Grand dictionnaire de philosophie

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est paru à l’origine
sa numérisation
Cette édition
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a été réalisée avec le soutien
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a été spécialement
Larousse en 2003 ;
du CNL.
recomposée
Larousse dans le cadre d’une collaboration
BnF pour la bibliothèque
numérique
Gallica.
par
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*Titre : *Grand dictionnaire de la philosophie / sous la dir. de Michel Blay
*Éditeur : *Larousse (Paris)
*Éditeur : *CNRS éd. (Paris)
*Date d'édition : *2003
*Contributeur : *Blay, Michel (1948-....). Directeur de publication
*Sujet : *Philosophie -- Dictionnaires
*Type : *monographie imprimée
*Langue : * Français
*Format : *XIII-1105 p. : couv. et jaquette ill. en coul. ; 29 cm
*Format : *application/pdf
*Droits : *domaine public
*Identifiant : * ark:/12148/bpt6k1200508p </ark:/12148/bpt6k1200508p>
*Identifiant : *ISBN 2035010535
*Source : *Larousse, 2012-129513
*Relation : * http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb39020257j
*Provenance : *bnf.fr
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Cet ouvrage est paru à l’origine aux Editions Larousse en 2003 ;
sa numérisation a été réalisée avec le soutien du CNL.
Cette édition numérique a été spécialement recomposée par
les Editions Larousse dans le cadre d’une collaboration avec la
BnF pour la bibliothèque numérique Gallica.
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Conception du projet et responsabilité éditoriale
Jean-Christophe Tamisier
Assistance et suivi d’édition
Myriam Azé, Marie Chochon, Tiphaine Jahier, Céline Poiteaux
Lecture-correction
Gilles Barbier
Conception graphique
Henri-François Serres-Cousiné
Composition et gravure
APS-Chromostyle
Fabrication
Nicolas Perrier
© Larousse / VUEF 2003
Toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle, par
quelque procédé que ce soit, du
texte et/ou de la nomenclature contenus dans le présent ouvrage, et qui
sont la propriété de
l’éditeur, est strictement interdite.
Distributeur exclusif au Canada : Messageries ADP, 1751 Richardson,
Montréal (Québec).
ISBN 2-03-501053-5
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2
Présentation
▶ Ce Grand Dictionnaire de la philosophie s’efforce de passer en revue,
de manière à la fois
à la fois englobante et suffisamment détaillée, les origines, les
développements et les prolongements présents de la réflexion philosophique. Outre la présentation
de la philosophie
« pérenne » dans toute son extension occidentale, ont été
particulièrement mis en relief les
rapports de la philosophie et des sciences (« dures » et humaines et
sociales).
▶ Il est rendu compte sans parti pris ni exclusive de la cristallisation
progressive des notions
fondamentales et des principaux concepts opératoires. Une attention que
l’on a voulu aussi
scrupuleuse que possible à la complexité de l’histoire des idées, et que
renforce la présentation synthétique des principaux courants et doctrines significatives,
fait ressortir de manière
constamment référencée les problématiques récurrentes ou nouvelles. Tout
ce qui est ainsi
dégagé est enrichi par le jeu de va-et-vient ouvert entre ces entrées et
une abondante série de
textes d’auteurs, qui sont autant de « dissertations notionnelles » ou
de « mini-essais », stimulants
pour l’esprit et appelant la discussion. L’ensemble témoigne du
dynamisme de l’interrogation
philosophique, et tout le livre vise en somme à fonctionner comme une
authentique « machine
à philosopher ».
▶ Le public auquel cet ouvrage s’adresse se veut le plus large possible.
Il comprend les étudiants, les enseignants et chercheurs, mais aussi le grand public
cultivé conscient que le désir
de sens qui l’attire vers la philosophie doit être informé par un savoir
constitué, une juste
perception des jeux d’influence qui ont mené à la position actuelle des
questions et une saisie exacte de la nature des débats et de leurs enjeux. L’ouvrage repose
ainsi sur un double
pari : 1) que ceux qui se forment ou se sont formés à l’étude de la
philosophie restent bien
convaincus de la nécessité de maîtriser l’ensemble du domaine, et que la
spécialisation n’a
de valeur qu’opérée sur fond d’une connaissance globale, permettant de
dépasser les pièges
de l’unilatéralisme et de la restriction des champs d’études ; 2) que
ceux qui sont intéressés
par le domaine peuvent sans technicité excessive accéder à une pratique
personnelle de la
philosophie qui aille bien au-delà de la consommation d’une certaine
philodoxie de consolation, à mi-chemin entre le développement personnel chic et la
réactualisation de bons vieux
préceptes moraux.
▶ Les entrées notionnelles de l’ouvrage sont organisées de la manière
suivante : le libellé de la
notion est suivi généralement d’un aperçu étymologique, puis d’une
courte synthèse si la londownloadModeText.vue.download 5 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
3
gueur et la complexité de l’entrée l’ont rendue souhaitable. Ensuite
viennent l’item ou les items
de traitement encyclopédique de la notion, précédé(s) de l’énoncé de la
ou des discipline(s)
concernée(s). La définition (en gras) est suivie d’un commentaire qui
met en scène les principaux moments de l’histoire du concept et en précise le sens, et se
termine le cas échéant par
un paragraphe (marqué par ▶) qui souligne les enjeux actuels. Après la
signature de l’auteur
sont placés la liste des références signalées dans le texte par des
chiffres en exposant, et / ou
des conseils bibliographiques. Tout à la fin sont indiqués les renvois à
d’autres articles ou aux
dissertations en rapport avec l’item.
▶ Une entrée peut donc être mono thématique ou bien enchaîner plusieurs
items. Le principe général a été de faire se succéder les items de philosophie
générale, en succession
chronologique (philosophie antique, puis médiévale, puis moderne, puis
contemporaine par
exemple) et les items spécialisés (par exemple, philosophie morale et
politique, épistémologie,
logique...).
▶ Le dictionnaire contient quelque onze cents entrées notionnelles et
présentations de courants et doctrines et soixante-dix dissertations. On trouvera page 1087
la liste des abréviations
utilisées pour caractériser les disciplines, et la liste générale des
entrées avec mention de leurs
signataires.
▶ Nous espérons que, tel qu’il est, avec ses qualités et inévitables
défauts, ce dictionnaire rendra de réels services, et contribuera à sa manière et si modestement que
ce soit à affermir des
vocations et à maintenir à leur meilleur niveau les études
philosophiques. Et nous recueillerons
bien volontiers les avis et critiques des lecteurs et utilisateurs.
Jean-Christophe Tamisier
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4
Avant-Propos
Aventures intellectuelles
« Mais l’obstacle numéro un à la recherche de la lumière,
c’est bien probablement la volonté de puissance,
le désir d’exhiber ses virtuosités ou de se ménager
un abri contre des objections trop évidentes.
La vérité est une limite, une norme supérieure aux individus ;
et la plupart d’entre eux nourrissent une
animosité secrète contre son pouvoir. »
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, préface, PUF, Paris, 1926.
« C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les
ouvrir, que de vivre sans
philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue
découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve
par la philosophie ;
et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos moeurs, et nous
conduire en cette vie,
que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas. » Cette phrase de
Descartes, tirée de la
lettre-préface qu’il adresse à l’abbé Picot, pour être placée en tête de
la traduction en français
des Principia philosophiae de 1644 (Principes de la philosophie, Paris,
1647), s’inscrit dans une
longue tradition où la philosophie s’est affirmée à la fois comme quête
de sagesse et souci de
connaissance, comme condition de possibilité de toute aventure
intellectuelle de chacun et de
l’humanité en tant qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes.
En ce sens, l’entreprise philosophique commencée dans l’Antiquité, sur
le pourtour méditerranéen, se donne comme une navigation indéfinie visant la vérité, la
recherche de la vérité,
dans la rencontre de soi avec soi. En cela, l’essentiel n’est donc pas
tant dans les systèmes
philosophiques, construits comme des monuments de la pensée, des
monuments assurément
très beaux, mais parfois un peu clos sur eux-mêmes, que dans les gestes
philosophiques, les
gestes créatifs, ceux qui produisent des concepts, qui ouvrent le monde
sur le monde. Tout
le sens de la démarche philosophique est à saisir dans la pensée en
marche, dans celle qui
se construit en s’interrogeant, toujours, dans la tension, jusqu’à
l’essentiel, jusqu’au silence.
Certains ont tendance, dans notre monde aux domaines d’études bien
séparés, à la vérité circonscrite, où chacun est responsable de son pré carré, de ses méthodes
et de ses raisons, à
réduire la philosophie à une sorte de discipline qu’elle ne peut pas
vraiment être au regard des
divers champs disciplinaires ou même de ceux que constituent, depuis
quelques décennies,
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les sciences humaines et sociales. La philosophie n’a pas vocation à
être une discipline, si ce
n’est du point de vue de l’étude de son histoire, mais plutôt à être une
discipline de l’esprit et
de la vie – et c’est en cela qu’aujourd’hui elle est parfaitement
insupportable et inadmissible :
mais précisément ne l’a-t-elle pas toujours été lorsqu’elle savait
échapper à l’académisme pour
retrouver son mouvement vers le haut, son indéracinable souci de vérité,
la plénitude de son
sens ?
Dans cette perspective, cet avant-propos ne peut avoir de justification
qu’en montrant le sens
qu’il y a, comme il y a eu, à philosopher, à poursuivre cette aventure
intellectuelle lancée
depuis plusieurs millénaires.
Poursuivre cette aventure intellectuelle, c’est précisément traverser
les champs du savoir, les
anciens comme les nouveaux, essayer les concepts, les déconstruire pour
les reconstruire et,
comme dans une sorte de geste de peintre cubiste, en saisir
simultanément les différentes
implications et la multiplicité des enjeux, pour vivre aujourd’hui,
c’est-à-dire vivre en pensant,
en ouvrant les yeux.
N’y a-t-il pas alors de lieu plus éclairant, plus propre à faire voir
toutes les choses du monde
qu’un dictionnaire ; feuilleter le monde – souvenirs d’enfance devant
les vieux Larousse – et
s’éblouir en découvrant des concepts ?
Le champ de la philosophie est vaste, vaste de tout ce qu’il y a à
penser ; et c’est en ce sens
qu’aujourd’hui la publication d’un dictionnaire s’impose. Elle s’impose,
en effet, d’abord pour
combler une lacune entre, d’une part, des ouvrages un peu anciens tels
que le remarquable
Vocabulaire technique et critique de la philosophie, mis au point par
André Lalande sous
l’égide de la Société française de philosophie, dans le premier quart du
xxe s., ou d’autres,
trop scolaires, ignorant les nouvelles avancées conceptuelles ; et,
d’autre part, ceux qui, trop
gros, trop techniques ou trop spécialisés, semblent comme se refuser et,
ignorant le quidam,
se referment sur leur savoir, comme dans un geste de mépris.
Nous nous sommes donc proposé dans ce Grand Dictionnaire de la
Philosophie de donner
une place significative, mais pas toute la place, à divers champs de
recherche et d’études
aujourd’hui en pleine réorganisation et dont il est nécessaire de
connaître les concepts et leur
enracinement historique pour les travailler, les penser et les juger.
Ainsi en est-il, par exemple,
des nouveaux chantiers que constituent les approches renouvelées de la
philosophie des
sciences et en particulier des sciences cognitives, approches mêlant
apports théoriques et
expérimentaux provenant de champs très divers. De même, la psychologie
du développement
comme la psychologie expérimentale ou les neurosciences, travaillées par
des analyses philosophiques qui se situent autant dans la mouvance phénoménologique que
dans la tradition
analytique, dessinent, souvent contre les anciennes disciplines, de
nouveaux chemins qu’il
convient de regarder de très près pour éviter – le retour des ombres du
scientisme est toujours
possible – de voir se dissoudre définitivement la question du sujet, du
soi créateur. Il est bien
clair que ces études et la compréhension de leurs enjeux ne sont
possibles qu’en s’appuyant
sur un ensemble de connaissances scientifiques relevant de la logique,
des mathématiques,
de la physique et de la biologie. Les notions essentielles ont donc été
introduites dans ce dictionnaire sans que, pour autant, ce dernier ait vocation à devenir un
dictionnaire spécialisé de
l’une ou de l’autre de ces sciences.
La philosophie de l’art (des arts) s’est aussi considérablement
renouvelée en associant les
approches spécifiques de la philosophie analytique et les analyses
d’orientation phénoménologique et ontologique. Il nous a donc semblé déterminant de donner une
large place à ces noudownloadModeText.vue.download 8 sur 1137
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velles avancées, d’autant que, sur de nombreux points, elles rejoignent
les études cognitivistes
concernant, en particulier, la perception de l’espace, des couleurs, du
mouvement, etc. Ainsi,
l’oeuvre d’art, via les questions portant sur ce qu’il en est de
l’expérience esthétique, devient
comme un point de rencontre pour les réflexions relatives à l’analyse
des processus mentaux
et pour celles qui touchent aux enjeux culturels et symboliques.
La philosophie politique, longtemps dominée par la pensée d’orientation
marxiste, s’est ouverte, depuis quelques décennies, sur de nouveaux territoires. La
réflexion s’est développée
autour du débat sur ce que l’on peut appeler l’être en commun, les
droits de l’homme et du
citoyen, la question de la justice et de la gouvernance, la république.
À travers ces quelques exemples, et sans parler des discussions que
suscitent les avancées
récentes des sciences biologiques impliquant de réécrire, si l’on peut
dire, une éthique, c’est
l’ensemble des champs du savoir qui, aujourd’hui comme hier, requiert
l’exercice de la pensée
philosophique c’est-à-dire d’une pensée où chacun confronte, dans la
solitude, dans le silence,
dans l’isolement et dans la rigueur, sa pensée à d’autres manières de
penser. La mise en oeuvre
de cette pensée philosophique doit être amorcée de telle sorte que,
chacun, le quidam dont
nous parlions précédemment, puisse y entrer pour s’en nourrir et la
nourrir. C’est la raison
pour laquelle de petits essais, courts et percutants, des textes
d’auteurs, portant sur des questionnements d’intérêt général, relevant de ce qu’on nomme habituellement
les « grandes questions », ont été insérés dans le corps de ce dictionnaire. Ces essais ne
sont que des exemples,
des efforts de pensée, des signes vers la pensée de chacun, de chaque
lecteur, des signes qui
montrent qu’une pensée peut être construite, sérieusement construite et
reconstruite, ordon-
née, conceptuelle, bien référencée et ouverte sur le monde, pour tout le
monde ; de ce dictionnaire, nous avons voulu faire, pour parler nettement, un instrument
de philosophie active.
