de la LP comme principale forme organisationnelle régissant les interactions des différents acteurs du CI témoigne de la capacité de cette industrie à se structurer de manière optimale. Cette structure est optimale, au moins en apparence, dans la mesure où elle semble adaptée aux problèmes d'agence, particulièrement cruciaux lorsqu'il s'agit d'investir dans des entreprises non-cotées, pour lesquelles peu d'information est disponible. Nous verrons ultérieurement que la capacité du CI à surmonter les problèmes d'asymétrie d'information en fait un véhicule de financement privilégié pour les entreprises des économies émergentes, qui ont, pendant longtemps, brillé par leur manque de transparence. La montée en puissance du CI dans les pays émergents serait une conséquence de cette propension à analyser le risque d'un investissement dans ses moindres détails et la preuve que ce type de financement est le plus adapté à un environnement risqué. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 21 L'analyse de l'évolution du CI suggère que ce mode de financement n'a cessé de s'adapter au gré de son environnement. En réalité, il ne s'est pas simplement adapté et il a, notamment par le biais d'un intense lobbying auprès des autorités publiques, crée ses propres conditions de possibilité en stimulant les réformes du système législatif et fiscal. On peut donc s'interroger : le succès du CI est-il dû au fait qu'il soit et qu'il se soit adapté à son environnement, ou au contraire a-t-il exploité, «du dedans», son environnement pour s'imposer? D'une certaine manière, cette question est propre à tout débat ayant trait à l'analyse de l'évolution, en biologie ou en sciences humaines. L'économie s'inspire souvent du darwinisme et de la théorie de la sélection naturelle pour expliquer l'évolution de certains phénomènes économiques. Les théories de l'évolution et de la sélection naturelle ont imposé l'idée, à l'ensemble des champs d'investigation scientifique, que tout processus de changement et d'innovation se fait en réaction à des facteurs exogènes. Cela reviendrait à dire que le CI en tant qu'«espèce» économique, pour filer la métaphore biologiste, aurait évolué selon un processus d'adaptation aux contraintes imposées par son environnement économique, social et politique. On trouve dans Wikipedia une définition intéressante de la théorie de l'évolution : «L'environnement «encadre» ces mutations par le biais d'un phénomène appelé sélection naturelle : un gène présentant un avantage pour une espèce dans un environnement donné, permettant à ses représentants d'atteindre le mieux possible la maturité sexuelle, se répand chez les individus d'une même espèce, a contrario s'il est néfaste, il disparait. [...] C'est donc l'environnement qui décide de l'évolution des espèces, celles-ci évoluant pour être toujours plus adaptées à celui-ci.» La théorie de l'évolution, fournie par la biologie moderne et appliquée au CI, suggèrerait que le succès du CI s'explique avant tout par son adaptation à son environnement. En ce sens, la Limited Partnership, en tant que principale forme organisationnelle du CI, serait de facto la structure la plus adaptée aux contraintes agissant sur le CI. Pourtant, nous verrons que, pour s'imposer, le CI a dû agir sur son environnement. Son institutionnalisation s'est faite par la création d'une multitude d'associations, calquées sur le modèle de la US National Venture Capital Association (1973), qui ont milité auprès des autorités pour assurer leur propre croissance. En d'autres termes, l'évolution du CI s'est également faite de manière endogène par, pour reprendre un concept cher à Nietzsche, cette «volonté de puissance» qui permet à une espèce de s'imposer à son environnement. Dans un Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 22 fragment posthume intitulé « Contre le Darwinisme », Nietzsche proposait une conception de l'évolution radicalement opposée à celle de Darwin : «L'utilité d'un organe n'en explique pas la genèse, au contraire! Pendant la plus longue partie du temps où une qualité se forme, l'individu n'en bénéficie pas, elle ne lui sert pas, surtout dans la lutte contre les circonstances extérieures et ses ennemis.» Et Nietzsche d'aller plus loin: «L'influence des circonstances extérieures a été follement exagérée par Darwin. L'essentiel du processus vital est justement cette force immense de formation, qui crée des formes "du dedans", qui utilise, exploite les "circonstances extérieures".» Bref, dans une telle optique, l'environnement économique ne constituerait qu'un moyen pour le CI de se développer. Nous verrons que le CI procède à la fois d'une évolution nietzschéenne et darwinienne. D'un côté le CI a pu se développer en s'adaptant à sa réalité ambiante. D'un autre côté, il s'est imposé à l'environnement en exploitant les opportunités offertes par celui-ci. Deux conceptions de l'évolution aussi contradictoires que celles de Nietzsche et de Darwin semblent a priori impossibles à concilier. Pourtant, nous verrons que Schumpeter, qui s'était fait une spécialité de concilier l'inconciliable, a dessiné une théorie de l'évolution économique qui correspond bien au CI. 2.2.1. Entre adaptation à l'environnement économique et capacité à façonner l'environnement légal : Darwin ou Nietzsche? La gestation du CI et sa propagation se sont accélérées au rythme de la mondialisation. Apparu il y a 50 ans aux États-Unis, il a mis 30 ans pour s'imposer en Europe et 15 ans en Europe de l'est et en Amérique latine. Sous l'impulsion initiale des principales institutions de développement, le CI s'est attaqué aux économies émergentes. Il est solidement implanté en Asie depuis 10 ans et on assiste, depuis environ 5 ans, à son institutionnalisation dans les économies africaines et maghrébines. En 2007, 71% des investissements en CI avaient lieu aux États-Unis (contre 66% en 2000). Entre 2000 et 2007, la part de l'Europe est passée de 20% à 15%, essentiellement à cause d'une activité plus intense aux États-Unis. Pendant la même période, le CI est montée en puissance en Asie Pacifique, - particulièrement en Chine, à Singapour, en Corée du Sud et Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 23 en Inde-, et est passé de 6% à 10%. En 2007, les fonds de LBO concentrent une large majorité des investissements et représentent 89% du marché, contre 20% en 2000. Indéniablement, le CI a une influence considérable sur le fonctionnement du capitalisme mondiale au point que certains auteurs, à l'image de Michael Jensen5, y voient une véritable révolution et une remise en cause radicale du système traditionnel fondé sur les grandes entreprises cotées en bourse. Cet auteur, dès les années 80, prédisait l'éclipse du système traditionnel des entreprises financées par les marchés boursier au profit du monde du non coté. Pour Jensen, cette transformation s'expliquait par une mutation en profondeur du mode de gouvernance des entreprises et la nécessité d'une relation plus solide entre actionnaires et dirigeants. Cette idée d'une «éclipse» du système traditionnel au profit du CI s'est vue renforcée par la tendance des méga-fonds de LBO à racheter intégralement et à «sortir» des entreprises cotées des marchés boursiers. Comment en est-on arrivé là? Quels facteurs ont permis à ce modèle de financement de s'imposer comme une alternative possible au système traditionnel? Jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale, seuls quelques riches particuliers et familles aisées s'intéressaient à ce type de financement et le Capital-Investissement tel qu'il fonctionne aujourd'hui existe depuis la seconde moitié du 20e siècle seulement. L'origine du CI serait la création en 1946 de l’American Research and Development Corporation (ARD), dont le but consistait à lever des fonds auprès d’investisseurs institutionnels pour financer et aider les entreprises crées par des soldats revenant de la seconde Guerre Mondiale. Constatant que la distribution de la richesse aux États-Unis était de plus en plus concentrée entre les mains des institutions financières, les fondateurs de l'ARD souhaitaient initier la création d'institutions privées, susceptibles d'attirer des investisseurs institutionnels tout en subvenant aux besoins en capital et en expertise managériale des entreprises dans lesquels ils investissaient. Parallèlement à la création de l'ARD, on assistait à l'époque à la création d'organisations professionnelles similaires gérant les investissements en capital-risque des familles fortunées. Dans les années 50, le congrès américain a pris un certain nombre de mesures permettant de dynamiser le financement des petites entreprises. Avec le Small Business 5 Michael C. Jensen, “Eclipse of the Public Corporation”, Harvard Business Review, 1989 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 24 Investment Act (SBIC) de 1958, les législateurs ont favorisé la création d'organismes privés dont le but consistait à apporter du capital géré professionnellement à des entreprises risquées. Ces organismes étaient autorisés à apporter du capital sous forme de prêts et avaient droit à des réductions fiscales. Ils étaient néanmoins soumis à certaines restrictions, concernant la taille des entreprises dans lesquelles ils investissaient et la possibilité de prendre le contrôle des compagnies qu'ils rachetaient. Ces restrictions expliquent que les investisseurs institutionnels s'en soient détournés dans un premier temps. Dans les années 50, le fisc américain passait une loi, le code 1244, autorisant les petits investisseurs à défiscaliser les pertes engendrées par des investissements inférieures à $25000. A l'époque, le CI ne ciblait encore que des petites entreprises en création et se limitait au capital-risque. Les SBICs ont progressivement disparu sans jamais connaître de succès auprès des investisseurs institutionnels. Elles ont néanmoins permis à toute une classe de professionnels d'acquérir une expérience considérable. A partir des années 60, ces gestionnaires, estimant que les SBICs ne leur permettaient pas suffisamment de s'enrichir, ont formé un nombre significatif de «Limited Partnerships». La généralisation de cette forme organisationnelle par les gestionnaires de fonds de CI a attiré des investisseurs plus sophistiqués. Moins d'une décennie plus tard, le CI était finalement reconnu comme une industrie à part entière et, en 1973, la très influente US National Venture Capital Association voyait le jour. Un aspect remarquable du CI, au regard de son évolution historique, est la capacité de cette industrie à adapter son mode opératoire à la réalité économique et à transformer, sur un mode quasi dialectique, les obstacles en opportunités. Dans les années 70, un certain nombre de facteurs contribuaient à ralentir le rythme des investissements et freiner l'essor du CI. Entre autres facteurs, la faiblesse du marché des introductions en bourse limitait les possibilités de sortie des investissements. Paradoxalement, ce manque d'opportunités de «sortie» s'est révélé propice au CI. En incitant les gestionnaires à recentrer leur activité sur les investissements en cours au détriment de la recherche de nouveaux investissements, ce manque d'opportunités de sorties leur a permis de prendre conscience de l'importance à donner au suivi et au contrôle des entreprises en portefeuille. Loin de les décourager, ce contexte difficile a poussé les investisseurs à élaborer de nouvelles stratégies d'investissement. Malgré le ralentissement du financement Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 25 des start-up, les rendements des fonds de CI et les capitaux à disposition continuaient d'augmenter, annonçant la montée en puissance de l'industrie du CI des années 80. Progressivement, de nombreux fonds se sont redirigés vers l'acquisition d'entreprises plus établies. Le LBO était né. Grâce un intense lobbying entre 1978 et 1980, les fonds de CI sont parvenus à modifier la régulation des fonds de retraite (qui étaient jusqu'alors contraints d'investir en obligations), engendrant une croissance explosive de l'industrie. Le Ministère du Travail américain a réformé les règles limitant les investissements des fonds de pension et les a autorisé à investir dans le CI. La croissance du CI des années 80 a été renforcée par de nouvelles réformes législatives. L'industrie s'est servie de nouveaux décrets tels que le Small Business Investment Act de 1980 qui les définissait comme des entreprises de développement (ce qui offrait de nombreux avantages fiscaux). Par ailleurs, une nouvelle loi sur les stockoptions en 1981 a élargi la possibilité d'utiliser les stock options comme une alternative aux mécanismes de rémunération traditionnels, attirant ainsi de nouveaux investisseurs. En Europe, le développement de l'industrie du CI a peiné à démarrer dans les années 80 et a réellement pris forme dans les années 90. Des changements structurels et législatifs, notamment concernant la législation régissant les fonds de pension et les compagnies d'assurance, ont permis la libéralisation des choix d'investissements pour les investisseurs institutionnels. Le déplacement des actifs financiers des produits obligataires vers les investissements en actions s'est accéléré à la fin des années 90, grâce à un environnement économique marqué par une faible inflation et la libre circulation des capitaux permise par la création de l'Euro. Comme aux États-Unis, des réformes fiscales sur l'impôt sur les bénéfices ont servi de catalyseur pour les investissements en CI en Europe. Ce bref aperçu de l'évolution du CI aux États-Unis et en Europe révèle plusieurs choses. D'abord, le CI a pu prendre forme grâce à un environnement légal qui s'est progressivement ouvert à ce type de financement. Avec un système légal plus contraignant, le CI en serait certainement resté à sa version embryonnaire des années 50. Cela semble donner raison à une conception darwiniste de l'évolution du CI puisqu'il s'est développé en réaction à un certain nombre de mesures qui ont permis son existence. Nous sommes ici dans un schéma où les facteurs de changements sont exogènes. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 26 D'un autre côté, le CI s'est développé grâce à sa capacité à innover. Incontestablement, la création de l'ARD par Doriot, français naturalisé américain, était une innovation en soi et non le fruit d'une décision exogène des autorités publiques. De même, le fait que le CI ait milité pour son propre développement et ait su convaincre les autorités de faciliter son expansion (en permettant notamment aux fonds de pension de réorienter leurs capitaux vers le CI) donne raison à une conception davantage nietzschéenne, à savoir une forme de «volonté de puissance», une volonté de s'imposer à l'environnement. 2.2.2. Évolution du capital-investissement et destruction créatrice schumpéterienne Malgré les apparences, ces deux types d'évolution ne sont pas contradictoires. Schumpeter6, dans ses réflexions sur l'évolution économique laissait entendre que ces deux modes d'évolution peuvent coexister. Les allusions précédentes à Darwin et Nietzsche nous semblent pertinentes dans le sens où Schumpeter s'est inspiré de ces deux penseurs pour dessiner sa propre théorie de l'évolution économique (avec néanmoins une préférence plus ou moins implicite pour la philosophie de Nietzsche)7. Jusqu'à Schumpeter, les économistes, notamment les néoclassiques, avaient conçu un système économique «statique», fondé sur l'existence d'équilibres de type walrasien. Les changements et les innovations étaient alors perçus comme des réponses adaptatives à des chocs exogènes, tels que des changements technologiques, en capital, en besoins, en main d'œuvre, etc. Pourtant, pour Schumpeter, ces chocs exogènes ne peuvent provoquer que des réponses «adaptatives» de la part de la majorité des agents économiques. Il estimait de fait, -et cette idée était révolutionnaire en économie à l'époque-, que l'essence de l'évolution repose sur les activités humaines qui engendrent ces innovations, plus que sur les changements technologiques. Ainsi, Schumpeter est un des premiers économistes libéraux à remettre en question l'idée néoclassique (calquée sur la biologie darwiniste) de 6 J. A. Schumpeter, “Business Cycles. A Theoretical, Historical, and Statistical Analysis of the Capitalist Process”, McGraw-Hill Book Company 7 H. Reinert & E. Reinert, “Creative Destruction in Economics : Nietzsche, Sombart, Schumpeter”, Cambridge University Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 27 changements uniquement exogènes et à proposer un modèle économique dynamique, capable de changer de manière endogène. Dans son modèle de l'évolution capitaliste, les innovations donnent de l'impulsion à l'économie, elle-même dans un état constant de tumulte. Toutes les entreprises réagissent au changement induit par l'innovation en s'adaptant, mais les «réponses» créatives viennent des entrepreneurs. L'innovation peut prendre plusieurs formes. A titre d'exemple, Schumpeter mentionne le cas d'un nouveau produit, d'une nouvelle forme d'organisation ou la création d'un nouveau marché. Pour Schumpeter, les innovations arrivent souvent groupées, il parle de «grappes d'innovation», et émergent, dans une industrie, dans les périodes qui suivent des ruptures organisationnelles ou technologiques. Un concept clé dans la théorie schumpéterienne était celui des «nouvelles combinaisons», à savoir une réallocation innovante des ressources économiques, cumulée à des changements des formes organisationnelles. Dans un système économique, ces nouvelles combinaisons posent de sérieux problèmes d'ajustement : elles coexistent dans un premier temps avec les activités établies avant de commencer à les concurrencer puis à les remplacer. On retrouve ici un concept central dans l'ensemble de l'œuvre de Schumpeter, la «destruction créatrice», dont il propose une définition dans Capitalisme, socialisme et démocratie8 : «L'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle - tous éléments créés par l'initiative capitaliste. [...] [C'est un] processus de mutation industrielle si l'on me passe cette expression biologique - qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s'y adapter. » 8 J. A. Schumpeter, “Capitalisme, socialisme et démocratie”, 1947 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 28 Cette définition du concept de destruction créatrice est au centre de sa description analytique de l'évolution, telle qu'il l'a présentée dans Business Cycles. L'évolution économique s'articulerait de la manière suivante : Équilibre initial : le point de départ analytique est un système économique basé sur des comportements routiniers solidement enracinés. Ce système a atteint un équilibre qui permet aux agents, année après année, d'opérer de la même manière Innovation : l'équilibre initial se rompt lorsqu'une minorité d'innovateurs créent leurs entreprises. Cela mène à une reprise de l'économie, mais progressivement la diffusion des innovations s'éteint à cause de l'épuisement des nouvelles qualifications nécessaires et des difficultés à innover dans des conditions de déséquilibre Nouvel équilibre par un processus de destruction créatrice : éventuellement, l'impulsion innovante est insuffisante pour maintenir la reprise économique. La baisse d'activité accentue le processus concurrentiel de destruction créatrice, avec certaines anciennes entreprises éliminées du système économiques tandis que d'autres survivent en détruisant leur manière de faire. A la fin un nouveau système émerge et s'établit. Le concept de destruction créatrice et la théorie de l'évolution proposée par Schumpeter prennent tout leur sens en regard de l'évolution du CI : Indéniablement le CI est en soi une innovation apportée par Georges Doriot, fondateur de l'ARD et considéré comme le «père du Capital-Risque». Le premier, il a posé les bases de l'institutionnalisation du CI. Le remplacement des SBICs par les «Limited Partnerships» est un exemple d'innovation organisationnelle et de destruction créatrice (en s'imposant, la «Limited Partnership» a rendu obsolète les formes organisationnelles précédemment utilisées par le CI). La capacité de certains professionnels du CI dans les années 70 à élaborer de nouvelles stratégies d'investissement constitue un autre exemple, dans la mesure où ces professionnels ont, tout simplement, inventé une nouvelle branche du CI en ciblant des entreprises plus établies. Cette nouvelle branche du CI a pris de l'ampleur au point de prendre largement le pas sur le Capital-Risque. Les Gps ont constamment innové et imaginé de nouvelles modalités de financement, l'innovation la plus flagrante à ce jour étant sans doute le LBO. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 29 Le CI a su trouver de nouveaux débouchés, en terme de capitaux, en incitant les autorités publiques à autoriser les fonds de pension à diversifier leurs investissements. Nous verrons plus tard que la référence à Schumpeter est d'autant plus intéressante que le CI est sans doute la pratique financière la plus à même de financer l'innovation. Ce qui nous intéresse ici, c'est que le paradigme proposé par Schumpeter semble tout à fait en mesure d'expliquer l'évolution du CI en tant qu'«espèce» économique. Le CI est en perpétuel renouvellement, à la fois par les contraintes imposés par son environnement et par la capacité de certains professionnels à innover et à imaginer de nouvelles modalités d'investissement. La récente remise en question du LBO est représentative d'une activité qui, alors qu'elle était devenu quasiment routinière et que de nombreux auteurs s'imaginaient que le LBO constituait une forme d'équilibre pérenne du CI -, tend par essence à trouver de nouvelles sources de développement. 2.2.3. Crise du marché des LBO : éclipse et mutation du capitalinvestissement L'envol du CI a été interprété comme l'avènement d'un nouvel ordre financier. Depuis le début du 20ème siècle, les entreprises cotées en bourse étaient au cœur du système économique et financier. Or la dimension colossale de certains fonds de LBO, - lesquels, depuis le début du 21e siècle, concentrent plus de 80% des capitaux en CI -, et la normalisation de transactions de type «public-to-private» (acquisition d'une entreprise cotée pour la sortir de bourse) étaient en effet susceptibles de modifier en profondeur le fonctionnement du système économique. La poussée des opérations de «public to private» par des fonds d'investissement semblait remettre en question la prééminence des entreprises cotées. L'économiste et spécialiste des organisations Michael Jensen, dans un article très commenté intitulé The Eclipse of Public Companies paru en 1989, émettait déjà l'hypothèse d'une marginalisation à venir des entreprises cotées. Les implications tant sur la gouvernance que sur les investissements étaient considérables. