La Dobroudja en 5 jours : l`anthropologue débutant face à l`Autre

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La Dobroudja en 5 jours : l’anthropologue débutant face à l’Autre
Volume coordonné par :
Prof. Dr. François Rüegg
Raluca Mateoc, Doctorante
1
TABLE DES MATIERES
Introduction……………………………………………………………….3
Prof. Dr. François Rüegg
Raluca Mateoc, Doctorante
Le poète et l’anatomiste : l’anthropologue face à l’écriture……………8
Auréliane Froelich
Observer, être observé et s'observer. Comment l'anthropologue
devient-il sujet de son étude ?...................................................................38
France Genin
Die Schwierigkeit in der Definition von Minderheiten. Veranschaulicht
an Beispielen aus Rumänien…………………………………………….58
Julia Meyer
Identitäten ethnischer Minderheiten: Das Beispiel der Dobrudscha mit
Fokus auf die Rombevölkerung………………………………………...85
Luca Imhoff
Anthropologie physique: Outil de revendications ethniques et
nationalistes en Roumanie ?...................................................................103
Carole Joye
La représentation politique des minorités turques et tatares en
Roumanie……………………………………………………………….136
Aline Mabillard
Entre Bucarest et Constanta: La construction des identités ethniques
des Turcs et Tatars de Roumanie..........................................................161
Marie Goy
Annexe – photos.......................................................................................188
2
Introduction
Prof. Dr. François Rüegg
Raluca Mateoc, Doctorante
Ce recueil de textes et d’images est le résultat d’une démarche qui se proposait
d’inviter sept étudiants en anthropologie sociale de l’Université de Fribourg, en Suisse,
à connaître un nouveau terrain et les méthodologies possibles pour l’approcher. Nous
avons ainsi choisi la Roumanie (Bucarest et Constanța), pour organiser pendant dix
jours, en juin 2014, une école d’été, intitulée Identités multiples et mise en scène de
l’ethnicité, en Roumanie (Bucarest et Constanța).
Notre curiosité au sujet des identités de trois groupes ethniques de religion
islamique – les Turcs, Tatares et les Rom musulmans - vivant dans la région roumaine
de la Dobroudja est à la source de ce projet. Que signifie être Turc, Tatare ou Rom et
musulman pour ceux qui se réclament de ces identités dans un pays à majorité roumaine
et orthodoxe?
Prenant en compte un premier court séjour ethnographique antérieur effectué
par les organisateurs en Dobroudja, ainsi que les ethnographies récentes de cette région
(Mihăilescu, 2007), nous nous sommes proposé d’examiner la question de plus près en
observant et en interrogeant les groupes et les individus se réclamant de ces identités.
Notre intérêt pour les identités multiples de ces trois groupes, nous a amenés à
nous interroger aussi sur la transformation des éléments identitaires en fonction du
contexte politique et historique. Ainsi, nous avons pu échafauder une première
hypothèse concernant une possible « mise en scène » de leur ethnicité, au niveau du
discours, de la pratique, des rituels etc. dans le contexte politique de la Roumanie
postsocialiste. Il fallait sans doute porter notre attention sur la signification et
l’utilisation faites des termes « groupe ethnique » ou « ethnicité », de même que sur les
termes se référant à l’appartenance religieuse musulmane mais dite aussi turque par les
intéressés. Car dans le cas des groupes en question, une autre dimension intervenait :
l’appartenance ethnique et/ou religieuse pouvait faire référence à un rattachement à ou
regroupement souhaité avec une « communauté imaginée » hors-frontières, les Turcs de
3
la Dobroudja avec les Turcs de Turquie, les Tatares avec leurs frères de Crimée et les
Rom avec leurs autres communautés.
Au cours des visites et des entretiens, nous nous sommes aperçus assez
rapidement que ce sont plutôt les élites politiques de ces groupes qui ravivent certaines
de leurs « traditions » à des fins politiques, plutôt que les membres des groupes même,
parfois plus intéressés à se montrer intégrés à la vie européenne et mondiale.
Pendant notre courte incursion ethnographique de cinq jours en Dobroudja, nous
avons pu expérimenter la combinaison des deux méthodologies inhérentes au travail de
terrain: les entretiens (en traduction consécutive), menés auprès des Unions politiques
des Turcs et Tatares, et dans la Communauté des Grecs de Constanța, ainsi que
l’observation participante, notamment lors de la visite dans une famille du village de
Fântâna Mare, ou pendant la visite de l’église orthodoxe grecque de Constanța et de la
Mosquée tatare de Constanța. Nous avons pu, à l’aide de ces moyens, comprendre
comment le patrimoine matériel et immatériel de ces groupes est transmis et repris
d’une génération à l’autre. Nous avons pu aussi confronter les revendications
identitaires présentes dans le discours des leaders politiques des deux Unions et de leurs
leaders religieux, à notre modeste ethnographie, à savoir la visite du village
susmentionné de Fântâna Mare, habité par une majorité de Turcs musulmans. De
l’initiation à la préparation du suberek, plat considéré comme typique, à l’incantation
pour chasser des douleurs de tête, nous avons participé pour quelques heures à la vie de
tous les jours de nos hôtes.
Outre notre observation de ces populations dont la complexité des identités nous
intriguait, nous avons brièvement examiné aussi deux autres groupes de population
situés dans leur voisinage géographique, à savoir les Grecs de Constanța, ainsi que les
Roms de la périphérie de Babadag. Nous étions avides de nous faire notre propre
opinion sur la question longuement débattue du mélange des diverses populations
arrivées par vagues successives et vivant encore dans la région de la Dobroudja. Un
regard plus large, incluant d’autres populations de cette région, était nécessaire et
bienvenu.
Majoritairement, notre terrain est demeuré dans une perspective macro-sociale –
car nous nous sommes concentrés avant tout sur les visites aux Unions politiques des
turcs et tatares à Bucarest et à Constanța au cours desquelles nous avons évidemment dû
utiliser la traduction.
4
Les spécificités d’un Islam local, les appartenances politiques des Turcs ou des
Tatares, les repères de leurs mémoires collectives, leur patrimoine matériel ou
immatériel, ainsi que leurs actions présentes au niveau de l’éducation ont été approchés
lors des discussions avec les leaders politiques. Ainsi, une mosaïque identitaire s’est fait
jour dans nos notes de terrain et dans nos caméras.
Dans les textes de cette publication, écrits par sept anthropologues en herbe, on
retrouve la fraicheur d’un regard sur des endroits vus pour la première fois, et
certainement imaginés autrement.
Parmi les sept textes recueillis, deux adoptent une approche réflexive sur le
positionnement de l’anthropologue face au terrain ou à l’écriture. Ce questionnement est
pertinent pour chaque démarche ethnographique, et dans notre cas, l’anthropologue
débutant s’interroge avec raison sur son rôle face à ce terrain méconnu.
Dans le premier texte, Auréliane Froehlich se penche sur l’écriture
(ethnography), ses stratégies et ses pièges, s’inspirant des textes théoriques de
l’anthropologie du texte. Elle prend comme exemple concret, pour les analyser, des
travaux d’autres étudiants sur la Roumanie. Comment restituer dans un texte
académique une expérience ethnographique vécue ?
De son côté, France Genin met à l’épreuve les discussions méthodologiques
actuelles à propos de la signification du terrain, de l’observation participante, de
l’observation réflexive, de l’écriture, de l’altérité, ou de la relation à l’autre, à travers le
filtre de ses expériences de terrain en Roumanie qu’elle relate aussi en faisant part de
ses impressions ou émotions.
Julia Meier s’interroge quant à elle sur la difficulté de définir la notion de
« minorité » et de choisir pour ce faire le juste critère - est-ce avant tout la langue, la
religion, l’appartenance nationale ou l’ethnie qui détermine l’identité mise en avant
dans le terme de minorité. Clairement les individus appartiennent à plusieurs groupes
(minoritaires ou non) et cela rend toute définition encore plus aléatoire. Luca Imhof met
en relief la dynamique des identités et la tension qui existe entre les identités que l’on se
donne (self-given identities) et celles qui nous sont attribués de l’extérieur (ascribed
identities), particulièrement dans le cas des populations rom abordées dans notre terrain
en se basant sur d’autres études de cas également.
La contribution de Carole Joye nous remet dans une perspective macro-sociale,
traitant de la question de l’anthropologie physique utilisée parfois à des fins de
5
revendication ethnique ou nationaliste-primordialiste, dans la Roumanie contemporaine.
Sa démarche s’est inspirée de notre visite du Laboratoire de Paléoanthropologie de
l’Institut d’Anthropologie Francisc Rainer à Bucarest, ainsi que d’une présentation faite
lors de notre rencontre à l’Union Tatare de Bucarest. Selon cette communication,
l’ADN mitochondrial serait un élément qui permettrait de suivre la route migratoire des
Tatars des origines à nos jours.
Les travaux d’Aline Mabillard et Marie Goy proposent une étude systématique
sur les dimensions identitaires des Turcs et Tatares de Roumanie et de la Dobroudja en
particulier. Le premier texte s’interroge sur la représentation politique de ces groupes,
en distinguant les acteurs politiques « responsables » de cette représentation, du
Parlement roumain à l’Union Européenne. Le deuxième texte propose une analyse des
discours, examinant la construction des identités ethniques à travers des contextes de
terrain variés. En d’autres termes, le travail met en évidence les divers attachements qui
ressortent du discours des différents membres de la population turque ou tatare
(dirigeants politiques ou religieux, étudiants etc.).
L’occasion de confronter ses acquis théoriques lors d’une expérience de terrain,
même brève, à la complexité empirique, permet aussi de pratiquer cet exercice
anthropologique précieux entre tous qu’est la mise à distance ou mise en perspective.
Regard éloigné, celui que l’on porte au retour d’une immersion totale dans un contexte
inconnu, qui nous fait entrevoir des ébauches possibles d’interprétation et de
généralisation, mais qui appelle en même temps des recherches plus complexes, ce qui
ne fait que rendre la démarche anthropologique plus passionnante.
Les photos de l’annexe font partie de diverses visites et voyages, et quelquesunes ont également fait l’objet d’une petite exposition dans les locaux de l’université de
Fribourg.
Nos hôtes du Département des Relations Interethniques du Gouvernement
Roumain ont bien voulu saluer notre initiative et projet. C’est à leur instigation que
nous publions ce modeste volume.
6
Nous remercions à notre tour nos hôtes pour leur accueil chaleureux à savoir :
Le Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain
L’Institut Francisc Rainer de l’Académie Roumaine
L’Union Démocrate Turque de Roumanie (siège de Constanța et filiale de Bucarest)
L’Union Démocrate des Tatares Turco-musulmans de Roumanie (siège de Constanta et
filiale de Bucarest)
La Communauté Grecque Elpis de Constanța
….et gardons un vif souvenir du temps passé en leur compagnie.
Nos remerciements vont aussi à l’Academic Swiss Caucasus Network et à la Fondation
Le Cèdre, sans lesquels l’école d’été et la présente publication n’auraient pas été
possibles.
N.B. Le contenu des textes qui suivent n’engagent que leurs auteurs.
7
Le poète et l’anatomiste : l’anthropologue face à l’écriture
Auréliane Froelich
Introduction
Au retour des quelques jours passés en Roumanie dans le cadre de l’école d’été,
mon petit carnet rouge, écorné et d’une couleur moins éclatante qu’à ses débuts,
souvenir du voyage et outil de travail, me parut de plus en plus étranger, surtout lorsque
la perspective d’en tirer des informations clefs et de les mettre en texte dans un travail
s’imposait à intervalles réguliers. Le problème ne provenait pas que du fait que les notes
avaient été parfois mal prises, de manière trop distraite ou trop peu dense ; il surgissait
de la question de savoir comment écrire, sur la base de ces notes et de mes expériences,
en y intégrant des choix théoriques, un texte anthropologique qui pourrait être considéré
comme correct. C’est bien la manière dont il fallait écrire le texte qui allait transporter
des expériences et des analyses qui était en jeu. A ce moment, la question de l’écriture
en anthropologie s’est imposée à moi de façon plus concrète et perturbante que jamais
auparavant.
L’énorme espace formé par les réflexions produites à ce sujet exige le choix
d’un chemin et la densité des approches un ancrage. Or, il m’a semblé qu’un des
principaux problèmes posé par l’écriture en anthropologie tourne autour de la
dichotomie (célèbre et moult fois rappelée) objectif/subjectif. De nombreuses réflexions
s’inquiètent du problème de la transmission d’un savoir scientifique par le texte : à quel
point l’écriture ou les stratégies de l’anthropologue (empreintes à priori de différentes
formes de subjectivisme) rendent impossible ou invalident cette prétention ? Finalement,
quel est le lien que le texte entretient avec la réalité qu’il tente de reproduire sur papier ?
Cette dichotomie se rapporte elle-même, dans une certaine mesure, à la question du lien
entre anthropologie et littérature. Observées à travers le prisme de l’écriture, les deux
disciplines, qui s’opposent à priori dans leurs prétentions respectives à la science, à
l’objectivité (même si le glas du positivisme a sonné) et à l’art, à l’esthétisme, au
subjectivisme, partagent des codes et des stratégies en commun qu’il m’a semblé
intéressant de rechercher dans la littérature secondaire et de mettre en valeur dans le
travail, pour mieux appréhender les frontières de ladite opposition entre subjectif et
objectif, et ainsi explorer un certain versant de l’écriture de l’anthropologie.
8
Après un court passage introspectif exposant les difficultés que j’ai ressenties
face à l’écriture et les raisons du choix de cette problématique, quelques pages traiteront
brièvement du lien historique entre les deux disciplines, nécessaire pour comprendre la
fameuse dichotomie et ses frontières troubles, puis des caractéristiques du texte
anthropologie, notamment dans ses liens avec le texte littéraire. Je terminerai par une
analyse de deux textes d’étudiants concernant la Roumanie et la question de l’identité,
qui renferme pour l’écriture ses propres difficultés. Cette modeste analyse me permettra
de mettre à jour une partie du fonctionnement des textes de mes collègues, et, dans une
certaine mesure, d’essayer de mettre en exergue des caractéristiques de la représentation
textuelle des identités en Roumanie. Il va de soi que cette analyse, basée sur deux
documents, n’a pas la prétention d’être généralisable. Elle n’est réellement pertinente
que dans le cadre de la réflexion présentée ici.
1. Ecriture de l’identité
Que dire de l’identité tatare, turque ou grecque, de leur lien avec la religion (mon
sujet lors de l’école) ? Mes notes de terrain me paraissent en grande partie peu efficaces
à décrire ce que j’ai pu constater. Souvent, elles se contentent de tracer les points
importants du discours (au sens premier du terme, des paroles) des acteurs que nous
écoutions et qui nous servaient ce discours avec en principe autant de bonheur que les
baklavas. Parfois, elles décrivaient une situation frénétiquement, dans une véritable
hémorragie de phrases.
Comment, à partir de ces notes, produire une transcription et une analyse correcte et
convaincante de l’identité des minorités visitées ? C’est en me posant cette question que
la question de l’identité (pour reprendre la notion) du texte anthropologique m’a paru
décisive. Malgré mes lectures de base et des réflexions déjà commencées sur le sujet, je
n’avais en fait pas réellement réalisé l’ampleur et la pertinence du problème. Comment
devais-je, à mon niveau, construire un texte anthropologique ?
Pour être plus claire, il faut préciser que ce malaise était en grande partie dû au fait
que j’avais tendance à osciller (dans mes notes) entre une transcription déjà analytique
des situations et des discours auxquels j’avais assisté, à travers des notions et concepts
assimilés au préalable, et une description plus évocatrice, poétique, disons « littéraire »
des mêmes situations. En y réfléchissant, il me semble que cette confusion des genres
9
dans les notes et le projet d’écriture provient en partie de la richesse d’informations
contenues dans nos visites, et qu’il faut savoir retranscrire. Sur le terrain, tout paraît
encore assez clair. Loin du terrain, du contexte qu’il forme et des mille indices qu’il
livre continuellement à la compréhension sans que celle-ci le sache toujours, j’étais
vraiment embarrassée. Non pas seulement pour comprendre le terrain à travers la
problématique qui m’était suggérée, mais surtout pour mettre en texte tous les indices
récoltés.
Bien évidemment, toute situation sociale que l’anthropologue peut observer est
riche d’informations. Dans le cas de la recherche sur l’identité des minorités en
Roumanie, cette richesse tient en partie au fait, à mon avis, que la situation sur laquelle
se penche l’anthropologue (l’expression de l’identité) est une mise en scène1. Il faut
donc non seulement retenir le discours, mais aussi ce qu’il souligne, et par quoi il est
souligné. Pour convaincre le lecteur, il faut pouvoir décrire et analyser cette mise en
scène de manière cohérente. Comment réellement convaincre et faire comprendre au
lecteur ce que représente l’identité dans le contexte des minorités roumaines sans lui
transmettre la fierté qui émanait de tous les représentants des Unions, mais aussi leurs
inquiétudes, l’enthousiasme avec lequel nous étions en général reçus, spectateurs
bienvenus qui valident le spectacle ? Comment faire comprendre ce que j’ai compris sur
les Roms sans décrire leurs quartiers de Bucarest, leurs regards quand ils ont vu les
étrangers en taxi et les ont pris pour une équipe de télévision, ce qui nous apprend
tellement sur l’image qu’ils se font d’eux-mêmes ? Mais tous ces éléments ont-ils
vraiment leur place dans un texte anthropologique, et si oui, laquelle ? Comment faut-il
les raconter ?
L’envie de produire à la fois un texte dans lequel cette richesse sémantique et
évocatrice figure d’une certaine manière, et la nécessité de rester dans le cercle
d’objectivité nécessaire au texte anthropologique, dont les frontières m’apparaissaient
de manière floue, a donné lieu à une tension qui a elle-même suscité une réflexion qui a
donné lieu au travail qui suit.
1
Je ne considère évidemment pas les acteurs comme des imposteurs, mais comme des performateurs de
leurs identités.
10
2. La constitution du texte anthropologique
La parenté existante entre littérature et anthropologie, cette dernière étant née au
sein de celle-là, sera rejetée officiellement par l’ethnologie naissante au cours du 19ème
siècle, puisque la nouvelle discipline se réclame de la science naturelle, emportée
qu’elle est par la vague positiviste en vogue à l’époque2.
Réagissant à l’admiration puissante que suscite la science, la littérature se
détache de l’idée qu’elle pourrait être, comme elle le fut auparavant (avec les
naturalistes notamment3), un discours sur le savoir. Elle se constitue en discipline «
autonome », ne respecte que ses propres vérités, elle se veut « œuvre de l’esprit »
insaisissable par l’esprit scientifique4.
Ainsi l’anthropologie rejette les attributs et les modes d’expression que le
positivisme impose à la littérature et que celle-ci s’impose à elle-même : l’esthétisme et
l’émotion entachent la réflexion scientifique, tout comme la rhétorique la rend opaque,
la fiction ne vaut pas les faits réels, le subjectivisme (qui semble être un mélange savant
de tous les éléments précédents et plus encore) s’oppose sans concession à
l’objectivisme. L’ethnologie évacue à cette époque la littérature par la grande porte.
Après la consécration de « l’étude de terrain » comme fondement de l’autorité
de l’anthropologue, les questions épistémologiques posées par la nouvelle discipline se
rapportent de moins en moins à la production de textes en tant que tels. Les problèmes
liés aux récoltes des données, à l’observation participante occupent bien plus les têtes
des nouveaux ethnologues. Tout l’enjeu méthodologique est là. Ces derniers semblent
considérer l’écriture de la monographie comme une simple transcription de données,
une tâche neutre, ou se convainquent de la considérer comme telle. Sa rédaction ne peut
pas être bien ardue ou regorgeant de pièges, puisque les écrits partent de faits si
difficilement collectés5. La seule prescription à observer lors de la rédaction d’une
2
Boyer Alain-Michel : Présentation, la littérature à la source de l’ethnographie. In : Littérature et
ethnographie. Centre de recherches « Texte, langage, imaginaire », Marge et écriture. Ed. C. Defaut,
Nantes, 2011.
3
Toffin Gérard : Ecriture romanesque et écriture de l’ethnologie. In : L’Homme, 111-112/1989, pp.34-49
4
Boyer Alain-Michel : op.cit.
5
Kilani Mondher : L'anthropologie de terrain et le terrain de l'anthropologie. Observation, description et
textualisation en anthropologie Observation, description et textualisation en anthropologie. In: Réseaux,
1987, volume 5 n°27. pp. 39--‐78. P.47
11
monographie classique est en fait d’empêcher une incursion de subjectivisme6, compris
comme l’expression d’un sentiment personnel ou encore d’un jugement culturel.
L’épanchement à travers une introspection émotionnelle, la description des doutes, des
peurs, des joies de l’ethnographe sont bannis du texte destiné à la publication
scientifique. Cette distanciation s’illustre par des codes d’expression textuelle sur
lesquels je reviendrai plus tard. Ce type de textes se donnait comme ambition de
répondre aux exigences de Marcel Griaule, demandant des descriptions de faits, un
effacement de l’écrivain, une coupure enfin avec le récit de voyage7. Mais
contrairement aux ambitions scientifiques exprimées, la monographie classique ne
parvient pas à s’extraire totalement de sa dimension littéraire ; cette constatation sera
mise en exergue dans les années septante lors de l’examen approfondi des sources de
l’autorité en anthropologie. Il faut préciser que cette tension entre une description
scientifique, comprise comme froide, et une description plus littéraire, chaude et
vivante, n’avait pas été totalement évacuée, mais simplement bien gérée. Marcel Mauss
écrit étonnamment dans le Manuel d’ethnographie que l’anthropologue doit non
seulement être un genre de cartographe, mais aussi « un romancier capable d’évoquer
une société toute entière 8». Cette préoccupation s’illustre chez Malinowski qui, selon
Mondher Kilani, refuse de se livrer à l’écriture d’un texte centré uniquement sur les
procédures méthodologiques de récolte des données. Il divise ainsi ses textes en deux
parties : l’une rend compte de la récolte de données, des réflexions méthodologiques sur
le terrain, de la délimitation précise de « l’institution envisagée », l’autre peint un «
tableau vivant » des hommes étudiés. La seconde partie est en fait la monographie à
proprement parler, genre qui sera reproduit par les héritiers du maître au chapeau,
contrairement à la première, plus ou moins délaissée par ces derniers9. Le
comportement textuel de Malinowski se révèle être extrêmement intéressant pour notre
sujet, puisque ce dernier ne pouvait se résoudre à « l’aridité » d’un texte partant de
considérations méthodologiques et purement descriptif. Il lui fallait un espace pour «
faire voir », « faire entendre » le terrain et les hommes avec qui il a vécu, et à partir
6
Geertz Clifford : Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur. Métailié, Leçons de choses, Paris, 1996.
P.17
7
Boyer Alain-Michel (dir) : Littérature et ethnographie. Centre de recherches « Texte, langage,
imaginaire », Marge et écriture. Ed. C. Defaut, Nantes, 2011 p. 30
8
Mauss Marcel : Manuel d’ethnographie. 3ème édition, Payot, Paris, 1989. p. 3
9
Kilani Mondher : L'anthropologie de terrain et le terrain de l'anthropologie. Observation, description
et textualisation en anthropologie PP. 53-54
12
duquel il présente les croyances rencontrées, développe ses analyses et expose ses
conclusions. Le choix de la trame narrative permet justement, selon Evans Pritchard10,
d’inclure des observations descriptives, et ainsi exclure cette « aridité » -mal définie
d’ailleurs, qu’est-ce que de la sécheresse en science ?- qui ne pose pourtant guère de
problèmes aux autres sciences naturelles.
3. Le texte comme fiction : l’impossibilité d’une traduction ?
A. Fiction
La décolonisation sonne pour l’anthropologie la fin d’un âge d’or bien
particulier : fin de l’évidence du bien-fondé de l’étude de sociétés primitives et surtout
des moyens mis en l’œuvre jusqu’alors pour l’accomplissement de cette tâche destinée à
« sauvegarder des parts d’humanité », fin aussi d’une autorité acquise presque
naturellement dans ce contexte. Le poids moral de l’impérialisme européen (et
américain) pèse lourdement sur les épaules des ethnographes, dont l’entreprise apparaît
comme une illustration monstrueuse de ce dernier. En plus de la perte de son autorité et
de son objet fétiche, à savoir les sociétés « primitives » et isolées, l’anthropologue doit
faire face à la transformation de cet objet en sujet. « L’indigène » retrouve sa voix, et ne
peut plus être raconté, analysé et donc écrit de la même manière11.
Cette perte de légitimité naturelle de l’anthropologie s’accompagne d’une
déstabilisation des certitudes positivistes de la discipline sous l’assaut de la tempête
relativiste et constructiviste, qui dissèque les rapports des sciences avec la réalité
qu’elles veulent décrire. La science est un beau et long récit12 !
A la question « est-ce moralement convenable de décrire l’Autre de telle
manière? » s’ajoute alors celle-ci : « est-ce seulement possible de le décrire? ». Le
relativisme culturel absolu serait-il la tombe dans laquelle l’anthropologie s’enterre peu
à peu ? Dans tous les cas, le rejet du positivisme originel qui avait fondé l’anthropologie
classique lança toute la discipline dans une spirale réflexive (qui donna d’ailleurs
naissance à « l’anthropologie réflexive ») qui n’épargna pas les textes, nouvel objet de
10
Ibid.
Geertz Clifford : op.cit p.134
12
Lacombe Bernard : le lecteur comme anthropologue In : L’Homme et la société, 134/1999, pp.25-43.
P.26
11
13
l’investigation déconstructiviste13. On découvrit, presque avec surprise, à quel point le
texte anthropologique est écrit par son auteur, à quel point les faits ne s’écrivent pas
eux-mêmes.
Pour Clifford Geertz et James Clifford, les écrits anthropologiques sont des
fictions, tout comme les romans. Pas dans le sens généralement admis du mot, qui
renvoie à une construction de faits qui n’ont pas existés ou n’ont pas été observés par
l’auteur, mais dans celui de son aïeul latin, fingere, construire ou modeler. Les textes
scientifiques sont des fictions dans le sens où ils ne sauraient être les fruits d’une
osmose magique entre le texte et la réalité14 : ils sont façonnés et construits par l’auteur,
produits de la construction d’une réalité par l’interprétation. Et cette construction
implique nécessairement une part non pas de mensonge, mais d’erreur, d’inadéquation
avec la réalité.
Quels sont les processus de cette construction de fictions que sont les textes
anthropologiques ? Qu’est-ce qui en fait des constructions ? Tout d’abord, comme cela
vient d’être dit, les productions des anthropologues ne peuvent être vues comme de
pures descriptions ; elles sont construites et sont toujours des interprétations, ce qui
amène Geertz à décrire l’anthropologie en tant que « relevant non d’une science
expérimentale en quête de loi mais d’une science interprétative en quête de sens 15». Il
est intéressant de remarquer la nature fictionnelle du texte ne provient pas seulement du
fait que la description dense finale a statut d’interprétation, mais aussi parce que
l’interprétation nécessite au préalable une textualisation16, une « mise en corpus écrit »
de comportements, de paroles ou de croyances, qui, ensemble, forment le matériel de
base d’un interprétation. En fait, on pourrait dire que l’interprétation – qui dans l’étude
est elle-même textuelle- passe par une textualisation16 des faits observés. Celle-ci est
déjà réalisée sur le terrain, lors de la rédaction de notes17. Lorsqu’il prend des notes sur
le vif ou dans sa solitude nocturne, l’anthropologue n’enregistre pas comme un
13
Ghasarian Christian (dir): De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive : nouveaux terrains, nouvelles
pratiques, nouveaux enjeux. A. Colin, Paris, 2006 p.16
14
Clifford James, Goerg E. Marcus (ed.): Writing culture : the poetics and politics of ethnography.
University of California Press, Berkeley, 1986. p.6
15
Geertz Clifford : La description dense. In : Enquête (en ligne), 6/1998.
16
« textualization is understood as a prerequisite to interpretation ». Clifford James : The Predicament of
Culture twentieth-century ethnography, literature, and art. Harvard University Press, London, 1988 p.38
17
Aktinson Paul : The ethnographic imagination : textual construction of reality. Routledge, New York,
London, 1991. p.57.
14
magnétophone le ferait ; il ne peut pas transmettre ses observations au papier comme
par osmose ; il doit les changer en mots et en phrases pour pouvoir les livrer à son
carnet. La mise en texte n’est dans ce sens pas l’étape ultime du travail de
l’anthropologue : elle est ce qui le permet.
A propos de ce processus de textualisation-interprétation d’un point de vue
émique, Geertz n’hésite pas à user d’un mot susceptible de blesser la susceptibilité
d’une anthropologie positiviste : l’imagination.
« Construire des descriptions, « du point de vue de l’acteur », des interactions
entre un chef berbère, un marchand juif et un soldat français au Maroc en 1912 est
clairement un acte d’imagination, pas très différent de la construction similaire des
interactions, disons entre un médecin de campagne français, son idiote de femme
adultère et son amant maladroit au XIXe siècle.18 »
Clifford Geertz introduit dans l’analyse du travail de l’anthropologue la notion
d’imagination, comprise évidemment plus finement que comme imagination
fantasmagorique, mais qui n’était jusqu’alors très peu évoquée, car l’acte d’imagination
ne correspond à priori pas aux exigences scientifiques.
Par la suite, William Ossipow souligne également l’aspect créatif –poétique- de
l’interprétation et son lien avec le langage (l’écriture scientifique en l’occurrence) :
«Il faut bien entendu comprendre ici le terme poétique dans son sens étymologique de
créatif, relatif à la création, non dans son sens esthétique. Faire surgir l’intelligibilité
du monde, ce qui est la vocation propre de la raison, passe donc par un moment de
création qui met en œuvre les ressources du langage.19»
Mais ces deux auteurs ne veulent pas dire que l’anthropologie en tant que
science est vaine, puisqu’elle serait purement un acte d’imagination et de création, en
bref de la littérature, l’esthétique en moins (de la mauvaise littérature, donc). Geertz met
l’accent sur la dimension interprétative du texte construit par l’auteur, sur la capacité de
ce dernier à imaginer des interactions et le sens qu’elles transportent (de manière
empathique et interprétative) mais aussi – et les deux mouvements n’en sont peut-être
qu’un seul- sur sa capacité à imaginer en texte ces interactions et ce sens. Cette
18
Geertz Clifford : La description dense. Paragraphe 27.
Ossipow William : Interprétation et vérité in Sudia philosophica. N° 57, pp. 229-275. Citation tirée de
l’article: Bertoud Marc: La comparaison comme principe métaphorique de l’anthropologie. In: Carnets
de bord en sciences humaines, N°1, 2001.
19
15
dimension doit être acceptée en tant que telle comme composante de la science
interprétative et c’est précisément à partir de cette capacité –celle de fournir une
description dense par le texte- que la qualité du travail d’un ethnographe doit être
jaugée. Si le «tableau véridique et complet» que devait représenter la monographie
classique pour les anthropologues précédents a bien été enterré20, le texte
ethnographique et la discipline elle-même ne sont pas encore morts.
B. Représenter par l’écriture : quelques écueils
L’anthropologue se retrouve au retour du terrain devant une difficulté qui n’est
pas des moindres : mettre par écrit son expérience et les interprétations qui en résultent.
Même s’il n’invente rien au sens le plus strict du terme, puisqu’il tente de transmettre
des connaissances sur un objet qui préexiste à son étude, l’opération de textualisation
des observations et encore plus celui d’écriture « pour un autre » demande à
l’anthropologue une certaine dose de cette imagination qui a été évoquée plus haut. Il
doit être capable de « se mettre dans la peau de l’Autre » (imagination empathique) et
par la suite de transcrire les significations qu’il a pu en retirer de manière ordonnée,
pour qu’elles soient scientifiquement recevables, mais aussi « lisibles » pour un lecteur
auquel le terrain en question n’a pas fait l’objet d’une visite personnelle. Il doit être un «
passeur » de sens exerçant entre la frontière de deux cultures, entre ici et là-bas. Et ce
passage, s’il n’est pas clandestin (en tout cas pas pour nous) n’en est pas pour autant
moins périlleux : sa réussite se négocie avec le langage. L’anthropologue doit décrire
une culture étrangère avec des représentations, des images, un langage propre à sa
culture, celle à laquelle il s’adresse. Ce langage n’est de loin pas exclusivement
scientifique ; il est au contraire souvent celui de la vie de tout un chacun.
L’impossibilité pour l’anthropologie -comme dans une certaine mesure pour la
sociologie- de créer un vocabulaire spécifique à même d’établir un lien stable et fort
entre lui-même (les mots, les concepts) et les réalités observées, comme c’est en grande
partie le cas dans les sciences dites « dures », est remarquable et illustre la différence
fondamentale qui n’a jamais vraiment pu être effacée entre sciences dures et sciences
sociales.
20
Bonoli Lorenzo: Le lecteur en position d'anthropologue : sur les défis scientifiques et littéraires du
texte ethnographique. In : Littérature et ethnographie. p.53
16
« The discourse of sociology is not identical to that of everyday life, but it can not
escape the poetics of everyday life. There is no scholarly nirvana which is untouched by
mundane discourse or our esthetic or moral appreciation21 ».
Certes les anthropologues et les sociologues produisent des concepts – le sacré,
l’hégémonie, l’identité, le totémisme- et utilisent des termes spécifiques au champ
scientifique –lignage, etc., mais dans leur majorité les mots employés ne sauraient
appartenir en propre au champ de l’anthropologie. La Kula ne pourrait être décrite sans
les mots du quotidien, elle ne peut se réduire à des notions construites au préalable par
la science et encore moins à une formule mathématique. Cette constatation qui paraît
évidente nous renvoie à l’impossibilité dans le domaine anthropologique d’accéder à
des généralisations qui mèneraient à la création d’un vocabulaire « dur », sûr de ce qu’il
décrit, ou disons suffisamment certain pour être opératoire, comme l’est celui de la
physique par exemple, qui relie le mot « gravitation » à un phénomène précis
observable partout sous différentes conditions elles-mêmes mesurables. Il n’existe pas
de nirvana académique pour l’anthropologue.
Si l’anthropologie22 ne trouve pas ses mots, cette difficulté se comprend
aisément au regard des objets qui l’intéressent, à savoir les humains dans leurs actions,
interactions et production de sens. Et c’est parce qu’elles parlent les deux de ce même
objet que l’anthropologie et la littérature se rejoignent en certains points. Elles n’en
parlent pas forcément sur le même ton, sur les mêmes bases, et ne poursuivent pas
exactement le même but. Néanmoins il s’agit pour les deux disciplines de « faire voir »
au lecteur une réalité qui est autre que la sienne, et cela à travers l’usage de mots,
phrases, figures de style (notamment la métaphore pour l’anthropologie 23),
représentations et autres stratégies diverses qui seront examinées dans la suite de ce
travail.
Pour l’anthropologie -comme pour la littérature en certains de ses courants 24- la
probable inadéquation entre les mots et la réalité des choses qu’ils veulent décrire
apparaît comme une source de problèmes par rapport à la valeur scientifique du texte,
21
Aktinson Paul : op.cit. p.10
Bonoli Lorenzo: op. cit. p.56
23
Berthoud Marc: La comparaison comme principe métaphorique de l’anthropologie. In: Carnets de bord
en sciences humaines, N°1, 2001.
24
En particulier le courant naturaliste/réaliste. Toffin Gérard : Ecriture romanesque et écriture de
l’ethnologie. In : L’Homme, 111-112/1989, pp.34-49.
22
17
qui ne peut se permettre de susciter plusieurs interprétations. Cette inadéquation est une
préoccupation d’autant plus importante pour l’anthropologie qu’elle est accentuée par la
différence de représentations culturelles: l’anthropologue doit représenter textuellement
une culture avec les mots et les images appartenant à une autre culture. Comme le font
remarquer Marcus et Cushman, cités par Bonoli :
« L’écrivain utilise un langage descriptif qui porte profondément inscrit en luimême des associations qui convoquent le common sense de sa propre culture, sans quoi
la communication avec ses lecteurs serait impossible. Comment peut-il représenter de
façon plausible pour ses lecteurs les différences profondes qu’il perçoit à travers
l’emploi d’un langage qui est à la base ethnocentrique?25 »
La question n’est pas sans conséquences : Comment décrire et faire comprendre
d’autres modalités d’être au monde tout en évoquant des images que l’on peut taxer
d’ethnocentriques?
Que veut dire « la famille » chez les Arapesh ? Pourquoi employer malgré les
différences ce terme porteur de lourdes connotations ? La tension est créée par la
volonté de décrire et de comprendre « correctement » la culture étudiée, sans déformer
un mode de vie, un discours ou des croyances (qui renvoie à la fameuse perspective
émique), et celle de la rendre lisible pour le lecteur d’ici.
Or, comme le relève l’extrait cité plus haut, le langage familier et le common
sense qu’il implique s’impose à l’anthropologue pour accomplir cette tâche de passeur,
de traducteur, d’écrivain. Car à la manière de ce dernier qui joue de son imagination
pour créer des représentations fictionnelles26 afin de faire entrer le lecteur dans la vie ou
dans la peau des personnages (plus ou moins) inventés, l’anthropologue doit créer de
pareilles représentations pour lui permettre de se représenter – et de comprendre- une
culture (ou une autre réalité à l’intérieure d’une culture) autre que la sienne. Celles-ci
sont suscitées à la fois par l’expérience de terrain du chercheur et par son « univers
linguistique et conceptuel27 ». Ses deux sources sont la possibilité même du passage des
informations sur un objet culturellement étranger à une culture donnée.
25
Bonoli Lorenzo : op.cit. p. 55
Bonoli Lorenzo : op.cit. p. 54. Terme à prendre encore une fois dans le sens de « représentations
construites ».
27
Bonoli Lorenzo : op.cit. p. 55
26
18
En espérant que ma compréhension de ce que Bonoli entend par «
représentations fictionnelles » est à peu près correcte28, je me permets d’en donner une
illustration tirée de la monographie de Margareth Mead Moeurs et sexualité en Océanie,
ou du moins un exemple de la manière par laquelle l’auteur arrive à « faire voir » au
lecteur des éléments d’une culture étrangère. M. Mead décrit par exemple le lien qui
unit les fiancés Arapesh, et à partir de cela la notion de « famille
29
». Elle en fait
justement des représentations fictionnelles : on découvre non seulement que la petite
fille emménage tôt chez la famille de son futur mari, ce qui permet la création d’un lien
particulier entre les deux, reposant sur le fait que la fillette a été nourrie enfant par son
mari plus âgé, les rituels qui marquent la puberté de cette dernière, mais l’auteure nous
livre aussi les liens affectifs qui unissent les fiancés, liens qui sont à la fois très
différents de ce que nous concevons et qui nous semblent en même temps tellement
compréhensibles à la lecture. Margareth Mead ne recule pas devant la description des
sentiments qu’elles prêtent (à tort ou à raison) aux Arapesh, ce qui rend la
représentation, à mon avis, plus facilement « visualisable », parce que les sentiments
décrits nous sont connus. Elle fait de même pour construire petit à petit une
représentation fictionnelle de la famille, en décrivant les liens affectifs qui unissent les
membres, utilisant notamment le « sentiment de sécurité » que ressent l’enfant au
contact de cette dernière.
La représentation fictionnelle est donc une construction de l’auteure à partir
d’observations de terrain ordonnées et « mises en scène » de telle manière que le
lecteur, même si ces représentations lui sont étrangères, arrive à visualiser et même à
ressentir ce que l’anthropologue veut transmettre. A ce propos il est aussi intéressant de
remarquer que les termes utilisés par l’auteur pour dénommer certaines représentations
générales – la famille par exemple- sont issus, comme la majorité des termes, d’un
vocabulaire familier propre à la culture de l’auteure. Mais comment peut-on écrire le
mot famille pour décrire la culture Arapesh ? est la question que l’on se posait plus haut.
Le mot n’est-il pas trompeur, en inadéquation avec ce qu’il décrit, puisqu’il transporte
pour le lecteur les connotations de sa culture d’origine
28
30
? Certainement. Néanmoins il
Il faut remarquer que le manque d’exemples dans certains textes traitant de l’écriture ethnographique
est étonnant et parfois déroutant.
29
Mead Margareth : Moeurs et sexualité en Océanie. Plon, Paris, 1980. pp.38-118
19
semble que l’utilisation de tels termes issus du familier, du common sens, soit
nécessaire –ou du moins efficace- pour que les éléments étrangers à la conception du
lecteur puissent être appréhendés, pour que des représentations fictionnelles puissent
être peu à peu construites au fil du texte.
Mis en relation avec ce que l’anthropologue considère comme leur « équivalent
» dans la culture du lecteur -dans le cas de la famille ou du mariage chez les Arapesh du
texte de Mead cet équivalent semble même aller de soi- les institutions exotiques sont
comprises et dans un premier temps elles sont visibles. A partir de cette première
représentation l’anthropologue étoffe la construction de la représentation fictionnelle,
faisant de la famille Arapesh quelque chose de différent de la famille européenne, mais
en même temps « représentable ».
L’anthropologue convoque des clichés de sa propre culture (ainsi la tendresse
entre les fiancés), des sentiments de son univers, pour décrire celui des autres31.
La réflexion qui précède est hantée par une voix qui crie : mais comme elle est
ethnocentrique Margareth! Et elle n’a pas forcément tort : prêter des sentiments (mais
comment l’anthropologue s’y prend-t-il pour déceler ce qu’on écrit amour, fierté ou
colère, dans une culture étrangère, tiens donc ?) et nommer des institutions avec des
mots qui ne sont souvent pas les leurs, en fonction de ce qu’on considère comme «
équivalent », c’est dans une perspective déconstructiviste commettre effectivement un
péché d’ethnocentrisme, puisque que les Autres sont décrits par rapport à nous,
puisqu’on postule une possibilité d’équivalence. Mais est-ce vraiment possible
d’observer et surtout d’écrire l’Autre sans tomber dans ce travers ? Sans être « subjectif
» par ethnocentrisme ? Les anthropologues vont tenter de remédier à ce dilemme en
adoptant des types d’écritures différents de celui de M. Mead, nous le verrons plus tard
dans ce travail.
C. Etre bleu comme une orange
Il est encore un élément de la pratique du langage susceptible de rapprocher la
création des écrivains de celle des anthropologues. Il s’inscrit en quelque sorte dans la
prolongation des représentations fictionnelles dont il est question plus haut. Le fait de
31
Bonoli Lorenzo : op.cit. p.55
20
devoir décrire des modes d’être au monde différents oblige les anthropologues à
explorer les potentialités sémantiques de la langue dans laquelle ils s’expriment32. Ils
tentent d’exprimer des spécificités de la pensée indigène en rapprochant des termes qui,
pour le sens commun, ne font pas sens ensemble, mais qui, au sein d’un texte
anthropologique, peuvent être compris, peuvent créer du sens. Ainsi, à travers
l’association de termes dissonants, l’auteur transmet des morceaux de compréhension
d’un autre mode de pensée. Il va au-delà de l’utilisation « quotidienne » de la langue, il
en joue pour ouvrir au lecteur des nouveaux modes d’appréhension du monde, de
nouveaux sens.
Les jumeaux sont des oiseaux a écrit Evans-Pritchard. Bonoli donne cet exemple
très parlant, traduisant la nature divine partagée par les jumeaux et les oiseaux pour les
Nuers, pour illustrer l’usage de la potentialité sémantique, et le met en rapport avec une
autre phrase célèbre : la terre est bleue comme une orange, premier vers d’un
célébrissime poème de Paul Eluard. Dans les deux cas, les structures discursives
familières sont outrepassées, dans le but d’exprimer justement ce qui n’est
habituellement pas conçu, mais qui peut malgré tout être compris. Dans un cas il s’agit
d’un texte anthropologique et dans l’autre d’un texte littéraire. Les deux demandent au
lecteur de sortir de leurs « idées directrices habituelles » pour découvrir quelque chose
dont ils ne connaissaient pas la possibilité d’existence. De déposer le bagage qui leur
permet de comprendre la réalité quotidienne, d’en accepter la défaillance33. Sauf que
dans un cas il s’agit d’une différence vécue par des Autres qui préexistent au texte, dans
l’autre d’une création artistique qui opère le décalage à l’intérieur d’une même culture.
Cette démarche- créer une nouvelle réalité dans la tête du lecteur par le langagerapproche l’anthropologie et la littérature, mais ne les confond pas. Encore une fois, il
semble que l’anthropologie a besoin d’user de procédés propres à l’art littéraire pour
rendre visible et compréhensible l’altérité dans un texte.
Le fait que l’anthropologue, parce qu’il s’aventure à décrire –créer- la
différence, aménage dans son texte de nouvelles structures discursives, n’est pas
seulement vrai lorsque des exemples tels que j’en ai cités plus haut apparaissent : les
représentations fictionnelles dont il était question tout à l’heure bousculent également
32
33
Bonoli Lorenzo : op.cit. p.54
Idem p.63
21
les modalités d’appréhension de la réalité du lecteur, puisque leur construction par
l’anthropologue vise à transmettre aux lecteurs une idée d’éléments d’altérité. Dans les
deux cas, le langage, pourtant tout englué dans un ethnocentrisme évident, déformant et
limitant, permet pourtant une certaine description et une certaine interprétation de la
réalité sociale d’un monde par et pour lequel il n’a pas été créé. Il permet la constitution
par le lecteur –comme en littérature- d’un « objet imaginaire » visible et dans une
certaine mesure compréhensible34.
3. Les stratégies rhétoriques : l’anthropologue comme auteur
Après un premier aperçu des modes d’expression de l’écriture anthropologique,
sa manière de décrire la réalité qu’elle veut exposer, et des liens qu’elle entretient ainsi
avec la littérature, il faut nous pencher sur certaines stratégies35 rhétoriques utilisées par
les anthropologues pour présenter de manière crédible et par écrit leurs résultats. Le
problème est ici moins de savoir comment l’auteur arrive à représenter par l’écriture,
comment il crée une réalité pour le lecteur et pour ses interprétations, que de mettre en
exergue les éléments de construction textuelle qui lui permettent plus spécifiquement
d’acquérir ce que Clifford Geertz nomme l’autorité de l’anthropologue, ou l’autorité de
son texte, c’est-à-dire sa crédibilité scientifique, qui passe par la capacité à convaincre
le lecteur de la vraisemblance des représentations fictionnelles qu’il représente et de la
pertinence de ses conclusions. Evidemment, la capacité de l’auteur à faire voir une
réalité sociale, telle qu’elle a été présentée plus haut, joue un rôle important pour
l’acquisition de l’autorité, de sorte que cette partie et la précédente entretiennent sous
plusieurs angles des liens étroits ; néanmoins il paraissait intéressant de les séparer dans
le but d’augmenter la clarté de l’exposé.
A. Codes récurrents de la monographie classique
Tout d’abord, on peut penser que cette autorité se fonde sur le respect de certains
codes d’écriture établis au sein de la discipline : c’est en partie le cas. Prenons
l’exemple de la monographie dite classique, dont les codes d’expression textuelle ont
34
35
Idem p.59
Idem p.59
22
été disséqués par les constructivistes dont Geertz. Ces codes attestent de la nécessité –
particulièrement prégnante à l’époque positiviste qui caractérise les débuts de
l’anthropologie comme science- pour l’auteur de se distancer de son objet, de le
considérer depuis le perchoir scientifique, d’éviter tout épanchement introspectif. Cette
distanciation s’illustre par le retrait de l’auteur derrière le « nous » scientifique, pronom
de quatre lettres qui place l’ethnographe solitaire dans la grande communauté des
savants, renforçant ainsi ses assertions, d’autant plus que le discours reste en principe «
monologique », à savoir que le « nous » raconte, omniscient et omniprésent.
L’utilisation du discours monologique entraîne la « typification » des individus,
devenus atomes sans caractéristiques individuelles formant un monde étranger que la
parole d’un seul individu peut définir et décrire. L’informateur, quand il parle à
l’anthropologue, parle moins pour lui que pour tout un « monde
36
». Dans la
monographie dite classique, les circuits que doit emprunter le chercheur pour arriver à
récolter – disons plutôt extraire, terme plus juste- ses informations ne sont pas explicités
dans le texte scientifique, ou alors constituent seulement une brève introduction ou un
annexe37.
De nos jours, la plupart de ces codes d’expression textuelle ont été critiqués : de
nombreux anthropologues ont tenté d’élaborer autrement leurs textes pour éviter les
effets secondaires néfastes qu’entraînent les codes classiques38. Néanmoins, certaines de
ces habitudes de rédaction, ces mises en forme de la réalité, sont encore utilisées.
Par exemple, ce qu’on peut appeler la mise en éprouvette est typique de
l’ethnographie : il s’agit de construire, à partir d’événements qui se reproduisent
plusieurs fois sous des jours plus ou moins semblables, un « événement type ». Ainsi,
un mariage ou le carnaval de Rome, décrit à travers les caractéristiques typiques qu’ils
présentent sont des événements en éprouvette39.
36
Kilani Mondher : L'anthropologie de terrain et le terrain de l'anthropologie. Observation, description
et textualisation en anthropologie P. 50
37
Ibid
38
Je me penche sur différentes solutions trouvées par les anthropologues plus tard dans le travail.
39
Crapanzano Vincent: Herme’s dilemma. In : Clifford James, Goerg E. Marcus (ed.): Writing culture :
the poetics and politics of ethnography. University of California Press, Berkeley, 1986.
23
B. L’autorité des mots
Mais le respect de ces codes ne suffit pas à établir toute l’autorité d’un texte, il
n’explique pas l’autorité presque légendaire acquise par certains auteurs. C’est pourquoi
certains anthropologues des années septante s’attèlent à découvrir le secret de l’art de
convaincre. Parmi eux, Clifford Geertz –apparemment un pionnier de la réflexion sur le
sujet- commence son livre « Ici et là-bas : l’anthropologue comme auteur » avec l’idée
suivante : la force des textes d’anthropologie considérés comme bons, ou du moins qui
ont suscités une certaine admiration dans le milieu, ne réside pas, comme le voudrait les
dogmes du savoir scientifique, exclusivement sur la densité informationnelle qu’ils
exposent ou la pertinence de leurs interprétations (la plupart de celles-ci étant de nos
jours réfutées, dans le cas de Malinowski ou de Lévi-Strauss par exemple). Elle
résiderait plutôt dans la capacité de l’auteur à persuader les lecteurs qu’il a vraiment été
là-bas, qu’il a pénétré une culture et l’a comprise. La description est si efficace que le
lecteur peut voir ce que l’anthropologue a vécu et donc serait tenté d’accréditer ses
interprétations. C’est « l’aspect littéraire » du texte qui fait sa force, son « autorité
40
».
C’est le lien que l’auteur-anthropologue est capable de créer, par le truchement de mots
et de phrases, entre l’objet d’étude et le lecteur, entre ici et là-bas.
Comment y parvient-il ? La question est vaste, car finalement la persuasion se
gagne de manière diffuse tout au long du texte. Clifford Geertz et d’autres
anthropologues ont identifiés des stratégies typiques ou spécifiques à des auteurs
particuliers. Geertz remarque par exemple que les textes de Malinowski sont hantés par
deux figures qui s’expriment à tour de rôle dans le texte : l’auteur comme voyageur,
comme poète, et l’auteur comme cartographe, comme anatomiste. Ce balancement
constant entre la découverte de lois et l’énonciation de mystères infinis permettrait à
Malinowski de maîtriser la tension qui existe, justement, entre ici et là-bas, entre
expériences concrètes de l’altérité et analyse scientifique à partir de faits-observations41.
La valeur esthétique des textes, et notamment celle de ceux de Malinowski, est
souvent évoquée par Geertz dans l’ouvrage cité ici ; néanmoins il n’en fait pas
explicitement un critère d’autorité en lui-même, même s’il semble clair que la maîtrise
40
41
Geertz Clifford : Ici et là-bas. pp.11-12
Idem p.85
24
non seulement scientifique mais aussi esthétique du langage écrit n’est pas étrangère à
l’autorité d’un texte anthropologique et surtout au succès qu’il rencontre auprès d’un
publique plus large.
L’utilisation des « incipits » comme lieux de création d’un lien entre
anthropologue sur le terrain et lecteur revient dans plusieurs analyses (Paul Aktinson,
Clifford Geertz, Mondher Kilani). Souvent très stylisées42, empruntant ce style à des
genres littéraires, les introductions décrivent les premiers pas de l’anthropologue sur le
terrain, ses premières impressions, premières peurs, premiers espoirs. Elles laissent
présager ou dévoilent la relation fondamentalement humaine (je suis tentée de dire «
authentique ») qui se crée entre le chercheur et les étudiés. Elles créent surtout, pour
Geertz, une familiarité entre l’anthropologue et le lecteur, qui encourage ce dernier non
seulement à croire vraiment que celui-là était là-bas, mais aussi à lui faire confiance
quant à la qualité des observations et des interprétations.
Comparant une introduction43 –même si elle n’est pas labellisée comme tellerédigée par Hemingway (The Killers) et celle d’une étude sociologique (The Cocktail
Waitress de Spradley and Mann), Paul Aktinson observe une ressemblance troublante
entre les deux textes, qui grâce à une construction textuelle spécifique parviennent à
faire émerger un suspense certain tout en évoquant les principaux thèmes à venir. Dans
le cas de la short story d’Hemingway, ce procédé n’étonne pas. Mais dans celui de
l’étude sociologique, il se révèle plus surprenant : l’ouverture de l’étude pourrait être
une simple présentation du terrain, et non une pareille « mise en scène », qui, mettant le
lecteur en position d’observateur encore ignorant, le plonge dans la situation et lui ouvre
l’appétit.