En ce sens, la publication d’un tel dictionnaire, oeuvre collective
écrite et pensée par des
individus, tant par l’ensemble des définitions conceptuelles qu’il
offre, en les inscrivant dans
leur dimension historique, que par la mise en oeuvre de ces concepts
dans de brefs essais, n’a
pour but, à travers les divers champs de la réflexion philosophique, que
de tendre la main à
la pensée, que de l’aider à surgir, que de rendre à chacun, contre les
caricatures du savoir qui
s’affichent sur le devant de la scène, ces biens inaliénables que sont
la liberté intérieure et le
sens de la méditation.
* * *
Ce dictionnaire n’existerait pas sans les efforts, le travail, la
volonté farouche et, bien sûr – mais
cela va de soi –, les compétences de Fabien Chareix et de
Jean-Christophe Tamisier. Leur exigence intellectuelle s’exprima à tout moment ; jamais ils ne voulurent
céder à la facilité. Je les
en remercie. Je tiens aussi à remercier les responsables des sections et
tous leurs collaborateurs
et collègues qui s’engagèrent dans cette entreprise, comme dans une
navigation au long cours
et qui, toujours, surent tenir le cap, en dépit, parfois, du gros temps
et des vents contraires. Je
ne voudrais pas non plus, dans ces remerciements, oublier tous ceux qui,
au quotidien, chez
Larousse, dans des conditions parfois très difficiles, donnèrent leur
temps et leur savoir avec
une immense générosité.
Quant aux imperfections et aux manques de ce dictionnaire, ils sont de
mon entière responsabilité ; j’attends philosophiquement les critiques et les reproches.
MICHEL BLAY
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Direction et auteurs de l’ouvrage
Direction d’ouvrage
Michel Blay
Comité scientifique
Michel Blay, Pierre-Henri Castel, Pascal Engel, Gérard Lenclud,
Pierre-François
Moreau, Jacques Morizot, Michel Narcy, Michèle Porte, Gérard Raulet
Suivi de la rédaction
Michel Blay, Fabien Chareix, Jean-Christophe Tamisier
Équipe interne de rédaction
Sébastien Bauer, André Charrak, Fabien Chareix, Clara Da Silva-Charrak,
Laurent
Gerbier, Didier Ottaviani, Elsa Rimboux
Ont collaboré à cet ouvrage
Olivier ABEL, Professeur, Faculté de théologie protestante,
Paris.
Jean-Paul AIRUT, Chercheur en histoire de la philosophie,
collaborant au centre Raymond de recherches politiques
(EHESS) et à l’Équipe internationale et interdisciplinaire de
philosophie pénale (Paris II).
Anne AMIEL, Professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Thiers, Marseille.
Saverio ANSALDI, Maître de conférences associé en philosophie, Université de Montpellier III.
Diane ARNAUD, Chargée de cours, Université de Paris III.
Anne AUCHATRAIRE, Responsable des scènes nationales et du
festival d’Avignon, direction de la musique, de la danse, du
théâtre et des spectacle, Ministère de la culture, Paris.
Benoît AUCLERC, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Lyon II.
Nicolas AUMONIER, Maître de conférences en histoire et philosophie des sciences, Université de Grenoble I – Joseph-Fourier.
Anouk BARBEROUSSE, Chargée de recherches, CNRS, équipe
REHSEIS, Paris.
Sébastien BAUER, Directeur adjoint de l’Alliance française de
Sabadell, Espagne.
Raynald BELAY, Attaché de coopération et d’action culturelle,
Ambassade de France au Pérou.
Michel BERNARD, Professeur émérite d’esthétique théâtrale et
chorégraphique, Université de Paris VIII.
Michèle BERTRAND, Psychanalyste et Professeur de psychologie
clinique, Université de Franche-Comté.
Magali BESSONE, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Nice Sophia-Antipolis.
Alexis BIENVENU, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Paris I.
Jean-Benoît BIRCK, Professeur de philosophie, CNED, Vanves.
Michel BITBOL, Directeur de recherche, CNRS.
Michel BLAY, Directeur de recherche, CNRS.
André BOMPARD, Psychiatre, psychanalyste, ancien attaché des
Hôpitaux de Paris.
Vincent BONTEMS, Allocataire-moniteur, Université de Paris VII.
Jean-Yves BOSSEUR, Directeur de recherche, CNRS, et
compositeur.
Christophe BOURIAU, Maître de conférences en philosophie,
Université de Nancy II.
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Isabelle BOUVIGNIES, Professeur de philosophie, Lycée Madeleine Michelis, Amiens.
Laurent BOVE, Professeur de philosophie, Université de Picardie Jules-Verne.
Anastasios BRENNER, Maître de conférences en philosophie,
Université de Toulouse II – Le Mirail.
Fabienne BRUGÈRE, Maître de conférences en philosophie,
Université de Bordeaux III.
Jean-Michel BUÉE, Maître de conférences en philosophie,
IUFM de Grenoble.
Pierre-Henri CASTEL, Chargé de recherches, Institut d’Histoire
et de Philosophie des Sciences et des Techniques, CNRS,
Paris I.
Anne CAUQUELIN, Professeur émérite de philosophie, Université de Paris X.
Jean-Pierre CAVAILLÉ, Maître de conférences, enseignant l’histoire intellectuelle, EHESS, Paris.
Fabien CHAREIX, Maître de conférences en philosophie, Université de Lille I.
André CHARRAK, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris I.
Dominique CHATEAU, Professeur d’esthétique, Département
d’arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I.
André CLAIR, Professeur de philosophie, Université de
Rennes I.
Françoise COBLENCE, Professeur de philosophie, Université de
Picardie Jules-Verne, Amiens.
Danièle COHN, Professeur de philosophie, EHESS, Paris.
Denis COLLIN, Professeur de philosophie, lycée Aristide
Briand, Évreux.
Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, Professeur de philosophie, Université de Rennes I ; directrice, centre Marc-Bloch, Berlin.
Jean-Pierre COMETTI, Professeur de philosophie, Université de
Provence Aix-Marseille I.
Edmond COUCHOT, Professeur émérite, Arts et technologies de
l’image, Université de Paris VIII.
Cédric CRÉMIÈRE, Allocataire-Moniteur, Muséum national d’histoire naturelle, Paris.
Clara DA SILVA-CHARRAK, Professeur de philosophie, Lycée de
l’Essouriau, Les Ulis.
Jacques DARRIULAT, Maître de conférences en philosophie,
Université de Paris IV.
Olivier DEKENS, Chargé de cours, Université de Tours.
Natalie DEPRAZ, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris IV.
Olivier DOUVILLE, Membre de l’unité de recherche « médecine,
sciences du vivant, psychanalyse », Université de Paris VII.
Jacques DUBUCS, Directeur de recherches au CNRS et directeur
de l’IPHST, Paris I.
Jean-Marie DUCHEMIN, ancien élève de l’ENS de
Fontenay-Saint-Cloud.
Colas DUFLO, Maître de conférences en philosophie, Univer-
sité de Picardie Jules-Verne, Amiens.
Eric DUFOUR, Professeur de philosophie, T.Z.R., Bobigny.
Alexandre DUPEYRIX, Allocataire-moniteur normalien, ENSLSH, Lyon.
Pascal DUPOND, Professeur de première supérieure, Lycée St
Sernin, Toulouse.
Julien DUTANT, Allocataire-moniteur normalien, Université de
Paris IV.
Abdelhadi ELFAKIR, Maître de conférences en psychologie clinique, Université de Bretagne occidentale, Brest.
Pascal ENGEL, Professeur de philosophie, Université de
Paris IV.
Raphael ENTHOVEN, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Paris VII.
Jean-Pierre FAYE, Philosophe.
Mauricio FERNANDEZ, Professeur, Université d’Antioquia, Medellin, Colombie.
Wolfgang FINK, Maître de conférences en philosophie, Université de Lyon II – Lumière.
Franck FISCHBACH, Maître de conférences en philosophie, Université de Toulouse II – Le Mirail.
Jean-Louis FISCHER, Ingénieur de recherche, CNRS, Paris.
Denis FOREST, Maître de conférences en philosophie, Université de Lyon III.
Marie-Claude FOURMENT, Professeur de psychologie de l’enfant, Université de Paris XIII.
Geneviève FRAISSE, Directrice de recherche au CNRS, députée
européenne.
Hélène FRAPPAT, Chargée de cours de philosophie, Université
de Paris III.
Pierre FRESNAULT-DERUELLE, Professeur, UFR Arts plastiques et
sciences de l’art, Université de Paris I.
Dalibor FRIOUX, Professeur de philosophie, Lycée Jean-Moulin, Saint-Amand Montrond.
Frédéric GABRIEL, Chercheur, Université de Lecce, Italie.
Sébastien GALLAND, Professeur de culture générale en classes
préparatoires à Sciences Po., Saint-Félix, Montpellier.
Isabelle GARO, Professeur de philosophie, Lycée Faidherbe,
Lille.
Jean GAYON, Professeur, Université de Paris I.
Gérard GENETTE, Directeur d’études, CRAL, EHESS, Paris.
Laurent GERBIER, Maître de conférences en philosophie,
Aix-en-Provence.
Marie-Ange GESQUIÈRE, Aspirant chercheur, FNRS, Université
Libre de Bruxelles.
Cécile GIROUSSE, Professeur de philosophie, Lycée Claude Monet, Paris ; chargée de cours, Université de Paris III.
Jean-Jacques GLASSNER, Directeur de recherche, CNRS (Laboratoire « Archéologie et sciences de l’Antiquité », Paris.
Jean-Marie GLEIZE, Directeur du Centre d’études poétiques,
ENS, Lyon.
Jean-François GOUBET, Professeur de philosophie, Lycée Alfred Kastler, Denain.
Jean-Baptiste GOURINAT, Chargé de recherche, CNRS (Centre
de recherche sur la pensée antique), Paris.
Mathias GOY, Professeur de philosophie, Lycée Alain Colas,
Nevers.
Juliette GRANGE, Professeur de philosophie, Université de
Strasbourg.
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9
Eric GRILLO, Maître de conférences, UFR communication, Université de Paris III.
Laurent GRYN, Professeur de philosophie.
Xavier GUCHET, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche en philosophie, Université de Paris X – Nanterre.
Sophie GUÉRARD DE LATOUR, allocataire-moniteur normalien,
Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne.
Caroline GUIBET LAFAYE, Attachée temporaire d’enseignement
et de recherche, Université de Toulouse II – Le Mirail.
Antoine HATZENBERGER, allocataire moniteur normalien en philosophie, Université de Paris IV.
Nathalie HEINICH, Directeur de recherches, CNRS, Paris.
Yves HERSANT, Directeur d’études, EHESS, Paris.
Jacques d’HONDT, Professeur émérite en philosophie, Université de Poitiers.
Annie HOURCADE, Professeur de philosophie, Lycée
R. Doisneau, Corbeil-Essonnes.
Bérengère HURAND, Allocataire couplée en philosophie, Université François-Rabelais, Tours.
Frédérique ILDEFONSE, Chargée de recherche, CNRS (Histoire
des doctrines de l’Antiquité et du haut Moyen Âge), Villejuif.
Nicolas ISRAEL, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Lyon III.
André JACOB, Professeur émérite de philosophie, Université de
Paris X – Nanterre.
Pierre JACOB, Directeur de recherches au CNRS et directeur de
l’Institut Jean Nicod, CNRS.
Tiphaine JAHIER, Doctorante en philosophie.
Vincent JULLIEN, Professeur de philosophie, Université de Bretagne occidentale, Brest.
Bruno KARSENTI, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris I.
Mathieu KESSLER, Maître de conférences en philosophie, IUFM
d’Orléans-Tours.
Étienne KLEIN, Physicien, CEA.
Mogens LAERKE, Doctorant en philosophie, Université de Paris IV – Sorbonne.
Michel LAMBERT, Assistant, Centre De Wulf Mansion, Université
catholique de Louvain.
Fabien LAMOUCHE, Allocataire-moniteur normalien, Université
de Rouen.
Valéry LAURAND, Attaché temporaire d’enseignement et de
recherche, Université de Bordeaux III.
Guillaume LE BLANC, Maître de conférences en philosophie,
Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne.
Jérôme LÈBRE, Professeur de philosophie, Lycée Olympe de
Gouges, Noisy-le-Sec.
Céline LEFÈVE, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Bourgogne, Dijon.
Jean LEFRANC, Professeur émérite de philosophie, Université
de Paris IV.
Gérard LENCLUD, Directeur de recherches au C.N.R.S., Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris.
Jacques LE RIDER, Professeur, EPHE, Paris.
Véronique LE RU, Maître de conférences, Université de Reims.
Françoise LONGY, Maître de conférences en philosophie des
sciences, Université Marc-Bloch, Strasbourg.
Pascal LUDWIG, Maître de conférences en philosophie, Université de Rennes I.
Fosca MARIANI ZINI, Maître de conférences en philosophie,
Université de Lille III.
Claire MARIN, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Nice.
Eric MARQUER, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, ENS-LSH, Lyon.
Olivier MARTIN, Maître de conférences en sociologie, Université de Paris V.
Marianne MASSIN, Professeur de philosophie, ENSAAMA, Paris.
Florence de MÈREDIEU, Maître de conférences, UFR Arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I.
Marina MESTRE ZARAGOZA, Attachée temporaire d’enseignement
et de recherche, Institut d’études Ibériques, Université de
Paris IV.
Christian MICHEL, Prag en philosophie, Université d’Amiens.
Marie-José MONDZAIN, Directeur de recherches, CNRS (Communication et politique).
Jean-Maurice MONNOYER, Maître de conférences en philosophie, Université Pierre Mendés-France, Grenoble.
Michel MORANGE, Professeur de biologie, ENS (Ulm), Paris VI.
Pierre-François MOREAU, Professeur de philosophie, ENS –
LSH, Lyon.
Jacques MORIZOT, Professeur, Département d’arts plastiques,
Université de Paris VIII.
Jean-Marc MOUILLIE, Prag en philosophie, Faculté de Médecine, Angers.
Gilles MOUTOT, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Montpellier III – Paul-Valéry.
Michel NARCY, Directeur de recherche, CNRS (Histoire des
doctrines de la fin de l’Antiquité et du Haut Moyen Âge),
Villejuif.
Sophie NORDMANN, Allocataire-moniteur normalien, Université
de Paris IV.
Philippe NYS, Maître de conférences, Université de Paris VIII.
Michel ONFRAY, Philosophe.
Didier OTTAVIANI, Enseignant-chercheur, Université de Montréal, Québec.
Jean-Paul PACCIONI, Professeur de philosophie, Lycée Jean
Monnet, Franconville, lycée Hoche, Versailles.
Élizabeth PACHERIE, Chargée de recherche au CNRS, Paris.
Marc PARMENTIER, Maître de conférences en philosophie, Université de Lille.
Charlotte de PARSEVAL, Titulaire d’un DEA de philosophie morale et politique.