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 30 Pour Jensen, le fait que les fonds de CI possèdent la quasi totalité des entreprises dans lesquelles ils investissent permet une rémunération plus incitative des dirigeants et une organisation plus efficace et moins coûteuse. Les leviers d'action de ces fonds sur les entreprises qu'ils possèdent sont plus importants que pour les actionnaires traditionnels, trop dispersés. La substitution du CI au système traditionnel était révolutionnaire selon lui car elle modifiait complètement le mode de gouvernance de ces entreprises, en favorisant des relations beaucoup plus solides entre dirigeants et actionnaires. Pourtant la crise des subprimes a remis en question la pérennité du LBO et suggère que les spéculations de Jensen sur l'avenir des entreprises cotées étaient un peu hâtives. Les fonds de LBO sont spécialisés dans l'acquisition d'entreprise en ayant recours à de la dette, remboursée par les cash-flows générés par l'activité de cette même entreprise. Certaines opérations de LBO ont fait grand bruit du fait de l'endettement massif des entreprises rachetées. Dans certain cas, le ratio equity/endettement était de 1 sur 8. Les banques se prêtaient d'autant plus facilement au jeu qu'elles s'étaient par ailleurs spécialisées dans la structuration de la dette LBO, qu'elles revendaient à d'autres véhicules financiers comme les fonds de titrisation (qui portaient également de la dette immobilière). Le système était devenu un peu délirant. Ces fonds avaient trop de liquidités à disposition et, ne pouvant pas laisser stagner les capitaux qui leur étaient confiés, se sont mis à se revendre des entreprises entre eux pour faire tourner leur portefeuille. Bref le système des LBO tournait à vide. Or cet âge d'or du LBO semble bel et bien révolu. L’assèchement du marché du crédit rend incertain le future des fonds de LBO qui ne peuvent plus se reposer sur un marché de la dette suffisamment liquide. Avec ces modifications des conditions de financement, les fonds de LBO perdent leur attrait. Les fonds de LBO brillaient par leur sophistication et symbolisaient l'innovation financière du CI, et aujourd'hui ils ne trouvent plus de quoi continuer leur activité. Ils se voient reprocher tous les maux des économies dans lesquelles ils étaient pourtant appelés à régner. Peut-être à tort, on met sur leur compte l'endettement généralisé des entreprises européennes et américaines. Le crédit se raréfiant, les acquisitions seront désormais plus difficiles à clôturer et les fonds auront de plus en plus de mal à revendre leurs participations dans de bonnes conditions. Les fonds de LBO, compte tenu de la conjoncture actuel, semblent discrédités et il parait probable que les autorités, sous la pression populaire, modifient les conditions légales Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 31 qui régissent les fonds de CI. On devrait logiquement tendre vers davantage de régulation (du moins dans les économies développées). Steven N. Kaplan et Per Strömberg9 estiment que le LBO avait atteint une apogée en 2007. Pour ces auteurs, les rendements des investissements des fonds de LBO effectués pendant la période 2005-2007 seront certainement décevants : la mauvaise conjoncture, notamment sur le marché de la dette, rend difficile les sorties d'investissements à des valorisations aussi élevées qu'au moment des acquisitions. Ils pensent que de nombreuses transactions effectuées pendant la période faste du CI étaient davantage tirées par la disponibilité de la dette pour financer les acquisitions que par les améliorations potentielles des opérations et de la gestion de ces entreprises. La baisse des rendements de ces fonds devrait en retour freiner le niveau des levées de fonds. Cela ne veut pas dire pour autant que l'industrie du CI n'a plus de beaux jours devant elle. Le CI a démontré sa capacité à s'adapter et à façonner la réalité économique. Pour Brian Cheffins et John Armour10, il ne s'agit que d'une «éclipse du capital-investissement» qui devrait mener à une mutation de son fonctionnement. Ici encore, la théorie de Schumpeter sur les dynamiques qui sous-tendent l'évolution du système économique prend tout son sens. Schumpeter nous expliquerait certainement que le succès des fonds des LBO portait en lui les conditions de possibilité de son propre déclin. Incontestablement, le CI est sujet à des cycles, où des phases de prospérité alternent avec des phases de dépression. Les cycles en CI dépendent notamment : des rendements des fonds de CI, du niveau des taux d'intérêt, de la situation sur les marchés boursiers et de l'environnement légal, ainsi que de la capacité des professionnels du CI à innover et imaginer de nouveaux débouchés à leur activité. Cette dimension cyclique est mise en évidence dans le graphique suivant. La période actuelle, marquée par une remise en question du fonctionnement du LBO pourrait être interprétée comme une phase de récession du CI. 9 Steven N. Kaplan & Per Strömberg, “Leveraged Buyout and Private Equity”, 2008 10 Brian Cheffins & John Armour, “The Eclipse of Private Equity”, 2007 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 32 Graphique 1. Cycles du Capital-Investissement Source : Annual Reports, Venture Economics Kaplan et Strömberg estiment que les difficultés actuelles des fonds de LBO devraient contraindre ces derniers à faire, au moins dans un premier temps, des investissements avec moins d'effets de levier. Certes, cela risque de réduire les rendements potentiels des fonds de CI (et leur niveau de rémunération), mais, - dans la mesure où le CI parvient en théorie11 (nous y reviendrons) à créer de la valeur -, ils devraient continuer à générer des rendements supérieurs aux marchés boursiers. Les fonds de CI auront probablement davantage tendance à prendre des positions minoritaires, au lieu d'acquérir des entreprises dans leur totalité (cela suppose également un ralentissement des transactions «public to private»). Les fonds ont acquis par le passé l'expertise nécessaire aux investissements minoritaires, notamment en capital-risque et en capital-développement. En retour, le progrès et la sophistication des transactions générés par les LBO donnent aux professionnels du CI un savoir-faire supplémentaire pour mieux gérer les investissements minoritaires. Souvenonsnous, les difficultés connues par les capitaux-risqueurs dans les années 70 avaient poussé les 11 Deux écoles s'opposent pour déterminer dans quelle mesure le CI crée de la valeur : d'un côté les tenants de la “théorie d'agence”, pour lesquels le CI minimise les coûts d'agence, de l'autre ceux qui pensent que le CI apporte un soutient stratégique aux dirigeants d'entreprise. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 33 fonds de CI à imaginer de nouvelles stratégies d'investissement et à redéployer l'expérience acquise au fil des ans vers l'investissement dans des entreprises plus établies. On devrait assister, avec la difficulté actuelle des fonds de LBO, à un retournement similaire. La demande en investissements minoritaires de la part des entreprises et de leur dirigeants a cru ces dernières années. Même dans le cas d'entreprises cotées en bourse, l'hostilité des dirigeants à l'égard des hedge funds et de leur vision court-termiste pourrait contribuer à améliorer l'image des fonds de CI, en les présentant comme une alternative bénéfique au cynisme des spéculateurs. La zone de turbulence actuelle traversée par l'industrie du CI n'est pas sans rappeler la phase de déséquilibre décrite par Schumpeter dans son séquençage analytique des dynamiques de l'évolution économique. Certes les facteurs de turbulence sont en partie exogènes (en l'occurrence la contrition du marché du crédit), néanmoins les fonds de CI qui s'imposeront seront ceux capables à la fois d'innover et de s'adapter à la nouvelle réalité économique. Dans un processus similaire à la sélection naturelle en biologie, les fonds incapables de s'adapter seront éliminés et les fonds survivants calqueront leur mode opératoire sur les plus innovants. La tendance sera dorénavant aux entreprises plus petites. Les fonds s’attaqueront davantage aux marchés étrangers et émergents ou s’allieront à des partenaires stratégiques, dans de nouvelles formes de transaction. Sans surprise, le retournement économique explique la résurgence des investissements dans les entreprises en difficulté, dans la mesure où les prêteurs, comme les investisseurs s’adaptent aux nouvelles réalités. Le CI a démontré par le passé sa capacité à transformer sur un mode quasi dialectique les obstacles en opportunités. De toute évidence, une économie faible est synonyme d’opportunité du point de vue de l’investisseur. Ainsi, loin de signer sa mort, la crise actuelle du LBO devrait marquer l'avènement d'un nouveau type de CI. Les 300 fonds de pension les plus importants ont dépassé la valeur cumulée de 10.000 milliards de dollars en Septembre 2007, or la baisse récente sur les marchés boursiers, les faillites de nombreux hedge funds et la crise du LBO poussent ces investisseurs institutionnels à redéployer leur capitaux. Les grands gagnants seront certainement les fonds qui, avant les autres, ont innové et exploré de nouveaux territoires. Les fonds spécialisés dans les économies émergentes Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 34 devraient bénéficier de la crise et attirer les capitaux des fonds de pension, contraints, compte tenu de l'incapacité des fonds de LBO à générer des rendements suffisants -, de se rediriger vers des activités autrefois jugées trop risquées ou trop peu rentables. En outre, les fonds de CI dans les économies émergentes devraient bénéficier de la convergence de deux tendances actuelles de la mondialisation. La première procède de ce qu’Aglietta et Le Cacheux appellent la « diachronie des transitions démographiques »12 qui remodèle les rapports Nord-Sud : «les pays du « Nord », dont les populations sont riches et vieillissantes, ont une capacité d’épargne et d’accumulation patrimoniale élevée, mais des possibilités d’investissement productif rentable chez eux relativement limitées, en raison du faible dynamisme de leur population active ; les pays « du Sud » sont moins développés mais leurs populations, plus jeunes et plus dynamiques (bien qu’ayant, pour la plupart, déjà entamé leur transition démographique) ont des capacités d’épargne bien moindres, mais font face à des potentialités d’investissement rentable plus importantes». La deuxième tendance favorable au CI dans les économies émergentes résulte de l'accumulation de liquidités par les autorités des pays asiatiques et arabes. Cette accumulation de liquidités, couplée à la baisse du dollar, a poussé les autorités de ces pays à trouver de nouveaux moyens d'investir notamment par le biais de fonds souverains13, lesquels tendent à investir des montants de plus en plus importants dans les fonds de CI, voir à lever des fonds eux-mêmes. Les licenciements massifs dans les milieux financiers forcent déjà les banquiers d'affaires à s'ouvrir vers de nouveaux horizons professionnels ; certains d'entre eux mettront certainement leur expertise technique au service des fonds d'investissement émergents. Ainsi, les économies émergentes, y compris africaines et maghrébines, constituent un nouvel eldorado pour le CI. 12 13 M. Aglietta & J. Le Cacheux, “De la première à la seconde globalisation”, Revue de l'OFCE, 2007 J. de Larosière, “Les nouvelles dynamiques de la finance mondiale : un rééquilibrage par les pays émergents?” Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 35 2.2.4. A la découverte de territoires vierges Malgré la crise actuelle, l'expansion du CI semble inéluctable. Initialement limité aux pays développés, il prend du terrain dans les pays émergents. Une étude de l'Emerging Markets Private Equity Association révèle que ce phénomène d'expansion s’est accéléré considérablement en 2007. 204 fonds ciblant les pays émergents auraient levés près de 59 milliards de dollars, soit une augmentation de 78% par rapport aux 33 milliards de dollars collectés en 2006. Tous les continents sont concernés, même l'Afrique où, selon l'African Venture Capital Association, les levées de fonds en 2006 ont plus que doublé par rapport à 2004 pour atteindre 2,3 milliards de dollars. En 2006, l'Asie concentrait 58% des fonds de CI, l'Amérique latine 8%, la Russie et les anciens pays soviétiques 10%, le Proche-Orient et l'Afrique du Nord (MENA) 8% et l'Afrique 7%. Les fonds destinés à la zone MENA ont cru de 50% sur la période. Pourtant, les débuts du CI dans les économies émergentes furent difficiles14. Dès les années 90, les investisseurs identifiaient de nombreuses entreprises insuffisamment capitalisées. Les investisseurs y voyaient une opportunité, dans la mesure où ce manque de capitaux impliquaient des valorisations faibles (et donc des rendements intéressants). Les conditions macroéconomiques s'amélioraient et les gouvernements locaux semblaient plus réceptifs aux sirènes du CI. Néanmoins, si toutes les conditions paraissaient réunies, la myriade de fonds levés dans les années 90 n'a pas généré les rendements escomptés. Ces fonds se contentaient de répliquer le fonctionnement du CI dans les pays développés. Les institutions financières de développement, dans l'objectif de promouvoir le développement du secteur privé, encourageaient les investisseurs à reproduire les mêmes structures et les mêmes approches d'investissement, malgré les différences flagrantes en termes de régulation et de système légal. Les gestionnaires utilisaient les processus habituels pour identifier, analyser, valoriser les entreprises ciblées et structurer les transactions, ce malgré les différences en termes de normes comptables, de gouvernance d'entreprise et d'opportunités de sorties. 14 R. Leeds & J. Sunderland, “Private Equity investing in Emerging Markets”, John Hopkins University, 2003 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 36 Malgré l'injection massive de capitaux par les principaux organismes de développement, - tels que l'IFC (la branche de la banque mondiale dédiée au développement du secteur privé), la Banque Européenne d'Investissement, la Banque Européenne de Reconstruction et de Développement ou encore la Proparco (filiale française de l'Agence Française pour le Développement), la FMO (néerlandaise) et la CDC (anglaise) -, le CI dans les économies émergentes ne générait pas les résultats escomptés. Les principales raisons mises en avant pour expliquer l'échec initial du CI dans les économies émergentes sont les suivantes : Un problème de gouvernance: les entreprises des économies émergentes sont peu transparentes et leur dirigeants ont du mal à se faire à l'idée qu'il faille rendre des comptes à des personnes extérieures à l'entreprise. C'est d'autant plus le cas lorsqu'il s'agit d'entreprises familiales, où les intérêts de l'entreprise et du fondateur sont intrinsèquement mêlés. Les coûts d'agence induits par ce manque de transparence sont particulièrement élevés et peuvent facilement engendrer des décisions d'investissement sous-optimales. Des possibilités limitées de recours légal : de nombreux exemples ont montré la limite des recours possibles en cas de litiges sérieux avec les dirigeants, même lorsque les accords signés sont valables. Des marchés des capitaux déficients : le rendement d'un investissement est entièrement dépendant de sa valorisation à la sortie. Dans les économies développées, les fonds préfèrent souvent sortir par le biais d'une introduction en bourse. Or il est d'autant plus dur d'orchestrer une sortie profitable dans un pays émergent puisque les places boursières y sont peu développées. Malgré ces problèmes initiaux, les fonds n'ont pas lâché le morceau. Une deuxième vague de fonds, à la fin des années 90 en Asie et en Amérique latine et au début du 21ème siècle dans les autres économies émergentes, a connu un plus grand succès. A la différence des premières tentatives, les fonds se sont davantage adaptés à la réalité économique de ces pays et ont innové leur manière d'investir. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 37 Alors que les premiers fonds étaient essentiellement dirigés par des occidentaux, basés aux États-Unis et en Europe, ils se sont progressivement rapprochés des marchés ciblés, en créant des antennes sur place et en embauchant des professionnels originaires de ces régions. Ce rapprochement géographique et culturel s'est avéré la seule manière d'acquérir ce «sixième sens» indispensable pour discerner les bonnes opportunités des mauvaises. Le CI dans les économies émergentes est, financièrement, moins sophistiqué mais requiert de la part des investisseurs une plus grande implication dans la gestion des affaires courantes de l'entreprise. Ce qui compte, ce n'est pas tant d'optimiser la structuration de la transaction que de garantir activement l'amélioration de l'entreprise tout au long de la participation. Cela explique qu'on trouve proportionnellement davantage d'anciens consultants que d'anciens banquiers d'affaire par rapport au CI dans les pays développés. La dimension humaine est également très importante, lorsqu'il s'agit d'entreprises familiales. Les fonds de CI ont également modifié leur manière de sélectionner les investissements potentiels. Plutôt que d'attendre des propositions d'investissements ou des «pitchs» apportés par des banquiers d'affaire, les fonds ont adopté une approche plus proactive. Les investisseurs choisissent d'abord les secteurs dans lesquels ils veulent investir (soit parce qu'ils ont l'expertise nécessaire soit parce que le secteur leur paraît prometteur) puis sélectionnent et démarchent les entreprises qui leur paraissent adaptées. Enfin, dans la mesure où les possibilités de sortie par le biais d'une introduction en bourse sont limitées, les investisseurs élaborent les sorties envisageables dès les premières phases du processus d'investissement. Souvent la décision d'investir dépend des possibilités de sortie. Ainsi, le CI a dû imaginer de nouveaux modes opératoires pour s'imposer dans les pays émergents. On retrouve ici cette idée chère à Schumpeter de changements endogènes permis par les innovations de certains fonds. Par ailleurs, à l'image du CI aux États-Unis, le CI a facilité son expansion dans les pays émergents en incitant les autorités locales à faire évoluer leur système légal. En effet, le CI ne peut exister que dans la mesure où on l'y autorise. Arguant de la nécessité de ces économies à s'ouvrir aux investissements étrangers pour accélérer leur développement, les institutions de développement ont joué un rôle de catalyseur en promouvant des réformes telles que : Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 38 de nouvelles réglementations garantissant le respect des droits des actionnaires, notamment minoritaires, la mise en place de normes de gouvernance et de réglementations forçant les entreprises à une plus grande transparence, la libéralisation des contraintes auxquelles les investisseurs institutionnels locaux sont soumis des mesures permettant de faciliter l'accès aux marchés boursier et de les stimuler. Paradoxalement, alors que le CI est en crise et fait débat dans les économies développées, il semble au contraire être encouragé dans les économies émergentes. Les institutions financières de développement considèrent le CI comme un instrument privilégié pour le développement économique. Il serait à la fois un facteur de dynamisme, d'accélération économique et de création de valeur. Il permettrait de fluidifier la machine économique en servant d’intermédiaire dans le processus de financement. Il contribuerait à la diversification économique et à la croissance et créerait des emplois. Enfin cette forme active d'investissement permettrait de transférer des compétences en injectant du savoir faire dans les entreprises. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 39 3. Le capital-investissement : facteur de développement? On pourrait trouver curieux que des organismes de développement s'acharnent à faciliter l'expansion du CI dans les économies émergentes alors que ce mode de financement soulève de nombreux débats dans les pays développés. Avec le récente crise des LBO, certains commentateurs économiques ont pointé du doigt les dérives d'un système qui s'est goinfré lorsque le marché de la dette était suffisamment liquide et a permis à certains dirigeants de fonds d'amasser des fortunes colossales. Le cynisme des fonds de CI et le manque de considération pour les salariés des entreprises rachetées permettent à certains de décrire le CI comme une nouvelle forme de parasitisme financier. Pourtant, certains économistes mettent en avant les atouts de cette forme de financement : le CI permettrait entre autre d'optimiser la résolution des problèmes liés aux coûts d'agence et de stimuler l'innovation. Par ailleurs, le CI jouerait un rôle important pour améliorer la transparence des entreprises. En cela, le CI serait particulièrement adapté aux problèmes auxquels les économies émergentes doivent faire face. 3.1. Une pratique financière controversée Nous verrons dans cette partie que les critiques à l'égard du CI se font beaucoup plus virulentes. Les fortunes amassées par quelques stars du private equity dérangent. Le CI dans l'imaginaire collectif s'apparente à de la prédation financière. Les acteurs du private equity se défendent en arguant de leur utilité économique. De nombreux économistes ont pris la défense du CI, notamment les tenants de la théorie d'agence pour lesquels le capital-investissement permet de résoudre les problèmes inhérents à l'investissement : les problèmes d'asymétrie d'information. 3.1.1. Prédateurs ou libérateurs? Les critiques à l'égard du CI interviennent essentiellement à deux niveaux. Le premier niveau, très général, rassemble tous les opposants à un capitalisme débridé. On y trouve à la Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 40 fois des syndicats, des chantres de l'altermondialisme ou des politiques jugeant immoral le fonctionnement actuel du système capitaliste. Le deuxième niveau est d'ordre technique. Certains économistes remettent en question la pertinence du CI et réfutent l'argument selon lequel le CI serait une forme organisationnelle de financement plus efficace que les autres. Nous citions précédemment les propos du journaliste Ignacio Ramonet pour lequel «un nouveau capitalisme s’installe, encore plus brutal et conquérant [...] celui d’une catégorie nouvelle de fonds vautours, les private equities, des fonds d’investissement à l’appétit d’ogre disposant de capitaux colossaux.» Ces propos résument bien l'opinion que se fait une large partie de l'opinion publique, déroutée par l'ampleur prise par le CI ces dernières années et l'enrichissement personnel de certains investisseurs professionnels, dans un contexte où les journaux télévisés rabâchent continuellement la baisse du pouvoir d'achat des classes moyennes. Stephen Schwarzman, le P-DG de Blackstone, a fait couler beaucoup d'encre en s'exhibant en couverture du magazine américain Fortune en 2007 et en annonçant avoir gagné plus de 400 millions de dollars en 2006. La pilule était dur à avaler pour les milliers de salariés victimes des restructurations imposées par la logique de rentabilité des fonds de LBO. Jusqu'alors, les financiers préféraient rester discrets sur leur richesse personnelle, conscients d'être associés, dans l'imaginaire collectif, au cynisme et au fameux «Greed is good» de Gordon Gekko, ce financier incarné par Michael Douglas dans le film Wall Street. L'arrogance des fonds d’investissement et leur pénétration dans l’ensemble de la sphère économique signerait pour certains l’avènement d’une nouvelle ère du capitalisme. Des syndicats et des personnalités politiques de tous bords y voient la marque d’un «monde qui marche sur la tête» pour reprendre l'expression de Nicolas Sarkozy, un monde où une poignée de financiers avides s’approprieraient les richesses créées par les entreprises et leurs salariés. Le CI s'apparenterait à une forme de coup d’état de la finance sur l’économie réelle. Buzz Hargrove, le patron du Syndicat du secteur privé des travailleurs canadiens de l'automobile (TCA), la plus importante organisation syndicale canadienne, expliquait dans un article du New York Times de 2007 que «l’histoire du capital-investissement a consisté à acheter, puis détruire de nombreux emplois et enfin partir avec beaucoup d’argent pour une poignée de personnes». Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 41 Le CI est attaqué de toutes parts. En 2007, l'Union internationale des employés des services (UIES), un syndicat américain qui rassemble plus de 1,8 millions de salariés aux États-Unis et au Canada, a lancé une vaste campagne de sensibilisation sur les dérives des fonds de CI, particulièrement les méga-fonds de LBO. L'UIES critiquait notamment le fait que le « Carried Interest » (la part de rémunération des CI prélevés sur le rendement de leurs investissements) soit soumise à un traitement de faveur par la législation fiscale. D'autres économistes critiques à l'égard du CI se sont davantage intéressés à son fonctionnement. Ils cherchent à contrecarrer l'argument avancé par le CI, selon lequel le CI permettrait, par sa nature même, de «créer de la valeur». Pour Edward Chancellor15, économiste pour Breakingviews.com, la capacité des fonds de LBO à créer de la valeur s'expliquerait par l'utilisation d'astuces financières permettant de gonfler les rendements affichés, en s'offrant par exemple des dividendes considérables juste après une acquisition. Par ailleurs, les rendements élevés des fonds de LBO dériveraient largement de l'utilisation massive de l'effet de levier (pour Chancellor les entreprises cotées auraient affiché des résultats similaires à celles achetées par des fonds de LBO avec un endettement équivalent). Certains chercheurs mettent en avant l'existence de conflits d'intérêt entre Gps et Lps. Ainsi les opérations «public to private» permettraient aux fonds de LBO de dissimuler au public le risque associé à un fort endettement (lequel ferait baisser le cours de l'entreprise sur le marché boursier) et de faire paraître leur investissement moins volatiles aux yeux des Lps qu'ils ne le sont vraiment. Enfin la liquidité du marché de la dette aurait contribué à gonfler artificiellement les performances des fonds de LBO. Pourtant, les professionnels du CI se sentent injustement mal-aimés. Ils justifient leurs salaires mirobolants en expliquant que le système capitaliste ne fonctionnerait pas aussi bien sans eux. Ils s'appuient sur des études prétendument scientifiques qui démontreraient la capacité des fonds de CI à : créer de la valeur pour les entreprises achetées, générer des performances supérieurs pour les fonds de pension et autres investisseurs, 15 E. Chancellor, “The Case against Private equity”, Breakingviews.com, 2007 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 42 générer de l'emploi. Indéniablement l'attitude des représentants politiques et des syndicats à l'égard du CI est paradoxale. D’un côté, les salariés et leurs représentations syndicales redoutent la montée en puissance de ces fonds d’investissement et le cynisme avec lequel ils restructurent en profondeur les entreprises qu’ils acquièrent. D’un autre côté, le système actuel de financement des retraites, notamment dans les économies les plus développées (États-Unis, RoyaumeUni), est de plus en plus dépendant des performances des investissements des fonds de pension. En d’autres termes le capital-investissement est vécu comme une menace par de nombreux travailleurs tout en étant un facteur décisif du financement de leur retraites et de leurs contrats assurances. Aux États-Unis, de nombreux syndicats, - ceux-là même qui critiquent le fonctionnement du CI -, siègent aux conseils d’administration de ces fonds de pension qui nourrissent en capital les fonds de CI (et bénéficient de leurs performances supérieures). Ainsi, le CI, quoique controversé, est devenu un rouage essentiel du système. On constate également que c'est avant tout les opérations de LBO qui sont visées par les critiques. Les autres branches du CI, telles que le capital-risque ou le capitaldéveloppement sont jugées plus favorablement par l'opinion public. Quels que soient les reproches faits au CI, force est de constater que le CI offre une alternative intéressante au modèle traditionnel des entreprises cotées en bourse. 