D’autres stratégies permettent de créer le lien avec le lecteur dont parle Geertz.
Pour Crapanzano, l’ethnographe est d’ailleurs un bon exemple de ces stratégies qui
jouent à la fois sur l’humour -les fameux calembours de Cockfight- et les jeux de mots
qui font référence à des connaissances culturelles du monde du lecteur. Cette virtuosité
dans l’écriture est moins au service de la description de l’ethos balinais qu’à celui de la
constitution de la complicité nécessaire entre le lecteur et l’ethnographe, qui tous deux
«comprennent » les étudiés qui eux-mêmes ne les comprennent pas44.
42
Kilani Mondher : Du terrain au texte. In : Communications, 58/1994, pp.45-60.p.41
Aktinson Paul : op.cit. p.67-69
44
Crapanzano Vincent : op.cit. p.69
43
25
Dans tous les cas, l’anthropologue se livre à un exercice qui est presque celui de
l’écrivain pour donner force et vraisemblance à ses résultats scientifiques. Paradoxe ?
La compréhension du texte anthropologique comme construction, à la fois
édifiée à partir d’observations filtrées, interprétées et enfin traduites par l’auteur, mais
aussi façonnée par l’emploi de stratégies destinées à convaincre et à captiver le lecteur
mène à la question de son « objectivité » : dans quelle mesure la forme du texte, les
mots utilisés autant que les stratégies, influencent-ils le fond (mais quel fond
d’ailleurs45) ? Ne faudrait-il pas expérimenter d’autres modes d’expression textuelle,
qui, même s’ils ne peuvent résoudre tous les problèmes posés par l’écriture, ne
sacrifieraient pas –ou moins- la voix des indigènes sur l’autel de l’autorité
ethnographique46, à la manière de Mead, Malinowski ou même Geertz ?
C. Changement de pronom, changement de voix
Un certain nombre d’anthropologues, même avant les années septante, tentèrent
l’expérience d’une expression textuelle différente. Sortir des codes classiques, pour
permettre à la discipline de corriger ses erreurs, de toucher son objet plus sincèrement, à
travers une approche dépouillée des codes ethnocentriques ou irrespectueux de
l’humanité des êtres étudiés comme de celle de l’anthropologue, tel est le but de telles
démarches.
C’est ainsi que certains se sont essayés à la « perspective-je ». Il s’agit de décrire
l’autre à partir d’une position personnelle dans le texte, illustrée par l’utilisation de la
première personne du pronom singulier. L’auteur n’est plus caché, il n’est plus
omniscient et tout puissant ; au contraire, il est véritablement dans le texte, il n’hésite
pas à décrire les difficultés qu’il rencontre sur le terrain, ses présupposés, ses doutes, ses
surprises. L’ouvrage célèbre de Jeanne Favret- Saada, Les mots, la mort, les sorts, est un
bon exemple de cette perspective. L’auteure, sans se livrer à un déballage introspectif
torturé, décrit les premières démarches qu’elle a entreprises, la réaction des étudiés à
45
Jay Monique : Sur l’écriture en sciences humaines. In : Journal des anthropologues (en ligne), 75/1998,
pp.109 - 128.p.3
46
Crapanzano Vincent : op.cit. p.72
26
son contact, les ratés du terrain (l’entretien tout entier fut un long malentendu47). Elle
expose donc le « processus de la recherche dans le produit de la recherche48 », ce qui
permet au lecteur de ne pas être incrédule quant à la négociation du savoir telle que la
décrit Mondher Kilani dans son article Du terrain au texte. Les faits et les gens ne
parlent jamais d’eux-mêmes, et la présence de l’ethnographe n’est jamais sans
conséquences. Le savoir, en anthropologie, doit être construit sur des interactions entre
sujets.
Et ces interactions entre sujets sont justement des défis textuels pour certains
anthropologues qui, selon l’héritage de Malinowski, sont priés de se livrer non pas
seulement à l’observation participante, mais à la description participante. Ils devraient
être à la fois proches des étudiés dans l’expérience, et loin d’eux lors de la rédaction,
afin d’élaborer des vus d’en-haut et des lois49. A la fois pleins d’expériences humaines,
sentimentales, personnelles, et tout à fait objectifs dans le rendu écrit de cette
expérience au sein d’une analyse plus large. La rhétorique du « je » peut offrir une
sortie de secours face à cette difficulté : elle permet non seulement d’exposer la
négociation du savoir entre les acteurs, mais aussi le savoir comme produit du
compromis que le chercheur arrive à construire face à lui-même. Le texte prend dans ce
cas une couleur passablement introspective. C’est le cas du livre de Kenneth Read, The
High Valley, dont l’auteur refuse de décrire des papillons fixés derrière une glace ; le
texte est donc organisé autour des drames identificateurs vécus par certains habitants du
village où il s’est installé, le tout dans un style (presque) proustien, qui offre une large
place aux sentiments et ballades introspectives50.
L’idée d’ouvrir l’accès au sein du texte à la description de sentiments
personnels, à la manière d’un journal intime (d’où la maladie du journal selon Roland
Barthes51) prend également vie dans des textes plus précoces. Entre Dakar et Djibouti,
Michel Leiris, l’ethnologue-écrivain, rédige l’Afrique fantôme, à la fois compte rendu
ethnologique et journal intime, tableau d’une passion pour l’humanité et d’un dégoût
pour l’exotisme qui passionnait l’époque. Au milieu des observations sur le terrain,
47
Favret--‐Saada Jeanne : Les mots, la mort, les sorts: la sorcellerie dans le bocage. Gallimard, Paris,
1989. p.139
48
Geertz Clifford : Ici et là-bas : l’anthropologue comme auteur. p.87
49
Idem p.88
Idem p.90
51
Idem p.92
50
27
Michel Leiris y expose les remous de son introspection par le voyage, de laquelle il
n’espérait rien de moins que la libération de sa personne des griffes de l’aliénation
occidentale52, ou même d’elle-même.
Cette construction (écrite pour être publiée, contrairement aux cahiers de
Malinowski) s’appuie sur la conviction que seule une réflexion sur sa propre
subjectivité permet d’arriver à un certain degré d’objectivité. En effet : « ce qu’on peut
le mieux connaître et formuler, c’est soi-même, et donc on ne peut connaître que les
choses du monde telles qu’elles se projettent sur notre esprit53 ». Michel Leiris ne
s’oppose pas au projet scientifique en lui-même, il en refuse les règles. Il fait bouger les
frontières de la dichotomie régnant sur la discipline et en théorie son écriture,
subjectivisme contre objectivisme.
Finalement, si la perspective « je » semble être une solution –elle n’est d’ailleurs
pas le seul mode alternatif d’expression textuelle – c’est parce que d’emblée, même si
elle ne prétend pas produire des vérités absolues, elle promet d’être plus honnête,
sincère, humaine, et donc plus vraie par rapport à ce qu’elle tente de décrire. Le texte
est dans ce cas une fiction qui se revendique comme telle et expose ses échafaudages,
ou du moins prétend le faire.
Une approche extrêmement intéressante lorsque l’on considère non seulement la
pratique de l’écriture en anthropologie mais également les liens que celle-ci entretient
avec la littérature, est celle qu’adopte Bernard Lacombe54. Sur le terrain, il prend deux
types de notes, et réalise à son retour deux types de textes : l’un est destiné à la
publication scientifique, et en observe donc les codes, et l’autre adopte la forme et le
style de la nouvelle ou du roman. Lacombe s’est peu à peu laissé séduire par la
deuxième forme d’expression textuelle, non pas –ou il ne l’avoue pas- afin d’écrire des
nouvelles et des romans considérés comme tels et appréhendés par rapport à leur qualité
littéraire et esthétique, mais pour illustrer un propos scientifique, un phénomène social
(par exemple le phénomène de possession dans le roman Syrène), décrire des moments
clef du terrain qui, dans leur richesse de sens, sont irréductibles à la description
purement anthropologique. Si l’auteur reconnaît la nécessaire mise en scène des
situations décrites, dans le sens où il faut bien planter un décor et cadrer l’action,
52
Leiris Michel : L’Afrique fantôme. Gallimard, Paris, 1981. (Préambule)
Ippolito Christophe : in : Ethnographie et Littérature
54
Lacombe Bernard : Le lecteur comme anthropologue. In : L’Homme et la société, 134/1999, pp.25-43.
53
28
comme au cinéma, il ne conçoit pas ses textes comme faux ou même non scientifiques
dans le sens où ils seraient le produit de l’invention ou de l’expression d’un « moi »
profond ; ils sont constructions, fictions « vraies » puisque leur seul but est de l’être. «
Je crois avoir réalisé une mise en scène fidèle d'éléments que d'autres ont aussi
connus55 »: ses nouvelles, pour Lacombe, sont malgré tout scientifiques, parce que la
démarche qui les construit n’est pas une démarche artistique « qui a pour ressorts
imagination et expression de la sensibilité et pour seul objectif la culture personnelle de
qui s'y attache ». L’approche de Lacombe, comme celle de Leiris, permet de déplacer la
dichotomie
objectif/subjectif
reliée
respectivement
aux
modes
d’expression
scientifiques/artistiques (littéraires) dans la forme, puisqu’il souligne que l’expression
littéraire telle qu’il l’exerce peut servir de l’œil scientifique, mais pas fondamentalement
dans le fond, puisque la méthode et les buts qui guident la construction d’une telle
fiction ne peuvent être semblables. La nouvelle ethnographique fait partie du projet
scientifique et son utilité est conçue par rapport au lecteur : il faut lui donner le « récit
du terrain ».
Malheureusement, la place me manque pour exposer d’autres problématiques
posées par l’écriture et les différentes perspectives choisies pour la réaliser. La question
de la voix –qui parle, au nom de qui, comment- aurait pu facilement être poursuivie en
abordant le mode dialogique, qui donne la parole aux étudiés et par là participe à leur «
dé-typification », permettant aussi de mieux saisir les différents discours au sein de
sociétés souvent considérées comme uniformes56. Les problèmes que pose ce mode au
niveau de l’écriture ne sont pas minces. Néanmoins, il est temps de se pencher sur des
textes se rapportant à l’expérience de terrain que j’ai pu vivre, à savoir le contexte
roumain et la question des identités.
5. Analyse : écrire les identités roumaines
Comment l’anthropologue évoque-t-il dans ses textes les identités en Roumanie
? Sous la contrainte du temps et de la longueur, et parce qu’il est toujours intéressant de
se pencher sur les pratiques des jeunes anthropologues, encore en expérimentation
constante, je me pencherai ici sur les notes de terrain et les travaux de séminaire de mes
55
56
Lacombe Bernard : op.cit. p.33
Clifford James: Introduction: Partial Truth. In : Writing Culture. p.14
29
compagnons lors du voyage en Roumanie de l’été 2014, ainsi que sur le mémoire
d’Alexandre Lecoultre traitant de l’ethnicité russo-lipovène. L’analyse sera à la fois
générale, se préoccupant de la construction du texte par rapport aux questions abordées
plus haut, et centrée sur la problématique de l’écriture par rapport à la question des
identités en Roumanie. Ce dernier élément peut sembler peu intéressant, puisque l’on
serait en droit de se dire que la problématique de terrain ne change rien, ou si peu, à
l’écriture de ce terrain, d’autant plus que certains sujets sont bien plus sensibles que
celui dont il est question. Peut-être. Néanmoins, il m’a semblé sur le terrain faire face à
des difficultés quant à la description écrite de ce qu’était l’identité, son contenu, ses
limites et ses impacts, plus que pour l’élaboration d’un texte concernant un autre thème.
Tenter d’aborder la question à travers, entre autres, ce prisme m’a semblé nécessaire.
Il est temps maintenant d’examiner comment d’autres, plus courageux que moi,
ont « mis les identités en texte ». Malheureusement, ces textes anthropologiques ne
pourront être réellement comparés à des ouvrages littéraires traitant également de
l’identité des minorités en Roumanie, ce qui fut l’idée première de cette analyse, pour la
triste raison qu’aucun ouvrage de la sorte n’est apparu à ma connaissance. Je me
contenterai donc de les mettre en lien d’une manière moins rigoureuse et brève avec un
roman de l’auteur roumain Catalin Dorian Florescu57, qui, s’il livre une description
riche de son pays d’origine, ne traite malheureusement pas de la question des identités.
La première chose commune aux travaux que j’ai sous les yeux est tout d’abord
l’historicisation des identités/ethnicités. Commencer par raconter leur histoire, c’est une
manière de les cerner sur le papier. L’abondance des références historiques vise à
décrire l’origine des groupes, qui permet de les situer, d’en délimiter un certain contour.
Au-delà des références « scientifiques », l’anthropologue va en général également
s’intéresser aux discours historiques tenus par le groupe étudié, parés par celui-ci de
diverses interprétations, d’actes héroïques et de vies exemplaires (la mise en récit58),
d’ailleurs très bien analysés dans le travail d’Alexandre Lecoutre. La contextualisation
historique donne au lecteur l’impression de pouvoir déjà cerner, délimiter le groupe.
Cette approche n’est pas anodine puisque l’historicité, le rapport au passé constitue un
élément clef de la représentation de leur identité par les acteurs constituant les minorités
57
Florescu Catalin Dorian : Der blinde Masseur. Pendo, München, 2005.
Lecoultre Alexandre, Omul sfinteste locul : l’homme sanctifie le lieu : changements culturels et sociaux
dans la communauté russo-lipovène. Fribourg, 2012. (Mémoire), p.49
58
30
roumaines (ce qui ne saurait caractériser toutes les identités). L’illustration parfaite de
ce rapport a d’ailleurs marqué les travaux et les esprits de l’école d’été : fort d’un power
point tout en cartes et en termes scientifiques, dans un excellent français du siècle passé,
un membre de l’Union Tatare de Bucarest nous fit la démonstration des origines de son
peuple, resté uni malgré tous ses déplacements, uni au plus profond de son corps,
puisque traçable grâce à un ADN mitochondrial semblable à tous ceux qui peuvent être
considérés comme Tatares.
L’épisode fut d’ailleurs tellement édifiant qu’il a mérité, dans les textes de mes
collègues, la textualisation. L’auteur met donc historiquement en perspective ce qu’il a
vu sur le terrain : ce dernier ne peut pas seulement être, il doit avoir été. Evidemment, le
recours à la perspective historique n’est pas spécifique au traitement des identités ; et
l’importance qu’il prend dans les sciences sociales ne m’est pas inconnue. Néanmoins,
il m’a semblé intéressant de relever cette pratique dans la mise en texte de l’identité en
Roumanie. Un autre élément ressort à l’analyse de ces textes, et qui n’apparaît pas (ou
peu) dans les réflexions des anthropologues au sujet de leur production textuelle -peutêtre parce que cette manière de faire est particulièrement prégnante dans les niveaux
plus bas de l’écriture académique - mais qui peut faire office de stratégie rhétorique
dans la mise en scène des données: le lien constamment renouvelé établi entre les
observations et interprétations de terrain, et les concepts, théories et notions importés
dans le travail, fabriqués en dehors de lui-même, mais adapté au terrain dans le texte
(identité, sécularisation, etc). A un niveau plus général qui n’est pas notre objet nous
pourrions nous demander avec quelle délicatesse il faut manipuler ces théories, pour
qu’elles soient utiles sans les déformer. Toujours est-il que, dans le texte, elles peuvent
fonctionner comme des preuves d’autorités de l’ethnologue et, cela a déjà été
mentionné, comme marqueur de l’appartenance du texte à un domaine scientifique
précis.
Sous cet angle de vue, la différence entre un tel texte et une production littéraire
ne fait aucun doute. La mise en éprouvette des événements, à laquelle j’ai fait référence
plus haut, typique des textes anthropologiques, est largement pratiquée dans les travaux
que j’ai sous les yeux. Certains éléments «flagrants» qui expriment l’ethnicité sont
sélectionnés et exposés dans le texte (le religion la langue, les fêtes, les danses
folkloriques) et partant, donne la définition de ce que peut être l’ethnicité ou même
l’identité, concepts mille fois définis, presque évidents sur le terrain, et pourtant
31
difficiles à écrire. Pour pouvoir les présenter comme des critères d’ethnicité, il faut les
séparer selon des catégories prédéfinies, étudier ses catégories (et pas forcément
d’autres).
Jusque là, l’analyse semble avoir peu à faire avec ce qui a été écrit plus haut. Il y
a bien sûr mise en place de l’exposition des résultats, des observations (mise en
éprouvette) et des analyses, mais le reste de cette longue réflexion sur les mots et le
faire voir ? Les travaux de séminaire, de par leur longueur et la limite de la pratique du
terrain, ne sont en effet pas vraiment pertinents pour cette analyse. Le travail de
mémoire, en revanche, nous livre encore quelques pistes pour la textualisation de
l’expérience de terrain. S’il s’étale peu dans les descriptions qui pourraient nous mettre
dans la peau des gens de la communauté étudiée, Lecoultre adopte en revanche une
écriture plus proprement « littéraire », dans le sens d’esthétique et de moins
fonctionnelle, lorsqu’il s’agit de décrire la culture matérielle, ou plutôt l’espace, dans
ses relations avec la croyance. La problématique de la symbolique de l’espace exige-telle cet arrangement textuel, qui rappelle, dans une certaine mesure, les descriptions
d’un auteur comme Balzac ? Le plancher en bois est peint dans un grenat –renforcé par
le manque de lumière, l’étroitesse du lieu, le manque d’air, la poussière apportée des
rues en terre battue.
« Un plancher qui craque, qu’on ne voit pas, qui rappelle ce trou noir béant du
tableau –où meurt Adam, où naît le Christ. Le commencement et la fin. 59»
Le pouvoir évocateur et descriptif de ces passages est grand ; les lieux y sont
dépeints avec profondeur. Ces derniers sont, comme les événements et les discours, mis
en scène par l’auteur qui les expose dans les liens impalpables qu’ils entretiennent entre
eux et dans ce qu’ils lui inspirent. La représentation fictionnelle, part de la vie d’une
minorité dont il cherche à saisir les contours et le contenu, que l’auteur produit dans ce
cas se révèle, à mon sens, plus efficace et plus dense que les représentations qu’il
propose pour parler des liturgies, par exemple. Pour décrire son expérience dans le
village russo-lipovène, il faut remarquer qu’Alexandre Lecoutre use de stratégies dont il
a été question plus haut. Pour ouvrir son travail, il se décrit sous le soleil de juin,
savourant l’ombre d’un moulin du Musée du Village, provenant justement du village
dans lequel il va mener sa recherche. Il utilise la première personne du pronom singulier
59
Lecoultre Alexandre : op.cit. p.114
32
tout au long du travail, sans pour autant l’utiliser pour se livrer à des réflexions
introspectives (même pas sur la modernité et les changements qu’elle impose, souvent
décriée en anthropologie). Il se contente de nous faire part de ses surprises, ses
découvertes, et de quelques moments clefs qui ont participé à l’avancement de sa
recherche. D’ailleurs, à ces occasions, l’analyse anthropologique et l’exposition des
faits qui la sous-tendent se transforment en récit. L’auteur n’est plus en retrait, il est en
situation, devant ces deux ouvriers qui transpirent sous leur échafaudage, intrigué par
une casquette60. Il suit une procession ou se promène avec son Minolta sous une lumière
apocalyptique61. A plusieurs reprises il se met en scène sur le terrain, à la manière
d’autres avant lu. Ces moments proprement «racontés» lui permettent, à mon sens
imprégné des analyses de Geertz, de rappeler qu’il était bien là, et que le lecteur peut
donc lui faire confiance. Les faits sur lesquels s’appuient les analyses n’ont pas été
inventés, ils ont été vus, vécus, observés, consignés. A travers la « perspective-je », il
décrit ses interactions avec les interrogés, leurs réponses, leurs silences, parfois leurs
nostalgies62, un peu à la manière de Jeanne Favret-Saada, accordant à cet égard une
attention à la négociation du savoir, comme l’a souhaité Mondher Kilani. Les habitants
qu’il interroge sont donc beaucoup moins typifiés que ce qu’ils pourraient être dans les
monographies définies comme classiques.
Pour clore cette ébauche d’analyse, j’aimerais remarquer que la place occupée
par les descriptions en tant que telles (imprégnées d’interprétations évidemment) n’est
pas aussi large que celle que j’avais imaginée. Certes, cela peut s’expliquer par la
restriction imposée aux auteurs des textes analysés quant au nombre de leurs pages.
Certes également, l’influence que les monographies classiques et les études formées
d’épaisses représentations fictionnelles exercent sur moi suscite ce jugement, qui n’est
alors pas adapté. Néanmoins, la question de cette retenue se pose, et celle aussi de
savoir si le texte aurait été plus pertinent s’il avait contenu plus de passages récit, de
descriptions stylisées, de portraits écrits. Le terrain aurait été, pour quelqu’un qui ne le
connaît pas, plus palpable, tout comme l’est la Roumanie décrite dans Der blinde
Masseur, avec ses contes, ses paysages, les humeurs de ses habitants, qui interagissent
avec l’étranger revenu au pays, qui d’ailleurs s’apparente sous certains angles à un
60
Idem p.91
Idem p.75 et 108
62
Idem p.76
61
33
anthropologue. Qu’aurait-on obtenu de mieux (et de moins bien) s’il l’on avait pu
déplacer Zola jusque dans la communauté russo-lipovène ? Un portrait plus beau, mais
aussi plus vrai et plus convaincant, aussi pour des anthropologues ?
Le travail d’Alexandre Lecoultre me paraît représenter un bon équilibre
d’écriture, mélangeant la prose caractéristique d’un certain modèle «scientifique»
(théories, concepts) et celle du récit, tout en appliquant quelques uns des codes textuels
qui ont été relevés plus haut. Pour ces raisons il me semble être un exemple parlant du
compromis auquel est arrivé, plus ou moins consciemment, l’anthropologie par rapport
à son écriture.
Conclusion
Ce travail a montré dans quelle mesure l’écriture en anthropologie, sur la
modalité du problème de l’objectivité, compris largement comme l’adéquation entre le
texte et la réalité du terrain, suscitait des questionnements, incertitudes et pour certains
des impasses. La question de savoir s’il est possible et scientifiquement crédible de
décrire l’Autre avec les mots d’une autre culture, à travers un texte dont l’auteur utilise
presque le même langage, parfois les mêmes procédés que l’écrivain, et met en œuvre
des stratégies, appliquant des codes qui lui permettent d’acquérir son autorité, reste
toujours ouverte.
Néanmoins il me semble qu’après la rédaction de ce travail, après avoir exploré
certains des problèmes posés par l’écriture, à travers la dichotomie posée plus haut, je
pourrai dire que cette prétention est concevable : il faut pour cela adopter une vision de
la science qui n’est pas celle des positivistes (ce qui est fait depuis des décennies), ou
plutôt une vision de la vérité dans les sciences sociales qui soit adaptée à ces dernières.
De plus, en ce qui concerne plus précisément le travail de textualisation dont j’ai traité,
il est nécessaire d’en concevoir les limites, d’être conscient des empreintes qu’il peut
laisser sur la pensée et de la réalité qu’il crée. Mais il faut aussi reconnaître le
formidable potentiel de transmission du savoir que constitue la langue familière et
l’écriture (cette assertion semble tellement évidente), qui dans le cas de l’anthropologie
s’avère significativement irremplaçable par un autre modèle d’expression. Il faut
reconnaître dans ce cas un certain brouillage de la dichotomie objectif/subjectif.
C’est une fois ce potentiel accepté que peut se poser sereinement la question de
son utilisation efficace par l’anthropologue, et donc la question de son lien avec la
34
littérature. Quels moyens textuels l’anthropologue peut-il mettre en place pour transcrire
et transmettre ? Les solutions sont multiples, et, pour reprendre l’idée de Lacombe ou
celle de Leiris, l’anthropologue peut être innovant textuellement sans que cela ne nuise
nécessairement à la dimension scientifique du texte, dans la mesure où les buts de
l’anthropologie sont conservés, à savoir décrire, interpréter une situation sociale et
transmettre ces éléments de science. Finalement, l’anthropologue sûr de lui ne perd rien
à observer et s’inspirer des écrivains dans les domaines qui lui semblent opportuns.
L’ouvrage collectif « Terrains d’écrivains
63
» offre quelques pistes intéressantes à ce
sujet.
Pour conclure cette conclusion, j’aimerais revenir sur le lien entre
l’anthropologie et la littérature. Séparées officiellement au cours des siècles, elles ne
visent plus les mêmes buts, mais entretiennent de nombreux points communs. A ce
propos il y a quelques jours mon père, plus familier avec les sciences dures qu’avec
l’anthropologie, après avoir écouté à la radio les louanges des livres de voyage de
Nicolas Bouvier, m’a envoyé le message suivant : « écrivain voyageur, c’est exactement
un métier pour toi, non ? ça va avec les études que tu fais ». Dans une certaine mesure,
la pratique de l’anthropologie est encore rapportée à la pratique littéraire (et surtout à la
pratique littéraire du voyage) autant par un public de non spécialistes que par certains
anthropologues. Ce rapprochement n’est pas anodin, et il s’explique entre autre par les
parallèles qui ont été tirés dans ce travail.
Néanmoins, si l’écrivain et l’anthropologue sont toujours proches, si
l’anthropologue est toujours un peu hanté par l’écrivain, écrivain raté peut-être, il ne
faut pas pour autant les confondre sous prétexte que l’anthropologie serait incapable de
sortir de la littérature et de transmettre des faits et des analyses correspondants dans une
certaine mesure à la réalité (comme le prétend Edward Tyler). Déjà parce que même si
elle n’en sortait pas, elle en serait capable, Zola en est l’exemple. Mais en plus parce
que, un peu comme Hermès, les anthropologues d’aujourd’hui ne promettent pas la
vérité totale dans leurs textes, mais ils promettent de ne pas mentir. Conscients de tous
les biais possibles, ils tentent de ramener la meilleure adéquation entre observation,
interprétation, texte et « réalité ». L’anthropologue est peut-être cet être improbable,
63
Bensa Alban et Pouillon François (dir) : Terrains d’écrivains : littérature et ethnographie. Anacharsis,
Toulouse, 2012.
35
croisement entre un cartographe et un voyageur, un anatomiste et un poète. Il est rêveur
parfois. Mais souvent il n’est pas menteur.
36
Bibliographie
Aktinson Paul : The ethnographic imagination : textual construction of reality.
Routledge, New York, London, 1991.
Bensa Alban et Pouillon François (dir) : Terrains d’écrivains : littérature et
ethnographie.
Anacharsis, Toulouse, 2012.
Bertoud Marc : La comparaison comme principe métaphorique de l’anthropologie. In:
Carnets de bord en sciences humaines, N°1, 2001.
Boyer Alain-Michel (dir) : Littérature et ethnographie. Centre de recherches « Texte,
langage, imaginaire », Marge et écriture. Ed. C. Defaut, Nantes, 2011
Clifford James : The Predicament of Culture : twentieth-century ethnography,
literature, and art. Harvard University Press, London, 1988.
Clifford James, Goerg E. Marcus (ed.): Writing culture : the poetics and politics of
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University of California Press, Berkeley, 1986.
Favret-Saada Jeanne : Les mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le bocage.
Gallimard, Paris, 1989.
Florescu Catalin Dorian : Der blinde Masseur. Pendo, München, 2005.
Geertz Clifford : Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur. Métailié, Leçons de
choses, Paris, 1996.
Geertz Clifford : La description dense. In : Enquête (en ligne), 6/1998, URL :
http://enquete.revues.org/1443.
Ghasarian Christian (dir) : De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive : nouveaux
terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. A. Colin, Paris, 2006.
Jay Monique : Sur l’écriture en sciences humaines. In : Journal des anthropologues (en
ligne), 75/1998, pp.109-128. URL : http://jda.revues.org/2642
Lacombe Bernard : Le lecteur comme anthropologue. In : L’Homme et la société,
134/1999, pp.25-43.
37
Observer, être observé et s'observer. Comment l'anthropologue
devient-il sujet de son étude ?
France Genin
Introduction
Une grande partie du travail d'anthropologue réside dans l'observation. Si les
premiers anthropologues se contentaient d'analyser, étudier et publier les données
recueillies par des missionnaires, colons ou explorateurs sur les peuplades exotiques, il
est rapidement devenu clair pour ces anthropologues de cabinet que leur présence sur
place et une observation directe étaient nécessaires. L'anthropologue devient donc un
observateur mais un observateur lointain, un anthropologue de véranda qui observe
l'autre du dehors, de loin. Il faudra alors attendre des anthropologues tels que
Malinowski pour que l'anthropologie reconnaisse enfin l'importance de l'observation
participante. L'observation participante engendre une insertion durable et presque totale
de l'anthropologue dans la société qu'il étudie, afin de diminuer l'altérité et permettre à
ce dernier non seulement de mieux connaître mais aussi comprendre les personnes qu'il
étudie.
L'observation participante implique une étude approfondie de la société,
réduisant ainsi la marge d'erreur que peut commettre l'anthropologue dans ses
découvertes et analyses de la société. Pourtant, et de nombreux cas pratiques sont là
pour le prouver, les erreurs occurrent parfois encore et même, deux anthropologues
travaillant le même terrain sur une même période peuvent tous deux arriver avec des
résultats fort différents. Le cas de Margaret Mead, dans son étude sur les habitants de
Samoa est un exemple parmi d'autres. C'est que, malgré toutes les précautions prises
lors de l'observation pour la rendre la plus objective possible, celle-ci ne peut jamais
totalement l'être. L'observation est et reste subjective étant très fortement influencée par
les préjugés, sentiments de l'anthropologue. Cette constatation ne date que de quelques
années et a totalement bouleversé l'anthropologie et sa manière de procéder. En effet,
l'anthropologue devient et doit devenir, lui aussi, l'objet de son étude car il n'est plus
seulement un spectateur ou même un spectateur participant mais il est bien un acteur,
agissant sur les autres et soi-même, capable de modifier le résultat de ses recherches.
38
Comment alors s'insérer dans sa propre étude, comment l'anthropologue devient-il
chercheur et sujet ?
2. Mon expérience – la Roumanie
Mon intérêt pour cette question de l'influence sur l'anthropologue, de cette
double fonction qu'il a d'être à la fois observateur et objet d'observation avait déjà pris
forme lors d'un précédent séminaire intitulé Méthodologies en Sciences sociales. Pour
ce séminaire, nous avions étudié les jeunes et leur rapport à l'argent. Avec mon groupe,
nous avions décidé d'étudier et observer les jeunes de Fribourg à la gare. Très
rapidement, nous avons compris que notre présence et nos regards insistants ne
passaient pas inaperçus et que nous étions alors à notre tour observés par les personnes
même que nous observions. Cette simple observation avait produit des effets bien audelà de tout ce que nous aurions pu imaginer. Notre observation influençait le
comportement des personnes que nous observions pour la simple raison qu'ils se
sentaient observés mais nous influençait-nous même à cause de nos attentes et ce que
nous cherchions. Enfin, l'observation de ces jeunes sur nous influençait notre propre
comportement et nous déstabilisait peut-être nous obligeant donc à nous observer nous même à notre tour, pour nous rendre compte que notre regard ainsi que notre
comportement sur le terrain pouvaient eux-mêmes modifier les réponses que nous
allions trouver. Tout ce processus nous avait d'ailleurs amenés à décider d'entrer en
contact avec ces mêmes jeunes, puisqu'il était évident que notre fonction de simples
observateurs nous empêchait de dépasser notre propre subjectivité.
Cette sensation, je l'ai à nouveau ressentie durant l'école d'été en Roumanie,
lorsque nous avons pris des taxis pour visiter un quartier Rom dans la ville de Bucarest.
Cette expérience fut terrible car elle reflétait pour moi tous les stéréotypes de
l'anthropologue, étudiant de loin des peuples sauvages sans se mélanger à eux. Comme
dans un safari, nous étions confortablement assis dans notre taxi pendant que nous
observions, par les vitres de la voiture, appareil photo en main, ces personnes, ces
familles qui, bien entendu, n'ont pu que constater notre présence évidente, grossière.
Personne n'a pu prendre de photo, tout le monde a ressenti ce sentiment terrible de
transgression, voyeurisme. Il avait d'ailleurs fallu promettre aux chauffeurs de taxi le
double de leur tarif normal et un long moment d'argumentations pour les convaincre de
nous amener dans cet endroit, où l'on avait une idée de ce qui nous attendait, mais qui
39
semblait faite de stéréotypes. Ce que j'ai vu, étonnamment, correspondait exactement à
ce quoi je m'attendais : des familles assises dehors, devant leur maison, vieux immeuble
délabrés, laissés à l'abandon. C’à quoi je ne m'attendais pas par contre, et qui m'a
bouleversée, ce sont les regards de ces gens sur moi. Nous étions là pour les observer
mais en réalité, c'est eux qui nous observaient. Nous étions chez eux, sur leur territoire,
intrus. Devant nous, le chauffeur de taxi avait fermé toutes les fenêtres et les portes à
clé. Il conduisait brusquement, vite. Il jurait et semblait pressé de s'en aller. Un Rom
s'était approchée des taxis, une épée en plastique à la main. Il portait un jouet, et
pourtant, il me paraissait dangereux, menaçant. Les personnes assises dans un autre taxi
m'ont ensuite raconté qu'il avait simplement demandé si nous étions là pour faire un
reportage. C'est alors que je me suis rendue compte de l'impact que pouvait avoir mon
observation et l'observation de l'autre sur ma recherche. Sentir le regard de l'autre sur
moi alors que je ne m'y attendais pas, voir le chauffeur de taxi anxieux, m'avaient donné
un sentiment d'insécurité et poussé à voir ce jeune Rom comme une menace alors que
ce n'était vraisemblablement pas le cas. Ainsi m'est apparue l'importance de m'observer
moi-même, de comprendre comment mes sentiments peuvent altérer ou améliorer ma
capacité d'étudier certains événements.
Une autre journée intéressante fut celle de la visite d'un quartier Rom à nouveau,
mais cette fois-ci à Babadag. Nous nous y sommes rendus en bus, mais sommes cette
fois-ci sortis à la rencontre des personnes que nous visitions. Le chauffeur nous avait
tout de même mis en garde, nous conseillant de laisser nos valeurs dans le véhicule ou
au moins de ne pas les quitter des yeux, mais l'atmosphère étant déjà plus détendue, il
n'y avait plus cette appréhension de l'autre, de l'inconnu qui nous attendait. Ce sont des
familles qui vivaient là, et petit à petit, les enfants surtout, mais aussi les parents, sont
venus à notre rencontre. Ce sont les enfants, parmi nous tous, qui étaient les plus fins
observateurs. Dès qu'ils virent nos appareils photos, et que certains d'entre nous avaient
dans leurs sacs quelques biscuits, tous attiraient notre attention afin qu'on les prenne en
photo et que l'on partage nos précieuses friandises. Notre présence, notre volonté d'aller
sur le terrain et observer ces personnes transformait déjà grandement leur attitude
puisque les enfants modifiaient leur comportement habituel, créait une grande agitation.
Et notre propre observation en était modifiée et peut-être même altérée puisqu'il fallait
surveiller ses affaires en même temps que s'intéresser à ce qu'il se passait pendant que
nous étions sollicités de toutes parts par la dizaine et même vingtaine d'enfants qui
40
grouillait autour de nous. Ainsi, dès que nous cédions aux demandes des enfants, ceuxci se comportaient de manière différente avec nous et pouvait influencer la façon dont
nous les voyions. Aussi, leurs mains furtives dans nos sacs, les avertissements du
chauffeur mais aussi des parents sur les possibles tentatives de vol des enfants avaient
partagé nos opinions. Certains d'entre nous pensaient qu'il s'agissait plus d'un jeu pour
les enfants et qu'ils n'avaient pas réellement l'intention de nous voler. Pour d'autres, leur
comportement consistait justement à nous amadouer et détourner notre attention, qu'ils
avaient réellement l'intention de profiter peut-être de l'ignorance de ces touristes. Pour
ma part, j'avoue toujours être partagée entre ces deux opinions. Et même si mon
observation ne m'a donc menée à aucune idée concluante sur le comportement de ces
enfants Rom, elle m'a au moins permis de me rendre compte de la double influence, de
l'ambiguïté observateur / observé et des multiples conséquences de celle-ci, entre autres
la possibilité de se retrouver avec plusieurs hypothèses, l'une n'étant pas forcément plus
fausse que l'autre, à vérifier ou à toutes deux accepter.
1. Expériences d'anthropologues
Le cas de Margaret Mead n'est pas isolé parmi les anthropologues dont le
résultat d'un travail ethnographique a été contesté mais il est intéressant de s'y pencher
pour voir en quoi l'anthropologue elle-même a pu influencer son travail. Margaret
Mead, toute jeune anthropologue, part à Samoa afin d'y étudier les jeunes Samoans et
leur rapport à la sexualité. Elle en reviendra avec une un livre, « Coming of age in
Samoa », quasi-révolutionnaire qui l'a par la suite rendue célèbre mais dont les
conclusions, plusieurs années plus tard, seront réfutées et que beaucoup traitent
aujourd’hui de « fiction ethnologique1». En effet, Margaret Mead a fortement été
influencée par les travaux d'autres anthropologues, le contexte culturel occidental
duquel elle était issue, par les Samoans eux-mêmes qui l'ont induite en erreur dans ses
recherches mais aussi et surtout par ses propres attentes, les préjugés qu'elle avait peutêtre sur ce peuple et le sujet d'étude qui l'intéressait. Sans s'étendre trop longtemps sur
quelles étaient ces influences exactement puisque de nombreux auteurs se sont déjà
1
TABANI, Marc Kurt, (2001-2) : « Tcherkézoff Serge, Le mythe occidental de la sexualité
polynésienne. 1928-1999 Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa », p. 229
41
penchés sur la question (Freeman, Tcherkézoff, Orans, Vinel...), on peut dire que la plus
grosse erreur de Margaret Mead :
[C]’est d’avoir écarté des données notées dans ses carnets qui contrevenaient au
modèle dominant de la liberté sexuelle, et surtout de n’avoir jamais remis en question
ses écrits, notamment dans « Male and Female » (1948), alors qu’elle était un
professeur reconnu et adulé par toute la discipline2 .
Ces « profondes surinterprétations 3» de la part de Margaret Mead sur la société
samoane prouvent à quel point il est facile de se laisser emporter par autant d'influences
aussi bien intérieures qu'extérieures ou bien plutôt à quel point il est difficile d'y
résister. Michaël Singleton, anthropologue anglais, nous montre quant à lui comment les
préconceptions de l'anthropologue peuvent influencer les informations mêmes qu'il
reçoit de par ses interlocuteurs, tout simplement en posant les mauvaises questions, en
utilisant des concepts occidentaux qui ne correspondent à la culture de ses
informateurs : [J]e cherchais à savoir quels étaient leurs rapports avec Dieu et quelle
était leur vraie nature spirituelle. Mais j'avais vite mis fin à ce genre de harcèlement
inquisitorial, me contentant d'observer et surtout de participer à ce qui se faisait lors
des séances d'adorcisme. Car sachant que j'avais une thèse à faire et qu'il fallait les
bonnes réponses à « mes » questions, mes interlocutrices s'étaient mises à créer de
toutes pièces et sur le champ l’équivalent konongo de « La Philosophie bantoue » du
Père Tempels4 !
Mais loin d'empêcher l'anthropologie d'avancer, ce genre d'erreurs et les
réponses (parfois violentes, parfois passionnées) qu'elles engendrent permettent
justement de pointer le doigt sur les faiblesses de la branche et plutôt que de tenter de
s'en débarrasser, se demander pourquoi elles sont là, et comment les dépasser ou tout du
moins les rendre conscientes aussi bien à l'anthropologue qu'au lecteur. Ainsi, « Les
débats critiques au sein de la discipline nous rappellent qu'il ne faut jamais oublier
pourquoi on fait du terrain et pour qui on écrit. La seule façon de gérer et de limiter les
biais et les notions préconçues est de les contrôler. 5»
2
VINEL, Virginie, (2002): « Serge Tcherkézoff, Le Mythe occidental de la sexualité polynésienne,
1928-1999. Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa »
3
TABANI, Marc Kurt, op.cit., p. 230
4
SINGLETON, Michaël, (2011) : « Sacré sacré ! », p. 59
5
GHASRIAN, Christian, et al., (2002) : « De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveau
terrains, nouvelles pratiques, nouveau enjeux », p. 19
42
L'anthropologue se doit de toujours être à l'affût de ces influences et doit se faire
violence pour ne pas y céder. Ainsi, il doit toujours rester alerte et être capable de
remettre en question les résultats de sa recherche.
Margaret Mead a été faussée parce qu'elle cherchait dans la figure du Samoan, le
modèle idéal d'une adolescence et d'un rapport à la sexualité réussis, autres que ceux
alors présents en Amérique. Singleton s'est fourvoyé lorsqu'il croyait pouvoir retrouver
en Afrique une même sorte de religion qu'en Occident. Je me suis laissée aller à penser
que ce jeune Rom tenant une épée en plastique à la main pouvait être dangereux parce
que je me suis moi aussi laissée influencer par cette image du Rom comme étant un «
outsider », antisocial, étranger, autre. L'anthropologue revient donc encore et toujours à
cette question de l'altérité. L'altérité en tant que création, trop pesante mais aussi
l'altérité trop ignorée, jetée aux oubliettes. L'anthropologue doit donc jongler entre ces
deux rapports à l'autre. Mais cette nouvelle attitude – aussi importante soit-elle – fait
toujours débat : comment l'anthropologue peut-elle la mettre concrètement en pratique ?
Et du coup, y a-t-il une réponse à cette question, y a-t-il réellement une sorte de mode
d'emploi d'une pratique anthropologique réflexive ? « [...] l'anthropologue doit-il clamer
la vertu supérieure de sa subjectivité ou bien simplement informer les interlocuteurs des
conditions dans lesquelles se développe son analyse 6? »
2. Le terrain
Le terrain est une partie non négligeable, irréductible de l'anthropologie et ce
tout spécialement depuis Malinowski. Mais l'anthropologie se retrouve souvent réduite
au seul terrain : être anthropologue, c'est « faire du terrain7 ». Mais qu'est-ce que
réellement le terrain, une société, un lieu géographique délimité, un groupe de
personnes à l'intérieur d'une société ? La notion de terrain est une « réalité floue 8» qui
comporte de nombreuses notions et questions tels que l'enquête et ses techniques et
moyens, l'éloignement, le voyage ou au contraire le rapprochement, l'altérité, l'intimité
liée à la scientificité d'un travail, l'éthique, le temps du terrain, etc. Ainsi, « l'enquête de
6
Id., p. 49
COPANS, Jean, (2011) : « L'enquête ethnologique de terrain », p. 8
8
Id., p. 11
7
43
terrain a tellement évolué depuis plus d'un siècle (et pas seulement parce que les terrains
eux-mêmes ont changé) que réduire [...] l'anthropologie au terrain, à une aventure
intellectuelle personnelle, est une image facile et trompeuse.9 »
L'idée est que chaque anthropologue à son terrain. Pour Griaule, c'était les
Dogons, Malinowski, les argonautes du Pacifique, etc. L'anthropologue devient la
figure, le symbole même d'une société particulière, il en est le spécialiste, la connaît
mieux que les indigènes eux-mêmes. Pourtant, il n'y a pas plus éloigné que
l'anthropologue qui doit souvent se faire violence pour comprendre et même
simplement supporter la culture étudiée. Parfois aussi, l'anthropologue se sent étranger
dans sa propre société et doit alors se garder de ne pas vouloir à tout prix voir dans la
société étudiée, un ailleurs souvent idéalisé. Aujourd'hui, le terrain aussi change et
l'anthropologie se transforme en anthropologie contractuelle. Si elle permet de fixer une
durée plus ou moins déterminée et de mener une étude à l'intérieur même de sa culture,
elle pose encore certains problèmes et certaines questions tels que l'efficacité d'une
enquête « chronométrée ».
Le terrain en soi n'existe pas réellement et « ne parle pas directement de luimême 10». C'est l'anthropologue qui en parle mais toujours à travers ses yeux. Ainsi, la
« question de l'empirisme [...] est au cœur de la démarche du terrain [...]. Les faits
sociaux sont-ils construits ou produits, par les acteurs, par l'observateur avec les acteurs
[...] ?
11
» sont des questions fondamentales à la recherche de terrain et inhérentes au
travail de l'anthropologue. Le terrain « nu » n'existe pas, même s'il est la condition
même d'existence de l'anthropologie. De plus, l'anthropologue est aussi « lui-même un
produit du terrain 12». Il est aussi « fait par le terrain », dans la mesure où il est sujet à
des empreintes multiples, souvent déstabilisantes, qui échappent à son contrôle. Le
processus relationnel entre le chercheur et ses hôtes sur le terrain, commence d'ailleurs
par une « énigme réciproque 13».
9
Id., p. 8
Id., p. 9
11
Id., p. 83-84
12
Id., p. 12
13
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 26
10
44
Le terrain est donc le lieu symbolique d'une rencontre, d'un choc de cultures et le
départ, pour l'anthropologue, d'un travail d'observation et de participation, où ce dernier
agit sur des « autres » mais où ces autres agissent également en retour sur lui.
45
L'observation participante
L'observation participante est « le vécu d'une expérience qui est progressivement
devenue synonyme de méthode 14».
Aujourd'hui, avec « [l]a mondialisation culturelle, la globalisation économique
et l'hyper-modernité de nos postures et de nos identités 15», l'anthropologie a beaucoup
changé. L'humain n'est plus appréhendé dans sa totalité, au-delà des différences, mais «
éclaté, éparpillé et émietté en de multiples identités, appartenances et attitudes
16
» et
l'anthropologue « ignore avec quels outils il entend le rendre intelligible.17 » La méthode
est donc à repenser, redéfinir. L'observation (participative) est une technique reconnue
et défendue comme étant efficace et dont l'anthropologue ne peut plus se passer.
Pourtant, il n'existe pas de réel mode d'emploi – univoquement reconnu – de règles sur
comment mener une enquête de manière efficiente. En effet, l'enquête est « soumise aux
spécificités de l'objet, aux particularités et originalités des lieux et [...] semble interdire
toute représentativité au terrain dans son sens large et surtout toute scientificité à ses
pratiques. 18»
Avant donc de s'imposer une quelconque méthode d'appréhension du terrain, il
est primordial pour l'anthropologue qu'il se rende bien compte des enjeux qui se jouent
au moment précis de l'observation et même avant celle-ci. En effet, « [l]'ethnologue
n'est pas un être objectif observant des objets mais un sujet observant d'autres sujets. » Il
emporte avec lui, sur le terrain, ses préconceptions et présupposés tels que le choix du
sujet, du lieu géographique et des personnes à étudier, et même s'il s'efforce de sortir de
son ethnocentrisme, l'anthropologue ne peut s'empêcher de « sélectionne[r] et classe[r]
les différents types de données bien avant qu'une analyse formelle du terrain soit
engagée.19» Aussi, l'observation implique une interaction entre observateur et observés.
Les rôles sont interchangeables et donc forcément des jeux, arrangements se mettent en
place et conditionnent toute l'enquête. L'anthropologue n'est pas forcément le bienvenu
et sa tâche peut lui être aussi bien facilitée que compliquée. Comme dans le cas de
14
15
16
17
18
19
Id., p. 48
AFFERGAN, Francis, (2012) : « Le Moment critique de l'anthropologie », p. 6
Id., p. 7
Id., p. 6
COPANS, Jean, op.cit., p. 26-27
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 10-11
46
Mead, les informateurs peuvent « mentir », tromper, ou comme dans celui de Singleton,
tenter de correspondre aux attentes de l'anthropologue alors que celles-ci ne se
retrouvent pas dans leur culture, ou encore, comme dans le cas de Malinowski,
l'anthropologue peut être exclu de certaines activités, car porteur de « bad luck
20
». « Il
y a certainement plus d'erreurs et d'échecs que de réussites dans l'accommodement de
l'ethnologue au terrain.21 »
Les résultats suite à un travail d'observation participante dépendent donc
d'innombrables conditions telles que la durée durant laquelle l'anthropologue côtoiera
les personnes qu'il étudie, les connaissances préalables, les possibilités de
communication, le contexte social, l'institution dans laquelle l'anthropologue a été
formé22 et encore sa simple sensibilité face aux divers éléments de son objet d'étude
pour ne citer que quelques exemples.
Bien entendu, de nos jours, l'anthropologue a accès à un patrimoine informatif
considérable. Ainsi, « la plupart des enquêtes même initiales se déroulent dans un
contexte [...] préparé23 ». Informations précieuses pour l'anthropologue, lui permettant
de se préparer à l'observation sans devoir se jeter dans l'inconnu.
Toutefois, la notion même d'observation participante commence de nos jours à
être contestée en tant que constituant un « non-sens » et ceci pour deux raisons. Même
si elle ne permet pas toujours la participation (pour différentes raisons), tant qu'elle
sous-entend la participation à la vie sociale, culturelle et rituelle, elle est, par définition,
participante. Mais alors surgit un second non-sens, puisque la démarche même de
l'observateur participant est artificielle de par sa simple présence et sa volonté de
participer afin d'observer, écouter et comprendre24.
Le travail d'observation de l'anthropologue suscite donc de nombreux
questionnements avant, pendant et après tout la durée de l'enquête. Tous ces éléments
pouvant modifier le déroulement de l'enquête fussent-ils laissés de côté, c'est tout le
résultat du travail d'observation qui peut en être mal interprété. C'est pourquoi,
aujourd'hui, ces éléments méritent plus grande réflexion.
20
STOCKING, George W. Jr., (1983) : « Observers observed. Essays on Ethographic Fieldwork », p.
101
21
COPANS, Jean, op.cit., p. 39
22
STOCKING, George W. Jr., op.cit., p. 55
23
COPANS, Jean, op.cit., p. 28
24
COPANS, Jean, op.cit., p. 34
47
3. L'observation réflexive
Comme vu dans Le travail d'observation, l'enquête de terrain sollicite deux pans
de l'anthropologue. Lors d'une enquête, le chercheur est « accompagné de son double,
c'est-à-dire l'autre part de lui-même qui n'est pas uniquement dirigée vers la recherche ».
Quelle est la place de ce double dans la production scientifique de l'ethnologue25 ?
C'est cette question initiale qui donne le point de départ à la réflexivité de
l'anthropologue, lorsque celui-ci se rend compte de ces deux penchants, l'un qui le
pousse à voir les faits bruts, tels qu'ils sont, et l'autre qui tend à les interpréter. Tout
anthropologue, tout être humain est constitué de ces deux pans, indissociables l'un de
l'autre. L'enquête de terrain ne permet pas en elle-même une compréhension « intérieure
». Elle souscrit à une mise à distance de l'impression de compréhension spontanée,
obstacle à la connaissance. La présence de l'anthropologue sur place réduit le
schématisme et introduit la complexité, la nuance, le « cela ne va pas de soi ». [...] Elle
ne raie pas d'un trait la subjectivité, inhérente au processus de compréhension
anthropologique, mais elle procède par contextualisation, multiplie les points de vue
[...]. « La réflexion n'est plus le passage à un autre ordre qui résorbe celui des choses
actuelles, c'est d'abord une conscience plus aiguë de notre enracinement en elles »,
écrit Merleau-Ponty (1960 : 31)26 »
Cette conscience est le fruit de nombreuses réflexions et remises en questions de
l'anthropologue aussi bien avant, que pendant et après son enquête. Sans relâche, il doit
s'interroger sur ses motivations, préjugées, incompréhensions face à son objet d'étude. Il
doit donc s'observer lui-même, se soumettre à l'objectivation « non seulement tout ce
qu'il est, [...] mais aussi son propre travail d'objectivation, les intérêts cachés qui s'y
trouvent investis, les profits qu'ils promettent. » (1978 : 68).27 »Le but n'étant pas de
dépasser cet ethnocentrisme – tâche impossible ? – mais bien plutôt d'en avoir
pleinement conscience, de l'assumer et de l'identifier car, comme le dit Michael
25
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 84-85
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 106-107
27
Id., p. 12-13
26
48
Singleton « nous n'y échapperons pas.
28
» L'anthropologue ne peut étudier l'essence
même d'une culture mais il peut tout au moins s'en représenter « des vérités partielles –
et partiales sur celles-ci
29
». Malinowski avait déjà plus ou moins pavé le chemin en
insistant que, comme dans les sciences dures telles que la physique ou la chimie, ainsi
que les sciences moins exactes comme la biologie ou la géologie, l'anthropologie « se
doit de faire connaître au lecteur la façon dont les recherches et les expériences ont été
menées30 ». L'observation réflexive va encore plus loin. Pourtant, peu d'anthropologues
donnent d'informations sur la structure de leur enquête et beaucoup se laissent encore
piéger par les dangers de l'ethnocentrisme. En effet, en 1967, D.J. Jongmans et P. C. W.
Gutkind, constatent « que seuls 20% des auteurs de monographies ethnologiques « nous
donnent une idée claire de la manière dont ils ont conduit leurs recherches
31
». Ils
ajoutent encore que si l'anthropologue apprenait à se considérer lui-même, ainsi que son
travail, comme un problème, la qualité de son travail ne s'en verrait qu'améliorée.
Bien sûr, si la réflexivité doit prendre une part plus importante dans le travail de
l'anthropologue, celle-ci ne doit pas non plus occulter le but premier de l'anthropologie
qui est d'exposer des faits ethnographiques. « « L'anthropologie réflexive ne peut se
permettre de parler uniquement d'elle-même et tomber dans le travers stérile d'une
anthropologie mea culpa, nihiliste, centrée sur elle-même (au point de faire passer au
second plan l'objet initial de l'étude). » Elle ne conserve tout son sens que si elle
continue à permettre de « comprendre l'action humaine, la sienne ou celle des autres
(proches ou lointains), et d'en rendre compte avec cohérence et pertinence. 32 » Ainsi, le
devoir de l'anthropologie aujourd'hui serait de trouver le bon équilibre entre une simple
anthropologie descriptive et soi-disant objective et une anthropologie de l'imagination,
où l'anthropologue serait tenté de recréer l'objet d'étude selon ses propres concepts,
idées, le jugeant selon ses propres critères tout en le tenant pour complètement différent.
Le rôle de l'anthropologue, à l'intérieur de l'enquête, a donc repris une place importante
dans la discipline, toutefois il ne doit pas devenir le principal centre d'intérêt de
28
HERMESSE, Julie / SINGLETON, Michael / VUILLEMENOT, Anne-Marie, (2011) :
« Investigations d'anthropologie prospective », p. 10
29
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 12-13
30
MALINOWSKI, Bronislaw, (1989) : « Les argonautes du Pacifiques occidental », p. 58-59
31
COPANS, Jean, op.cit., p. 94
32
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 28
49
l'enquête, occultant tout le reste. L'anthropologue se doit donc de rapprocher les
résultats de ses enquêtes avec une réflexion sur la façon dont il est arrivé à celles-ci.
Mais ensuite, il doit être capable de conjuguer les deux, sans tomber d'un côté ou de