Marie-Frédérique PELLEGRIN, Maître de conférences, Université
de Lyon III – Jean Moulin.
Isabelle PESCHARD, Doctorante en philosophie des sciences,
École doctorale de l’École Polytechnique, Paris.
Alain PEYRAUBE, Directeur de recherche, CNRS, EHESS, Paris.
Emmanuel PICAVET, Maître de conférences en philosophie,
Université de Paris I.
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10
Mazarine PINGEOT, Allocataire-moniteur normalien, Université
d’Aix-Marseille.
Marie-Dominique POPELARD, Professeur de logique et philosophie de la communication, Université de Paris III.
Michèle PORTE, Psychanalyste, professeur des Universités,
Université de Bretagne occidentale, Brest.
Roger POUIVET, Professeur de philosophie, Université de
Nancy II.
Julie POULAIN, Professeur de philosophie, Lycée Louise-Michel,
Gisors.
Dominique POULOT, Professeur, École du Louvre, Paris.
Jean-Jacques RASSIAL, Psychanalyste, professeur, Paris, AixMarseille, Sao Paulo.
Paul RATEAU, Ancien élève ENS Fontenay.
Gérard RAULET, Professeur de philosophie, ENS-LSH, Lyon.
Olivier REMAUD, Chercheur, Fondation Alexander von Humboldt, centre Marc-Bloch, Berlin.
Emmanuel RENAULT, Maître de conférences en philosophie,
ENS – LSH, Lyon.
Julie REYNAUD, Chargée de cours d’esthétique en Arts plastiques, Université de Montpellier III.
Elsa RIMBOUX, Professeur de philosophie, Lycée Roumanille,
Nyons.
Denys RIOUT, Professeur, Université de Paris I.
Rainer ROCHLITZ, chercheur, CNRS, EHESS, Paris.
Christophe ROGUE, Professeur de philosophie, Lycée Perseigne, Mamers.
Georges ROQUE, Directeur de recherches, CNRS (CRAL),
EHESS, Paris.
François ROUSSEL, Professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Carnot, Paris.
Pierre SABY, Maître de conférences en musicologie, Université
de Lyon II – Lumière.
Baldine SAINT-GIRONS, Maître de conférences en philosophie,
Université de Paris X.
Anne SAUVAGNARGUES, Prag, ENS-LSH, Lyon.
Jean-Marie SCHAEFFER, Directeur de recherches, directeur du
CRAL, CNRS, EHESS, Paris.
Alexander SCHNELL, Maître de conférences, Université de
Poitiers.
François-David SEBBAH, Prag, Université de technologie de
Compiègne.
Jean SEIDENGART, Professeur de philosophie, histoire des
sciences et épistémologie, Université de Reims.
Michel SENELLART, Professeur, ENS-LSH, Lyon.
Daniel SERCEAU, Professeur, Université de Paris I.
Pascal SÉVERAC, ATER, Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne.
Philippe SIMAY, Professeur de philosophie en école
d’architecture.
Suzanne SIMHA, Professeur de philosophie en première supérieure, Lycée Cézanne, Aix-en-Provence.
André SIMHA, Inspecteur d’académie – Inspecteur pédagogique régional de philosophie (académie d’Aix-Marseille).
Hourya SINACEUR, Directeur de recherche, CNRS, Paris.
Igor SOKOLOGORSKY, Professeur de philosophie, Collège Royal,
Rabat, Maroc.
Léna SOLER, Maître de conférences en philosophie, IUFM,
Nancy.
Jean-Luc SOLÈRE, Chargé de recherche, CNRS (centre d’étude
des religions du Livre), Villejuif, ; chargé de cours, Université
libre de Bruxelles, Université catholique de Louvain.
Sylvie SOLÈRE-QUEVAL, Maître de conférences en philosophie
de l’éducation, Université de Lille III.
Gérard SONDAG, Maître de conférences en philosophie, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand.
François SOULAGES, Professeur de philosophie, Département
d’arts plastiques, Université de Paris VIII.
Jacques SOULILLOU, Chargé de mission, Ministère des Affaires
étrangères.
Wiktor STOCZKOWSKI, Maître de conférence, EHESS, Paris.
Ariel SUHAMY, Professeur de philosophie, CNED.
Jean TERREL, Professeur des Universités, professeur à l’UFR
de philosophie, Université de Bordeaux III – Michel de
Montaigne.
Patrick THIERRY, Professeur de philosophie, IUFM, Versailles.
Christelle THOMAS, Élève, ENS-LSH, Lyon.
Jean-Marie THOMASSEAU, Professeur, Département d’études
théâtrales, Paris VIII.
Claudine TIERCELIN, Professeur de philosophie, Université de
Paris XII.
Arnaud TOMÈS, Professeur de philosophie, Lycée Marc-Bloch,
Bischeim.
Jean-Marie VAYSSE, Professeur de philosophie, Université de
Toulouse II – Le Mirail.
Denis VERNANT, Professeur de philosophie, Université de
Grenoble II.
Bernard VOUILLOUX, Professeur, Département de littérature,
Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne.
Ghislain WATERLOT, Maître de conférences de philosophie,
IUFM, Grenoble.
Gérard WORMSER, Chargé de mission, ENS-LSH, Lyon ; maître
de conférences, IEP, Paris.
Carole WRONA, Chargée de cours, Université de Paris III.
Jean-Claude ZANCARINI, Maître
ENS-FCL, Lyon.
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de conférences en philosophie,
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A
ABDUCTION
Du latin abducere, « tirer », et de l’anglais abduction.
PHILOS. CONN., LOGIQUE
Terme introduit par C. S. Peirce pour désigner le processus de formation des hypothèses.
Peirce 1 appelle « abduction » un processus créatif de formation des hypothèses, par des raisonnements du type : le fait
surprenant C est observé ; mais si A était vrai, C irait de
soi ; il y a donc des raisons de soupçonner que A est vrai.
L’abduction se distingue de la déduction et de l’induction
quantitative, qui généralise à partir du particulier, mais elle
est proche de l’induction qualitative, qui comporte un élément de « devinette » (guessing). C’est une inférence « ampliative », qui augmente notre connaissance, une des espèces de
l’épagôgè aristotélicienne. Inférence logique, l’abduction est
aussi liée à l’instinct : elle permet de deviner, et de deviner
juste. Introduisant à des idées nouvelles, elle a valeur explicative, d’où son importance, aux côtés de la déduction et
de l’induction auto-correctrice, dans l’économie (réaliste) de
la recherche et de la connaissance, qui reste foncièrement
conjecturale et faillible.
▶ En philosophie des sciences, Popper 2 a repris la notion
d’abduction comme élément essentiel de la logique de la
découverte scientifique. On la désigne souvent sous le nom
d’ « inférence à la meilleure explication ». Ce type de raisonnement a été particulièrement étudié en Intelligence artificielle, où il sert en particulier aux méthodes d’inférences à
partir de diagnostics.
Claudine Tiercelin
✐ 1 Peirce, C. S., Collected Paper, (8 vol.), Harvard University
Press, 1931-1958.
2 Popper, K., Conjectures et réfutations, trad. Complexe, 1986.
Voir-aussi : Charniak, E., et McDermott, D., Artificial Intelligence, Addison Wesley, New York, 1985.
! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), CONJECTURE, HYPOTHÈSE,
INDUCTION
ABRÉACTION
D’après l’allemand Abreagieren, néologisme créé par Freud et Breuer
(1892), composé de reagieren, « réagir », et de ab- marquant la diminution, la suppression.
PSYCHANALYSE
Réaction émotionnelle par laquelle l’affect lié au souvenir d’un événement traumatique est exprimé et liquidé.
Si cette réaction (rage, cris, pleurs, plaintes, récit...) est réprimée, les affects sont « coincés » (eingeklemmt) 1, et les représentations qui leur sont liées, interdites d’oubli. Elles risquent
alors de devenir pathogènes (trauma).
Si l’abréaction thérapeutique des affects est le but poursuivi par la méthode dite cathartique, la cure analytique lui
accorde un rôle moindre, privilégiant l’élaboration par le langage, dans lequel « l’être humain trouve un équivalent de
l’acte », et grâce auquel « l’affect peut être abréagi à peu près
de la même façon » 2.
Christian Michel
✐ 1 Freud, S., Über den psychischen Mechanismus hysterischer
Phänomene, 1892, G.W. I ; le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques, in Études sur l’hystérie, PUF, Paris, p. 12.
2 Ibid., pp. 5-6.
! AFFECT, DÉCHARGE, ÉLABORATION, RÉPÉTITION, TRANSFERT
ABSOLU
Du latin absolutus, de absolvere « détacher, délier » et « venir à bout de
quelque chose, mener quelque chose à son terme, parfaire ». Le terme
absolutus signifie une relation, quand bien même cette relation serait
négation de la relation.
Ignoré par l’Antiquité grecque, le terme est d’abord utilisé sous forme
adjective, puis substantivé pour devenir le concept central de l’idéalisme
allemand. L’adjectif est également employé, depuis le XVIe s., pour
qualifier
des théories politiques dites absolutistes. Aux yeux de leurs auteurs, la
souveraineté de l’État doit être absolue, sinon elle n’est pas. Le
souverain
est ainsi délié de toutes entraves légales, religieuses ou traditionnelles,
sans toutefois que sa souveraineté contredise nécessairement la liberté
individuelle. Lorsque chaque individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes
choses un droit souverain, la société alors formée est une démocratie,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
14
c’est-à-dire l’union des hommes en un tout, ayant un droit souverain
collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. La souveraineté absolue n’est
pas, par conséquent, intrinsèquement monarchique.
GÉNÉR.
Ce qui se soustrait à tout rapport, à toute limitation.
C’est l’inconditionné.
L’absolu est l’indéterminé
Étant négation de tout rapport, l’absolu échappe à toute
détermination particulière et, par conséquent, à toute définition. Pour ces raisons il est nécessairement unique et se
soustrait au discours, à tous les noms – y compris divins –
par lesquels on voudrait le saisir. Le discours sur l’absolu
s’épuise dans une série indéfinie de négations, le désignant
comme l’indéterminé, l’incomposé, l’informe ou l’absolument
inconnaissable.
Cette appréhension strictement négative de l’absolu
s’épuise, comme le montre Hegel, dans la contradiction de
son propre objet, puisque force est d’admettre que l’absolu,
en lui-même, n’est rien, rien de ce qui est. L’être absolument
indéterminé est pur néant 1.
L’absolu est l’être en tant que tel
La détermination négative et aporétique de l’absolu oblige
à en chercher une détermination positive. L’attribution de
l’adjectif « absolu », dans le latin médiéval, est double. Il
concerne soit une forme ou une propriété quelconque, soit
l’être comme tel.
Lorsque l’absoluité concerne l’être et en accompagne les
déterminations, elle caractérise positivement le divin. Ainsi,
« l’être dit tout simplement et absolument s’entend du seul
être divin » 2. La conjonction de l’absolu et du divin s’opère,
dans ce cas, au sein de l’ontologie. Le terme « absolu » qualifie alors, positivement, l’être lui-même, l’être pris dans son
emploi absolu, c’est-à-dire l’être de ce qui subsiste par soi,
et même l’être subsistant par soi. L’être et l’étant coïncident
alors. L’absolu est l’étant qui se suffit à soi-même et à quoi
tout le reste doit d’être, c’est-à-dire ce qui est absolument ou
l’absolument étant, mais, toujours, il se constitue moyennant
une opposition à un terme moins essentiel ou secondaire. Il
se trouve, donc, inscrit dans une relation à un autre, dans une
relation à son autre.
L’absolu est sujet
La préservation de l’absoluité, au sein de cette opposition,
n’est possible que si la relation à l’autre est intégrée dans
cette absoluité. L’absolu est absolument lui-même, lorsque
la relation à l’autre est comprise dans le même et se trouve,
alors, surmontée. Seule la structure du « sujet », au sens moderne, c’est-à-dire du « soi » de la conscience de soi actualise
cette relation à l’autre, cette négation radicale.
L’esprit, le concept, conformément à sa détermination
hégélienne, est précisément ce qui fait abstraction de tout
ce qui lui est extérieur et de sa propre extériorité, c’est-àdire de son individualité immédiates 3. Il supporte la négation
de cette dernière. Cette absolue négativité du concept est ce
par quoi la liberté et, par conséquent, le soi se définissent.
La négativité est alors sans restriction et telle que le concept
n’a rien hors de soi. Sa négativité s’identifie à son identité
autarcique à soi-même, de telle sorte que l’absolu est, au sens
hégélien, esprit. L’interprétation de l’absoluité comme l’absolument étant s’infléchit vers le soi, qui est absolu, parce qu’il
a converti toute relation à l’autre en relation à soi.
▶ L’absolu n’est donc pas un concept vide ou contradictoire,
comme sa détermination négative au titre de l’absolument
indéterminé le suggère. Il consiste en un processus de négation infini, qui porte en lui-même tout ce qui lui est autre, le
fini, le déterminé, le différencié. Ainsi, l’absolu n’a de rapport
à lui-même que comme totalité des déterminations possibles
qu’il pose, nie et reprend en lui.
Caroline Guibet Lafaye
✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, t. 1, livre 1, « L’être »,
Aubier, Paris, 1976, p. 58.
2 Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, Vrin,
Paris, 1983, 2, 3.
3 Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques,
t. III, Philosophie de l’esprit, § 382, Vrin, Paris, 1988, p. 178.
Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, Vrin, Paris, 1991.
Fichte, J. G., Doctrine de la science 1801-1802, Vrin, Paris, 1987.
Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et
G. Jarczyk, Aubier, Paris, 1976, 1978, 1981.
Heidegger, M., Chemins qui ne mènent nulle part, « Hegel et son
concept d’expérience », Gallimard, « Tel », Paris, 1962.
Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Aubier,
Paris, 1997.
Schelling, Fr. W. J., le Système de l’idéalisme transcendantal,
Louvain, Peeters, 1978.
! DIEU
« Y a-t-il un mal absolu ? »
ABSTRACTION
Du latin abstractio, « action d’extraire, d’isoler et son résultat ».
Dans le contexte de la reprise médiévale d’Aristote, l’aphairesis se trouve
hissée à la valeur d’une véritable catégorie philosophique qui permet en
particulier de mieux articuler, dans le jugement, individualité et universalité. La critique de l’abstraction est faite par l’idéalisme allemand,
bien
après la révolution galiléenne qui en fait un critère d’établissement des
lois. Hegel oppose l’abstrait à l’effectif en des termes qui marquent durablement l’ensemble des doctrines philosophiques nées sur les débris de
l’idéalisme absolu – marxisme compris.
PHILOS. ANTIQUE
Opération de l’esprit qui consiste à séparer d’une représentation ou d’une notion un élément (propriété ou relation) que la représentation ne permet pas de considérer
à part ; résultat de cette opération.