3.1.2. Capital-investissement et théorie d'agence La publication en 1932 de The Modern Corporation and Private Property par Adolf Berle et Gardiner Means a marqué un tournant dans l'histoire du capitalisme. Les auteurs révélaient les tensions potentielles qui peuvent émerger entre dirigeants d'entreprise et investisseurs extérieurs. Ils expliquaient qu'une entreprise, en ouvrant son capital à un public dispersé, permet aux dirigeants de contrôler les opérations quotidiennes de l'entreprise à l'abri des regards et de profiter de leur position privilégiée pour s'enrichir aux dépens des investisseurs extérieurs. Les faillites retentissantes d'Enron ou de WorldCom suggèrent que les craintes de Berle et de Means restent d'actualité. Les actionnaires des entreprises cotées sont souvent trop dispersés pour pouvoir surveiller les agissements des dirigeants et réagir en Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 43 cas de dérive (les procédures judiciaires sont très coûteuses pour les actionnaires minoritaires). Depuis les travaux de Berle et de Means de nombreux chercheurs se sont penchés sur la question. Elle est d'autant plus épineuse pour les tenants du néo-libéralisme qu'elle remet en cause l'idée libérale selon laquelle les marchés seraient parfaits et donc capables de réaliser l'équilibre économique du marché walrasien. Les questions liées à ce nouveau paradigme ont donné naissance à un vaste corpus théorique sous le nom de théorie de l'agence. La théorie de l'agence s'intéresse aux problèmes qui surgissent lorsqu'«une ou plusieurs personnes (principal) engage une autre personne (agent) pour exécuter à son nom une tâche quelconque qui implique une délégation d’un certain pouvoir de décision à l’agent». Les managers sont les «agents» et les actionnaires extérieurs les «principal». Cette théorie part du principe que tous les individus cherchent à maximiser leur utilité et sont susceptibles de chercher à profiter de l'asymétrie d'information. Les problèmes viennent du fait que les fonctions d'utilité de l'agent et du principal divergent. Pour Jensen et Meckling16, le dirigeant, laissé à lui-même, cherche à détourner certaines ressources de l'entreprise pour son propre usage et à se maintenir à sa place, au détriment de l'intérêt des actionnaires. De plus, dans une entreprise familiale où le dirigeant est lui-même actionnaire, les différences entre les horizons de temps des actionnaires-dirigeants et actionnaires extérieurs engendrent des divergences supplémentaires (le dirigeant est davantage préoccupé par le long terme et donc moins enclin à prendre les risques qui contribueraient à augmenter la valeur de l'entreprise à moyen terme). Il existe des mécanismes de gouvernance qui permettent de limiter ces conflits d'agence, tels qu'une surveillance renforcée ou la limitation du pouvoir décisionnel de l'agent, mais ces mécanismes ont des coûts. Les coûts associés à la relation agent-principal sont appelés coûts d'agence. Ils incluent le temps et l'argent que le principal doit dépenser pour négocier des protections contractuelles avec l'agent et pour surveiller l'agent pendant la durée de vie du contrat. Si les termes du contrat ne sont pas respectés ou si le contrat s'avère 16 M. Jensen & W. Meckling, “Theory of the firm : managerial behavior, agency costs, and ownership structure”, Journal of Financial Economics, 1976 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 44 incomplet, des coûts supplémentaires seront générés par les procédures d'arbitrage et les interventions judiciaires. Certains théoriciens, parmi lesquels Jensen et Meckling, vont jusqu'à dire que les entreprises sont en réalité des “nœuds de contrats” entre toutes les parties prenantes (acheteurs et fournisseurs, salariés et employeur, actionnaires et dirigeants, etc.). Ces coûts d'agence ajoutent des coûts supplémentaires au coût du capital et donc à l'ensemble des coûts générés par l'activité de l'entreprise. Pour les tenants de la théorie d'agence «normative», il serait possible de minimiser ces coûts en élaborant efficacement les lois et les contrats et donc augmenter l'attractivité d'un investissement. La théorie d'agence, ou «théorie juridicofinancière» suggère, comme l'explique Stephen Diamond17, que le corpus légal américain et les structures financières élaborées au fil des décennies auraient principalement pour but de résoudre les problèmes hérités des conflits entre managers et investisseurs. Pour Jensen, certaines formes organisationnelles sont plus aptes que d'autres à minimiser ces coûts d'agence (théorie d'agence «positive»). Ce serait le cas notamment du CI, en concentrant le contrôle et la propriété en une seule institution. Ainsi, le succès des transactions «public to private» s'expliquerait par la capacité du CI à résoudre les problèmes d'agence des entreprises cotées. M. Jensen dans Eclipse of the Public Corporation prédisait la fin des entreprises cotées déjà en 1989 et n'a eu de cesse depuis de se faire le chantre du CI. En effet, en CI, le contrôle exercé par le principal sur l'agent limite considérablement le risque que l'agent profite des asymétries d'informations. Les fonds mettent en place un ensemble de mécanismes de contrôle et d'incitation pour garantir le respect de leur intérêt. Non seulement le mandant peut s'immiscer dans le processus décisionnaire, mais il peut également déterminer la composition de l'équipe dirigeante. Par ailleurs, le fait que les investissements aient une durée limitée (et, dans certains cas, comme en LBO, imposent à l'entreprise le remboursement de la dette contractée pour financer la transaction) place le dirigeant dans une situation d'urgence et de performance. Enfin, les transactions de CI se caractérisent par un usage considérable de mesures incitatives (participations à la performance, participations au capital) pour aligner les intérêts des dirigeants à ceux des fonds de CI. Dans la mesure où les dirigeants savent que la participation du CI a une durée de vie 17 S. Diamond, “Beyond the Berle and Means Paradigm : Private Equity and the New Capitalist Order”, Santa Clara University, 2007 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 45 limitée, ils ont d'autant plus intérêt à optimiser la performance de l'entreprise sur cette période. Pour Jensen, le fait que les entreprises détenues par des fonds performent mieux que les entreprises cotées en bourse (notamment dans le cadre de transactions « public to private ») démontre la supériorité manifeste du modèle managériale proposé par le CI. Il s'étonne même que ce système ne se soit pas encore généralisé à l'ensemble des entreprises18. De nombreux auteurs ont continué dans cette voix et ont cherché à déterminer l'ensemble des mécanismes utilisé en CI pour minimiser les coûts associés aux problèmes d'agence. Wright19, dans une tentative de synthétiser la recherche existante sur les mécanismes utilisés par le CI pour créer de la valeur, montre qu'il existe des mécanismes spécifiques à chaque étape du processus d'investissement : Création et sélection des opportunités : les CI limitent les risques de sélection contraire (le fait de mal juger les performances futurs du dirigeant d'entreprise) en adoptant une attitude proactive (sélection d'investissement dans des domaines d'expertise) et en s'impliquant dès les premières phases d'investissement. Ils arbitrent leur décision d'investir en fonction de critères tels que la viabilité du projet, le track record des dirigeants et leurs qualités humaines. Évaluation et Due Diligence : la spécialisation de l'équipe de CI est certainement la meilleure garantie contre l'asymétrie d'information. Une Due Diligence approfondie permet aux CI de réduire autant que possible l'asymétrie d'information. Décision d'investir et structuration de l'opération : les fonds s'engagent de manière graduée (par exemple avec l'utilisation d'obligations convertibles) afin de se prémunir contre le risque d'avoir été trompé par les dirigeants et de conditionner l'acquisition à la réalisation de certains objectifs. Dans les situations où plusieurs tours de table sont prévus, les CI peuvent fixer les conditions permettant d'éventuels coinvestissements. Les fonds peuvent le cas échéant négocier des actions privilégiées. Surveillance post-contractuelle : les CI établissent des contacts et des échanges d'information fréquents avec les dirigeants. Les CI sont particulièrement présents lors 18 19 M. Jensen, “The Economic Case for Private Equity (and some concerns)”, Harvard Business School, 2007 M. Wright, “Le capital-investissement”, Revue française de gestion, 2002 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 46 des périodes clés de la vie de l'entreprise telles que le remplacement d'un dirigeant. Les compétences financières des CI sont valorisées et mises à profit par les dirigeants; des études ont montré que le volume et la fréquence des informations comptables échangées avec les dirigeants sont plus importants que dans des entreprises cotées. Par ailleurs, d'autres études ont révélé qu'un climat de confiance mutuelle, garanti par un cadre contractuel solide, diminue l'incertitude et le besoin en mécanismes formels de surveillance (plus les dirigeants partagent l'information, plus les CI réduisent leur contrôle). La sortie de l'investissement : ici encore les mécanismes de surveillance (présence au conseil et conseils informels donnés aux dirigeants) et d'incitation à la performance permettent la sortie à un moment jugé optimal. Incontestablement, le fonctionnement du CI permet de limiter les coûts d'agence, mais la théorie d'agence appliquée au CI ne saurait seule expliquer la capacité des fonds d'investissement à créer de la valeur. Des études ont montré qu'une surveillance trop étroite des dirigeants risque de créer des tensions contre-productives entre investisseurs et dirigeants20. La capacité du CI à réduire les coûts d'agence n'explique pas tout et certains chercheurs estiment que le CI crée de la valeur en sa qualité de partenaire stratégique du dirigeant. En réalité le CI, lorsqu'il ne connaît pas les excès du LBO, joue un rôle de catalyseur pour l'entreprise. Il est perçu comme un facteur de développement économique en cela qu'il permet, au niveau micro-économique, de magnifier les performances de l'entreprise et, au niveau macro-économique, de financer efficacement l'innovation. 20 J. Ruhnka, H. Feldman & T. Dean “The “Living Dead” Phenomenon in Venture Capital Investments”, Journal of Business Venturing, 1992 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 47 3.2. Dialectique du développement Le CI est sous le feu des critiques, mais c'est avant tout le LBO qui est visé. Les sousensembles comme le capital-risque et le capital-développement sont jugés plus intéressants économiquement. Les fortunes des professionnels de ces pratiques financières sont moins exubérantes qu'en LBO et donc moins enclines à associer le CI à une nouvelle forme de parasitisme financier. Le CI fournit la base du dynamisme des PME en leur facilitant l'accès au capital nécessaire à leur croissance. Il s'avère d'autant plus utile dans un contexte où les banques rechignent à leur accorder des crédits. Les investissements des fonds donnent une crédibilité aux entreprises investies et apportent soutien stratégique et recul aux entrepreneurs. Plus généralement les fonds de CI, particulièrement de capital-risque, jouent un rôle essentiel pour financer et permettre la réalisation des innovations. Tout le monde y trouverait son compte : les fonds, s’ils font correctement leur travail, génèrent du profit pour leurs investisseurs, les entreprises trouvent un soutien actif à leur propres activités, et la société dans son ensemble bénéficie des innovations. On est loin de l'image du capitalisme cynique et immoral symbolisé par les méga-fonds de LBO et c'est précisément cet aspect vertueux du CI qui explique que les institutions financières de développement ne jurent plus que par lui. 3.2.1. Les bienfaits du capital-investissement : partenariat stratégique et financement de l'innovation L'impact positif du CI intervient à deux niveaux. Au niveau micro-économique, il accélère et participe à la croissance de l'entreprise. Au niveau macro-économique, il finance l'innovation et donc crée de l'emploi. Les allusions précédentes à Schumpeter ont d'autant plus de sens que le CI redonne toutes ses lettres de noblesse au rôle de l'entrepreneur, ce ressort indispensable au bon fonctionnement du capitalisme. Un partenariat stratégique bénéfique à l'entreprise Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 48 La théorie d'agence apporte quelques éclaircissements sur l'impact du CI au niveau micro-économique mais ne peut tout expliquer. Ces théories juridico-financières donnent au CI un rôle uniquement disciplinaire. Une approche davantage cognitive a vu le jour qui cherche à déceler les processus qui permettent de créer de la valeur. Pour Guéry-Stévenot21, «dans les interactions entre l’actionnaire et le dirigeant se forment les décisions et se jouent la construction des connaissances ainsi que l’évolution des schémas mentaux. À la différence de l’approche contractuelle, c’est la connaissance, et non plus l’information, qui est l’enjeu de la relation CI/dirigeant». Une étude de l'AFIC22 (association française en charge de promouvoir le CI) sur la valeur ajoutée du CI suggère que les dirigeants d'entreprise perçoivent davantage les CI comme des partenaires que des surveillants. On peut certes contester l'impartialité d'une étude faite par un organisme dont le but est de promouvoir le CI, mais force est de constater que les dirigeants se font une opinion favorable du rôle du CI. En réalité, CI et dirigeants forment un binôme, dont l'efficacité repose à la fois sur l'alignement de leurs intérêts et la confiance qu'ils s'accordent mutuellement. Selon cette étude de l'AFIC, les entrepreneurs reconnaissent généralement que l'entrée dans le capital de l'entreprise est bénéfique parce que le professionnel du CI : contribue à financer le projet, partage son expérience du monde des affaires et sa vision stratégique incite les dirigeants à une plus grande rigueur a souvent une vision plus globale et internationale du fonctionnement et du potentiel d'une entreprise apporte son expertise financière aux moments clés de la vie d'une entreprise (lors des opérations d'acquisition par l'entreprise) encourage les dirigeants à plus de transparence et les force à sophistiquer leur compétences en matière de Business Plan 21 A. Guéry-Stévenot, “Conflits entre investisseurs et dirigeants. Une analyse en termes de gouvernance cognitive”, Revue française de gestion, 2006 22 AFIC & Ernst&Young, “La création de valeurs, résultat d'une alchimie entre entrepreneurs & investisseurs en capital”, 2005 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 49 renseigne les dirigeants sur les mécanismes de financement (particulièrement utile pour les dirigeants qui cherchent des financements supplémentaires). Les exemples de contributions des professionnels du CI à la croissance d'une entreprise sont légion. Même si l'investisseur n'est pas un expert du secteur d'activité de l'entreprise, son expérience plus large du monde des affaires se révèle un atout supplémentaire pour l'entrepreneur. Dans la mesure où le CI cherche à accroître la valeur de l'entreprise pour générer une plus-value sur son investissement, il incite à la fois le dirigeant à se concentrer sur les sources de valeur de son entreprise, à explorer de nouvelles stratégies et à s'ouvrir à de nouveaux horizons. Souvent, les investisseurs font appel à un expert du secteur d'activité de l'entreprise, un «operating partner», qui enrichit les réflexions stratégiques de l'entrepreneur. Les due diligences, lorsqu'elles sont bien menées, permettent à l'entrepreneur luimême de se faire une idée précise des ressources de son entreprise et des problèmes éventuels. Le diagnostique établi lors des phases de pré-investissement sont riches d'enseignement et peuvent générer de nouvelles idées d'amélioration et de croissance. Le CI encourage une plus grande transparence financière en insistant sur la mise en place d'un système adapté de reporting et améliorer ainsi les process de communication interne. Par ailleurs, les dirigeants de l'entreprise sont mieux armés lorsqu'il s'agira à l'avenir de convaincre d'autres investisseurs de participer au capital de leur entreprise. Plus que toute autre forme de financement, le CI se veut actif. L'entrée dans le capital d'un CI a des répercussions considérables sur le fonctionnement de l'entreprise. Le contrôle stratégique opéré par l'investisseur stimule le dirigeant, dont les idées sont constamment challengées. Le CI joue un rôle de garde-fou stratégique : les professionnels du CI sont spécialisés en gestion des risques et identifient mieux les risques d'une activité que l'entrepreneur, souvent emporté par son optimisme. Les investisseurs se caractérisent par une culture du Business Plan et incitent les dirigeants à mieux structurer leur perspectives stratégiques. Une forme active de financement de l'innovation La fonction économique du CI dépasse la simple fonction d'apporteur en capital risqué (la fonction de n'importe quel actionnaire). Dans la mesure où il est directement intéressé par Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 50 la création de valeur et le projet de l'entreprise, il permet à l'innovation induite par l'entrepreneur de se réaliser. On sait depuis Schumpeter que la croissance d'une économie dépend de sa capacité d'innovation, or, incontestablement, le CI, en soutenant l'action de l'entrepreneur, augmente cette capacité d'innovation et bénéficie à l'économie dans sa globalité. On touche sans doute là à un des principaux arguments en faveur du CI. L'innovation, définie au sens large de Schumpeter, est une tentative d'aller au-delà des structures établies. Dans la mesure où l'innovation ouvre des horizons encore inconnus, elle est, du point de vue financier, extrêmement risquée. L'innovation n'a pas les mêmes caractéristiques qu'une activité routinière et prévisible, et pose donc la question de son financement. Or le CI est sans doute la forme de financement privé la plus apte à prendre un tel risque. Dans son célèbre Capitalisme, socialisme et démocratie, Schumpeter s'interroge sur l’esprit et l'avenir du capitalisme. Il s'inquiète des conséquences de la rationalisation et de la bureaucratisation du monde, qui risquent selon lui de dévaloriser le rôle de l'entrepreneur et d'inhiber sa capacité créatrice et donc la capacité d'innovation d'une économie dans son ensemble. Car en effet, être un entrepreneur suppose de rompre avec la routine «rationnalisée». Bref, être entrepreneur, c'est être irrationnel. Pour Schumpeter, décidément très inspiré par les travaux de Nietzsche23, l'entrepreneur serait la version en économie de l'Übermensch, cet homme capable de prendre son destin en main et d'imposer sa vision. L'entrepreneur a une place centrale dans la réflexion schumpéterienne dans la mesure où c'est à lui qu'on doit les innovations nécessaires au dynamisme économique. « [L’entrepreneur est] révolutionnaire de l’économie, pionnier involontaire de la révolution sociale et politique », nous dit Schumpeter. La théorie schumpéterienne a fait des émules. Comme le montrent Iftekhar Hasan et Haizhi Wang, on assiste depuis les années 80 et 90 à un renouveau des théories économiques tentant d'évaluer le rôle des petites entreprises et des entrepreneurs24. Ces recherches laissent 23 H. Reinert & E. Reinert, “Creative Destruction in Economics : Nietzsche, Sombart, Schumpeter”, Cambridge University 24 I. Hasan & H. Wang, “The Role of Venture Capital on Innovation, New Business Formation, and Economic Growth”, 2006 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 51 penser qu'un large consensus s'est construit autour de l'idée que l'innovation, et donc l'entrepreneuriat, est un facteur clé pour expliquer la croissance économique. D'autres études citées par ces auteurs montrent également que ces entreprises innovantes créent davantage d'emplois que les autres. Mais l'entrepreneur, en créant des idées nouvelles, crée de l'incertitude. Cette incertitude intrinsèque à l'innovation complique fortement les modalités de son financement. Un entrepreneur a rarement les moyens financiers suffisants pour concrétiser seul ses idées novatrices. Il est donc nécessaire qu'un certain nombre de mécanismes financiers accompagne la réalisation des idées innovantes de l'entrepreneur. Comme le rappelait déjà Schumpeter: « [One] can only become an entrepreneur by previously becoming a debtor.....What [the entrepreneur] first wants is credit. Before he requires any goods whatever, he requires purchasing power. He is the typical debtor in capitalist society [...] The banker, therefore, is not so much primarily the middleman in the commodity `purchasing power' as a producer of this commodity..... He is the ephor of the exchange economy » Faruck Ülgen, dans un article décrivant «la dynamique de financement de l'innovation», montre que l'innovation est particulièrement incertaine25. Cette incertitude peut engendrer la myopie des investisseurs, notamment des banques, qui préfèrent prêter aux entreprises plus établies et plus solvables. Les fonds de CI sont certainement, dans le secteur privé, les organismes de financement qui ont le moins d'aversion au risque. En prenant une participation au capital, le CI peut tolérer des risques supérieurs aux banques. De même, la diversité du portefeuille permet de compenser certains investissements désastreux par quelques succès. En réalité, les mécanismes, décrits plus hauts, utilisés par le CI pour limiter les coûts d'agence permettent également de limiter l'incertitude intrinsèque à l'innovation et à tout projet entrepreneurial. La Due Diligence, notamment, analyse la viabilité financière du projet d'innovation. Un entrepreneur peut avoir une idée géniale mais être par ailleurs incapable de gérer une entreprise. Les fonds de CI interviennent alors en conseillant l'embauche par l'entrepreneur de cadres dirigeants expérimentés. 25 F. Ülgen, “La dynamique de financement de l'innovation”, Innovations, 2007 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 52 L'activité du CI, en prenant le risque de financer l'innovation et de soutenir le projet entrepreneurial, aurait donc un impact considérable sur le développement d'une économie. Schumpeter suggérait que les innovations fonctionnent par grappe et, en quelque sorte, le CI, en finançant ces «grappes d'innovation», contribue à accélérer le processus d'innovation. Bref, le CI serait un acteur central du développement économique. Ce rôle de catalyseur explique que les institutions financières de développement en ait fait leur nouveau cheval de bataille. 3.2.2. Les institutions financières de développement, nouvelles adeptes du capital-investissement On trouve dans le glossaire de la Banque Mondiale la définition suivante du développement économique : «Évolution d'ordre qualitatif et restructuration de l'économie d'un pays en rapport avec le progrès technologique et social. Le principal indicateur de développement économique est la hausse du PNB par habitant (ou du PIB par habitant), qui témoigne d'une augmentation de la productivité économique et d'une amélioration, en moyenne, du bien-être matériel de la population d'un pays. Développement économique et croissance économique sont étroitement liés.» A l'aune de cette définition il semble incontestable que le CI soit, au sens proposé par la Banque Mondiale, un facteur de développement économique. En effet, il permet à l'innovation de se réaliser, laquelle, comme l'a montré Schumpeter, restructure l'économie par un processus de destruction créatrice. Par ailleurs, le CI a démontré sa capacité à financer le progrès technologique (et par dérivation la productivité économique). Des entreprises comme Google, Sun Microsystems ou Yahoo!, n'auraient jamais vu le jour si elles n'étaient pas passées, à un moment ou un autre, entre les mains d'investisseurs professionnels. Ainsi le CI jouerait un rôle de catalyseur du développement économique en permettant à l'innovation apportée par l'entrepreneur de se réaliser, laquelle engendrerait à son tour des améliorations vertueuses pour l'économie. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 53 De nombreuses études vont dans ce sens et montrent qu'une intense activité du CI a des effets vertueux sur l'économie26. Une croissance rapide des entreprises innovantes soutenues par des fonds de CI augmente la demande en main d'œuvre qualifiée et attire de nouveaux talents dans les zones où elles sont implantées (la Silicon Valley en Californie en est un exemple flagrant). Avec l'arrivée de cette nouvelle main d'œuvre, la demande de biens et de services augmente, attire de nouvelles entreprises (innovantes ou pas), et engendre de la demande supplémentaire de main d'œuvre. Les études qui ont cherché à déterminer empiriquement la capacité du CI à créer de l'emploi et à contribuer à la croissance suggèrent que les entreprises investies par des fonds de CI génèrent davantage de création d'emploi que les autres et croissent plus rapidement27. En effet, entre 1991 et 1995, les emplois dans les entreprises européennes soutenues par des fonds de capital risque ont cru en moyenne de 15% par an tandis que les 500 entreprises européennes les plus profitables non soutenues par des fonds de capital-risque ont crée 2% d’emploi en plus seulement chaque année. Les entreprises soutenues par des fonds de capital-risque ont également expérimenté une croissance de leur chiffre d’affaire de 35% en moyenne, soit deux fois plus que les 500 entreprises les plus profitables. Aux États-Unis, l’emploi dans les entreprises soutenues par des fonds de capital-risque a cru de 25% par an en moyenne pour la période 1989-1993, tandis que, dans les 500 plus grandes entreprises il a baissé en moyenne de 3% par an sur la même période. De même, pendant cette période, les entreprises soutenues par des fonds de capital-risque affichaient une croissance du chiffre d’affaire moyenne de 41% contre 2% pour les 500 plus grosses entreprises américaines, tandis que la croissance moyenne du PNB était de 5%. Dans la mesure où elles ont pour mission d'encourager le développement économique des pays émergents et donc leur capacité d'innovation, on comprend mieux l'engouement des institutions financières de développement pour le CI. 26 I. Hasan & H. Wang, “The Role of Venture Capital on Innovation, New Business Formation, and Economic Growth”, 2006 27 Coopers & Lybrand, “The economic Impact of Venture Capital in Europe”, European Venture Capital Association Report, 1995 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 54 Ces institutions ont, dès les années 90, envisagé le potentiel du CI à dynamiser le secteur privé des économies émergentes. En 2003, la principale d'entre elles, l'IFC, avait déjà investi 1,3 milliards de dollars en CI, répartis sur tous les continents. Dans une présentation28 sur l'impact du CI sur le développement économique (2003), Teresa Barger, la directrice en charge de superviser les activités de la Banque Mondiale et de l'IFC sur les questions liées à la gouvernance d'entreprise, explique que le CI se caractérise par : un impact énorme sur la création d'emploi, des entreprises qui croissent plus rapidement que les autres, une augmentation de la productivité, un transfert de la propriété (transmission des entreprises familiales), une diversification des compétences des dirigeants (professionnalisation des dirigeants d'entreprise familiale), un impact sur la croissance économique, le renforcement de la gouvernance d'entreprise, une plus grande transparence de l'information. Ainsi le CI contribuerait à améliorer les principaux obstacles au développement de ces pays (chômage, opacité, manque de qualifications, entreprises familiales sclérosées, faible productivité). Il sert également d'intermédiaire dans le processus de financement, dans des économies marqués par des secteurs bancaires fragiles. Par ailleurs, les deux principales sources de création de valeur du CI (mécanismes permettant de limiter les problèmes d'agence et partenariat stratégique) s'avèrent particulièrement utiles dans les économies émergentes. Les problèmes d'agence sont plus flagrants encore dans ces pays que dans les pays développés, du fait notamment des possibilité limitées de recours en cas de litiges avec les entreprises29. L'opacité de l'information financière des entreprises nécessite des due Diligences intensives, lesquelles, en retour, mettent les comptes de ces entreprises aux normes 28 T. Barger, “Sustainable Growth and Development through Private Equity Funds”, IFC, 2003 J. Lerner & A. Schoar, “Private Equity in the Developing World : The Determinant of Transaction Structures”, Harvard Business School 29 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 55 comptables internationales. Enfin les mécanismes utilisés pour aligner les intérêts des dirigeants permettent aux investisseurs de limiter le risque d'être trompé. Par ailleurs, l'intervention du CI en tant que partenaire stratégique génère des transferts de compétences. La plupart des professionnels de ces fonds d'investissement se sont formés dans les pays développés et contribuent à professionnaliser les process de gestion des entreprises dans lesquelles ils investissent en les mettant aux normes des entreprises des pays développés. Des études suggèrent que les entreprises des pays émergents bénéficiant du soutient de fonds d'investissement développent rapidement un avantage concurrentiel. Autre atout non négligeable, en finançant les petites et moyennes entreprises, le CI permet de densifier le tissus industriel des économies émergentes. Les économies les moins développées sont généralement marquées par un clivage du tissus industriel, avec d'un côté des entreprises multinationales et d'un autre une myriade de micro-entreprises et peu d'entreprises de taille intermédiaire. Un CI dynamique permettrait a priori de combler cet écart. Cet impact positif sur les pays en développement justifie a priori la volonté des institutions financières de développement de contribuer à l'expansion du CI. Elles utilisent cet argument pour inciter les autorités locales à modifier leur environnement légal et le rendre favorable au CI. En finançant intensivement les fonds ciblant les économies émergentes, ces institutions ont permis au CI de s'imposer malgré les obstacles récurrents auxquels il était confronté. Aujourd'hui la dynamique d'expansion est en route, et le CI, progressivement, semble en mesure de poursuivre ses activités sans le soutient de ces institutions. L'expansion du CI dans les économies du Maghreb est représentatif de la montée en puissance du CI dans les économies émergentes. Au Maghreb également, les fonds arguent de leur impact positif sur l'économie pour pousser les autorités locales à façonner un environnement légal qui leur soit favorable. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 56 4. Capital-investissement et développement économique: le cas du Maghreb Le Capital-Investissement est en pleine expansion au Maghreb. Les professionnels du CI considèrent que la transition économique des pays du Maghreb génère des opportunités considérables pour ce type d'investissement. Mais les obstacles subsistent et ces pays tardent à adapter leurs institutions et leur environnement légal aux besoins des fonds d'investissement. Compte tenu des défis auxquels les économies maghrébines devront faire face, de nombreux économistes mettent en avant les atouts du CI pour catalyser le développement économique du Maghreb. Le CI permettrait en effet d'accroître la compétitivité des entreprises du Maghreb et, plus généralement, d'augmenter la capacité d'innovation des économies maghrébines et de créer des emplois supplémentaires. En ce sens, il paraît d'autant plus urgent pour les autorités des pays du Maghreb de s'adapter encore plus aux exigences des fonds d'investissement et de façonner un environnement susceptible de renforcer leur expansion. 4.1. Panorama du capital-investissement au Maghreb Malgré quelques tentatives peu fructueuses dans les années 90, l'essor du CI au Maghreb remonte au début des années 2000. L'analyse des levées de fonds destinées au Maghreb suggère que le CI y connait une phase d'accélération. Les liquidités abondantes des pays du Golf et la volonté des fonds occidentaux de diversifier leur portefeuilles, couplées à une relative amélioration des conditions macroéconomiques des pays du Maghreb, renforcent l'attractivité de cette zone géographique. Pourtant, de nombreux obstacles risquent de freiner les ardeurs du CI dans cette région. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 57 4.1.1. Une industrie naissante Malgré de bons résultats économiques, les pays d'Afrique du Nord ont longtemps été jugés peu attractifs par les fonds de CI. Cet essor tardif a sans doute des explications culturelles, telles que la réticence des premières générations d'entrepreneurs à ouvrir leur capital à des investisseurs extérieurs. Après des débuts poussifs dans les années 90, 46 fonds dédiés aux pays du Maghreb ont été levés, pour un montant total de 2,5 milliards US$. Depuis 2005, leur expansion s'accélère. Une large majorité intervient à des stades d'investissement avancés (capitaldéveloppement et LBO) et les sous-branches du CI comme le capital-amorçage et le capitalrisque peinent encore s'imposer. Expansion du CI au Maghreb Figure 1. Fonds et capitaux levés, par pays Pays hôte Fonds (nombre et %) Capital levé (montant, Mln US$ et %) Algérie 1 2,2% 2 0,1% Alg./Mar./Tun. 16 34,8% 1579 62,1% Libye 2 4,3% 52 2,0% Maroc 18 39,1% 846 33,3% Tunisie 9 19,6% 64 2,5% Total Maghreb 46 100,0% 2543 100,0% Source : ANIMA 2005 a été une année charnière pour le CI au Maghreb, avec un accroissement considérable du nombre de fonds et de capitaux levés. En trois ans à peine, 25 fonds, pour un montant de 1,9 milliards US$, ont été levés. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 58 Figure 2. Nombre et pourcentage de fonds levés par pays et par date Pays hôte 1990 – 1999 Algérie 1 12,5% Alg./Mar./Tun. 1 12,5% 2000 – 2004 8 61,5% Libye 2000 – 2004 Total 1 2,2% 7 28,0% 16 34,8% 2 8,0% 2 4,3% Maroc 1 12,5% 4 30,8% 13 52,0% 18 39,1% Tunisie 5 62,5% 1 7,7% 3 12,0% 9 19,6% Total Maghreb 8 100% 13 100% 25 100% 46 100% Source : ANIMA Cette augmentation soudaine a plusieurs raisons. D'une part les investisseurs institutionnels internationaux font preuve d'un engouement croissant pour les opportunités représentées par les économies émergentes, et le Maghreb en a bénéficié. D'autre part, les pays du Golfe croulent, à ne plus savoir qu'en faire, sous les liquidités générées par l'exploitation de leur réserves pétrolières. Depuis les attentats du 11 septembre, il est plus difficile pour ces pays d'investir dans les pays occidentaux. Contraints de reconsidérer leurs stratégies d'investissement, les pays du Golfe ont redéployé leur capitaux dans les pays limitrophes et dans les pays partageant une culture commune. Enfin, la croissance soutenue des pays du Maghreb les a rendus plus attractifs aux yeux des fonds de CI. On note cependant une grande disparité entre les quatre pays du Maghreb, en terme de pénétration du CI. L'industrie du CI au Maroc et en Tunisie a connu un développement important. Il y 18 fonds actifs au Maroc pour un montant total de 846 millions US$ et 9 fonds actifs en Tunisie pour 64 millions US$ de capitaux levés. Il existe au Maroc comme en Tunisie des équipes de gestion locales à l'image de Tuninvest Finance Group, Alternative Capital Partners, Accès Capital Atlantique, Capital Invest, Upline Investment, BMCE Capital ou Attijari Invest. L'Algérie et la Libye sont à la traîne, avec néanmoins un potentiel certain, compte tenu des nombreuses privatisations à venir. Le décalage entre l'implantation du CI en Tunisie/Maroc et Algérie/Libye s'explique par la volonté précoce des gouvernements marocains et tunisiens à libéraliser leur économies Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 59 et à prendre des mesures incitant les investissements directs étrangers. L'Algérie et la Libye, de leur côté, ont longtemps favorisé un modèle de développement auto-centré. Phénomène intéressant, de plus en plus de fonds sont levés dans l'objectif d'investir à une échelle régionale, à l'image de Maghreb Invest, filiale de Tuninvest. A noter également, les fonds recensés ici ne prennent pas en compte les fonds basés au Maghreb qui ciblent des zones beaucoup plus large (par exemple les fonds qui investissent de manière opportuniste sur l'ensemble de l'Afrique du Nord et du Proche-Orient comme Swicorp ou Emerging Capital Partners). Les équipes locales, tunisiennes ou marocaines, sont encore en grande partie financées par des institutions financières de développement (ces institutions se distinguent des fonds de pension et des autres investisseurs dans la mesure où ils n'ont pas les même exigences de rentabilité). A elle seule, la BEI (Banque Européenne d'Investissement) a pris pour 450 millions US$ de participations dans une vingtaine de fonds investissant autour de la méditerranée. En dehors de la BEI, les principaux bailleurs de fonds internationaux sont la Proparco (française), la FMO (néerlandaise), l'IFC, l'OPIC (américaine) et la Banque Africaine de Développement. Des acteurs étrangers commencent néanmoins à s'intéresser au potentiel du Maghreb, signe que le marché est en train de se sophistiquer et de s'ouvrir à la concurrence. Pour preuve, trois fonds dédiés au Maghreb ont été levé dans des pays européens : Altermed (2007) détenu par Viveris Management, basé à Marseille et doté de 110 millions US$ ; Euromed (2005) basé à Milan et doté de 75 millions US$ ; et Mediterranià (2008) basé à Barcelone avec 150 millions US$. Typologie des fonds de CI au Maghreb Les deux tableaux suivants présentent la répartition des fonds et des capitaux levés en fonction des stades d'investissement auxquels ils sont destinés. A noter, lorsqu'un fonds destine une partie de son capital à plusieurs stades d'investissement, il est comptabilisé plusieurs fois. Figure 3. Nombre de fonds par stade d'investissement et par pays Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 60 Pays hôte Amorçage Capital-Risque Développement LBO Algérie 1 1 Alg./Mar./Tun. 3 7 9 Libye 1 1 2 1 Maroc 3 7 14 9 Tunisie 1 7 7 5 Total Maghreb 5 19 31 24 Source : ANIMA Pays hôte Amorçage Algérie Alg./Mar./Tun. CapitalRisque Dévelop. 1 1 18 627 733 1378 LBO Total 2 Libye 2 6 36 12 56 Maroc 86 48 534 266 934 Tunisie 1 12 46 7 66 Total Maghreb 89 85 1244 1018 2436 Figure 4. Montants levés par stade d'investissement et par pays (Mln US$) Source : ANIMA Deux constats ressortent de ces deux tableaux. D'abord, taille du fonds et stade d'investissement sont corrélés. En l'occurrence, plus un fond est gros, plus il cible des entreprises matures (capital-développement et LBO) et vice versa. Ensuite, la majorité des fonds cible des entreprises à des stades avancés. Effectivement, le ticket moyen d'un investissement est de 7,4 millions US$30. C'est une différence majeure avec les pays développés où les fonds de capital-risque et d'amorçage sont plus nombreux (pas en montant des capitaux, évidemment). 30 ANIMA Investment Network, “Med Funds : Panorama du capital investissement dans la région MEDA”, avril 2008 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 61 Autre différence majeure, - qui s'explique par le manque de sophistication de l'industrie du CI-, les fonds au Maghreb ont une approche plus généraliste et opportuniste que dans les pays développés. Ils se concentrent essentiellement sur les secteurs les plus porteurs. Sur 2,5 milliards US$ levés, 1, 8 milliards US$ étaient destinés à des fonds multisecteurs, 380 millions pour les services et 251 millions pour les travaux publics. Les fonds spécialisés par secteur sont rares. Dans l'agro-alimentaire, on trouve Agram Invest au Maroc avec 26 million US $ levés (2006) et OLEA Capital avec 75 millions levés (Maroc, 2008). Dans les nouvelles technologies, il y a Sindibad au Maroc avec 4 millions levés (2002) et Upline Technologies (Maroc, 7 millions, 2000). Les sorties Compte tenu du fait que le CI au Maghreb est un phénomène récent on ne dispose pas encore de suffisamment de données pour se faire une idée des rendements des fonds de CI. Une enquête d'ANIMA auprès de 17 fonds (principalement maghrébins) donnent les résultats suivants : Figure 5. Stratégie d'exit et TRI Sur 17 fonds Tous exits <15% 15 – 20% 20 – 25% 25 – 30% >30% Total 2 3 1 1 3 10 2 2 IPO/exit privé IPO/option de revente 1 2 Option de revente Total 3 5 1 4 1 1 3 1 5 17 Source : ANIMA Ces données, si elles sont exactes, laissent à penser que le CI au Maghreb est en mesure de s'aligner sur les performances des fonds des pays développés. Elles sont néanmoins à prendre avec circonspection, car les fonds préfèrent généralement communiquer sur les succès plutôt que les échecs. Quoi qu'il en soit, le manque d'opportunités de sorties (du fait notamment du manque de sophistication des marchés financiers maghrébins) est un handicap pour le CI au Maghreb. L'option la plus utilisée reste la revente à un acheteur stratégique (une entreprise étrangère ou locale avec une stratégie de croissance externe). Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 62 Tendances du CI au Maghreb Lors d'une conférence sur le fonctionnement et l'avenir du CI dans les pays arabes en 2006, Arif Masood Naqvi31, le président d'Abraaj Capital (un des principaux fonds domicilié à Dubai) expliquait que le CI dans ces pays tend à se sophistiquer. Au Maghreb, ce processus de sophistication est en marche. Dans la mesure où le CI commence à y faire ses preuves, de nombreux investisseurs régionaux et internationaux envisagent d'investir dans des fonds destinés au Maghreb. Le marché du CI devrait devenir de plus en plus liquide (avec a priori la mise en place d'un marché secondaire dans un futur proche). Le degré de concurrence entre fonds d'investissement va continuer à croître et, à mesure qu'ils seront plus nombreux à se partager le marché, les variations entre les fonds les plus performants et les plus mauvais devraient augmenter. Les différences avec les fonds de CI en Occident vont progressivement s'estomper. Les fonds de taille moyenne, avec un marché national unique pour cible, vont devoir davantage se spécialiser. Par ailleurs, de plus en plus de fonds auront une approche régionale. La concurrence entre les fonds se jouera à la taille (c'est déjà le cas au Proche-Orient avec une surenchère de la part des principaux concurrents). Autre évolution probable, la finance islamique, particulièrement en phase avec le fonctionnement du CI, devrait se démultiplier et proposer des produits plus innovants. Indéniablement, le CI au Maghreb, compte tenu de sa montée en puissance en trois années seulement, semble avoir de beaux jours devant lui. Initialement poussé par les institutions de développement, il devrait progressivement pouvoir fonctionner sans l'apport de ces bailleurs de fonds. En effet, les économies du Maghreb présentent des opportunités considérables pour les investisseurs. Il est à noter cependant qu'une augmentation trop rapide des levées de fonds pose problème. Un excès de liquidité pourrait donner lieu à une bulle spéculative, où les projets viables seraient en quantités insuffisantes par rapport aux fonds disponibles. Les fonds, dans 31 A. M. Naqvi, “The Significance of Private Equity in the Middle East”, 2006 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 63 l'obligation de placer leur capitaux, seraient contraints d'investir dans des entreprises à faible potentiel et engendreraient une «inflation» des valorisations des entreprises maghrébines. 4.1.2. De nombreuses opportunités d'investissements L'accélération de la croissance du CI au Maghreb suggère que cette pratique financière a du potentiel dans la région, notamment du fait de l'incapacité des instruments traditionnels (dettes, actions) à satisfaire les besoins en financement des entreprises maghrébines. Si la croissance économique se maintient, il n'y a, a priori, pas de raison à ce que l'expansion du CI au Maghreb ralentisse. Les fonds de CI, au Maghreb et dans les autres pays arabes, bénéficient d'un afflux record de capitaux, générés par l'augmentation du prix du pétrole. Les mentalités des gouvernements des pays maghrébins ont changé ces dernières années. Ils réforment leur économie, privatisent à tour de bras et libéralisent les échanges, ce qui contribue en retour à encourager les transactions transfrontalières. Chaque privatisation est une opportunité pour le CI. L'attractivité d'un marché émergent, du point de vue, d'un investisseur dépend principalement de quelques facteurs clés tels que : la taille du marché local ; les conditions macroéconomiques, avec idéalement une croissance économique et un environnement macroéconomique stables ; l'existence d'un marché boursier ; l'existence d'un tissus d'entreprises qui présentent un potentiel de développement ; l'environnement légal, avec une législation qui offre des garanties aux investisseurs et facilite l'investissement et qui s'adapte aux mécanismes nécessaires au bon fonctionnement du CI ; l'état d'avancement de la restructuration économique, avec des politiques économiques qui favorisent les privatisations et l'intégration dans l'économie mondialisée ; la disponibilité du capital, avec des institutions financières ou des fonds de pension qui disposent de capitaux ; Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 64 les mécanismes de sortie, avec l'existence de voies de sorties sous la forme d'introductions en bourse ou de revente à un acquéreur ; des normes de gouvernance, avec des mécanismes qui protègent les actionnaires en cas de litige et garantissent la transparence de l'information comptable. Certains facteurs, comme l'environnement légal, la stabilité macroéconomique ou l'existence d'opportunités de sortie sont plus importants que les autres ; c'est du moins ce que suggère une enquête auprès de 50 investisseurs institutionnels susceptibles d'investir dans des fonds de CI actifs dans les pays émergents. Autres Marchés boursiers Taille du marché local Normes de gouvernance d'entreprise Stabilité politique Intensité de l'activité du CI Opportunités de sorties Stabilité macroéconomique Environnement légal 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% Figure 6. Facteurs décisifs pour investir dans les marché émergents Source : Almeida Capital Research; enquête auprès de 50 investisseurs institutionnels A bien des égards, les pays du Maghreb ont effectué des réformes qui vont dans ce sens. Les quatre pays de Maghreb, y compris la Libye, ont connu une croissance relativement stable, de l'ordre de 3 – 4% au cours des cinq dernières années. La question de la taille du marché est un peu plus problématique dans la mesure où les tentatives de créer un espace économique commun au Maghreb n'ont rien donné. On comprend mieux également la raison pour laquelle le CI s'est davantage propagé au Maroc et en Tunisie qu'en Libye et en Algérie. En effet, le Maroc et la Tunisie sont parmi les pays arabes qui ont, le plus tôt, mis en place des mesures favorables (avantages fiscaux, etc.) aux investissements directs étrangers. Il est plus facile pour une entreprise étrangère d'investir ou de s'implanter dans ces deux pays Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 65 qu'en Algérie ou en Libye. La Tunisie et le Maroc ont toutes les deux des places boursières dynamiques (le Maroc a même privatisé l'entreprise qui gère la bourse de Casablanca) alors qu'il n'y a, virtuellement, pas de place boursière à Alger et à Tripoli. Paradoxalement, l'absence relative de réserves de ressources naturelles (gaz, pétrole) au Maroc et en Tunisie a poussé les gouvernements de ces deux pays à explorer des voies alternatives de développement économique, contrairement à leurs voisins qui se sont reposés sur la rente générée par la manne pétrolière. Très tôt, le Maroc et la Tunisie ont libéralisé leur économie en privatisant quelques entreprises publiques emblématiques. L'Algérie et la Libye ont tardé à libéraliser leur économie, mais les gouvernements algériens et libyens affichent depuis quelques années leur volonté de combler le retard accumulé et annoncent des privatisations en cascades. Le Maghreb dans son ensemble offre des opportunités intéressantes pour le CI, particulièrement dans certains secteurs clés, que nous présentons dans le tableau suivant. Figure 7. Secteurs économiques à fort potentiel au Maghreb Secteurs Opportunités d'investissement Énergie Les entreprises d'exploration et de production de ressources énergétique vont continuer de s'ouvrir au secteur privé et aux investisseurs étrangers (particulièrement en Libye et en Algérie). Technologie, Média & Cette industrie est encore très fragmentée et offre des opportunités de consolidation. Télécommunications De nouvelles licences d'exploitation sont proposées au secteur privé notamment dans les télécommunications (internet devrait particulièrement croître). Parallèlement les gouvernements cherchent à faire participer le secteur privé dans les entreprises télécom dans lesquelles l'État est parfois encore majoritaire. Le marché des télécommunications et des médias devrait croître dans la mesure où les attentes des consommateurs ont évolué et se sont sophistiquées. Services publics / La privatisation des entreprises de travaux publics et de construction et la tendance Infrastructure aux partenariat public / privé vont attirer de nouveaux investisseurs. Les améliorations du budget des pays du Maghreb devraient générer de nouvelles dépenses publiques dont les entreprises privées devraient profiter. Distribution & biens de L'augmentation du pouvoir d'achat des populations maghrébines et la faiblesse consommation relative du secteur de la grande distribution vont engendrer de nouvelles opportunités. Les entreprises de distribution étrangères ont un réel potentiel de Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 66 croissance et vont générer de nombreuses activités annexes. Logistique Ce secteur devrait bénéficier de la croissance des investissements dans les infrastructures et dans la grande distribution. Les entreprises avec une présence internationale vont bénéficier de l'intensification des échanges transfrontaliers. Le secteur de la santé et des produits pharmaceutiques connait un taux de Santé croissance considérable du fait de l'augmentation des dépenses en santé. Des facteurs tels que la croissance démographique (plus élevée que dans les pays occidentaux), l'apparition de nouvelles régulations sur la protection du droit intellectuel, la prévalence de certaines maladies chroniques (diabète, cœur), l'alphabétisation (et donc une prise de conscience de l'importance des traitements pharmaceutiques) tirent la croissance de ce secteur au Maghreb. Plutôt que d'importer entreprises directement les produits pharmaceutiques, les pharmaceutiques devraient à l'avenir importer les matières premières et fabriquer les médicaments sur place. Éducation Le secteur de l'éducation devrait également profiter de l'amélioration générale de l'économie. Source : auteur Certes, le Maghreb offre des opportunités considérables pour les fonds de CI. On constate néanmoins que ces opportunités concernent principalement des secteurs d'activité très «capitalistiques» ; cela suppose qu'en l'état actuel seules les plus grosses entreprises devraient attirer l'attention des gestionnaires de fonds. L'expansion du CI est inégale. Il tarde à se développer particulièrement dans les entreprises en création ou de taille moyenne. En effet, de nombreux obstacles freinent le développement de l'industrie du CI. 4.1.3. Des obstacles récurrents Les professionnels du CI s'accordent à penser que le Maghreb a un potentiel considérable. Ce potentiel est attesté par la croissance des levées de fonds depuis 2005. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 67 Pourtant, une fois les fonds levés, les investisseurs rencontrent des difficultés majeures lors des étapes ultérieures, notamment lorsqu'il s'agit d'intervenir dans la gestion de l'entreprise et lorsqu'il faut sortir de l'investissement. Les obstacles culturels Les entreprises privées au Maghreb, même les plus importantes, sont souvent des entreprises familiales. L'idée d'un investisseur de CI qui rentre dans le capital, prend sa part des profits et dit aux dirigeants fondateurs ce qu'ils doivent faire leur paraît incongru. De nombreux investisseurs soulignent les résistances auxquels ils doivent faire face, une fois le contrat d'acquisition signé32. Ces dirigeants sont généralement des entrepreneurs qui fonctionnent à l'instinct et gèrent leur entreprise selon les règles qu'ils ont eux-mêmes fixées. Dans la mesure où certaines de ces entreprises ont connu un succès considérable, ils ne voient pas en quoi un investisseur extérieur, pas forcément spécialisé dans le secteur d'activité concerné, aurait quoi que ce soit à redire. Les dirigeants peuvent être réfractaires aux propositions des investisseurs et refuser de voir que le monde dans lequel leur entreprise évolue change. Les obstacles liés à l'environnement macro-économique et légal Malgré les efforts des gouvernements pour faciliter les investissements, la législation (avec certes des écarts entre Tunisie/Maroc et Algérie/Libye) tarde à se familiariser avec les spécificités du CI. Les fonds de CI structurent généralement leurs investissement avec une combinaison d'actions ordinaires et privilégiées, afin qu'une partie de leur investissement soit protégée. Par ailleurs, le manque de réglementations régissant les différents types d'actions contraignent les investisseurs à créer des structures complexes pour garantir le fait que leur investissement aille à l'entreprise et pas directement aux autres actionnaires (les cas de spoliation sont assez fréquents dans les pays émergents). 32 KPMG & GVCA, “Private Equity and Venture Capital in MENA region in 2006” Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 68 Pendant longtemps, dans certains pays, les investisseurs étrangers n'étaient pas autorisés à prendre des parts majoritaires dans une entreprise locale (c'est toujours le cas en Libye). Par ailleurs, certains secteurs ne sont pas ouverts aux entités étrangères. Des pays comme l'Algérie ou la Libye peinent à se mettre aux normes comptables internationales. L'information (c'est le cas dans l'ensemble du Maghreb) est moins transparente que dans les pays développés et complique considérablement la tâche de l'investisseur qui doit presque systématiquement apurer les comptes de l'entreprise ciblée et tout vérifier. Autre obstacle majeur pour les investissements en CI : les difficultés à sortir. Les plus grands succès des fonds de CI dans les pays développés sont liés au marché des introductions en bourse. Les investisseurs au Maghreb ne peuvent pas compter sur cette possibilité (à l'exception peut-être du Maroc et, dans une moindre mesure, de la Tunisie). Les investisseurs misent sur une revente à des investisseurs stratégiques, ce qui est problématique lorsque le nombre d’acheteurs potentiels est limité. En effet, l’acheteur peut exploiter le besoin de l’investisseur à sortir de son investissement pour acquérir l’entreprise à un prix inférieur à sa valeur. Autres obstacles Dans les pays développés les fonds de CI sont habitués à financer une partie de l'acquisition avec de la dette. Au Maghreb, la plupart des transactions se font uniquement sous la forme d'achat en actions. En effet, les banques et les institutions financières de la région, à l'exception de certaines banques internationales, ne sont pas habituées à ce type de financement. Le manque de qualifications de la main d'œuvre locale est également un obstacle. Certes le retour au pays de cadres formés à l'étranger a bénéficié aux économies du Maghreb, mais cela ne semble pas suffire. Il n'existe pas à notre connaissance d'étude détaillée concernant les obstacles rencontrés par le CI au Maghreb. Nous citerons cependant une enquête réalisée par Florence Eid. Elle a enquêté auprès de 10 sociétés gérants des fonds de CI dans la zone MENA Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 69 (Afrique du Nord et Proche-Orient). Ces sociétés devaient classer par ordre d'importance une série d'obstacles au CI dans la zone MENA. Figure 8. Obstacles au Capital-Investissement dans la zone MENA Quels sont d'après vous les principaux obstacles au CI dans l'économie dans laquelle vous travaillez Score total Nombre de sociétés de gestion Intensité L'absence d'opportunités de sortie 20 8 2,5 Environnement légal et régulations inadéquats 19 7 2,7 La nature familiale des entreprises 17 7 2,4 Manque général de compétences managériales 16 6 2,7 Manque de créativité et d'entrepreneurs talentueux 13 4 3,3 Protections inadéquates pour les actionnaires minoritaires 13 6 2,2 Manque de fonds destinés aux entreprises en création 1 1 1 Culture qui n'accepte pas le fonctionnement du CI 1 1 1 Difficultés à lever des fonds 0 0 Score total : classement aggrégé Nombre de sociétés de gestion : celles qui ont classé un facteur particulier dans les quatre premiers Intensité : score moyen d'un facteur lorsqu'il fait partie des quatre premiers Source : Florence Eid La colonne « score total » comptabilise les résultats en accordant 4 points pour le facteur classé en premier et 1 point pour le facteur classé en quatrième. Ce résultat est décomposé en fonction du nombre de sociétés de gestion qui ont classé ce facteur parmi les quatre premiers (Nombre de sociétés de gestion) et le score moyen des facteurs qui ont été classés parmi les quatre premiers (Intensité). Florence Eid interprète les résultats de son enquête comme étant la preuve que les obstacles au CI sont avant tout d'ordre institutionnel. En ce sens, il suffirait que l'État réforme certaines institutions comme les marchés financiers, le système d'éducation et la législation, pour rendre l'économie plus attractive aux yeux du CI. A l'image de nombreux observateurs et acteurs du CI, Florence Eid justifie la mise en place d'institutions favorables au CI au motif qu'il serait un facteur de développement économique. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 70 4.2. Complémentarités entre capital-investissement et problèmes économiques du Maghreb Les économies du Maghreb ont choisi des voies de développement divergentes. Le Maroc et la Tunisie d'une part ont cherché à compenser l'absence relative de ressources naturelles sur leur territoire en libéralisant leur économie et en cherchant à bénéficier des investissements étrangers. L'Algérie et la Libye d'autre part ont opté pour un modèle de développement auto-centré. Pourtant, la rente générée par leurs réserves de gaz et de pétrole ne suffit plus à stimuler leur développement et ces deux pays ont en quelques années décidé d'ouvrir leur économie au commerce international. Malgré leur divergences, les pays du Maghreb vont devoir faire face à des enjeux communs. Leur croissance démographique, avec une population qui a doublé en trente à peine, fait poindre le spectre d'un chômage massif. Les pays du Maghreb sont contraints de trouver des moyens de stimuler leur croissance. Le CI semble tout indiqué pour endiguer les problèmes auxquels ces économies devront faire face. Chercheurs et acteurs du CI pointent du doigt les bienfaits potentiels du CI pour convaincre les gouvernements de façonner un environnement qui favorise l'expansion du CI. 4.2.1. Transition économique des pays du Maghreb Au lendemain de leurs indépendances, les États du Maghreb optaient pour des politiques économiques dirigistes et centralisées. L'Algérie et la Tunisie choisissaient le socialisme et le Maroc une monarchie populiste auto-centrée33. Malgré la volonté des gouvernements de tourner la page de la période coloniale, ces pays avaient du mal à se départir d'un fonctionnement économique hérité de la période coloniale, centré autour de l'agriculture et de l'exploitation des réserves énergétiques (pétrole en Algérie et en Tunisie, phosphate au Maroc). Dans les années 70, les gouvernements ont mis en place des mesures visant à industrialiser leurs économies, profitant de la rente générée 33 KPMG & GVCA, “Private Equity and Venture Capital in MENA region in 2006” Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 71 par leur ressources naturelles. Le taux d'alphabétisation augmenta considérablement en quelques décennies (le taux d'alphabétisation en Algérie passa de 25% au milieu des années 60 à 60% au milieu des années 80). Malgré des efforts manifestes de modernisation et d'industrialisation, l'État restait omniprésent dans tous les secteurs économiques. Les stratégies de développement consistant à favoriser les exportations et à restreindre les importations ont été mises à mal lors des crises provoquées par les chocs pétroliers des années 70 et les pays maghrébins ont dû recourir massivement à l'endettement. Maroc, Tunisie et Algérie ont tous les trois été contraints de signer des Programmes d'ajustement structurel avec le FMI. Les États ont dû restreindre leur dépenses et diminuer leur masse salariale. Le FMI a encouragé les économies maghrébines à augmenter leur compétitivité en restructurant leur économie. Dans les années 90, la Tunisie et le Maroc ont libéralisé leur système bancaire et accordé davantage d'indépendance à leurs banques centrales. Les économies tunisiennes et marocaines se sont diversifiées (notamment dans le textile et le tourisme), tandis que l'Algérie, désireuse de garder son indépendance, a maintenu un système économique basé sur la manne générée par ses réserves d'hydrocarbure. Les économies tunisiennes et marocaines ont connu des améliorations manifestes. Elles se sont ouvertes aux investissements étrangers, ont bénéficié des investissements en capital humain effectués dès les années 70 et ont progressivement vu leurs soldes courants passer positifs. Le poids de la dette de ces trois pays s'est considérablement allégé (en Algérie, l'allègement de la dette s'explique essentiellement par l'augmentation du prix du pétrole). Pourtant, les problèmes structurels persistent. Malgré les efforts des gouvernements pour développer les secteurs secondaires et tertiaires, l'agriculture garde un poids important dans la croissance. Sa contribution au PIB est estimée entre 13 et 20% au Maroc, à 12% en Algérie et entre 13 et 16% en Tunisie. Elle emploie 40% de la population active au Maroc, 25% en Algérie et 22% en Tunisie. C'est d'autant plus problématique que l'agriculture en Afrique du Nord est fortement dépendante des aléas climatiques. La part des Investissements Direct Étrangers (IDE) dans le PIB reste insuffisante. Ils sont concentrés dans certains secteurs clés. En Algérie la majeure partie des IDE sont destinés aux hydrocarbures alors que ce secteur emploie moins de 4% de la population active. La Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 72 Tunisie et le Maroc attirent davantage d'IDE que l'Algérie, mais l'incertitude politique et l'opacité de l'environnement des affaires posent problème aux investisseurs étrangers. Dans un classement des pays en fonction de leur climat d'affaire, élaboré par la Banque Mondiale34, les pays du Maghreb sont en mauvaise posture. La Tunisie, la Maroc et l'Algérie sont respectivement 73e, 128e et 132e sur 181 en 2008. Les marchés maghrébins sont trop fragmentés et étroits, alors que les perspectives d'intégration régionale s'éloignent au gré des tensions diplomatiques entre l'Algérie et le Maroc sur la question du Sahara occidental. Enfin, les secteurs qui génèrent une grande partie des revenus du Maroc et de la Tunisie (textile et tourisme) subissent de plein fouet la concurrence des pays d'Europe de l'Est et d'Asie. L'Algérie, quant à elle, reste dépendante du prix mondial du pétrole, dont les revenus représentent encore plus du tiers du PIB. Pour Assaad Jabre35, Vice Président Exécutif de l'IFC, les trois principaux défis pour les économies du Maghreb sont : le chômage l’insuffisante diversification des économies la difficulté à trouver un positionnement optimal pour profiter de la mondialisation De toute évidence, le chômage reste un problème crucial dans la région. Il est passé de 12% en moyenne en 1990 à 18,8% en 2000. Il est aujourd'hui de 15% en Tunisie et de 30% en Algérie. C'est problématique car la croissance démographique des pays du Maghreb reste forte et, cumulée au chômage, fait craindre une augmentation de la pauvreté. Par ailleurs, les économies maghrébines, - même si elles sont su profiter de leurs avantages et de leur ressources (hydrocarbures, tourisme, agriculture, textile) -, sont dépendantes d’un nombre limité de secteurs, eux-mêmes soumis à des aléas externes. Ainsi les pays du Maghreb sont face à des défis considérables. Ils doivent impérativement créer davantage d'emplois et accroître leur compétitivité. La mondialisation 34 http://francais.doingbusiness.org/economyrankings/ Discours prononcé lors de la “Table Ronde du Maghreb : Emploi, Commerce extérieur, Genre et Gouvernance”, Tunis, 2005 35 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 73 met en concurrence les pays du Maghreb avec d'autres pays en développement, notamment asiatiques, qui ont su créer des environnements économiques plus sains et attractifs pour les investissements. Le seul moyen pour les pays du Maghreb de tirer leur épingle du jeu, dans un contexte de mondialisation effrénée, consisterait à se libéraliser davantage, à diversifier leur économie et à mettre en place des infrastructures légales et physiques favorables aux investissements. Le CI aurait indéniablement un rôle à jouer pour accélérer le développement des pays du Maghreb et pour renforcer leur position sur l'échiquier économique international. 4.2.2. L'impact potentiel du capital-investissement sur le développement du Maghreb Le CI peut dynamiser le développement économique du Maghreb en impactant les économies maghrébines sur deux niveaux : Au niveau micro-économique, le CI permet d'améliorer la compétitivité des entreprises maghrébines. Au niveau macro-économique, le CI semble en mesure de contribuer à la résolution de certains problèmes cruciaux des économies maghrébines, en accélérant la qualité des infrastructures, en diversifiant l'économie et en créant de l'emploi. Impact micro-économique du CI au Maghreb En apportant des fonds propres à l'entreprise, le CI constitue une alternative aux banques, souvent défaillantes au Maghreb et réfractaires à l'idée de prendre des risques. Les entreprises soutenues par un fonds d'investissement sont mieux armées et plus crédibles lorsqu'elles souhaitent accéder à des sources de financement additionnelles. Pour les éventuels prêteurs, les fonds garantissent la solvabilité de l'entreprise. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 74 Cependant, les raisons qui poussent les entreprises à faire appel à des fonds ne sont pas seulement financières. Le CI se veut une forme active de financement et s'apparente en cela à un partenariat avec les entrepreneurs. Le CI suppose un engagement constant aux côtés des entreprises. L'investisseur participe aux prises de décisions stratégiques. Plus que tout, il cherche à garantir la croissance de l'entreprise dans laquelle il investit. Une enquête réalisée par KPMG en 2006 pour le compte de la Gulf Venture Capital Association auprès d'un panel représentatif de 15 entreprises ayant fait appel au CI donne quelques indications sur les attentes spécifiques des entrepreneurs. Figure 9 : Enquête auprès d'entreprises candidates au CI Pour quelles raisons faire appel aux fonds de CI? 13% 7% 40% 13% Besoin en capital additionnel pour financer la croissance de la société Pour des raisons de transmission de capital Pour institutionnaliser la société Pour acquérir d'autres sociétés Autres 27% Source KPMG & GVCA; Private Equity and Venture Capital in MENA region 2006 En quoi le CI est-il un allié précieux pour les entreprises du Maghreb? Généralement, les fonds siègent aux conseils d'administration des sociétés et influent sur les affaires courantes et les orientations stratégiques. Les investisseurs apportent une expérience précieuse du monde des affaires et un regard critique sur le fonctionnement de l'entreprise. Ils peuvent mettre à profit leur expertise financière pour conseiller les dirigeants dans le cadre de cessions de certaines branches d'activité ou d'acquisitions (en les aidant à cibler, analyser et valoriser les investissements potentiels). Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 75 Il arrive qu'un fonds intervienne dans un contexte de transmission de la société à de nouveaux actionnaires et joue le rôle de relai. Dans la mesure où de nombreuses entreprises maghrébines sont des entreprises familiales, les problèmes de transmission d'entreprises vont de plus en plus se poser. Les fonds peuvent apporter une expertise technique en faisant appel à un «operating partner», spécialisé dans un secteur d'activité spécifique. De la sorte, le CI injecte un savoirfaire et une expertise supplémentaire dans l'entreprise et familiarise les dirigeants maghrébins aux «best practices» des entreprises occidentales. Par ailleurs, les exigences de transparence des fonds sont bénéfiques à l'entreprise, car elles limitent les risques de spoliation du capital de l'entreprise par les différentes parties prenantes (risque élevé dans les entreprises familiales où la pression sociale est particulièrement forte). Enfin, les fonds peuvent parfois intervenir efficacement dans le cadre de négociations avec les autorités locales. L'omniprésence de l'État à tous les échelons décisionnaires dans les pays maghrébins est souvent un frein au développement des entreprises et la présence d'un investisseur institutionnel dans les négociations renforce leur crédibilité aux yeux des autorités. D'une manière générale, les fonds mettent à profit leur carnet d'adresses pour faciliter la croissance de l'entreprise. L'enquête de KPMG suggère que les dirigeants d'entreprises sont conscients que le CI leur apporte plus qu'un simple financement. Les dirigeants questionnés laissent entendre que le CI a renforcé leur entreprises et augmenté leur compétitivité. Figure 10 : Domaines de contributions du CI Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 76 Contribution autre que financière du CI Contribution essentielle Contribution considérable Contribution limitée Marketing 25% 13% 13% Conseil pour le recrutement 38% 38% 13% Conseil financier 38% 38% 13% Stratégie 50% 25% Savoir-faire 25% 13% 25% Carnet d'adresses et alliances stratégiques 25% 25% 13% Expertise spécifique au marché 38% 13% 25% Domaines de contribution Gouvernance d'entreprise Gestion d'actif 13% 13% 13% Source KPMG & GVCA; Private Equity and Venture Capital in MENA region 2006 Indéniablement le CI semble propice à la croissance des entreprises du Maghreb. Il devrait notamment contribuer à augmenter leur compétitivité. Elles en ont d'autant plus besoin qu'elles sont, avec la mondialisation, mises en concurrence avec les entreprises d'autres pays émergents. Impact macro-économique du CI au Maghreb Les pays du Maghreb sont mis au défi d'améliorer leurs infrastructures et de créer de nombreux emplois. La croissance démographique nécessite des investissements conséquents dans des secteurs clés comme la santé, l'éducation, les infrastructures et les services. Les gouvernements du Maghreb ne semblent pas en mesure de subvenir seuls à ces nouveaux besoins ; ils doivent impérativement mettre à contribution le secteur privé, faute de quoi le retard avec les économies émergentes concurrentes s'accentuera. Sur un mode presque dialectique, CI et besoins des économies du Maghreb sont complémentaires. La montée en puissance de certains secteurs d'activité est à la fois une opportunité pour le capital-investissement et le signe d'un manque que les États doivent s'efforcer de combler. En ce sens le private equity serait une pratique financière particulièrement adaptée aux pays en développement. L'intérêt du capital-investissement pour les investissements dans les infrastructures est spécifique aux pays émergents. Cela révèle, en quelque sorte, la capacité des fonds à adapter leur cibles d'investissement en fonction du contexte économique. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 77 Par ailleurs, le CI, s'il fonctionne efficacement, permettrait de diversifier les économies maghrébines. Le manque de diversification des économies du Maghreb est problématique. Nous avons vu que le capital-risque est certainement la pratique financière la plus à même de financer l'innovation. Schumpeter, le premier, a montré l'importance à donner à l'innovation. En finançant les projets innovants, le CI contribue à la restructuration des économies du Maghreb. Les entreprises du Maghreb, pour rester compétitives dans un environnement toujours plus concurrentiel, ont besoin de capitaux et de sang neuf. Le modèle de l'entreprise familiale tel qu'il existe au Maghreb ne paraît pas suffisamment armé face à l'internationalisation de la concurrence. Les fonds de CI poussent ces entreprises à se restructurer, à se séparer des activités qu'elles maîtrisent mal, à améliorer leur process de gestion et facilitent la transition vers un modèle d'entreprise moins centré sur les intérêts familiaux. Pour l'économiste Florence Eid36, le principal problème auquel les économies du Maghreb vont devoir faire face, c'est le chômage. La population du Maghreb a doublé en trente ans et les 80 millions d'habitants actuels devraient doubler d’ici 50 ans. Au rythme où vont les choses, la population active du Maghreb devrait croître à des rythmes sans précédent. Dans un rapport datant de 200537, la Banque Mondiale tirait la sonnette d'alarme : «Entre 2000 et 2020, la croissance de la population active dans ces pays aura été en moyenne de près de 2,4 % par an. Cela signifie qu’il faudra créer près de 16 millions d’emplois de plus entre 2000 et 2020 pour les nouveaux arrivants sur le marché. Compte tenu du niveau de chômage estimé à 20,4 % au Maghreb, les pays de cette région devront créer quelque 22 millions d’emplois au cours des deux prochaines décennies pour occuper à la fois les chômeurs et les nouveaux venus sur le marché.» Avec une croissance moyenne du PNB de 3.1% pendant les 10 dernières années et des projections pour les dix années à venir qui n’excèdent pas 3.3%. Le problème de la création d’emploi dans la zone est effectivement flagrant. Le seul moyen pour sortir de cette impasse 36 F. Eid, “Private Equity Finance as a Growth Engine : What it Means for Emerging Markets”, Business Economics, Juillet 2006 37 Paul Dyer, “Disponibilité de main d'œuvre, chômage et création d'emploi dans le Maghreb”, Banque Mondiale, 2005 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 78 consiste à développer intensivement le secteur privé. Indéniablement, le CI offre ici encore des perspectives intéressantes. Les rares données disponibles sur le CI au Maghreb lui sont largement favorables, comme le montre le tableau suivant qui analyse le portefeuille du premier fonds de CI en Tunisie, Tuninvest. Le marché de l’emploi en Tunisie a augmenté de 3% par an pendant la période 19891997. Sur la même période, les entreprises détenues par Tuninvest ont généré une croissance nette de l'emploi de 17%. Ces chiffres sont d’autant plus frappants que la plupart des entreprises de Tuninvest n’étaient pas des start-up (les entreprises en création ont tendance à afficher des taux de croissance élevées dans la mesure où elles se basent sur des montants initiaux faibles, ce qui crée une illusion statistique). D'après Eid, les premières données en provenance de l'Algérie et du Maroc donnent des résultats tout aussi encourageants. Figure 11. Emploi et chiffre d'affaire des entreprises en portefeuille de Tuninvest Création d'emploi et chiffre d'affaire Nombre d'employés A l'entrée Présent Différence A l'entrée (nominal) Présent (nominal) Présent (réel) Différence (réel) Pourcentage différence (réel) AMI 1995 93 120 27 3 034 5 323 3 783 749 19,8 AMI COMMERICALE 1997 5 15 10 1 300 2 835 2 221 921 41,5 BATAM 1997 370 650 280 59 954 94 855 74 321 14 367 19,3 COGITEL 1998 96 100 4 9 605 12 561 10 334 729 7,1 EXIS (Holding SNMVT) 1999 46 093 68 242 58 950 12 857 21,8 FUCHI-KA 1999 25 30 5 406 510 441 35 7,9 GALION 2000 70 70 0 4 611 4 491 4 073 -538 -13,2 HYDROSOL FONDATIONS 1997 50 50 0 1 035 2 166 1 697 662 39,0 IGL INDUSTRIE SARL 1999 37 70 33 2 390 8 892 7 681 5 291 68,9 INTERCHEM 1996 15 50 35 1 083 5 439 4 059 2 976 73,3 MEDIS 1996 3 110 107 0 3 597 2 684 2 684 100,0 NOUVELAIR 2001 500 400 -100 115 371 143 225 136 405 21 034 15,4 SANI CUISINES 2001 60 60 0 5 426 7 687 7 321 1 895 25,9 SIL 1996 286 300 14 3 260 3 427 2 557 -703 -27,5 SOMATRAL 1998 130 190 60 3 835 5 063 4 165 330 7,9 SOPAT 1995 200 700 500 6 405 26 012 18 486 12 081 65,4 SOTUPA 1998 250 500 250 23 000 47 000 38 667 15 667 40,5 SOVIA 1997 30 180 150 0 12 681 9 935 9 935 100,0 SPG 2000 47 80 33 4 570 7 624 6 915 2 345 33,9 STI (ACCOR) 2001 600 850 250 5 454 32 462 30 916 25 462 82,4 STMP 1996 30 40 10 1 992 1 269 947 -1 045 -110,3 TECNO CATERING 1999 28 120 92 567 310 268 -299 -111,6 TUNISAVIA 1995 100 100 0 5 235 6 669 4 740 -495 -10,4 TUNISIA SEAWAYS 2001 1 20 19 0 2 503 2 384 2 384 100,0 TUNISIE FACTORING 1998 12 30 18 845 4 768 3 923 3 078 78,5 TUNISIE VALEURS 1998 36 45 9 2 213 3 072 2 527 314 12,4 VISUAL INDUSTRIE 1998 40 40 0 2 975 2 328 1 915 -1 060 -55,4 VITALAIT 2000 96 200 104 10 738 26 376 23 924 13 186 55,1 3 110 5 020 1 910 316 162 534 718 461 499 145 337 Total Pourcentage différence 38 Source : Tuninvest Finance Group, 2002 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 79 Ainsi l'expansion du CI au Maghreb est souhaitée et souhaitable. Compte tenu de la situation délicate des pays du Maghreb, le CI est une piste intéressante de développement : Il crée de l'emploi et génère de la croissance dans les entreprises dans lesquelles il s'investit (et par effet d'entrainement, chez leurs partenaires et leurs fournisseurs). Il permet aux économies maghrébines de se diversifier (et d'être moins dépendantes des secteurs traditionnels : agriculture, tourisme, hydrocarbures). Il contribue à augmenter la compétitivité des entreprises maghrébines. Bref, le CI apporte une réponse aux principaux défis qui menacent le Maghreb. Économistes et professionnels du CI s'accordent à penser que le CI peut avoir un effet vertueux sur les économies du Maghreb et insistent sur la nécessité, de la part des autorités publiques, de façonner un environnement institutionnel qui facilite un peu plus encore son expansion. 