l'autre. L'anthropologie étant une discipline qui force l'implication personnelle de son
protagoniste à travers l'interaction « dialogique 33» avec un groupe social donné, celle-ci
ne peut prétendre à l'empirie. En effet, « l'ethnologue ne sort pas « indemne » du
terrain.34»
6. L'écriture
L'écriture est la dernière étape suite à l'enquête. L'anthropologue doit assembler,
mettre par écrit tout ce qu'il a de notes d'observation, d'entretiens, de notes personnelles,
etc. ainsi que tous les « processus [...] qui conditionnent la quête d'information [et] ne
prennent pas nécessairement une forme discursive35 ». C'est aussi pour lui l'occasion de
se reposer les questions de sa subjectivité et de sa propre influence sur l'enquête une
dernière fois et s'assurer que celles-ci soient bien intégrées au texte.
Il y a différents types de notes, textes et chacun d'eux a sa fonction au sein de
l'enquête, sa place – ou non – dans un livre ou article. La mise par écrit de l'enquête
anthropologique est une étape délicate puisqu'elle doit être représentative du terrain. En
effet, « Le texte reste encore la seule preuve de l'existence du terrain.36 » En plus des
informations qu'elle transmet, elle doit faire figurer non seulement l'expérience de
l'anthropologue par rapport à son sujet d'étude mais aussi, et surtout, permettre à ce sujet
de se déterminer lui-même sur une étude qui le concerne directement 37. Ainsi, le terrain
se constitue en un montage de textes, alors que le texte devient « un démontage (une
déconstruction-reconstruction) des terrains. 38» Le but étant que le texte final devienne «
un foisonnement de points de vue, d'ébauches, de fragments : ouverts, à la disposition
de la pensée créatrice du lecteur. 39»
33
34
35
36
37
38
39
Id., p. 134
Id., p. 134
Id., p. 42
COPANS Jean (2011) : « L'enquête ethnologique de terrain », Paris : Armand Colin, p. 85
Id., p. 60
COPANS, Jean, op.cit., p. 94
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 105
50
Cependant, beaucoup d'anthropologues ont confiné leur(s) informateur(s) au
silence, procédant à un discours sur l'autre plutôt qu'un discours de l'autre, un discours
par l'autre. À ce sujet, Malinowski était on ne peut plus clair :
« Malinowski at work, Omarakana. « Feeling of ownership: it is I who will describe
them or create them... » (1967: 140 [December 1, 1917], 326 [March 26, 1918].
Courtesy Mrs. Helena Wayne and the London School of Economics)40
Malinowski se rendait bien compte de la primauté du discours « savant » sur
celui de l'informateur, confisqué et instrumentalisé41. Et si de nos jours, ce genre de
discours serait vu d'un mauvais œil, ferait même scandale, il reste souvent implicite au
travail de l'anthropologue, parfois même sans que celui-ci s'en rend compte. En effet,
malgré de nombreux discours de la part des anthropologues proclamant que le respect
dû à chaque type de culture est aujourd'hui irrévocablement reconnu au sein de la
discipline, décrétant qu'il n'y a pas de bons ou mauvais, primitifs ou évolués, civilisés,
cette reconnaissance des autres et de leur valeur ne se retrouve pas dans les textes,
puisqu'ils y sont réduits à l'état végétatif de fantômes, comme si leur culture n'était
vouée qu'à être nommée par les mots de l'observateur. Les observés deviennent des
êtres-témoins, des êtres structurant des structures, signifiant des concepts,
échantillonnant leurs propres cultures, des êtres implicites, des êtres de l'implicite42.
Pour éviter ce genre de piège, pour ne plus faire face à un sens imposé de
l'extérieur, par l'auteur, l'anthropologie insiste aujourd'hui sur l'importance du
dialogisme, c'est-à dire faire parler l'Autre (les autres). Mais « est-ce bien suffisant pour
restituer la complexité réelle de la quête ethnographique ? »
Il est aussi important « que l'auteur assume de bout en bout « sa » version en
ayant le souci de contextualiser, en faisant saillir les arêtes, en suscitant la
disharmonie43. » Ainsi seulement le texte ethnologique, ne pouvant prétendre à la
transparence, permet de présenter différents points de vue (celui de l'anthropologue et
ses informateurs) et – à travers les remises en question de l'anthropologue, la mise en
exergue de sa subjectivité – ne fait plus passer le discours de l'anthropologue pour
parole d'évangile, mais permet au lecteur une approche critique du texte
40
STOCKING, George W. Jr, op.cit., p. 101
CHAUVIER Éric, (2011) : « Anthropologie de l'ordinaire : une conversion du regard », p. 19
42
Id., p. 48
43
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 42
41
51
ethnographique. Ainsi, l'enquête anthropologique reste un discours sur l'autre, une
interprétation, de deuxième ou troisième ordre. Les textes qui en résultent sont donc des
fictions ; fictions dans le sens où ils sont « quelque chose de fabriqué », mais cela « ne
signifie pas qu'ils soient faux, irréels ou de simples reflets d'une expérimentation «
comme si44 ».
7. L'altérité
L'anthropologue lui-même a une grande influence sur son propre travail. Mais
qu'en est-il de l'Autre ? En effet, l'anthropologue doit être attentif à son propre
comportement, mais l'observation de l'autre reste sa principale occupation et
préoccupation. La question de l'altérité a d'ailleurs été mentionnée dans plusieurs
chapitres et est un thème récurrent à la question de la réflexivité et de l'objectivation de
l'anthropologue. Elle est donc une notion très importante non seulement dans ce travail
mais dans l'anthropologie en général. C'est en fait cette « altérité » qui va pousser le
chercheur à se questionner sur sa propre personne, à s'observer lui aussi à son tour, c'est
elle qui est au fondement de ce cheminement, cette remise en question que
l'anthropologue doit entreprendre. Les deux sont donc intimement liés et entremêlés
puisque l'un implique l'autre.
« Le projet anthropologique dans son ensemble repose sur l'altérité45 ». C'est
cette altérité, cet inconnu, cet étrange, ce fantastique qui donne tout son intérêt à
l'anthropologie. À ses débuts, l'anthropologie était l'étude de peuples et régions «
exotiques », lointains et l'altérité était d'autant plus forte que les divers phénomènes de
la globalisation et la mondialisation n'étaient pas encore à l'ordre du jour, ou seulement
à leurs débuts. Aujourd'hui, l'impression générale est que cette altérité a tendance à
disparaître ou tout du moins à s'amoindrir. Elle est pourtant toujours bel et bien présente
et l'anthropologue peut en faire l'expérience dans sa propre société.
Ainsi, l'anthropologue doit plonger à l'intérieur de cette altérité afin de l'étudier
et de la vivre de dedans. Pour ce faire, il doit non pas s'approprier le point de vue de
44
PIASERE, Leonardo, (2010) : « L'Ethnographe imparfait. Expérience et cognition en anthropologie »,
p.25-26
45
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 28
52
l'autre, « saisi dans sa « réalité » profonde 46», mais tenter de l'aborder et de pouvoir en
rendre compte. En effet, il est difficile, voire impossible, de connaître réellement autrui.
Le but n'est donc pas de dépasser cette altérité, mais au contraire de l'avoir toujours bien
en tête. L'anthropologue, pendant son enquête, risque de se heurter à de l'inconnu, de ne
pas retrouver ses repères et concepts et il doit l'accepter et non tenter à tout prix de créer
des parallèles entre son objet d'étude et ses propres notions. Réciproquement, il doit
faire attention à ne pas inconsciemment chercher dans son objet d'étude l'antinomique
de ses propres concepts, connaissances, comme c'était le cas de Margaret Mead par
exemple.
Dans tous les cas, l'anthropologue est en fait un « producteur d'étrangers » et «
[l]'extranéité se trouve au cœur de l'opération d'enquête de l'ethnologue, car, pour
étudier de près un objet intime ou voisin, il est contraint de le métamorphoser en objet
lointain ou étranger.47» Cette attitude est ambivalente car l'anthropologue, en se
distanciant et en se différenciant de son objet d'étude – afin de pouvoir en parler –
utilise ce discours sur l'autre pour en fait produire un discours sur soi : « « en parlant des
autres, c'est de moi que je parle » et si je dis « les autres », « c'est d'autant plus pour me
dire ». » (Montaigne) :
[C]et éclatement d' « identité » par identification restrictive à soi ne
s'accompagne
pas
pour
autant
d'un
processus
d'identification
à
l'autre.
L'anthropologue ne vise pas davantage à épouser le point de vue de l'autre qu'à
convertir ce dernier à soi.48
La relation Autre – Soi est donc une relation ambiguë. L'ethnologue n'est pas un
indigène, même si dans son comportement, il essaie de s'en rapprocher. Il est de passage
et pourtant, il tient « à marquer un certain enracinement 49 ». L'anthropologue est
fortement impliqué dans son travail, et dans son objet d'étude. En étudiant l'autre, il se
lie à lui et un comportement à la fois de distanciation et de rapprochement par rapport à
cet « autre » est indissociable de la démarche anthropologique.
46
Id., p. 106
AFFERGAN, Francis, op.cit., p. 28-29
48
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 146
49
COPANS, Jean, op.cit., p. 34
47
53
La relation à l'autre
Comme déjà mentionné, la relation observateur - observé est le résultat d'un
accord tacite. La présence de l'observateur est imposée à son sujet et celui-ci ne peut
que choisir de coopérer ou la combattre. Ainsi, à l'observateur n'est donné de voir que
ce que l'observé daigne bien lui montrer et ne peut entendre que ce que l'on voudra bien
lui raconter. En conséquence, « [o]bservateur et observé sont constamment engagés
dans des processus dialogiques et s'affectent l'un l'autre.50 » Le comportement des
observés influence donc tout autant le travail ethnographique que celui de l'observateur,
puisque c'est ce comportement que le chercheur devra analyser, mais c'est ce
comportement qui engendra aussi automatiquement des réactions personnelles de
l'anthropologue à son égard.
« L'observateur ne peut être dissocié de l'observé51». Le monopole de
l'observation n'est pas le seul fait de l'anthropologue. Sa présence suscite, implique
forcément en retour l'observation de ses « hôtes » sur sa personne. Ainsi, ses conduites
constituent autant « une énigme à élucider que les leurs52 ». Comme vu dans L'écriture,
l'anthropologue peut souvent se laisser aller à se placer comme seul observateur, seul
acteur de l'enquête ethnographique. En réalité, le savoir accumulé sur le terrain est un «
co-savoir », entre savoir externe et interne. Les conduites, questions et interprétations du
chercheur, croisées avec celles du groupe étudié se constituent en une sorte de
représentation commune et crée une relation affectée d'une forte composante
émotionnelle entre observateurs et observés. Ce co-savoir semble se construire autour
d'une constante négociation autant verbale que non-verbale sur l'importance et le statut
des variantes individuelles des pratiques et le degré de généralité des énoncés 53.
Le but de ce co-savoir, de ce partage entre observateur et observés, est de faire
émerger à leur conscience certains mécanismes profonds de l'habitus culturel afin de
leur faire perdre leur caractère d'évidence. Ce co-savoir est donc le résultat non pas d'un
avoir empirique mais d'un savoir relationnel, de la relation de compréhension du savoir
culturel. En effet, l'anthropologue « ne peut effacer sa trace originelle : il est et restera
50
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 16
Ibid.
52
Id., p. 94-95
53
Ibid.
51
54
un étranger.54 » La production ethnographique résulte alors d'une double violence :
d'abord culturelle et politique et ensuite technique et manipulatrice, cherchant à
recueillir des informations.55
Bien sûr, des malentendus peuvent survenir, dus à une incompréhension de part
ou d'autre, mais si ceux-ci parviennent à être détectés par l'anthropologue, ils ont une
grande valeur car ils lui permettent de pointer le doigt sur cette altérité, qui fonctionne
en fait dans les deux sens.
L'ethnologie est alors transversale puisqu'elle est à la fois une anthropologie de
l' « objet » étudié, une anthropologie de celui qui l'étudie et une anthropologie des
modes réciproques de la construction du lien social entre tous ces acteurs.56
8. Conclusion
L'anthropologue doit se faire lui-même sujet de son travail, de son étude de
l'Autre, et c'est justement cette altérité qui l'y oblige. On définit l'autre par rapport à soi,
et on se définit soi-même par rapport aux autres. Toutefois, l'anthropologue ne doit pas
devenir le sujet principal de son étude. Il ne s'agit pas d'une étude de soi, sur soi mais
d'une étude de la relation à l'autre, une étude de l'autre, avec l'autre, par l'autre. La
réflexivité, l'objectivation de l'expérience sur le terrain, mais aussi avant et après celuici, aide l'anthropologue à se rendre compte et à rendre compte de cette altérité, cette
complexité qu'est la connaissance de l'autre, mais ne constitue pas une fin en soi, ne doit
pas empêcher d'arriver à un résultat, de pouvoir approcher, appréhender le plus possible
l'objet d'étude.
Les techniques pour arriver à ce résultat sont innombrables et dépendent de
nombreux facteurs (« la relation entre la culture et les comportements, le système
normatif et le vécu des acteurs sociaux, le vécu du chercheur sur le terrain, le style
littéraire choisi pour relier l'observateur et l'observé et le rôle du lecteur engagé dans la
reconstruction active de l'histoire.
57
»). Il n'y a donc pas de « truc », d'astuce, de
démarche à suivre universaux lors d'une enquête, seulement des pistes. « La non54
COPANS, Jean, op.cit., p. 33
Id., p. 55
56
Id., p. 56
57
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 12
55
55
codification stricte des conditions d'application des principes de terrain fait partie de la
« culture » de l'ethnologie.58 » Cela ne signifie pas que toute approche est forcément
bonne. Chacune doit pouvoir être remise en question, étudiée et analysée.
Le meilleur moyen de permettre cette analyse, et de manière constante, est donc
de multiplier les points de vue dans le travail de l'anthropologue, afin de dépasser «
l'empirisme aveugle59 » en considérant plusieurs dimensions inter-reliées, de procéder à
un « métissage anthropologique » qui, « loin de chercher une résolution euphonique,
accepte qu'il y ait sinon de la discorde, du moins de la discordance et de la dissonance.
60
»
Il semble donc que l'anthropologie aujourd'hui doive reposer sur la conjugaison
entre les faits, descriptions ethnographiques « empiriques » et la subjectivité de
l'anthropologue mise en exergue à travers la réflexivité, démontrant ainsi qu'il n'existe
pas en anthropologie, de savoir empirique et que celle-ci n'est pas une science exacte.
En se posant sur ces bases plus modestes, peut-être devient-elle en effet plus solide.
Cette interrelation entre deux actions aussi distantes l'une de l'autre et pourtant jamais
totalement distinctes serait donc la solution à tous les maux actuels de l'anthropologie.
Mais dans une discipline aussi jeune où pourtant les points de vue, influences, méthodes
se sont succédés dans une rapidité aussi frénétique, il est légitime de se demander si
cette méthode de construction d'une enquête anthropologique n'est que passagère et si
une autre, plus efficace, sera alors mise en avant d'ici quelques années. L'anthropologie,
en tant que science sociale, cherche encore sa place, n'a pas encore fini de se construire
et se définir et doit savoir, être capable de se conformer au contexte actuel. Tâche
difficile mais qu'elle applique constamment.
58
COPANS, Jean, op.cit., p. 110
GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 12
60
Id., p. 148
59
56
Bibliographie
AFFERGAN, Francis, (2012) : « Le Moment critique de l'anthropologie ». Paris :
Hermann Éditeurs
CHAUVIER Éric, (2011) : « Anthropologie de l'ordinaire : une conversion du regard
», Toulouse : Éditions Anacharsis
COPANS, Jean, (2011) : « L'Enquête et ses Méthodes. L'Enquête Ethnologique de
Terrain », 3e éd. Paris : Armand Colin
GHASRIAN, Christian, et al., (2002) : « De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive.
Nouveau terrains, nouvelles pratiques, nouveau enjeux ». Paris : Armand Colin
HERMESSE, Julie / SINGLETON, Michael / VUILLEMENOT, Anne-Marie,
(2011) : « Investigations d'anthropologie prospective ». Louvain-La-Neuve : HarmattanMALINOWSKI, Bronislaw, (1989) : « Les argonautes du Pacifiques occidental ».
Paris : Gallimard
PIASERE, Leonardo, (2010) : « L'Ethnographe imparfait. Expérience et cognition en
anthropologie ». Paris : Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales
SINGLETON, Michaël, (2011) : « Sacré sacré ! ». Entropia, 11, 57-68
STOCKING, George W. Jr., (1983) : « Observers observed. Essays on Ethographic
Fieldwork ». Madison : The University of Wisconsin Press
TABANI, Marc Kurt, (2001-2002) : « Tcherkézoff Serge, Le mythe occidental de la
sexualité polynésienne. 1928-1999. Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa ». Le
Journal de la Société des Océanistes, 113. URL : http://jso.revues.org/1638 (consulté le
17.04.15)
VINEL, Virginie, (2002): « Serge Tcherkézoff, Le mythe occidental de la sexualité
polynésienne. 1928-1999. Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa ». L’Homme, 164.
URL : http://lhomme.revues.org/14262 (consulté le 17.04.15)
57
Die Schwierigkeit in der Definition von Minderheiten. Veranschaulicht
an Beispielen aus Rumänien
Julia Meyer
1. Einleitung
1.1 Motivation
Im Rahmen einer Sommerschule der Anthropologie war es mir möglich
gemeinsam mit anderen
Studentinnen und einem Studenten der Universität
Freiburg/Fribourg für zehn Tage nach Rumänien zu reisen. Hier kam ich zum ersten
Mal bewusst in Kontakt mit Minderheiten. Ungefähr 10 Prozent der rund 21 Millionen
Einwohnerinnen und Einwohner Rumäniens sind Minderheiten (siehe Tabelle 1:
Bevölkerung Rumäniens 1992 und 2002). Diese werden in nationale, religiöse und
ethnische Minderheiten eingeteilt. Bis jetzt gibt es noch keine völkerrechtlich
anerkannte Definition von Minderheiten (humanrights.ch), denn eine solche ist mit
grosser Komplexität verbunden. Die aufliegende Arbeit ist eine Einführung in die
Thematik und soll die Schwierigkeit in der Definition von Minderheit aufzeigen.
Tab 1: Ethnische Struktur der Bevölkerung Rumäniens 1992 und 2002
58
1.2 Forschungsfrage
Spricht man im Umgangssprachlichen von Minderheiten, wird der Terminus klar
und bekannt vorausgesetzt. Der Fokus wird nicht auf den Begriff an sich gelegt, sondern
auf die Menschen, von denen als Minderheit die Rede ist.
Durch eine ausführlichere Beschäftigung mit Minderheiten, wird jedoch bald
ersichtlich, dass die Kriterien, nach welchen die einzelnen Minderheiten definiert
werden, überhaupt nicht offensichtlich und allgemeingültig sind, sondern Raum für
Fragen offen lassen. So werden Minderheiten teilweise durch ihre Religion, ihre
Sprache, ihre Nation oder ihre Ethnie1 definiert.2 Doch welches Kriterium hat nun
Vorrang; die Religion oder die Sprache, die Nation oder die Ethnie? Und welche Rolle
spielt dabei das subjektive Zugehörigkeitsgefühl der einzelnen Personen?
Diese Arbeit hat nicht den Anspruch, eine allgemein gültige Definition
aufzustellen und somit das Problem der mangelnden Definition aus der Welt zu
schaffen, sondern die Schwierigkeit einer solchen darzustellen und auf die Wichtigkeit
einer allgemein anerkannten Definition hinzuweisen.
Ein Grossteil der aufliegenden Arbeit stützt sich auf Theorie und schon
veröffentlichte Arbeiten. Diese werden durch eigene Gedanken und dem konkreten
Beispiel von Minderheiten aus Rumänien ergänzt und veranschaulicht.
1.3 Aufbau der Arbeit und Vorgehen
Die aufliegende Arbeit stützt sich wie oben erwähnt zu einem grossen Teil auf
Theorie und schon veröffentlichte Arbeiten. Dabei wird im Hauptteil auf die Herkunft
und den Wort-sinn von Minderheit eingegangen. Weiter wird ein Schwerpunkt auf den
Minderheiten-schutz gelegt. Inwieweit geht es bei der Definition von Minderheit um
deren Schutz? Wenn es nämlich um den Schutz der betroffenen Menschen geht,
erscheint die Notwendigkeit einer Definition in einem neuen Licht. Darauf folgen
verschiedene Definitionskriterien, nach welchen Minderheiten für gewöhnlich eingeteilt
werden. Diese werden mit persönlich erlebten Beispielen von Minderheiten aus
Rumänien dargestellt.
1
Auch die Definition der Ethnie und daraus abgeleitet der ethnischen Minderheiten kann auf
unterschiedliche Weise interpretiert werden. So ist nicht geklärt, welche Charakteristika die ethnischen
Minderheiten umfassen und was man genau unter diesen versteht (vgl. Krugmann, 2004:68ff.).
2
Auf diese und weitere Definitionskriterien wird im Hauptteil ab Seite 10 genauer eingegangen.
59
Abschliessend werden die Folgen einer fehlenden Definition aufgezeigt und die
Wichtigkeit, dass in Zukunft eine erstellt wird, beleuchtet.
1.4 Auswahl, Einschränkungen und Begründungen
Rumänien ist ein Land mit sehr vielen Minderheiten und wird aufgrund dessen
auch gerne für Forschungen und Untersuchungen in diesem Bereich benutzt. Es wäre
sehr spannend, den sozialen Status und die unterschiedliche Integration der
Minderheiten in die Gesellschaft zu analysieren. Für eine einleitende Arbeit in diesem
Umfang erschien es jedoch sinnvoll, zuerst die Problematik der Definition von
Minderheit zu thematisieren. Um von den Erlebnissen in Rumänien für die Arbeit
profitieren zu können, wird die Theorie von empirischen Belegen begleitet.
1.5 Forschungsübersicht
In der Literatur findet sich einiges über die Akzeptanz und Integration von
Minderheiten in der Gesellschaft und über deren Stellung in verschiedenen Ländern,
wobei bevorzugt osteuropäische Länder als Forschungsgebiet und Beispiel benutzt
werden. Laut Zensus von 2002 beträgt der Minderheitenanteil Rumäniens 10.5%. 3
Traditionelle und moderne Gesellschaften leben in diesem Land nach wie vor
nebeneinander. Besonders im ländlichen Raum wie der ökonomisch unbedeutenden
Dobrudscha haben traditionelle Lebensweisen, Arbeits- und Bewirtschaftungsformen
überdauert. In der wissenschaftlichen Literatur wird die Dobrudscha höchstens am
Rande untersucht. Auch wird ein grosses Ungleichgewicht in der Forschung der
Minderheiten Rumäniens festgestellt: Während auf die Ungarn und die Romas ein
relativ grosses Augenmerk gelegt wird, kommt kleinen Minderheiten wie den Türken
oder den Tataren kaum Aufmerksamkeit zuteil (vgl. Sallanz, 2005:9).
Der Terminus Minderheit wird im Grossteil der Literatur vorausgesetzt. Im
Bewusstsein der Menschen ist Minderheit ein geläufiger Begriff, obwohl bei genauerem
Betrachten viele Lücken und Fragen vorhanden sind. Während Literatur zu
Minderheiten relativ häufig zu finden ist, erweist sich die konkrete Suche nach
3
Solche Zahlen sind jedoch mit Vorsicht zu genießen: Erstens ist es nur möglich, sich zu einer
Minderheit zählen zu lassen, und zweitens lassen sich einige Menschen – bspw. einige Romas – aus
Angst vor Diskriminierung nicht als solche registrieren (vgl. Lahnsteiner, 2008:1108).
60
Definitionen oder nach den Problemen einer Definition als schwieriger. Bis heute gibt
es keine völkerrechtlich anerkannte Definition von Minderheit (u.a. humanrights.ch). Es
wurden einige Versuche einer Definition unternommen, von welchen jedoch bis heute
keine auf allgemeine Akzeptanz gestossen ist. Unter anderen war es der
Verfassungsrechtler und Menschenrechts-experte Felix Ermacora (u.a. 1988), der sich
mit diesem Thema auseinandergesetzt hat. Dieter Eglin (1998) geht in seinem Buch
Demokratie und Minderheiten – unter besonderer Berücksichtigung der Demokratie als
Lebensform, der materiellen Schranken von Verfassungsrecht und der Diskurstheorie
auf Ermacoras Definition sowie diejenige des UN-Sonderberichterstatters Francesco
Capotorti ein, analysiert und kritisiert diese. Für die vorliegende Arbeit ist dieses Werk
von Eglin sehr wertvoll, da er sich konkret mit der Problematik der Definition
beschäftigt. Mit der Entstehung und der Geschichte des Begriffs beschäftigte sich nebst
Eglin auch Krugmann (2004).
Abschliessend kann gesagt werden, dass über die Problematik der Definition
von Minderheiten recht wenig veröffentlicht wurde. Trotzdem muss erwähnt werden,
dass einige Forscherinnen und Forscher sich intensiv mit diesem Thema befassten und
somit wenige aber doch für die Arbeit sehr wertvolle Werke vorhanden sind.
2. Hauptteil
2.1 Definition des Minderheitsbegriffes
Bis heute gibt es keine völkerrechtlich anerkannte Definition von Minderheit
(statt vieler: humanrights.ch). Der Begriff wird in der Umgangssprache sowie in der
Wissenschaft als gegeben vorausgesetzt. Es wurden schon einige Versuche einer
Definition unternommen, welche jedoch von der Wissenschaft nicht vollständig
angenommen wurden. Untersuche wurden beispielsweise von Felix Ermacora, Emerich
C.
Francis
und
Francesco
Capotorti
durchgeführt.
Teilaspekte
dieser
Definitionsversuche werden für die Definitionskriterien4 verwendet und kritisch
analysiert.
Der Terminus Minderheit ist ein „mehrdeutiger Begriff“ (Heidtmann-Frohme,
1991:387), der im Umgangssprachlichen sowie in der Wissenschaft in vielen
4
Siehe Seite 10: 2.5 Definitionskriterien.
61
Variationen vorkommt und unterschiedlich ausgelegt wird. Er erlebt in den Bereichen
der Rechtswissenschaft, der Politikwissenschaft, der Soziologie, der Anthropologie und
weiteren jeweils eine andere Auslegung. Zur groben Einteilung wird zwischen einem
politischen,
einem
sozialwissenschaftlichen
und
einem
völkerrechtlichen
Begriffsgebrauch unterschieden (vgl. Markefka, 1981:137f.). Hierbei bezieht sich
ersterer auf politische und die beiden weiteren mehrheitlich auf ethnische, religiöse und
sprachliche Minderheiten. Es lässt sich hier schon eine gewisse Schwierigkeit erkennen,
denn oftmals wurden Versuche einer Definition unternommen, die nur einen der
genannten Teilbereiche abdeckten. „Definitionen, die auf solchen Einschränkungen
basieren, können [...] keinen Anspruch auf Allgemeingültigkeit erheben, sondern
decken lediglich einen bestimmten Teil der minoritären Erscheinungen ab.“ (Eglin,
1998:140).
In
dieser
Arbeit
wird
folglich
nicht
unter
den
verschiedenen
Sprachgebräuchen unterschieden, sondern Definitionskriterien einer allgemein gültigen
Definition behandelt.
2.2 Herkunft und Wortsinn
Im deutschen Sprachraum ist das Wort Minderheit erstmals im Jahre 1809 als
Übersetzung aus dem Französischen erschienen. Minderheit ist die Verdeutschung des
Fremd-wortes ‚Minorität’ (franz. minorité), das seit der Französischen Revolution in der
deutschen Sprache Verwendung findet (vgl. Eglin, 1998:138).
Aus einer etymologischen Sichtweise betrachtet, leitet sich das Wort Minderheit
vom germanischen Wort ‚minder’ ab. Dieses ist verwandt mit den lateinischen
Begriffen ‚minus/minor’ (vgl. Krugmann, 2004:56). Im Duden (Langenscheidts
Taschenwörterbuch, 1968:377) stehen für die Übersetzung von ‚minor’ (= ‚parvus’)
folgende für in diesem Zusammenhang von Bedeutung stehende Begriffe: a.) klein,
unbeträchtlich, d.) (zahlen- und mengenmässig) gering, geringfügig, e.) von geringem
Wert, unbedeutend, unwichtig, gering, schwach, g.) (an Rang) gering, niedrig, ärmlich.
In den meisten Fällen, wenn von einer Minderheit die Rede ist, wird direkt auf die
geringere Anzahl, also die zahlenmässige Unterlegenheit dieser Gruppe gegenüber der
Restgruppe geschlossen. Aufgrund der Übersetzung des Dudens kann dies jedoch nicht
eindeutig gesagt werden, denn ‚minder’ kann nebst einer zahlenmässig Geringfügigkeit
auch ein niederer Rang bedeuten.
62
Schon hier erlebt der Begriff verschiedene Interpretationsformen, was eine
konkrete Definition nicht unbedingt begünstigt. Ob man von Minderheiten nur spricht,
wenn diese in einer zahlenmässigen Unterlegenheit sind oder auch dann, wenn sie zwar
zahlenmässig überlegen, aber in einer politisch schwächeren Position als die
Restbevölkerung sind, hängt stark davon ab, ob es bei der Definition von Minderheit
um deren Schutz geht oder nicht.5 Bevor auf diese Thematik eingegangen wird, soll die
Frage aufgeworfen werden, ob eine Minderheitendefinition überhaupt notwendig ist, da
die Welt bis zum heutigen Tage scheinbar auch ohne eine solche ausgekommen ist, und
wenn ja, warum diese erforderlich ist.
2.3 Erforderlichkeit einer Minderheitendefinition
Bis zum heutigen Tag haben die Bemühungen eine allgemeingültige Definition
von Min-derheiten aufzustellen noch keine Früchte getragen. Es kann nun die Frage
gestellt werden, ob überhaupt eine solche notwendig ist. Vielleicht reichen ja die
vorhandenen Definitionsversuche als Arbeitsgrundlage aus, und Zweifelsfälle können
im Rahmen der Einzelfall-Lösung geklärt werden. Auf der einen Seite zeigen die
Bemühungen, dass der Wunsch nach einer Definition da ist. Auf der anderen Seite
können das fehlende Dranbleiben an der Thematik und der mangelnde Effort darauf
hindeuten, dass dies als ein nicht wichtiger oder drängender Themenbereich erachtet
wird.
Nach der Meinung von Eglin, liegt „seit jeher ein Spannungsverhältnis zwischen
den Minderheiten und dem Staat“ vor (1998:142). Auf Grund dessen ist vor allem auf
Seiten der Staaten „eine gewisse Zurückhaltung bei der Suche nach einem einheitlichen
Begriff“ zu beobachten (1998:142). Staaten befürchten einen Teilverlust ihrer
Souveränität, wenn sie sich dem Minderheitenschutz annehmen und lehnen
infolgedessen eine verbindliche Allgemeindefinition ab (vgl. Blumenwitz, 1992:28).
Eine mangelnde Definition kann Politiker oder Staaten dazu verführen, den
Minderheitsbegriff zu missbrauchen und nur dann zu verwenden oder zu unterlassen,
wenn es zum eigenen Vorteil verhilft. Es ermöglicht beispielsweise, die Minderheiten in
ihrem Land zu leugnen, um sich auf diese Weise den rechtlichen Verpflichtungen und
5
Ein Beispiel hierfür wäre die dunkelhäutige Bevölkerung in Südafrika, die zwar zahlenmäßig der weißen
Be-völkerung überlegen ist, jedoch politisch von diesen unterdrückt wird und Schutz nötig hätte. Soll in
diesem Beispiel der dunkelhäutigen Bevölkerung der Status der Minderheit zugeschrieben werden?
63
Bindungen zu entziehen (vgl. Krugmann, 2004:61). Eine rechtliche Definition des
Minderheitenbegriffs wäre also für die Anwendung und Weiterentwicklung von
Minderheitenrechten von grossem Vorteil (vgl. Lahnsteiner, 2014:57).
Davon ausgehend kann die Theorie aufgestellt werden, dass, wenn Politiker oder
Regie-rungen wirklich am Schutz der gesamten Bevölkerung gleichermassen
interessiert wären und dies über sämtliche persönliche Vorlieben stellen würden, eine
Definition von Min-derheit tatsächlich nicht erforderlich wäre. Da dies jedoch eine
utopische Vorstellung ist und mit der Realität nicht übereinstimmt, ist eine allgemein
anerkannte Definition, nach welcher sich alle gleichermassen richten müssen,
unabdingbar. Dies vor allem in Anbetracht des erhöhten Schutz von Minderheiten durch
eine Definition. Krugmann (2004:55) meint, dass eine Gesellschaft, die sich nicht um
die Interessen ihrer Minderheiten kümmert und keine Rücksicht auf diese nimmt, den
Rückfall in die Barbarei riskiert.
Das Fehlen einer Definition ist also nicht auf deren Entbehrlichkeit
zurückzuführen, sondern auf den Umstand, dass das Erarbeiten einer allgemeingültigen
Definition mit sehr vielen Schwierigkeiten verknüpft ist und die bisherigen
Definitionsversuche nicht „konsensfähig waren“ (Krugmann, 2004:62). In Anbetracht
der oben dargestellten Thematik, ist also eine Definition von grosser Bedeutung.
„Rechts- und Sozialwissen-schaften sowie andere wissenschaftliche Disziplinen
[brauchen] eine klare Bedeutung des Minderheitenbegriffs, auf den sie aufbauen
können“ (Lahnsteiner, 2014:16). Es ist wichtig, dass man eine Definition erzielt, denn
die
rechtliche
Anerkennung
Konfliktvermeidung
und
ein
von
Minderheiten
friedliches
ist
für
Nebeneinander
eine
eine
nachhaltige
unverzichtbare
Voraussetzung. Oder wie Krugmann dazu meint, sollte die Schwierigkeit in der
Formulierung einer Definition „nicht zu Resignation führen, sondern vielmehr als
Ansporn empfunden werden, die Definitionsfrage sowohl inhaltlich als auch in der
politischen Umsetzung voranzutreiben.“ (2004:62).
2.4 Minderheitenschutz
Im vorangehenden Kapitel wurde das Augenmerk auf die Erforderlichkeit einer
Definition gelegt. Es wurde die Notwendigkeit einer Definition vor allem hinsichtlich
des Schutzes der Betroffenen ersichtlich. In den folgenden Zeilen wird darauf
eingegangen, ob es bei der Definition von Minderheit direkt auch um deren Schutz geht,
64
und ob eine Gruppe von Menschen als Minderheit definiert wird, weil sie Schutz nötig
hat. Denn wenn es bei der Definition grundsätzlich um den Schutz der betroffenen
Menschen geht, braucht eine Menschengruppe, die im sozialen Rang gut gestellt oder
reich ist, nicht den Status der Minderheit innezuhaben, obschon sie zahlenmässig
unterlegen
ist.
Die
Kriterien
der
zahlenmässigen
Unterlegenheit
und
des
Schutzanspruches können einander ausschliessen. Für das Erstellen einer allgemein
gültigen Definition von Minderheit ist es deshalb wichtig, dass man klärt, welcher der
zwei genannten Punkte prioritär behandelt werden soll.
Eglin (1998:227) zeigt auf, dass in politischen Alltagsdebatten die primäre Frage
nach dem Vorliegen einer Minderheit (u.a. durch die Unterzahl gegenüber der
Mehrheitsbevölkerung
definiert)
oft
mit
der
sekundären
Frage
nach
ihrer
Schutzwürdigkeit gleichgesetzt wird. Er betont jedoch, dass, wenn von einer Minderheit
gesprochen wird, dies noch nichts über allfällige Schutzmassnahmen aussagen kann.
Nach dem genannten Autor, soll also die Überlegung, ob eine Minderheit vorliegt, von
der weiteren Frage nach deren Schutzwürdigkeit getrennt werden. So gibt es durchaus
Gruppen
in
der
Minderzahl,
die
keinen
Schutz
nötig
haben
und
auch
Personengruppierungen, die durchaus schützenswert wären, jedoch nach heutigen
Kriterien keine Minderheit darstellen.
2.5 Definitionskriterien
Minderheiten können nach verschiedenen Gesichtspunkten eingeteilt werden.
Oftmals werden zwischen politischen und strukturellen Minderheiten unterschieden.
Der Haupt-unterschied zwischen den beiden Arten von Minderheiten liegt in der
zeitlichen Stabilität des objektiven Kriteriums. Wenn diese Eigenschaft nur über eine
kurze Zeitdauer erhalten bleibt und sich gut und schnell ändern kann, spricht man von
politischen Minderheiten. Die Eigenschaften struktureller Minderheiten bleiben
hingegen über lange Zeiträume, wenn nicht für immer erhalten (vgl. Eglin, 1998:182).
Nachfolgend wird der Fokus auf einige gängige Definitionskriterien gelegt. Hierbei
zählen alle zu den strukturellen Minderheiten. Durch eine nähere und kritische
Betrachtung
sollen
deren
Unzulänglichkeiten
und
die
Schwierigkeit,
allgemeingültige Definition zu schaffen, aufgezeigt und veranschaulicht werden.
65
eine
a. Zahlenmässige Unterlegenheit
Es
erscheint
nahe,
die
Definitionskriterien
mit
der
zahlenmässigen
Unterlegenheit zu beginnen, ist dies doch ein sehr kontrovers diskutierter Aspekt und
Basis für viele Diskus-sionen. So setzen die einen, Minderheiten mit einer kleineren
Zahl verglichen mit der Restbevölkerung gleich, ohne weitere Kriterien in die
Diskussion miteinzubeziehen, während andere die Position vertreten, dass es bei der
Definition von Minderheit nicht oder jedenfalls nicht nur auf das quantitative Element
ankommt (vgl. Eglin, 1998:161).
Hinsichtlich des hier zu behandelnden Themenbereichs, stellt die Minderheit
diejenige Menschengruppe dar, die sich durch objektive oder subjektive Merkmale von
der Restbevölkerung unterscheidet und dieser numerisch unterlegen ist. Im
umgangssprachlichen werden Minderheiten oftmals nach diesem primären Kriterium
definiert.
Zu Beginn gilt es, einen Bezugsrahmen, in welchem die Differenzierung
zwischen
Minderzahl
und
Mehrzahl
stattfindet,
festzulegen.
So
können
Personengruppen, die auf Staatsebene eine Minderzahl bilden, regional zur Mehrheit
gehören. Dasselbe Phänomen gibt es auf überstaatlicher Ebene, es werden Minderheiten
mit „entgegengesetztem Vorzeichen“ anzutreffen sein (Eglin, 1998:142). Das bedeutet,
dass Menschengruppen in einem Staat eine Minderheit darstellen und in einem anderen
Land die Mehrheit bilden. Für gewöhnlich werden Minderheiten, bzw. Mehrheiten
jedoch im Hinblick „der Gesamtzahl der Bevölkerung des betroffenen Staates“ ermittelt
(Krugmann, 2004:63).
Weiter soll thematisiert werden, ob der Minderheitenstatus nur denjenigen
zugutekommen soll, die ausreichend repräsentiert sind. Eine zahlenmässige Untergrenze
wurde sogar im Rahmen internationaler Abklärungen gemacht, die lautete, dass einer
Minderheit mindestens 100 Individuen angehören sollen (vgl. Oxenknecht, 1986:331).
In Anbetracht der vielen Arten von Minderheiten, scheint diese Untergrenze künstlich
und willkürlich gesetzt. Deshalb wurde versucht, weitere Kriterien aufzustellen, die eine
zahlenmässige Unterlegenheit eingrenzen, wovon eines wäre, dass die Minderheit sich
aus mindestens so vielen Angehörigen zusammensetzen müsste, und dass „sie ihre
spezifischen Merkmale auf Dauer wahren und erhalten könne.“ (Eglin, 1998:166). Ein
anderes besagt, dass die Zahl der Minderheitsangehörigen so gross sein müsse, „dass sie
von einiger Bedeutung für die Gesellschaft ist.“ (Oxenknecht, 1986: 332).
66
Von diesen Überlegungen ausgehend, kann die Frage aufgestellt werden, ob der
Minderheitenstatus nur denjenigen zugutekommen soll, die zahlenmässig ausreichend
repräsentiert sind. Vor dem Hintergrund, dass es im Wesentlichen darum geht, die
betroffenen Personen zu schützen, sollte es bei der Feststellung, ob es sich um eine
Minderheit handelt, keine Mindestanzahl geben dürfen,6 denn auch kleinste Gruppen
können schutzbedürftig sein. In wie weit sie dies sind, und ob dieser Schutz auch im
Rahmen des Minderheitenschutzes betrachtet werden soll, wird an dieser Stelle nicht
thematisiert.
Nimmt man das Kriterium der zahlenmässigen Unterlegenheit, wird klar, dass
diesem eine zahlenmässige Überlegenheit, eine Mehrheit, gegenüber stehen muss. Das
Eine kann ohne das Andere nicht existieren, sie bedingen sich gegenseitig. Eine
Minderheit muss „stets im Blick auf die getroffene Auswahl der Gesamtheit gesehen
werden.“ (Krugmann, 2004:57). Im politischen Sinne ist also nicht verwunderlich, dass
die in Wahlen oder Abstimmungen zahlenmässig unterlegene Gruppe als Minderheit
bezeichnet wird. In diesem Fall unterscheiden sich die Minderheit und die Mehrheit also
rein durch das Abzählen der Stimmen, und es kommt bei der Ermittlung nicht auf
Inhalte an. Etwas schwieriger wird es bei Minderheiten und Mehrheiten, die sich
aufgrund ihrer besonderen Lebenseinstellung, ihrem persönlichen Schicksal oder ihrer
Religion, ihrer Sprache, ihrer Volkszugehörigkeit, etc. voneinander unterscheiden.
Nebst dem rein objektiven, formalen Minderheitenbegriff, wie dies im politischen Sinne
der Fall ist, kommen materielle Kriterien7, die den Minderheitenstatus begründen,
hinzu.
Im Duden (Duden, 2013) steht für die Definition von Minderheit 1b.)
zahlenmässig unterlegene [und darum machtlose] Gruppe (in einer Gemeinschaft,
einem Staat o.Ä.).
Es wird folglich einen direkten Zusammenhang von einer
zahlenmässig unterlegenen Gruppe zu deren Machtlosigkeit gemacht. Wie jedoch
zahlreiche Beispiele zeigen, ist dies nicht immer der Fall. Wie weiter vorne schon
einmal angesprochen, ist es sehr wichtig, das Kriterium der zahlenmässigen
6
Auf die Problematik, ob es bei der Definition von Minderheit um deren Schutz geht, wurde in einem
separaten Kapitel auf Seite 9 eingegangen. In der Literatur lässt sich auf diese Frage keine klare Antwort
finden. Einige erkennen der Schutzwürdigkeit keine Priorität zu (nebst vielen: Capotorti), während andere
das Anrecht auf Schutz über andere Kriterien stellen (nebst vielen: Krugmann).
7
Für Krugmann (2004) sind die Sprache, die Ethnizität, die Religionszugehörigkeit, etc. materiellen
Kriterien.
67
Unterlegenheit von demjenigen der geringeren Macht-position zu unterscheiden. Diese
zwei genannten Aspekte sind nicht aneinander gekoppelt, mehr noch, sie können sich
gegebenenfalls ausschliessen. Im Falle einer zahlenmässigen Überlegenheit, gekoppelt
mit einer machtpositionellen Unterlegenheit, wird manchmal von einer seitenverkehrten
Minderheit gesprochen (vgl. Bähr, 1992:292).
Während der quantitative Aspekt lange im Vordergrund stand, wird der Fokus in
jüngerer Zeit vermehrt auf qualitative Merkmale gelegt (vgl. Eglin, 1998:164). Zu
diesen gehören u.a. auch die nächsten Definitionskriterien.
b. Keine herrschende Stellung
Unter dem Definitionskriterium ‚keine herrschende Stellung’ ist folgendes zu
verstehen: Das Recht einer Personengruppe, als eine Minderheit gelten zu können,
aufgrund dessen, dass sie keine herrschende Stellung im Staat innehat. Diese
Unterlegenheit kann im Sinne einer mangelnden politischen Macht oder in einem
wirtschaftlichen oder sozialen Kontext verstanden werden (vgl. Ermacora, 1988:43).
Die Unterlegenheit kann soweit gehen, dass die Personengruppe diskriminiert,
unterdrückt oder sogar verfolgt wird.
Oftmals wird in Definitionsversuchen einerseits auf eine zahlenmässige
Unterlegenheit, andererseits auf die fehlende Macht der betroffenen Gruppe
hingewiesen. Wie im vorhergehenden Kapitel erwähnt, werden diese beiden oftmals
direkt miteinander verbunden. Hier ist jedoch Vorsicht geboten, denn es gibt auch
zahlreiche Beispiele, in denen eine Personengruppe in der Minderzahl ist und trotzdem
eine herrschende Position einnimmt, während die Mehrzahl politisch, wirtschaftlich
oder sozial unterdrückt wird.8 Es stellt sich nun die Frage, ob im beschriebenen Fall
auch von einer Minderheit gesprochen werden kann, die Anspruch auf den
Minderheitenschutz hat. Pritchard (2001:186) argumentiert dagegen. Sie ist der
Meinung, dass es irreführend ist, die unterdrückte Mehrheit als Minderheit zu
konzipieren. Die unterdrückte Mehrzahl der Bevölkerung ist Opfer von Verletzungen
8
Beispiele sind die erwähnte schwarze Bevölkerung im Bezug zur weißen in Südafrika oder die Indiobevölkerung in Bolivien. In Rumänien ist dies auf staatlicher Ebene nicht der Fall. Unter den
verschiedenen Minderheiten gibt es keine, die im Allgemeinen eine bessere Stellung einnimmt als die
Rumäninnen und Rumänen. Erwähnt werden kann jedoch der hohe Prozentsatz an Akademikern der
Deutschen (10.58%) im Vergleich zu demjenigen der Rumänen (7.234%) (Lahnsteiner, 2008:1109).
68
des Selbstbestimmungsrechtes und bedarf auf eine andere Art unterstützt und geschützt
zu werden, als dies im Minderheitenschutz verankert ist (vgl. Pritchard, 2011:186).
Ähnlich ist es auch bei der Frage nach dem Minderheitenstatus einer zahlenmässig
unterlegenen, sich jedoch in einer herrschenden Stellung befindender Menschengruppe.
Herrschende Minderheitengruppen bedürfen keines Schutzes vor der Mehrheit und
sollen folglich auch kein Anrecht auf den Status als Minderheit haben (statt vieler:
Pritchard, 2011:187).
‚Keine herrschende Stellung’ innezuhaben, ist ein wichtiges Indiz zur
Minderheits-zuschreibung einer bestimmten Gruppe. Andererseits soll aber auch das
Kriterium der quantitativen Unterlegenheit gewichtet werden damit sich der Begriff der
Minderheit in einem überschaubaren Rahmen hält und sich nicht ins „Uferlose“
ausweitet (Eglin, 1998:165). Davon ausgehend kann gesagt werden, dass zur
Bestimmung einer Minderheit einerseits das Kriterium der geringeren Anzahl und
andererseits das Kriterium der niedrigeren Stellung im Vergleich zur Restbevölkerung
Gültigkeit haben soll. In diesem Fall käme eine Minderzahl zur einer Minderheit, wenn
sie schutzbedürftig, bzw. förderungswürdig ist (Krugmann 2004:86).
Dies bedeutet aber nicht, dass derjenigen Menschengruppe, welche sich in der
Mehrzahl befindet und von der Minderzahl unterdrückt wird, kein Schutz zukommen
soll. Nur sollte nach Eglin (1998:164) für solche Personengruppen nicht der Begriff
Minderheit verwendet werden. Die Problematik würde dann nicht unter dem
Minderheitenschutz diskutiert werden, sondern in anderen Bereichen, wie der von
Pritchard (2011) genannten Verletzung des Selbstbestimmungsrechtes.
Die soziale und wirtschaftliche Lage in Rumänien unterscheidet sich sehr stark
zwischen den jeweiligen Minderheiten. Auffallend hierbei ist sicherlich die
Bevölkerung der Roma. Die Akademikerquote liegt bei ihnen bei 0.17%, während es
bei den Ungarn 4.5% und bei den Rumänen 7.34% sind. Die Deutschen liegen mit einer
Quote von 10.58% weit über dem Durchschnitt (vgl. Lahnsteiner, 2008:1109).
Aufgrund des niedrigen Bildungsgrades, lassen sich einige Minderheiten fast nicht in
attraktiven Berufsfeldern finden. Bei den Roma liegt die Arbeitslosigkeit bei 28.5%, –
bei den Rumänen bei 11.5% – wobei es Dörfer gibt, in welchen die Arbeitslosigkeit bei
69
90% liegt.9 Die schlechte Schulbildung und die hohe Arbeitslosigkeit führen zu Armut
und Verzweiflung, was Kriminalität fördern kann. Ein Grossteil der Roma findet sich in
einem Kreislauf wieder, von welchem es schwierig ist, loszukommen. Nach der
Meinung von vielen rumänischen Bürgerinnen und Bürgern wollen sich die Roma nicht
integrieren und werden oft nur als bettelndes Volk am Strassenrand wahrgenommen
(vgl. Sallanz, 2005:136).
c. Ethnische Minderheiten
Krugmann (2004:68) schreibt, dass das Vorhandensein einer numerisch
festgelegten Minderzahl gekoppelt mit der Abwesenheit einer herrschenden Stellung
allein noch nicht für einen völkerrechtlichen Minderheitenbegriff reiche. Es braucht
noch weitere materielle Eigenschaften für eine klare Identifikation von Minderheit.
Die Definition von Ethnische Minderheiten ist nicht vollständig klar und lässt Fragen
offen. Dies erschwert natürlich das Erstellen von Kriterien, nach welchen sich ethnische
Minderheiten differenzieren (u.a enzyklo.de, 2014). Im Folgenden wird das
Definitionskriterium ‚ethnische Minderheiten’ (u.a. nach Boden, 1993) nach
ausgewählten Eigenschaften beschrieben, wohlwissend, dass auch andere Auslegungen
möglich sind.
Ethnische Minderheiten können sich durch verschiedene Kriterien von der
Mehrheits-bevölkerung differenzieren. Abgrenzungskriterien können die Sprache, die
Religion, die Geschichte sein (sonderwege). Weiter können unter den Mitgliedern der
ethnischen Minderheit ein starkes Zusammengehörigkeitsgefühl und der Wunsch, die
besonderen Merkmale ihrer Kultur zu fördern und beizubehalten, vorhanden sein.
Schlussendlich spielt auch das Verhalten der Mehrheitsbevölkerung gegenüber der
Minderheits-bevölkerung eine wichtige Rolle. Dieses kann sich in Form von Integration
oder Ausgrenzung manifestieren.
Im Terminus der ethnischen Minderheiten sind viele Eigenschaften enthalten,
die im folgenden Teil der Arbeit genauer erläutert werden und die als eigene
Definitionskriterien aufgestellt werden. Die Meinungen, in welche Kriterien
9
Diese Ergebnisse stammen aus der Volkszählung 2002 und wurden von Lahnsteiner (2008)
übernommen. Leider konnten keine neueren Daten gefunden werden.
70
schlussendlich aufgeteilt werden soll und auf welcher Ebene hierbei die ethnischen
Minderheiten stehen, gehen auseinander.10
In Rumänien stellen die Roma und die Tataren ethnische Minderheiten im
eigentlichen Sinne dar. Sie grenzen sich durch objektive sowie subjektive Merkmale
von der Restbevölkerung ab und bleiben zu einem grossen Teil unter sich. Es ist
geläufig, dass ethnische Minderheiten endogam heiraten, um unter sich zu bleiben und
die eigenen Identifikationswerte beizubehalten.
d. Nationale Minderheiten
Nationale Minderheiten werden teilweise auch als Synonyme von ethnischen
Minderheiten verwendet (vgl. Eglin, 1998:202). In dieser Arbeit wird jedoch zwischen
diesen Minderheiten unterschieden, und es wird beiden Arten von Minderheiten ein
separates
Unterkapitel
gewidmet.
Ethnische
Minderheiten
umfassen
einen
weiträumigeren Bereich, während sich die nationalen Minderheiten auf die Nationalität
der betroffenen Minderheit Bevölkerung beschränkt. Oxenknecht (1986:335) besagt,
dass
nationale
Minderheiten
als
eigentlicher
Ursprung
und
Auslöser
der
Minderheitendiskussion im europäischen Kontinent gelten. Sie entstanden im 19.
Jahrhundert aufgrund dessen, dass sich der reine Nationalstaat nicht durchsetzen konnte
und mehrere Nationen im gleichen Staat leben mussten.
Folgendes Zitat geht auf Lenz (1924:619) zurück, welcher die nationalen
Minderheiten beschreibt. Diese erfreut sich noch immer über Gültigkeit.
„Die nationalen Minderheiten sind nicht Teil eines Staates eigener
Nation. Ihnen ist das Glück, einem Staat eigener Nation
anzugehören, versagt. Ein solcher Staat mag bestehen; so gehören
sie im doch nicht an. (...) so bleibt ihnen nicht mehr als die
Hoffnung auf die Zukunft. Umso stärker ist das Band, das sie mit
ihren Stammesbrüdern verbindet.“
10
Beispielsweise fasst Krugmann (2004:68) die ‚ethnische, religiöse und sprachliche Eigenart’ als ein
Definitionskriterium zusammen, während Eglin (1989:201ff.) unter ethnischen Minderheiten (im weiten
Sinne) die Kriterien der Rasse (ethnische Minderheiten im engeren Sinn), der Nation, der Religion und
der Kultur, insbesondere der Sprache zusammenfasst. Den ethnischen Minderheiten stehen die sozialen
Minderheiten gegenüber, und gemeinsam bilden sie die zwei Unterkategorien der strukturellen
Minderheiten.
71
Die Volkszugehörigkeit als Kriterium der nationalen Minderheiten ist nicht leicht
zu erfassen, denn sie stellt kein rein objektives Merkmal dar. Da jedoch bei vielen
nationalen Minderheiten noch zusätzliche Eigenschaften wie eine andere Religion oder
Sprache auftreten, wird die Zuordnung zur Minderheit erleichtert (vgl. Eglin, 1989:203).
Noch unklar und in völkerrechtlicher Literatur kontrovers diskutiert, ist, ob auch
Personen
zu
den
nationalen
Minderheiten
gezählt
werden,
welche
die
Staatsangehörigkeit ihres Landes (noch) nicht besitzen, oder ob diese schlichtweg als
eine grosse Gruppe von Ausländern gelten. Wird die Zugehörigkeit dieser Menschen zu
einer nationalen Minderheit bestritten, so zählen sie als Ausländer sicherlich zu den
sozialen Minderheiten11 (vgl. Eglin, 1989:203).
In Rumänien werden die Minderheiten fast ausschliesslich in nationale
Minderheiten eingeteilt12. So zählen Ungarn, Ukrainer, Deutsche, Türken, Griechen und
weitere zu den nationalen Minderheiten.
Auffallend ist, dass grundsätzlich alle diejenigen Minderheiten, die ein
Heimatland haben, als nationale Minderheiten gelten, während die Tataren, die Roma
und die Juden zu anderen Minderheiten gehören, da sie keinen ‚eigenen’ Staat haben
oder dieser noch nicht lange existiert. Die genannten Minderheiten werden aufgrund
eines anderen dominierenden Faktors zu dessen Minderheit gezählt. In diesem Fall
handelt es sich um zwei ethnische und eine religiöse Minderheit.
e. Kultur, insbesondere Sprache
Ethnische Minderheiten zeichnen sich wie voran erwähnt u.a. durch ihre Kultur
aus. Als kulturelle Eigenschaften zählen alle spezifischen Traditionen, Sitten und
Gebräuche, Gepflogenheiten und die Sprache, welche als wichtigste kulturelle
Erscheinung gilt (vgl. Eglin, 1998:204). Es ist nun möglich, Minderheiten aufgrund
ihrer Sprache als solche zu identifizieren. Man spricht in diesem Fall von sprachlichen
Minderheiten. Die Sprache der Minderheit muss sich von der Sprache der Mehrheit
11
Eglin (1998) unterscheidet zwischen politischen und strukturellen Minderheiten. Die strukturellen
Minderheiten werden weiter unter ethnische und soziale Minderheiten sowie besondere Fälle von
Minderheiten politsicher Art eingeteilt. Die sozialen Minderheiten stehen nach ihm also auf derselben
Ebene wie die ethnischen Minderheiten und ‚über’ den rassischen, nationalen, religiösen und kulturellen
Minderheiten. Trotzdem werden sie in dieser Arbeit auf derselben Ebene analysiert und als eines der acht
hier untersuchten Definitionskriterien aufgelistet. So wird es auch mit dem Kriterium der ethnischen
Minderheit gemacht.
12
Vgl. Tabelle 1 auf Seite 3
72
unterscheiden und darf weder Nationalsprache noch Dialekt sein (vgl. Krugmann,
2004:111). Es ist oftmals so, dass ethnische und/oder, religiöse und/oder sprachliche
Eigenheiten zusammentreffen. In diesen Fällen wird mehrheitlich von ethnischen
Minderheiten gesprochen.13 Oft geschieht die Unterscheidung von Völkern aufgrund
der Sprache. Gleichwohl kann es aber Sprachminderheiten geben, die keine ethnischen
Minderheiten
sind.14
Bei
Sprachminderheiten
steht
der
Schutz
der
Minderheitensprachen im Vordergrund. Dabei geht es um die Gewährleistung ihres
(diskriminierungs-)freien Gebrauchs im privaten sowie im staatlichen Bereich (vgl.
Krugmann, 2004:112).
In Rumänien steht bei keiner der offiziellen Minderheiten das sprachliche
Kriterium im Vordergrund. Gleichwohl wird aber von den jeweiligen Minderheiten eine
grosse Aufmerksamkeit auf die Sprache gerichtet. So ist das Erhalten der eigenen
Sprache ein Aspekt, welchem grosse Wichtigkeit beigemessen wird. Hier wird
nochmals ersichtlich, dass die Sprache eine zentrale Rolle hinsichtlich der kulturellen
Identität spielt.
Spannend ist der Unterschied zwischen den Türken und den Tataren hinsichtlich
der Einstellung zur eigenen Sprache: Beide messen dem Beibehalten der eigenen
Sprache eine grosse Wichtigkeit zu. Der Unterschied manifestiert sich aber darin, dass
die Sprache der Tataren immer weniger gesprochen wird, und sie den Verlust als
unaufhaltsam ansehen, während die Türken voller Elan und Motivation die eigene
Sprache kultivieren, und fördern. Ein Grund für die unterschiedliche Einstellung kann
die Tatsache sein, dass die Türken ein Land haben und sich diesem verbunden fühlen,
auch wenn sie nicht in diesem leben. Hingegen die Tataren besitzen keinen Staat und
können sich folglich nicht auf ein grosses gemeinsames Territorium berufen.15
Hinsichtlich den Deutschen kann gesagt werden, dass ein sehr grosses Interesse
an ihrer Sprache vorhanden ist, einerseits von den Minderheiten selber, welche ihre
Mutter-sprache sprechen und beibehalten möchten, andererseits auch von der
13
Krugmann fasst in seinem Buch Das Recht der Minderheiten (2004) sogar die ‚ethnische, religiöse und
sprachliche Eigenart’ unter einem Definitionskriterium zusammen.
14
Ein Beispiel hierfür wären die verschiedenen Sprachen in der Schweiz, wobei die rätoromanischsprechende Bevölkerung als sprachliche Minderheit der Schweiz betrachtet werden kann.
15
Den Tataren gehört zwar kein Land, doch gibt es im westlichen Russland eine autonome Republik mit
dem
Namen Tatarstan. Es leben etwa 4 Mio. Menschen in dieser Republik. Die offiziellen Sprachen sind
Russisch und Tatarisch (Wikipedia, 2014, Tatarstan).
73
rumänischen Bevölkerung selbst. In Tulcea16 beispielsweise ist die deutsche Minderheit
sehr klein, und trotzdem werden viele Rumänen Mitglieder im Forum, um die Kultur
und die Sprache der Deutschen zu erlernen (vgl. Sallanz, 2005:84).
Anders sieht die Situation bei den Roma aus. Von den Roma sprechen nur etwa
40% das Romanes (Hausleitner, 2008:83). Es scheint, dass nicht ein sehr grosser Wert
auf die Sprache Romanes gelegt wird. Mehr wird Rumänisch oder bei Einwanderern die
Sprache des Landes, in welchem sie vorher gelebt haben, kultiviert.
f. Religion
Ein weiteres minderheitsbildendes Merkmal kann die von der Mehrheit
abweichende Konfessionszugehörigkeit sein. Eine religiöse Minderheit zeichnet sich
dadurch aus, dass sie sich zu religiösen Vorstellungen bekennen, die von der jeweiligen
Staatsreligion oder dem religiösen Bekenntnis der Mehrheit abweichen (vgl. Ermacora,
1988:45).
Obwohl die religiösen Minderheiten zu den strukturellen Minderheiten gehören,
haben sie Elemente, welche sie mit den politischen Minderheiten verbinden. Sie stellen
wie die politischen Minderheiten Weltanschauungsgruppen dar, was bedeutet, dass ihr
objektives Abweichungskriterium nicht extern in Erscheinung tritt, sondern aus einer
inneren
Grundhaltung
entsteht
(vgl.
Eglin,
1998:203f.).
Weiter
ist
die
Religionszugehörigkeit in heutiger Zeit ein unstabiles Element, welches nach Belieben
jedes einzelnen geändert werden kann (vgl. Krugmann, 2004:72).
Rumänien ist ein säkulares Land und hat keine Staatsreligion. Von den rund 21
Mio. Einwohnern, sind 86.8% orthodox. 4.7% sind römisch-katholisch, 3.2% sind
reformiert, 0.3% sind muslimisch und etwas weniger als 0.1% sind jüdisch (Romania).