La notion d’abstraction a été élaborée une fois pour toutes
par Aristote. Dans le Traité de l’âme, il explique comment,
par une opération d’abstraction, l’esprit passe de la représentation d’un nez camus à la pensée de la concavité, qualité
d’un nez considérée séparément de la chair. C’est ainsi que
les objets mathématiques sont pensés comme séparés de la
matière, alors qu’en réalité ils n’ont pas d’existence séparée 1 :
ils sont eux-mêmes des objets abstraits, ou abstractions. Si
Aristote prolonge cette analyse en une critique des Idées pla-
toniciennes 2, la notion d’abstraction joue un rôle important
dans sa propre doctrine. De même que la quantité, tout ce
qui entre sous les catégories autres que celle de substance
(qualités, relations, etc.) est pensé par abstraction. C’est aussi
par abstraction que chaque science délimite son objet propre,
à commencer par la science de l’être en tant qu’être ou philosophie première 3.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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▶ La querelle des universaux (genre, espèce, différence,
propre et accident sont-ils de simples abstractions, comme le
penseront les nominalistes, ou, à titre de « causes » des êtres
individuels, ont-ils une existence propre ?) est un cas particulier d’une controverse plus générale sur les idées abstraites,
qui traverse toute l’histoire de la philosophie.
Annie Hourcade
✐ 1 Aristote, Traité de l’âme, III, 7, 431 b 12-17 ; Métaphysique,
XI, 3, 1061 a 28-b3 ; Physique, II, 2, 193 b 22-194 a 12.
2 Aristote, Métaphysique, XIII, 1, 1076 a 18-19.
3 Ibid., XI, 3, 1061 b 3-5 ; IV, 1, 1003 a 21-26.
! CONCEPT, EIDOS, FORME, IDÉE, MATIÈRE, UNIVERSAUX
PHILOS. MODERNE
Après le XVIIIe s., les termes « abstrait » et « abstraction » prennent un sens en partie péjoratif, dans des philosophies qui mettent l’accent sur la totalité, le devenir ou
la vie.
Chez Hegel, le moment de l’abstraction représente l’étape
de l’entendement dans le devenir de l’Esprit. L’attitude philosophique qui lui correspond dans la Phénoménologie est
le dogmatisme. À la reproduction du réel sous la forme du
« concret pensé » par la « méthode qui consiste à s’élever de
l’abstrait au concret », Marx oppose « le procès de la genèse du
concret lui-même » ; les catégories ne peuvent exister autrement « que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un
tout concret, vivant, déjà donné » 1. Pour Bergson, l’abstraction
arrache les idées à leur état naturel pour les dissocier en les
faisant pénétrer dans le cadre du langage. « Cette dissociation
des éléments constitutifs de l’idée, qui aboutit à l’abstraction,
est trop commode pour que nous nous en passions dans la
vie ordinaire et même dans la discussion philosophique » 2. Ce
phénomène est donc nécessaire ; mais il est source d’erreur si
nous croyons que cette dissociation nous livre l’idée concrète
telle qu’elle est dans la durée.
▶ Dans de telles problématiques, au moins dans leur forme
originelle, il s’agit moins de discréditer l’abstraction que d’en
indiquer les limites ou les conditions de validité.
Pierre-François Moreau
✐ 1 Marx, K., Introduction à la Critique de l’économie politique.
2 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience,
ch. II.
MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.
Formation d’une idée par distinction, discrimination,
dissociation, séparation, ou réunion des éléments communs à plusieurs instances.
L’abstraction désigne à la fois la procédure cognitive qui extrait un trait commun de propriétés particulières et le produit
de cette procédure, l’idée abstraite. En ce sens, le problème
de l’abstraction est le même que celui des universaux, et peut
recevoir trois grands types de solutions : le réalisme platonicien, qui sépare les abstraits de leurs instances ; le conceptualisme réaliste aristotélicien et thomiste, selon lequel les
abstraits sont dans l’esprit et dans les choses (abstrahentium
non est mendacium : abstraire ce n’est pas mentir) ; et le
nominalisme, qui refuse d’hypostasier les idées abstraites et
les réduit à des signes.
▶ La querelle des idées abstraites, qui opposa Berkeley 1 à
Locke 2, traverse toute l’histoire de la philosophie. Elle est
particulièrement vive en philosophie des mathématiques, et
a ressurgi à la fin du XIXe s. avec l’idée de définition des
nombres par abstraction chez Dedekind 3 et Russell 4, et dans
les systèmes de construction du monde à partir du sensible
chez Carnap et Goodman.
Claudine Tiercelin
✐ 1 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, Flammarion, Paris, 1991.
2 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, Vrin,
Paris, 1970.
3 Dedekind, R., Was sind und was sollen die Zahlen ? trad. Analytica 12-13, Bibliothèque d’Ornicar, 1979.
4 Russell, B., et Whitehead, A. N., Principia Mathematica, Cambridge, 1910.
Voir-aussi : Laporte, R., le Problème de l’abstraction, Alcan, Paris,
1946.
Vuillemin, J., la Logique et le monde sensible, Flammarion, Paris,
1971.
! ABSTRAIT, CONCEPTUALISME, MATHÉMATIQUES, PLATONISME,
UNIVERSAUX
LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES
Opération (ou produit de cette opération) consistant
à sélectionner une propriété sur un objet ou sur un ensemble d’objets, pour la considérer isolément.
Dans les sciences en général, l’abstraction remplit deux fonctions principales : elle isole certaines propriétés dans les objets pour en simplifier l’étude ; et elle permet de généraliser
certaines propriétés à des ensembles d’objets équivalents.
C’est notamment en logique (à distinguer des analyses
psychologiques) que le procédé d’abstraction fut étudié. Les
travaux de Frege, Dedekind, Cantor, Peano et Russell permirent d’en proposer une formalisation rigoureuse. Suivis
par Whitehead et Carnap, ces auteurs cherchèrent les règles
strictes permettant de regrouper en classes (ou en concepts,
ensembles, etc., en fonction du contexte) des éléments partageant une certaine propriété. Cette propriété est alors appelée une « abstraite ». C’est ainsi « par abstraction » que Russell
définit le concept de « nombre » (selon lequel « le nombre
d’une classe est la classe de toutes les classes semblables à
une classe donnée »1), puis les concepts d’ordre, de grandeur,
d’espace, de temps et de mouvement.
Comme le résume J. Vuillemin 2, la « définition par abstraction » chez Russell, inspirée de Frege et Peano, se déroule en
quatre moments : 1) on se donne un ensemble d’éléments ;
2) on définit sur cet ensemble une « relation d’équivalence »
(relation réflexive, transitive et symétrique) ; 3) cette relation
partitionne l’ensemble donné en « classes d’équivalence » ;
4) « l’abstrait » est alors une propriété commune à tous les
éléments de l’une de ces classes d’équivalence. L’originalité
de Russell consiste à ajouter un cinquième moment, le « principe » d’abstraction proprement dit, qui sert à garantir l’« unicité » de la propriété obtenue.
Ces recherches métamathématiques sur l’abstraction
obéissaient, chez Russell, à un projet philosophique : montrer
que les mathématiques sont fondées sur la logique.
Après les désillusions sur ces tentatives logicistes, l’abstraction fut mobilisée à nouveau frais par A. Church, en 1932,
pour fonder les mathématiques sur le concept de « fonction »
(envisagé, cette fois, d’un point de vue « intensionnel », et
non plus « extensionnel »). C’est dans cette perspective qu’est
né le « lambda-calcul » 3, qui formalise les règles permettant
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d’« abstraire » les fonctions, au moyen de l’opérateur lambda
(λ), à partir des expressions servant à les expliciter.
Là encore, l’entreprise fondationnelle a échoué. Mais cette
théorie s’est révélée très féconde d’un point de vue opératoire. Elle a, en effet, pour but de considérer et de travailler
sur les fonctions « en elles-mêmes », comme pures « règles »
(et non comme « graphes »), indépendamment des valeurs
qu’elles prennent pour chaque argument. On peut ainsi
étudier directement les propriétés les plus générales de ces
fonctions, notamment leur calculabilité. L’abstraction devient
ainsi un véritable outil mathématique, et non plus seulement
métamathématique.
L’abstraction a, en outre, été étudiée d’un point de vue
psychologique. Amorcée dès l’âge classique, principalement
par les empiristes, cette étude a été profondément renouvelée
par J. Piaget, qui en a examiné le fonctionnement selon des
méthodes proprement expérimentales, et non plus seulement
d’un point de vue introspectif ou spéculatif 4. L’abstraction
« réfléchissante » (c’est-à-dire « seconde », par différence avec
l’abstraction « empirique », qui porte sur les classes d’objets,
et non sur les opérations exercées sur ces objets) naît, selon
Piaget, dans la prise de conscience par l’enfant de la coordination de ses gestes. Cela fournit, selon lui, la base psychologique de l’abstraction formelle.
▶ Les procédures abstractives représentent aujourd’hui un
domaine florissant de recherche en informatique, en mathématiques et en sciences cognitives, car elles permettent
de gagner en généralité et en constructivité dans toutes les
études portant sur les propriétés communes à des ensembles
d’objets. L’abstraction est également travaillée actuellement
en « logique floue ».
Alexis Bienvenu
✐ 1 Russell, B., The Principles of Mathematics (1903), Routledge, Londres, 1992, § 111, p. 115.
2 Vuillemin, J., la Logique et le Monde sensible, études sur les
théories contemporaines de l’abstraction, Flammarion, Paris,
1971, p. 31.
3
Church, A., The Calculi of Lambda Conversion, Princeton University Press, 2e éd. 1951.
4 Piaget, J. (dir.), Recherches sur l’abstraction réfléchissante,
PUF, Paris, 1977.
Voir-aussi : Barendregt, H. P., The Lambda Calculus, North Holland P. C., Amsterdam, éd. rev. 1984.
Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, recherche logicomathématique sur le concept de nombre (1884), trad. C. Imbert,
Seuil, Paris, 1970.
Geach, P., Mental Acts. Their Content and Their Objects, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1957.
! ABSTRAIT, CALCUL, CONCEPT, EXTENSION, FONCTION,
RÉCURSIVITÉ
ESTHÉTIQUE
Conception de l’art qui trouve sa justification en dehors
de toute référence à la réalité sensible et met délibérément l’accent sur les composantes plastiques. REM. Le
terme s’est conservé en dépit des résonances négatives
déplorées par les premiers défenseurs de l’abstraction ; aucun des termes alternatifs proposés (art concret, art réel,
etc.) n’a prévalu.
Toute oeuvre d’art est une abstraction : des analystes rigoureux ont prétendu à juste titre que chaque représentation
procédait d’une abstraction – stricte définition de l’opération
mentale grâce à laquelle l’artiste opère des choix en fonction
de ses intentions et de la nature de son art spécifique 1. Ainsi,
le dessinateur se distingue du cordonnier précisément parce
qu’il ne fabrique pas une chaussure, mais nous en donne à
voir certains aspects, jamais tous. Ceux qui raisonnent ainsi
voient dans l’abstraction une condition générale de toute activité artistique, et ils préconisent l’usage de la locution « art
non figuratif » pour désigner les réalisations qui renoncent
volontairement à tisser des liens de ressemblance entre les
formes créées et celles du monde extérieur, telles qu’elles
sont perçues par l’intermédiaire de nos sens. Cette distinction
demeure valide, du point de vue philosophique, mais l’usage
courant a retenu le terme abstraction pour qualifier des réalisations qui rompent délibérément avec l’antique nécessité
d’un recours à la mimèsis. Ainsi comprise, la notion d’art abstrait n’a de sens que dans un contexte où la représentation,
aussi déformée ou allusive qu’elle puisse paraître, semblait
s’imposer comme une nécessité absolue. C’est pourquoi elle
apparut et se développa au sein des arts plastiques, voués à
l’imitation, une imitation considérée sinon comme but ultime,
du moins comme un moyen indispensable.
Tournant historique
et approfondissement réflexif
Dans cette perspective, l’abstraction – ou non-figuration –
constitue une rupture majeure, et les débats auxquels elle
donna lieu attestent de la violence du séisme qu’elle provoqua. L’une des interrogations récurrentes qui furent posées à
son sujet concernait son rapport avec l’art ornemental, plaisant à l’oeil mais dépourvu de plus hautes ambitions 2. Pour
contrecarrer ces attaques, les premiers créateurs de l’art abstrait ont souvent développé dans leurs écrits des thèses qui
tendaient à accréditer l’importance du contenu spirituel dont
leurs oeuvres seraient la manifestation visible 3. C’est également ainsi que fut abandonnée la référence à l’ut pictura
poesis au profit d’un nouveau paradigme, l’ut pictura musica.
La musique recourt rarement à l’imitation et elle n’en a aucun
besoin pour proposer des compositions qui ne relèvent nullement des seuls arts d’agrément.
Ainsi, au-delà de l’apparente rupture introduite au sein
des arts visuels, l’idée d’une fondamentale continuité dans
le développement des arts tendait à s’imposait. L’art abstrait
poursuivait les ambitions de toujours, celles que Hegel, par
exemple, avait mises au jour. Pour la vision téléologique
aimantée par la foi dans le progrès, l’abstraction constituait
une étape décisive. Se privant volontairement de l’assujettissement aux apparences du monde, l’art abstrait gagnait
une liberté, une indépendance, qui lui permettait d’atteindre
plus sûrement à des vérités réputées d’autant plus substantielles qu’elles ne ressortissent pas de l’ordre du visible trivial.
L’abstraction conforte alors la thèse d’une autonomie de l’art,
gage de sa dignité. Cette conquête facilite l’accès à des pra-
tiques réflexives : l’art, loin de nous entretenir du monde,
peut procéder à un retour analytique sur soi qui ouvre sur
une ontologie.
En dépit de ces perspectives stimulantes, la critique de
l’abstraction est demeurée vive jusqu’aux années 1960. On
accusait celle-ci de confondre liberté et vacuité ou autonomie
et autisme. Il lui était aussi reproché de proposer en guise de
création un quelconque maniérisme formel, menacé d’académisation rapide. Beaucoup s’accordaient aussi à lui faire
grief de n’exiger aucune compétence artistique spécifique,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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de contribuer ainsi à la perte du métier et des repères axiologiques qui lui sont attachés.
Malgré ces attaques, l’abstraction s’est imposée. Elle doit
son succès à sa vitalité, attestée par une grande diversification
des pratiques, des styles ou des manières et des intentions explicites qui la suscitent. Elle le doit aussi au fait qu’elle a, plus
ou moins durablement, étendu son empire. Après la peinture,
initiatrice en ce domaine, puis la sculpture, le cinéma ou la
photographie ont connu des réalisations non figuratives.