4.2.3. L'argument des complémentarités pour justifier la libéralisation de l'environnement légal Le raisonnement est simple. Si le capital-investissement permet d'améliorer la situation économique des pays du Maghreb, alors les gouvernements ont intérêt à favoriser son expansion. Les pistes d'action proposées par les économistes et les professionnels du CI sont nombreuses. Florence Eid, dans son enquête auprès de 10 sociétés gérant des fonds dans la zone MENA38, demande aux professionnels du CI quels sont, d'après eux, les domaines d'intervention prioritaires pour développer le capital-investissement. 38 F. Eid, “Private Equity as a Growth Engine : What It Means for Emerging Market”, Business Economics, 2006 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 80 Dans quels domaines faut-il intervenir en priorité pour développer le CI? Nombre de Score total sociétés de gestion Intensité Réformes législatives 69 10 6,9 Améliorer la qualité du deal flow 64 10 6,4 Développer une culture entrepreneuriale 54 9 6,0 Faire la promotion du CI 52 9 5,8 Associer le CI aux stratégies de développement 49 8 6,1 Intensifier le deal flow 44 9 4,9 Plus de compétences spécialisées sur le marché 41 9 4,6 Subventions / Aides publiques 31 8 3,9 Plus de sources de fonds 22 7 3,1 Score total : classement aggrégé Nombre de sociétés de gestion : celles qui ont classé un facteur particulier dans les sept premiers Intensité : score moyen d'un facteur lorsqu'il fait partie des sept premiers Figure 11. Domaines prioritaires pour développer le CI dans la zone MENA Source : Florence Eid La méthodologie est la même que celle présentée plus haut, à une différence près. La colonne «score total» comptabilise les résultats en accordant 7 points pour le domaine d'intervention classé en premier et 1 point pour le facteur classé septième. Ce questionnaire suggère que le CI, pour être efficace (et donc contribuer au développement économique du Maghreb), aurait besoin à la fois d'un environnement légal en adéquation à son mode de fonctionnement et d'une réserve d'entrepreneurs. Se dessine ici le fantasme d'une relation potentiellement vertueuse associant CI (Finance) et institutions (institutions légales et institutions «éducatives» pour former les entrepreneurs). Florence Eid introduit la notion de «complémentarités institutionnelles» et explique que les facteurs de développement du CI doivent se renforcer entre eux : «The policy challenge for MENA is to create the ‘institutional complementarities’ necessary for the financial sector to leverage this talent. [...] if financial institutions are not ‘complemented’ with the right skills and know-how, they cannot create private sector activity and, similarly, if finance and skills are not ‘complemented’ with regulatory institutions that serve their needs, they cannot create businesses that make profit, and ultimately drive the economy forward. [...] Applications of these ideas lead to conclusions about the importance Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 81 of coupling innovations in financial intermediation (e.g. the creation of private equity funds) with appropriate institutions including ones that facilitate transactions and provide incentives (such as technically ‘smart’ legislation) and others that create ‘deal flow’ and bring forward entrepreneurial talent (both linked to educational and business policy interventions).» Florence Eid étaye son propos en expliquant qu'un fonds de CI qui évoluerait dans un environnement avec un «deal flow» insuffisant ou une législation inadéquate ne bénéficierait pas des complémentarités nécessaires pour dynamiser le système économique. En ce sens, pour que la contribution du CI au développement des pays du Maghreb soit optimale, les autorités doivent participer à la création du «triangle vertueux» : finance, régulation et éducation. On pourrait résumer ainsi les mécanismes de ce «triangle vertueux» : Le CI a besoin pour s'épanouir d'une législation «intelligente», adaptée et complémentaire, et d'entrepreneurs talentueux. L'entrepreneur pour se réaliser a besoin d'intermédiaires financiers (le CI) et d'un système éducatif qui le forme à l'entrepreneuriat. Les autorités pour résoudre les problèmes économiques ont besoin d'intermédiaires financiers et d'entrepreneurs (les premiers pour financer les deuxièmes et les deuxièmes pour innover et créer de l’emploi). Aussi, dans la mesure où l'efficience de ce triangle vertueux, dépend de la mise en place par les autorités d'un environnement institutionnel favorable au CI, est-il nécessaire de s'interroger : quel est l'environnement légal idéal pour le CI? De prime abord, il faut un environnement légal qui s'adapte et comprenne les mécanismes spécifiques au CI. Nous avons vu que la résolution des problèmes d'agence requiert des instruments financiers et juridiques particulièrement sophistiqués (dette convertibles, actions préférentielles, etc.). Cela suppose, comme le suggèrent Romain Geiss, Jérémy Hajdenberg et Maïa Renchonue39, de «renforcer l'expertise des autorités publiques en charge de réguler le secteur et des juristes et experts comptables locaux». 39 R. Geiss, J. Hajdenberg et M. Renchon, “L'Afrique, Terre d'Investissement : Le Private Equity en Afrique, Réussites et Nouveaux Défis”, Capafrique 2008 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 82 Sans un environnement légal favorable et des institutions qui comprennent ses mécanismes, le CI au Maghreb ne pourra pas se développer dans de bonnes conditions. Rappelons en effet qu'il n'aurait pas pu s'imposer aux États-Unis si les autorités américaines n'avaient pas aménagé leur système juridique. Le CI existe dans la mesure où on l'y autorise. En outre, un investissement dans une entreprise, c'est avant tout un contrat financier, lequel est affecté par les règles qui encadrent sa formation et assurent sa mise en application. Or ces règles qui déterminent les modalités de formation et d'application du contrat dépendent elles-mêmes de l'origine du système juridique à partir duquel elles ont été élaborées. De fait, de nombreux auteurs pensent que la nature juridique d'un pays influe sur l'efficacité de ses institutions financières. La Porta, Lopez-de-Silanes, Shleifer et Vishny40 se sont efforcés de montrer que les lois d'un pays régissant la protection des droits des actionnaires sont déterminées par l'origine du système juridique. En l'occurrence, les pays «Common law» offriraient une meilleure protection des actionnaires que les pays de tradition civiliste. Par la suite, ces mêmes auteurs ont cherché à mettre en exergue l'existence d'une corrélation entre degré de protection des investisseurs, niveau de développement des marchés financiers et rythme des introductions en bourse. En 1999, La Porta, Lopez-de-Silanes, Shleifer et Vishny41 ont prétendu démontrer que la qualité d'un gouvernement dépendrait à la fois de facteurs économiques et légaux : les pays pauvres avec un système légal inspiré du code civil français auraient des gouvernements plus faibles, incapables de garantir et de mettre correctement en application les droits de propriété. Dans ces pays, les gouvernements auraient davantage tendance à intervenir dans l'activité économique et à imposer des contraintes réglementaires plus lourdes à la création d'entreprise42. Dans une telle optique, l'inadaptation manifeste de l'environnement légal des pays du Maghreb au CI trouverait sa source dans l'héritage colonial laissé par la France.43 40 La Porta, Lopez-de-Silanes, Shleifer & Vishny, «Legal Determinants of External Finance», Journal of Finance 1997 41 La Porta, Lopez-de-Silanes, Shleifer & Vishny, «The Quality of Government», Journal of Law, Economics, and Organization, 1999 42 Djankov, Lopez-de-Silanes, Shleifer & Vishny, «The Regulation of Entry», Quarterly Journal of Economics, 43 Les systèmes juridiques de la Tunisie, de l'Algérie et, dans une moindre mesure, du Maroc sont dérivés du droit civil français. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 83 Des recherches ultérieures, dans la même veine, ont confirmé l'importance de l'origine légale44 et le lien entre origine légale et développement du secteur financier d'une nation45. Elles prétendent montrer qu'un système juridique qui s'adapte rapidement aux besoins des parties contractantes stimule davantage la croissance (la dimension jurisprudentielle de la common law lui confère incontestablement une plus grande flexibilité que le droit civil). Ici encore, la «common law» satisferait mieux les besoins des parties contractantes et prendrait mieux en compte l'intérêt de l'investisseur, ce qui expliquerait, selon Eid, que les transactions de CI dans les pays «common law» soient plus sophistiquées et plus importantes en volume46. Comme le résume Deffains47 : «ces études comparatives décrivent une situation dans laquelle les pays de Common Law offriraient une meilleure protection aux investisseurs que les pays de droit civil. Cette particularité expliquerait pourquoi les pays anglo-saxons ont des marchés financiers plus développés, une propriété du capital plus dispersée et des capitaux propres plus importants que ceux relevant de la tradition civiliste. Ces travaux cherchent également à démontrer que la composante du développement financier expliquée à partir de l’environnement juridique serait positivement corrélée à la croissance économique». Or ces travaux ont été réutilisés par la Banque Mondiale pour conseiller les pays en développement souhaitant réformer leur systèmes juridiques48. On imagine déjà la suite... Cette analyse économique des systèmes juridiques trouve son origine dans l'hypothèse (ou plutôt la thèse) formulée par Richard Posner selon laquelle le droit anglo-saxon ne serait que le reflet d'une adéquation inconsciente de la conception que le juge se fait de la justice avec ce qui serait économiquement efficace. Bref, la common law aurait dans ses gènes le souci de l'efficacité économique. La thèse de Posner a eu des répercussions considérables sur le monde juridique et a ouvert de nouvelles perspectives pour l'analyse du développement économique. 44 Beck, Demirguc-Kunt & Levine, “Law and Finance: Why does Legal Origin Matter?” World Bank Policy Research Paper, 2003 45 Beck & Levine, “Legal Institutions and Financial Development”, National Bureau of Economic Research, Working Paper, 2004 46 Eid & Roumieh, “Institutions, Knowledge Assets & Financial Contracts : Evidence from private equity in MENA”, Draft Paper, 2007 47 B. Deffains, “Introduction à l'analyse économique des systèmes juridiques”, Revue économique 2007 48 Cette méthodologie est notamment utilisée dans le projet “doing business” de la Banque Mondiale qui élabore entre autre le classement des pays pour leur climat d'affaire que nous citions plus haut Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 84 Le common law serait, en quelque sorte, l'émanation juridique de l'utilitarisme et donc, intrinsèquement, plus en phase avec le fonctionnement d'une économie capitaliste. Ce qui se dessine ici, c'est cette dimension totalisante et totalitaire d'un utilitarisme qui s'érige en vérité universelle et inéluctable, et déborde de la sphère économique pour s'épandre dans les sphères juridique, scientifique, politique, et même, nous le verrons, géopolitique.49 Nous nous y connaissons trop peu en théorie juridique pour prétendre esquisser une quelconque ontologie de la «common law», néanmoins force est d'admettre que l'appropriation du système juridique anglo-saxon par la logique utilitariste n'est pas en soi choquante, dans la mesure où «common law» et utilitarisme ont tous deux fermenté dans la philosophie anglo-saxonne libérale du 17ème et 18ème siècle. On pourrait même aller plus loin et dire qu'utilitarisme et common law se sont construits conjointement autour de la conception «positive» d'un droit inaliénable à la propriété. En ce sens la détermination des La Porta, Lopez-de-Silanes, Shleifer et autre Vishny à démontrer «empiriquement» la supériorité du common law sur le droit civil ne serait que le prolongement de l'apologie faite, en son temps, par Locke de la tradition anglaise de la Common Law contre la « maladie française de l’absolutisme ». Mais au fond, est-ce vraiment surprenant que le common law soit le système juridique le plus apte à protéger ce qui est, par ailleurs, à son propre principe : le droit à la propriété? En ce sens, l'ensemble des travaux fournis par le courant «Finance and Law» ne serait qu'une grotesque tautologie, une lapalissade réitérée à l'infini visant à légitimer l'expansion d'un capitalisme par essence auto-référentiel. On touche là un point crucial de notre raisonnement et peut-être convient-il de résumer ce qui a été dit jusqu'ici : Le CI serait susceptible d'accélérer le développement économique des pays émergents, développement économique d'autant plus urgent que ces pays se concurrencent les uns les autres dans l'arène de la mondialisation. Le CI aurait besoin, pour réaliser tout son potentiel, d'un environnement légal favorable. 49 Pour ceux qui douteraient de la généralisation de l'utilitarisme dans l'ensemble des champs d'investigation scientifique, on rappellera que les théories destinées au CI, tout particulièrement la théorie d'agence, sont ellesmêmes des théories utilitaristes puisqu'elles partent du postulat que tout individu, par essence, cherche à maximiser son utilité. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 85 Les systèmes juridiques les mieux adaptés au CI seraient ceux qui dérivent de la «common law». Dans une telle optique, les pays maghrébins seraient dans l'obligation de réviser leur système juridique, voir la nature même de ce système, pour faciliter l'épanouissement du capital-investissement, puisque cet épanouissement est vécu comme condition nécessaire au développement économique (et donc à la survie en milieu concurrentiel mondialisé). Ce qui est en acte avec l'expansion du CI au Maghreb, c'est précisément l'infiltration du système capitaliste et du discours utilitariste dans ce qui, en théorie, constituait un pilier de la souveraineté de l'État-nation : le système juridique. En ce sens, le CI participe à un processus beaucoup plus large, qui bouleverse radicalement le paysage géopolitique et révolutionne le fonctionnement de l'État-nation, lequel, pour survivre, est contraint d'abandonner un certain nombre de ses prérogatives. De fait, le CI génère une nouvelle forme de domination, une domination qui force les Étatsnations à se plier aux impératifs de la mondialisation. Or, dans la mesure où il contribue, notamment au niveau juridique, à confisquer certains attributs de la souveraineté, le CI ne s'apparente-t-il pas à une nouvelle forme de colonialisme? Certes, l'expansion du CI ne peut être comparée aux conquêtes coloniales menée par les puissances européennes à partir du 16e siècle. Il ne s'agit plus d'annexer un territoire et de substituer l'administration locale par l'administration coloniale et les concepts de colonialisme ou de colonisation doivent être maniés avec précaution. Néanmoins, de nombreuses similarités subsistent. La domination s'exprime de manière différente, mais ces effets sur les pays colonisés restent sensiblement les mêmes. Le philosophe altermondialiste Ramón Grosfoguel définit le «modèle de pouvoir colonial» comme «un principe organisateur qui recouvre l’exploitation et la domination exercées dans de multiples dimensions de l’existence sociale, des économies jusqu’aux formes d’organisation politique, aux institutions étatiques, aux relations de genre, aux structures de connaissance»50. 50 R. Grosfuguel, «Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité», Multitudes, 2006 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 86 De fait ,de nombreux auteurs suggèrent que la mondialisation du capitalisme agit sur de multiples dimensions : sociales, économiques, politiques, institutionnelles, cognitives, etc. Nous allons désormais nous attarder sur ce concept de colonialisme et voir en quoi le CI peut être considéré comme une nouvelle forme de colonialisme. A la question initiale visant à déterminer si le CI est une source de développement économique ou une nouvelle forme de colonialisme, nous verrons qu'en réalité développement économique et colonialisme ne sont en aucune façon contradictoires, dans la mesure où le concept de développement économique est en soi un concept colonial. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 87 5. Le capital-investissement : une nouvelle forme de « colonialisme » L'objet de cette partie n'est pas de montrer que le CI dans les pays émergents se réduit à n'être qu'une nouvelle forme d'exploitation et d'appropriation des richesses des pays du Sud. Nous souhaitons, en réalité, comprendre dans quelle mesure le CI participe d'un mouvement beaucoup plus vaste par lequel le capitalisme mondialisé opère son expansion. Il s'agit bien de colonialisme, mais d'un colonialisme d'un nouveau genre. Les formes antérieures de colonialisme et d'impérialisme, même si elles subsistent, sont, à bien des égards, dépassées. Fini le temps où les pays européens annexaient des pays entiers, imposaient leur administrations, pour extraire les richesses des pays colonisés. Lénine avait tort, l'impérialisme, au sens où il l'entendait, n'était pas le «stade ultime du capitalisme». La souveraineté des États Nation, même des pays occidentaux, a perdu de sa substance dans le système-monde contemporain, où l'origine du pouvoir est décentrée, les organes de régulation privatisés et transnationalisés. Le capitalisme s'impose désormais de manière immanente à l'ensemble des économies nationales. Le CI au Maghreb, en cela qu'il est vu comme une source de développement dans l'esprit même des dirigeants des pays maghrébins, est un exemple des nouvelles modalités de diffusion d'un capitalisme global et totalisant. Le CI ne se contente pas d'injecter des capitaux dans les économies du Maghreb, il y transfuse une bonne dose de capitalisme, facilitant ainsi la polymérisation du système capitaliste. Dans un premier temps, nous tenterons de donner une définition «ontologique» du CI. Nous verrons que le CI, dans une perspective sémantique, est chargé de sens; comme si, dans la texture et la profondeur des notions qui le composent, le capital-investissement portait déjà en lui la possibilité d'une fonction coloniale. Nous verrons que certaines figures emblématiques d'un CI triomphant, à l'image de Rubinstein, fondateur du Carlyle, attribuent, sans doute sans réaliser les implications que leur propos peuvent avoir-, l'origine du CI à Christophe Colomb. Christophe Colomb ne serait pas seulement celui par lequel la découverte des Amériques à donné le jour à cinq siècles de colonisation effrénée et d'accumulation de capital Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 88 par les puissances coloniales européennes, mais il serait également le premier General Partner. Dans un second temps, nous allons voir en quoi un investissement en capital est également une manière de véhiculer du pouvoir. Le positionnement géographique et géopolitique du Maghreb dans le système-monde, à l'intersection des sphères d'influence des anciennes puissances coloniales arabes et européennes, en fait un lieu d'affrontement (plus ou moins pacifié et commercial) entre européens et arabes (du Golfe). Dans ce cas, le CI est une réminiscence des anciennes formes de (néo-)colonialisme et d'impérialisme puisqu'il permet à des pays souverains d'asseoir leur domination et de déplacer dans le monde de la finance des problématiques diplomatiques et géopolitiques. Enfin, nous allons voir que le CI participe d'un mouvement beaucoup plus vaste par lequel le capitalisme s'érige en système économique total. Pendant un temps, notamment dans la foulée du «consensus de Washington», l'argument du développement économique a été utilisé pour inciter les pays en développement à s'adapter aux contraintes du système capitaliste. En réalité, nous verrons que la notion même de développement économique est équivoque, car, dans la rhétorique des principales institutions de développement, être développé, c'est être capitaliste. En ce sens le CI, en tant qu'il est justifié par l'argument du développement économique, contribue à l'avènement d'une civilisation unique et globale. «Le capitalisme ne serait plus une variante, possible ou effective, des divers systèmes économiques de l’histoire, dont l’historien aurait à expliquer les moments et les raisons des succès et des échecs de son implantation et de son développement dans telle ou telle civilisation, mais le générateur de la civilisation mondiale et donc unique dont les variantes locales s’effaceraient enfin avec l’élimination des scories d’un passé trop longtemps divers, d’histoires trop longtemps asynchrones.»51 5.1. Une tentative de définition ontologique 51 Guéry A., “L'empire du capital. Produire des hommes et échanger des biens dans l'histoire mondiale”, Rue Descartes, 2005 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 89 Il est bien entendu prétentieux de prétendre donner une définition ontologique du capital-investissement. A dire vrai cela nécessiterait d'abord de définir ce que veut dire ontologie ; ce qui s'annonce ardu et hors de notre portée. On trouve sur Wikipédia la définition suivante de l'ontologie: «En philosophie, l'ontologie (du grec oν, oντος, participe présent du verbe être) est l'étude de l'être en tant qu’être, c'est-à-dire l'étude des propriétés générales de tout ce qui est.» Vaste programme qui passionne les philosophes en tous genres et qui, pour ces derniers, ne saurait s'appliquer à un concept aussi trivial que le capital-investissement. Pour faire simple, ce que nous entendons ici par ontologie vise à dévoiler et à découvrir l'arrière-fond d'un phénomène ou d'un concept. Dans le cas du capitalinvestissement, cela suppose d'aller regarder ce qui se cache derrière les significations, les représentations et les manifestations usuelles du capital-investissement. Nous verrons que les étymologies de capital et d'investissement sont riches de sens. Le CI, ontologiquement, dépasserait largement le cadre d'une simple pratique financière. En étudiant cette face cachée du CI nous verrons qu'il porte en lui les germes d'une forme de colonialisme. Nous verrons dans un second temps que certaines figures d'autorité de l'industrie du private equity, dans un désir de mythifier le CI, suggèrent eux-mêmes l'existence d'un lien entre CI et colonialisme en attribuant, en toute innocence, son origine à Christophe Colomb. 