Davon ausgehend kann man von den vier Letztgenannten von religiösen Minderheiten
Rumäniens sprechen. Menschen, die sich also einer dieser Religionen speziell
verbunden fühlen, können zu religiösen Minderheiten gezählt werden. Die Türken und
die Tataren sind beispielsweise muslimisch, während die Griechen orthodox sind.
Früher wurde das Wort ‚orthodox’ gleichgesetzt mit ‚Grieche sein’. Der orthodoxen
Kirche anzugehören, bedeutete Grieche zu sein und umgekehrt, unabhängig davon, ob
16
Tulcea ist die Hauptstadt des gleichnamigen Kreises Tulcea in der historischen Region Dobrudscha
und liegt im süd-östlichen Teil Rumäniens am Schwarzen Meer in der Nähe des Donau-Deltas
(Wikipedia, 2015, Tulcea)
74
die Nationalität der betroffenen Person tatsächlich Grieche war.17 Die Roma gehören
nicht einer einheitlichen Religion an. Für sie ist die Religion kein zentraler
Anhaltspunkt im Leben. In der Geschichte der Roma ist verzeichnet, dass sie oftmals
ihre Religion aus überlebenstechnischen Gründen wechselten und derjenigen der
Menschen, unter denen sie lebten, anpassten (vgl. Djuric, 2012).
Im fortgeschrittenen Teil dieser Arbeit wird darauf eingegangen, dass jeder
Mensch Angehöriger zahlreicher Mehr- und Minderheiten ist (siehe Seite 20). Diese
Problematik tritt auch hier zum Vorschein, denn all diese Menschen, die sich einer
Religion zugehörig fühlen, sind gleichzeitig entweder Rumänen, Deutsche, Türken, etc.
In Listen mit rumänischen Minderheiten sind mehrheitlich Nationalitäten aufgeführt,
und nur die Juden sind als religiöse Minderheiten aufgelistet (vgl. Romania).
g. Solidaritätsgefühl
Die Definitionselemente wie eine zahlenmässige Unterlegenheit, das Fehlen
einer herrschenden Stellung, ethnische, sprachliche und religiöse Eigenarten und
weitere gelten als objektiv feststellbare Kriterien (vgl. Krugmann, 2004:79). Zur
Minderheiteneigenschaft gehören jedoch auch subjektiven Eigenschaften. Zu diesen
zählen der Wille der Zugehörigkeit, Solidaritätsgefühl und das Gruppenbewusstsein.
Die Mitglieder der Minorität müssen sich ihrer spezifischen Eigenschaften bewusst sein
und den Willen entwickeln, diese zu bewahren (vgl. Eglin, 1989:175). Es gibt
Minderheiten, die ein sehr ausgeprägtes Zusammengehörigkeitsgefühl entwickeln,
während andere nur ein sehr kleines Bewusstsein dafür ausbilden. Damit man jedoch
von einer Minderheit sprechen kann, muss ein gewisser Mindestgrad an innerer
Verbundenheit vorhanden sein (Eglin, 1989:176).18 Für Minderheiten mit einer grossen
Anzahl an Angehörigen ist es leichter, ein solches Bewusstsein zu bilden, als
Minoritäten mit nur sehr wenigen Mitgliedern.
Im Fall der Minderheiten in Rumänien sind unterschiedliche Ausprägungen des
Solidaritätsgefühls vorhanden, wobei angemerkt werden kann, dass die meisten ein
17
Diese Informationen stammen aus der Unterrichtsstunde vom 16.06.14, welche von Frau Raluca
Mateoc in Bukarest gehalten wurde.
18
Vegetarier, Nicht-Autofahrer, Kurz-Sichtige sind Beispiele für Menschengruppen, die zwar verglichen
mit der Restbevölkerung eine Minderzahl darstellen, von denen jedoch nicht als ‚Minderheit’ gesprochen
wird.
75
ausgeprägtes Gemeinschaftsbewusstsein aufweisen und dieses bewusst fördern.
Um nochmals auf die Tataren zurückzukommen: Diese bleiben unter sich und heiraten
in den meisten Fällen endogam, um auf diese Weise ihre Kultur und ‚ihr Blut’ zu
bewahren. Die Tataren weisen einen hohen Anteil an Akademikern und Berühmtheiten
auf, was mit Stolz immer wieder erwähnt wurde. Weiter weisen beispielsweise auch die
Deutschen und die Türken ein hohes Solidaritätsgefühl auf. Dieses kommt in Form der
eigenen Sprache, dem Feiern von kulturellen Anlässen, etc. zum Ausdruck.
h. Soziale Minderheiten
Abschliessend werden in kurzer Form die sozialen Minderheiten erläutert.
Eglin (1998:204ff.) fasst die sozialen Minderheiten und die ethnischen Minderheiten als
strukturelle Minderheiten zusammen. Diese stehen den politischen Minderheiten gegenüber. Soziale Minderheiten setzen sich aus Personengruppierungen heterogener Art
zusammen. Das bedeutet, dass die betroffenen Menschen zwar keine ethnische
Minderheit bilden, sich aber trotzdem durch besondere Auffälligkeiten von der
Mehrheit der Bevölke-rung abgrenzen.
Ihr Erscheinungsbild ist sozusagen nicht
‚normal’ im Hinblick zur Majorität und wird von diesen in irgendwelcher Hinsicht als
abweichend gekennzeichnet und beurteilt (vgl. Markefka, 1995:21f.).
Es werden 6 Gruppen der sozialen Minderheiten unterschieden (Markefka:
1995:22ff.): in physischer Hinsicht (z.B. alte Menschen, körperlich Behinderte), in
geistiger
Hinsicht
(z.B.
geistig
Behinderte),
in
psychischer
Hinsicht
(z.B.
Drogenabhängige), in rechtlicher Hinsicht (z.B. Strafgefangene), in sexueller Hinsicht
(z.B. Homosexuelle) oder in ökonomisch-sozialer Hinsicht (z.B. Arme, Obdachlose).
Manchmal wird zur letztgenannten Minderheit auch ein Vergleich mit den wechselnden
politischen Minderheiten gemacht, da in den westlichen Industriegesellschaften die
Übergänge zwischen den sozialen Schichten oftmals fliessend sind und die jeweilige
gesellschaftliche Situation nicht in ihrer Position verharrt (vgl. Eglin, 1998:205).
2.6 Der Mensch als Angehöriger zahlreicher Mehr- und Minderheiten
Es wurden nun einige Kriterien aufgezeigt, nach denen Minderheiten oftmals
kategorisiert werden. Weiter wurde thematisiert, dass die rumänischen Minderheiten,
bis auf wenige Ausnahmen als nationale Minderheiten gelten. Das obgleich diese
76
Menschen auch verschiedenen Religionen angehören oder Sprachen sprechen, welche
nicht von der Mehrheitsbevölkerung gesprochen werden. Davon ausgehend kann eine
weitere Schwierigkeit der einheitlichen Begriffsbestimmung aufgezeigt werden: Jeder
Mensch ist Angehöriger zahlreicher Mehr- und Minderheiten. Jedes Individuum hat
Mehrfach-funktionen
inne, da es gleichzeitig verschiedenen Sozialgruppen und -
kategorien angehört (vgl. Eglin, 1998:144). Diese Komplexität wird von Eglin
(1998:145) in den folgenden zwei Sätzen erläutert:
„(...) ist jedoch die einzelne Person innerhalb einer bestimmten
Einheit wiederum Angehörige interner Mehr- und Minderheiten,
die in der Regel wechselnder Art sind. Der Status eines Menschen
ist in der Sozietät nicht immer gleich, sondern hängt von der
jeweiligen Gruppe und Kategorie ab, so dass auch die Mehr- oder
Minderheitsstellung jeder Person je nach Gemein-schaft höchst
variabel ist.“
Ausnahmslos jedes Glied einer Gesellschaft gehört also mehreren Mindersowie Mehrheiten an.
Aufgrund von Kriterien, von denen einige in dieser Arbeit aufgezeigt wurden,
kann an eine Definition angenähert werden, welche schlussendlich diejenigen
Minderheiten umfasst, die auf einer nationalen Ebene auf Schutz angewiesen sind und
Recht auf solchen haben.
2.7 Die Folgen der Schwierigkeit in der Definition von Minderheiten
Eine allgemeingültige Definition von Minderheit aufzustellen ist mit grossen
Schwierigkeiten verbunden, wie diese Arbeit aufzuzeigen versucht. Doch soll man trotz
der Komplexität des Gegenstandes nicht vom Ziel, eine Definition aufzustellen,
abkommen. Es ist sehr wichtig, dass Minderheiten rechtlich definiert sind, denn nur als
solche können sie den Schutz, der ihnen als Minderheit zusteht, bekommen und offiziell
vom Minderheitenrecht Gebrauch machen. Nach Blumenwitz (1992:28) kann nur von
einem Minderheitenrecht die Rede sein, wenn sich ein eindeutig bestimmbarer
Rechtsträger als Adressat einer Schutzbestimmung zuordnen lässt. Nur wenn rechtlich
klar ist, wer zu einer Minderheit zählt und was als Minderheit angesehen wird, kann ein
77
Bezug zum Recht und zum Schutz gemacht werden. Ansonsten ist die Gefahr gross,
dass der Minderheitenbegriff missbraucht wird und sich Staaten die Freiheit nehmen,
eine Randgruppe als Minderheit anzuerkennen oder nicht. Zusätzlich kann die Offenheit
des Begriffs nicht nur zu groben Missverständnissen führen, sondern auch Konflikte
verschärfen oder gar entzünden (vgl. Eglin, 1998:143). Solange ein international
anerkannter Minderheitenbegriff nicht gefunden wird, liegt es in der Macht des Staates,
diese anzuerkennen und zu unterstützen, bzw. zu schützen. Dieser hat die Definitionsmacht und das Privileg, beliebige Personengruppen als Minderheiten anzuerkennen oder
nicht und sich beim zweiten Fall den völkerrechtlichen Verpflichtungen zu entziehen
(vgl. Blumenwitz, 1992:26). Solange man sich von der Schwierigkeit der Definition
ein-schüchtern lässt und es keine solche gibt, bleiben den Staatsführungen Tür und Tor
für Willkür und Diskriminierung offen.
3. Schlussteil
3.1 Zusammenfassung
Die aufliegende Arbeit zeigt einige der Schwierigkeiten auf, mit denen
Wissenschaftler-innen und Wissenschaftler bei der Definition von Minderheit zu
kämpfen haben. Gründe dafür sind erstens die unzählig vielen Formen, in denen
Minder- und Mehrheiten auftreten. Hierfür ist es zwingend nötig, mit Hilfe von
Kriterien den Begriff einzuschränken, damit der Terminus nicht ins Uferlose läuft. Es
ist nicht Ziel, eine Minderheitendefinition aufzustellen, in denen beispielsweise
Kurzsichtige, Hundebesitzer, Linkshänder oder mündige Personen ohne Führerschein
den Status als Minderheit zugeschrieben bekommen. Aus welchen Kriterien diese
Definition schlussendlich bestehen wird, weiss man noch nicht, doch wurden schon
einige aufgestellt, mit Hilfe derer man einer allgemeingültigen Definition näher
gekommen ist. In dieser Arbeit wurde auf die Einteilung in politische und strukturelle
Minderheiten
von
D.
Eglin
Rücksicht
genommen.
Politische
Minderheiten
unterscheiden sich von den ethnischen Minderheiten hauptsächlich dadurch, dass ihnen
der Status als Minderheit nicht für immer erhalten bleibt, sondern dass die Chance
besteht einmal zur Mehrheit zu werden.
Eine zweite Schwierigkeit zeigt sich darin, dass viele Staaten nicht an einer
allgemein-gültigen Definition von Minderheit interessiert sind, da sie sich durch diesen
78
dem Minderheitenschutz annehmen müssten und folglich einen Teil ihrer Souveränität
verlieren würden. Solange es keine Definition gibt, liegt es in der Macht der einzelnen
Staaten, Minderheiten in ihrem Land zu leugnen und sich so nicht um ihre Anliegen
kümmern zu müssen. Diese Problematik zeigt aber nur die Wichtigkeit auf, dass es in
Zukunft eine Definition zum Schutz der Betroffenen gibt.
Ein weiterer Aspekt, auf welchen gegen Ende der Arbeit eingegangen wurde, ist
derjenige, dass alle Individuen gleichzeitig Teil von vielen Minder- und Mehrheiten
sind. Dies kann an einem Beispiel aus Rumänien veranschaulicht werden: Eine Person
ist gleichzeitig Mann, über 80, Türke, Muslim, er spricht die türkische Sprache, etc.
Gleichzeitig gehört diese Person in Rumänien zu einer sprachlichen, einer religiösen
und einer nationalen Minderheit. Es ist nun nicht offensichtlich, welcher Minderheit er
offiziell angehören soll. Im Laufe der Recherche fiel auf, dass in Rumänien die meisten
Minderheiten als nationale Minderheiten gelten. Nur diejenigen, die kein eigenes Land
haben oder dieses noch sehr jung ist, sind in andere Formen von Minderheiten
eingeteilt.
Trotz den vielen Schwierigkeiten, die mit einer völkerrechtlichen Definition
verbunden sind, ist die Wichtigkeit gross, eine solche auszuarbeiten. Bei der Definition
von Minderheit geht es zu einem grossen Teil um deren Schutz. Daher ist es
unabdingbar, dass eine Definition allgemein akzeptiert wird, denn nur, wenn eine
Menschengruppe offiziell als Minderheit ‚definiert’ werden kann, ist es ihr möglich,
sich auf das Minderheitenrecht zu beziehen und Schutz zu fordern und auch zu
bekommen.
3.2 Rückblick und Ausblick
Aufgrund der Komplexität des Themas und des Umfangs der Arbeit konnte nur
zu einem gewissen Grad auf die jeweiligen Schwierigkeiten eingegangen werden.
Weiter sind sicherlich noch andere Schwierigkeiten vorhanden, auf welche in dieser
Arbeit keine Rücksicht genommen wurde.
Nach der Thematisierung der Schwierigkeit in der Definition von Minderheit auf
einer kleinen Ebene, sind sicherlich Folgeprojekte denkbar. Diese können in einem
vertieften Bereich dieser theoretischen Thematik bleiben oder den Fokus auf die
Stellung und die Integration der verschiedenen Minderheiten in die Gesellschaft
Rumäniens verlegen. Letztgenannter ist ein Bereich, der zwar bearbeitet wurde und
79
noch immer wird, jedoch noch lange nicht ausgeschöpft ist und an Aktualität und
Wichtigkeit, vor allem in der heutigen Zeit der Unruhen und der Suche nach Schuldigen
für die vielen Missstände, gewinnt.
80
4. Literaturverzeichnis
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am 30.01.15].
Sonderwege.
Politische
Reisen
in
post-conflict
Regionen.
http://www.sonderwege.org/index.php/ethnische_minderheiten.html. [zuletzt aufgerufen
am 30.01.14].
Wikipedia (2014). http://de.wikipedia.org/wiki/Tatarstan. [Zuletzt aufgerufen am
30.01.15] (zit.: Tatarstan).
Wikipedia (2015). http://de.wikipedia.org/wiki/Tulcea [zuletzt aufgerufen am 30.1.14]
(zit.
Tulcea).
4.3 Weitere Quellen
Langenscheidts Taschenwörterbuch der lateinischen und deutschen Sprache (1968, 7.
Auflage).
83
84
Identitäten ethnischer Minderheiten: Das Beispiel der Dobrudscha mit
Fokus auf die Rombevölkerung
Luca Imhoff
1.Einleitung
1.1 Die Dobrudscha
Rumänien wird allgemein in drei historische Regionen eingeteilt: Die Walachei,
die Moldau und Siebenbürgen. Auch wenn diese Unterteilung politisch keine
Bedeutung hat, zeigt sie doch dass Rumänien geographisch gesehen oft starken
Transformationen unterlegen ist. Administrativ gesehen wichtig sind hingegen die
„județe“ (Kreise) in welche das Land geteilt ist. Die zwei östlichsten davon, Tulcea und
Constanța, bilden die Region der Dobrudscha. Diese kann als kleiner Teil Rumäniens
noch einmal als Historisch-Geographisch besonders betrachtet werden. Der Anschluss
dieser Region ans Meer ist seit jeher von grosser Bedeutung. Darum finden sich hier
viele
Menschen
unterschiedlicher
Herkunft,
unterschiedlicher
Interessen
und
unterschiedlicher Geschichte. Einst waren Griechische Handelsstädte wie Tomis oder
Histria prägend für die Region, anschliessend wurde das Gebiet von Dakern, Römern,
Goten, Bulgaren und Byzantinern – oft nach kämpferischen Auseinandersetzungen bewohnt oder besetzt. Was neben den Griechen auch heute noch seinen Niederschlag in
der Bevölkerung findet ist die Ankunft der Tataren in den ersten Jahrhunderten des
zweiten Jahrtausends. Auch die Ausbreitung des Osmanischen Reiches im 14.
Jahrhundert auf die Dobrudscha hat in Form einer ethnischen Minderheit überdauert.
Ende des neunzehnten Jahrhunderts, nach der Besiedelung einiger Landstreifen durch
Deutsche, fiel die Dobrudscha zurück an Rumänien. Es leben aufgrund dieser
Geschichte heute ein buntes Gemisch an Völkern mit ganz unterschiedlichen Kulturen
auf einem kleinen Gebiet. Dies wurde beispielsweise durch Boia (2002) beschrieben:
„Dobrogea was [...] an uncommon ethnic and cultural mosaic. Nowhere,
in such a small space, in Europe could be met such a mixture of
languages, religions and ways of life [...]. In a bigger or smaller number
were represented all nationalities of Europe and Middle East.“
85
Es liegt nahe, dass diese Menschen miteinander interagieren und sich
beeinflussen. Unterschiedliche Meinungen ob die daraus folgenden Konsequenzen
positiv oder negativ sind, ob es dem Fortschritt dient und zu einer Bereicherung kommt,
oder ob daraus vorwiegend Konflikte entstehen, sollen in dieser Arbeit nicht betrachtet
werden. Vielmehr soll der Fokus auf Identitäten dieser Menschen heute, mit ihren
Hintergründen, gerichtet werden.
1.2 Grundbegriffe
Kultur und Identität sind in der Literatur zwei unterschiedliche Begriffe. So kann
Identität als das Gefühl der momentanen „Etiquette“ einer Person (Frame, 2013: 26)
verstanden werden, während Kultur allgemein als Produkt menschlichen Handelns
betrachtet wird. Es ist jedoch naheliegend, dass diese beiden Aspekte einander stark
beeinflussen und voneinander abhängig sind (cf. Frame, 2013: 173).
Ein weiterer wichtiger Begriff ist die Ethnie, also das Volk. Dieser wird
unterschiedlich interpretiert: Findet sich in Frankreich beispielsweise eine Idee, jeder
der den Willen habe ein Mitglied des Volkes zu sein, könne dies indem er das
Territorium Frankreichs als seine Heimat ansieht (Jus Solis), wird in Deutschland der
Volksbegriff (Volksseele) dadurch verstanden, dass ein Deutsch geborener immer ein
Deutscher sein wird, egal in welche Land er sich befindet (Jus Sanguinis). Diese
Ansichten zeigen, dass Ethnie ein soziales Konstrukt darstellt, welches stark auf
Historisch-Geographische oder aktuelle territoriale Gemeinsamkeiten abzielt.
Verbindet man die Betrachtung der Kultur mit dem Begriff der Ethnie,
beziehungsweise die der kulturellen Identität mit dem der ethnischen Identität, stellt
sich die Frage ob man diese zusammenfügen oder unterordnen kann und wenn ja, in
welcher Hierarchie. Mögliche Antworten dazu liefern Watzlawik (2012: 254 ff) und
Merino / Tileaga (2011: 87) indem sie Identität als kontextabhängige und flexible
Beschreibungen darstellen, in welchen kulturelle Aspekte als Teile der ethnischen
Identität figurieren. Alternativ seien die selben Aspekte jedoch auch ausserhalb der
ethnischen Identität zu platzieren. Dies würde konkret nur durch das Verständnis und
der persönlichen Gewichtung der Parameter abhängen. Watzlawik führt dabei ein
Beispiel auf, welches zeigt dass eine Person ihre muslimische Religion als teil ihrer
86
Türkischen Identität auffassen kann, eine atheistische Deutsche dies jedoch klar von
ihrer ethnischen Identität trennt.
1.3 Ethnische Identität im Kontext
Allgemein unterscheidet man bei der Identität zwischen „self given“ und
„ascribed identity“, also zwischen derjenigen welche eine Gruppe oder ein Individuum
sich selbst zuschreibt, und derjenigen welche zugeschrieben wird. Sie unterscheidet sich
nicht nur wie oben erwähnt durch die Parameter welche gewichtet werden, sondern
auch durch die Auswahl dieser.
Die ethnische Identität ist ein identitärer Aspekt unter vielen. Sie beinhaltet
einige bedeutende Parameter und schliesst viele aus. Genauso bestehen aber
Schnittstellen und Überschneidungen mit anderen Identitäten. Bei der Definition dieser
Gebiete befindet man sich in einem Graubereich, welcher jeder Autor der sich mit dem
Thema auseinandersetzt ein wenig anders betrachtet. So teilt beispielsweise Barth
(1998: 14) Identität in äussere und innere Eigenschaften ein. Zu den Äusseren zählt er
Sprache, Lebensstil, Kleidung oder Behausungs-stil. Zu den Inneren Moral und Werte,
welche wiederum von Faktoren wie Tradition oder Religion abhängen.
Autoren wie Barth betonen jedoch, dass sich ethnische Gruppen nicht dadurch
definieren wie ihre Kultur oder Ethnie zusammengesetzt ist, sondern vielmehr wie sie
sich von anderen Gruppen unterscheiden. Wichtig zur Definition einer Identität,
besonders derer von ethnischen Minderheiten, seien also Grenzen. Man kann daraus
schliessen, dass die Identität der ethnischen Minderheiten nur dadurch aufrechterhalten
kann, indem man diese Grenzen beibehält. Dies stellt einen Widerspruch zwischen den
heute in der Politik viel vertretenen Ideen der Integration und dem Schutz von
Minderheiten her, welcher auch in der Dobrudscha oft erkennbar ist und konkret im
Kapitel 2.3 behandelt wird.
Wichtig ist zudem, dass das allgemeine Verständnis von Kultur nicht zwingend
mit einer Identität einhergehen muss. Die Betonung bestimmter Eigenschaften schafft
individuelle Identitäten. Dabei handelt es sich keinesfalls um die Gesamtheit der
Eigenschaften in welcher man Unterschiede aufzuzeigen versucht, sondern diejenigen
Aspekte welche man selbst als wichtig und entscheidend empfindet. (Barth 1998: 14)
Diese betreffen sowohl das Selbstverständnis und die Identität welche man sich selber
87
zuschreibt, wie auch die Identität welche man auf ein Individuum oder auf eine ganze
Gruppe projiziert. Die Folgen dieser Eigen- und Fremdzuschreibung von Identität sind
divergierende Ansichten und Auffassungen, da die bereits erwähnten Aspekte für die
Selbstdefinition dieselben sind welche man schliesslich für andere anwendet und sich
diese von Fall zu Fall unterscheiden.
Die Konsequenzen sind nicht nur Abweichungen der Identität, welche man sich
zuschreibt zu derjenigen welche man zugeschrieben bekommt, sondern auch die welche
man einem Individuum im Vergleich zu der von Drittpersonen zuschreibt.
Barth (1998: 9) erklärt, dass in der Anthropologie oft davon ausgegangen wird,
Identität sei diskontinuierlich. Damit würden bestimmte Gruppen gebildet, welchen
jeweils eine einzige Identität zugeschrieben würde. Wie viele Anthropologen sich hinter
diese Aussage stellen würden, muss hier offen gelassen werden. Er zumindest,
beschreibt Identität als kontinuierlicher Aspekt. Dies kann als Andeutung der
verschiedenen Parameter gewertet werden, welche die Identität ausmachen.
In folgender Arbeit soll gezeigt werden, inwiefern sich die ethnischen
Minderheiten in der Dobrudscha in Bezug auf ethnische Identität unterscheiden; was an
deren Identität als kontinuierlich beziehungsweise diskontinuierlich verstanden werden
kann und was dies für Auswirkungen auf die Beziehungen zwischen den ethnischen
Gruppen hat. Konkret soll dabei Religion, Sprache und soziale Struktur betrachtet
werden.
1.4 Methoden
Die Konzepte und Begriffe welche im vorgehenden Kapitel erwähnt wurden,
sollen mit empirischen qualitativen Quellen verglichen werden. Es handelt sich dabei
vor Allem um Aussagen von Unionsvertretern ethnischer Minderheiten in Bukarest
sowie in Constanța, welche grösstenteils vorbereitet und von sich aus gemacht wurden.
Teilweise sind dies auch spontane Antworten auf gestellte Fragen. Es handelt sich bei
diesen Personen um Vertreter der Griechen, Tataren und Türken.
Vereinzelt werden Aussagen von in den Strassen von Bukarest sowie der
Dobrudscha (Babadag, Constanța, Fântâna Mare, Mangalia) angetroffenen Personen
wiedergegeben; insbesondere die eines Imams aus Constanța.
88
Die gesammelten Informationen und Bemerkungen dienen zur Identifizierung
der Identitäten der Sprecher (self-given) sowie derjenigen anderer Volksgruppen und
Personen (ascribed).
Dem Autor ist bewusst, dass die angebrachten Beispiele nicht alle Ansichten
repräsentieren. Im Besonderen sind die ethnischen Gruppen nicht gleichmässig zur
Diskussion aufgeführt, was der Menge der vorhandenen Aussagen zuzuschreiben ist. So
sind bei Griechischer, Tatarischer und Türkischer Seite jeweils die Meinung von
Vertretern im Vordergrund, während bei Roma eher die Meinung der Bevölkerung zur
Sprache gebracht wird, was den direkten Vergleich erschwert.
Es wird darauf hingewiesen, dass die Aussagen jeweils vom Rumänischen ins
Französische und anschliessend ins Deutsche übersetzt sind und dadurch Kürzungen
oder leichte Bedeutungsänderungen nicht auszuschliessen sind. Interpretationen und
Schlüsse sind jeweils als solche angegeben.
Alle empirischen Beobachtungen sind im Zeitraum zwischen dem 13.6.2014 und
27.6.2014 aufgenommen worden.
2.
Identitäten
ethnischer
Minderheiten
in
der
Dobrudscha
2.1 Zugeschriebene Identitäten
Ansichten von Drittpersonen zu einer bestimmten ethnischen Gruppe können als
zugeschriebene Identitäten betrachtet werde. Ob es sich dabei um Vorurteile oder
begründete Ansichten handelt, spielt keine Rolle. So werden Roma in der Dobrudscha,
wie praktisch in ganz Europa, als Ganzes und nicht als eigene ethnische Gruppe
betrachtet. Dies erkennt man beispielsweise an der Aussage, es existiere keine Ethnie
der muslimischen Roma. Es handle sich dabei nur um ein lokales Phänomen welches
eine Gemeinschaft bildet (Aussage von Vertretern der Griechischen sowie auch der
Türkischen Union in Constanța). Vergleichbar ist auch Gog's (2009) Aussage, Roma
würden jeweils die Religion der lokalen Mehrheitsbevölkerung annehmen. Den Roma
in der Dobrudscha wird also durch Aussenstehende kaum eine lokal-spezifische
Identität zugeschrieben.
Die Beziehung der Rombevölkerung zum Glauben wird jeweils unterschiedlich
beschrieben. So werden beispielsweise bei einem Interview mit einem Imam in
89
Constanța mehrere Anekdoten erzählt, aus welchen man das zugeschriebene Bild dieser
Beziehung herauslesen kann:
„Roma sind oft unpassend gekleidet, um am Gebet teilzunehmen (Bem. Das
Betreten der Moschee fordert im Allgemeinen von den Besuchern das Ausziehen der
Schuhe sowie das Bedecken des Körpers bis zu den Knien und Schultern). Zudem
beteiligen sie sich nur an wichtigen Festen und vernachlässigen das tägliche Gebet.“
Weiter wird durch denselben Imam ein in den Medien ausgestrahlter Beitrag
genannt, in welchem eine Roma Familie ihren verstorbenen Angehörigen der
Konvention widersprechend mit Gewalt aus dem Leichenhaus entwendet haben soll.
Abschliessend berichtet genannter Imam von Roma, welche beispielsweise ein
Autoradio stehlen würden und anschliessend ein Teil des Erlöses der Moschee spenden
würden. Man kann dies als bitte um Vergebung oder auch als Form der Partizipation am
Gemeinschaftsleben der Muslime interpretieren.
Nach diesen Erzählungen kann geschlossen werden, dass diese Person kritisch
gegenüber der Beziehung zwischen Roma und dem Islam steht. Betrachtet man diese
Aussagen und verbindet sie mit den oben genannten Quellen (Gog, Vertreter der
Unionen), erkennt man das den Roma in diesen Fällen keine fundierte Religiosität
zugeschrieben wird. Eine alternative Erklärung dafür ist die individuelle Betrachtung
des Glaubens durch die Roma, welche von der allgemeinen Idee einer bestimmten
Religion abweicht. So konnten in Häusern von Roma Babadag synkretische
Gegenstände beobachtet werden, welche zeigen dass sie Wert auf den muslimischen
Glauben legen, jedoch auch eigene Interpretationen hinzufügen.
Ähnliche Kommentare wie die des Imams in Constanța fallen zum Lebensstil
und zur Kultur der Roma. In der Literatur werden sie als unzivilisiert beschrieben, da
sie im Vergleich zu anderen Völkern kaum oder erst seit dem Kommunismus (Bodgal:
373) schriftliche Aufzeichnungen und Geschichten aufweisen können. Als unzivilisiert
werden sie auch von der Mitgliedern der Mehrheitsbevölkerung beschrieben, wie
beispielsweise bei einem Aufenthalt in Bukarest von einem Taxifahrer erläutert.
Gleichzeitig fällt auf, dass solche besonders negative Zuschreibungen gegenüber
anderen ethnischen Minderheiten der Dobrudscha selten auftreten und kaum als
allgemein verbreitete Ansichten gelten. Als ausnehmendes Beispiel kann die Meinung
eines Türkischen Vertreters der Union in Constanța genannt werden, welcher die
Deportation der Tataren durch die Kommunisten im Jahre 1944 (vgl. Dufaud, 2007) als
90
übertrieben betrachtet. Er schreibt den Krimtataren somit eine gespielte Opferrolle zu,
welche von anderen jedoch nicht erkannt ist: Ein Vertreter der Türkischen Union in
Bukarest erklärt dass keine Vorurteile gegenüber Rumänen und Tataren bei seiner
Kommune herrschen und das Zusammenleben mit anderen Völkern einen Vorteil
darstelle. Mitglieder der Tatarischen Union in Constanța sehen sich selber als beliebte
Volksgruppe, was sie ihrer Gastfreundschaft, Bildung und ihrer Toleranz zuschreiben.
Vergleicht man diese Ansichten mit dem Empfinden der Roma betreffend ihrem
Ansehen in der Bevölkerung, erscheint ein komplett gegenteiliges Bild: Bei
Volkszählungen oder anderen Befragungen geben diese oft ihre Ethnie als Roma, aus
Angst vor Diskriminierungen (vgl. Tarnovschi, 2008) nicht an. Dass dieses Phänomen
sehr häufig auftritt, zeigen die offiziellen Zahlen der Rombevölkerung verglichen mit
den tatsächlichen Schätzungen (Boscoboinik & Giordano, 2008).
In einer Untersuchung betreffend Attributen von ethnischen Gruppen in der
Dobrudscha welche sie sich selber zuschreiben (Auto-Stereotypen), erkennt man diese
Einschätzung des Bildes der eigenen Bevölkerungsgruppe teilweise wieder. So sehen
sich Tataren als gastfreundlich, ehrlich, friedlich und freundlich. Griechen beschreiben
sich als arbeitsam, ehrlich, friedliebend und herzlich. Roma beschreiben sich als nervös
und unkreativ. Die genannten Eigenschaften sind jeweils signifikante Abweichungen
der Selbstdefinition einer bestimmten Gruppe von der allgemeinen Selbstdefinition.
Bei dieser Studie gilt es jedoch auch zu erwähnen, dass andere Eigenschaften
nicht bei bestimmten Gruppen hervorgehoben sind: Intelligenz, Religiosität,
Optimismus, Gutherzigkeit, Nationalstolz, Offenheit gegenüber Fremden, Mutigkeit,
Unabhängigkeit, Grosszügigkeit, glücklich Sein, Weltoffenheit, Gesprächigkeit,
Hypokrisie,
Streitsüchtigkeit,
Egoismus,
Einbildung,
Gewalttätigkeit,
Konservativismus, Gleichgültigkeit, Unorganisiertheit, Faulheit und Individualistisch
sein. Auch sind für einige ethnische Minderheiten (Türken, Russische Lipowaner,
Armenier) keine speziellen Attribute erwähnt. (Sandu et al., 2013) Man erkennt also,
wie bereits im Kapitel 1.3 erwähnt, dass sich auch diese zugeschriebenen Identitäten
individuell unterscheiden und eher selten generell empfunden werden.
Der Lebensstil, insbesondere die soziale Struktur, ist ein äusserer Aspekt
welcher bei der Zuschreibung von Identitäten starken Einfluss nimmt. Die Ursache liegt
darin, dass durch dieses eine Unverständnis und somit eine Grenze zwischen den
Gruppen entsteht. Bei Besuchen in den Türkischen Unionen in Bukarest und Constanța
91
ist aufgefallen, dass dem Gast aufgezeigt wird dass es sich nicht um patriarchalische
Institutionen handelt, auch wenn die Posten der Vertreter in diesen Fällen von
männlichen Erwachsenen besetzt sind. Konkret ist dies durch die Anwesenheit der
Frauen, sowie dem Erwähnen von politischen Aktivitäten in welche die Frauen
miteinbezogen werden, aufgezeigt worden. Zudem sind von jungen Frauen die
Aktivitäten in Kultur und Bildung vorgestellt worden, welche sie zur Förderung der
Türkischen Identität betreiben.
Beobachtungen bei Roma Familien zeigen hingegen eine eher patriarchalische
Struktur auf. Zum einen ist die Rolle des Gastgebers sowie des Gesprächspartners
deutlich den männlichen Personen zugetan. Beschreibungen der Bewohner betreffend
Familiengrösse (viele Kinder) oder früher Heirat (unter 20 Jahren) sind zudem Aspekte
welche bei anderen Volksgruppen für Unverständnis sorgen.
Oft werden Roma als ein fahrendes Volk genannt. Im Gebiet Rumäniens kann
dies historisch auf ihren Status als Diener des Königs zurückgeführt werden, welcher sie
als Sklaven dazu zwang Arbeiten für ihn im ganzen Land zu verrichten und darum
herumzureisen (vgl. Bogdal, 2011). Nach diversen späteren Versuchen, fahrende Völker
in ganz Europa zur Sesshaftigkeit zu zwingen, sind heute in Osteuropa praktisch alle
Roma sesshaft, was auch für die Dobrudscha gilt. In ganz Europa sind schätzungsweise
noch 2% davon fahrende (Liebich, 2007). Betreffend diesen Aspekt des Lebensstils
liegt somit konkret ein widerlegtes Vorurteil vor.
Neben Zuschreibungen auf Gruppen durch aussenstehende Personen werden
auch innerhalb der Ethnien solche gemacht. Das schlechte Image beispielsweise,
welches vielen Roma in Bezug auf ihre ethnische Zugehörigkeit erteilt wird, erklären
sich diese durch das Handeln von gesonderten Gruppen innerhalb der ethnischen
Minderheit (Boscoboinik, 2009: 22). So beschreibt eine interviewte Person andere
Roma als schuldige für die negativen Zuschreibungen, wodurch dieselben Vorurteile
entstehen welche von Aussenstehenden ausgedrückt werden. Beschreibend für dieses
Phänomen ist die Aussage „Ce sont Eux, qui ne sont pas propres, Eux, qui n'étudient
pas, Eux, qui ne sont pas intelligents“ (Boscoboinik, 2009: 22). In Verbindung mit der
Beschreibung von „Roma“ für das „wir“ und „Zigeuner“ für die „anderen“ erkennt
zudem, dass dieser ethnischen Minderheit von aussen eine einzige Identität
zugeschrieben wird, die Mitglieder der Gruppe sich jedoch keinesfalls als homogene
Gruppe betrachten (Boscoboinik, 2008; vgl. Vinsonneau, 2009).
92
Ähnliche Beobachtungen betreffend Zuschreibungen innerhalb von ethnischen
Gruppen können aufgrund der Sprachkenntnisse gemacht werden. Wie im
nachfolgenden
Kapitel
erwähnt,
kann
das
Beherrschen
einer
Sprache
als
identitätsstiftend gefühlt werden. Umgekehrt kann das Nichtbeherrschen auch zu
Ausgrenzung führen. So wird durch ein Roma angegeben, dass es als nicht Romanes
sprechende Person nicht möglich ist, ein Roma zu sein (Boscoboinik, 2008: 17). Dass
die Identität und Zugehörigkeit zu einer Gruppe durch sprachliche Gründe aberkannt
wird, kann aufgrund der Zahlen (vgl. Kapitel 2.2) als Ausnahme gewertet werden, da
sonst wichtige Teile von Volksgruppen – besonders der Roma – innerhalb nicht
akzeptiert wären und man damit von einer Auflösung der Ethnien ausgehen müsste.
Durch den EU-Strukturfonds (vgl. Europäische Kommission für Beschäftigung
und Soziales, 2010) und die besondere Beachtung durch Hilfswerke werden die Roma
in eine Rolle gesetzt, in welcher andere sie als Opfer der Gesellschaft betrachten. Dieses
Bild wird heute in Westeuropa oft genannt. Durch diese „Sonderbehandlung“ werden
Romvölker von anderen Minderheiten zum Teil beneidet. So wurde durch ein Vertreter
von Türkischen Union in Constanța bedenken geäussert, dass die anderen Ethnischen
Minderheiten durch die Politik vernachlässigt und vergessen würden.
Abschliessend zu diesem Kapitel kann man sagen, dass extern zugeschriebene
(Ascribed) Identitäten stark voneinander und von den Fakten variieren können. Es
handelt sich dabei um Aspekte welche historisch bedingt sind oder wo schlicht von
Einzelfällen auf ganze Volksgruppen geschlossen wird. Als mögliche Erklärung kann
die Vorurteilshypothese von Friedrichs (1983) herangezogen werden, welche besagt
dass ein grösserer Anteil einer Minderheit – besonders ein statusniedriges – an der
Gesamtbevölkerung stärkeres Vorurteil gegenüber dieser Minderheit hervorruft. Dies
kann die Unterschiede betreffend der Zuschreibungen gegenüber den verschiedenen
Minderheiten erklären.
2.2 Kontinuität / Diskontinuität
In der Dobrudscha leben ethnische Minderheiten auf kleinem Raum zusammen.
Die logische Folge daraus ist, dass diese sich stark beeinflussen und unmöglich
vollständig in der eigenen ethnischen Gruppe isoliert leben. Daraus ergeben sich für die
Identität Grenzen und Gemeinsamkeiten, welche in den verschiedenen Parametern
variieren.
93
In erster Reihe erkennt man, dass zwei Religionen für den Grossteil der
Bevölkerung von Bedeutung ist: die Christlich Orthodoxe (Griechen, Roma, Rumänen)
und der Islam (Roma, Tataren, Türken).
Die Rumänische Mehrheitsbevölkerung, Griechen und ein Teil der Roma konkrete Zahlen fehlen - sind Christlich Orthodox. Diese besuchen jedoch nicht oder
kaum die selben Kirchen. So wurde es der Griechischen Minderheit verboten an den
Rumänischen Festlichkeiten teilzunehmen, da das Orthodoxe System eine separate
Kirche für das einzelne Land vorsieht. Dadurch besitzen Griechen in Rumänien heute
eigene Kirchen. Eine vermeintliche Gemeinsamkeit in der ethnischen Identität ist hier
somit unterbunden.
Betrachtet man die Konfessionszugehörigkeit der Roma, ist ein bedeutender Teil
Christlich Orthodox. Im Gegensatz zu den Griechen ist es diesen erlaubt die
Rumänischen Kirchen zu besuchen. Ein durch Gog (2009) interviewter Pastor erklärt
zudem,
dass
während
der
Regierung
durch
das
kommunistische
Regime,
neoprotestantische Roma jeweils mit den Rumänen die Kirchen teilten.
Ein Mitglied der muslimischen Gemeinschaft betonte in Constanța, dass alle
Muslime in der Moschee beziehungsweise der Gemiae willkommen sei, auch ein
muslimischer Roma. Gog gibt zudem an, dass Roma, trotz ihrer mit der
Mehrheitsbevölkerung gemeinsamen Zugehörigkeit zu einer Religion, nicht auf den
Ortsfriedhöfen begraben werden. Ob solche Diskriminierungen auch in der Dobrudscha
und bei muslimischen Roma vorkommen, kann hier aufgrund fehlender Quellen und
Informationen nicht beantwortet werden.
Sprache ist für viele Menschen ein Identitätsstifter (vgl. Krappman, 1969), sei es
durch die Möglichkeit Gemeinsamkeiten auszutauschen oder schlicht durch die
Tatsache, dass man sich mit Worten verständigen kann. Als Beispiel: Die Vertreter der
Tatarischen Union sind unglücklich über die geringe Anzahl der Tataren welche ihrer
eigenen Sprache mächtig sind. Sie empfinden diese Tatsache als Identitätsverlust,
weshalb sie sich dafür einsetzten dass ihre Kinder an Schulen oder Kursen Tatarisch
lernen können. Betrachtet man die Zahlen der Volkszählung Rumäniens 2012 erkennt
man, dass 20'500 Personen als Ethnie „Tatare“ angegeben und davon 18'143 Tatarisch
als Muttersprache genannt haben. Ähnlich verhält sich die Situation bei der Türkischen
Minderheit, wo von 28'200 Personen 26'179 Türkisch als Muttersprache deklariert
haben (Csernyei, 2013). Die Gesamtzahl der in Rumänien lebenden Tataren wurde von
94
Gemil (2003) auf 35'000 – 40'000 geschätzt. Falls die Zahlen tatsächlich höher sind,
kann man daraus schliessen dass ein Grossteil der Personen welche sich als Tataren
identifizieren, auch Tatarisch als Muttersprache sprechen.
Bei den Roma verhält sich die Situation folgendermassen: In den Kreisen
Constanța und Tulcea sprechen 40% beziehungsweise 39% der Roma Romanes, was
dem Rumänischen Durchschnitt entspricht.
Es scheint naheliegend, dass ein Mitglied einer Ethnischen Gruppe eher als
solches angesehen wird, wenn es die jeweilige Sprache beherrscht. Trotzdem ist dies
keine Voraussetzung für eine identitäre Zugehörigkeit, was man aufgrund der genannten
Zahlen schliessen kann. Mitglieder einer Ethnischen Gruppe, besonders bei den Roma,
können sich auch als solche sehen wenn sie die entsprechende Sprache nicht
beherrschen oder als Muttersprache deklarieren.
Wer einen sozialen Aufstieg erlebt, muss darum fürchten seine ethnische
Identität zu verlieren. So beschreibt Bogdal (2011) das Phänomen, dass ein
Zusammengehörigkeitsgefühl nur auf einer sozioökonomisch gleichen Ebene möglich
ist. Ein Arzt wird in erster Linie als Arzt wahrgenommen, egal welcher Ethnie er
zugehört. Zur selben Zeit bilden sich beispielsweise bei den Roma Identitäten aufgrund
der Berufe. Sie werden als Căldărari (Kupferschmiede), Fierari (Eisenschmiede), Ursari
(Bärenzüchter) Grastari-Geambaşi (Pferdehändler), Lăutari (Musiker), Argintari
(Silberschmiede), Cărămidăr (Ziegelmacher), Ciubotari (Schuhmacher), Nomazi
(Nomaden), Rudari (Holzfäller) usw. (Tarnovschi, 2008) beschrieben, was ihren
Berufen oder zumindest ehemaligen Berufen entspricht. Die logische Folge daraus ist,
dass sich ein Roma-Bauer einem Türkischen Bauern näher fühlt, als einem Roma-Arzt.
Es entsteht dadurch eine Roma-Elite, die sich durch den sozialen Aufstieg integrieren
kann. Auch wenn sich diese für ihre Volksgruppe einsetzt, entsteht nach marxistischem
Denken eine soziale Stratifizierung durch welche die gemeinsame Identität auf
ethnischer Ebene gebrochen wird. Dies ist zudem eine mögliche Erklärung für das im
Kapitel 2.3 genannte fehlende Vertrauen in die politischen Parteien, welche konkret die
ethnischen Minderheiten repräsentieren.
Ethnische Identität bei den ethnischen Minderheiten welche man in der
Dobrudscha findet, kann praktischerweise nur als Jus Sanguinis verstanden werden. Es
besteht keine Möglichkeit, überhaupt die Existenz einer ethnischen Minderheit in einem
Land mit der Idee des Jus Solis zu beschreiben. Auch wenn sich einzelne Gruppen wie
95
die Tataren (Krim), Türken oder Griechen historisch auf eigenes Gebiet berufen, leben
sie nicht in diesem. Noch spezifischer ist der Fall der Roma, welche nach Studien der
Sprachwissenschaften und Genetik (Mendizabal et al., 2012) aus Indien stammen und
somit gar keine Beziehung zum Ursprungsland haben.
Durch die heutige Lage und das politgeographische Denken sehen sich trotzdem
viele Menschen durch aktuelle geographische Gemeinsamkeiten als Gruppe. Das beste
Beispiel dafür ist die Nation. Aber auch die Stadt oder ein Stadtviertel kann eine solche
Identität hervorbringen.
Es wäre also naheliegend, dass sich die ethnischen Gruppen aufgrund der Nähe
durchmischen und eine unterschiedliche Identität nicht entlang der ethnischen Grenzen
entsteht (vgl. Neculau et al, 2009). Aufgrund von Segregation grenzen sich viele
ethnische Gruppen trotzdem auch geographisch auf kleinem Raum ab.
Einige Beispiele in der Dobrudscha sind Stadt- oder Dorfteile welche
mehrheitlich von Roma (Babadag, Constanța) (Abb. 1) oder Türken (Mangalia,
Constanța) bewohnt werden. Es ist hier erkennbar, dass eine solche Segregation
besonders bei grossen, konzentrierten ethnischen Gruppen vorkommt. Diese befinden
sich sozial auf einem gleichen oder ähnlichen Status, was den oben genannten Aspekt
unterstreicht. Es entsteht durch die Segregation also eine Identität, welche nicht nur auf
sozioökonomischen
Gemeinsamkeiten
basiert,
Zugehörigkeit gefördert wird.
Abb.1:
Vorwieged
von Roma
bewohntes
Quartier in
Babadag
96
sondern
auch
durch
ethnische
2.3. Integration und Abgrenzung
Wenn es um ethnische Minderheiten geht, stellen sich Fragen wie: Wer ist
Mitglied dieser Gruppe? Wodurch definiert sich diese Gruppe? Womit erhält man das
Recht ein Mitglied dieser Gruppe zu sein?
Dabei entsteht ein Abwägen zwischen der Form in welcher man nach der Kultur,
den Traditionen und Gewohnheiten lebt und in welcher Form man sich in das Leben der
Mehrheitsbevölkerung eingliedert. Dieser Konflikt zwischen Integration und Schutz der
eigenen Identität bringt besonders in der Dobrudscha Konfliktpunkte mit sich.
Das Rumänische Parlament (Camera Deputaților), welches seit dem Jahre 1991
existiert, reserviert seit der Legislatur von 2004 jeder ethnischen Minderheit,
unabhängig von der Stimmenzahl, einen Sitz. Es sind dies Momentan (Stand 1.1.2015)
18 von 400 Vertretern für die Minderheitsbevölkerung, welche, nach offiziellen
Angaben, 10% der Gesamtbevölkerung ausmacht. In der Dobrudscha in grösserer Zahl
(mehr als 300 Personen) lebende Minderheiten welche damit einbezogen sind, sind
Armenier, Griechen, Mazedonier, Roma, Russisch-Lipowaner, Tataren, Türken und
Ukrainer.
Diese politischen Vertreter dienen in erster Linie zur Vertretung der spezifischen
Interessen der ethnischen Gruppen. Dadurch werden diese im Parlament beachtet, was
dem Schutz der Minderheiten dient. Gleichzeitig vertreten diese aber nicht unbedingt
die politischen Interessen der Angehörigen dieser Gruppen. Dadurch werden die
Vertreter nicht, wie von den Parteien gewünscht, gewählt. Bei den Roma beispielsweise
wählen nur rund 29% die Roma Partei, während ein Grossteil der Stimmen an andere
politische Parteien, welche nicht spezifisch Interessen von ethnischen Minderheiten
vertreten, geht (Tarnovschi, 2008). Diese Tatsache zeigt auch, dass die Wahl von
solchen Parteien für viele Mitglieder eine Abgrenzung bedeutet, welche sie nicht
unterstützen, beziehungsweise die Identität als Roma für sie politisch nicht entscheidend
ist.
Ein weiterer Punkt welcher bei der Integration in die Mehrheitsbevölkerung
entscheidend war und ist, von Vertretern der Minderheiten jedoch als problematisch
eingestuft wird, ist das Erlernen der Sprache; in diesem Fall Rumänisch. Bereits
vorgehende Generationen haben sich die Rumänische Sprache angeeignet, um sich
beruflich und sozial besser integrieren zu können. Von Vertretern der Tataren wird sich
97
nun erhofft, dass die vom Volk teilweise vergessene eigene Sprache neu gelernt und
auch zu Hause angewendet wird, um einen Identitätsverlust zu verhindern. Somit wird
der Schritt, welcher die Vorfahren vollzogen haben, rückgängig gemacht, was erneut zu
der damaligen Situation der Ausgrenzung und schlechten Integration führen kann.
Von Vertretern der Griechischen und Tatarischen Minderheit in Constanța wird
zudem erklärt, dass eine endogame Heirat innerhalb der Gruppe wünschenswert sei und
darauf Wert gelegt wird. Erneut erkennt man hier ein ähnliches Muster, welches die
Abgrenzung gegenüber den anderen Volksgruppen durch eine biologische Erhaltung der
eigenen rechtfertigt. Diese Massnahme hat wohl einen geringeren Einfluss als die
Sprachbeherrschung, kann aber trotzdem soziale Kontakte einschränken. Auch hier ist
der Konflikt zwischen Integration und Schutz der Identität als ethnische Gruppe
erkennbar.
Gegenteilige Beobachtungen sind beispielsweise durch das Auftreten der
Türkischen Unionen erkennbar. Wie in Kapitel 2.1 erwähnt, zeigen diese durch das
Aktive in Erscheinung treten der Frauen auf, dass sie sich bewusst sind was für
westliche Besucher moralische Werte sind. Dazu gehört die Gleichberechtigung beider
Geschlechter. Es kann vermutet werden, dass diese Betonungen der Rolle der Frauen
auch die Integration repräsentieren soll, um welche man bemüht ist.
3. Diskussion und Probleme
Wie bei der Definition der Identität erwähnt, hängt eine solche jeweils von der
Bewertung der Individuen ab. Religion kann von einer Person als identitätsstiftend
betrachtet und ein Gefühl der Zusammengehörigkeit herstellen. Umgekehrt kann sie
aber auch als etwas persönliches angesehen und dadurch nicht als relevant für eine
ethnische Identität empfunden werden.
Konkret dazu äusserte sich ein Vertreter der Tatarischen Union in Constanța
indem er Religion als Teil seines Lebens beschrieb, er sich jedoch klar als Tatare fühle
und nicht als Muslime. Er beschreibt Religion als Teil seiner Tatarischen Identität. Eine
andere Situation kann man bei Äusserungen eines Vertreters der Türkischen Union in
Bukarest erkennen. Er beschreibt seine Identität als Türkisch, aber auch als muslimisch.
Somit stellt er diese auf eine Ebene, und verhindert eine Hierarchisierung.
98
Eine umgekehrte Schlussfolgerung kann man aus den Aussagen von Roma
ziehen, welche ihre Religion in den Vordergrund stellen. Dazu gehören besonders
Konvertiten zu Pfingstgemeinden welche ihre Identität als Roma als unwichtig
darstellen, jedoch ihren Glauben als Identitätsstiftend empfinden (Boscoboinik, 2009).
Eine von Neculau (2009) interviewte Person erklärt, dass sie als wichtigsten Aspekt die
Religion, als zweiten den Job und als dritten die Ethnie „Roma“ empfindet. Man kann
davon ausgehen dass sich die Personen in den hier genannten Beispielen bereits
vorgehend mit dieser Frage beschäftigt haben, da für sie Identität, wie im Falle der
Unionsvertreter, oder Religion, wie bei den Konvertiten, eine bedeutende Rolle spielen.
Logischerweise würden diese Aussagen auf andere Personen nicht zutreffen. Man kann
aus diesen keine allgemeinen Zusammenhänge zwischen Ethnien und Bewertungen der
Parameter herstellen. Man erkennt jedoch ein Bild von Individuellen Bewertungen von
Faktoren zur Identitätsbildung welches sich über den Begriff von Ethnie stellt.
Man muss also davon ausgehen, dass ethnische Identitäten individuell und in
ständigem Wechsel sind. Zudem können sie kontinuierlich sein, müssen es aber
keinesfalls. Dass dieser Versuch, Menschen in ein Schema einer Volksgruppe mit
gewisser Identität im grossen und ganzen misslingt, zeigt sich besonders in der Politik.
Zum einen durch das ausbleiben der Wählerstimmen für die Minderheitsparteien, zum
anderen durch den relativ geringen Grad an Interesse betreffend der eigenen Identität.
Nachvollziehbar wird dies, wenn man das alltägliche Leben der Menschen betrachtet,
welche ihre täglichen Probleme lösen müssen und somit sich nicht mit solchen
abstrakten Gedanken befassen.
Zudem entsteht beim Betrachten der Aussagen von Minderheitsvertretern der
Eindruck, man wolle künstlich eine Identität aufrechterhalten, beziehungsweise
produzieren. Während die Vorsitzenden sich eine endogame Lebensweise mit der
daraus resultierenden „Reinhaltung“ der Volksgruppe wünschen, ist es naheliegend dass
das Volk sich wenig darum kümmert. Die kleine Zahl an Mitgliedern von ethnischen
Minderheiten, wie zum Beispiel bei den Griechen in Constanța, würde bei
ausschliesslich endogamen Eheschliessungen zu einer extremen Einschränkung der
Partnerwahl führen.
Auch das Beherrschen der Sprache der Minderheiten, welches einige Vertreter
als nötig empfinden, wird vermutlich von Personen der zugehörigen Ethnie nicht
durchgehend geteilt. Wie bereits erwähnt, haben vorgehende Generationen Rumänisch
99
erlernt, um die Integration zu fördern. Es ist kaum vorstellbar, dass sich Menschen
erneut abgrenzen wollen oder überhaupt den Aufwand betreiben wollen, eine halbtote
Sprache zu erlernen.
4. Konklusion
Die Dobrudscha ist betreffend der ethnischen Minderheiten und ihrer Identitäten
ein nicht weit erforschtes und beschriebenes Gebiet. Dies mag an ihrer geographischen
Lage und Grösse liegen. Dabei wäre diese Region
repräsentativ für viele andere
Gebiete dieser Welt, um aufzuzeigen worin das Zusammenleben von unterschiedlichen
Volksgruppen und die daraus resultierenden Vorteile und auch Konflikte besteht.
Obwohl dass Grenzen zwischen ethnischen Gruppen zu Identitäten führen können,
haben Interaktionen zwischen Personen einen starken Einfluss auf die Identitätsbildung.
Diese individuellen Aspekte betreffen viele Bereiche des Lebens wie Arbeit, Soziale
Struktur und Familie, Religion oder die Sprache und Kultur. Durch die diversen
Parameter und deren Gewichtung können kontinuierliche Identitäten entstehen. Dies ist
aber nicht zwingend der Fall, da Identität, besonders bei Minderheiten, stets im Wandel
ist.
Der Grund dafür sind zudem die Unterschiede zwischen der „Self given
Identity“ und der „Ascribed Identity“. Diese haben eine grosse Auswirkung auf die Art
in welcher sich ethnische Gruppen integrieren. Hier ist der Konflikt erkennbar, welcher
die Integration und somit den Verlust der bisherigen Identität gegen die Abgrenzung
und die damit verbundenen Nachteile führt.
100
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102
Anthropologie physique : Outil de revendications ethniques et
nationalistes en Roumanie ?
Carole Joye
Introduction
Ce travail fait suite aux observations de terrain menées lors de l’école d’été en
Roumanie sous la direction de M. François Ruegg, en juin 2014, qui avait pour thème :
« Identités multiples et mise en scène de l’ethnicité ». A plusieurs reprises durant ce
séjour, le sujet de l’anthropologie physique fut évoqué pour mettre en évidence des
revendications ethniques, ce qui nous permis de situer la Roumanie dans sa longue
tradition d’anthropologie bio-médicale. La question de recherche « Est-ce que
l’anthropologie physique est utilisée comme un outil de revendications ethniques et
nationalistes en Roumanie ? » semblait donc intéressante et permit d’approcher la
multiculturalité roumaine sous l’angle d’une de ses spécificités scientifiques.
Il sera d’abord question, dans ce travail, de comprendre l’évolution de
l’anthropologie physique au travers de l’histoire en évoquant notamment son
changement d’orientation à l’ère de la génétique, de déterminer son influence sur la
conception de la notion de race ainsi que sur l’émergence d’un racisme scientifique,
l’eugénisme racial, à la fin du XIXème siècle.
En passant par l’exemple de l’anthropologie national-socialiste allemande
fortement influencée par l’anthropologie biophysique, nous nous concentrerons ensuite
sur la Roumanie, sur la manière dont ses intellectuelles, médecins, anthropologues,
biologistes et politiciens, ont utilisé ce biais pour défendre des intérêts nationaux et
idéologiques très proches à certaines époques des conceptions racistes de l’Allemagne
nazi. Nous aborderons également les cas d’ethnies minoritaires (Tatare et Rom) utilisant
cette fois-ci l’anthropologie physique pour revendiquer des droits en lien avec leurs
spécificités culturelles.
Finalement, nous terminerons sur un questionnement au sujet de la tendance
actuelle des recherches en Roumanie dans le domaine de l’anthropologie physique en
lien avec l’idée de nation et de revendication ethnique. Ceci permettra d’amener la
103
discussion autour du sujet de l’épigénétique, passerelle entre inné et acquis, nature et
culture, nouvelle découverte qui pourrait bien réinterroger les notions de nationalisme et
d’universalisme.
Contexte d’émergence de la question de recherche
Dans le cadre de l’école d’été d’anthropologie dirigée par notre professeur
François Rüegg de l’Université de Fribourg et sa doctorante Raluca Mateoc, en juin
2014, nous avons eu l’occasion de mener des observations de terrain en Roumanie en
lien avec les identités multiples et la mise en scène de l’ethnicité des minorités
ethniques de la ville de Bucarest et de la région de la Dobroudja.
Dans ce contexte d’étude, nous avons eu la possibilité de nous entretenir avec
plusieurs délégués politiques gouvernementaux ainsi qu’avec des représentants d’unions
de différentes ethnies. Nous avons pu prendre note de la manière avec laquelle ils
défendent un certains nombres d’intérêts culturels et quelles sont les revendications
diverses qui composent leurs programmes.
A plusieurs reprises, la Roumanie multiculturelle a été dépeinte comme une terre
d’ouverture et de tolérance à l’égard des différentes populations la constituant. Nous
avons effectivement pu constater des dispositifs politiques très intéressants avec une
représentation relativement avant-gardiste des 19 minorités ethniques au Parlement.
Chacun des représentants officiels des minorités rencontrées (Turcs, Tatares, Grecs)
s’est montré reconnaissant de vivre dans un pays où règne le respect des diversités
ethniques. Si dans l’ensemble, la Roumanie semblait être considérée comme un modèle
d’intégration par nos interlocuteurs, il me parut intéressant de connaître les processus
qui amenèrent à penser cette nation multiethnique sortie tout droit du communisme ainsi
que d’avoir une idée des outils que choisissent les différentes communautés pour
revendiquer leurs spécificités culturelles dans toute cette mixité.
L’idée de m’intéresser à la population roumaine via l’anthropologie physique
m’est apparue pertinente lorsque, visitant l’Union Démocrate des Tatares Turcomusulmans de Roumanie, un ancien professeur d’anthropologie physique prit
l’initiative de nous enseigner les tracés migratoires des Tatares en se référant à un savoir
anthropogénétique basé sur l’ADN mitochondrial. Il choisit ce biais pour mettre en
évidence l’importance de la langue tatare en tant que patrimoine. N’ayant que très peu
104
de connaissances dans le domaine de l’anthropologie physique, cette intervention fut
surprenante et éveilla ma curiosité, d’autant que je constatai, lors de la visite de
l’Institut Francisc I. Rainer, que la Roumanie possédait une longue tradition
d’anthropologie biomédicale datant du début du XIXème. Ceci permit la formulation
progressive de la question de recherche qui guida ce travail :
Est-ce que l’anthropologie physique est utilisée comme un outil de
revendications ethniques et nationalistes en Roumanie ?
Qu’est-ce que l’anthropologie physique
L’anthropologie physique est une des disciplines de l’anthropologie générale qui
s’intéresse à définir la morphologie, l’anatomie, la physiologie, les facteurs biologiques
et héréditaires des groupes humains ainsi que l’influence de ses caractéristiques sur
leurs comportements. De par son origine biomédicale et archéologique, elle se réfère
également à la pathologie et à la paléontologie. Comme défini par Jean-Pierre BocquetAppel (1989) « elle est la seule parmi les sciences naturelles dont le sujet et l’objet se
confondent : l’Homme. »1
A la fin du XVIIIème siècle, l’anthropologie se subdivisa en deux branches :
l’anthropologie culturelle (l’ethnologie) et l’anthropologie physique influencée par le
courant naturaliste qui défendait l’idée de l’Homme comme élément du règne animal2.
Les penseurs de l’anthropologie physique se distancèrent alors de la théologique
traditionnelle qui se refusait de considérer l’Homme en tant que composante de l’ordre
naturel.
Dès la naissance de l’anthropologie physique, deux courants s’opposèrent : l’un
partisan des classifications, l’autre les considérant comme nuisibles. Durant le courant
du XIXème siècle, les partisans de la classification vont devenir, pour ainsi dire, les
uniques représentants des universités françaises à la différence des Etats-Unis ou de
l’Angleterre3.
1
Boquet-Appel Jean-Pierre (1989) : L’anthropologie physique en France et ses origines. In : Gradhiva, 6,
p. 23
2
Chamla Marie-Claude (1971) : L’anthropologie biologique. Paris : Que sais-je, Presse universitaire de