▶ L’abstraction n’a jamais éliminé l’art figuratif, elle a plutôt
contribué à le rendre plus exigeant. Elle a par ailleurs abouti
à une extension du domaine des arts plastiques où se croisent
aujourd’hui maintes techniques qui ne sont pas issues de la
tradition des beaux-arts, telles la vidéo ou la photographie
plasticienne, qui contribuent à une floraison d’images – de
nouvelles sortes d’images mais aussi des représentations que
l’abstraction congédiait.
Denys Riout
✐ 1 Kojève, A., « Pourquoi concret » (1936, inédit jusqu’en
1966), in Kandinsky, W., Écrits complets, t. II, la Forme, DenoëlGonthier, Paris, 1970.
2 Connivence dénoncée par les cubistes, notamment Kahnweiler
et Picasso, et réélaborée dans les années 1960 par les détracteurs de l’expressionnisme abstrait.
3 En particulier chez Kandinsky, Mondrian, Kupka, Malevitch,
etc.
Voir-aussi : The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985,
catalogue de l’exposition éponyme, Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press, New York, 1986.
Mozynska, A., l’Art abstrait, 4 vol., Macght, Paris, 1971-1974.
Schapiro, M., l’Art abstrait (art. 1937-1960), trad. Éditions Carré,
Paris, 1996.
! CONTENU, FORMALISME
ABSTRAIT
Du latin abstractus, de abstrahere, abstraire.
GÉNÉR.
Ce qui est sans rapport direct avec l’expérience
quotidienne.
Les idées abstraites sont, dans une perspective empiriste,
celles qui s’obtiennent en séparant certaines propriétés de la
chose à laquelle elles sont liées dans l’expérience. Il est alors
possible de les envisager pour elles-mêmes et de considérer qu’elles sont communes à plusieurs objets. L’abstraction
débouche donc sur la généralisation 1.
André Charrak
✐ 1 Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, liv. II, chap. XI, § 9, trad. Coste, Vrin, Paris, 1994, p. 113.
! ABSTRACTION, EMPIRISME, GÉNÉRALISATION
ABSURDE
Du latin absurdus, « discordant ».
D’abord conçu négativement comme révélant la vérité par contraste,
défaut et opposition, l’absurde se fait compagnon de la liberté, dans le
sillage des philosophies de l’existence. D’une problématique d’entendement, on passe insensiblement à une perspective éthique.
LOGIQUE, MORALE
Ce qui est contraire au sens commun ou qui comporte
une contradiction logique. Par extension, sentiment que le
monde, la vie, l’existence, n’ont pas de sens (XXe s.). Pour
Camus, ce sentiment résulte de la rencontre entre les clameurs discordantes du monde et notre « désir éperdu de
clarté », entre son silence et notre appel 1. Et, pour Sartre,
tout est contingent, superflu, jeté là dans un décor de
hasard 2.
Une première source du thème est issue de la prédication
protestante de la grâce, don gratuit de Dieu, qui peut donner
le sentiment que nos existences sont superflues, et l’inquiétude de savoir ce que nous faisons là, comme le demande
Kierkegaard, et d’une certaine manière Emerson. Une seconde source apparaît avec l’idée de Schopenhauer que le
vouloir-vivre n’a aucun sens, sinon sa propre prolifération
aux dépens de lui-même : l’absurde et la contradiction nous
conduisent alors au détachement, éventuellement accompagné de compassion. Nietzsche réagit autrement à ces sentiments : l’acceptation de l’absurde et de l’insensé, loin du
renoncement, peut conduire par la révolte à une innocence
seconde. L’absence de finalité, la mort de Dieu nous renvoient à nous-mêmes, abandonnés à la responsabilité de
donner nous-mêmes sens et valeur à ce que nous sentons,
faisons et disons. C’est ce que fait le héros mythique de Camus, et « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Si, pour Sartre, le
sens n’est pas donné, c’est qu’il est à construire. Le problème
est, alors, que cette augmentation infinie de la responsabilité
peut s’accompagner d’une angoisse infinie, celle de la liberté.
Mais il y a aussi une source littéraire, et l’atrocité des
guerres contemporaines a ravivé le sentiment que le malheur
est trop injuste et, plus encore, absurde (Job), et qu’il n’y
a rien de nouveau sous le soleil (l’Ecclésiaste). Cette veine
biblique du genre sapiential se trouvait chez Shakespeare
(« une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de
fureur, et qui ne veut rien dire » 3) et chez Calderon 4, mais
elle prend toute son expansion avec Kafka 5 et le théâtre de
l’absurde (Beckett, Ionesco, Sartre, Camus). En revenant au
langage ordinaire et à l’humour de l’absurde quotidien, les
auteurs jouent sur les hasards des mots et des langues 6, et,
comme le dit Prévert : « Pourquoi comme ci et pas comme
ça ? » Ils jouent sur les conversations où les interlocuteurs ne
parlent pas de la même chose, ou ne cherchent pas à parler
de ce qui leur importe. Ils explorent l’impossibilité de communiquer l’incommunicable ou d’expliquer l’inexplicable.
▶ La crise de l’absurde n’est pas par hasard contemporaine
d’une crise du langage, et de la confiance au langage ordinaire. La réponse à l’angoisse de l’absurde pourrait d’ailleurs bien se trouver dans cette euphémisation littéraire de
l’absurde, manière d’en rire ou de l’apprivoiser. Le modèle
en serait alors le jugement esthétique de Kant, et sa finalité
sans fin : le sentiment que cela a un sens même si on ne sait
pas lequel. Mais le labyrinthe kafkaïen nous place sans cesse
dans des situations dont le sens nous échappe et nous menace d’autant plus, comme si les réponses et les questions ne
correspondaient jamais. Peut-être le sentiment de l’absurde,
où le fait le plus ordinaire n’a plus de sens commun et ne va
plus de soi, et où l’on n’est plus sûr ni d’exister soi-même ni
de jamais pouvoir rencontrer une autre existence, provient-il
d’un trop grand désir de clarté. Reste alors à multiplier les
voyages et les déplacements pour se faire croire que la vie
a un sens.
Olivier Abel
✐ 1 Camus, A., le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris,
1942. L’Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
18
2 Sartre, J.-P., la Nausée, Gallimard, Paris, 1938. L’existentialisme
est un humanisme, Gallimard, Paris, 1946.
3 Shakespeare, W., Macbeth (1605).
4 Calderon de la Barca, P., La vie est un songe (1636), GarnierFlammarion, Paris.
5 Kafka, Fr., le Procès (1914) ; Journal (1910-1923).
6 Joyce, J., Ulysse (1922).
! COHÉRENCE, EXISTENCE, EXISTENTIALISME, SENS
∼ RAISONNEMENT PAR L’ABSURDE
LOGIQUE, MATHÉMATIQUES
Depuis Aristote et Euclide, le raisonnement par l’absurde (apagogique ou indirect) est d’usage courant en
sciences.
Plutôt que de procéder à un impossible examen de tous
les corbeaux pour vérifier la proposition : « Tous les corbeaux sont noirs », il suffit de s’arrêter au premier corbeau
non noir venu. Cette méthode du contre-exemple établit la
supériorité d’une stratégie de falsification sur celle directe de
vérification 1.
De même, en logique, il est plus aisé de procéder par
l’absurde plutôt que de prouver directement une proposition
à partir des axiomes et des théorèmes déjà connus 2. Soit à
évaluer A, on fait l’hypothèse de ¬A et on développe ses
conséquences. Si ¬A conduit à une contradiction, on a établi
qu’on ne peut falsifier A, qui est donc valide. Ce raisonnement indirect repose sur le tiers exclu : le constat du caractère contradictoire des conséquences de ¬A ne conduit à A
que par le truchement de A v ¬A. Un logicien intuitionniste,
disciple de Brouwer, qui n’admet pas le tiers exclu, récusera
donc toute procédure apagogique. De ce qu’il est contradictoire qu’il n’existe pas de nombre ayant telle propriété P, on
ne peut plus inférer que ce nombre existe. Est requise une
construction effective qui exhibe un tel nombre.
La tentative infructueuse du Père Saccheri en 1733 pour
démontrer par l’absurde le postulat euclidien des parallèles
ouvrit la voie aux géométries non euclidiennes.
Denis Vernant
✐ 1 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, trad.
Tyssen-Rutten N. et Devaux P., Payot, Paris, 1984.
2 Gardies, J.-L., le Raisonnement par l’absurde, PUF, Paris, 1991.
! APAGOGIQUE, FALSIFIABILITÉ, INTUITIONNISME, TIERS EXCLU
ACADÉMIE
Du grec Akademia, nom du jardin où enseignait Platon.
ESTHÉTIQUE
Institution culturelle, indépendante des universités et
des corps de métier, consacrée à la pratique ou à la théorie
des activités littéraires, artistiques ou scientifiques.
Inspirées du modèle antique, les académies se développèrent
en Europe à partir de la Renaissance, d’abord dans le domaine des arts libéraux, où elles entraient en concurrence
avec les universités et les salons, puis des arts mécaniques,
où elles prirent rapidement le pas sur les corporations médiévales. Ainsi, après les académies encyclopédistes et humanistes du Quattrocento italien – telle l’Accademia platonica
de M. Ficin et Pic de la Mirandole, créée à Florence en 1462
– apparurent des académies plus spécialisées, qui prirent leur
essor en France au XVIIe s. : l’Académie française en 1635,
l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648 (complétée en 1666 par l’Académie de France à Rome), puis, sous
Louis XIV, celles de danse (1661), des inscriptions et belleslettres (dite « petite académie », 1663), des sciences (1666), de
musique (1669), d’architecture (1671). La province suivra au
XVIIIe s., tandis que fleurissaient de semblables initiatives dans
toute l’Europe.
Le phénomène académique procède, tout d’abord, d’un
effet d’institution, par une formalisation portant à la fois sur le
statut juridique, sur les liens avec le pouvoir politique et sur
les pratiques, étroitement codifiées. Il procède en outre d’un
effet de corps, le regroupement des pairs autorisant la formation d’une identité collective. C’est dire qu’il s’agit d’un pro-
cessus foncièrement élitaire, sélectionnant et regroupant les
« meilleurs ». Mais le principe de sélection est beaucoup plus
démocratique que ne l’étaient sous l’Ancien Régime le critère
aristocratique du nom et le critère bourgeois de la fortune ;
et il est plus souple que le critère universitaire des diplômes,
dans la mesure où il repose avant tout sur la qualité purement
individuelle et partiellement réversible qu’est le talent, qu’il
soit basé sur le travail et l’étude, selon le modèle classique,
ou sur le don inné selon le modèle romantique.
▶ Si le mouvement académique favorise ainsi l’émergence
d’une élite proprement culturelle, il connaît néanmoins d’inévitables perversions : perversion de l’effet d’institution, par la
routinisation des pratiques et des normes, facteur d’immobilité ; perversion de l’effet de corps, par la fermeture à tout élément extérieur, facteur de conformisme. Et ce sont ces effets
pervers que l’on désigne aujourd’hui par le terme, devenu
péjoratif, d’« académisme », stigmatisant une dérive indissociable du principe même de toute académie.
Nathalie Heinich
✐ Boime, A., The Academy and French Painting in the 19th
Century, Phaidon, Londres, 1971.
Hahn, R., The Anatomy of a Scientific Institution. The Paris
Academy of Sciences, 1663-1803, University of California Press,
Berkeley, 1971.
Heinich, N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à
l’âge classique, Minuit, Paris, 1993.
Pevsner, N., Academies of Art. Past and Present, Cambridge University Press, 1940.
Roche, D., le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1803, Mouton, Paris, 1978.
Viala, A., Naissance de l’écrivain, Minuit, Paris, 1985.
Yates, F., The French Academies of the 16th Century, Londres,
Warburg Institute, 1947.
! ART, ARTISTE, BEAUX-ARTS, CANON, SOCIOLOGIE DE L’ART
ACATALEPSIE
Mot grec akatalepsia, « fait de ne pouvoir comprendre, saisir ».
PHILOS. ANCIENNE
Chez les Pyrrhoniens, disposition de l’âme qui, par principe, renonce à atteindre une quelconque certitude.
! KATALÊPSIS, SCEPTICISME
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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ACCIDENT
Du latin accidens, part. présent de accidere, « arriver » (pour un événement), traductions respectives du grec sumbebêkos et sumbainein.
PHILOS. ANTIQUE
Propriété d’un être, non incluse dans sa définition.
Le concept d’« accident » (sumbebêkos) apparaît chez Aristote, relatif au concept d’ousia, essence et substance. Alors
que l’ousia est au principe de l’identité d’un individu singulier, les accidents en sont les modifications non nécessaires,
qui l’affectent plus ou moins provisoirement : on distinguera
entre hexis, « état stable », ou habitus, et diathesis, « disposition passagère ». « Accident se dit de ce qui appartient à un
être et peut en être affirmé avec vérité, mais n’est pourtant ni
nécessaire ni constant : par exemple, si, en creusant une fosse
pour planter un arbre, on trouve un trésor. C’est par accident
que celui qui creuse la fosse trouve un trésor, car l’un de ces
faits n’est ni la suite nécessaire ni la conséquence de l’autre,
et il n’est pas constant qu’en plantant un arbre on trouve un
trésor. 1 » En ce premier sens, l’accident se distingue de l’attribut par soi : « Ce qui appartient en vertu de soi-même à une
chose est dit par soi, et ce qui ne lui appartient pas en vertu
de soi-même, accident. Par exemple, tandis qu’on marche, il
se met à faire un éclair : c’est là un accident, car ce n’est pas
le fait de marcher qui a causé l’éclair, mais c’est, disons-nous,
une rencontre accidentelle. 2 » Mais, en un second sens, l’accident est un attribut par soi : par exemple, le fait pour tout
triangle d’avoir la somme de ses angles égale à deux droits 3.
En ce second sens très large, l’accident tend à se confondre
avec la qualité, qu’elle soit essentielle ou inessentielle : c’est
celui qui prévaudra chez les scolastiques.
À partir du même verbe sumbainein, les stoïciens élaboreront les deux concepts logiques de sumbama et de parasumbama : dégagés du joug de la substance, plus proches
du sens de la racine « ce qui arrive », il s’agira d’événements.
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025a14-16.
2 Aristote, Analytiques seconds, I, 4, 73b10-13.
3 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025a30-32.
Voir-aussi : Aristote, Topiques I, 5.
Porphyre, Isagoge, V, 4.
! ATTRIBUT, ESSENCE, SUBSTANCE
ACQUIS
! INNÉ
ACTE
Du latin actum, de agere, « agir » ; en grec : energeia.
Si l’on s’entend à dire, en philosophie, que le passage d’une puissance à
un acte est le symptôme d’un mouvement, i.e. d’un sujet en mouvement,
il convient de noter que l’actualisation est un processus dans lequel ce
sujet (hypokheimenon) est soit indéterminé et indéterminable (energeia
aristotélicienne), soit au contraire complètement exposé (l’acte d’accomplissement). De son origine grecque aux développements les plus
récents de l’analyse cognitive, la notion d’acte est irréductiblement liée
à une fonction de mise en relation dans laquelle le sujet est soit posé,
soit escamoté.
