Didier-Piéro Rochefort

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ÜTOPIK
CONCOURS PHILOSOPHER 2016
QUEL JUGEMENT PORTER SUR LE CAPITALISME ?
CAPITALISME ET ENVIRONNEMENT: UNE ANTINOMIE INDÉPASSABLE ?
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.
La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus
grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
ALBERT CAMUS, Discours de réception du prix Nobel, 1957
« Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale.
Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par lequel
l’humanité qui voyage dans ce train, tire le frein d’urgence».
WALTER BENJAMIN, Livre des Passages Parisiens, 2000
1993 MOTS
Capitalisme et environnement: une antinomie indépassable ?
Dans les principales théories économiques classiques, personne ne semble aborder la
question environnementale comme un enjeu fondamental. Tant chez Adam Smith, David
Ricardo ou encore chez Karl Marx, l'enjeu écologique semble traité comme secondaire.
En effet, la pensée de Smith et de Ricardo paraît traversée par l'idée d'un monde dans
lequel les ressources seraient infinies1 alors que l'analyse du révolutionnaire allemand se
concentre essentiellement sur la propriété des moyens de production. Or, cet enjeu est
décisif : un système économique incompatible avec la préservation de l'environnement
est voué à se consommer lui-même, ou à entraîner l'avenir des générations futures dans sa
chute. Ainsi, la question des jugements à porter sur le capitalisme – à savoir s'il s'agit d'un
système juste, injuste, optimal, sous-optimal, etc. - dépend de la réponse que nous
offrirons à la question de savoir si ce système est viable sur le plan environnemental. En
d'autres termes, la question des meilleurs systèmes économiques est indissociable des
enjeux écologiques. Il apparaît donc nécessaire de se questionner à savoir si une réforme
écologiste du système capitaliste2 est possible et surtout suffisante ou si la solution aux
problèmes écologiques ne réside pas plutôt dans une transition vers un système
économique alternatif. Autrement dit, l'objectif ici n'est pas de savoir si une critique
écologiste du système capitaliste est pertinente. La présente contribution se situe plutôt en
aval de cette question.
La problématique qui nous intéresse est de savoir selon quelle amplitude, ou plutôt à quel
degré de radicalité devrait se situer une telle critique. Afin de le déterminer, nous
opposerons deux discours écologistes, l'un réformiste et l'autre à portée révolutionnaire.
Ces positions, bien qu'ayant toutes deux pour dessein la préservation de l'environnement,
1
Voir Abdelmalki et Mundler (2010)
2
Le capitalisme renvoie à un «système économique basé sur la propriété privée des moyens de production
et structuré en vue de maximiser les profits.» (Perspective monde)
-2-
présentent des différences notables. Dans un premier temps, nous présenterons un
discours hétérodoxe, celui de la décroissance économique. Bien que marginale, cette
position attire de plus en plus l'attention dans les milieux écologistes. Ensuite, nous
opposerons à ce discours l'idée du développement durable. Celle-ci fait office d'idée
dominante dans le paysage politique international. Ainsi, nous serons mieux outillés pour
tenter de déterminer comment devrait s'articuler une critique écologiste du système
capitaliste.
La décroissance économique: renouer avec le sens des limites
Le mouvement des objecteurs de croissance émerge dans les milieux intellectuels
français à partir des années 2000. La mouvance décroissantiste se caractérise d'abord par
la grande diversité de courants de pensées qu'elle recoupe. Les partisans de la
décroissance partent néanmoins tous d'un axiome de base stipulant qu'un système
économique reposant sur une croissance économique3 infinie dans un monde aux
ressources limitées n'est pas viable. Un tel modèle nous mènerait ultimement vers un mur
écologique. Ils fondent notamment leur argumentaire sur les travaux de l'économiste et
mathématicien roumain Nicholas Georgescu-Roegen ainsi que sur un rapport du Club de
Rome4.
Ce rapport, s'appuyant sur une modélisation mathématique de l'écosystème mondial, fait
état de deux problèmes: la croissance démographique et la croissance économique. La
conclusion du rapport est claire: si le rythme de la croissance démographique, de la
(sur)consommation des ressources énergétiques (principalement les combustibles
fossiles) et de la pollution se maintient, les limites biophysiques de la planète seront
3
Le terme ‘’croissance’’ qui sera utilisé tout au long du texte désigne «une augmentation durable de la
production et des principales grandeurs économiques – comme le Produit Intérieur Brut (PIB). » (Garello, Naudet,
1991)
4
Voir De. Meadows et Do. Meadows (2013)
-3-
atteintes au cours du XXIe siècle. Les chercheurs suggèrent donc d'opérer une transition
vers un « état d'équilibre » s'apparentant à l'état stationnaire des auteurs classiques.