France, p. 5
3
Bocquet-Appel Jean-Pierre (1988), p. 51
105
Son origine : la détermination des races
A l’évidence, les descriptions morphologiques des différents groupes humains et
leurs classements existaient déjà dans l’Antiquité. Les Egyptiens avaient un système de
classification établi sur la couleur de la peau, des cheveux et des yeux représenté dans la
peinture mortuaire royale. Plusieurs penseurs grecs et perses tels qu’Hérodote, Xerxès
ou Scylax s’intéressèrent également à définir les contrastes physiques de l’humanité.
Durant le Moyen-Age, il n’y eut que peu d’élaboration de théories complémentaires et
ce ne sera qu’à partir du XVème siècle, à l’aube de la découverte de l’Amérique, que la
volonté de reconsidérer ces notions donna un nouveau souffle à la morphologie
descriptive. L’idée de pluralité des races mais également la position de Buffon et de
Linné de vouloir inclure l’Homme dans l’ordre zoologique permirent de définir
plusieurs nouveaux objectifs scientifiques.
L’anthropologie physique se destina à une importante mission au travers de
l’analyse des races, à savoir connaître la fixité ou la labilité des caractéristiques
physiques humaines à travers le temps et les facteurs les engendrant, savoir comment le
corps s’adapte à son milieu à l’image de ce qui fut observé chez d’autres espèces
animales, définir les liens entre aspects physiques et aspects moraux, observer le résultat
des métissages4.…
Linné commença, en 1758, par classifier les hommes selon quatre groupes
distincts : l’Homme américain, l’Homme européen, l’Homme asiatique et l’Homme
africain. De nombreux chercheurs modifièrent, complétèrent, redéfinirent ce modèle.
Au début du XIXème, Blumenbach y ajouta la race malaise et Desmoulins séquença ces
races en 16 groupes. En 1860, Geoffroy Saint-Hilaire renomma les quatre races
humaines : Caucasienne, Mongolique, Ethiopique et Hottentote découpées en treize
subdivisions. Alors que les critères de définition morphologique exigèrent de plus en
plus un savoir rigoureux, de nombreux penseurs et techniciens se mirent à élaborer des
méthodes de mesures comme ce fut le cas en France, au milieu du XIXème siècle. En
effet, l’Ecole d’Anthropologie dirigée par Paul Broca commença à investir la mission de
fournir des normes mensuratrices et des indices de mesures dans le but d’établir une
nomenclature internationale. Cette dernière fut décidée lors de deux congrès, celui de
4
Morel Pierre (1962) : L’anthropologie physique. Paris : Que sais-je, Presse universitaire de France, p. 8.
106
Monaco en 1906 et celui de Genève en 1912, et se basa principalement sur les travaux
de Broca complétés par ceux de Rudolf Martin de l’école Allemande5.
Les moyens de mesures
Si de nombreux moyens furent déployés pour évaluer les normes du squelette
(analyse des os saillants), de la stature, de la corpulence, des mensurations
segmentaires, du poids, de la peau et des poils, une attention toute particulière fut portée
aux dimensions, mesures et caractères particuliers de la tête et du crâne. Il est
intéressant de noter d’ailleurs que le terme race proviendrait étymologiquement du mot
« ras » signifiant tête en arabe.6 Certainement que cette partie du corps, symboliquement
représentative de la personnalité, avait ceci d’intéressant qu’elle permettait, aux yeux
des anthropologues friands de classifications, de définir les écarts d’intelligences et les
caractères physiques facilitant une interprétation morale.
La craniologie
La craniologie naquit de considérations biologiques et médicales. Elle fut
inventée par l’anatomiste hollandais Pierre Camper au XVIIIème siècle, scientifique qui
marqua un point d’honneur à la comparaison entre crânes européens et crânes
« nègres » mais également entre crânes humains et crânes de primates pour asseoir
l’idée de la proximité plus ou moins grande de certaines races humaines avec le singe.
L’analyse des données concernant la craniologie montre l’importance que de nombreux
intellectuels attribuèrent, à partir du XVIIIème siècle, à l’apparence de la tête et du
crâne des individus constituant les différents groupes raciaux définis. Pour exemple,
voici une citation de Johann-Friedrich Blumenbach, précurseur de l’anthropologie
physique, qui aux environ de 1790 déclara pour justifier l’appellation de la race
caucasienne : « J’ai donné à cette variété le nom du Mont Caucase, parce que c’est
dans son voisinage que se trouve la plus belle race d’hommes, la race géorgienne...
Cette belle forme de crâne, dont les autres semblent dériver, jusqu’à ce qu’ils arrivent
5
Op. cit, p. 8.
Deligne Jean ; Rebato Esther ; Susanne Charles (2001) : Races et racisme. Journal des anthropologue,
84, p. 217.
6
107
au point les plus éloigné, qui sont les crânes des Malais et des Nègres.»7 Ces thèses
sont également soutenues par Charles Whites, chirurgien de Manchester, qui en 1799
exprima toute son admiration pour le crâne européen : « Remontant la gradation, nous
arrivons enfin à l’Européen blanc, qui, étant le plus éloigné de la création animale,
peut de ce fait être considéré comme le produit le plus beau de la race humaine.
Personne ne mettra en doute la supériorité de sa puissance intellectuelle. Où
trouverons-nous, sinon chez l’Européen, cette belle forme de tête, ce cerveau tellement
vaste ? ».8 Il est évident que ces scientifiques se revendiquaient de la plus belle forme
de crâne et de la plus intelligente des races, ce qui permet de constater la valeur
ethnocentriste du travail des scientifiques auxquelles déjà ces déclarations se
rattachaient.
Paul Broca, vers la moitié du XIXème siècle, fut l’un de ces scientifiques
reconnus qui développa outils et méthodes visant à permettre la mesure du crâne
humain. Il fut l’inventeur de la réforme des procédés de cubage qui consistait à remplir
le crâne vide de petites billes de plomb pour calculer le volume du cerveau et par un
enchaînement logique scientifiquement désapprouvé aujourd’hui le poids de
l’intelligence. Il fut également le concepteur des goniomètres flexibles destinés à
mesurer l'angle que font entre elles deux lignes sur la surface convexe du crâne afin
d’approfondir les moyens de distanciation interraciale.9 Il définit l’importance de
l’angle sphénoïdal et inventa des crochets de mesure et autres cyclomètres spécifiques
pour inventorier les courbures des os du crâne et de la mâchoire10. Finalement, à partir
de toutes ces données, il dessina la topométrie cérébrale et définit la céphalographie.11
Grâce à l’indice céphalique, il répertoria la prédominance des formes de crânes
(dolichocéphale, mésaticéphale et brachycéphale) des races établies12.
La description de ces expériences prête aujourd’hui souvent à rire tant elles ont
été menées avec une rigueur toute relative et une méconnaissance évidente des
7
Olender Maurice, Jacquard Albert et al (1981) : La science face au racisme. Paris : Fayard
Op. cit, p. 108
9
Broca Paul (1880) : Sur le goniomètre flexible. In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, III°
Série, tome 3, p. 184
10
Broca Paul (1874) : Sur le cyclomètre, instrument destiné à déterminer la courbure des différents points
du crâne. In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 9, 1874. pp. 679
11
Broca Paul (1877) : Sur la Topographie cérébrale comparée de l'homme et du cynocéphale sphinx. In:
Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 12, p. 262
12
Morel Pierre (1962) : L’anthropologie physique. Paris : Que sais-je, Presse universitaire de France, p.
17
8
108
fonctions cérébrales. Il n’empêche que ces méthodes visant à l’étude des crânes
montrent à quel point elles pouvaient être mises au service de domination d’un groupe
social sur l’autre. S’il me paraît important d’insister précisément sur la craniologie, c’est
qu’il me semble que cette science offre une subtile représentation de la formation du
racisme intellectuel. La valeur d’un individu ou d’un peuple s’évaluait désormais à la
forme de sa boîte crânienne, définissant les traits de son visage, soutenant le cerveau et
donc l’intelligence. Les caractéristiques faciales entre autres étaient considérées comme
des déterminants culturels au sens de « Kultur », à savoir représentatifs d’une
civilisation et porteur de sens moral13. Ceci prendra tout son sens dans la définition du
peuple-nation.
La pureté ethnique : mauvaise réputation de l’anthropologie physique
Avec la publication en 1859 de « L’Origine des Espèces » de Charles Darwin, la
théorie du darwinisme social prendra de plus en plus d’importance dans le milieu des
sciences sociales. L’idéologie naturaliste darwinienne de la survie du plus apte au
détriment du plus faible pour la préservation de l’espèce va être largement légitimée. Si
Darwin parlait de hasard et de contingence dans la sélection naturelle, sa théorie fut
entendue comme déterministe. La crainte de la dégradation de l’espèce par le métissage
sembla alors se justifier chez les conservateurs.
Les événements historiques de la fin du XIXème siècle montrent parallèlement
une volonté de plus en plus grande de maîtrise et de connaissances au sujet des races
dans le but de développer des réflexions politiques et des revendications territoriales.
En 1870, l’invasion de la France par les Etats allemands coalisés sous l’égide de la
Prusse suscita le questionnement des anthropologues français et notamment d’Armand
de Quatrefages. Il devint nécessaire de clarifier l’origine des peuples européens
impliqués dans le conflit afin, probablement, de déstabiliser l’assurance complice des
alliés ennemis. Les scientifiques français se basèrent sur des distinctions morales mais
également sur des particularités physiques (dont la morphologie crânienne) pour définir
la spécificité des races nordiques. A coup de théories scientifiques vécues comme
provocatrices sur les métissages alors considérés comme relatifs à l’impureté de la race,
13
Quinchon-Caudal Anne (2013) : Hitler et les races, l’anthropologie nationale-socialiste. Paris : Berg
International Editeurs
109
des intellectuels français et allemands commencèrent à se défier. Quatrefages qui
prétendait que les Prussiens étaient un amalgame entre finnois, slaves, germains et
français fut contredit par Rudolf Virchow. Ce dernier mena une enquête craniologique
sur prêt de 15 millions d’étudiants allemands pour enfin certifier l’authenticité
germanique de la population prussienne. Ce fut une véritable tempête patriotique. Henri
Gaidoz, celtologue, explique que pour la première fois, une guerre des peuples dégénéra
en « guerre des races ».14
Progressivement se dessina donc au niveau européen l’idée de la pureté de la
race particulièrement présente chez les Allemands qui se basèrent sur le mythe de la
race aryenne pour développer leur sentiment national. Nous y reviendrons.
L’anthropologie physique se redéfinit dans l’anthropologie biologique
Parallèlement,
l’anthropologie
physique
allait
connaître
de
nouvelles
découvertes significatives. En 1892, August Weismann, un des leaders du néodarwinisme, fut le premier à parler de l’existence des gènes. Il nomma « plasma
germinatif » certaines dispositions mystiques et biologiques du sang : « Le corps n’est
rien d’autre que l’enveloppe qui entoure et protège ce patrimoine génétique. […] Le
patrimoine génétique sera transmis de génération en génération à tout jamais,… »,15
ceci avec pour risque, la contamination de ce plasma par des porteurs d’un patrimoine
génétique moins performant en terme d’intelligence et de fidélité à la race originelle
porteuse de déterminants culturels. Pour cette raison, il recommanda une grande
prudence sur le choix du partenaire sexuel. Ces précautions n’étaient que les prémisses
de la grande politique eugéniste du XXème siècle.
A la fin du XIXème siècle, Mendel édicta ses trois lois sur l’hérédité. Se basant
sur l’étude de pois, il démontra les caractères dominants et récessifs de certains gènes
lors de mélange de races végétales. Cette théorie fut redécouverte en 1900 et donna
naissance à une nouvelle discipline : la génétique des populations dont un des secteurs
14
Jeanblanc Helga (2004) : Rudolf Virchow et la « race prussienne » : anthropologie et idéologie, in :
Trautmann-Waller Céline (2004) : Quand Berlin pensait les peuples. Paris : CNRS, p.72
15
Quinchon-Caudal Anne (2013) : Hitler et les races, l’anthropologie nationale-socialiste. Paris : Berg
International Editeurs, p. 33
110
retracera les migrations des peuples et l’origine des races. 16 A la même époque, Karl
Landsteiner découvrit les groupes sanguins ABO et s’attacha à définir leur répartition
dans les zones territoriales mondiales. Cette découverte fut reprise par certains
anthropologues pour justifier l’existence de « races humaines primitives pures ».17
Ces nouvelles études permirent en 1908 à Hardy et Weinberg d’édicter une loi
donnant les conditions pour préserver les caractères héréditaires d’une population : « Le
maintien de l'équilibre des proportions respectives de gènes implique une population de
grande taille (illimitée en théorie), des unions contractées au hasard, sans choix
préférentiel, l'absence de sélection contre ou en faveur de certains gènes, l'absence de
variations brusques d'un gène (mutations) et aucun mouvement d'émigration ou
d'immigration. »18 Ce dernier point semble particulièrement important. Il est une des
raisons qui permettra de justifier génétiquement le contrôle des mariages pour éviter la
déformation génétique de la population souche. C’est aussi par ce biais que se
construira la puissance de la nation au travers de l’idée de l’unité de la race.
Les gènes devenant donc les garants de la stabilité héréditaire du peuple, les
thèses eugénistes commencèrent à prendre de l’essor aux Etats-Unis pour atteindre
progressivement l’Europe. Durant la période de l’entre-deux guerres, les politiques
s’interrogèrent avec de plus en plus d’insistance sur les conséquences du mélange des
races mettant en avant les dysharmonies physiques des croisements. En Allemagne,
cette préoccupation prit une importance extrême dès les années 1930 et la « question
raciale » fut considérablement traitée par les anthropologues de toute l’Europe. Même si
certains scientifiques relativisèrent ce métissage en posant la question de son
importance scientifique comme ce fut le cas de Neuville en France19, ces oppositions
n’auront toutefois que peu d’influence dans ce contexte de concurrence extrêmes entre
les nations européennes.
16
Ducros Albert (1992) : La notion de race en anthropologie physique : évolution et conservatisme. In :
Mots, 33 (décembre), p.122
17
Op. cit, p.125
18
Ibid, p.124
19
Boquet-Appel Jean-Pierre (1989), pp. 23-34.
111
L’anthropologie biophysique et le nationalisme
L’anthropologie
physique
joua
donc
un
rôle
déterminant
dans
la
conceptualisation de l’eugénisme, lui-même de plus en plus considéré comme un outil
de contrôle de la valeur biologique des individus constituant le peuple.
Cette partie sera consacrée à illustrer succinctement au travers de
l’anthropologie national-socialiste comment l’anthropologie biophysique inspira le
nationalisme allemand. Ce détour est intéressant puisque la position de l’Allemagne en
matière d’hygiène raciale influença très clairement de nombreux intellectuels roumains
et notamment les scientifiques biologistes, médecins et anthropologues de l’Ecole de
Cluj qui répandront l’idée d’un eugénisme drastique en Roumanie durant la période de
l’entre-deux-guerres et plus encore lors de la dictature fasciste20.
L’exemple de l’influence de l’anthropologie biophysique sur la montée du
nationalisme en Allemagne durant la première moitié du XXème siècle
Vers la fin du XIXème siècle, le livre français « Essai sur l’inégalité des races
humaines » de l’écrivain Joseph Arthur de Gobineau (1890) eut un grand retentissement
en Allemagne. L’auteur y défendait le fait que les races ne sont pas d’égale qualité en
matière de force, de beauté et d’intelligence. Il ouvrit la voie au matérialisme
biologique, autrement dit à une approche scientifique de la biologie non empreinte de
religiosité, et permit de considérer les faits sociaux dans une perspective biologique.21
Au même moment, le darwinisme social se répandait et inspira à Ernst Haekel,
vulgarisateur en Allemagne de la théorie de l’évolution, cette pensée sur l’inégalité
sociale : « Les institutions humaines ne devraient donc pas chercher à contrecarrer ces
phénomènes naturels et éternellement valables que sont l’inégalité entre les êtres, la
domination du fort sur le faible, et la mort à plus ou moins long terme des demeurés ou
20
Barbulescu Constantin (2014) : Mariage, race et eugénisme en Roumanie de la fin du XIXe siècle au
milieu du XXe siècle. Annales de démographie historique, 1 (127).
21
Quinchon-Caudal Anne (2013), p. 17
112
invalides ».22 Races inégales et inégalités légitimées. Dans ce contexte de fin de siècle
bouillonnant de conflits raciaux, ces thèses connurent un succès retentissant.
Quelques années plus tard, avec le bouleversement créé par les grandes
découvertes biologiques sur l’hérédité et les groupes sanguins, l’eugénisme allait faire
son apparition en Europe. Alfred Ploetz, physicien et biologiste réputé, s’en fera le
porte-parole en Allemagne après avoir fréquenté de très près les milieux fondateurs de
la discipline aux Etats-Unis.
Si l’anthropologie physique connut une grande remise en question durant la
République de Weimar avec une vive critique contre la rigueur des pratiques
anthropométriques, l’anthropologie biologique mendeléenne continua son essor avec de
nombreux exemples de recherches de terrain pour prouver la corrélation entre les
facteurs génétiques et la race.23 Eugène Fischer, médecin et anthropologue dans les
années 1920, mena pour cela une étude sur le métissage entre colons boers et femmes
africaines hottentotes. Il en tira sa conclusion révolutionnaire : « Les caractères raciaux
sont des caractères génétiques ».24 Se basant sur cette théorie, Hans Friedrich Karl
Günther, influent eugéniste allemand, établit que la race serait construite sur une même
constitution physique et psychique. Etant donné la composition hybride de la plupart
des peuples européens, l’unique moyen de pouvoir les distinguer précisément restait
leurs caractères sanguins. Ces constatations générèrent une forme d’urgence nationaliste
inspirée également de croyances mythologiques et mystiques. Ceci pressa l’Allemagne
à unifier le peuple autour d’un même combat identitaire. Hans F. K. Günther déclara :
« Seule l’amélioration de l’espèce et la renordification sauveront la vraie
germanité »25, phrase qui symbolise bien l’avènement du concept de l’« homme
nouveau », idéal nazi de la force, du courage et de l’intelligence26.
Durant les années 1930 parut un manuel d’eugénisme et d’hérédité humaine
écrit par un professeur et directeur d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme
de Berlin, Otmar Von Verschuer. Non seulement son propos traita de la nécessité de
protéger le peuple allemand contre les races étrangères telles que Juifs et Tsiganes mais
22
Quinchon-Caudal Anne (2013), p.17
Op. cit, p. 123
24
Ibid., p. 123
25
Ibid., p. 123
26
Dulphy Anne (2000) : L'homme nouveau des fascismes. Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 67 (juilletseptembre), pp. 152-153.
23
113
il fut entendu également que les membres indignes de la race nordique comprenant les
aliénés mentaux, les alcooliques et les malformés devaient être isolés pour éviter une
contamination massive. Cette période fut marquée par le passage de la théorie
biologique à la pratique juridique via les tribunaux de santé héréditaire, la Cours d’appel
de santé héréditaire ainsi que le tribunal supérieur de santé héréditaire.
S’en suivit évidemment ce qu’on connait bien de la Seconde Guerre mondiale et
de l’Allemagne à savoir la ségrégation, la ghettoïsation, l’extermination de ceux qui
allaient être considérés comme un danger pour la race allemande et la nation.
L’anthropologie biophysique permit donc d’une certaine manière de penser ces théories
extrémistes de la race et de développer une machine de guerre nationaliste.
La Roumanie, l’anthropologie physique et le nationalisme
Comme expliqué plus haut, cette montée du nationalisme allemand basé entre
autre sur la conception biologique de la race influença fortement les scientifiques
roumains. Plusieurs études témoignent de l’intérêt que portèrent les médecins,
biologistes et anthropologues eugénistes de l’Ecole de Cluj sur les positions
scientifiques des chercheurs allemands à ce sujet (Truda 2010 ; Turda 2013 ; Barbulescu
2014). Aucune étude trouvée ne fait par contre état de pareil constat en parlant d’autres
universités roumaines. Pour cette raison, cette partie se concentrera sur l’influence de
l’université de Cluj principalement.
La biologisation de l’identité nationale
L’eugénisme moderne apparait dans le discours des élites roumaines peu de
temps après la formation de la petite Roumanie vers la fin du XIXe siècle. Ces
représentants furent autant de médecins que d’anthropologues. La tendance eugéniste
n’avait alors rien d’exceptionnel puisqu’elle était le sujet à la mode dans de nombreuses
disciplines partout en Europe (anthropologie, médecine, biologie, sciences politiques,
démographie,…) en lien certainement avec les nombreuses redéfinitions de frontières et
les mélanges de populations liées aux guerres du XIXème siècle. A noter d’ailleurs
qu’en Roumanie, l’intégration de la Dobroudja du Nord en 1878 suscita une très grande
114
problématique d’intégration ethnique de par la multiculturalité de la province ceci ne
facilitant pas l’identification nationale et renforçant du même coup le nationalisme27.
Après la Première Guerre Mondiale, les roumanophones qui connurent, sur à
peine quelques décennies, de fortes pressions identitaires, décidèrent de s’unir en une
seule nation. En 1918, la Transylvanie, la Bucovine et la Moldavie orientale proclamées
indépendantes s’associèrent à la Roumanie pour ne former qu’un seul pays. Cette
naissance de la grande Roumanie ne fut pas sans poser problème. Ce regroupement sous
le signe d’une langue commune ne suffit pas à garantir l’homogénéité ethnique, sociale
et culturelle du pays.28
L’entre-deux-guerres fut donc marqué par une crise identitaire profonde due à un
certain manque de repères. On assista à la création de deux écoles intellectuelles issues
des deux plus importantes provinces historiques roumaines chacune rattachées à des
traditions européennes différentes : la Transylvanie, représentée par l’Ecole de Cluj,
dont l’élite intellectuelle fut formée dans le milieu culturel allemand, et le Regat
(l’Ancien Royaume : Moldavie, Valachie) avec pour structure l’Ecole eugéniste de
Bucarest rattachée à la culture française. La première école fut davantage centrée sur
l’eugénisme racial inspirée par la conception allemande de l’hygiène raciale tandis que
la seconde mena des travaux sur la vénérologie et la puériculture 29 (eugénisme plus axé
sur l’hygiénisme familial). Toutes deux s’occupèrent de mener une politique plus ou
moins sévère à l’égard des mariages avec une orientation de l’Ecole de Cluj vers la
restriction des unions mixtes et une attention toute particulière sur les populations
considérées comme étrangères.30
En effet, les discours des représentants de l’Ecole de Cluj ne se distancèrent pas
de leur attachement à une politique nationaliste. Il est d’ailleurs possible de le constater
dans cette citation du Dr. Iuliu Moldovan, fondateur de l’école de médecine de Cluj et
directeur de l’Institut d’hygiène raciale et sociale, en 1925 : « Je suis Roumain parce
que je suis né Roumain, parce que j’ai la certitude que dans mes veines circule un sang
différent d’autres peuples, une goutte de ce sang vient de mes parents et de mes
ancêtres qui ont contribué à la création et la construction de ma nation. Ce lien de
27
Iordachi Constantin (2002) : « La Californie des Roumains », l’intégration de la Dobroudja du Nord à
la Roumanie, 1878-1913. Balkanologie, VI (1-2), pp. 167-197
28
Barbulescu Constantin (2014), p. 252
29
Barbulescu Constantin (2014)), p. 236
30
Op. cit., p. 237
115
sang, ce lien biologique de race nous rendent Roumains […]. Donc, la nation est une
réalité biologique ».31
Iordache Făcăoaru, membre de la section eugénisme et
biopolitique de l’Association de Transylvanie et de l’Institut d’hygiène raciale et sociale
de Cluj, partageait ce point de vue et dans ce sens prêta à l’anthropologie physique une
valeur nationaliste : « Dans nos politiques nationales, l'anthropologie a pour vocation
de clarifier certaines des questions les plus importantes concernant les droits politiques
que nous possédons sur le territoire et également sur les territoires que nous ne
possédons pas ».
32
D’après Turda (2013) qui se base sur les dires de Lajos Méhelÿ
(1934), la recherche du groupe sanguin était nécessaire pour « la protection stricte des
frontières raciales ».33
A l’approche de la Deuxième Guerre Mondiale et plus précisément à partir de
l’année 1936, les discours biologisants se radicalisèrent dans une idéologie clairement
raciste. Quelques représentations sociales peuvent éclairer en partie les raisons de cette
radicalisation : tout d’abord, la peur de la perte des valeurs familiales avec
l’urbanisation croissante de la société roumaine et la mixité de la population des villes.
Ensuite « l’importation » de femmes étrangères notamment hongroises sur sol roumain
via les conquêtes militaires au sens figuré pervertissait l’héritage biologique. Pour
précision, la femme est considérée en génétique comme passeur de la plus grande partie
du patrimoine transmis à l’enfant. Il était donc perçu comme bien plus dangereux qu’un
homme roumain s’associe à une femme étrangère plutôt que l’inverse. De plus, la
dénatalité roumaine observée durant l’entre-deux-guerres rendit d’autant plus méfiant
que certaines provinces, telles que le Banat, virent les naissances d’enfants d’ethnies
minoritaires augmenter alors que les naissances d’enfants « purement » roumains
diminuaient. Enfin, un grand nombre d’« étrangers » vivaient dans les provinces
annexées après 1918 ce qui donna lieu à des craintes concernant l’authenticité de la
nation roumaine34. Profitant des brèches identitaires, la Garde de fer s’infiltra et son
fascisme prit de l’ampleur dans l’esprit populaire.
A lire les mises en garde eugénistes conservatrices de l’époque, le peuple
roumain allait à sa perte avec une méfiance particulière et grandissante, comme
31
Ibid., p. 237
Turda Marius (2013) : Entangled traditions of race: Physical anthropology in Hungary and Romania,
1900-1940. URL : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3868932/ (consulté le 5 octobre 2014).
33
Op. cit.
34
Barbulescu Constantin (2014), p. 245
32
116
l’explique Marius Turda (2013), envers le peuple hongrois. Pour cette raison, en 1937,
Râmneanţu rappela le devoir des politiques roumaines « d’assurer à la population une
fertilité élevée, de garder totalement intactes toutes ses caractéristiques, surtout
ethniques et raciales, et de conduire à l’augmentation de la fertilité de la couche de
population ayant des qualités héréditaires supérieures à la moyenne ainsi qu’à la
réduction de la proportion des couches inférieures et incapables de lutter pour
l’existence »35 Il fut par ailleurs l’auteur d’un essai sur la hiérarchisation raciale, une
étude basée sur l’analyse d’échantillons sérologiques, et participera à la mise en place
de l’interdiction pour les militaires et les fonctionnaires roumains de se reproduire avec
une race inférieure en intelligence via son patrimoine génétique (édictée lors de la
Deuxième Guerre Mondiale) tel que les Magyars en 15ème place de son classement et les
tsiganes en 18ème et dernière place.36 Făcăoaru, eugéniste de la seconde génération,
utilisa des arguments similaires en 1938 pour prévenir les politiques : «Dans le cas du
mélange avec les races inférieures comme les Tziganes, la baisse du niveau biologique
constitue un processus aux conséquences tellement désastreuses que les autres
considérations sociales, politiques et d’aliénation de l’être ethnique restent sur un plan
tout à fait secondaire. ».37 Ces tsiganes qu’il situait dans « les minorités d’origine extraeuropéenne » au même titre que les Tatars, les Turcs, les Gagaouzes, les Juifs, les
Russes, les Ruthènes et les Ukrainiens qu’il réunissait sous l’appellation « « races
ballast », en référence aux sacs de sable dont on peut se délester » 38. A l’inverse et
dans cette même logique, les mariages mixtes avec un conjoint de race supérieure,
comme la race allemande, pouvaient être tolérés pour Râmneanţu. Mais ses positions ne
firent pas l’unanimité de l’élite intellectuelle de Cluj dont certains insistèrent pour une
tolérance unique envers les unions endogamiques.39
L’époque de l’entre-deux-guerres fut donc témoin de la naissance d’une
politique eugéniste basée sur les théories raciales de l’anthropologie biophysique. Si
l’eugénisme positif était présent au travers de la voie éducative, c’est sur l’eugénisme
négatif qu’insistèrent les personnalités de l’Ecole de Cluj par la prohibition des unions
35
Op. cit., p. 245
Turda Marius (2013): Entangled traditions of race: Physical anthropology in Hungary and Romania,
1900-1940.
37
Barbulescu Constantin (2014), p. 249
38
Op. cit., p. 249
39
Barbulescu Constantin (2014), p. 245
36
117
métissées de militaires et de fonctionnaires de l’Etat ainsi que l’interdiction pour les
enfants de mariages mixtes de fréquenter des écoles non roumaines.40
Mais c’est également pour déterminer le droit à des terres que les politiques
roumaines s’appliquèrent à évaluer la pureté du sang et sa conséquence sur le degré de
légitimité à posséder un territoire. En 1939, sous la dictature carliste, à l’aube de la
Deuxième Guerre Mondiale, Râmneanţu déclara : « L'application des enquêtes
sérologiques dans les populations est l'une des réalisations les plus importantes pour
l'anthropologie. De cette façon, sur la base des variations entre les limites fixées des
groupes sanguins classiques, nous sommes en mesure de déterminer à quelle nation
appartient chaque noyau de population…».41 Une des études du chercheur fut utilisée
pour prouver une plus grande similitude génétique entre les Roumains et les Szeklers
qu’entre les Magyars et les Szeklers permettant d’affirmer que les Szeklers n’étaient
autre que des Roumains assimilés à la population hongroise. Comme conséquences, la
minorité magyar de Transylvanie perdit trois départements du Sud-Est au profit des
Roumains s’appropriant l’avantage du nombre en s’associant aux Szeklers.42 Encore
une fois, l'anthropologie biophysique fut instrumentalisée pour fournir à la nation un
récit racial ainsi que pour interroger sur la coexistence ethnique.
La Seconde Guerre Mondiale
Suite à l’abdication de Carol II, l’arrivée au pouvoir du maréchal Ion Antonescu
et l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne en juin 1941 contribuèrent à renforcer
davantage le caractère raciste des discours eugénistes alors qu’ailleurs en Europe,
notamment dans les territoires anglo-saxons, l’eugénisme s’en distança de plus en plus.
La Roumanie connut une politique de « purification ethnique ».
Le constat de la dénatalité roumaine en comparaison à la croissance
démographique des populations considérées comme étrangères mit les partisans de la
Garde de fer dans une position d’insécurité.43 Des mesures furent prises en août 1940
40
Op. cit., p. 248
Turda Marius (2013), p.44
42
Barbulescu Constantin (2014) : Mariage, race et eugénisme en Roumanie de la fin du XIXe siècle au
milieu du XXe siècle. Annales de démographie historique, 1 (127), p. 238
43
Op. cit., p. 244
41
118
pour interdire le mariage entre roumains et juifs et en 1941, sous le régime fasciste
d’Antonescu, les militaires furent contraints de n’épouser plus que des femmes
d’origine ethnique roumaine car, comme l’expliqua Râmneanţu, « en plus de l’invasion
des éléments inférieurs, les éléments de sang étranger pénètrent au sein de la
population.».44 Ces mesures s’intensifièrent encore en 1943 suite à une étude de l’Ecole
de Cluj.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, selon Marius Truda (2013), la relation
entre la définition des races et l'anthropologie physique en Roumanie devint une
préoccupation urgente en raison de la nécessité de définir le corps national.
Les déportations de juifs vers les camps de concentration allemands et leur
génocide sur sol roumain45 comme celui moins connu des tsiganes entre 1941 et 194546
démontrent à quel point les craintes nationalistes liées à l’idéologie fasciste et à
l’eugénisme raciste auront contribuées à justifier jusqu’à l’élimination de centaines de
milliers d’humains.
La période communiste
En 1947, la dynamique du mouvement eugéniste au sein de l’espace intellectuel
proprement roumain fut stoppée par la venue des communistes au pouvoir. En
Transylvanie, pour éviter la partialité ethnique et pour combattre le patriotisme roumain,
une université hongroise fut ouverte à Cluj.47L’idéologie communiste voulait tendre, en
théorie, vers l’abolition des inégalités économiques, sociales, culturelles et raciales des
individus du pays mettant chacun, quelle que soit l’ethnie, sur un même pied d’égalité.
La théorie idéologique socialiste n’empêcha pas la Roumanie de connaître une
recrudescence du nationalisme anti-soviet. A partir de 1960, le rejet de la soviétisation
devint fédérateur et donna lieu à un nationalisme identitaire cette fois-ci beaucoup plus
centré sur les références à l’histoire, la langue et le folklore. La base physique des
44
Barbulescu Constantin (2014), p. 244
Cazacu Matei (2003) : La disparition des Juifs de Roumanie, Matériaux pour l'histoire de notre temps ,
vol. 71, pp. 49-61
46
Delépine Samuel (2013) : Atlas des Tsiganes. Paris : Editions Autrement, p. 46
47
Gridan Irina (2011) : Du communisme national au national-communisme, Vingtième Siècle. Revue
d'histoire 1 (109), p. 115
45
119
théories de la race ne sembla plus constituer un argument de poids pour la distinction
entre roumains et soviets.48 Pourtant, Truda (2013), se basant sur diverses études
effectuées par Milcu et Maximilian en 1967, Malan en 1960, Milcu et Dumitrescu en
1958 et Bartucz en 1957, démontre que la plupart des récits nationalistes produits durant
la période communiste restèrent profondément ancrés dans l’époque de l’entre-deuxguerres au niveau des mentalités et du style de raisonnement.49
La fin de la période stalinienne et la reprise du pouvoir par Nicolae Ceaușescu
en 1964 donna lieu à de nouvelles perspectives idéologiques. A la fin des années 1960,
le dictateur, considéré comme le garant de la continuité de l’ethnie Dace, chassée par les
romains aux alentours du 2ème siècle de ce qui allait devenir une partie du territoire
roumain,50 devint l’emblème de l’émancipation nationale roumaine. Ceaușescu misa sur
une nation-ethnie-Etat et développa une forme de national-communiste. La Roumanie
se radicalisa dans des positions ethnocentristes autant dans le milieu scientifique, en
isolant le monde académique de la recherche internationale, qu’au niveau politique et
artistique comme le fit remarquer Claude Karnoouh (2005) : « Des textes historiques,
mais encore des romans historiques, laissent progressivement filtrer des accents peu
éloignés des inflexions xénophobes propres à de nombreuses publications de l’avantguerre »51. Les Hongrois, les Saxons, les Souabes, les Serbes, les Juifs, les Tziganes
furent considérés alors comme des ethnies allogènes par rapport à la race de référence,
race des dirigeants au pouvoir.
La remise en question de la notion de race
Au niveau international par contre, les décennies d’après-guerre marquèrent un
changement de doctrine majeur concernant la notion de race. Cette observation fut
constatée par l’étude des manuels d’introduction à l’anthropologie physique de la fin
des années 1940 au début des années 1980. Alice Littlefield, Leonard Liebermann et
48
Op. cit., p. 118
Turda Marius (2013)
50
Karnoouh Claude (2005) : Histoire de Roumanie : petites ruptures, légères transformation et grands
paradoxes. Outre-terre, 3 (12), p.234
51
Op. cit., p.232
49
120
Larry T. Reynolds52 mirent ce fait en évidence dans le cadre d’une recherche réalisée
aux Etats-Unis en 1982. Ils constatèrent l’abandon du terme par la nouvelle génération
d’anthropologues des années 1970 faisant suite aux ségrégations raciales, à la
démocratisation du milieu anthropologique, aux problèmes liés à la délimitation des
frontières et à l’arbitraire des méthodes de classifications scientifiques fondées sur la
génétique.
Cette remise en question de la notion de race avait déjà été traitée à la fin du
XIXème par certains scientifiques français tels que Topinard, successeur de Broca et
auteur du livre « Eléments d’anthropologie générale », qui fit observer que les
différences individuelles ne permettaient pas de tirer des traits généraux d’une
population en raison du métissage liés aux colonisations : « La race n’existe pas dans
l’espèce humaine […] elle est produite de notre imagination et non une réalité brute,
palpable. ».53
Boas également, en 1907, démontra par l’anthropologie physique au cours d’une
étude sur plus de 6'000 enfants migrants aux Etats-Unis, que leurs crânes se
modifieraient en fonction de l’environnement. D’après ses résultats, l’indice céphalique
des enfants migrants observés convergerait progressivement vers l’indice céphalique
des enfants natifs des Etats-Unis. L’environnement agissait selon ses conclusions sur le
physique de l’Homme ceci prouvant que les caractères raciaux sont influencés par le
contexte environnemental et ne sont donc pas figés. 54
Au terme de race fut progressivement préféré celui d’ethnie, axé bien plus sur
les aspects d’ordre culturels et sociaux que sur les caractères purement morphologiques
et biologiques. De plus, le mot intimement corrélé à la notion d’hygiène raciale,
rappelait trop violemment le lourd bagage de son histoire.
Le post-communisme
Si le terme de race allait être formellement discrédité dans les sciences humaines
à partir des années 1980, Barbulescu (2014) considère que l'importance résiduelle des
52
Centlivres Pierre (2003) : Race, racisme et anthropologie. Archives fédérales suisses ; publications
officielles
numérisées,
pp.
13-42,
URL :
http://www.amtsdruckschriften.bar.admin.ch/viewOrigDoc.do?ID=80000319 , p.15
53
Boquet-Appel Jean-Pierre (1989), p. 24
54
Boquet-Appel Jean-Pierre (1989), p. 24
121
idées anthropologiques sur la race a été négligée dans le retour en force des stratégies
populistes et nationalistes conçues après 1989 en Roumanie.
La démocratie parlementaire multipartite fut implantée en 1990 garantissant aux
minorités des sièges proportionnellement représentatifs de leurs communautés au
parlement. Le parti populiste Romania Mare fut fondé par Vadim Tudor pour les
élections constitutionnelles de 1991 avec pour tendance politique une idéologie
mélangeant nationalisme de droite et nostalgie de l’ère Ceaușescu. Il devint en 2000 le
deuxième parti de Roumanie mais perdit ensuite son électorat pour baisser
considérablement en influence jusqu’à disparaître du parlement en 2008. Identifié par
l’Ouest comme un parti d’extrême droite tandis que la Roumanie le situait dans
l’extrême gauche, le parti était en réalité un attrape-tout comme le décrit Soare Sorina
(2005) « Plusieurs héritages se superposent dans le code génétique du parti, que ce
soit l’identité de parti de défense nationale, l’identité indirecte d’un discours antisémite
qui caractérisait la Garde de Fer et ses sympathisants d’avant la guerre mais
également les repères de la rhétorique mixte utilisée par le national-communisme de
Ceausescu.».55 Comme de nombreux partis populistes d’Europe, Romania Mare fut
alimenté par l’insatisfaction liée aux inégalités sociales, aux difficultés de cohabitation
interethniques et à l’intégration. Pour défendre l’image de la Roumanie malmenée par
les critiques internationales, le Tudor nationaliste déclara en 2001 « Bref, la Roumanie
est peut-être le Pays avec le plus d’enfants doués par mètre carré sur cette terre. »,56
comme une résurgence
de la concurrence intellectuelle interraciale menée par
l’anthropologie physique à la fin du XIXème siècle.
Si aujourd’hui Tudor a perdu en crédibilité et en suffrage, quelques scandales en
Roumanie donnent à penser que les anciennes pratiques eugénistes issues des théories
de
l’anthropologie
biophysique
marquent
toujours
quelques
esprits
ultra-
nationalistes. Barbulescu (2014) donne pour exemple un fait récent datant de 2012 où la
communauté magyar de la ville roumaine de Baia Mare lança un appel à la mobilisation
via une pétition intitulée « Le nouveau cri pour les Hongrois de Baia Mare »57 afin
d’encourager les jeunes Hongrois à rechercher des partenaires du même groupe
55
Soare Sorina (2005) : Le national-populisme roumain aux portes de Bruxelles. Amnis [Online], 5. URL
: http://amnis.revues.org/973 (17 janvier 2015)
56
Tudor Vladim (2001) cité par Soare Sorina (2005) : Le national-populisme roumain aux portes de
Bruxelles. Amnis [Online], 5. URL : http://amnis.revues.org/973 (17 janvier 2015)
57
Notes de fin de travail de Barbulescu Constantin (2014)
122
ethnique. Plus récemment encore, en 2013, un article fut posté sur le blog du groupe
« Les nationalistes autonomes » de Timişoara proposant une récompense de 300 lei
pour toute femme tsigane de la région du Banat acceptant de se soumettre à la
stérilisation58. Ces exemples montrent bien que l’eugénisme racial n’a pas totalement
disparu et façonne encore les projets revendicateurs de certains activistes populistes.
Exemple de l’utilisation de l’anthropologie biophysique pour des revendications
ethniques
Le cas des Tatars Turco-musulmans de la Dobroudja
Les exemples cités plus haut sont frappants et reflètent un élan raciste
revendiqué. Lors de notre terrain en Roumanie en juin 2014, nous avons pu constater
une utilisation différente de la discipline qui ne tenait pas du discours raciste a priori.
Nous avons eu l’opportunité de nous entretenir avec les membres du siège de
l’Union Démocrate des Tatares Turco-musulmans de Roumanie. A cette occasion, nous
avons profité de plusieurs exposés pour parfaire nos connaissances sur l’ethnie Tatare
(en note de bas de page, la position d’Eugène Pittard au sujet du dénominatif commun
« Tatare »59). Le Professeur Șukri Baubek, ancien président de l’Union, nous sensibilisa
au problème de la disparition progressive de la langue tatare, revendiquant l’idée de
pouvoir offrir une scolarité adaptée à la langue maternelle des enfants Tatars de la
région de la Dobroudja. En effet, plusieurs communautés ont la possibilité d’offrir des
enseignements aux enfants dans leurs langues d’origine - c’est le cas notamment de la
communauté turque - alors que les Tatars n’ont ni les soutiens ni les financements
nécessaires.
Notre orateur se mit alors à nous parler de l’ADN mitochondrial permettant de
retracer les migrations de l’ethnie Tatar à travers les âges. L’ADN mitochondrial,
58
Op. cit.
« On sait que le nom de Tartares ou Tatars n’a pas une signification plus précise que celle d’une
étiquette. Les Tartares forment un complexe ethnique dont l’hétérogénéité peut s’expliquer sans trop de
peines. Il est, entre autres, une cause qui, à l’époque de la grandeur politique des Tartares, joua un rôle
dominateur : je veux parler des populations s’affublant du nom Tartares pour profiter des avantages
matériels que ce titre assurait, à cause de la puissance militaire de cette nation. » Pittard Eugène (1917)
: La Roumanie : Valachie - Moldavie – Dobroudja. Paris : Editions Bossard, p. 278
59
123
présent dans la mitochondrie de la cellule constitué de l’héritage génétique de la mère,
permettrait en effet de remonter les lignées maternelles des populations pour en
déterminer les origines géographiques et les liens de similitude avec d’autres peuples.
Cette méthode de l’anthropologie génétique servirait entre autre au traçage des
diasporas. M. Baubek nous démontra donc, par un schéma, la lointaine origine asiatique
de l’ethnie Tatare et ses divers chemins de migration justifiant son ancienneté
eurasiatique ainsi que la continuité de sa pureté. Il conclut son exposé en expliquant
l’intérêt de la préservation de la langue tatare comme patrimoine ancestral à protéger.
Cette utilisation de l’anthropologie physique à des fins de revendication ethnique
ne nous était pas familière. Elle prouve cependant l’intérêt bien présent de recours aux
techniques de l’anthropogénétique pour asseoir des idées politiques et préserver de cette
manière des spécificités culturelles.
Le cas des Roms
Ce même genre de discours basé sur la paléoanthropologie et la génétique est
aussi présent chez les défenseurs «d’une origine ethnique de type protochroniste ou
primordialiste »60 des Roms permettant de justifier la volonté de créer une nation Rom
malgré l’absence d’un territoire national… Une exploitation des pistes génétiques qui fit
autrefois réagir Eugène Pittard : « Quelques analyses sanguines ont permis de
rapprocher les Tziganes des Indous, c’est-à-dire les Tziganes en général, des Indous en
général. J’ai déjà eu l’occasion de protester contre le vague ethnologique qui est à la
base de presque toutes les analyses sanguines. On l’a vu au cours de ce mémoire même,
le terme de Tzigane ne signifie pas toujours que celui qui le porte est un Tzigane
véritable. D’un autre côté, qu’elle est la valeur ethnologique du terme Indou tel qu’il
est employé par les auteurs des recherches sérologiques ? Quand on a, tant soi peu,
étudié l’anthropologie physique et descriptive de la Péninsule Indoustanienne, on sait
l’extraordinaire variété de types humains que renferme cet immense pays. ».61 Mais de
toute évidence, ces thèses servent malgré tout à la défense de revendications identitaires
60
Ruegg François (2001) : Tsiganes musulmans de la Dobroudja, Entre ethnicité et religion : le mythe des
origines écorné, In : Francesca Prescendi et Youri Volokhine (2001) : Dans le laboratoire de l’historien
des religions. Mélanges offrets à Philippe Borgeaud. Genève : Labor & Fides, p.176
61
Pittard Eugène (1944) : Les Tziganes ou Bohémiens. Genève : Le Globe, p. 284
124
ethniques ce qui nous permet de répondre par l’affirmatif à la question de recherche de
notre travail.
L’anthropologie physique est-elle guidée par des motivations nationalistes ou des
revendications ethniques en Roumanie ?
D’après François Rüegg (2014), les ethnologues et anthropologues des pays de
l’Europe de l’est continuent aujourd’hui à consacrer leurs recherches à des questions
d’ordre national et principalement sur leurs propres territoires. L’intérêt de se tourner
vers les pays limitrophes se trouve dans le fait de pouvoir y étudier les différentes
diasporas qui constituèrent l’histoire du pays d’origine des chercheurs. C’est le cas de la
recherche roumaine notamment. Selon l’auteur, ces approches nativistes ont été
valorisées durant l’entre-deux-guerres avec la construction de l’esprit national et restent
la norme encore de nos jours malgré le long intermède communiste. L’isolement
linguistique et géographique de ces pays a contribué à renforcer cette tendance.62
L’institut Francisc I. Rainer à Bucarest
La visite de l’Institut Francisc I. Rainer à Bucarest, créé en 1940, fut l’occasion
de se questionner à nouveau sur les bienfondés des recherches en anthropologie
physique et l’hypothèse de leurs influences politiques. Le tour des lieux commença par
la visite de la collection ostéologique contemporaine d’environ 6'800 crânes masculins
exposés sur des dizaines de présentoirs. Notre guide nous expliqua l’intérêt d’avoir
recours à ces ossements pour définir les causes de mortalité les plus fréquentes durant
des périodes définies de l’histoire mais également pour dresser des profils crâniens de la
population roumaine.
Après un passage auprès d’un spécialiste en paléoanthropologie, nous avons
reçu un enseignement de la part du Professeur Gheorghiţă Geană au sujet de l’histoire
de l’anthropologie roumaine et de sa filiation bio-médicale. A l’occasion de cette
rencontre, nous avons pu consulter l’Annuaire Roumain d'Anthropologie63 dans lequel
62
Ruegg François (2014) : Postsocialism and the Confinement of Anthropology, in : Giordano Christian,
Ruegg François, Boscoboinik Andrea (2014) : Does East Go West?, Zürich : Lit, p. 83
63
Constantin Marin, Geana Gheorghiţă, Ion Alexandra, Luca Eleonora, Bejenaru Luminiţa (1964) :
Annuaire Roumain d'Anthropologie. Bucarest : “Francisc I. Rainer” Institute of Anthropology.
125
sont répertoriés de nombreuses techniques de mesures, des images de prises de
mensurations et leurs résultats. A la question « L’anthropologie physique défend-elle
des revendications nationales ? », le Professeur Geană nous expliqua que la discipline
n’était pas nécessairement raciste ni même nationaliste, que tout dépendait en
l’occurrence de l’intention de l’auteur derrière la recherche, ce qui me parut être une
réponse appropriée. Cependant, la neutralité axiologique étant un idéal, il est
incontestable que la pensée dominante des moments historiques oriente la recherche
scientifique. Dans un contexte où le nationalisme ethnique et l’eugénisme racial était
légitimé, rien d’étonnant que des scientifiques aient investigués ces terrains.
Le fondateur de l’Institut, Francisc I. Rainer, anatomiste et anthropologue, eut de
toute évidence des relations étroites avec l’Ecole de Cluj durant l’entre-deux-guerres
travaillant sur un corpus commun de sujets. Une enquête fut menée par l’Institut au
sujet de l'histoire raciale de la nation, en traçant ses migrations et les contacts avec
d'autres races, tandis qu’une autre s’intéressa à définir le caractère physique et spirituel
de la nation.64 Si le professeur Rainer collabora avec Eugène Pittard, anthropologiste
suisse, notamment lors du dix-septième Congrès international d'anthropologie et
d'archéologie préhistorique à Bucarest en 1937 qu’il organisa et durant lequel Pittard
présida,65 il n’est pas certain que leurs conceptions du mot « race » fut identique. Tandis
que Rainer avait une posture scientifique orientée par l’idée de nation, Eugène Pittard
privilégia l’aspect purement biologique de la notion pour contrer les thèses politiques :
« C’est véritablement à tort et à travers qu’aujourd’hui encore, les auteurs les plus
éminents et les plus académiques, quand ils traitent des groupements humains se
servent du mot race dans un sens totalement faussé… Il faut bien se pénétrer que la
race, représentant la continuité d’un type physique, représente un groupement
essentiellement naturel, pouvant n’avoir et n’ayant généralement rien de commun avec
le peuple, la nationalité, la langue, les mœurs, qui répondent à des groupements
purement artificiels, nullement anthropologiques, et ne relevant que de l’histoire dont
ils sont des produits. C’est ainsi qu’il n’y a pas une race bretonne, mais un peuple
64
Rainer F. (1937) : Enquêtes anthropologiques dans trois villages roumains des Carpathes. Bucarest:
Imprimeria Centrală; in: Turda Marius (2013) : Entangled traditions of race: Physical anthropology in
Hungary and Romania, 1900-1940. URL : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3868932/
65
Truda Marius (2007): From craniology to serology: racial anthropology in interwar Hungary and
Romania. Journal of the History of the Behavioral Sciences; 43(4).
126
breton ; une race française, mais une nation française; une race aryenne, mais des
langues aryennes ; une race latine, mais une civilisation latine. ».66
Il est certain que l’influence de Pittard, l’apport des recherches étrangères et les
échanges entre chercheurs roumains et autres internationaux avant et à la sortie de la
période communiste auront permis d’élargir le champ des possibles du milieu de
l’anthropologie physique roumaine pour mettre en exergue de nouvelles perspectives.
Diverses recherches en anthropologie physique sont aujourd’hui menées à l’Institut
Fransisc I.
Rainer. Si certains domaines questionnent toujours, leurs fondements
possèdent des ambitions légitimées pour la compréhension de l’humain. La prudence
toutefois est de rigueur dans des sujets tels que « l'étude complexe bio-socio-culturelles
sur les minorités de la Roumanie ».67 A quel groupe de référence ces minorités sontelles comparées si ce n’est la population majoritaire roumaine ? Il va sans dire que
l’utilisation de ses données, entre les mains d’interprètes de confession nationaliste ou
raciste, pourra toujours faire l’objet de plans politiques populistes.
Discussion
Il resterait intéressant de se poser la question de la persistance de l’anthropologie
biomédicale en Roumanie : son importance est-elle liée à son histoire scientifique
nationale ? A la nécessité de définir l’identité roumaine via ses caractéristiques
biologiques ? C’est en tous les cas bien d’identité qu’il doit s’agir puisque
l’anthropologie physique s’est toujours attachée à déterminer l’appartenance génétique
des populations observées. Existe-t-il donc, aux yeux des anthropologues biomédicaux
roumains, une définition de ce qu’est « un roumain » au sens génétique de la
définition (confirmant la persistance de la notion de race) ? Est-ce que le « roumain
type » est comparé au « Rom type » ou au « Tatare type » et qu’en est-il de ces
comparaisons si elles existent ? Dans « l'étude complexe bio-socio-culturelles sur les
66
Pittard Eugène (1924): Les races et l’Histoire. Paris : La renaissance du livre, p. VI.
Matei Stircea-Craciun (2010): L'Institut d'Anthropologie "Francisc I. Rainer" - Académie Roumaine. In
:Bulletins-electronique.com. URL : http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/62406.htm
(consulté le 18.1.2015)
67
127
minorités de la Roumanie »,68 thème d’étude comparée à l’Institut Francisc I. Rainer,
quel pourrait-être alors le rôle de la biologie dans la recherche sur les minorités
ethniques ?
Autant de question qui mettent en avant les problématiques éthiques qui
jalonnent encore le parcours de l’anthropologie physique. Si cette dernière relève des
sciences naturelles et constitue un domaine de développement riche pour la
compréhension de l’humain en tant que constituant de l’ordre zoologique, cette
discipline n’est pas sans poser la question de ce qu’elle peut induire comme idéologies
au travers des classements bio-ethniques qui constituèrent nombre de ses pages.
Actuellement, une nouvelle vague concernant l’inné et l’acquis pourrait
entrainer un changement majeur dans le domaine de l’évolutionnisme biologique et de
la conception de la détermination génétique des populations. L’hérédité a longtemps été
considérée comme figée dans la génétique sans possibilité d’adaptation. Or
l’épigénétique offre aujourd’hui un regard plus complet sur la transmission des
caractères héréditaires. L’environnement jouerait un rôle dans la modification de
l’expression du génome humain ce qui signifierait que la biologie humaine se
dessinerait aussi en fonction des milieux et des expériences vécues (comme Boas put
l’attester en son temps en s’intéressant à la modification des caractéristiques « raciales »
au travers de l’études de l’évolution de crânes d’enfants).
Deux conséquences possibles de la découverte de l’épigénétique : l’une pourrait
être la relativisation des attributs physiques comme déterminants ethniques ainsi que la
vision d’une possible adaptabilité biologique universelle à tous types de milieux, l’autre
un fort regain pour le nationalisme partant du principe que la culture serait un facteur de
modification de l’expression des gènes. Aussi, un enfant né dans une certaine culture
pourrait être considéré comme adapté à un environnement bien particulier sans
possibilité de pouvoir bénéficier des mêmes avantages ailleurs69.
L’avenir nous dira ce que feront l’anthropologie physique et l’anthropologie
culturelle de cette alternative scientifique permettant de tisser un lien nouveau entre
68