PHILOS. ANTIQUE
Chez Aristote, réalisation par un être de son essence ou
forme, par opposition à ce qui est en puissance.
En un premier sens, l’acte (energeia) s’entend « comme le
mouvement relativement à la puissance »1 : ainsi l’être qui
bâtit par rapport à l’être qui a la faculté de bâtir. Par cette
distinction, Aristote s’opposait aux mégariques, qui préten-
daient qu’« il n’y a puissance que lorsqu’il y a acte, et que,
lorsqu’il n’y a pas acte, il n’y a pas puissance : ainsi, celui
qui ne construit pas n’a pas la puissance de construire, mais
seulement celui qui construit, au moment où il construit » 2.
En un second sens, l’acte est « comme la forme (ou l’essence, ousia) relativement à une matière »3 : c’est le fait pour
une chose d’exister en réalité, et non en puissance (dunamis). La distinction entre acte et puissance intervient dans
l’analyse physique du devenir : le mouvement naturel du
composé sensible, de matière et de forme, est le mouvement
de réalisation de sa forme, principe moteur de son devenir et
de sa détermination, absente de sa matière.
Antérieur à la puissance selon la notion et l’essence, l’acte
lui est, en un sens, postérieur selon le temps (l’actualisation
de la forme se fait à partir de la puissance) mais, en un autre
sens, antérieur, car, « si c’est à partir de l’être en puissance
que vient à être l’être en acte, la cause en est toujours un être
en acte, par exemple un homme à partir d’un homme [...] :
toujours le mouvement est donné par quelque chose de premier, et ce qui meut est déjà en acte » 4. Alors que la matière
est pure puissance en attente de la forme, l’acte est principe
d’actualisation et d’actualité de la forme : Dieu, pour Aristote,
est acte pur, dépourvu de toute potentialité et, pour cette
raison, quoique premier moteur, immobile.
Si, lorsque Aristote parle de l’acte comme action (par
exemple, le blanchissement), l’acte par excellence est pour
lui le mouvement, ce dernier n’est pourtant pour lui qu’un
« acte incomplet » (energeia ateles) ; en un autre sens, l’acte
est la « fin de l’action », ou ce qu’elle « accomplit » (ergon).
« C’est pourquoi, dit Aristote, le mot « acte » (energeia) est
employé à propos de « l’oeuvre accomplie » (ergon) et tend
vers l’entéléchie. 5 »
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Aristote, Métaphysique, IX, 6, 1048b8.
2
Ibid., 3, 1046b29-32.
3 Ibid., 6, 1048b9.
4 Ibid., 8, 1049b24-27.
5 Ibid., 8, 1050a22-23.
Voir-aussi : Aristote, Physique ; Métaphysique, IX.
! DEVENIR, ENTÉLÉCHIE, FORME, MOUVEMENT, PUISSANCE
GÉNÉR., PHILOS. MODERNE ET CONTEMPORAINE
Ce qui rend effective une forme, une essence ou une
notion, puis une saisie du regard.
Leibniz reprend à son compte 1, en tant qu’elle est conforme à
la philosophie naturelle des Modernes, la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte. Si l’acte est toujours celui
d’un sujet ou d’une substance qui se tient sous des déterminations, cela signifie précisément que, comme le signifiait Aristote au point de départ de sa physique, c’est à la substance
(actiones sunt suppositorum 2) que revient le statut de principe pour l’actualisation de ce qui n’est encore en elle que
tendance, volition, désir. Ainsi la définition selon laquelle le
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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mouvement est l’acte de ce qui est en puissance, en tant qu’il
est en puissance, c’est-à-dire en tant qu’il reste suspendu à
un processus d’effectuation, devient audible sous les espèces
de la dynamique leibnizienne qui confie à un supérieur, la
force, le soin d’être la cause et le principe de ce dont le mouvement relatif, géométrique, n’est que l’acte, c’est-à-dire aussi
le phénomène.
Dans la phénoménologie husserlienne 3, l’acte est plus généralement renvoyé à la structure même de l’intentionnalité.
La vie de la conscience se résume à un rapport au monde
qui est posé sous la forme de ses actes (ceux de la volonté
comme ceux de la simple saisie par la conscience, d’un corrélat donné à tous ses états, au-dehors, dans le monde).
▶ En ce sens la problématique de l’acte s’est déplacée et son
champ d’application, autrefois tourné vers la désignation de
la substance comme fondement de toutes les marques de
l’effectivité, est de nos jours plus orienté vers la description
des états de la conscience, tant dans la perception simple que
dans son expression par le langage.
Fabien Chareix
✐ 1 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. 10 et suiv.
Vrin, Paris, 1984.
2 Fichant, M., « Mécanisme et métaphysique : le rétablissement
des formes substantielles » (1679), Philosophie, 39, septembre
93, pp. 27-59, rééd. in Science et métaphysique dans Descartes
et Leibniz, PUF, Paris, 1998.
3 Husserl, E., Ideen, trad. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1985.
! ACTION, ENTÉLÉCHIE, INDIVIDU
PSYCHANALYSE
La mise au jour des processus inconscients et de leur
efficience crée une nouvelle catégorie d’actes : les accomplissements de voeux. Dans l’inconscient, toute représentation vaut acte accompli ; intention et acte s’identifient.
Cette « réalité psychique » s’avère dans les rêves, symptômes, actes manqués, etc. ; les sentiments de culpabilité
qui procèdent de fantasmes, et non d’actions effectives, en
démontrent l’existence. Ainsi, la psychanalyse ne propose
pas de théorie de l’acte, qu’elle envisage comme partie
visible de la vie pulsionnelle et des conflits qui l’animent.
SYN. : action.
« Au commencement était l’action. 1 » Sur le plan collectif, le
meurtre du père par les fils précède les interdits et rituels qui
répriment, refoulent et / ou répètent cet acte fondateur ; chez
l’individu, les voeux sont d’abord mis en acte avant que les interdits n’imposent leur refoulement. Les seuls actes possibles
pour ces voeux deviennent l’accomplissement inconscient et
le passage à l’acte.
Dans la cure, l’acte est une résistance où le patient répète
ce qu’il ne peut se remémorer. Le transfert lui-même est une
répétition, utilisée néanmoins dans la cure « pour maintenir
sur le terrain psychique les pulsions que le patient voudrait
transformer en actes » 2.
▶ Dans son principe même, la psychanalyse met au jour
l’efficience thérapeutique de la parole, et préfigure en cela
la théorie des actes de langage de la linguistique pragmatique. Mais la distinction entre actes et mots demeure,
sur laquelle se construit la cure. « Selon Platon, l’homme
de bien se contente de rêver ce que le méchant fait
réellement. 3 »
Benoît Auclerc
✐ 1 Goethe, J.W. (von) Faust (1887), cité par Freud, S., Totem
und Tabu, 1912, G.W. IX, « Totem et tabou », chap. IX, PUF,
Paris, p. 221.
2 Freud, S., Errinern, Wiederholen, Durcharbeiten (1914), G.W.
X, « Remémoration, répétition, et élaboration », in De la technique psychanalytique, PUF, Paris, p. 112.
3 Freud, S., Die Traumdeutung, 1900, GW. II/III, « L’interprétation des rêves », chap. VII, PUF, Paris, p. 526.
! ACTE MANQUÉ, PROCESSUS, PULSION, RÉPÉTITION, RÊVE,
TRANSFERT
∼ ACTE MANQUÉ
En allemand, Fehlleistung ou Fehlhandlung, de fehlen, « manquer », et Leistung, « performance » ou Handlung, « action ». Néologismes de Freud.
Les mots désignant les actes manqués commencent tous par le préfixe
Ver-, signifiant que le procès est mal exécuté, manqué.
PSYCHANALYSE
Acte ne se déroulant pas conformément à l’intention
consciente, sous l’influence perturbatrice d’une idée inconsciente refoulée.
« Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent euxmêmes, et à leur insu »1 : la théorie de l’acte manqué semble
s’inscrire dans la lignée de ces mots de La Bruyère.
Ce que Freud analyse comme acte manqué, dans Psychopathologie de la vie quotidienne 2, recouvre des phénomènes
très divers : confusions de mots dans les lapsus linguae, calami ou dans les erreurs de lecture ; oublis d’un nom, d’une
séquence verbale, d’un projet ou de souvenirs ; méprises ou
maladresses. Mais Freud démontre qu’ils relèvent du même
processus psychique : l’acte manqué manifeste toujours le
conflit entre deux tendances inconciliables et constitue une
formation de compromis. Réalisation voilée d’un voeu inconscient, l’acte manqué est donc réussi. Il est signifiant, et l’inattention, la fatigue ne sont que des rationalisations secondes
expliquant seulement la levée partielle de la censure.
Son caractère momentané enlève tout caractère pathologique à l’acte manqué : comme le rêve et, plus tard, le mot
d’esprit, il permet à Freud de montrer l’universelle efficience
du matériel psychique inconscient et la continuité entre états
« normaux » et pathologiques.
▶ La théorie de l’acte manqué est, de plus, l’occasion de
reconnaître le déterminisme qui régit la vie psychique. Sa
méconnaissance par projection conduit à croire en un déterminisme extérieur se manifestant dans les superstition, paranoïa, mythes et religions. La psychanalyse, si elle confère
du sens à des faits quotidiens, détruit en revanche l’illusion
d’une réalité suprasensible : il s’agit bien de « convertir la
métaphysique en une métapsychologie » 3. Le succès du terme
dans l’usage commun est, en fait, le signe d’une défense par
la banalisation.
Benoît Auclerc
✐ 1 Cité in Goldschmidt, G.-A., « La langue de Freud », le CoqHéron, no 90, 1984, p. 52.
2 Freud, S., Zur Psychopathologie des Alltagslebens, G.W. IV,
« Psychopathologie de la vie quotidienne », chap. XII, Payot,
Paris, p. 299.
3 Ibid., p. 288.
! ACTE / ACTION, DÉTERMINISME, ESPRIT, LAPSUS, MÉMOIRE,
MÉTAPSYCHOLOGIE, RATIONALISATION, RÊVE
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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∼ ACTE DE DISCOURS
Calque de l’anglais speech act.
LINGUISTIQUE, LOGIQUE
Pour Frege, l’assertion est la manifestation de l’acte de
jugement comme reconnaissance de la vérité d’une pensée
par un locuteur 1. C’était, dès 1918, esquisser une analyse
proprement actionnelle du langage. Par la suite, J. Austin
dénonça « l’illusion descriptive » qui consistait à privilégier
indûment l’usage cognitif du langage 2. Le discours ordinaire
n’a pas pour seule fin de dire, mais aussi de faire en disant.
À côté des constatifs, Austin introduisait les performatifs qui,
tel « Je vous déclare unis par les liens du mariage », réalisent
effectivement une action sociale par le fait d’être proférés en
une situation déterminée par la personne autorisée. Outre
les traditionnelles conditions de vérité des énoncés, s’imposaient des conditions de succès : n’importe qui ne marie pas
n’importe quoi. Les actes de discours s’analysent alors à trois
niveaux : 1° – sémantique, du contenu locutoire (référence
et prédication), 2° – pragmatique, de la force illocutoire (une
assertion n’est pas un ordre, une promesse ou un souhait,
etc.) 3° – enfin, celui actionnel et non conventionnel des
effets perlocutoires produits sur l’auditeur.
▶ Les intuitions inaugurales d’Austin ont été théorisées par
J. Searle 3, puis formalisées par D. Vanderveken 4. La théorie
des actes de discours constitue un outil précieux d’analyse
du langage ordinaire. On peut toutefois lui reprocher notamment une conception monologique qui fait du locuteur le
maître du sens et néglige la dimension interactionnelle de la
communication pourtant déjà nettement indiquée par Wittgenstein avec ses « jeux de langage » 5.
Denis Vernant
✐ 1 Frege, G., « Recherches logiques », 1918-1919, in Écrits
logiques et philosophiques, trad. Imbert C., Seuil, Paris, 1971,
pp. 175-176 et 205, note 1.
2 Austin, J., Quand dire c’est faire (1962), trad. G. Lane, Seuil,
Paris, 1970.
3 Searle, J., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Hermann, Paris, 1972, et Sens et expression (1975), trad. Proust J.,
Minuit, Paris, 1982.
4 Vandervecken, D., Meaning and Speech Acts, Cambridge UP,
vol. 1, 1990, vol II, 1991.
5
Vernant, D., Du discours à l’action, Paris, PUF, 1997.
! ASSERTION, DIALOGUE, ILLOCUTOIRE (ACTE), INTERACTION,
JEU DE LANGAGE, PRAGMATIQUE
ACTION
Du latin actio, de agere, agir.
Tendue entre la description simple du processus par lequel un agent
effectue ou déploie ses dispositions internes, et l’attribution d’un critère moral aux conduites proprement humaines, l’action ne se constitue
comme concept autonome que grâce au travail notionnel accompli par
les philosophes des Lumières. Certes, le contexte théologique de la Réforme a contribué à poser, puis à nier, la question du salut par les
oeuvres.
Certes, les auteurs renaissants ont donné à l’action humaine un cadre
conceptuel inédit, délivrant la théorie morale de tout rapport nécessaire
à une phraséologie du destin ou de la fatalité. Mais c’est à la suite des
Lumières, dans les textes kantiens, qu’ont pu être dégagées les conditions
d’une lecture purement morale de l’action, tandis que les différentes
occurrences d’un principe physique de moindre action ont contribué à
renouveler l’idée de nature en un sens finaliste qui ne sera pas dénoncé
par la Critique de la faculté de juger de Kant.
GÉNÉR.
D’une façon générale, opération d’un agent matériel ou
spirituel ; mais il est essentiel de comprendre l’action dans
la spécificité de sa manifestation humaine.
L’action, pour être réelle et non simplement apparente, doit
être comprise comme une réalisation du sujet auquel on l’attribue : c’est lui qui agit en propre et génère ainsi les déterminations qui le manifestent dans le monde. Selon la formule
de Leibniz, actiones sunt suppositorum, les actions supposent
toujours un sujet, ce qui a pour corrélat immédiat l’affirmation
que toute substance agit et contient la raison de ses actions.
Ainsi Leibniz conçoit-il que les vraies substances, celles que
Dieu fait passer à l’existence, produisent de leur propre fond
toutes leurs perceptions et toutes leurs actions : « [...] puisque
Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la république, [...] cette action est comprise dans sa notion, car
nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite
d’un sujet de tout comprendre, afin que le prédicat y soit
enfermé » 1. La différence entre les substances brutes (matérielles) et les esprits tiendra uniquement au fait que ceux-ci
sont conscients de leurs déterminations et, en quelque sorte,
assument leurs actions.