Leur conclusion sera critiquée par plusieurs économistes, entres autres par Friedrich
Hayek qui lui reprochera notamment de négliger le potentiel du progrès technique dans la
résorption des problèmes écologiques5. Les décroissants répliquent quant à eux que la
solution ne réside pas dans le progrès technique. Une telle solution techniciste permettrait
au mieux de repousser le moment où la société de croissance se retrouvera confrontée à
ses propres contradictions. Bref, faire appel strictement à la technique pour résorber les
problèmes écologiques équivaudrait à « polluer moins pour polluer plus longtemps ».
À cet égard, Serge Latouche, figure notoire du mouvement de la décroissance, dénonce le
développement capitaliste lui-même qui constitue selon lui une idée toxique. Il critique le
caractère anthropocentriste de l'idée de développement durable et ses défenseurs qui
chercheraient davantage à sauver le développement que l'environnement6. C'est dans cette
optique que les objecteurs de croissance se positionnent contre l'idéologie productiviste,
c'est-à-dire contre cette tendance à simplement «produire pour produire». En effet, pour
eux, il ne s'agit pas seulement de critiquer le capitalisme, il faut aussi remettre en
question les critiques non-antiproductivistes. Ils condamnent ainsi l'idée d'un «
capitalisme vert » autant que celle d'un marxisme productiviste. Ils reprocheront à ces
derniers leur orthodoxie marxiste, limitant leur analyse à la propriété des moyens de
production sans questionner leur rapport à la production elle-même qui constitue le noyau
de la logique croissanciste. Les décroissancistes ne se limitent ainsi pas à chercher « qui »
doit détenir les moyens de production (les bourgeois ou les prolétaires), mais se
questionnent également à savoir « quoi » produire et surtout « pourquoi ». Ils plaident en
ce sens pour une soumission de la production à un contrôle démocratique des usagers.
5
Voir Hayek (1974)
6
Voir Latouche (1994)
-4-
Le développement durable: concilier croissance et écologie
Si pour certains, il apparait évident que le capitalisme et les phénomènes de
mondialisation et d'industrialisation qui en sont les corollaires sont causes des
bouleversements écologiques, ce postulat n'est pas accepté par tous. Au contraire,
certains affirment que le capitalisme, plutôt que de faire partie du problème, pourrait faire
partie de la solution aux problèmes écologiques. C'est notamment le cas des défenseurs
du développement durable.
L'idée de « développement durable » apparaît dans l'espace public au courant de la
seconde moitié du XXe siècle. En effet, c'est en 1972 à Stockholm qu'est organisé par
l'ONU le premier Sommet de la Terre avec pour objectif d'adopter des principes de bases
se devant de guider les effort des différents acteurs économiques dans leur volonté de
préserver l'environnement. Ces rencontres mènent à la création de la Commission
mondiale sur l’environnement et le développement. Les travaux de la Commission
conduiront à la publication du Rapport Bruntland en 1987. C'est à ce rapport que l'on doit
la notion de « développement durable » qui est alors définit ainsi: « Le développement
durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la
capacité des générations futures de répondre aux leurs7». Puis, la troisième édition du
Sommet se tenant à Rio de Janeiro en juin 1992 est marquée par l'adoption de la
Déclaration de Rio contenant 27 principes ayant pour but de circonscrire plus
précisément le concept de développement durable.
Quatre de ces principes distinguent clairement l'idée de développement durable et celle de
décroissance économique. D'abord, le principe premier stipule que « les êtres humains
sont au centre des préoccupations relatives au développement durable8 » et qu'en ce sens
« ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature. » Les défenseurs
7
Voir Commission mondiale sur l’environnement et le développement (1987)
8
Voir Commission mondiale sur l’environnement et le développement (1992)
-5-
du développement durable adoptent ainsi une conception anthropocentriste de l'économie
(par opposition à biocentriste), c'est-à-dire que, pour eux, la préservation de
l'environnement doit avant tout servir l'être humain plutôt que de constituer l'objet central
autour duquel est structuré le système économique.
Un peu plus loin, un énoncé prescriptif marque que « pour parvenir à un développement
durable, la protection de l'environnement doit faire partie intégrante du processus de
développement et ne peut être considérée isolément.» C'est-à-dire que la préservation de
la nature doit être réalisée pour permettre le développement économique capitaliste qui
lui prête une valeur strictement instrumentale. Puis, le douzième principe suggère aux
États de « coopérer pour promouvoir un système économique international ouvert [...]
propre à engendrer une croissance économique et un développement durable [...] qui
permettrait de mieux lutter contre les problèmes de dégradation de l'environnement... »
Le 16e principe propose finalement de « promouvoir [...] l'utilisation d'instruments
économiques, en vertu du principe selon lequel c'est le pollueur qui doit [...] assumer le
coût de la pollution... » La démarche des partisans du développement durable s'inscrit
donc dans une perspective à la fois mondialiste et économiciste. Mondialiste puisque
ceux-ci plaident en faveur d'un « système économique international ouvert ».