Matei Stircea-Craciun (2010) : L'Institut d'Anthropologie "Francisc I. Rainer" - Académie Roumaine.
In : Bulletins-electronique.com. URL : http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/62406.htm
(consulté le 18.1.2015)
69
Barthélémy Pierre (2012) : La théorie de l’évolution doit faire sa révolution. Site : Le monde. URL :
http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2012/01/31/la-theorie-de-levolution-doit-faire-sa-revolution/
128
elles. Ce sera également l’occasion de se rendre compte de quelles seront les issues
politiques d’un pareil changement de paradigme.
Conclusion
L’anthropologie physique, dès ses débuts, fut investie de la mission de classer
l’espèce humaine, devant l’évidence de sa grande diversité, et utilisa la notion de race
pour faire correspondre l’humain à l’ordre zoologique. Les anthropologues anatomistes,
biologistes
et
médecins
s’intéressèrent
tout
d’abord à définir
les critères
morphologiques de classification nécessaires à l’élaboration d’une systématique. Linné
fut l’un des pionniers du classement scientifique des races au XVIIIème siècle. S’en
suivront de nombreuses autres tentatives au cours du XIXème développées par des
chercheurs redéfinissant à chaque fois de nouvelles formes de logiques pour permettre
d’inclure les races marginales.
La craniologie, étude de la variation des caractères du crâne, fut l’un des
moyens utilisé par l’anthropologie physique pour déterminer les spécificités raciales.
Elle s’avérera être l’une des sciences les plus stigmatisantes pour la classification
raciale puisqu’elle justifia la hiérarchisation intellectuelle des différentes races à travers
le monde. Les caractères faciaux furent également utilisés pour expliquer les
orientations morales des différentes ethnies ce qui permit d’interpréter le faciès comme
un déterminant culturel et national.
La parution de « L’Origine des Espèces » de Charles Darwin en 1859 ainsi que
les prémisses des théories génétiques entrainèrent, vers la fin du XIXème, des débats
compétitifs en anthropologie physique sur la valeur des races humaines. Les
découvertes génétiques sur l’hérédité, au début du XXème siècle, mêlées au
nationalisme, permirent, petit à petit, la conceptualisation de l’eugénisme racial.
L’Allemagne développa une anthropologie nationale-socialiste basée sur la nouvelle
anthropologie biophysique et influença notamment la Roumanie via les intellectuels de
l’Ecole de Cluj.
En effet, les théoriciens roumains de l’Ecole de Cluj, utilisant l’anthropologie
biophysique durant l’entre-deux-guerres, biologisèrent progressivement l’identité
nationale. La crainte de perdre les valeurs roumaines au travers des métissages sanguins
mais également en raison de la surreprésentation d’ethnies étrangères sur sol roumain
129
donna naissance à des programmes politiques drastiques en ce qui concerna les
mariages. Mais l’anthropogénétique fut également utilisée durant cette période pour la
revendication de territoires.
La période fasciste menée par la Garde de fer entre 1940 et 1945 s’inspira
profondément de l’idéologie du fascisme allemand. Pour l’anthropologie physique, la
relation entre race et nation devint une préoccupation majeure. Les génocides juifs et
tsiganes furent la conséquence dramatique de convictions racistes défendues par une
élite scientifique intimement concernée comme ce fut le cas de l’anthropologue
Râmneanţu.
Dès l’arrivée des communistes au pouvoir, la dynamique eugéniste fut stoppée
mais il resta le sentiment national qui se développa fort à l’encontre des soviets. Plus
tard, la reprise du pouvoir par Ceaușescu fédéra davantage encore autour du
nationalisme. Le milieu scientifique, relativement toléré, s’enferma plus encore dans
une forme d’ethnocentrisme tandis que l’anthropologie physique internationale
abandonnait le terme de race suite aux ségrégations raciale et au manque de sérieux des
procédés anthropométriques notamment.
A la sortie du communisme, les théories raciales de l’anthropologie biophysique
et les méthodes eugénistes continuèrent à inspirer des mouvements populistes
marginaux en Roumanie sous forme d’encouragement au choix ethnique du partenaire
ou d’incitation à la stérilisation pour les femmes Rom. Toutefois l’anthropologie
physique permit aussi à d’autres de revendiquer des spécificités ethniques comme nous
avons pu l’observer chez les Tatares ou des objectifs nationaux chez la communauté
Rom.
Si l’anthropologie biomédicale roumaine reste toujours relativement autocentrée
de par l’intérêt qu’elle porte principalement à son propre territoire et aux ethnies qui
l’habitent, l’exploitation des théories raciales n’existent plus a priori et la valorisation de
l’esprit national au travers de thèses scientifiques n’a pas été objectivée. Mais il reste
nombre de questions en suspens qui mériteraient d’être traitées plus en profondeur
concernant le rapport entre l’identité roumaine et son rapport à la biologie.
A la question « est-ce que l’anthropologie physique est utilisée comme un outil
de revendications ethniques et nationalistes en Roumanie ? », la réponse est
évidemment « oui » et ceci durant toutes les périodes qui constituèrent son histoire
depuis le début du XIXème siècle. Mais depuis la chute du communisme,
130
l’anthropologie biomédicale roumaine s’est ouverte à la recherche internationale et ses
ambitions semblent être bien différentes des thèses eugénistes et raciales d’il fut un
temps. Ceci n’empêchera toutefois pas l’utilisation de ses données à des fins de
revendications ethniques ou nationales comme nous avons pu le constater.
D’ailleurs, les nouvelles perspectives de l’anthropologie biomédicale risquent
bien de devenir un terrain propice aux revendications nationalistes ou universalistes
selon le point de vue choisi. L’épigénétique, cette nouvelle conception scientifique qui
implique l’environnement dans l’expression des gènes, risque de redéfinir les notions
d’inné et d’acquis. Selon cette découverte, qui semble révolutionnaire, il se pourrait que
les concepts de nature et de culture soient intimement corrélés, ce qui pourrait amener à
repenser l’adaptabilité physique et culturelle de l’être humain.
131
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135
La représentation politique des minorités turques et tatares en
Roumanie
Aline Mabillard
Introduction
La diversité ethnique de la Roumanie n’est pas un phénomène récent. C’est, en
effet, depuis le IXe siècle que l’on note l’arrivée des premiers mouvements de
migrations sur le territoire roumain et en Dobrogea, région qui deviendra roumaine en
1878. Actuellement, selon le Department for Interethnic Relations, les minorités de
Roumanie représentent 10% de la population totale dont 620'000 Roms, 20'000 Tatars
et 30'000 Turcs1, les trois minorités qui font l’objet de notre étude.
Dans l’Empire ottoman, l’identité des sujets était donnée selon un critère
religieux. Par exemple, les « Grecs » étaient ceux qui pratiquaient la religion orthodoxe
et les « Turcs », les Ottomans ou les musulmans. Après la deuxième guerre mondiale,
les facteurs de traditions et langue ont été ajoutés pour déterminer l’identité des
minorités. Les musulmans ne sont plus traités comme une minorité religieuse, mais les
Turcs et les Tatars sont considérés comme des minorités nationales. Actuellement, les
minorités turques et tatares de Roumanie configurent leurs identités politiques en
fonction des problèmes et contraintes de la Roumanie postsocialiste. Quelle est la
représentation politique actuelle de ces minorités dans l’espace politique roumain ?
Comment est-ce que les structures politiques qui représentent ces deux minorités
construisent une image de macro-groupe pour celle-ci (image construite au niveau
culturel, économique, religieux, historique) ?
Pour répondre à ces questions, nous allons, tout d’abord, aborder une partie
théorique concernant les constructions des groupes ethniques. Une deuxième partie
s’intéressera à l’intégration des minorités dans le système politique roumain actuel.
Nous parlerons ensuite du contexte historique de la Dobrogea, où se trouvent la majorité
des Turcs et des Tatars de Roumanie. Et enfin, nous discuterons des données que j’ai
1
Aledin Amet, sous-secrétaire d’Etat, pense cependant que dans la réalité les chiffres sont plus élevés que
ceux que l’on trouve dans le recensement national de 2011.
136
récoltées sur le terrain, à Bucarest et à Constanţa dans les différentes Unions culturelles,
lors de l’Ecole d’Eté de la chaire d’Anthropologie sociale de l’Université de Fribourg
qui a eu lieu en juin 2014.
2 Partie théorique : construction des groupes ethniques
2.1 Les différentes définitions de l’identité ethnique2
Vacher de Lapouge a inventé le terme d’ethnie pour éliminer de la définition de
race les éléments qui renvoyaient à la culture et à la langue. Pour Max Weber, les
personnes de même race sont de même souche alors que les membres du groupe
ethnique ont seulement la croyance d’une ascendance commune. L’identité du groupe
ethnique se construit par rapport aux différences avec les autres groupes. Pour
Shirokogoroff, qui va être à la base de beaucoup de définitions ultérieures, l’ethnicité se
base sur 5 traits : « la possession d’une langue commune, la conscience de former un
tout dans lequel ses membres jouissent de la compréhension réciproque, une identité
culturale, la conviction d’une origine commune et une coutume endogamique. »3 Pour
Barth, les groupes ethniques ne peuvent se définir qu’en se comparant à d’autres
groupes existants. Pour continuer d’exister, ils doivent maintenir une frontière entre
eux, composée de traits culturels spécifiques à chaque groupe. Mais, pour appartenir à
un groupe ethnique, un individu ne doit pas obligatoirement posséder tous les
marqueurs propres à son groupe ; les traditions ou la langue sont des marqueurs que l’on
peut choisir alors que le phénotype ou l’hexis corporel ne peuvent pas être changés.
Ces définitions de l’ethnie reprennent des critères principalement culturels. Il ne
faut pas oublier que l’identité ethnique d’un individu est unique, mais qu’il peut
posséder plusieurs identités culturelles. Un autre critère dont il faut tenir compte est la
dimension de l’histoire qui raconte les contacts entre les groupes sur un même espace et
qui donne parfois naissance à des groupes ethniques. Le marqueur principal de l’identité
ethnique est le nom. En nommant quelqu’un, on le classe dans une catégorie spécifique.
2
Jean-François GOSSIAUX, Pouvoirs ethniques dans les Balkans, Paris, Presses universitaire de France,
2002, 217p.
3
Ibid, p.17
137
2.2. La confusion entre les « Turcs » et les « Musulmans »
Comme nous l’avons vu précédemment, durant l’Empire ottoman, les
Musulmans étaient appelés « Turcs ». Le pouvoir, lors de la domination ottomane, était
turc et musulman. Etre « Turc », c’était avoir du pouvoir, mais les Turcs ne venaient pas
forcément de Turquie. Pour devenir Turc, il fallait, soit se convertir à l’Islam, soit
travailler pour l’Etat. Cela explique la confusion entre Musulmans et Turcs.
3. Intégration des minorités nationales au système politique roumain
Ce chapitre a pour but de définir la notion de « minorité », de comprendre le
fonctionnement du Parlement et l’intégration des minorités au système politique de la
Roumanie.
3.1. Une définition du terme « minorité »
Une minorité peut se comprendre à deux différents niveaux : par rapport à
l’ensemble de la population ou au niveau politique. Une minorité peut être définie
comme un groupe moins nombreux, reconnu différent pour des raisons généralement
culturelles. Le Conseil de l’Europe déclare que les minorités ont la citoyenneté mais
avec une spécificité ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique et veulent la
conserver4.
En Europe de l’Est, les minorités ont la nationalité au sens juridique du terme,
mais possèdent une langue ou une religion différente. En Roumanie, on distinguait les
minorités dites historiques comme les Allemands et les Hongrois des minorités dites
ethniques comme les Turcs, les Tatares, les Juifs, les Arméniens et les Roms. Les
minorités ethniques étaient identifiées au niveau institutionnel sous la catégorie
« autre ». Actuellement et depuis l’entrée en vigueur de la Constitution roumaine en
1991, le Département des Relations Interethniques du Gouvernement de la Roumanie
ne parle que des minorités nationales.
Ce terme ne correspond qu’aux minorités
nationales reconnues et non aux minorités récemment immigrées.
Mais il ne faut pas oublier que l’identité est autant celle que l’on réclame que
celle que l’on nous donne. C’est un processus qui n’est pas figé, mais dynamique. Se
revendiquer comme appartenant à une minorité peut être une tactique politique car c’est
4
http://www.humanrights.ch/fr/droits-humains-internationaux/conseil europe/minorites/convention-cadreprotection-minorites-nationales-fcnm
138
choisir la manière dont on veut être identifié, en prenant compte des droits qui
correspondent à cette catégorie.
3.2 Les dispositions constitutionnelles
Dans l’article 4 de la Constitution roumaine, en vigueur depuis le 8 décembre
1991 et révisée en 2003, la Roumanie est définie comme « un Etat de droit,
démocratique et social, dans lequel la dignité de l'être humain, les droits et les libertés
des citoyens, le libre développement de la personnalité humaine, la justice et le
pluralisme politique représentent les valeurs suprêmes, dans l'esprit des traditions
démocratiques du peuple roumain et des idéaux de la Révolution de décembre 1989, et
sont garantis.»5
L’article 6 « reconnaît et garantit aux personnes appartenant aux minorités
nationales le droit de conserver, de développer et d’exprimer leur identité ethnique,
culturelle, linguistique et religieuse. »6 L’article 32 nous apprend que l’enseignement est
donné en langue roumaine, mais que les minorités nationales ont le droit d’apprendre
leur langue maternelle et d’être éduquées dans cette langue.
L’article 62 de la Constitution roumaine nous renseigne sur l’élection des
Chambres et l’intégration des minorités nationales au système politique roumain : « La
Chambre des Députés et le Sénat sont élus au suffrage universel, égal, direct, secret et
librement exprimé, conformément à la loi électorale. Les organisations des citoyens
appartenant aux minorités nationales, qui ne réunissent pas aux élections le nombre de
voix nécessaire pour être représentées au Parlement, ont droit chacune à un siège de
député, dans les conditions fixées par la loi électorale. »7
3.3. Le fonctionnement du Parlement roumain
Le Parlement roumain est composé de deux Chambres : la Chambre des Députés
et le Sénat qui sont élus au suffrage universel, conformément au principe de la
représentation proportionnelle et pour une durée de quatre ans. La Chambre des Députés
se compose de 332 sièges, tandis que le Sénat comprend 137 sénateurs.
5
Irina MOROIANU-ZLATESCU, Le cadre législatif et institutionnel pour les minorités nationales de
Roumanie, Bucarest, Institut roumain pour les droits de l’homme, 1994, p.17
6
Ibid
7
Ibid
139
Comme nous l’avons vu au niveau de la Constitution, les minorités nationales, si
elles n’ont pas obtenu au moins un mandat parlementaire aux élections, ont le droit à un
mandat de député.
3.4. Les minorités au sein du Parlement8
En général, les minorités sont bien représentées au Parlement roumain. Grâce au
système des sièges réservés, les groupes minoritaires restreints peuvent siéger au
Parlement. La communauté hongroise, par son grand nombre de citoyens en Roumanie,
est présente dans les deux Chambres, sans avoir recours à ce dispositif. La présence des
groupes minoritaires lors des commissions parlementaires a favorisé les programmes au
profit des minorités. Généralement ceux-ci ont des sièges dans toutes les commissions
qui sont utiles pour eux.
Les minorités qui font parties du National Minorities Council sont les Hongrois,
les Roms, les Ukrainiens, les Allemands, les Russes lipovènes, les Turcs, les Tatars, les
Serbes, les Tchèques et Slovaques, les Bulgares, les Croates, les Grecs, les Juifs, les
Italiens, les Polonais, les Arméniens, les Macédoniens, les Albanais et les Ruthéniens.
En 2008, la Chambre des députés comptait 18 sièges réservés représentant les 19
minorités nationales de Roumanie9.
Il n’y a aucune discrimination entre les députés des minorités et les députés élus
par voie classique. La Chambre des députés et le Sénat n’ont pas de commissions qui ne
traitent que des minorités, mais ont tous les deux des commissions qui abordent cette
question. Les députés des minorités, même s’ils s’intéressent à des problématiques
précises en rapport avec la communauté qu’ils représentent, doivent souvent se pencher
sur des difficultés qui ne concernent qu’une partie des minorités nationales.
La seule minorité à qui ne profite pas le système des sièges réservés est la
communauté Rom. Les Roms sont sous-représentés au Parlement par rapport à leur
poids démographique.
8
Oleh PROTSYK, Représentation des minorités au Parlement roumain, publié par UIP et PNUD, 2010,
24p.
9
Les communautés tchèque et slovaque sont regroupées au sein d’une organisation commune et les
Hongrois n’ont pas besoin du système des sièges réservés.
140
3.5. Le rôle de l’Union Européenne dans l’intégration des minorités
Après l’effondrement du communisme en 1989, pour se démarquer de son passé
socialiste, la Roumanie se tourna vers le modèle de l’Union Européenne qui incarnait la
réussite, la modernité et la civilisation. L’Europe a établi des critères de sélection pour
une intégration possible des pays de l’Europe de l’Est. Au niveau politique, il y avait la
démocratie, les droits de l’homme et la protection des droits des minorités et au niveau
économique, un marché viable. La Roumanie ne répondait pas aux conditions
économiques avec son marché non viable et aux conditions politiques à cause des
problèmes avec les Hongrois, la protection des enfants et la situation des Roms. Ce
n’est qu’en 2007 que la Roumanie put adhérer à l’Union Européenne. En imposant le
critère du droit des minorités, l’Union Européenne a contribué à l’amélioration des
rapports entre Hongrois et Roumains en Roumanie et en Hongrie de façon notoire.
Cependant, tous les membres des minorités ne remarquent pas les progrès de
l’intégration de la Roumanie à l’Union Européenne comme nous le verrons plus loin
dans ce séminaire.
4. Histoire de la Dobrogea
L’Empire ottoman a conquis la Dobrogea au XVe siècle. Elle est tout de suite
devenue une région importante pour lui car, par sa position, elle protégeait
Constantinople. Des populations turques et tatares se sont installées dans la région, pour
la première fois au IXe siècle pour les Tatars. Une autre vague de Tatars arriva en
Dobrogea en 1241 car ils faisaient partie des armées mongoles qui ont envahi cette
région. Il y avait donc à l’origine plus de Tatars que de Turcs en Dobrogea. Les Turcs
d’Anatolie y sont arrivés plus tard, entre 1262 et 1264, avec les leaders turcs Issedin et
Sara Saltuq qui, sur les ordres de Michael VIII Paléologue, l’empereur byzantin,
devaient encourager des populations de Turquie à les suivre dans cette région. Les
Turcs et les Tatars de Roumanie sont de confession musulmane sunnite de la branche
Hanafi, la branche qui est pratiquée en Turquie.
En 1878, avec le Traité de Berlin, la Dobroudja fut attribuée à la Bulgarie et à la
Roumanie. Pour la Roumanie, recevoir la Dobroudja du Nord voulait dire concéder la
Bessarabie du Sud à la Russie. Cette nouvelle parcelle de territoire n’était pas très bien
141
vue par les autorités roumaines, surtout à cause de sa diversité ethnique et religieuse qui
était considérée comme menaçante. Puis, cette conception changea et on commença à
voir la Dobroudja comme une ancienne province roumaine qu’il était légitime de
récupérer. La Dobroudja permettait aussi à la Roumanie d’avoir un accès à la Mer
Noire, ce qui était bénéfique pour l’économie du pays. Les musulmans y étaient bien
traités car le gouvernement roumain a déclaré que tous les citoyens égaux sans
distinction de race et de religion et il a également donné des subsides pour l’entretien
des mosquées et l’enseignement de l’arabe aux enfants musulmans.
Pourtant cela a changé en 1957, sous le régime communiste, car les écoles
turques et tatares ont été fermées. Le séminaire musulman de Medjidiya qui formait les
nouveaux cadres religieux a été fermé également en 1967. On ne pouvait plus publier
des articles sur l’Islam et les musulmans de Roumanie ne pouvaient plus faire de
pèlerinage à La Mecque. Après 1972, l’Etat roumain est revenu sur certaines de ces
interdictions pour améliorer l’image de la Roumanie auprès des pays musulmans et
arabes particulièrement, mais aussi au niveau international. Après la chute du
communisme, l’Etat roumain a mis à jour la Constitution, comme nous l’avons vu dans
le chapitre précédent, accordant aux musulmans, en tant que citoyens roumains, les
mêmes libertés que le reste de la population, comme en 1878.
5. Données récoltées sur le terrain
Le voyage que nous avons effectué lors de l’Ecole d’été de la chaire
d’anthropologie sociale de l’Université de Fribourg en juin 2014 avait pour but
l’observation participante des minorités turques, tatares et Rom en Roumanie. Notre
circuit nous a conduit dans le Département des Relations Interethniques à Bucarest, les
Unions Démocrates des Turcs et des Tatars à Bucarest et à Constanţa et dans les
villages de Babadag et Fantana Mare / Baspunar, un village à majorité turque.
Il nous faut ici faire une remarque préliminaire sur le rôle des Unions. Les
Unions ne sont pas des partis politiques, mais elles se préoccupent de la conservation de
la culture des minorités. Les membres des minorités n’ont pas tous le même parti
politique, car ils ne prennent pas en compte le critère ethnique. Cependant, les Hongrois
et les Tziganes ont fondé des partis politiques, en plus des Unions. Pour les Tziganes,
on retrouve par exemple le Parti Démocratique des Gitans Libres ou le Parti Démocrate
142
Chrétien des Gitans de la Roumanie. Pour les Hongrois, l’Union Démocrate Magyare de
Roumanie se veut le parti unique de la minorité et son seul représentant.10
Les différents points que nous avons traité durant les entretiens étaient : le rôle
des Unions, la manière de se définir en tant que « Turcs » ou « Tatars », les différences
entre ces deux groupes, la manière dont ils racontent leur histoire (la vie sous le
communisme et leur arrivée en Roumanie), leurs rapports avec l’Etat roumain, leurs
relations avec l’Etat turc, les activités qu’ils organisent dans les Unions et le dernier
point reprend l’aspect non-verbal des entretiens avec, par exemple, la cuisine qui nous a
été présentée ou le statut des personnes qui se sont adressées à nous.
5.1. Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain –
Departamentul pentru Relaţii Interetnice din cadrul Guvernului României
Nous avons été accueillis par Rodica Precupeţu, la directrice d’un service du
Département et Aledin Amet, sous-secrétaire d’Etat, qui nous a parlé de la minorité
tatare à laquelle il appartient.
5.1.1 Les Tatars de Roumanie
Les Tatars en Roumanie viennent de Crimée et de Kazan, la capitale du
Tatarstan, une république de la fédération de Russie. Ils sont parfois confondus avec les
Turcs car ils sont tous deux des musulmans sunnites qui collaborent avec la Turquie.
Leur tradition et religion sont communes. La communauté tatare est la deuxième
minorité avec le plus grand pourcentage d’intellectuels.
La vision des Unions est de promouvoir la langue turque et tatare. Actuellement,
on peut apprendre la langue tatare en option, mais le but est qu’elle devienne une langue
obligatoire, un objectif difficile à réaliser. La langue tatare la plus « propre » se parle en
Roumanie. Sous le communisme, on ne pouvait pas la parler dans les écoles, mais elle
s’est conservée grâce à la religion. Actuellement, on apprend plus le turc que le tatar. M.
Amet pense être d’ailleurs la dernière génération qui saura parler le tatar. La langue est
un problème pour cette communauté, mais un problème plus important est posé par le
fait qu’après quelques générations, les Tatars ne revendiquent plus cette identité.
10
Cristian BOCANCEA, La Roumanie du communiste au post-communisme, Paris, L’Harmattan, 1998,
p.199
143
5.1.2 Les différences entre les Turcs et les Tatars
En 1995, il y avait autant de Turcs que de Tatars en Roumanie, mais
actuellement, il y a plus de Turcs que de Tatars car les Roms musulmans se déclarent
Turcs aussi.
Tout d’abord, en 1989, les Turcs et les Tatars avaient une Union commune,
Uniunea Democrată Turcă Musulmană din România, pour récolter plus de fonds, puis
ils se sont séparés en 199011 car ils ressentaient des différences profondes entre eux.
Mais ils ont toujours actuellement un poste de radio avec l’Union Turque grâce à l’aide
de la Turquie, même si ce sont les Turcs et Tatars de Dobrogea qui le financent.
De nos jours, les Tatars ont un seul représentant au Parlement. C’était un homme
entre 2004 et 2012. Ils aimeraient aussi une femme pour les représenter comme chez les
Turcs qui ont déjà eu une femme comme deuxième parlementaire. Mr Ahmet dit qu’ils
sont plus en avance sur leurs temps, la Turquie ayant donné le droit de vote aux femmes
(1932).
Il n’existe plus de village à majorité tatare. Depuis le communisme, ils ne
représentent que 20-30%, dans le meilleur cas, dans les villages, alors que les Turcs ont
4 villages à majorité turque.
5.1.3. L’histoire des Tatars en Roumanie
Les Tatars sont arrivés en Roumanie lors de l’annexion de la Crimée à la Russie
de Catherine II en 1773 et lors de la guerre de Crimée en 1856. Après la guerre, les
Tatars voulaient retourner en Crimée, mais ils ont trouvé des conditions de vie
similaires à chez eux en Roumanie et y sont restés. Les Tatars de Roumanie sont leurs
descendants et ils se sentent en Dobrogea chez eux.
En 1944, les Tatars sont déportés de Crimée par Staline. Les communistes ont
tourné la population locale contre les Tatars en les faisant passer pour des traîtres
collaborant avec l’Allemagne. Certains Tatars l’ont effectivement fait car les Allemands
leur avaient promis une Crimée indépendante. Pourtant, d’autres ont aussi combattu
dans l’Armée Rouge. Mais les tensions entre la Russie et les Tatars sont antérieures.
Elles datent de 1917 lorsque les Tatars ont pu se créer un Etat indépendant qui était la
11
http://www.rdtb.ro/index.php?l=en&m=2
144
première République de la zone du monde turc. Cet Etat n’a pas duré longtemps, en
effet, en 1918, il n’existait déjà plus. Aledin Amet a d’ailleurs instauré le 13 décembre
comme Journée Nationale pour les Tatars de Roumanie car c’est la journée de fondation
de leur Etat éphémère.
5.1.4. Les relations avec la Turquie
Les Tatars voient la Turquie comme pays-mère et la Turquie voit les Tatars
comme une partie de la population turque. La Turquie dit qu’elle a une dette morale
envers les Tatars dans le conflit de la Crimée. Elle leur donne une aide financière.
Pour expliquer cette notion de pays-mère, il faut comprendre que le facteur
religieux a fait en sorte qu’à la fin de l’Empire ottoman, de nombreux musulmans des
anciens territoires de l’Empire qui n’étaient pas forcément d’ethnie turque ont regardé la
Turquie comme pays-mère par esprit de continuité, particulièrement dans les Balkans.
Cela a été prouvé par le grand nombre de musulmans ne parlant pas le turc qui ont
émigré en Turquie, venant de Russie, du Caucase et des Balkans.
5.2. Union Démocrate des Tatars Turco-musulmans de Roumanie, filiale de
Bucarest (Uniunea Democrata a Tătarilor Turco-Musulmani din România, filiala
Bucureşti)
Dans l’Union Démocrate des Tatars Turco-musulmans à Bucarest, nous avons
rencontré M. Genan Bolat, agent culturel, journaliste et fondateur de la revue Karadeniz
(Mer Noire) ; Şukri Baubek, l’ancien président de l’Union ; M. Nuri Vuap, qui a réuni
tout le folklore tatar et Mme Kadriye Nurmambet, avocate et interprète de musique
folklorique. C’est la 1ère femme intellectuelle de la communauté. Lors de la rencontre,
elle nous a chanté quelques chansons folkloriques.
5.2.1 Etre « Tatar »
Les Tatars de Dobrogea viennent de Crimée et de Russie. Les Tatars se
revendiquent comme faisant parties du monde turc, d’où le nom turco-tatare de l’Union,
pris à la chute du communisme. Ils sont même parfois assimilés dans le discours
populaire aux Turcs.
145
5.2.2 L’histoire des Tatars en Roumanie
La période communiste est perçue négativement par plusieurs membres de la
communauté. Ils disent que durant cette période, ils n’ont pu garder leur identité que
grâce à la religion.
Le professeur Baubec nous a fait une présentation sur l’origine des Tatars de
Roumanie. Il nous a montré que grâce à l’ADN mitochondrial, on avait pu remonter
jusqu’à ces origines et prouver que ceux-ci font partie de la famille des populations
turques. Ce marqueur génétique aurait permis d’établir un lien entre les Tatars et les
steppes de Mongolie, puis le trajet que ce peuple aurait parcouru jusqu’en Roumanie.
L’adhésion à l’Union Européenne en 2007 n’a pas changé la situation pour les
Tatars. Un des membres de l’Assemblée a même déclaré qu’il a toujours peur de parler
tatar dans la rue.
5.2.3 Les relation avec la Turquie
La Turquie est importante pour eux car elle leur a ouvert ses frontières lors de la
période communiste. Ils ont fui le système qui les réprimait et non la Roumanie, ont-ils
précisé.
5.2.4 Les activités organisées par l’Union
Genan Bolat nous a parlé de la revue Mer Noire. Elle est publiée en 3 langues :
tatar, turc et roumain. Elle a été créée pour répondre à un article offensant. Le nom a été
choisi car il y a des Tatars tout autour de la Mer Noire et la revue a pour but de tous les
toucher.
Parmi les événements organisés par l’Union, il y a la leçon hebdomadaire de
tatare pour les jeunes de la communauté à laquelle nous étions invitée, mais à laquelle
on n’a pas pu y participer à cause de notre départ pour Constanța le soir-même. Les
jeunes sont le moteur des célébrations dans l’Union. Il y a, par exemple, la fête du 21
mars qui marque le début de la Nouvelle année.
Le rêve des Tatars est d’avoir un Etat indépendant comme l’Etat juif d’Israël.
5.2.5 La mise en scène de l’ethnicité
Au fond de la pièce étaient accrochés les drapeaux de la Turquie, des Tatars et
de la Roumanie. Les Tatars de Roumanie se revendiquent ainsi comme faisant partie du
146
monde turc car la Turquie est vue par les Tatars comme l’héritière de l’Empire ottoman.
Elle a repris le rôle de protectrice et défend les Tatars et leurs droits. Le drapeau bleu
des Tatars les relie avec leur origine ethnique et le drapeau de la Roumanie est à mettre
en lien avec leur citoyenneté.
Dans la pièce, on trouve également une statue d’Atatürk, un autre drapeau de la
Turquie et un drapeau du Turkestan. Le Turkestan signifie littéralement le « Pays des
Turcs ». C’est le drapeau des ouïghours, les Turcs de Chine qui font aussi partie des
peuples turcs. Quant à Atatürk, il est considéré comme le père de la patrie turque. Ce
nom lui a été attribué car il veut dire qu’il était turc comme l’étaient les Anciens.
Atatürk a également annoncé l’ouverture de la Turquie vers l’Occident et la coupure
avec le monde arabe lorsqu’il introduit l’alphabet latin, pour purifier la langue de toutes
les influences arabes.
Les intervenants que nous avons rencontrés dans l’Union étaient plutôt âgés. Je
trouve que ce qui a été beaucoup mis en avant lors de ces entretiens et surtout avec la
rencontre du sous-secrétaire d’Etat, M. Ahmet, c’est le grand pourcentage
d’intellectuels qui sont d’origine Tatars. Ils ont cherché à mettre en avant ce haut niveau
d’éducation. Ce qui est aussi ressorti, c’est l’image d’une culture qui est en train de
disparaître, peut être au profit de l’ethnie turque et qui a été fortement réprimée. Cela se
perçoit durant les récits qu’ils nous ont fait du communisme et la peur qu’ils ont d’être
les derniers à parler leur langue ou le fait qu’ils écrivent le folklore afin qu’il ne soit pas
perdu malgré la tradition orale.
5.3 Union des Turcs de Bucarest - Uniunea Democrata Turca din Romania, filiala
Bucureşti
Avant d’aller dans l’Union Turque de Bucarest, nous ne savions pas qui serait
présent lors de la réunion. J’ai été surprise de voir le nombre de personnes qui avaient
fait le déplacement pour nous voir. Il y avait parmi eux beaucoup de personnes d’un
certain âge dont beaucoup de femmes et deux jeunes femmes qui représentaient l’Union
de la Jeunesse Turque qui collabore avec l’Union Turque de Bucarest, mais s’autoorganise. Malgré le nombre de personnes présentes, seules les personnalités de l’Union
se sont exprimées. Parmi eux, il y avait : Turhan Şemsi, le président de la filiale de
Bucarest de l’Union turque, le professeur Mustafa Ali Mehmet qui a produit la 3e
147
traduction du Coran reconnue par l’Académie Turque et Sheilla Laia, la représentante
de l’Union de la Jeunesse Turque. Nous avions préparé à l’avance des questions qui
portaient sur la manière dont ils se définissent en tant que « Turcs » et la place des
Roms dans cette définition, sur les différences entre les Turcs et les Tatars, leur relation
avec la Turquie et les événements qui sont organisés par l’Union. Ce sont, en partie, ces
questions qui m’ont servi à structurer ce travail.
5.3.1. Le rôle de l’Union
Le but de l’Union est de conserver les coutumes, la langue et l’éducation turque.
Ils ont besoin de la communauté pour sauvegarder ces pratiques, surtout les pratiques
religieuses. Afin de ne pas perdre la langue, il faut pratiquer le turc à la maison.
L’Union est une sorte de famille pour tous les membres.
5.3.2. Etre « Turc »
Lorsque nous avons demandé s’ils se sentaient plus « Turcs » ou « musulmans »,
on nous a répondu qu’il ne devrait pas y avoir de différence entre ces deux termes. Le
professeur Mustafa Ali Mehmet a pris la parole et a répondu comme il l’avait fait à un
journaliste qui lui avait posé la question : « Les Turcs de Turquie, s’ils changent de
religion, ils restent Turcs. En Roumanie, si l’élément turc disparaît, l’élément musulman
aussi et inversement. Ils doivent garder les deux pour garder leur identité. » Il nous a
ensuite rapporté que sa réponse avait été applaudie par tous les Turcs présents dans cette
assemblée. Le professeur a parlé lentement pour que nous ayons tous le temps de
prendre en note ce point qui semblait être fondamental.
Les Turcs de l’Union de Bucarest s’identifient seulement à l’ethnie turque et non
roumaine. Ils sont d’ethnie turque, mais citoyens roumains.
Quand nous avons abordé la question des Roms musulmans, il y a eu une
agitation générale et les membres de l’Union, qui étaient restés silencieux jusqu’alors ce
sont mis à chuchoter entre eux. Puis, Turhan Şemsi a répondu qu’ils sont considérés
comme d’ethnie turque, mais qu’ils s’auto-isolent par leurs pratiques. Les Roms
viennent à l’Union seulement pour les fêtes, sinon ils ne participent à aucune activité. Il
relève aussi qu’il y a un effort de la part des Turcs pour intégrer les familles des Roms
dans la société et pour que leurs enfants aillent à l’école.
148
La définition de l’identité Rom est toujours une problématique actuelle. Leur
identité ne se base pas sur leur ethnie ou leur langue comme pour les autres groupes,
mais elle est donnée par défaut à ce groupe qui n’entre dans aucune catégorie plus
précise. Tous les Tsiganes n’acceptent pas d’être classés dans cette ethnie car elle ne
rend pas compte de leur hétéroclisme et diversité. Comme il était possible dans les
anciens empires de se définir par sa religion ou sa nationalité, les Roms musulmans sont
parfois considérés comme étant Turcs. Et c’est la vision des Unions Turcs à l’égard des
Roms musulmans qui nous a intéressée dans les entretiens.
5.3.3. Les différences entre les Turcs et les Tatars
Turhan Şemsi dit qu’ils ne pensent pas à eux comme une ethnie différente. Ils
ont de nombreuses pratiques similaires comme la religion. Les mariages mixtes entre
Turcs et Tatars sont d’ailleurs très fréquents. Pourtant, lorsqu’il y a eu une faute dans la
traduction12 entre « Turc » et « Tatar », la réaction a été très vive. Ils ne veulent pas être
confondus.
5.3.4. L’histoire des Turcs en Roumanie
Durant le communisme, les Turcs avaient les mêmes droits que la majorité de la
population roumaine. Ils pouvaient pratiquer des activités religieuses librement. Ils
pouvaient parler turc à la maison, même si les écoles en langue turque ont été dissoutes
dans les années 50. Mais ils n’ont pas été discriminés à cause de leur ethnie turque en
comparaison avec les Turcs de Bulgarie13.
Ils ont été surpris qu’on ne pose pas plus de questions sur l’histoire des Turcs en
Roumanie. C’est le professeur Mustafa Ali Mehmet qui nous raconte cette histoire. Les
premiers turcs sont venus en Roumanie au Vème siècle avec Attila. Ils ont laissé des
traces sur ce territoire et ont contribués à la formation de l’Etat roumain. La migration
des Turcs d’Anatolie après ceux de l’Asie mineure amène l’élément musulman en
Roumanie. Puis ce sont les familles des soldats de l’armée de l’Empire ottoman qui
12
Tous les entretiens se sont déroulés en roumain et la traduction a été effectuée par la doctorante FNS
Raluca Mateoc de l’Université de Fribourg.
13
En Bulgarie, lors du communisme, les Turcs ont dû changer leurs noms pour prendre un nom bulgare.
149
viennent s’installer en Dobrogea. On peut voir une sorte de reconstruction de l’Anatolie
en Dobrogea car 80% des villages créés ont des noms turcs. Puis dès 1600, on voit un
retour des Turcs vers la Turquie, accentué par le désastre du siège de Vienne en 1683.
En 1878 enfin, la Roumanie reçoit la Dobrogea. Il finit en soulignant que les Turcs de
Roumanie dépendent de la Turquie et de son existence.
On peut voir dans ce récit que les Turcs s’attribuent un rôle dans la création
même de la Roumanie. Peut-être est-ce pour légitimer leurs droits d’en faire partie et
d’y habiter.
5.3.5. Les relations avec la Turquie
La Turquie n’a pas d’influence politique, mais une influence sur la religion et la
culture. Avec la chute du communisme, il y a eu un rapprochement entre les Turcs de
Turquie et ceux de Roumanie. La Turquie a été le premier pays qui a enlevé les visas et
ouverts ses frontières. Après 1989, des hommes d’affaires Turcs sont venus en
Roumanie pour créer un univers turc en Roumanie et organiser des manifestations
culturelles. Les Turcs de Roumanie actuellement demandent que le gouvernement turc
les aide à garder leurs traditions par des sponsorisations. La Turquie fournit une aide
similaire dans d’autres pays de l’Europe de l’Est comme en Bulgarie où les Turcs
peuvent affirmer leur appartenance ethnique publiquement.
Après la chute de l’Union soviétique en 1991, la Turquie a cherché à reprendre
contact avec les populations d’origine turque afin de créer un « commonwealth turc »14
qui réunirait toutes ces communautés. Ankara s’est basé sur la langue pour parvenir à
cet objectif. La conservation de la langue par les communautés d’origines turques est
primordiale car la langue est un outil politique. Elle a permis au régime kémaliste de
construire la nouvelle identité de la nation turque, en opposition avec le régime ottoman.
En introduisant l’alphabet latin, Attatürk a débarrassé le turc des influences arabes.
14
Nikolaos RAPTOPOULOS, « La famille des langues turques et le défi de création d’une communauté
turcophone en Eurasie : le rôle assumé par Ankara », in : Revue internationale de politique comparée,
2007/1 Vol.14, p.2
150
5.3.6. Les activités organisées par l’Union
Les deux jeunes femmes que j’ai mentionnées en début de chapitre prennent
alors la parole et nous expliquent les événements que l’Union organise. Un cours de
langue turque est mis sur pied. Ils font de la traduction de livres turcs en roumain et ont
pour projet d’écrire un livre de cuisine avec des recettes typiques des Turcs de
Roumanie. On voit ainsi par ses deux éléments la volonté de transmettre un patrimoine
accessible à la population roumaine. Un autre projet en cours est la création d’un groupe
folklorique qui mettrait en avant des cours de danse, de cuisine, de chants… Elles
mentionnent également les invitations réciproques des différentes minorités aux
célébrations spécifiques qui sont organisées par les Unions. Au niveau international, les
Turcs de Roumanie ont été invités à la Journée Internationale entre Allemands et Turcs
qui a eu lieu en Allemagne en 2014 et une Journée Internationale organisée par la
Turquie aura lieu en Roumanie. On peut ainsi souligner l’importance de la Roumanie
pour la Turquie.
Dans l’Union turque de Bucarest, la jeunesse turque a donné l’impression d’être
plus investie dans la conservation de l’identité culturelle que la jeunesse tatare.
5.3.7. La mise en scène de l’ethnicité
Parmi toutes les personnes qui étaient présentes lors de l’entrevue, beaucoup de
femmes ont pris place, mais peu ont pris la parole. Alors que les représentants de la
jeunesse turque étaient uniquement des femmes. On pourrait y voir une différence
générationnelle.
Pendant les discussions, on nous a servi un repas avec des aliments traditionnels
et typiquement turcs et qui a été cuisiné par les femmes de l’Union. L’image qu’a
dégagé l’Union était pleine de confiance envers l’avenir, une volonté très forte de
promouvoir leur culture à la population roumaine.
5.4. Visites de la Grande Mosquée de Constanţa – Marea Moschee din Constanţa,
ou Mosquée de Carol I. – Moscheea Carol I
Arrivés à Constanta, au bord de la mer Noire, nous avons visité la Mosquée de
Carol I. (ancien roi de Roumanie) où nous avons rencontré un imam. Il nous a
notamment parlé des Roms qu’il considère comme des tziganes musulmans et non des
151
Turcs, son discours s’opposant aux propos tenus dans les Unions. Il a ajouté que les
Roms volaient durant la nuit, puis apportaient de l’argent la journée à la Mosquée pour
se confesser et qu’ils étaient tous dans des trafics de drogue, reprenant les préjugés qui
sévissent à l’encontre des Roms.
Il nous a ensuite parlé de sa formation d’imam et il nous a appris que les imams
de Dobrogea ne sont pas tous formés en Turquie, mais que certains allaient en Arabie
Saoudite. Ce pays fait aussi des donations aux musulmans de Dobrogea. On peut voir
ici le conflit entre les pays arabes et la Turquie qui veut rompre avec le passé de
l’Empire ottoman.
5.5. Union des Turcs de Constanta – Uniunea democrata turca din Romania
Lors de notre visite à l’Union Turque de Constanţa, nous avons rencontré Serin
Türkoğlu, le secrétaire général de l’Union Ervin Ibraim qui nous a parlé des activités
des femmes turques et Melek Osman, le vice-président de la commission de culture de
l’Union qui est professeur de langue et de littérature turque et roumaine et qui a été
notre principal interlocuteur.
5.5.1. Le rôle de l’Union
Le but de l’Union est de conserver leur langue, leur tradition et leur religion.
L’Union est une sorte d’ONG culturelle qui reçoit des subventions de l’Etat roumain.
L’Union a 40 filiales et des commissions abordant des thèmes spécifiques.
Sur le site web de l’Union15, le rôle de l’Union est explicité. Les Turcs de
Roumanie veulent « protéger leur ethnicité, ce qui comprend leur langue maternelle, la
littérature, la musique, la religion, les traditions et leurs valeurs. Ils veulent protéger
leurs centres culturels et leurs lieux de cultes. Ils veulent entretenir les monuments
historiques et les vestiges témoins de leur passé et de leur présent. Ils veulent pratiquer
librement l’Islam. Ils veulent créer un système de protection sociale pour les membres
de la communauté. Ils veulent développer les relations traditionnelles roumano-truques
et promouvoir l’images des Turcs de citoyenneté roumaine hors des frontières. »16
15
16
http://www.rdtb.ro/
http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=749
152
5.5.2. Etre Turc?
Les Roms de Roumanie musulmans sont Turcs et non des Tziganes, même s’ils
sont plus pauvres. Mais certains se déclarent Roms pour recevoir une certaine aide de
l’Etat.
5.5.3. L’histoire des Turcs en Roumanie
La communauté turco-musulmane était commune avec les Tatars avant le
communisme, puis les autorités communistes ont séparés les deux communautés.
Durant le communisme, les Turcs étaient discriminés par rapport aux Tatars car la
Turquie faisait partie de l’OTAN et non le Tatarstan. Les Turcs étaient soupçonnés
d’être des espions. Les hommes turcs dans l’armée ne pouvaient pas porter d’armes
alors que les Tatars oui. Seulement une partie des Tatars a été persécutée. On ne pouvait
pas s’inscrire à l’Université en étant Turc.
Melek Osman dit que les déportations des Tatars par les Russes, lorsqu’ils ont
repris la Crimée des Allemands (envahie en 45) et ont voulu protéger les Tatars de la
population russe, n’étaient pas si terribles, que c’était une relocation pas une
déportation. Le vice-président de la culture de l’Union ajoute que les Tatars ne sont pas
objectifs comme les Turcs. Mais il ajoute que ce n’est là que son opinion personnelle et
non celle de toute l’Union, lui-même étant 50% Turc et 50% Tatar.
5.5.4. Leur rapport avec la Roumanie
La Roumanie subventionne les Unions. Grâce à l’Etat roumain, la communauté
peut parler turc et c’est un avantage. Ils sont appelés les « Grands » par les Roumains
car ils ont amené des éléments de civilisation comme la langue et la cuisine. On voit par
exemple les influences de la langue turque sur la langue roumaine. Dans le travail de
mémoire de M. Osman, il a mis en avant que 20% des mots de la langue roumaine sont
turcs. Il dit qu’après le communisme, l’Etat a privilégié des mots français pour baisser
cette influence turque et revendiquer une identité latine. Des noms de village comme
Fontana Mare ont un nom roumain et un nom turc.
Les Roumains traitent les Turcs de la même façon que les Turcs traitaient les
Roumains durant l’Empire ottoman. Il y a une bonne cohabitation entre eux car ils
organisent des fêtes ensemble. M. Osman met en avant le phénomène d’interculturalité
en Roumanie, qu’il définit comme l’interférence entre les traditions, au lieu du
phénomène de multiculturalité, qu’il définit comme la coexistence entre les traditions.
153
5.5.5. Les relations avec la Turquie
L’Union Turque de Roumanie voit la Turquie comme pays-mère. Il y a
beaucoup de collaboration entre eux. La Turquie ne verse pas de fonds spécifiques
annuellement, mais aide lorsqu’il y a un problème financier. L’Etat turc aide
régulièrement pour la reconstruction des mosquées. Il donne des matériaux aux
professeurs de langue turque. Les projets sont toujours faits en collaboration avec les
représentants du Consulat (situé en Dobrogea) ou de l’ambassade turque (à Bucarest).
La Turquie donne un soutien moral et financier. Le soutien moral est presque plus
important pour eux car il donne la garantie de la conservation de l’identité.
Il n’y a pas de conflits entre les soutiens versés par la Roumanie et par la
Turquie car ce ne sont pas les seuls soutiens qu’obtient l’Union Turque ; il y a aussi
l’Ambassade des Etats-Unis à Bucarest qui donne des bourses d’études aux étudiants
turcs et la Société Islamique Chinoise, par un traité qui est en train de se mettre en place
entre la communauté musulmane de Chine et celle de Roumanie.
5.5.6. Les événements organisés par l’Union
M. Orvan a tout d’abord mis en avant la perte de certaines pratiques qui sont
toujours célébrées en Turquie mais plus en Roumanie comme Nevrous (la Nouvelle
journée). Ils ont peur de perdre d’autres pratiques. Sinon, les Turcs ont une fréquence
radiophonique, Radiote de turce, avec le soutien moral et financier de la Turquie. Elle
s’adresse principalement à l’ethnie turque, mais aussi aux Roumains pour qu’ils
apprennent qui sont les Turcs, autrement que par les livres d’école.
Serin Türkoğlu prend alors la parole pour nous parler de la femme turque dans
les Balkans. Il y a des rencontres entre les femmes turques de Roumanie et de Turquie
pour promouvoir l’Islam, surtout l’Islam de Roumanie car il est très riche. Les femmes
de l’Union parlent des problèmes de la vie de tous les jours. Elles font aussi des
productions artistiques en pratiquant un art vieux de 500 ans et dont le nom se traduit en
français par « l’art pour rendre le papier beau ».
5.5.7. Le rapprochement entre les Turcs, les Tatars et les autres minorités
Les relations entre les 19 minorités de Roumanie sont plutôt bonnes. Une
rencontre est organisée à Bucarest une à deux fois par mois pour un échange
d’expérience. Ils se soutiennent pour qu’ils gardent leur spécificité, voient les modèles
154
utilisés par les autres et les utilisent. Mais il y a un lien plus fort avec les Tatars car ils
fréquentent les mêmes lieux de culte, même si leur identité est distincte.
5.5.8. La mise en scène de l’ethnicité
Les drapeaux qui étaient présents dans la pièce étaient celui de la Roumanie, de
la Turquie, de l’Union Européenne et deux drapeaux des Turcs de Roumanie. On trouve
également deux symboles dans la salle : le blason de la Roumanie sous la forme d’un
aigle et le logo des Turcs de Roumanie. Le logo est un globe avec le symbole de
l’ethnie turque (le croissant et l’étoile) encadré par deux branches d’olivier qui
symbolisent la paix. A la base du globe on trouve le nom de l’organisation, entouré du
drapeau de la Roumanie.
On retrouve ici encore chez les Turcs l’idée de transmettre une partie de leur
patrimoine aux Roumains et de collaborer avec eux et avec les autres minorités.
5.6. Union Démocrate des Tatars Turco-musulmans de Roumanie, siège de
Constanta – Uniunea Democrata a Tatarilor Turco-Musulmani din Romania
Nous avons été accueillis par Dincer Geafer, le président de l’Organisation de
Jeunesse de l’Union et par Gelil Eserghep, le président de l’Union.
5.6.1. Le rôle de l’Union
Les principes éthiques et moraux de l’Union tatare sont explicités sur leur site
web17. Ils veulent respecter les traditions et les mœurs en accord avec la tradition
islamique. Ils veulent promouvoir la tolérance, la dignité et l’honnêteté. Ils veulent
favoriser la cohésion des communautés tatares et turques de Roumanie. Ils promeuvent
la solidarité du monde turc et la religion islamique. Ils veulent cultiver et stimuler les
bonnes relations entre les Turcs et les Roumains. Ils ne tolèrent les crimes moraux, les
manifestations de nationalisme, de xénophobie, d’intolérance, de discrimination ou de
ségrégation d’aucune sorte.
5.6.2. Les différences entre être « Turc » et être « Tatar »
Gelil Eserghep dit qu’ils n’ont jamais souffert du fait d’être Tatar. Ils n’ont pas
la même origine que les Turcs, mais ils font partie de la branche de la communauté
turque ; ils se différencient par la langue uniquement. Mais il distingue les Gitans
17
http://uniuneatatara.ro/en/
155
musulmans qui parlent aussi turc. Parfois, ils ne les laissent pas entrer dans les
mosquées s’ils n’ont pas de tenue correcte.
5.6.3. L’histoire des Tatars en Roumanie
Il raconte ensuite que sous le communisme, ils n’avaient pas accès à la justice, à
l’armée et pas le droit de voyager dans les autres pays. Ce qui s’oppose directement au
discours que l’on a entendu dans l’Union des Turcs de Roumanie de Constanţa.
5.6.4. La mise en scène de l’ethnicité
A l’extérieur du bâtiment flottent les drapeaux de l’Union Européenne, de la
Turquie, de la Roumanie et des Tatars. Il est étonnant de remarquer que les drapeaux de
l’Union Européenne n’étaient présents que dans les Unions de Constanţa et non à
Bucarest. Sous les drapeaux, il y avait deux statues : la première représentait Atatürk
sous le signe de l’ethnie turque (le croissant et l’étoile) et la deuxième figurait Ismail
Gasprinki sous le signe de l’ethnie tatare. Cet homme qui apparaît pour la première fois
dans les symboles des Tatars était un intellectuel tatar de Crimée dans l’Empire russe. Il
a été le premier à réclamer une réforme culturelle et de la formation pour les
communautés musulmanes.
Durant l’entretien, on nous a servi plusieurs spécialités typiques à base de pâte et
de viande : des kobete, des suberek et des sortes de ravioli.
L’image qu’a renvoyée l’Union des Tatars de Constanţa, à l’instar de celle de
Bucarest, était celle d’un groupe dynamique dont les membres ont peut-être été
persécutés par le passé, mais qui aujourd’hui sont bien intégrés en Roumanie, veulent
conserver leur identité et la faire connaître à la population roumaine.
5.8. Fântâna Mare, village à majorité turque
Nous avons été reçus dans la maison d’un couple turc du village de Fontana
Mare. Ce village est particulier en Roumanie. En effet, la Turquie aimerait en faire un
musée à ciel ouvert. A première vue, le village n’est pas différent des autres villages
roumains que nous avons traversés avec notre bus. Les habitants y sont très pauvres.
Beaucoup ne possèdent qu’une charrette tirée par des chevaux pour se déplacer, ce qui
contraste énormément avec ce que l’on a pu observer dans les villes de Roumanie. La
Turquie a subventionné un puits d’eau au centre du village. Le couple a, contre toute
attente, la télévision. Ils cultivent leurs légumes et élèvent des poules pour leurs œufs.
156
Nous avons amené avec nous de la viande, afin d’avoir une démonstration de la cuisine
traditionnelle.
Il serait intéressant de voir si les buts énoncés dans l’Union des Turcs de
Constanţa sont appliqués dans la réalité. Au niveau de la protection de l’ethnicité, les
Turcs habitant Fontana Mare peuvent pratiquer leur langue maternelle et leur religion
grâce à la jâmi’ qui trône au centre du village. Comme il n’y a pas de séparation pour
que les femmes et les hommes puissent pratiquer le culte ensemble, les femmes ont un
jour spécial dans la semaine pour se rendre à la jâmi’. L’Islam peut être librement
pratiqué. Le projet du musée est un exemple même de la volonté de promotion de
l’image des Turcs de Roumanie hors des frontières. On peut voir que ces buts sont
atteints et visibles dans la réalité.
6. Conclusion
Les Turcs et les Tatars de Roumanie ont de nombreux points communs. Ils sont,
tout comme les autres minorités nationales du pays, intégrés dans le système politique
roumain, grâce aux sièges réservés. Ils ont également créé des Unions afin de conserver
leur identité culturelle. Ils pratiquent la même religion dans les mêmes lieux de culte. Ils
considèrent la Turquie comme leur pays-mère et celle-ci les voit comme faisant partie
intégrante de son peuple. Elle les soutient financièrement et moralement. Ces minorités
ont souffert durant le communisme et beaucoup de membres des communautés se sont
réfugiées en Turquie pour échapper au régime. Dans les Unions, les Turcs et les Tatars
ont des symboles communs de leur identité : le drapeau de la Roumanie pour la
citoyenneté, le drapeau de la Turquie en référence au pays-mère et la statue d’Atatürk,
le père de la patrie turque et dans certains cas, il y avait également le drapeau de
l’Union Européenne qui protège et soutient toutes les minorités.
Cependant, outre ces ressemblances, les minorités turques et tatares de
Roumaine ont également de fortes divergences. Tout d’abord, leur langue est différente.
La langue turque est plus facilement apprise que la langue tatare dans les institutions. Il
y a également des villages à majorité turque encore en Roumanie alors qu’il n’y en a
plus à majorité tatare. Ensuite, les Turcs ont un pays, alors que les Tatars ont seulement
le rêve d’une Crimée indépendante. Leur histoire est également différente : les Tatars
ont fui les persécutions en venant s’installer en Dobrogea alors que les Turcs se sont
installés sur les terres de l’Empire ottoman. A premier abord, on peut croire que leurs
157
identités sont presque semblables à cause de leur religion commune et des nombreux
mariages mixtes. Pourtant, même s’ils sont très proches, Tatars et Turcs n’aiment pas
être confondus et cultivent des richesses différentes.
158
7. Bibliographie
7.1. Les études