5.1.1. “Capital” et “investissement”, deux concepts chargés de sens Le capital-investissement c'est avant tout le mariage de deux concepts : capital et investissement. Leur utilisation quotidienne a contribué à attacher une signification a posteriori à «capital» et «investissement», pourtant l'étude de leur étymologies suggère que ces deux termes ont été, au fil des siècles, travestis. L’étymologie, pour les Grecs, était la science du vrai (etumos); en ce sens les étymologies respectives de capital et d'investir nous permettent de retrouver les sens originels Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 90 de ces deux notions et donc d'esquisser une nouvelle signification de la fusion conceptuelle opérée par le capital-investissement. Capital n'a pas toujours eu la dimension patrimoniale qu'on lui connait aujourd'hui. Capital, étymologiquement, dérive du latin «caput» qui veut dire tête. Les premières utilisations de capital remontent au 13e et 14e siècles avec les expressions de «peine capitale», associée à la peine de mort. On parlait de peine capitale dans la mesure où elle impliquait notamment la «décapitation». Par dérivation, «caput» a donné capitaine et caporal, en d'autres termes ce qui est à la tête. Car est capital ce qui est important, fondamental ou primordial. La capitale d'un pays, c'est sa ville principale, celle qui est à sa tête. Plus généralement on peut dire que la tête est le lieu du corps humain d'où émerge la conscience, ce qui explique sa dimension essentielle et vitale. Investissement dérive du terme latin «investire», qui signifiait revêtir de l'intérieur, garnir. Au Moyen-äge, «investire» a pris le sens de «mettre en possession d'un fief ou d'une charge», ce qui s'apparente à la notion actuelle de cérémonie d'investiture par laquelle un «individu endosse des fonctions ou une position d'autorité et de pouvoir»52, est investi de pouvoir. Le verbe investir a également emprunté à l'italien «investire» une signification plus militaire; investir signifiait également entourer de troupes, encercler, assiéger. Investir une ville veut dire conquérir, prendre possession d'une ville. Aussi, investir est associé à des notions de pouvoir et de conquête. Le capital-investissement à l'aune de ces considérations étymologiques serait à la fois une forme contemporaine de bourrage de crâne (garnir la tête) et de conquête de la tête. Dans la mesure où la tête est le lieu d'émergence de la conscience, le capital-investissement serait également un processus par lequel on assiège ce qui est vital. C'est plus généralement une manière d'imposer son pouvoir en allant directement au cœur, ou plutôt à la tête du problème. 52 Définition de l'investiture trouvée sur Wikipédia. De manière générale, la plupart des considérations étymologiques ont été trouvées sur internet. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 91 On voit donc bien que le capital-investissement contient en lui-même l'idée de conquête et de domination. De fait, le parallèle sémantique avec la notion de colonialisme prend sens. Nous allons voir que ce parallèle est d'autant plus valable que Rubinstein, le célèbre fondateur d'un des fonds de private equity les plus influents au monde, attribue l'origine du CI à Christophe Colomb. 5.1.2. Christophe Colomb, ancêtre du capital-investissement David Rubinstein, co-fondateur de Carlyle et magnat du private equity, attribue, dans les nombreuses présentations qu'il fait à travers le monde, la paternité du capitalinvestissement dans les pays émergents à Christophe Colomb53. Christophe Colomb serait le premier General Partner et la Reine Isabelle de Castille la première Limited Partner. Il aurait passé sept années à courir l'Europe pour trouver les financements nécessaires (David Rubinstein parle de 10000$54) à la réalisation de son projet visant à trouver une nouvelle route maritime pour les Indes ; Isabelle de Castille aurait finalement cédé et décidé d'investir au bout de trois années d'intenses due diligences. La transaction négociée par l'explorateur lui assurait 10% des profits générés par sa découverte éventuelle, 5% de l'or rapporté et le remboursement à l'avance de toutes les dépenses. Bref un vrai capital-risqueur avant l'heure... En associant le CI aux découvertes de Christophe Colomb, Rubinstein cherche certainement à mythifier le CI et à lui donner une nouvelle légitimité. En effet, puisque le CI existe depuis plus de 500 ans et a permis la découverte des Amériques, il n'y a pas lieu, dans la logique de Rubinstein, de le critiquer. Or cette anecdote est intéressante à plus d'un titre. D'abord Rubinstein ne semble pas, à un seul moment, considérer le fait que les découvertes de Christophe Colomb aient pu engendrer un certain nombres d'atrocités, parmi lesquelles l'exploitation intensive des ressources naturelles de l'Amérique du sud, l'extermination en masse des populations amérindiennes, l'extinction des civilisations locales, etc. Rubinstein se place dans une position d'autant plus ambiguë qu'en tentant de donner une légitimité au CI, il donne au contraire du pain à manger à ses détracteurs. Il est célèbre pour 53 54 http://www.carlyle.com/Media%20Room/Fact%20Sheet%20Files/item9959.pdf http://psdblog.worldbank.org/psdblog/2006/05/private_equity_.html Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 92 ne pas faire dans la dentelle et incarner un capitalisme triomphant et cynique ; en ce sens, on ne peut pas interpréter l'analogie à Christophe Colomb comme un lapsus de sa part (l'allusion à Christophe Colomb est, semble-t-il, récurrente chez lui). Enfin, Rubinstein, en vantant les mérites de la découverte des Amériques par Colomb, participe de cet eurocentrisme invétéré qui a justifié la colonisation intensive menée par les puissance européennes pendant les 5 siècles suivants. L'eurocentrisme part du principe que ce qui a été bon pour les européens l'a été pour le reste de monde. Indéniablement, la découverte des Indes d'Amérique a été profitable aux européens, mais elle l'a beaucoup moins été pour les autres civilisations de l'époque (empires aztèques, musulmans, chinois, indiens). Pour de nombreux historiens, la découverte des Amériques et l'afflux massif d'or vers l'Europe qu'elle a généré a constitué un tournant dans l'histoire mondiale. Elle aurait marqué les débuts de l'hégémonie des occidentaux sur le reste du monde et d'un «processus réellement mondial d'accumulation du capital»55. La colonisation frénétique du Nouveau Monde aurait engendré la mondialisation : «Le début de la mondialisation/globalisation remonte aux conséquences du premier voyage de Christophe Colomb qui l’a amené en octobre 1492 à débarquer sur les rivages d’une île de la mer Caraïbe. C’est le point de départ d’une intervention brutale et sanglante des puissances maritimes européennes dans l’histoire des peuples des Amériques, une région du monde qui, jusque là, était restée à l’écart de relations régulières avec l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Les conquistadors espagnols et leurs homologues portugais, britanniques, français, hollandais ont conquis l’ensemble de ce qu’ils ont convenu d’appeler les Amériques en provoquant la mort de la grande majorité de la population indigène afin d’exploiter au maximum les ressources naturelles (notamment l’or et l’argent). Simultanément, les puissances européennes sont parties à la conquête de l’Asie. Plus tard, elles ont complété leur domination par l’Australasie et enfin l’Afrique.» 56 Non seulement le CI serait, en la personne de Christophe Colomb, à l'origine de la colonisation, mais également à l'origine de la mondialisation. Dans une telle optique (à 55 S. Castro-Domez, “Le chapitre manquant d'Empire. La réorganisation postmoderne de la colonisation dans le capitalisme postfordiste”, Multitudes, 2006 56 E. Toussaint, “La globalisation de Christophe Colomb et Vasco de Gama à aujourd’hui”, Alterinfo, 2008 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 93 laquelle Rubinstein semble adhérer), les fonds de CI s'apparenteraient aux nouveaux conquistadors du capitalisme. Dans le processus d'expansion du capitalisme, les fonds d'investissement remplaceraient les navires espagnoles, portugais, hollandais, français et anglais. De la même manière que les colons, s'accompagnaient lors de leurs conquêtes de missionnaires religieux déterminés à convertir les indigènes au christianisme (quitte à ce que la conversion passe par les armes), les fonds de private equity sont désormais secondés par des missionnaires d'un nouveau genre, les institutions multilatérales de développement, qui ont pour principale mission de convertir les pays récalcitrants aux vertus du capitalisme global. Le parallèle entre CI et colonialisme/impérialisme nous semble d'autant plus pertinent que, de tous temps, l'investissement (ce que confirme son étymologie) s'est révélé être une manifestation du pouvoir (de l'actionnaire sur l'entreprise, d'un pays sur un autre). En ce sens, puisque le parallèle entre CI et colonialisme est désormais établi, il est nécessaire de réexaminer la portée du CI au Maghreb dans une perspective davantage géopolitique. 5.2. Fonds d'investissement et géopolitique Les études et les recherches sur le CI dans les pays émergents (y compris celles que nous avons mentionnées précédemment) ont tendance à occulter les dynamiques géopolitiques et civilisationnels qui sous-tendent le CI. Or on ne peut pas prétendre étudier objectivement le modus operandi du CI dans les pays émergents «toutes choses égales par ailleurs». Les tendances du CI au Maghreb laissent entrevoir l'existence d'affrontements sousjacents entre les anciennes puissances coloniales, arabes et européennes. Le Maghreb serait en quelque sorte à l'interface entre la volonté de l'Europe de sécuriser son voisinage en un soussystème stable et la montée en puissance des pays du Golfe, exacerbée par l'augmentation du prix du pétrole et son désir de revanche sur le monde occidental. Dans un premier temps, nous reconsidèrerons le CI au Maghreb à l'aune de son positionnement géopolitique et géostratégique. Nous verrons que l'expansion du CI au Maghreb révèle l'existence de tensions engendrées par son appartenance au sous-système formé par les pays du Proche et du Moyen-Orient, «riche de populations, de rentes pétrolières Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 94 et de conflits omniprésents, parfois nappés d'intransigeance religieuse, [...] et l'attraction multiforme exercée par l'Europe».57 Dans un second temps, nous verrons que le déploiement conjoint de capitaux en provenance des pays du Golfe et des pays européens est représentatif de la persistance dans l'économie-monde de mécanismes impérialistes. 5.2.1. Système-monde et zones d'influences : le Maghreb entre Moyen-Orient et Europe La géopolitique en tant que discipline est mise à mal par la mondialisation ambiante et les changements qu'elle opère. Cette dernière tend à brouiller les différents champs d'analyse et à déterritorialiser l'espace des interactions des différents acteurs entre eux. Pour Dussoy, le défi du géopoliticien consiste à «accéder à une vue panoptique du monde. [La mondialisation] nécessite de saisir le « Tout mondial » dans sa multiplicité [...]. C’est pourquoi, dans sa nouvelle démarche, on peut assimiler la géopolitique à une ontologie spatiale. Elle est une réflexion sur l’organisation et le devenir de la Terre et des hommes qu’elle porte.»58 La mondialisation complique la lecture géopolitique du Maghreb car elle engendre de nouvelles réalités et de nouvelles tensions, induites notamment par la mobilité des capitaux et la globalisation des médias. A bien des égards, les tensions qui opposent le monde occidental et le monde arabe depuis quelques décennies sont concomitantes des difficultés du Maghreb à se positionner sur l'échiquier mondial. En tant qu'espace géographique, culturel et politique, le Maghreb est une réalité mouvante et striée par les strates successives d'invasion, de colonisation, de décolonisation, d'indépendance et de politiques d'émancipation. Le Maghreb d'aujourd'hui est le fruit de la sédimentation des civilisations qui s'y sont successivement imposées : amazighs et berbères, phéniciens, romains, premiers empires musulmans, empire ottoman, empires européens. Par ailleurs, Driss Abbassi, lorsqu'il étudie l'évolution de l'enseignement de l'histoire du Maghreb 57 58 R. Fossaert, “Le système mondial, vu des débuts du XXe siècle”, Hérodote, 2005 G. Dussoy, “Vers une géopolitique systémique”, Revue internationale et stratégique, 2002 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 95 dans la Tunisie post-coloniale,59 montre que la conception que ses habitants se font du Maghreb fluctue au gré des politiques de leur gouvernements. L'incapacité des gouvernements maghrébins à s'accorder sur un projet d'union du Maghreb explique que les habitants de cette région se sentent de moins en moins unis par une origine et un devenir communs. D'une manière générale le Maghreb est une réalité historique et géopolitique qui évolue dans un vis-à-vis constant avec les voisins européens et les cousins du Mashrek et du Moyen-Orient. «Des deux côtés de la Méditerranée, les projets sociétaux se construisent ou se reformulent, subrepticement ou avec fracas, sous nos yeux, au frottement d'altérités tout à la fois radicales et familières.»60 Le Maghreb est une entité géographique et historique d'autant plus hétérogène et incertaine qu'elle est soumise à des forces antagonistes. La mondialisation, en exacerbant les tensions entre monde occidentale et monde musulman, perturbe considérablement la capacité des pays maghrébins à se construire une identité tangible. Les populations maghrébines se retrouvent, malgré elles, dans une posture schizophrénique, partagées entre, d'une part, leur proximité géographique et historique avec l'Europe et, d'autre part, le rapprochement opéré par les autres pays musulmans au nom d'une «arabité» commune. Le tout, mâtiné d'un conflit civilisationnel latent, généré par le conflit israélo-palestinien, les attentats du 11 septembre, la guerre en Irak et véhiculé par l'hétérogénéité des médias auxquels ces populations ont accès61. Le Maghreb est amarré à l'Europe par la Méditerranée. Or depuis la Mare Nostrum romaine, la méditerranée n'a jamais formé un ensemble politique homogène. Elle est aujourd'hui «divisée sur toute sa longueur par les limites de deux ensembles [...], le tiers-monde et le monde musulman (et plus précisément arabo-musulman) d’où le contraste économique et culturel très marqué entre la façade nord et la façade sud, surtout en Méditerranée occidentale. Cependant, ce que l’on appelle métaphoriquement le Nord et le Sud ne sont pas comme des plaques géologiques qui se repousseraient mécaniquement ou qui 59 D. Abbassi, “Le Maghreb dans la construction identitaire de la Tunisie postcoloniale”, Critique internationale, 2008 60 K. Basfao, J.-R. Henry, “Le Maghreb, l'Europe et la France”, CNRS Éditions, 1992 61 La télévision par satellite s'est généralisée au Maghreb, ce qui explique que les habitants de ces pays aient accès à des sources d'information aussi contradictoires que CNN, Al Jazeera, les chaînes wahhabite en tous genres, etc. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 96 chercheraient à passer l’une sur l’autre, comme dans une zone de subduction, pour reprendre l’expression des géologues. Les tensions géopolitiques traduisent l’état d’esprit, le comportement politique d’un certain nombre d’hommes qui à tort ou à raison persuadent leurs compatriotes qu’ils sont victimes d’un sort injuste et que leurs mauvaises conditions d’existence sont la conséquence de la domination des pays du nord de la Méditerranée sur ceux du sud.»62 En effet, la rhétorique, entre autres, des islamistes fondamentalistes perpétue l'idée selon laquelle les problèmes des pays musulmans seraient dus à la volonté des européens, depuis les premières croisades, d'assujettir la civilisation musulmane au christianisme. Ces idées se diffusent au Maghreb par l'accès généralisé aux médias du Moyen-Orient mais également, de manière plus indirecte, par l'exportation de capitaux des pays du Golfe. Les milliards investis par les Saoudiens et les Emirati dans des projets pharaoniques en Algérie, au Maroc ou en Tunisie constituent un nouveau type de propagande visant (dans la logique des pays du Golfe) à souder les Arabes entre eux (et peut-être également à diffuser un islam plus radical). 62 Y. Lacoste, “La Méditerranée”, Hérodote, 2002 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 97 Figure 12. Positionnement géopolitique du Maghreb face à l'Europe Source : Yves Lacoste Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 98 Figure 13. Une Méditerranée scindée en deux Source : Yves Lacoste La propagation du CI au Maghreb, accélérée par les institutions financières de développement européennes d'une part et les investisseurs du Golfe d'autre part, illustre l'ambivalence et les tensions qui structurent le positionnement du Maghreb dans l'économiemonde. Plus généralement, le CI participe aux luttes d'influence que se livrent entre eux européens et pays du Moyen Orient. Par essence, investir est un moyen de véhiculer du pouvoir. L'afflux massif de capitaux en provenance des pétromonarchies du Golfe permet à ces pays d'étendre leur influence sur le reste du monde arabe. Les capitaux ont une dimension symbolique et politique dans la mesure où ils consolident les relations des pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Par ailleurs, le CI originaire de ces pays prend de plus en plus souvent la forme de la finance islamique63, laquelle renforce dans les pays musulmans le sentiment d'appartenir à une civilisation commune. On assiste depuis quelques années à un phénomène nouveau : certains projets immobiliers colossaux sont conditionnés au respect de certaines coutumes musulmanes.64 Le fait que la plupart des fonds de CI levés à Dubaï, à Abu Dhabi ou au Qatar ciblent ce qu'ils identifient comme la zone MENA (Middle-East North-Africa) est significatif et 63 La finance islamique est basée sur deux principes : l'interdiction de l'intérêt et la responsabilité sociale de l'investissement. Dans la mesure où l'Islam interdit les transaction faisant recours à l'intérêt, à la spéculation et au hasard, le CI est particulièrement en phase avec la finance islamique. 64 En Tunisie, le promoteur saoudien qui a financé, pour plusieurs milliards de dollars, la construction du quartier d'affaire et de résidences luxueuses des «Berges du Lac» a interdit la vente d'alcool dans tout le quartier. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 99 suggère que le Maghreb, dans l'esprit de ces investisseurs, serait de facto un sous-ensemble à part entière du monde arabe. Les pays européens ne sont pas en reste. Le risque d'islamisation des pays du Maghreb explique que les autorités européennes se soient, elles-aussi, lancées dans le financement de projets et d'entreprises dans la région. Rappelons que la BEI (Banque Européenne d'Investissement) a pris pour 450 millions US$ de participations dans une vingtaine de fonds investissant autour de la méditerranée. Elle investit aussi bien dans les fonds de CI levés directement au Maghreb (Tuninvest, etc..) que dans des fonds destinés au Maghreb levés dans des pays européens (Altermed, Euromed, Mediterranià, etc.). Là où les investisseurs du Golfe parlent de zone MENA, les autorités et les institutions européennes, à l'image d'ANIMA (une agence semi-gouvernementale visant à promouvoir l'investissement dans les pays du pourtour méditerranéen et les échanges commerciaux), préfèrent parler de zone MEDA ; une manière de rappeler que le Maghreb appartient tout autant à la périphérie de l'Union Européenne qu'à celle du monde arabo-musulman. 5.2.2. Capital-investissement et néo-colonialisme Le fait que les pays du Maghreb soient officiellement décolonisés depuis 60 ans ne doit pas faire illusion. La fin de l'ère coloniale initiée par la découverte de Christophe Colomb a donné naissance à une nouvelle forme de colonialisme, le néo-colonialisme (ou colonialité pour certains auteurs altermondialistes), «c’est-à-dire un contrôle indirect des centres sur les États-nations de la périphérie»65. Or, précise Grosfoguel, «la colonialité globale n’est pas réductible à la présence, ou l’absence, d’administrations coloniales. Un des mythes les plus puissants du XXe siècle a été l’idée que l’élimination des administrations coloniales équivalait à la décolonisation du monde». De nombreux auteurs voient dans les relations Nord / Sud, la persistance de mécanismes de domination et d'exploitation produits par «les structures et les cultures hégémoniques du système-monde capitaliste / patriarcal moderne / colonial»66. 65 R. Grosfoguel, “Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité”, Multitudes, 2006 66 R. Grosfoguel, idem Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 100 En quoi le CI s'apparenterait-il à du néo-colonialisme? Le néo-colonialisme consiste à contrôler et à dominer des pays moins puissants en utilisant des politiques commerciales, économiques et financières67. Or, le déploiement des fonds de CI, financés par la BEI et diverses institutions de développement des pays européens, permet aux pays européens de conserver de l'influence et un certain degré de contrôle sur les économies du Maghreb. Le capital-investissement augmente le niveau de contrôle de l'Europe à deux niveaux : Au niveau micro-économique, il permet à l'Europe de devenir propriétaire d'un certain nombres d'entreprises maghrébine. Au niveau macro-économique, il pousse les gouvernements maghrébins à réformer leur systèmes législatifs et à faciliter, à l'avenir, l'afflux de capitaux européens. Les intérêts économiques induits par le CI donnent un prétexte supplémentaire pour s'immiscer dans le processus décisionnaire de ces pays et permettrait ainsi aux «institutions «libres» et «démocratiques» du premier monde Européen [de se greffer] sur la colonialité et ses institutions coercitives et autoritaires dans la périphérie non européenne»68. Le financement des fonds de CI au Maghreb fait partie intégrante d'un projet de l'Union européenne, lancé à Barcelone en 1995, visant à augmenter et à densifier les relations avec les pays de la rive sud de la méditerranée. Entre temps, les attentats du 11 septembre ont fait planer le spectre d'une généralisation du terrorisme islamique et ont poussé les européens à se préoccuper davantage de ce qui se passe au sud de la méditerranée. Dans la mesure où la pauvreté constitue le terreau de l'intégrisme, l'Europe s'est lancée, par le biais de l'Union pour la Méditerranée, dans un vaste projet visant à accélérer le développement des pays du Maghreb. L'Europe espère de la sorte: 67 68 canaliser le risque lié au terrorisme islamique limiter les flux migratoires du Maghreb vers l'Europe approfondir son espace commerciale Source Wikipedia R. Grosfoguel, idem Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 101 Ainsi les institutions européennes utilisent l'argument du développement économique pour inciter les pays du Maghreb à mettre en place un certain nombre de mécanismes facilitant les échanges avec les pays européens. D'une manière générale, les accords bilatéraux et les nouvelles règlementations adoptées par les pays du Maghreb sont asymétriques, ce qui fait dire à certains (dont Khadafi) que le processus de Barcelone et l'Union pour la Méditerranée ne seraient que des moyens trouvés par l'Europe pour construire un empire régionale et consolider leur mainmise sur la région. En réalité, la volonté de l'Union européenne d'ériger un empire régional a principalement deux raisons : garantir la sécurité des frontières de l'Europe dans un contexte mondiale déstabilisé par les foyers de tension au Moyen-Orient, mais surtout se renforcer et atteindre une masse critique face à l'hégémonie croissante des États-Unis et à la montée en puissance des BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine). En effet, le processus actuel de «mondialisation-régionalisation» inciterait l'Europe à constituer un bloc géopolitiquement stable, pour «maximiser ses atouts économiques dans sa concurrence régionale avec les États-Unis»69 . En ce sens, comme l'avait déjà pressenti Lénine70, l'impérialisme serait une conséquence naturelle du capitalisme et de la mondialisation. Pourtant, l'impérialisme, au sens défini par Lénine, n'est pas le stade suprême du capitalisme. Certes, avec la mondialisation, les États-Unis ont atteint une puissance et une hégémonie sans précédents. Certes, la mondialisation génère des tensions et tend à structurer l'économie-monde autour de quelques centres de puissance. Pourtant, ce qui se joue derrière ces manifestations caractéristiques de l'impérialisme du 20ème siècle, c'est avant tout l'avènement en puissance d'une civilisation mondiale et d'un nouveau projet de société qui exproprie la souveraineté des États-nations. Le fait que les pays du Golfe prétendent faire de la «finance islamique» est symptomatique d'une époque où le capitalisme s'est infiltré partout, dans toutes les activités humaines, même dans la religion, en les formatant et en les conformant aux seules exigences de profit. 69 B. Ravenel, “Prendre en compte la dimension stratégique de la globalisation”, Mouvements, 2003 Remarque utile dans le cadre d'un mémoire HEC : on peut mentionner Lénine sans pour autant, loin de là, cautionner ses réalisations en tant que dirigeant politique. 