Le problème vient de ce que, dans cette perspective, la
réalisation d’une action n’est pas foncièrement différente
de la production des modes d’une substance. Or, telle que
nous la vivons, l’action n’est pas simplement un mouvement,
elle s’organise toujours autour d’une intention. Il en résulte
qu’elle a pour condition fondamentale la liberté, qui permet
à la conscience humaine de s’écarter tout à la fois du monde
et de son propre passé, pour se saisir comme projet : « [...]
toute action, si insignifiante soit-elle, n’est pas le simple effet
de l’état psychique antérieur et ne ressortit pas à un déterminisme linéaire, mais [...] elle s’intègre, au contraire, comme
une structure secondaire dans des structures globales et, finalement, dans la totalité que je suis » 2.
Aussi l’action échappe-t-elle au régime de la série logique
intégralement déterminante retenu par Leibniz, qui ne voit
dans le temps que l’ordre des possibilités inconsistantes. Cette
lecture peut bien être celle que nous produisons rétrospectivement de notre histoire, des actions que nous avons réalisées, mais elle est en décalage par rapport à la temporalité de
l’action en train de se faire, qui est continue et ne se saisit pas
comme un enchaînement logique : « La durée où nous nous
regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est
une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ;
mais la durée où nous agissons est une durée où nos états se
fondent les uns dans les autres » 3. Cette description échappe
tout à la fois au déterminisme lié à l’inclusion de toutes les
actions dans le sujet et à l’illusion de la nouveauté absolue.
Le problème est qu’elle ne permet pas de caractériser concrètement l’action comme la production d’une liberté typiquement humaine. Ce n’est pas que Bergson ramène la liberté
« à la spontanéité sensible » ; mais il doit considérer l’action
comme la « synthèse de sentiments et d’idées », comme une
affaire toute intérieure dont l’extériorisation doit encore être
questionnée.
▶ Il est donc nécessaire de comprendre finalement l’action
comme une modalité spécifiquement humaine de l’insertion
du sujet dans le monde. Par l’action, comme par le langage,
l’homme se révèle au-delà de sa simple présence physique
ou biologique – il prend sa part du monde qu’il change du
même coup : « C’est par le verbe et l’acte que nous nous
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
22
insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme
une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle » 4.
Ce n’est donc pas seulement, comme l’établissait Leibniz, que
chaque série d’actions constitue l’individualité de n’importe
quelle substance, mais bien qu’à travers l’action, l’homme
conquiert une individualité propre qui n’est pas donnée au
départ : « La parole et l’action révèlent cette unique individualité. C’est par elle que les hommes se distinguent au lieu
d’être simplement distincts ».
André Charrak
✐ 1 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. 13, Vrin, Paris,
1993, p. 48.
2 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1991, p. 514.
3 Bergson, H., Matière et mémoire, chap. IV, PUF, Paris, 1993,
p. 207.
4 Arendt, H., La Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy,
Paris, 1983, chap. V, p. 233.
! DÉTERMINISME, INDIVIDU, LIBERTÉ, SUJET
PHILOS. RENAISSANCE
L’action devient un thème central dans la réflexion humaniste à partir de F. Pétrarque 1 au XIVe siècle et tout au long
des XVe et XVIe siècles. Elle se caractérise par la mise en avant
des capacités inventives et productrices de l’homme, notamment dans les domaines artistique et politique. G. Manetti 2,
dans son De dignitate et excellentia hominis, fait l’éloge de
l’architecte Ph. Brunelleschi pour avoir projeté et bâti la Coupole du dôme de Florence, exprimant remarquablement les
possibilités propre à l’action humaine. Car les humanistes
considèrent l’action surtout comme production, fabrication,
transformation de la matière par l’alliance de la main et de
l’intellect, comme le souligne, dans ses Carnets, Léonard de
Vinci 3. L’homme actif est donc l’homo faber. Mais le terrain
privilégié de l’action devient la vie politique : l’homme peut
être le démiurge, à savoir l’artisan du monde politique et
social de même que le démiurge platonicien l’est du monde
naturel. Pour G. Manetti, De dignitate, le propre de l’homme
est agere et intelligere, agir et comprendre, pour gouverner
le monde terrestre, qui lui appartient. Ainsi l’action s’identifie-t-elle progressivement avec l’efficacité, voire la force, en
particulier chez N. Machiavel, Le Prince (1513) 4 ou Les Discours (1513-1521) 5 : une action politique doit être évaluée
par sa réussite et ses effets, non par sa qualité morale. Ce qui
importe est « ce qu’on fait », « comment on vit » et non comment on devrait vivre ou être. L’action est ainsi vue comme
une intervention dans le cours des choses ; on recherche les
meilleures stratégies, à savoir les plus efficaces et les plus
économiques, pour atteindre un but déterminé. C’est la rationalité propre au rapport entre les moyens et le fins qui caractérise alors l’action.
Fosca Mariani Zini
✐ 1 Pétrarque, F., Opera, Bâle, 1581.
2
Manetti, G., De dignitate et excellentia hominis, éd. E.R. Leonard, Padoue, 1975.
3 Vinci, L. (de), Carnets, Paris, 1942.
4 Machiavel, N., Opere, éd. C. Vivanti, Turin, 1997.
5 Machiavel, N., Oeuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996.
Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism,
Princeton, 1988.
Kristeller, P.O., Studies in Renaissance Thought and Letters,
1956-1985.
Rabil, A. jr. (éd.), Renaissance Humanism. Foundations, Form
and Legacy, Philadelphie, 3 vol., 1988.
Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor,
1973.
! ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BIEN, BONHEUR, COSMOLOGIE,
ÉTHIQUE, HUMANISME, LIBRE ARBITRE
MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT.
Ce que fait quelqu’un pour réaliser une intention.
La question de savoir comment caractériser l’action humaine
apparaît déjà clairement dans la réflexion d’Aristote sur le
volontaire et l’involontaire 1.
On distingue ce qui nous arrive (comme être mouillé par
la pluie) et ce que nous faisons (comme sortir nous promener). Mais tout ce que nous faisons (comme ronfler) n’est pas
intentionnel. Si en levant le bras, Pierre heurte le lustre qui
tombe sur la tête de Charles et le tue, Charles a tué Pierre :
on pourra hésiter à dire qu’il s’agit d’une de ses actions. Tout
dépend du genre de description qu’on croit devoir donner de
l’action, comme l’ont montré des philosophes comme Anscombe 2 et Davidson 3. Une action peut-elle être expliquée par
ses causes ou doit-elle être plutôt comprise en fonction de
ses raisons ?
▶ Pour traiter de tels problèmes, une philosophie de l’action entremêle des considérations métaphysiques (différence
entre événement et action), épistémologiques (problème de
la causalité et particulièrement de la causalité mentale) et
morales (responsabilité, nature de la volonté).
Roger Pouivet
✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, VII.
2 Anscombe, G.E.M., Intention, Blackwell, Londres, 1957.
3 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et
événements, PUF, Paris, 1993.
! CAUSALITÉ, INTENTION, RAISON, VOLONTÉ
« expliquer et comprendre »
PSYCHANALYSE
! ACTE
∼ ACTION COMMUNICATIONNELLE
De l’allemand kommunikatives handeln, « agir communicationnel ».
Concept central chez Habermas, développé dans la Théorie de l’agir communicationnel 1.
LINGUISTIQUE, POLITIQUE, SOCIOLOGIE
Type d’activité orientée vers l’intercompréhension
(verständigungsorientiertes Handeln), en opposition au
type d’activité orientée vers le succès (erfolgsorientiertes
Handeln). Cette distinction a remplacé, chez Habermas,
l’opposition entre interaction et travail qu’il reprenait de
Hegel 2. L’action communicationnelle possède une rationalité fondée sur des présupposés empruntés à la pragmatique universelle.
Pour Habermas, les normes doivent être le résultat de débats constants et argumentés, et dont les conditions mêmes
d’exercice soient dégagées de toute contrainte. Ainsi, l’action
communicationnelle est un type d’interaction s’inscrivant
dans une éthique de la discussion et mue par un principe
d’universalisation. Cette rationalité, présente dans les différents sous-systèmes sociaux comme dans les actes de langage
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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les plus quotidiens, est censée garantir une stabilité et un
mode de reproduction de la société fondés sur le consensus.
Alexandre Dupeyrix
✐ 1 Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns
(1981), trad. Théorie de l’agir communicationnel, t. I et II,
Fayard, Paris, 1987.
2 Habermas, J., « Travail et interaction » (1967), in la Technique
et la science comme « idéologie » (1968), Gallimard, Paris, 1973.
! ESPACE PUBLIC, RAISON COMMUNICATIONNELLE
« raison et communication »
∼ PRINCIPE DE MOINDRE ACTION
PHILOS. SCIENCES
Forme intégrale des équations de la mécanique
analytique.
La formulation du principe de moindre action, qui joue un
rôle central dans l’expression de la mécanique classique,
trouve son origine dans le débat qui oppose Descartes et
Fermat à propos des lois de la réfraction. À cette occasion,
Fermat, en s’appuyant sur sa méthode d’adégalisation, affirme
que, lors de la réfraction, la lumière suit toujours la trajectoire
qui minimise le temps du déplacement. Cette approche est
reprise sous des formes diverses, entre autres par Leibniz,
dans son mémoire de 1682, Unicum opticae, catoptricae et
dioptricae principium, ainsi que par Jean Bernoulli, à l’occasion de son étude de la courbe brachystochrone, en 1696 –
celle que décrit un point pesant pour descendre sans vitesse
initiale d’un point A à un point B dans le temps le plus bref.
Quelques années plus tard, Maupertuis (1698-1759) énonce
effectivement le principe de moindre action dans un mémoire
lu à l’Académie royale des sciences de Paris, le 15 avril 1744,
et intitulé Accord de différentes lois de la nature qui avaient
jusqu’ici parues incompatibles. Cependant, c’est Lagrange qui
va en donner, indépendamment des enjeux métaphysiques,
la formulation quasi définitive, sous la forme d’une simple loi
d’extremum : « De là résulte donc ce théorème général que,
dans le mouvement d’un système quelconque de corps animés par des forces mutuelles d’attraction, ou tendantes à des
centres fixes, et proportionnelles à des fonctions quelconques
de distances, les courbes décrites par les différents corps, et
leurs vitesses, sont nécessairement telles que la somme des
produits de chaque masse [m] par l’intégrale de la vitesse [u]
multipliées par l’élément de la courbe [ds] est un maximum
ou un minimum [mʃuds] pourvu que l’on regarde les premiers
et les derniers points de chaque courbe comme donnés, en
sorte que les variations des coordonnées répondantes à ces
points soient nulles. 1 »
Un élargissement du principe de moindre action est introduit au début du XIXe s. par Hamilton, qui transforme la
notion d’action de telle sorte que le principe considéré est
susceptible alors de s’appliquer à des systèmes dynamiques
dont les liaisons peuvent dépendre du temps. Le principe de
Hamilton permet de déterminer les mouvements ; celui de
Maupertuis ne concernait que les trajectoires, la loi du temps
étant alors fournie par l’intégrale première des forces vives.
Michel Blay
✐ 1 Lagrange, L. (de), Mécanique analytique (1788), t. I.
Voir-aussi : Actes de la journée Maupertuis, Vrin, Paris, 1975.
Dugas, R., Histoire de la mécanique, Éditions du Griffon, Neuchâtel, 1950.
! ADÉGALISATION, FORCE
ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE)
PHILOS. RENAISSANCE
Opposition de deux rapports ou mondes, issue de l’Antiquité et particulièrement débattue à la Renaissance.
Le conflit entre la vie active et la vie contemplative se traduit
par l’affrontement entre la tradition platonicienne et la tradition aristotélicienne, entre M. Ficin ou C. Landino, et C. Salutati, L. Bruni, L. Valla ou N. Machiavel. Cependant la vie active
est progressivement considérée comme la meilleure si bien
que même les partisans humaniste de la vie contemplative
estiment que l’homme de lettres doit se pencher sur les textes
de l’Antiquité pour intervenir activement dans la vie culturelle et politique, et s’investir dans un rôle éducatif qui vise
l’épanouissement des capacités propres à l’homme en société, et non seulement l’apprentissage des disciplines. L’otium,
l’oisiveté romaine, correspond, comme dans Pétrarque 1, au
dialogue avec les auteurs du passé, et au tentative de les
faire revivre dans le présent. De plus, la vie contemplative,
n’est plus conçue comme un repli sur soi, visant la rencontre
avec Dieu, mais elle est intégrée dans un processus de transformation : Comme le souligne M. Ficin 2, 3, l’homme devient,
par la fusion avec Dieu, comme un second dieu. Dans cette
perspective se situe l’extraordinaire reprise, sur les plans littéraire et philosophique, de l’amour platonicien, considéré
comme une troisième vie, médiatrice entre la contemplation
et l’action, qui opère la transformation de l’une dans l’autre.
Mais c’est la vie active se situe essentiellement sur le
plan publique : le negotium devient, pour les humanistes,
la catégorie centrale, se traduisant dans l’exercice de l’activité politique. Tout en reconnaissant l’excellence de la vie
contemplative, C. Salutati 4 souligne qu’elle concerne très peu
d’hommes, tandis que la vie active est un modèle que tous
peuvent adopter. Pour L. Valla 5 le paradoxe d’Aristote est
d’avoir défini l’homme comme animal politique et d’avoir
pourtant préféré la vie contemplative : il faut au contraire
trouver dans l’action politique et dans ses effets historiques le
choix de la meilleure vie.
Fosca Mariani Zini
✐ 1 Pétrarque F., Epistulae familiares, éd. V. rossi, 3 vol., Florence, 1937.
2 Ficin M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipriano,
2 vol., Turin, 1959.
3 Ficin M., Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes,
éd. et trad. fr. R. Marcel, 3 vol., Paris, 1964-1970.
4 Salutati C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zurich, 1951.
5 Valla L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari,
1970.
! ACTION, BIEN, BONHEUR, ÉTHIQUE, LIBRE ARBITRE
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
24
ADAPTATION
Du latin médiéval adaptatio (de ad, « à », et aptare, « ajuster »), «
action
d’adapter, d’approprier ou d’ajuster ».
BIOLOGIE
Capacité des organismes vivants (individus ou espèces)
à répondre aux contraintes liées aux conditions et modifications de leur environnement à ajuster leur fonctionnement ou celui d’une de leurs composantes aux variations
de leur milieu.
En physiologie, adaptation est synonyme d’accommodation
et désigne la capacité de régulation d’un organisme en réponse à des modifications du milieu. Cette adaptation n’entraîne que des modifications dites phénotypiques.