Cristian BOCANCEA, La Roumanie du communiste au post-communisme,
Paris, L’Harmattan, 1998, p.199

Jean-François GOSSIAUX, Pouvoirs ethniques dans les Balkans, Paris, Presses
universitaire de France, 2002, 217p.

Patrick MICHEL, Les religions à l’Est, Paris, Ed. du Cerf, 1992, 204p.

Irina MOROIANU-ZLATESCU, Le cadre législatif et institutionnel pour les
minorités nationales de Roumanie, Bucarest, Institut roumain pour les droits de
l’homme, 1994, 176p.

Alexandre POPOVIC, L’Islam balkanique : les musulmans du sud-est européen
dans la période post-ottomane, Wiesbaden : O. Harrassowitz, 1986, 493p.

Steven D. ROPER, Romania : the unfinished revolution, Amsterdam, Harwood
Academic Publ., 2000, 141p.
7.2. Les articles

Constantin IORDACHI, « La Californie des Roumains. L’intégration de la
Dobroudja du Nord à la Roumanie, 1878-1913 », in : Balkanologie VI (1-2),
décembre 2002, p. 167-197

Hugh POULTON, « Turkey as kin-state : Turkish foreign policy towards turkish
and muslim communities in the balkans », in : Muslim identity and the Balkan
state, London, Hurst : in association with the Islamic Council, 1997, p. 194-213

Oleh PROTSYK, Représentation des minorités au Parlement roumain, publié
par UIP et PNUD, 2010, 24p.
http://www.ipu.org/splz-f/chiapas10/romania.pdf (consulté le 10.01.2015)

Nadège RAGARU, « La Bulgarie et la Roumanie aux portes de l’Union
européenne : un si long espoir », in : Pouvoirs, 2003/3 n°106, p.99-113
DOI : 10.3917/pouv.106.0099

Nikolaos RAPTOPOULOS, « La famille des langues turques et le défi de
création d’une communauté turcophone en Eurasie : le rôle assumé par
Ankara », in : Revue internationale de politique comparée, 2007/1 Vol.14,
p.131-150
DOI : 10.3917/ripc.141.0131
159

François RUEGG, « Tsiganes musulmans de la Dobroudja. Entre ethnicité et
religion : le mythe des origines écorné », in : F. PRESCENDI et Y.
YOLOKHINE, Dans le laboratoire de l’historien des religions, Genève, Labor
& Fides, 2011, p.175-192

Jennifer SCARCE, « Muslim Communities in Romania : Presence and
Continuity », in Religious Quest and National Identity in the Balkans, New
York, Palgrave, 2001, p.158-167
7.3. Les pages Internet

Site
officiel
du
Parlement
roumain,
modifié
le
29.01.2015
http://www.parlament.ro/index_fr.html (consulté le 29.01.2015)

Site
officiel
de
l’Union
Démocratique
des
Turcs
de
Roumanie :
http://www.rdtb.ro/ (consulté le 10.01.2015)