70 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 102 Derrière la persistance de conflits géopolitiques se cache un phénomène beaucoup plus profond visant à mettre un terme définitif au pouvoir et aux agissements des États-nations et à permettre l'émergence d'un quasi-État supranational, «imposant une doctrine – notamment le «Consensus de Washington » – et des réglementations, dans l’intérêt du capital mondialisé dont il est l’émanation»71. 5.3. Capital-investissement et civilisation globale Nous avons vu que le capital-investissement est instrumentalisé par certains pays à des fins géopolitiques, pour maintenir le contrôle des régions périphériques. Ce constat pourrait suggérer la persistance des formes d'impérialisme propres au 20ème siècle. Nous pensons néanmoins que cette persistance est résiduelle et n'est plus, contrairement au 20ème siècle, la principale dynamique des plaques géopolitiques. En réalité, le CI participe d'un mouvement bien plus profond qui signe l'intériorisation des normes marchandes dans toutes les sphères humaines et la déterritorialisation des rapports géopolitiques. Son expansion au Maghreb et dans les pays émergents en général, à la fois conséquence et cause de l'accélération de la mondialisation, est marquée par la reconfiguration des lieux de régulation et la suprématie de la raison économique dans l'élaboration des règles et des normes. Nous verrons que les institutions multilatérales de développement ont joué un rôle primordiale dans la diffusion de la mondialisation : elles ont notamment greffé les principaux préceptes du capitalisme sur la notion même de développement. Ces institutions se sont progressivement substituées aux États-nations dans la production de régulations et contribuent aujourd'hui à donner au nouvel ordre mondial sa légitimité. Enfin, nous verrons que cette reconfiguration radicale s'apparente précisément à une forme de colonialisme total, dans la mesure où elle suppose l'adhésion de toutes les sociétés à une civilisation mondiale, unique. 71 D. Plihon, “L'altermondialisme, version moderne de l'anticapitalisme?”, Actuel Marx, 2008 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 103 5.3.1. L'argument du développement économique au service de l'expansion du capitalisme L'objet de notre recherche consistait à déterminer en quoi le CI peut être considéré une source de développement économique ou au contraire une nouvelle forme de colonialisme. Or, dans la mesure où la notion de développement économique est définie, précisément, par des institutions internationales vouées à l'expansion du capitalisme, développement économique et colonialisme ne sont pas contradictoires. La Banque Mondiale définit le développement économique ainsi : « Évolution d'ordre qualitatif et restructuration de l'économie d'un pays en rapport avec le progrès technologique et social. Le principal indicateur de développement économique est la hausse du PNB par habitant (ou du PIB par habitant), qui témoigne d'une augmentation de la productivité économique et d'une amélioration, en moyenne, du bien-être matériel de la population d'un pays. Développement économique et croissance économique sont étroitement liés. » Plusieurs constats. D'abord cette définition contient des notions un peu tendancieuses comme : « évolution d'ordre qualitatif », «progrès social». Selon quels critères définit-on une «évolution qualitative», le «progrès social»? De toute évidence, la définition de «développement» est subjective et suppose une idée a priori de ce que «qualitatif» et «progrès social» veulent dire. Bref, cette définition prend sens à la seule condition qu'il existe (et que l'on se mette d'accord sur) une norme suffisamment tangible. Or, précisément, les organismes de développement n'ont fait que ça, produire des normes. En l'occurrence, les institutions de développement ont calqué leur définition du développement sur les pays qu'elles considéraient développés et ont imaginé/théorisé le développement en tant que «processus linéaire d’évolution des modes de production du précapitalisme au capitalisme»72. En d'autres termes, il suffirait aux pays en développement de suivre l'exemple des pays capitalistes, sans considération aucune pour leur histoire, leur spécificités culturelles et politiques. Ainsi, le capitalisme est à lui-même son propre critère de développement (on retrouve ici la dimension auto-référentielle et tautologique propre au capitalisme) et le développement un processus anhistorique. 72 R. Grosfoguel, Idem Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 104 Pendant longtemps, les institutions du «Consensus de Washington», en prenant pour référent le modèle américain néo-libéral monétariste, ont véhiculé (et imposé) une conception du développement «qui se limitait à l’existence d’une infrastructure juridique capable de fonctionner et appliquant des règles conformes à l’orthodoxie néolibérale. Autrement dit, un système judiciaire qui appliquerait strictement les droits de contrat et de propriété, en particulier la propriété intellectuelle et les droits des créanciers, et limiterait étroitement l’autorité discrétionnaire des fonctionnaires»73. La crise économique des pays d'Amérique latine a révélé à quel point cette conception étriquée du développement peut être désastreuse. Le fait que les pays asiatiques se soient développés plus rapidement que les autres, en privilégiant un État fort au détriment du «laissez-faire» prôné par le «consensus de Washington», ne joue pas en la faveur de ces mêmes institutions de développement... On peut légitimement affirmer que l'attitude des institutions multilatérales de développement à l'égard des pays récipiendaires est coloniale, en cela qu'elles ont imposé de manière coercitive un certain nombre de mesures «libérales» aux gouvernements de ces pays (ces organismes disposent de tout un panel de mesures de rétorsions). Elles ont fait preuve d'une «absence totale de respect et de reconnaissance des formes de démocratie indigènes, islamiques ou africaines. Les formes d’altérité démocratiques sont rejetées a priori. La forme libérale occidentale de démocratie est la seule légitimée et acceptée.»74 Elles n'ont fait en réalité que perpétuer une rhétorique de domination initiée cinq siècles plus tôt : «Pendant ces 513 années du système-monde européo / euro-américain moderne / colonial capitaliste / patriarcal, nous sommes passés du «christianise-toi ou crève» du XVIe siècle au «civilise-toi ou crève» du XVIIIe et XIXe siècle, au «développe-toi ou crève» du XXe siècle, et plus récemment au «démocratise-toi ou crève» de début du XXIe siècle.»75 On comprend désormais, - dans la mesure où les notions de développement économique et de colonialisme sont étroitement imbriquées-, que le CI peut, tout à la fois, être un facteur de développement économique et une nouvelle forme de colonialisme. Après des 73 J. K. M. Ohnesorge, “Etat de droit (rule of law) et développement économique. L'étrange discours des institutions financières internationales”, Critique internationale, 2003 74 R. Grosfoguel, Idem 75 R. Grosfoguel, Idem Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 105 décennies d'échecs flagrants, ces institutions pensent avoir trouvé dans le CI le nouveau remède aux maux des pays émergents (dans la logique de ces institutions, encore aujourd'hui, le principal défaut d'une économie consiste à ne pas être suffisamment intégrée dans l'économie-monde). En cela, le CI dans les pays émergents s'apparente aux conquistadors du XVème et XVIème siècle, mus par une frénésie de conquêtes et continuellement à la recherche de «territoires vierges». Le CI permet ainsi d'apporter le capitalisme là où il n'est pas encore (ou pas assez) afin de densifier et d'étendre un peu plus une économie-monde structurée en rhizome ; dit autrement, afin de civiliser le monde, tout ça avec la bénédiction du nouveau clergé de cette économie-monde (FMI, Banque Mondiale, OCDE, OMC). L'extension du capitalisme mondialisé, au nom du développement économique, est en marche. La récente crise financière, contrairement à ce que pensent certains, ne remet pas en question le capitalisme en tant que tel. Sa pénétration dans le réel est trop diffuse et profonde pour être inquiétée par les aléas boursiers. Pour reprendre l'expression de Braudel, le capitalisme doit être étudié dans le «temps long». Le capitalisme ne se contente pas d'être un système économique ; il agit au cœur même des mécanismes de représentations mentales. Le capitalisme, c'est une manière de penser et de vivre. Schumpeter le disait déjà : «Le processus capitaliste rationalise le comportement et les idées et, ce faisant, chasse de nos esprits, en même temps que les croyances métaphysiques, les notions romantiques et mystiques de toutes natures. Ainsi, il remodèle, non seulement les méthodes propres à atteindre nos objectifs, mais encore les objectifs finaux eux-mêmes»76 Le capitalisme, en quelque sorte, est une civilisation : «Privilège du petit nombre, le capitalisme est impensable sans la complicité active de la société. Il est forcément une réalité de l’ordre social, même une réalité de l’ordre politique, même une réalité de civilisation. »77 En ce sens, puisque le capitalisme est plus que jamais mondialisé, on peut effectivement parler de civilisation globale. Le rôle du CI, dans un tel contexte serait précisément de «civiliser» les pays émergents. 76 77 J. A. Schumpeter, “Capitalisme, socialisme et démocratie”, 1947 F. Braudel, “La Dynamique du capitalisme”, 1985 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 106 5.3.2. Capital-investissement et colonialisme total En réalité, l'expansion du CI n'est que l'épiphénomène d'un processus beaucoup plus large par lequel le capitalisme acte son hégémonie. Il s'agit bien d'une mondialisation totale dans la mesure où, comme nous l'avons suggéré précédemment, elle globalise la justice, sur le modèle de la common law, et s'épand dans les différentes sphères humaines. André-Jean Arnaud suggère que la tendance actuelle à la déjudiciarisation, à la délégalisation, et à la déréglementation signe le passage à une nouvelle forme de régulation dans un «système normatif différent dans lequel l'État participe à son propre décentrement»78. La mondialisation, en mettant en concurrence les systèmes juridiques nationaux79, contribue à uniformiser les systèmes juridique. Cette uniformisation, nécessitée par la libre circulation des capitaux, ne fait plus réellement débat et semble admise par tous : «l’idée d’une mise en concurrence des systèmes de droit paraît désormais admise, tant par ses détracteurs qui dénoncent la course à la déréglementation qu’elle est supposée générer, que par les adeptes du néo-libéralisme qui professent que les vertus du marché et de la compétition valent aussi pour le droit»80. Ce qui nous intéresse, c'est que les phénomènes croisés de transition économique des pays du Maghreb et de perfusion actuelle du CI dans les rouages de ces pays (avec tout ce que ça implique en terme de mutation de l'environnement légal et sociétal) nous permettent, en quelque sorte, d'observer en live le mode opératoire de la mondialisation dans les pays émergents. Le CI au Maghreb ne serait que l'excroissance d'un processus par lequel le capitalisme s'institue en tant que système économique unique, sans variante possible, capable de se substituer au fonctionnement traditionnel de l'État-nation, en véhiculant notamment des mécanismes juridiques globalisés. Le CI contribue à uniformiser, au niveau macro, les mécanismes de régulation et, au niveau micro, les processus de gestion (nous expliquions précédemment que le CI, précisément, familiarise les entreprises maghrébines aux best practices occidentales). 78 André-Jean Arnaud, “Critique de la raison juridique, 2. Gouvernants sans frontières, entre mondialisation et post-mondialisation”, LGDJ, 2003 79 M. Salah, “La mise en concurrence des systèmes juridiques nationaux. Réflexions sur l'ambivalence des rapports du droit et de la mondialisation” 80 Y. Dezalay, “Des justices du marché au marché internationale de la justice”, Justices, 1995 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 107 L'expansion du CI au Maghreb, sous l'impulsion des institutions financières de développement, n'est pas en soi révolutionnaire et s'inscrit dans la continuité d'un processus initié par le «consensus de Washington». Elle n'est qu'une étape supérieure, puisque le capitalisme est désormais capable de s'imposer de manière endogène (la mondialisation issue du consensus de Washington était imposée de manière exogène par les nouveaux organes supranationaux de régulation comme le FMI, la Banque Mondiale, l'OCDE, etc.). Il ne s'agit nullement de notre part de remettre en question la capacité du CI à créer de l'emploi, de la croissance, de l'innovation, bien au contraire. L'efficacité du capitalisme n'est plus à démontrer. L'objet de notre propos n'est pas non plus d'émettre un quelconque jugement de valeur sur la moralité de la machine capitaliste. Ni de suggérer que le processus actuel de mondialisation serait en soi une marche certaine vers la fin de l'histoire. La mondialisation n'est pas forcément un mal en soi. En leur temps, les civilisations annexées par la pax romana en ont tiré de nombreux bénéfices (progrès technologique, stabilité politique, dynamisme culturel, etc.). L'aspect sans doute le plus troublant de la mondialisation, c'est le fait qu'elle paraisse inéluctable. Pour les défenseurs du système économique capitaliste, le capitalisme mondialisé est inéluctable car il est tout simplement la forme d'organisation des échanges la plus aboutie. Dans une telle perspective, toute critique du capitalisme n'aurait pas lieu d'être : l'avènement du capitalisme mondial, dont le CI est une manifestation, s'expliquerait par sa supériorité fondamentale sur toutes les autres formes d'organisation du système économique. En réalité, cette logique procède du darwinisme : à partir du moment où le capitalisme existe et se mondialise au détriment du reste, il constitue en soi la justification de sa propre supériorité. L'avènement du capitalisme serait en quelque sorte « naturel » et, à ce titre, ne devrait pas donner lieu à quelque controverse que se soit. Pourtant, nous pensons au contraire que la propagation du capitalisme relève davantage d'une « volonté de puissance » nietzschéenne au sens où le capitalisme ne s'est pas simplement adapté à l'environnement, à l'histoire, à la diversité culturelle et sociale, mais plutôt les a façonnés. Car, - et c'est bien en cela que l'essor du capitalisme (et dans la foulée du CI) procède d'une «volonté de puissance» plus que de mécanismes de sélection naturelle des systèmes économiques les plus adaptés -, le fonctionnement du capitalisme et l'autoréalisation de l'utilitarisme sont rendus possibles par la mise en place de mécanismes sociaux favorables. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 108 La volonté de Florence Eid de créer un environnement propice au CI dans les pays arabes, en mettant en place une législation «intelligente» et une culture de l'entrepreneuriat, montre bien que le capitalisme et la mondialisation sont «fabriqués». Lazzarato81, dans un texte sur Foucault, décrit des libéraux allemands du début du 20e siècle pour lesquels «il faut agir sur des données qui ne sont pas directement économiques, mais qui sont les conditions d’une éventuelle économie de marché. Le gouvernement doit intervenir sur la société elle-même, dans sa trame et dans son épaisseur. [...] Pour que le marché soit possible, on doit agir sur le cadre général : sur la démographie, sur les techniques, les droits de propriété, les conditions sociales, les conditions culturelles, l’éducation, les régulations juridiques, etc. La pensée économique des libéraux aboutit, pour rendre le marché possible, à penser une politique de la vie (Vitalpolitik)». Polanyi ne disait pas autre chose, pendant la première moitié du 20ème siècle, lorsqu'il expliquait que le laissez faire a été de fait «planifié». Quoi qu'il en soit, et malgré la persistance de conflits entre États souverains (l'invasion récente de la Géorgie par la Russie et à une moindre échelle de l'Ossétie par la Géorgie sont des exemples remarquables d'impérialisme régional), la « convergence des pratiques politiques, économiques et sociales et des comportements culturels de base [suggère l'existence d'un] mouvement qui tend à absorber le monde entier en une civilisation »82. Or certains auteurs, à l'image de Hardt et Negri83, vont encore plus loin. Ils voient dans cette mondialisation totale, marquée par l'effritement de la souveraineté de l'État-nation « l’idée d’un pouvoir unique qui surdétermine tous les autres pouvoirs, les structure sur un mode unitaire. » Cette nouvelle réalité serait « fondée sur une notion nouvelle du droit - ou plutôt un nouvel exercice de l’autorité et une nouvelle conception de la production de normes et d’instruments juridiques de coercition qui garantissent les contrats et résolvent les conflits ». Or cet «Empire» régule absolument tout : « l'Empire régule les interactions humaines [...], mais il cherche aussi à régner directement sur la nature humaine [...] et sur la vie sociale, où l’économique, le politique et le culturel se chevauchent et s’investissent mutuellement. » 81 M. Lazzarato, “Biopolitique / bioéconomie”, Multitudes, 2005 Robert W. Cox, “Au-delà de l'Empire et de la terreur: réflexions sur l'économie politique de l'ordre mondial”, A contrario, 2004 83 M. Hardt & A. Negri, “Empire”, Harvard University Press, 2000 82 Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 109 Dans un tel «Empire», où absolument tout est «investi» et contrôlé, ce n'est pas tant le capital-investissement que le capitalisme/mondialisation tout court (dont le CI n'est qu'une manifestation) qui s'apparente à un colonialisme total. Un colonialisme dont la finalité est d'imposer, de manière immanente, une civilisation totale et globale. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 110 6. Conclusion En soixante ans, le capital-investissement est sorti de ses gonds. Avec un encours estimé à mille milliards de dollars US, cette classe d'actifs, spécialisée dans l'investissement en fonds propres dans les entreprises non-cotées, est devenue incontournable. Le CI s'est imposé, - pour les entreprises de tous types en recherche de financement-, comme une alternative aux banques et, - pour les investisseurs institutionnels-, comme un placement financier susceptible de générer des rendements supérieurs aux placements boursiers. Le CI a démontré sa capacité à s'adapter à son environnement, mais également à agir sur celui-ci, en incitant les autorités publiques à aménager l'environnement légal. En ce sens, nous suggérions que l'évolution du CI procède à la fois d'un mouvement darwinien, - de sélection naturelle et d'adaptation à l'environnement économique/légal-, et d'une «volonté de puissance» nietzschéenne, - qui agit et exploite du dedans les opportunités que cet environnement génère. De fait, l'analyse de son évolution montre que le CI est une activité particulièrement cyclique avec des dynamiques sous-jacentes de «créations destructrices», des phases d'innovation et d'adaptation, conformes à la théorie schumpéterienne de l'évolution économique. La crise actuelle du LBO ne remet pas en question la légitimité du CI et devrait, selon nous, accélérer sa mutation, en le réorientant vers les marchés émergents. Ces derniers se sont ouverts et paraissent désormais attractifs dans un contexte de ralentissement de l'activité et de la croissance dans les économies développées. Pourtant, la boulimie manifeste de cette classe d'actifs et la tendance aux transactions de plus en plus massives font débat. Certains lui reprochent de n'être qu'une nouvelle forme de parasitisme financier et de ne produire aucune valeur. De leur côté, ses défenseurs mettent en avant certains atouts du CI, dont sa propension indéniable à limiter les coûts d'agence. Pour certains auteurs, la structure organisationnelle du CI serait intrinsèquement plus efficace que celle des entreprises cotées et serait destinée à se généraliser. Nous avons vu par ailleurs que le CI est un investissement actif : l'investisseur soutient la croissance de l'entreprise et met à son service son expertise du monde des affaires. D'une manière générale, il semblerait que le CI ait un impact économique positif au niveau micro et macro : Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 111 en améliorant la compétitivité et en participant à la croissance de l'entreprise, en générant des emplois et en finançant l'innovation. Pour toutes ces raisons,- minimisation des coûts d'agence, compétitivité accrue de l'entreprise, création d'emploi et financement de l'innovation -, les institutions financières de développement voient dans le CI une nouvelle arme de développement pour les pays émergents et favorisent son expansion. Ainsi, le CI, sur un mode presque dialectique, serait naturellement attiré par les pays émergents, mais il y serait également nécessaire, pour catalyser le développement du secteur privé. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous avons constaté que cette idée de relations vertueuses CI/ économie émergente semble a priori se confirmer au Maghreb. Le CI y connait une phase d'accélération, les opportunités y sont nombreuses, mais les obstacles subsistent. Nombreux sont ceux à mettre en avant les synergies potentielles entre les problèmes structurels des économies du Maghreb et l'impact du CI. Indéniablement, le CI permettrait d'y créer de l'emploi et, plus généralement, d'améliorer la compétitivité des économies maghrébines dans un contexte de mondialisation exacerbée. En ce sens, nous diton, puisque le CI serait utile au développement économique des pays du Maghreb, ne faudrait-il pas tout faire pour faciliter son expansion? Or le CI pour s'épanouir pleinement nécessite de la part des autorités de nombreux ajustements. Des études prétendent fonder la supériorité des systèmes juridiques «common law» à ceux de tradition civiliste et conseillent à ces pays de réformer leurs systèmes juridiques en conséquence. Ainsi, l'expansion du CI, pour qu'elle ait un impact optimal, implique, de la part des États-nations, l'abandon d'une partie de leur souveraineté. En ce sens, dans la mesure où, précisément, le colonialisme consiste à retirer à un État sa souveraineté et à lui imposer une nouvelle forme d'organisation de la vie économique, nous avons émis l'hypothèse que le CI puisse être une nouvelle forme de colonialisme. De fait, nous avons vu, en analysant brièvement l'arrière-fond sémantique de «capitalinvestissement», qu'il porte en lui des notions de conquête et de pouvoir. Par ailleurs, certains Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 112 pontes du CI attribuent, en toute innocence, la paternité du CI au premier véritable colon de l'histoire moderne euro-centrée : Christophe Colomb. Nous avons ensuite montré que le CI a une dimension stratégique dans la région du Maghreb, tendue entre deux sous-systèmes géopolitiques antagonistes : l'Europe et les pays du Golfe. Indéniablement, pour les uns comme pour les autres, le CI a une signification géopolitique, en cela qu'il leur permet d'étendre leur influence et de densifier leur contrôle des économies maghrébines. En ce sens, le CI manifesterait la persistance de mécanismes impérialistes. Pourtant, nous pensons que le CI participe d'un mouvement plus large et plus profond. Ces manifestations impérialistes seraient, en quelque sorte, résiduelles (peut-être même accélèrent-elles la diffusion de la mondialisation). En réalité, la notion de développement économique est elle-même coloniale, étant définie par des institutions par ailleurs vouées à la mondialisation du capitalisme. Le développement économique implique par définition l'adaptation au système économique capitaliste. Ainsi, le CI serait un facteur de développement en cela, justement, qu'il colonise les pays émergents. Dit autrement, le CI contribue à « bourrer le crâne » des économies émergentes à coups de capital afin qu'elles incorporent les valeurs marchandes et s'intègrent totalement dans cette civilisation en puissance qu'est le capitalisme. A dire vrai, nous aurions pu intituler notre sujet : «le capitalisme, facteur de développement économique ou nouvelle forme de colonialisme?». Car c'est bien de cela qu'il s'agit; le CI n'est qu'une protubérance du système économique capitaliste. Développement économique et colonialisme sont les deux faces d'un même processus, la mondialisation. Il ne s'agissait nullement pour nous de chercher à déterminer si le CI est un bien en soi, si la mondialisation est souhaitable ou non, mais davantage de chercher à identifier les mécanismes qui sont en jeu avec l'expansion du CI. Indéniablement, le CI permet aux pays émergents d'être plus compétitifs et mieux armés pour lutter dans l'arène mondiale. Mais, dans un mouvement parallèle, la diffusion du CI intègre encore un peu plus les pays où il se déploie dans cette nouvelle civilisation totale. En ce sens, si la mondialisation induit un nouvel ordre social, politique, économique, culturel et juridique, il s’agit désormais de comprendre quels en sont les ressorts. Irrmann G. – « Le capital-investissement : développement économique ou colonialisme? Le cas du Maghreb » - Septembre 2008 113 7. 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