Économiciste puisqu'ils affirment que la pollution possède un coût économique et
proposent l'emploi « d'instruments économiques » pour résoudre les problèmes qui lui
sont relatifs. Bref, alors que l'emploi d'un discours écologiste radical comme celui de la
décroissance permet de remettre en question certains éléments constitutifs du système
capitaliste, les défenseurs du développement durable acceptent certains principes
économiques (néo)classiques (croissance, illimitation, mondialisation, etc.). Comme on le
verra dans la conclusion, c'est principalement pour cette raison que le discours du
développement durable apparaît insuffisant.
Nécessaire transition: l'ouverture d'une parenthèse
-6-
C'est chez Hans Jonas qu'ont été puisé les bases de cette dissertation. Dans ses écrits, le
philosophe allemand est catégorique: l'humanité a désormais acquis la possibilité de
s'anéantir elle-même, notamment par la détérioration progressive de son environnement9.
Une telle conjoncture apparaît donc propice à une réflexion sur l'avenir de notre
civilisation. Ainsi, Michel Lepesant proposent d'ouvrir une «parenthèse» dans l'ère
industrielle10. Cette parenthèse permettrait notamment de réfléchir sur la possibilité
d'ancrer nos pratiques collectives et individuelles dans le cadre d'un « espace
écologique11. » Ce nouvel indicateur se caractérise essentiellement par un plancher et un
plafond de vie décents. Concrètement, cela correspond au minimum de ressources dont
un individu doit disposer pour pouvoir répondre à ses besoins fondamentaux ainsi qu'au
maximum dont il peut disposer sans empiéter sur l'espace écologique d'autrui ou des
générations futures. Cela équivaudrait, pour les habitants du Nord, à une décroissance
momentanée de la production et conséquemment de la consommation alors que, pour les
habitants du Sud, cela résulterait en un rattrapage jusqu'au niveau du plancher. En ce
sens, la décroissance est aussi une décroissance des inégalités sociales. De plus, cette
digression rendrait possible une véritable remise en question de notre dépendance aux
hydrocarbures pouvant mener à une éventuelle transition énergétique. À ce propos, les
statistiques sont sans équivoque: en 2010, plus de 80% de la consommation énergétique
mondiale provenait de combustibles fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel, etc.), une
énergie non-renouvelable riche en carbone12. En comparatif, 11% de l'énergie
consommée provenait d'une source renouvelable. La transition évoquée précédemment
devra aussi se situer à ce niveau.
9
Voir Jonas (1995)
10
Voir Lepesant (2015)
11
Voir Angerand (2011)
12
Voir Institute for Energy Research (2013)
-7-
Bref, il semble qu'un système économique qui souhaiterait perdurer devrait reconnaître la
valeur intrinsèque de la biodiversité. En effet, le critère fondamental qui devrait
déterminer la viabilité ou non d'une organisation sociopolitique est le rapport que celle-ci
entretient avec le vivant. Or, la dynamique capitaliste actuelle tisse un rapport utilitaire
avec l'ensemble du vivant et n'envisage pas la possibilité qu'il puisse exister des limites
biophysiques à la croissance. En reconnaissant qu'il existe des limites à notre emprise sur
le vivant, il deviendrait possible de concevoir un modèle économique dans lequel
l'économie nouerait davantage de lien avec l'éthique. Autrement dit, contrairement à
l'idée de développement durable, le mouvement de la décroissance ouvre la porte à un
questionnement sur les avantages et inconvénients de la croissance ainsi que sur ses
finalités et produits. C'est donc la carence éthique du capitalisme que pourrait résorber
l'ouverture d'une parenthèse décroissanciste. En effet, la décroissance comme slogan
politique, par sa radicalité, permet d'envisager la décolonisation de notre imaginaire 13 de
l'absolue nécessité de croître matériellement et ainsi, comme le proposait le Prix Nobel
d'économie Amartya Sen, rapprocher notre modèle économique de l'éthique14. Cela
permettrait ainsi d'opérer un renversement dans la façon de concevoir le politique: c'est-àdire que, plutôt que de se demander comment intégrer l'enjeu écologique à la joute
politique, il s'agirait désormais de chercher comment placer le politique au coeur de
l'écologie.
13
14
Voir Latouche (2004)
Voir Sen (2012)
-8-
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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-9-
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- 10 -
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l’espace écologique. Construction d’un indicateur : comment s’épanouir dans les limites
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