Site officiel de l’Union Démocratique des Tatars Turco-musulmans de
Roumanie : http://uniuneatatara.ro/en/ (consulté le 10.01.2015)
7.4. Les illustrations
Figure 1 : Symbole des Turcs de Roumanie
Source : http://www.rdtb.ro/ (consulté le 10.01.2015)
Figure 2 : Symbole des Tatars de Roumanie
Source : http://uniuneatatara.ro/en/
160
Entre Bucarest et Constanta: La construction des identités ethniques
des Turcs et Tatars de Roumanie
Marie Goy
1. Introduction
Le présent travail s’inscrit dans le cadre de l’école d’été d’anthropologie sociale en
Roumanie « Identités multiples et mise en scène de l'ethnicité » du 13 au 23 juin 2014.
De la capitale, Bucarest, jusqu’aux abords de la Mer Noire, dans la ville portuaire de
Constanta, en Dobroudja, nous avons pu nous confronter à un univers qui était pour la
plupart d’entre nous peu connu, voire inconnu.
Ce travail se base principalement sur les visites auprès de l’Union Démocrate des
Tatares Turco musulmans de Roumanie (UDTTR) et l’Union Démocrate Turque de
Roumanie (UDTR) à Bucarest et Constanta, ainsi que sur les discours de représentants
gouvernementaux du Département des Relations Interethniques de Roumanie. Par
ailleurs, la découverte de la Grande Mosquée Carol I et de la Mosquée Hunchiar
(Geamia) de Constanta, des villages de Fantana Mare et de Babadag, des quartiers
habités par les Roms de Ferrentari à Bucarest et de Chilia Alba en Dobroudja a pu
constituer un aperçu large - bien que non exhaustif – du paysage pluriethnique de la
Roumanie, tant au niveau politique, culturel que religieux.
La méthode développée sur ce terrain associe, à la fois, une initiation à l’observation
participante et une analyse des discours adressés à notre groupe constitué de sept
étudiants, du Professeur Ruegg et de sa doctorante, Madame Mateoc, qui, par son travail
d’interprète français-roumain, nous a permis de franchir l’obstacle de la barrière
linguistique.
Dans un pays comprenant vingt minorités ethniques reconnues, nous avons pu
relever que les Turcs et Tatars mettent en avant le coté pacifique de leurs relations et la
valeur de la Roumanie en tant que terre d’intégration. Cela est d’autant plus marquant
en Dobroudja où ils sont historiquement implantés.
En s’appuyant, à la fois, sur des textes et discours officiels à propos des mesures
gouvernementales à l’égard des minorités ethniques, sur nos propres observations
161
auprès des Unions, ainsi que sur une littérature secondaire plus large, nous chercherons
à comprendre comment les communautés turque et tatare se situent chacune dans le
paysage politique roumain ? Comment ces deux groupes ethniques minoritaires se
définissent-ils eux-mêmes et quels regards portent-ils sur les autres groupes et sur la
nation roumaine en générale ? Bref, dans l’expression de leur identité, quelles attaches
les Turcs et les Tatars mettent-ils en avant ? Dans la première partie, nous présenterons
quelques concepts théoriques clefs. A savoir, le terme d’ethnicité au travers de
l’approche de Fredrik Barth et la notion d’identité définie par Gérard Lenclud. Nous
soulignerons également le lien entre les minorités et la nation roumaine en s’appuyant
sur Ernest Gellner. Puis, compte tenu de son importance dans les discours entendus,
dans la construction des groupes ethniques et de leur intégration dans la Roumanie, une
place importante sera donnée à l’histoire de la présence des Turcs et Tatars en
Dobroudja.
A la lumière des concepts développés précédemment, nous pourrons ensuite
analyser les observations prises sur le terrain réparties en deux niveaux : Le cadre,
proprement dit, des Unions turques et tatares et les discours des représentants. Enfin,
dans une perspective globale, nous pourrons proposer une tentative de définition des
identités turque et tatare de Roumanie.
2. Concepts théoriques
2.1. Minorité ethnique et ethnicité
Quel rôle joue la culture dans la formation et le maintien des groupes ethniques
? La tradition ethnologique s’est longtemps attachée à définir les ethnies par une série
de traits culturels propres et distincts ne pouvant persister que dans l’isolement au risque
d’une acculturation. Cette approche tend cependant à réifier les groupes étudiés. Plus
encore, elle ne prend pas en compte l’analyse des groupes pluriethniques. A la fin des
années soixante, l’anthropologue norvégien Fredrik Barth se pose à l’encontre de
l’approche culturaliste de ses prédécesseurs dans une nouvelle conception du rapport
entre l’ethnie et la culture. Son ouvrage, Ethnic Groups and Boundaries (1969)
rassemble les contributions d’auteurs scandinaves développées selon les principes
énoncés par Barth. L’anthropologue insiste sur la dimension évolutive et donc complexe
162
des groupes ethniques. Sa définition dépasse celle d’une race = une culture = une
langue. Ainsi que celle d’usage dans la littérature anthropologique, à savoir :
« [Un groupe ethnique est] [u]ne population qui : 1) se perpétue biologiquement
dans une large mesure ; 2) a en commun des valeurs culturelles fondamentales, réalisées
dans des formes culturelles ayant une unité manifeste ; 3) constitue un espace de
communication et d’interaction ; 4) est composée d’un ensemble de membres qui
s’identifient et sont identifiés par les autres comme constituant une catégorie que l’on
peut distinguer des autres catégories de même ordre.1 »
Comment expliquer et définir la persistance d’un groupe ethnique ? Partir de
l’idée que la culture est le socle sur lequel repose le groupe revient à lui substituer
toutes possibilités de changements. En effet, les variations dans le temps des formes
culturelles d’un groupe donné sont de même nature que celles entre deux groupes
clairement distincts. 2
Barth met en évidence des catégories d’attribution et d’identification mises en
œuvre par les acteurs eux-mêmes et constitutives des groupes ethniques. L’auteur
appuie sur le fait que le maintien des identités ethniques dépend de la présence des
frontières (boundaries)3.
L’affirmation du groupe ethnique se niche justement dans l’interaction par la
mobilisation de ces catégories dans une dichotomie entre membre et non membre et sur
la base d’une reconnaissance mutuelle de l’appartenance4. A relever que cette
distinction est permanente, bien que pas forcément exclusive.
« [L]es distinctions de catégories ethniques ne dépendent pas d’une absence de
mobilité de contact ou d’information mais impliquent des processus sociaux d’exclusion
et d’incorporation par lesquels des catégories discrètes se maintiennent malgré des
changements dans la participation et l’appartenance au cours des histoires individuelles
»5.
Lors des interactions, les traits culturels ne sont pas tous considérés de manière
égale par les acteurs. Sont mobilisés, d’une part, des signes extérieurs, tels que costume,
1
BARTH Fredrik, « Les Groupes ethniques et leurs frontières », in POUTIGNAT Philippe, STREIFFFENART Jocelyne, Théories de l’ethnicité, Paris, p. 206
2
Ibid., p. 209
3
A noter qu’il ne s’agit pas tant des frontières géographiques mais plutôt de celles ethniques et sociales.
4
BARTH, op. cit., p. 205
5
Idem
163
langue, habitat, style de vie ; de l’autre, des valeurs morales, par lesquelles sont jugés
les actes.
« Quels que soient les écarts manifestes de comportement entre les membres du
groupe, cela ne fait aucune différence – s’ils disent qu’ils sont des A, en contraste avec
une autre catégorie du même ordre, cela signifie qu’ils entendent être traités comme des
A et voir leur conduite interprétée et jugée en tant que A et non en tant que B ; en
d’autres termes, ils déclarent leur allégeance à la culture partagée par les A6 ».
Ainsi, le partage d’une même culture est un résultat plus qu’une caractéristique
première d’un groupe. Dans une perspective historique, Barth s’intéresse aux apports,
aux changements qui constituent l’assemblage des traits culturels. Il souligne que le
groupe s’adapte également aux circonstances extérieures, à savoir les disponibilités et
contraintes qui s’offrent à lui. De cette manière, « certaines diversité régionales […] ne
sont pas le résultat de différences culturelles.7 ».
Les interactions sont structurées. Certains critères d’évaluation et de jugement
sont communs et d’autres posent un obstacle dans la compréhension commune et sont
donc facteur d’exclusion. Barth met en avant la présence de rôles prescrits et d’interdits
assurant le maintien de la différence culturelle et donc du groupe ethnique. « Il y a des
critères pour déterminer l’appartenance et des façons de rendre manifestes
l’appartenance et l’exclusion ».
Dans notre cas, les Turcs considèrent les Tatars comme Turcs8, ce qui n’est pas
le cas des Roms, et ce malgré le fait que ces derniers s’identifient parfois comme tels en
raison de leur religion commune. Nous avons pu le relever à deux reprises ; à l’Union
turque et à la Grande Mosquée de Constanta. Les Roms sont considéré comme de «
mauvais musulmans » et donc distincts des Turcs et Tatars.
Il y a donc « tendance à la canalisation et à la standardisation des interactions et
à l’émergence de frontières qui entretiennent et engendrent la diversité ethnique à
6
BARTH, op. cit.,p. 212
Ibid., p. 209
8
Nous précisons que la dénomination « Turc » - avec une majuscule - se réfère à la nationalité ou au
groupe ethnique. Quant à l’adjectif « turc » - avec une minuscule - il signifie l’appartenance à la Turquie,
mais aussi l’attache avec les peuples de langues turques originaires majoritairement d’Asie centrale. C’est
en raison de ces multiples sens que nous étions parfois confondus en écoutant les discours, ne sachant pas
si la qualification de « turc » en appelait à l’appartenance à la nation, au groupe ethnique ou, plus
largement, aux peuples turcophones.
7
164
l’intérieur de systèmes sociaux englobants plus vastes 9», dans le cas présent, la
Roumanie. En constante interaction, les groupes deviennent complémentaires,
produisant un mécanisme d’interdépendance, voire de symbiose. Dès lors, les frontières
qui définissent chaque groupe sont de moins en moins perceptibles et leur maintien doit
être rigoureux selon Barth pour les raisons suivantes :
1) La complexité est fondée sur l’existence de différences culturelles
importantes et complémentaires. 2) Ces différences doivent en général être normalisées
à l’intérieur du groupe ethnique […] 3) les caractéristiques culturelles de chaque groupe
ethnique doivent être stables, afin que les différences complémentaires sur lesquelles
reposent les systèmes puissent persister quand ils sont confrontés à des contacts
interethniques très rapprochés10 ». Un groupe ethnique est donc composé d’individus
manifestant, chacun, à des degrés divers les formes d’appartenance au groupe11.
« La persistance de l’unité dépend de la persistance de ces traits culturels
différenciateurs, tandis que sa continuité dans le temps peut aussi être spécifiée à travers
les changements que connaît l’unité de fait de modifications dans les traits culturels
différenciateurs définissant la frontière12 ». Par exemple, la préservation de l’héritage
culturel tatar et donc, de l’identité, passe en grande partie par le rappel de l’histoire, la
mémoire, et la mobilisation de la langue propre au groupe. « Dans cette perspective, le
point crucial de la recherche devient la frontière ethnique qui définit le groupe, et non le
matériau culturel qu’elle renferme13 » affirme Barth. De cette manière, en mettant
l’accent sur le processus, Barth nous donne des outils pour expliquer la diversité
culturelle. Cette approche est précieuse pour éclairer notre terrain car elle nous rappelle
qu’un groupe ethnique n’est pas un groupe totalement homogène. Il met en évidence
qu’il est impossible de trouver un assemblage de traits culturels qui distinguerait un
groupe d’un autre. Nous tenterons d’illustrer que certains traits sont mis en avant
comme emblèmes de différences, quant à d’autres, ils ne sont pas relevés. Il n’est donc
pas possible de définir une identité turque totalement distincte de l’identité tatare, et
inversement. En revanche, nous pouvons souligner les différents traits culturels mis en
9
Ibid., p. 217
BARTH, op.cit., p. 21
11
Ibid., p. 235
12
Ibid., p. 248
13
Ibid., p. 213
10
165
avant par les protagonistes, l’émergence et le maintien du sentiment d’appartenance à
une identité et à l’héritage culturel turc et tatare en Roumanie. Nous nous pencherons
ainsi sur les relations d’interdépendance entre les deux groupes, encadrées par des
frontières sociales et symboliques.
2.2. Comment se définissent les identités
La définition de l’identité est une question ardue, car elle comporte plusieurs
dimensions. Nous passerons sur les difficultés sémantiques de la notion d’identité14 pour
tenter directement de définir quelques caractéristiques applicables à notre terrain. Ainsi,
nous pouvons distinguer deux dimensions. La première est l’identité individuelle, soit
l’ensemble des caractères propres à une personne. La deuxième, d’ordre collective, est
l’identité culturelle et rassemble les traits spécifiques et propres d’un groupe ethnique.
Ainsi écrit Gérard Lenclud :
« [Un] homme, par exemple, n’appartient pas à l’espèce humaine, qui est une
classe ou un ensemble, comme il appartient à une nation ou à une communauté de
culture. Il est un représentant, ou un exemplaire, de l’espèce humaine ; en revanche, il
participe d’une nation ou d’une communauté de culture 15».
Derrière l’idée de « participation », se cache un travail d’intériorisation et de
valorisation de traits que l’on identifie comme faisant partie de soi, et de ceux qui
appartiennent au même groupe que soi. A juste titre, Lenclud rappelle que les « sociétés
ou cultures n’existent que parce que des hommes pensent qu’elles existent 16». Il en va
de même pour l’identité. La notion en appelle ainsi à une construction, basée sur des
critères de sélection. L’identification et le sentiment d’appartenance à un groupe
peuvent ainsi se faire à plusieurs niveaux et définissent les identités collectives,
sociales, culturelles ou ethniques17. L’identité est donc plurielle. Ces différentes
dimensions identitaires peuvent d’ailleurs entrer en conflit de loyauté. Les identités
collectives « […] seraient donc l’expression de l’appartenance individuelle à une
pluralité de « Nous » composés de personnes se considérant ou étant considérées
14
A ce propos voir LENCLUD Gérard, « Identité et identités », in L'Homme, mars 2008, p. 449
Ibid.,pp. 450-451
16
Ibid., p. 451
17
Ibid., p. 457
15
166
comme étant les mêmes […] 18». Le questionnement est ainsi de deux ordres : qui suisje ? Et : « Comment cet être, individuel ou collectif, vit-il de l’intérieur les diverses
manières dont, tout à la fois, il est identifié et s’identifie ? [Quel] effet cela fait [-il] à
des hommes d’être ceux qu’on dit qu’ils sont comme d’être ceux qu’ils disent être,
sachant qu’à l’évidence l’identité qui leur est conférée et celle qu’ils revendiquent et
entretiennent entre elles une relation de causalité réciproque » 19.
Dans la suite de ce travail, nous verrons comment les identités ethniques des
Turcs et des Tatars s’expriment et comment elles peuvent être mises en oeuvre, de façon
consciente ou non, à certaines fins.
Nous devons également préciser que, dans le contexte pluriethnique roumain,
l’attachement à la nation ne peut se faire sur la seule base d’un ensemble de traits
communs objectifs (culture, langue, …). Ainsi, écrit Ernest Gellner dans son ouvrage «
Nations et Nationalisme » paru en 1989 : « Des hommes sont de la même nation si et
seulement s’ils se reconnaissent comme appartenant à une même nation20». Cette même
nation se voit, quant à elle, renforcée par sa propre capacité à inclure des groupes
minoritaires21. Avant d’illustrer ceci dans le contexte actuel, il est nécessaire de dresser
l’histoire de la Dobroudja avant et surtout après son inclusion dans le Royaume de
Roumanie en 1878. Nous nous pencherons plus particulièrement sur la politique
d’intégration à l’égard des populations d’origine non-roumaine au tournant du siècle.
3. Contextualisation
3.1. Histoire de la Roumanie et de la présence des Turcs et des Tatars en
Dobroudja
Louée dans les discours des représentants du Département des Relations
Interethniques du Gouvernement Roumain comme un « modèle de coexistence
interethnique », la Dobroudja a une histoire qui est loin d’être linéaire. Dans ce chapitre,
nous dressons le portrait historique de la région en nous appuyons principalement sur le
18
Ibid., p. 461
LENCLUD, op.cit., p. 452
20
GELLNER Ernest, Nations et nationalisme, 1989 (1983), p.19
21
Ibid., p. 99
19
167
travail de l’historien Constanti Iordachi qui s’est intéressé au processus qui a conduit à
l’intégration de la Dobrogea du Nord à la Roumanie22, ainsi que sur les recherches de
Nathalie Clayer et Xavier Bougarel, chercheurs spécialistes des questions religieuses
dans les Balkans.23
Située le long de la côte ouest de la Mer Noire, la région de la Dobroudja
devient une partie de l’Empire Ottoman au XVème siècle. A cette période, y habitent
principalement des populations turques et tatares originaires de la Crimée du Sud et
d’Asie mineure. La composition ethnique de la région se complexifiera au fil des siècles
avec une présence marquée notamment au nord par les Bulgares, au centre et au sud par
les Turcs et les Tatars et, sur la rive droite du Danube, par les Roumains, en sus des
marchands italiens, grecs, notamment. Sa situation, entre la capitale de l’Empire
Ottoman et la Russie, en fait un point de passage stratégique au niveau commercial,
mais surtout militaire en tant que dernier rempart dans l’accès à Constantinople24.
Entre le XVIIIème et le XIXème siècle, le nombre de Tatars criméens en
Dobrogea sera renforcé par deux vagues successives d’immigration. La première en
1783, suite à l’annexion du khanat de Crimée par la Russie et la deuxième des suites de
la guerre de Crimée entre 1853 et 1856. La Dobrogea est alors toujours sous
administation ottomane25.
L’Empire Ottoman déclinant, la fin du XIXème siècle marquera un tournant vers
l’indépendance et la proclamation de nouveaux Etats. En 1859, de l’union entre la
Moldavie et la Valachie se constitue la Principauté de Roumanie, communément
appelée Petite Roumanie. Bien qu’indépendante administrativement, la région est
toujours rattachée à l’Empire Ottoman. Constantin Iordachi considère cette association
comme le premier pas vers la Constitution d’un Etat national et unitaire roumain26.
Ce n’est qu’en 1878 que l’indépendance effective de la Roumanie sera
proclamée à la suite de la guerre entre la Russie et l’Empire Ottoman. Perdant, ce
dernier dû également renoncer à son autorité sur la Dobroudja au profit de la Russie.
22
IORDACHI Constantin, « ”La Californie des Roumains” L’intégration de la Dobroudja du Nord à la
Roumanie, 1878-1913 », in Balkanologies, décembre 2002
23
CLAYER Nathalie, BOUGAREL Xavier, Les Musulmans de l'Europe du Sud-Est : des empires aux
états balkaniques, 2013, 2013
24
IORDACHI, op.cit., pp.170-171
25
Idem
26
IORDACHI, op.cit., p.167
168
L’ordre préetabli sera toutefois renversé en juillet 1878 par le Traité de Berlin. Sous la
pression russe, la Roumanie se résout à échanger la Bessarabie du Sud contre la
Dobroudja, alors considérée comme un « cadeau empoisonné ». En effet, à l’heure de la
construction de l’Etat-Nation roumain, la diversité ethnique de la région suscite des
craintes au niveau de l’identification nationale. Cependant, d’âpres négociation entre les
pro- et l’anti-annexion, les roumains vont conduire à inverser la tendance et à faire
émerger un discours nationaliste sur la province. Au terme des débats parlementaires, la
Dobroudja est considérée presque unanimement comme partie intégrante de l’héritage
national roumain27.
Le 14 novembre 1878, la région passe sous le contrôle administratif du jeune
Etat-Nation. Inclus symboliquement mais exclus administrativement, les habitants de
Dobroudja deviennent citoyens roumains - la Constitution est alors modifiée pour que la
citoyenneté ne soit plus liée à la religion chrétienne 28- mais ne jouissent pas de droits
politiques et ne sont pas reconnu en dehors de la province. Pour autant, « la liberté et la
pratique extérieure de tous les cultures sont assurées à tous les ressortissants aussi bien
qu’aux étrangers29 ».
Dans un premier temps, l’Etat roumain s’est approprié une partie des terres
faisant partie de la Dobrogea, puis les a redistribuées à des « pan-roumains », procédant
à une « colonisation intérieure »30 en plusieurs vagues d’immigration. En 25 ans, la
proportion de Roumains en Dobrogea passe ainsi d’une majorité relative à une majorité
absolue (de 36,3% en 1880 à 52,5% en 190531).
Durant ce même intervalle, le pourcentage de terres cultivables possédées par
des Turcs et Tatars chute de 50% en 1882 à 7% en 1905. Dans son œuvre
d’homogénéisation culturelle, l’Etat roumain s’appuie sur deux pilliers: l’école et
l’Eglise. L’enseignement en langue minoritaire est autorisé dans la mesure où il ne
supplante pas les cours donnés en roumain. En relation étroite avec l’Empire Ottoman,
les identités turque et tatare s’affirment, renforcées par le panturquisme32.
27
28
29
30
31
32
IORDACHI, op.cit., pp.171-177
CLAYER Nathalie, BOUGAREL Xavier, op.cit., p. 72
Citation tirée du Traité de Berlin (1878), cité par CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p. 77
IORDACHI, op.cit., p.168
IORDACHI, op.cit., pp. 185 -186
CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p. 80
169
Au début du XXème siècle, l’Etat roumain, réalisant l’intérêt économique de la
Dobrogea, investit dans un programme de modernisation de la région avec la
construction d’un port sur le Danube et d’une voie ferrée pour la relier au reste de la
Roumanie. Constanta devient un point privilégié du commerce maritime. La ville triple
quasiment sa population en vingt-cinq ans, atteignant 31'000 habitants en 1912. Ainsi,
la Roumanie se positionne comme plaque tournante entre l’Orient et l’Occident. Malgré
cette avancée, les habitants de la Dobroudja ne disposent pas encore de droits politiques.
Après plusieurs tentatives incomplètes, le gouvernement promulgue, le 3 mars 1912,
une loi accordant le plein exercice des droits civiques aux anciens sujets ottomans,
Turcs et Tatars établis depuis deux ans, ainsi qu’à tout Roumain habitant la Dobroudja.
Désormais, les habitants de la Dobroudja ont accès au Parlement roumain mais ils
restent malgré tout largement sous-représentés33.
Selon Constantin Iordachi, c’est un triple processus de colonisation ethnique,
d’homogénéisation culturelle et de modernisation économique qui a permis
l’intégration, tant nationale qu’économique, de la province multi-ethnique de Dobrogea
en seulement trente-cinq ans34. Les élites se félicitèrent d’être parvenues à « créer une
nation à partir […] d’un conglomérat ethnique35 ». Ceci rejoint l’idée que les frontières
ethniques, ne sont pas la cause première de l’édification nationale mais plutôt un
résultat36.
Dès 1933, l’émigration des populations turques et tatares vers la Turquie
augmente, liée, entre autres, à la création de la nation turque et à la saisie des terres en
Roumanie. Des accords sont passés en 1936 entre les deux pays pour tenter de réguler le
flux37. En 1947, le parti communiste prend le pouvoir absolu et déclare la République
de Roumanie. Nicolae Ceausescu est élu Premier secrétaire du Comité central du Parti
communiste roumain en 1965 et deviendra président neuf ans plus tard38. Sous le
régime communiste, une entreprise de sécularisation est menée. Faute de moyens pour
33
IORDACHI, op.cit., p.177 - 197
IORDACHI, op.cit., p.168
35
Paroles d’un des préfets de Dobroudja devant le conseil du comté en 1904, cité par IORDACHI,
op.cit., p.197
36
IORDACHI, op.cit., pp. 167-197
37
CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p.122
38
ISBASOIU Julian, TANASE Laurentiu, VASILESCU Lucretia, Roumanie, Parcours historique, URL:
http://www.eurel.info/spip.php?rubrique460
34
170
les institutions, la religion est cantonnée à la sphère privée39. Malgré la politique
d’austérité mise en place par le régime, le Département des Relations Interethniques du
Gouvernement Roumain actuel relève que les minorités nationales n’ont pas subit pas
de répression significative40.
La chute du communisme sera toutefois marquée violemment par le
soulèvement de la population qui mènera à la destitution de Ceausescu et, après une
parodie de procès, à son exécution le jour de Noël 1989. Par la suite, avec Ion Iliescu à
la tête du nouveau gouvernement, l’enseignement religieux dans les écoles publiques et
les libertés religieuses seront rétablis dans une logique de processus de démocratisation.
La période postcommuniste, marquée par un resserrement des liens entre identité
nationale et identité religieuse sera ainsi le théâtre d’un réinvestissement de la sphère
publique par les institutions religieuses41. Mais il faudra attendre 1996 et l’arrivée
d’Emil Constantinescu – non lié au communisme – pour un véritable tournant vers une
politique d’ouverture. La Roumanie est membre de l’OTAN depuis 2004 et depuis 2007
de l’Union Européenne42.
La fin du communisme a conduit à une meilleure intégration dans la nation
roumaine des minorités turques et tatares malgré leur faible poids démographique. En
décembre 1989, une Union démocrate turque musulmane est créé, avant de se scinder
trois mois plus tard en l’Union Démocrate Turque de Roumanie et l’Union démocrate
des Tatars Turco musulmans de Roumanie que l’on connaît aujourd’hui. La constitution
de 1991 a introduit une clause attribuant un siège à chacune des vingt minorités
nationales reconnues. En Dobroudja, les enseignements en langue turque et tatare ont
été réintroduits dans les écoles primaires et des journaux édités en langues minoritaires
ont fait leurs apparitions. Dans cette période de transition, Nathalie Clayer et Xavier
Bougarel affirment que les droits politiques et culturels des minorités turques et tatares
ne semblent pas donner pas lieu à des tensions majeures43. Ceci nous a également été
confirmé au sein du Département des Relations Interethniques à Bucarest.
39
CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p.167
Entendu lors de notre visite au Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain à
Bucarest où nous avons rencontré Rodica Precupetu, directrice d’un service du Département et Aledin
Amet, sous-secrétaire d’état.
41
CLAYER, BOUGAREL, op.cit., pp. 225-226
42
ISBASOIU, TANASE, VASILESCU, idem.
43
CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p. 242
40
171
Avant de continuer, il est intéressant de se pencher sur le dernier recensement
roumain afin d’avoir une vision plus factuelle de la population roumaine selon l’ethnie,
la langue maternelle et la religion. Nous nous sommes concentrés sur Bucarest et les
districts de Constanta et Tulcea, formant à eux deux la Dobroudja roumaine. Au
préalable, il convient également de préciser que les Turcs et Tatars de Dobroudja sont
majoritairement de religion sunnite hanafite44.
Roumanie
Département de
Population stable selon l’ethnie45 (2011)
(pourcentage de la population de la région)
Total
Roumain
Turc
20’121’641 16’792’868 27’698
(83,45%)
(0,13%)
Tatar
20’282
(0,1%)
570’754
(83,43%)
20’826
(3,04%)
19’601
(2,86%)
213’083
180’496
(84,70%)
1’674
(0,78%)
119
(0,05%)
1’883’425
1’618’883
(85,95%)
2’315
(0,12%)
417
(0,02%)
684’082
Constanta
Département de
Tulcea
Municipalité de
Bucarest
44
Institut national de statistique roumain, 8. Population stabila dupa etnie – judete, municipii, orase,
comune, 2011, URL: http://www.recensamantromania.ro/rezultate-2
45
Institut national de statistique roumain, 8. Population stabila dupa etnie – judete, municipii, orase,
comune, 2011, URL: http://www.recensamantromania.ro/rezultate-2
172
Roumanie
Population stable selon la langue maternelle (2011)46
(pourcentage47 de la population de la région)
Total
Roumain
Turc
Tatar
20’121’641
17’176’544
25’302
17’677
(85,36%)
(0,12%)
(0,08%)
Département de
684’082
581’669
(85,029%)
18’932
(2,76%)
17’197
(2,51%)
213’083
184’775
(86,71%)
1’761
(0,86%)
82
(0,04%)
1’883’425
1’645’419
(87,36%)
2’041
(0,10%)
291
(0,01%)
Constanta
Département de
Tulcea
Municipalité de
Bucarest
Population stable selon la religion (2011)48
(pourcentage de la population de la région)
Total
Orthodoxe
Musulmane
Roumanie
20’121'641
16’307'004
(81,04 %)
64’337
(0, 31%)
Département de
684’082
568’094
(83, 04%)
43’279
(6, 32%)
213’083
185’191
(86, 91%)
3’290
(1, 54%)
1’883’425
1’587’951
(84, 31%)
9’037
(0,48%)
Constanta
Département de
Tulcea
Municipalité de
Bucarest
46
Ibid. 10. Population stabila limba materna – judete, municipii, orase, comune
Nous avons nous-mêmes calculé les pourcentages pour une meilleure visibilité.
48
Ibid. 13. Population stabila dupa religie – judete, municipii, orase, comune
47
173
Chaque citoyen peut librement se déclarer membre ou non d’une communauté. Il
peut aussi se revendiquer d’une communauté spécifique ou de l’ensemble linguistique
auquel il appartient.
En 1995, le nombre de Tatars et de Turcs en Dobroudja était équivalent49.
Depuis, ce dernier groupe a subi une importante croissance démographique.
Sur les tableaux, nous constatons que le pourcentage de personnes d’ethnie
turque et tatare est plus élevé que ceux parlant ces langues respectives. Ceci peut
s’expliquer en partie par le fait que la jeune génération maîtrise moins bien que leurs
aïeuls le turc et, surtout, le tatar50, mais aussi qu’il y aurait une préférence à se dire de
langue maternelle roumaine, pour une meilleure intégration dans le marché de l’emploi,
par exemple. Ceci est complété par une seconde observation : le nombre de Roumains
est moins élevés que celui des personnes de langue roumaine.
Un autre point important à relever est le fait que les Tziganes musulmans
tendent à se déclarer Turc en raison de leur religion commune51. De là, émerge une
confusion dans les recensements et un déséquilibre entre le nombre de Turcs et de
Tatars. Du point de vue politique, cependant, les Turcs, les Tatars et les Roms sont
définis en terme de minorités ethniques et donc placés sur un même pied d’égalité.
3.2. Les rapports entre la Roumanie et la Turquie
Afin d’éclairer le type d’attache entre la Turquie et les populations turques de
Roumanie, nous nous sommes appuyés sur la thèse de Sylvie Gangloff52. L’actuelle
docteure en science politique s’est penchée sur les relations bilatérales et les influences
entre la Turquie et les anciennes provinces ottomanes en se basant sur des textes
juridiques et des observations de terrain. Selon elle, les relations actuelles entre la
49
Entendu lors de l’exposé au Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain
(DRI)
50
Selon, le DRI, la génération née en 1950-1960 est la dernière à bien parler le tatar.
51
RUEGG François, « Tsiganes musulmans de la Dobroudja. Entre ethnicité et religion : Le mythe des
origines écorné », in PRESCENDI Francesca et VOLOKHINE Youri (éd.), Dans le laboratoire de
l’historien des religions, 2011, p. 186
52
GANGLOFF Sylvie, « La Politique de la Turquie dans les Balkans depuis 1990. Relations bilatérales,
politique régionale et influences extérieures », Thèse de doctorat en sciences politiques, Paris, Université
Panthéon-Sorbonne, 2000
174
Roumanie et la Turquie sont cordiales et la situation des minorités turque et tatare ne
semble pas être source de contentieux entre les deux pays53.
A la fin de la guerre froide, les échanges, avant tout économiques et culturels, se
sont ravivés. Les deux pays ont signé un traité d’amitié et de coopération en 1991. Trois
ans plus tard, un département de turcologie à l’Université de Bucarest, ainsi qu’un de
langue et littérature turque à l’Université de Constanta ont été mis en place. Ankara et
Istanbul a fait de même pour l’étude de la culture roumaine en Turquie54.
1992 voit la fondation d’une Agence de Coopération Internationale (TICA)
indépendante favorisant la coopération économique et culturelle entre la Turquie et les
pays de l’Asie centrale, avant de s’étendre à l’ensemble de la Communauté Européenne
Internationale et des Balkans. Des aides financières sont aussi accordées par les
Ministères turcs en charge de l’Education et de la Culture, mais dans la pratique, elles se
concentrent sur le soutien dans l’organisation de festivals folkloriques55.
C’est en 1996 que les liens entre la Turquie et la Roumanie ont pris la forme
d’une véritable collaboration avec l’avènement de la politique libérale de la Roumanie.
Cela s’illustre notamment par l’inauguration d’un square Mustafa Kemal Atatürk à
Bucarest en 199856.
De manière plus ou moins directe, la Turquie soutient la création d’associations,
l’éducation et subventionne certains médias57. La télévision et la radio turques sont
diffusées sur les canaux et ondes roumains58. Au niveau religieux, le Diyanet, la
Présidence des Affaires Religieuses de Turquie, a pour objectif de perpétuer sa vision
de l’islam, contre l’influence wahhabite ou chiite59. Il a notamment financé la création
d’une école à Medgidia (proche de Constanta) et la rénovation de la mosquée de
Babadag60. Ankara soutient les communautés religieuses dans le recrutement des imams
turcs ou encore l’accès à la littérature religieuse.
53
54
55
56
57
58
59
60
GANGLOFF Sylvie, op.cit., p. 278
Idem
Ibid., p. 72
Ibid., p. 248
Ibid., p. 346
Ibid., p. 352
Ibid., p. 936
Ibid., pp. 278-279 et p.615
175
Au cours de notre voyage, nous avons ainsi rencontré l’imam de Babadag. Après
avoir été surpris par le fait qu’il ne parle que turc, nous pouvons maintenant supposer
qu’il ait pu profiter des mesures mises en place par le Diyanet. Même s’il semblerait
que ce soit au niveau de la sphère religieuse que l’aide de la Turquie soit la plus
marquée – peut-être parce que l’islam concerne une minorités de croyants en Roumanie,
car rappelons que 81,04 % de la population roumaine est orthodoxe et seule 0, 31% est
musulmane - Sylvie Gangloff observe que l’aide globale reste fluctuante 61. Elle relève
ainsi que le soutien de la part de la Turquie aux minorités de Roumanie reste prudente
par crainte d’être perçue comme une tentative d’hégémonie culturelle sur les anciennes
provinces ottomanes, soit les territoires extérieurs aux frontières de la Turquie
actuelle62.
Ainsi, « les affinités culturelles [et la co-religiosité], certes réelles, ne sont
invoquées [par la Turquie] que pour justifier ou conforter a posteriori une prise de
position qui, elle, est éminemment politique63 ».
En définitive, nous avons pu entendre lors de nos visites au sein des Unions que
l’appui de la Turquie est recherché et apprécié de la part des deux communautés. Ce
soutien extérieur peut se traduire de deux façons principales : financier et moral.
Comme mentionné précédemment, au travers de la thèse de Sylvie Gangloff, l’aide
financière turque est accordée dans un cadre bien défini, à savoir en tant que soutien aux
évènements culturels, médias et institutions religieuses. Nous pouvons supposer que le
montant reste modeste à l’aune de la capacité financière de la Turquie. Il est toutefois
significatif pour les communautés turques et tatares établies en Roumanie car il traduit
une préoccupation de la « nation mère » à leurs égards. Ce soutien extérieur permet
également de légitimer une attache historique et culturelle à la Turquie et, par extension,
à la famille des peuples turcs, dont la Turquie s’impose en tant que protecteur de par son
héritage ottoman. Toutefois sur le plan matériel, Gangloff observe que l’influence de la
Turquie dans la politique roumaine reste moindre64, par exemple dans la mise en place
de mesures spécifiques destinées aux Turcs et Tatars. Ainsi, c’est à notre sens la
61
Ibid., pp. 352-353
Ibid., p. 358
63
Idem
64
GANGLOFF, op.cit., p. 361
62
176
reconnaissance et l’appui moral, davantage que l’appui financier, qui est valorisé par les
individus.
3.3. La politique roumaine à l’égard des minorités ethniques
Préalablement, il convient de préciser de ce que nous entendons par « minorités
ethniques ». En Europe de l’Ouest, les minorités sont principalement des immigrés. En
Europe de l’Est, il s’agit plutôt d’autochtones (ex. hongrois, turcs) se distinguant par la
langue maternelle ou la religion. Le terme est tantôt juridique, tantôt ethnique. Dans ce
travail, nous utilisons à la fois le terme de minorités ethniques et celui de minorités
nationales, étant donné que la présence historique des Turcs et Tatars est reconnue par
la Roumanie.
Deux textes de loi concernent principalement les minorités nationales : La
Constitution roumaine de 1991, ainsi que la Loi relative au statut des minorités
nationales en Roumanie de 2005.
Article 3 de la Loi relative au statut des minorités nationales en Roumanie (2005)
1.Par «minorité nationale», on entend toute communauté de citoyens roumains,
vivant sur le territoire de la Roumanie depuis au moins cent ans, ayant sa propre identité
nationale, ethnique, culturelle et religieuse, qui est numériquement inférieure à la
population majoritaire et qui veut préserver, exprimer et promouvoir son identité65.
Les personnes issues d’une minorité nationale sont reconnues en tant que citoyen
roumain66.
De cette manière s’opère une distinction entre, d’une part, la citoyenneté
roumaine et de l’autre, l’identité ethnolinguistique. L’information de l’appartenance à
une minorité nationale ne figure pas sur les documents d’identité et ne doit pas être
motif de discrimination67.
Article 6 de la Constitution Roumaine (1991)
1. L'Etat reconnaît et garantit aux personnes appartenant aux minorités
nationales le droit de conserver, de développer et d'exprimer leur identité ethnique,
culturelle, linguistique et religieuse.
65
66
67
Cf. Loi relative au statut des minorités nationales en Roumanie (2005), op.cit., article 4
Ibid.., article 7
177
2. Les mesures de protection prises par l'Etat pour la conservation, le
développement et l'expression de l'identité des personnes appartenant aux minorités
nationales, doivent être conformes aux principes d'égalité et de non-discrimination par
rapport aux autres citoyens roumains68.
Ces droits sont en concordance avec la Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme, de même qu’avec les pactes et traités dont la Roumanie est signataire69. En
sus de l’article 6, l’article 32 de la Constitution, précise que le droit d’apprendre et
d’être instruit dans la langue d’une minorité nationale est garanti70. De plus, il leur est
également reconnu le droit de s’exprimer dans leur langue devant les instances de
jugement71. Enfin, l’alinéa 2 de l’article 62 - peut-être le plus important - stipule que les
vingt communautés ethniques reconnues comme minorités nationales qui ne réunissent
pas aux élections le nombre de voix nécessaire pour être représentées au Parlement, ont
droit chacune à un siège de député. Les membres des minorités bénéficient ainsi d’une
visibilité au niveau législatif. La chambre des députés étant constituée de 332 membres,
leur poids reste toutefois relatif. Elus proportionnellement selon la population, les
députés siègent durant un mandat de quatre ans72.
4. Rapport de terrain
4.1. Les Unions turques et tatares
Appuyé par cette base théorique, historique et politique – bien qu’elle ne saurait
être exhaustive – nous pouvons désormais nous plonger plus en détail dans l’analyse
des observations faites sur le terrain.
En premier lieu, intéressons-nous à la décoration des filiales. Les quatre unions
visitées comportaient chacune au moins une effigie ou illustration d’Atatürk. Mustafa
Kemal, devenu ensuite Kemal Atatürk, père des Turcs, a œuvré à la création de la
Turquie moderne en rompant avec le panturquisme, en mettant en avant la laïcité tout en
68
Constitution de la Roumanie, article 6, 1991, URL : http://www.cdep.ro/pls/dic/site.page?id=372
Constitution de la Roumanie, article 20, al. 1, 1991, op.cit.
70
Ibid., article 32,
71
Ibid.,, art. 128
72
Ibid., articles 62 et 63
69
178
évitant une quelconque ingérence dans les affaires des anciennes provinces ottomanes.
A la vue des représentations, deux questions surviennent : pourquoi les Tatars mettentils en avant le père de la nation turque ? Pourquoi ce personnage, qui, par les réformes
qu’il a instaurées est aussi un symbole de la laïcité, alors que nous avons vu que l’islam
joue un rôle important dans l’affirmation de leur identité, distincte de l’orthodoxie
dominante. La réponse se trouve peut-être en confrontant d’autres éléments : à
l’extérieur du siège de Constanta de l’Union Démocrate des Tatars turco-musulmans, le
buste d’Atatürk nanti de la devise « Ne mutlu Türküm diyene » (« Heureux celui qui
peut se dire turc ») côtoie celui de la figure tatare, Ismail Gaspirali, intellectuel proche
du panturquisme prônant, à la fin du XIXème siècle, l’union des peuples turcs de
Crimée en une seule nation73. Sa devise est la suivante : « Dilde, fikirde, iste birlik » («
Unité dans la langue, l’idée et l’action »)74.
Davantage que pour leurs idéologies, nous pensons que ce sont surtout en tant
que symboles de pouvoir que ces deux figures sont mises en avant. Par-là, nous voulons
dire qu’elles cristallisent la culture et l’histoire d’un peuple. Notre thèse pourrait être
appuyée par le fait que les représentants ont tous, qui plus est de manière spontanée,
présenté ces personnages à notre groupe en les reconnaissant avec fierté.
Au niveau des drapeaux affichés, à ceux de la Turquie et de la Roumanie mis en
avant dans les Unions turques, s’ajoutent au sein des Unions tatares ceux du Khanat de
Crimée et des Ouïghours, le peuple turc de Chine. Par ces deux drapeaux, les Tatars
rappellent leurs appartenances à la famille des peuples turcs d’Asie Centrale. Turc, ici,
ne désigne guère la nationalité mais plutôt l’ethnicité, donc l’héritage ottoman qui relie
à la fois les Turcs et les Tatars de Roumanie. Selon Eden, le plus jeune de nos hôtes, la
présence du drapeau de la Turquie témoigne de la reconnaissance des Tatars envers la
nation héritière de l'Empire ottoman et de son rôle de protecteur des Tatars. Le drapeau
roumain montre aussi une part de cette identité multiple. Sont ainsi illustrés
conjointement l’origine tatare, le soutien de la nation turque et l’ancrage dans la
Roumanie.
De par les interventions de leurs représentants et membres respectifs, les Turcs
et les Tatars ont mis en avant différents aspects de leur culture. Globalement, chez les
73
Idem.
BALCI Baryam et BICAKCY Ahmet Ali, « Panturquisme : vie et mort d’une idéologie » in La Turquie
en Asie centrale: La conversion au réalisme (1991-2000), janvier 2001, p. 1
74
179
Turcs, l’accent a été mis sur l’élan des jeunes et la dynamique intergénérationnelle,
d’une part, sur la religion - avec le discours du Professeur Mehmet, traducteur du Coran
- et donc, l’attachement aux traditions, d’autre part. De façon différente, au sein de
l’Union Tatare de Bucarest, les représentants étaient d’anciens professeurs et des
chanteurs. Une place importante a été donc donnée à l’éducation, la présence des
intellectuels et le folklore. La cuisine traditionnelle a été mise en valeur au sein des
deux groupes.
4.2. Les discours des représentants turcs et tatars
Nous l’avons vu, les deux groupes ethniques, bien que proches, ne mobilisent
pas les mêmes ressources dans les représentations. Il en va de même dans les discours.
Les différents degrés d’importance qu’ils portent à certains événements historiques
jouent un rôle dans la distinction des identités turque et tatare.
En premier lieu, nous avons trouvé important de développer brièvement
l’histoire de la présence des Tatars en Roumanie. Au milieu du XVème siècle, les
Tatars fondent le Khanat de Crimée. Il sera détruit en 1783 par l’arrivée de l’Empire
tsariste. Cet épisode est suivi d’une vague d’immigration des Tatars criméens, ponctuée
de persécutions et de déportations. Les exilés s’installent majoritairement en Dobroudja.
En 1917, le régime soviétique met en œuvre une politique d’assimilation et de
russification de la Crimée. Sous Staline, les Tatars sont réprimés, de même que les
populations non slaves. Le point culminant de la répression survient dans la nuit du 17
au 18 mai 1944. Sous prétexte de leur collaboration avec l’occupant allemand, le régime
soviétique ordonne la déportation des Tatars vers les kolkhozes et sovkhozes
d’Ouzbékistan, notamment. Sur le terrain, nous avons pu relever de nous-mêmes que cet
événement, le Surgûn75, est rappelé dans les discours des exilés de Crimée et perçu
comme traumatisant. Ne disposant pas de droits à la reconnaissance, l’identité tatare est
restée latente durant le communisme. Ce n’est qu’après, que le travail de mémoire a pu
se mettre en œuvre. Longtemps refoulée, la déportation de 1944 est maintenant pour les
75
Terme turc signifiant « exil, expulsion »
180
Tatars un moyen de se légitimer en tant que groupe ethnique avec des droits individuels
et collectifs76.
Plusieurs fois dans les discours, les Tatars ont appuyé sur le fait qu’il y avait de
nombreux intellectuels dans la communauté. Ceci, pourrait être interprété comme une
compensation du fait de ne pas avoir de pays propre. Un des représentants de l’Union
tatare de Bucarest a développé dans un exposé l’utilité de l’ADN mitochondriale pour
prouver le tracé migratoire du peuple tatar et donc la « tataricité » des Tatars de
Dobroudja. Constituée de l’héritage génétique de la mère, la mitochondrie présente dans
l’ADN permet de déterminer les origines géographiques d’un groupe humain. Ici, elle
est invoquée pour justifier la valeur des origines eurasiatiques des Tatars, par distinction
avec les Turcs. De cette manière, nous observons que les Tatars jouent à la fois sur leur
lien avec la communauté turque, en tant que descendants des peuples turcs, et sur leur
particularisme en tant que Tatars de Crimée, pour renforcer leur spécificité et donc leur
identité. Ils se disent toutefois sous l’obédience turque et rattachés à la nation mère par
l’histoire ottomane et la religion. Le fait que les langues turque et tatare soient proches
joue aussi un rôle. Si les individus reconnaissent la confusion entre Turcs et Tatars, ils
appuient également sur le fait que la différence physique ne peut être niée. Ceci affirme
la pérennité d’une culture et d’une ethnicité spécifiquement tatare au-delà des influences
turques.
A cet argument physique et biologique, s’ajoute celui de la langue tatare en tant
que patrimoine. Le professeur Suri Baubek, ancien président de l’Union, a mis en avant
le problème de la disparition progressive de la langue tatare, les Tatars n’ayant ni les
structures, ni les financements suffisants pour offrir un enseignement adapté de langue
maternelle - comme c’est le cas pour les Turcs et d’autres communautés ethniques.
Au niveau de la dénomination par le groupe lui-même, nous avons relevé que le
dirigeant de l’Union turque de Constanta insiste sur l’usage du terme de « communauté
», qui appelle une reconnaissance, au contraire de « minorités » qui demande de la
tolérance. Dès lors, on peut observer chez eux une réelle volonté de faire partie des
citoyens roumains et pas simplement d’être considéré comme « groupe ethnique »
propre et donc en marge bien qu’accepté. Une autre distinction intéressante énoncée est
76
BANU Cezar, « Passé traumatique, mémoire, histoire confisquée et identité volée : la déportation des
tatars de Crimée par Staline en mai 1944 (le « Surgûn ») », in Conserveries mémorielles, n°1, 2006, pp. 1
à 14
181
celle entre identité religieuse et nationale. C’est au travers de la religion musulmane que
les turcs continuent de ressentir leur identité turque. Ceci les distingue des roumains
orthodoxes, malgré une citoyenneté partagée.
Les Turcs ne relèvent pas de distinction fondamentale entre eux et les Tatars, de
même qu’avec les Roms, bien que soulignant la dynamique d’auto isolement de la part
de ces derniers. Tous sont turcs. Derrière la notion de « turc » se cache en fait un
agrégat de différentes cultures et identités. Il ne s’agit pas de la nationalité turque mais
plutôt de l’ethnicité, appuyée par la religion musulmane et une histoire commune en
tant que descendant de l’Empire ottoman et de la religion.
Intéressons-nous à présent à la situation économique, culturelle et sociale des
groupes. Les communautés turque et tatare utilisent les médias (journaux, radio, web et
réseaux sociaux) comme outil de promotion des évènements culturels. La Radio T émet
depuis janvier 2009 grâce au soutien financier de l’UDTTR, l’office de culte musulman
de Roumanie (Muftiatul Cultului Musulman din România) et le consulat de Turquie à
Constanta77. Elle diffuse un programme de neuf heures en turc dans toute la Dobroudja.
La revue Karadeniz (Mer noire) est un mensuel trilingue édité en tatar, turc et roumain
et fondé par Genan Bolat, rencontré à l’UDTTR de Bucarest. L’Union turque, quant à
elle, édite Hakses, Vocea Autentică (Voix authentique). Cette revue bilingue, turcoroumain, soutenue par le Département des Relations Interethniques, s’adresse avant tout
aux personnes d’ethnie turque. Le président de l’UDTR, Ervin Ibraim, n’a toutefois pas
caché qu’il souhaite que les roumains s’y intéressent également. Il est intéressant de
relever que sur la couverture de Karadeniz et de Hakses, on retrouve, pour l’une la
devise d’Ismail Gaspirali : « Tilde, fikirde, iste birlik », et pour l’autre, celle d’Atatürk :
« Ne mutlus türküm diyene ». Ainsi, la présence de ces médias sert à promouvoir les
activités de la communauté et sa visibilité au sein de la Roumanie.
Une fête distingue les Turcs, des Tatars de Roumanie. : Nevruz. Elle est célébrée
par les Tatars de Roumanie le 21 mars, mais pas par les Turcs. La fête célébrant
l’équinoxe du Printemps est considérée comme un jour important en Asie Centrale et
dans les pays influencé par l’ancien Empire ottoman. En Turquie, elle fut longtemps
associée au patrimoine kurde et interdite jusqu’en 1990. Sa célébration fait encore
77
ASAN
Sorina,
Radio
T,
un
an
http://hakses.turc.ro/index.php?l=ro&n=2010&u=ian)
182
de
existenţă,
janvier
2010
(URL
:
l’objet de contentieux78. Les Turcs de Roumanie ne fêtent pas Nevruz. Ils se rangent du
côté de la nation mère sans prendre en considération le fait qu’ils sont – comme les
kurdes - eux aussi une minorité ethnique. La raison de cette position mériterait qu’on
s’y intéresse plus en profondeur, mais ceci dépasserait le cadre de ce travail.
Les deux communautés se mobilisent pour la transmission de leur culture
respective. Du côté des Turcs, cela se fait par exemple au travers de classes de langue
turque (ou « free Turkish classes »). L’accent est mis sur la jeune génération. Du côté
des Tatars, le 13 décembre est reconnu comme jour officiel des Tatars de Roumanie. Un
autre exemple est celui d’un livre de cuisine édité par l’UDTTR en tatar et traduit en
roumain et en anglais. A noter aussi qu’un festival international de danses et chants
turco-tatars est organisé chaque été.
Le tatar et le turc font tous deux parties des langues turques. Bien que les deux
soient promues en parallèle par le Département des Relations Interethniques du
Gouvernement roumain, les conditions pour apprendre le turc sont meilleures que pour
la langue tatare. En cause notamment, un moins bon accès sur le marché du travail pour
les locuteurs tatars. L’usage de la langue maternelle n’est donc pas seulement réservé à
la sphère privée, mais peut aussi être un avantage ou un inconvénient au niveau de la
sphère publique, par exemple auprès des multinationales de Bucarest. Devant ce risque
de marginalisation, les tatarophones préfèrent parler turc. Ceci est une réalité acceptée
bien que déplorée par les anciennes générations qui s’inquiètent de la disparition de la
langue. A cet égard, nous n’avons pas pu étudier sur le terrain comment est réellement
mise en place la politique d’encouragement des langues minoritaires, tel qu’énoncée
dans l’article 32 de la Constitution roumaine de 1991. Nous pouvons toutefois énoncer
que les droits concernant la libre expression de l’identité linguistique, ceux garantis par
l’article 6 de la Constitution, sont effectifs.
Nous l’avons vu, leur statut commun de minorités ethniques met les deux
groupes sur un pied d’égalité à l’égard de la nation roumaine. Toutefois, ils se
distinguent dans le récit par leur trajectoire migratoire et leur présence historique en
Dobroudja. Les Turcs marquent l’importance de la communauté par son ancienneté –
depuis le Vème siècle – et se considèrent comme partie prenante dans la formation de
l’Etat roumain. Ils soulignent l’inclusion, dans les années 1920, des minorités dans la
78
YANIK Lerna K, « 'Nevruz' or 'Newroz'? Deconstructing the 'Invention' of a Contested Tradition in
Contemporary Turkey » in Middle Eastern Studies, mars 2006, pp. 285-302
183
Roumanie. Ils reprochent cependant aux Tatars d’avoir délaissé les troupes ottomanes
lors du siège de Vienne en 168279. Ils discréditent l’importance du Sürgün, qui est
pourtant perçu par les Tatars comme un traumatisme. Ce rapport à l’histoire évoque les
stratégies de reconnaissances actuelles. D’une part l’attachement des Turcs au pays
mère. De l’autre, le fait que la volonté de retourner en Crimée soit mitigée chez les
Tatars, opprimés par les Russes. Et ce, d’autant plus dans le contexte du conflit russoukrainien actuel80. Cette faible propension à l’irrédentisme, soit le peu de discours en
faveur d’un retour en Crimée témoigne à notre sens d’un sentiment d’intégration dans la
nation roumaine.
4.3. Perspective globale : la définition des identités turque et tatare
En guise de synthèse, les observations énoncées précédemment sont utiles pour
montrer comment les Turcs et Tatars se définissent eux-mêmes et en rapport aux autres.
Evidemment, il ne s’agit pas d’inviter à une vision dichotomique. Il est d’ailleurs
important de relever que, du fait de leur ancrage en Dobroudja et leurs appartenances
aux peuples turcs, les deux groupes partagent des traits culturels communs. Reprenons
le questionnement énoncé au début du travail : Dans l’expression de leur identité,
quelles attaches les Turcs et les Tatars mettent-ils en avant ? Nous pouvons à présent y
répondre par les éléments primordiaux suivants :
Nous avons vu chez Barth que les identités ethniques sont avant tout la
conscience subjective d’appartenance et d’identification à un groupe ethnique. Il s’agit
d’une construction dynamique résultant d’interactions entre les groupes. D’où
l’importance de relever des éléments faisant partie de ce processus de construction de
l’appartenance ethnique. Avec Lenclud, nous avons relevé que l’ensemble des traits
culturels, à savoir la langue, les croyances, l’histoire et la tradition, reste un support
relativement stable. L’identité se base toutefois sur une sélection, donc un choix de
mettre tel ou tel élément en évidence. L’individu est partie prenante de cette
construction.
79
Dans une perspective psycho-sociale, nous pourrions nous interroger sur la capacité de résilience des
groupes, soit leur aptitude à dépasser certains évènements du passé pour une meilleure conception du
présent.
80
Cf. GRYNSZPAN Emmanuel, « Les Tatars harcelés par les autorités russes » in : Le Temps, lundi 2
février 2015
184
De cette manière, nous avons observé que les Turcs et Tatars de Dobroudja se
sentent proches de la Roumanie, partagent la même religion – toutefois différente de
celle majoritaire dans la nation qui les englobe - tout en cherchant à préserver ce qui fait
leur identité propre. Les éléments les plus mis en avant chez les Turcs sont le soutien de
la nation mère, l’histoire ottomane et la langue. Quant aux Tatars, ils appuient sur leurs
liens avec les peuples turcs, mais aussi sur leur spécificité en tant que Tatars, en mettant
un accent sur le rappel de l’histoire, (exemple du Sürgün) et de leur trajectoire
migratoire, ainsi que dans la préservation de leurs traditions, ceci dans la perspective
d’une utilisation toujours plus faible de la langue tatare en Roumanie. En effet, un
risque énoncé notamment par le Département des Relations Interethniques est qu’à
terme, les Tatars ayant perdu la pratique de leur langue maternelle, ne se revendiquent
plus en tant que tel. En effet, si la langue se perdait, que resterait-il de l’identité tatare ?
Sur quelle base se réinventerait-elle ? Cette question reste ouverte.
4. Conclusion
En toute honnêteté, nous tenons à relever le fait que ne possédant pas une base
théorique suffisante lors du voyage, il fut parfois difficile de discerner les faits réels de
ceux construits par les discours de certains de nos interlocuteurs, à la fois sujets de la
problématique et informateurs direct. Ceci souligne avant tout l’importance de la
préparation afin d’être en mesure de porter un regard critique sur le terrain et d’éviter
l’impression d’être pris à partie et instrumentalisé en tant que personne non pas à
informer mais à convaincre, qui plus est de la supériorité d’une valeur communautaire
sur l’autre. Nous aurions ainsi pu éviter le caractère subjectif et parfois trop englobant
reposant uniquement sur le point de vue des leaders, sans prise en comptes des
individus. Il faut également reconnaître que la méthodologie utilisée peut conduire les
individus à affirmer pleinement leur appartenance à la communauté au risque de
cristalliser certaines caractéristiques.
Dans ce travail, nous avons étudié le collectif. Dans la perspective d’un futur
terrain, il serait intéressant de questionner l’individuel au travers d’entretiens et de
recueils de témoignages de personnes externes aux Unions. Dans cette même optique, il
conviendrait d’enquêter plus en détail afin de savoir comment, à quel degré et sous
quels effets de durabilité, les mesures prises par le gouvernement pour la protection des
minorités nationales sont appliquées sur la réalité du terrain.
185
5. Bibliographie
Ouvrages
BARTH Fredrik, « Les Groupes ethniques et leurs frontières », in POUTIGNAT
Philippe
STREIFF-FENART Jocelyne, Théories de l’ethnicité, PUF, Paris, 1999 (1969)
CLAYER Nathalie, BOUGAREL Xavier, Les Musulmans de l'Europe du Sud-Est : des
empires aux états balkaniques, Karthala, coll. Terre et gens d’islam, Paris, 2013
GELLNER Ernest, Nations et nationalisme, Ed. Payot, Paris, 1989 (1983)
Articles
BALCI Baryam et BICAKCY Ahmet Ali, « Panturquisme : vie et mort d’une idéologie
» in La Turquie en Asie centrale La conversion au réalisme (1991-2000), Istanbul,
Institut français d’études anatoliennes, janvier 2001, pp. 1-9
BANU Cezar, « Passé traumatique, mémoire, histoire confisquée et identité volée : la
déportation des tatars de Crimée par Staline en mai 1944 (le « Surgûn ») », in
Conserveries mémorielles, n°1, 2006, p. 1-21
GRYNSZPAN Emmanuel, « Les Tatars harcelés par les autorités russes » in Le Temps,
2 février 2015
IORDACHI Constantin, MICHELS Patrick (trad.), « “La Californie des Roumains”
L’intégration de la Dobroudja du Nord à la Roumanie, 1878-1913 », in Balkanologies,
Vol.VI, n° 1-2, décembre 2002, pp. 167-197
RUEGG François, « Tsiganes musulmans de la Dobroudja. Entre ethnicité et religion :
Le mythe des origines écorné », in PRESCENDI Francesca et VOLOKHINE Youri
(éd.) Dans le laboratoire de l’historien des religions, Fides, 2011, p. 175-192
La construction des identités ethniques des Turcs et Tatars de Roumanie Marie Goy
LENCLUD Gérard, « Identité et identités », in L'Homme, n° 187-188, mars 2008 pp.
447-462
YANIK Lena, « 'Nevruz' or 'Newroz'? Deconstructing the 'Invention' of a Contested
Tradition in Contemporary Turkey » in Middle Eastern Studies, Vol. 42, No. 2, mars
2006, pp. 285-302
Autre type de document
GANGLOFF Sylvie, « La Politique de la Turquie dans les Balkans depuis 1990.
Relations bilatérales, politique régionale et influences extérieures », Thèse de doctorat
en sciences politiques, Paris, Université Panthéon-Sorbonne, 2000
186
Ressources Internet
ASAN Sorina, Radio T, un an de existenţă, URL :
http://hakses.turc.ro/index.php?l=ro&n=2010&u=ian (site de la revue Hakses, liée à
l’Union Démocrate des Turcs de Roumanie, mis en ligne en janvier 2010, consulté en
février 2015)
Constitution de la Roumanie, URL : http://www.cdep.ro/pls/dic/site.page?id=372 (Sur
le site de la Chambre des Députés du Gouvernement roumain, consulté en janvier 2015)
Institut
national
de
statistique
roumain,
URL
:
http://www.recensamantromania.ro/rezultate-2
(Donnés du recensement de 2011. Voir les points 8, 10 et 13 pour la population selon la
langue maternelle, l’ethnie et la religion, consulté en janvier 2015)
ISBASOIU Julian, TANASE Laurentiu, VASILESCU Lucretia, Roumanie, Parcours
historique, URL: http://www.eurel.info/spip.php?rubrique460 (chronologie de l’histoire
de la Roumanie sur le site du projet EUREL, données sociologiques et juridiques sur la
religion en Europe, consulté en janvier 2015)
Loi relative au statut des minorités nationales en Roumanie (2005) URL :
http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/roumanie-loi-statut-2005.html
(traduction
indicative de la loi par Jacques Leclerc, collaborateur à l’Université de Laval, consulté
en janvier
187
Bucarest, Union Tatare - ©Marie Goy
188
Hommes, Geamie, Dobroudja - © France Genin
189
Einfaches Leben – © Julia Meyer
190
Eglise orthodoxe - © Carole Joye
191
Enseignement Geamie, Dobrogea - ©France Genin
192
Bâtiments religieux, centre-ville – ©France Genin
193
Scène du quotidien - © Aline Mabillard
194
Neugiere oder Abneigung - © Julia Meyer
195
Räumliche Nähe – Carol I Moschee, im Hintergrund die ChristlichOrthodoxe Peter-und-Paul Kathedrale - © Luca Imhoff
196
Real -© Aline Mabillard
197
Scène du quotidien - ©Aline Mabillard
198
Q
Quartier im Babadag, von Roma bewohnt - © Luca Imhoff
199
Complicité - © Carole Joye
200
Constanta, Eglise orthodoxe – © Marie Goy
201
Portrait - © Aline Mabillard
202
Roma Mädchen - © Julia Meier
203
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