Les modifications génotypiques sont de deux ordres :
– l’adaptation organique, qui concerne des individus ;
– l’adaptation biotique, comprenant un ensemble taxinomique défini (espèce, genre, etc.).
Les hypothèses transformistes se sont évertuées à appréhender les mécanismes de l’adaptation, car ceux-ci constituaient une des clés de la compréhension des phénomènes
évolutifs.
Chez Lamarck (1744-1829), le besoin est créateur d’organes. Des modifications du milieu peuvent engendrer des
transformations morphologiques, transmises grâce à l’hérédité conservatrice. Ce qui fait dire au néolamarckien Anthony
(1874-1941) que le transformisme de Lamarck « a pris pour
point de départ l’évidence de l’adaptation »1 (1930).
Cette évidence sera âprement discutée par le darwinisme
et par le mutationnisme, qui laissent une place au hasard
et à la sélection naturelle pour expliquer l’évolution et qui
refusent un certain finalisme adaptatif.
Cuénot (1866-1951) propose le terme de « préadaptation »
et signale l’existence chez les organismes de caractères non
apparents, qui ne vont se développer que dans des conditions particulières où le milieu sera modifié. Cette hypothèse
sera reprise par Goldschmidt 2 en 1940 et réapparaîtra en 1982
avec Gould et Vrba 3, sous le terme d’« exaptation ».
▶ La question du finalisme du concept d’adaptation naît du
terme même, fruit du regard de l’homme sur la nature.
Cédric Crémière
✐ 1 Anthony, R., « De la valeur en tant que théorie des théories
de l’évolution », première leçon du cours d’anatomie comparée
du Muséum, 2 mai 1930.
2 Goldschmidt, R., The Material Basis of Evolution, Yale University Press, New Haven.
3
Gould, S. J., Vrba, E. S., « Exaptation. A Missing Term in the
Science of Form », Paleobiology, 8, pp. 4-15.
Voir-aussi : Anthony, R., Le Déterminisme et l’adaptation morphologiques en biologie animale, Doin, Paris, 1923.
Gasc, J.-P., « À propos du concept d’adaptation », in Inform. sci.
soc. 16 (5), pp. 567-580.
Gayon, J., « La préadaptation selon Cuénot (1866-1951) », in
Bull. soc. zool. fr., 1995, 120 (4) : 335-346.
Laurent, G., La Naissance du transformisme. Lamarck entre
Linné et Darwin, Vuibert-Adapt, Paris, 2001.
Rose, M. R., Lauder, G. V., Adaptation, Academic Press, San
Diego, etc., 1996.
! DARWINISME, FINALISME, RÉGULATION
◼ Le terme d’« adaptation » constitue une réponse au problème de la permanence ou non d’une structure ou d’une
fonction dans un environnement variable : l’adaptation est
l’ajustement du même à l’autre pour rester le même. Ce problème général se décompose, en biologie, au moins en trois :
jusqu’où une structure est-elle capable de varier pour exercer
la même fonction (adaptation réciproque d’une structure et
d’une fonction, adaptation d’une différence de degré à une
différence de nature, recherche du point limite auquel une
certaine élasticité se rompt) ? Lorsqu’une action ou une fonction cellulaire met en jeu plusieurs composants, le problème
de l’adaptation devient celui d’une gestion des priorités :
quelle priorité donner à certaines parties d’une structure pour
que la totalité de la fonction puisse être remplie, ou comment
hiérarchiser certaines priorités partielles pour que la priorité
totale de la survie l’emporte (permanence ou survie du tout
par rapport aux parties) ? Enfin, l’adaptation est-elle réversible ou irréversible, et suffit-elle à expliquer la diversité des
espèces vivantes existantes ?
À la première question, la physiologie répond par les
notions de milieu intérieur 1, d’homéostasie (W. B. Cannon
[1871-1945]), de régulation, mais aussi d’accommodation,
d’acclimatation, de naturalisation ou de spécialisation. Callosités, réflexes, accoutumance, immunité et même cicatrisation
en sont quelques-unes des modalités. À la deuxième question, l’organisme répond aussi par la régulation, comprise
non plus comme un équilibre, mais comme le choix actif
d’un ordre des priorités. Quant à la troisième question, elle a
reçu au cours de l’histoire trois types de solutions. Le fixisme
(Linné [1707-1778], Buffon [1707-1788], Cuvier [1769-1832])
s’appuie sur la Bible et sur Aristote pour affirmer que toutes
les espèces ont été créées par Dieu. Cette immuabilité est à
l’origine du classement des organismes en règnes, classes,
ordres, genres, espèces et variétés. Mais le fixisme, pour rester cohérent, refuse d’accorder une importance théorique aux
anomalies de la nature ou aux techniques d’hybridation. La
découverte d’états intermédiaires entre deux espèces accrédite peu à peu l’idée de leur évolution. Deux théories transformistes rivales, celle de Lamarck, puis celle de Darwin,
s’opposent au fixisme. Lamarck (1744-1829) affirme que la
diversité des espèces s’explique par la tendance des êtres
vivants à se compliquer, que vient perturber l’influence des
circonstances, lorsque les variations du milieu produisent de
nouveaux besoins, qui causent de nouvelles actions, pouvant
elles-mêmes être fixées en habitudes, lesquelles, possédées
par les deux parents, sont transmises aux générations suivantes 2. Ainsi, les modifications du milieu, par l’intermédiaire
des besoins, produisent des transformations morphologiques,
héréditairement transmises. En d’autres termes, jamais employés par Lamarck, l’adaptation et l’hérédité des caractères
acquis sont les deux causes de l’évolution 3. Au milieu du
XXe s., l’affaire Lyssenko (du nom du biologiste qui impose en
URSS, avec le soutien du pouvoir politique, la théorie fausse
d’après laquelle une variation du milieu détermine une modification de l’hérédité) rend biologiquement et politiquement
suspecte toute référence à Lamarck et aux idées d’adaptation
et d’hérédité des caractères acquis. S’opposant à Lamarck,
Darwin (1809-1882) postule l’existence d’une évolution par
sélection naturelle. Il ne s’agit plus d’une adaptation des individus ni même d’une espèce aux nouvelles conditions de
l’environnement, mais d’une « sélection » entre les individus
capables de survivre dans ce milieu modifié et ceux qui ne le
sont plus, condamnés à mourir. En étudiant la dynamique des
fréquences géniques au sein d’une population d’individus, la
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
25
génétique des populations utilise pleinement ce concept de
sélection.
La naissance de la biologie moléculaire marque le renversement de perspective qui fait passer du paradigme de
l’adaptation à celui de la sélection. Comment l’organisme
s’adapte-t-il aux variations très brutales de son environnement nutritif ? Comme le colibacille ne consomme pas tout de
suite le lactose en présence duquel il est mis, les biologistes
supposent d’abord que l’enzyme responsable de cette opération doit être fabriqué par l’organisme d’après la forme du
sucre qu’il doit digérer et, pendant un demi-siècle, nomment
ce processus « adaptation enzymatique ». En 1953, J. Monod
et quelques autres savants demandent que le terme d’« induction enzymatique » soit substitué à celui d’adaptation, mais la
communauté scientifique croit encore qu’il existe un lien de
causalité directe entre la forme du sucre et celle de l’enzyme
chargé de le dégrader. Ce n’est qu’à la fin des années 1950
que les célèbres expériences d’A. Pardee, Fr. Jacob et Monod
établissent le rôle « sélectif » du lactose, puisque sa présence
sélectionne le processus (très finement régulé) qui va permettre à l’organisme de le digérer.
Le problème essentiel du concept d’adaptation tient au
finalisme qu’il présuppose, à l’opposé de l’analytique réductionniste de toute explication scientifique. En reprenant la
distinction immunologique de N. Jerne entre instruction (cau-
salité directe) et sélection (causalité indirecte), le concept
d’adaptation ne peut plus être soutenu au sens d’une instruction (du milieu à l’organisme), mais subsiste, au sein
du concept de régulation, comme sélection de la meilleure
réponse à une situation imposée.
Nicolas Aumonier
✐ 1 Bernard, Cl., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, II, 3.
2 Lamarck, J.-B. (de), Philosophie zoologique, 1809, GarnierFlammarion, Paris, 1994, 236-237.
3 Ibid., 216-217.
Voir-aussi : Cannon, W. B., The Wisdom of the Body (1932), « La
Sagesse du corps », 1946.
Cohn, M., Monod, J., Pollock, M. R., Spiegelman, S., Stanier,
R. Y., « Terminology of Enzyme Formation », Nature, 172, 12 décembre 1953, p. 1096.
Cuénot, L., l’Adaptation, Paris, 1925.
Darwin, C., l’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la
vie (1859), trad. fr. Garnier-Flammarion, Paris, 1992.
Gayon, J., « La préadaptation selon Cuénot (1866-1951) » in Bulletin de la Société zoologique française, 1995, 120 (4), pp. 335346.
Gayon, J., article « Sélection », in Canto-Sperber, M., Dictionnaire
d’éthique et de philosophie morale (1996), PUF, Paris, 2001.
Gilson, E., D’Aristote à Darwin et retour, Vrin, Paris, 1971.
Jerne, N. K., « Antibodies and Learning : Selection versus Instruction », The Neurosciences. A study program, G. C. Quarton,
T. Melnechuk & F.O. Schmitt (éd.), The Rockefeller University Press, New York, 1967.
Karström, H., « Enzymatische Adaptation bei Mikroorganismen », Ergebnisse der Enzymforschung, 7, 1938, pp. 350-376.
Pardee, A. B., Jacob, Fr., & Monod, J., « The Genetic Control
and Cytoplasmic Expression of “Inducibility” in the Synthesis
of β-galactosidase by E. coli », Journal of Molecular Biology, 1,
1959, pp. 165-178.
Rose, M. R., Lauder, G. V. (éd.), Adaptation, Academic Press,
San Diego, 1996.
! DARWINISME, FINALISME, RÉGULATION
ADDICTION
Calque de l’anglais addiction (terme médiéval désignant la servitude où
tombe un vassal incapable d’honorer ses dettes envers son suzerain).
MORALE, PSYCHOLOGIE
Dépendance à l’égard d’un toxique (toxicomanie), mais
aussi, par extension, d’une pratique (achats compulsifs) ou
d’une situation sociale (relations affectives, travail intense).
Sur le plan psychologique, l’addiction implique du désarroi
devant la répétition d’un rapport à un objet vidé de sens
par sa consommation abusive.
Depuis la transformation en phénomène de masse de la
consommation de drogues, la question se pose de savoir
si l’addiction est une forme historique particulière de l’aliénation, ou, du fait de l’appui ambigu qu’elle prend sur un
objet, d’abord à contrôler, mais qui à la fin maîtrise le sujet, le
révélateur d’une structure de la liberté jusque là méconnue.
Le thème moral du plaisir mauvais (les « paradis artificiels »)
passe alors au second plan. L’objet addictif est caractérisé
comme l’anti-sujet absolu (le sujet étant présumé libre et
conscient). On a même pu considérer comme addictifs des
rapports sexuels où les partenaires sont considérés comme
interchangeables. Dans le dopage, enfin, est-ce la substance,
ou la performance qu’elle permet, qui est addictive ?
▶ L’idée d’addiction reflète souvent des préjugés normatifs
sur l’autonomie. Mais dans la doctrine contemporaine de
l’addiction, l’effacement des oppositions qui servaient de
cadre d’intelligibilité aux classiques poisons moraux (naturel
et artificiel, normal et pathologique, médicament ou toxique,
sexuel ou non-sexuel), ainsi que l’extension de son domaine
par-delà la médecine à toute la vie sociale, comporte aussi
un enjeu théorique : l’opposition sujet / objet, considérée
comme trop métaphysique pour la réflexion morale concrète,
semble ici s’imposer avec une grande efficacité descriptive.
Pierre-Henri Castel
✐ Chassaing, J.-L. (éd.), Écrits psychanalytiques classiques sur
les toxicomanies, Paris, 1998.
Ehrenberg, A., Penser la drogue, penser les drogues, Association
Descartes (éd.), Paris, 1992.
Goodman, A., « Addiction : Definition and Implication », British
Journal of Addiction 85-11, 1990.
Richard, D., et Senon, J.-L., Dictionnaire des drogues, des toxicomanies et des dépendances, Larousse, Paris, 1999.
! ALIÉNATION
ADDITION
Du latin additio, de addere, « ajouter », terme d’arithmétique et, plus
généralement, de mathématiques, d’abord traduit en français par « ajouter », puis par « additionner ».
MATHÉMATIQUES
De façon générale, action qui consiste à ajouter une
chose à une autre, de même nature 1.
En mathématiques, un ensemble étant donné, l’addition est
une opération interne, associative, commutative et munie
d’un élément neutre. On définit ainsi l’addition de nombres,
de vecteurs, de fonctions, de matrices, etc. L’élément obtenu
est appelé somme. Si, en outre, chaque élément admet un
symétrique, on obtient un groupe additif abélien.
En arithmétique, cette opération a d’abord consisté à associer des nombres entiers. Elle n’est pas définie dans les
Éléments d’Euclide, où l’on trouve « ce que l’on pourrait appeler une réunion disjointe de monades ». En théorie des endownloadModeText.vue.download 28 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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sembles, l’addition est définie à partir de la réunion de deux
ensembles disjoints : le cardinal de la réunion est la somme
des cardinaux des deux ensembles de départ.
L’addition a été naturellement étendue, par prolongement,
aux nombres autres que les naturels. Il a fallu reconnaître,
en particulier que « en algèbre, ajouter ne signifie pas toujours augmenter » (Enc., I, 22) dès lors qu’on additionne des
quantité qui peuvent être négatives. La possibilité de concevoir l’addition de certains objets a pu être déterminante pour
les reconnaître comme des nombres : ainsi de l’addition des
« rapports » qui n’est acquise que lors du dépassement de la
théorie des proportions par les algorithmes algébriques à la
fin du XVIIe s.
▶ Les discussions concernant les méthodes infinitésimales
ont bien mis en valeur la double nécessité, pour l’addition, de
n’opérer qu’entre choses de même nature (on n’additionne
pas un cercle et un disque) et de ne réaliser que des additions
finies (une infinité de lignes « additionnées » ne donnent pas
une aire).
Vincent Jullien
✐ 1 Euclide, les Éléments, trad. Vitrac B., vol. 2, 251, PUF, Paris,
1994.
ADÉGALISATION
MATHÉMATIQUES
Méthode mathématique introduite par Fermat (16011665) pour la recherche des maxima et des minima, ainsi
que pour la détermination des tangentes à une courbe ou
pour celle des centres de gravité.
Cette méthode d’inspiration algébrique peut être présentée
en quelques mots : soit une expression dépendant d’une inconnu a ; les extrema de cette expression sont déterminés en
substituant à a l’expression a + e, où e est une quantité très
petite, puis en supposant que les deux expressions obtenues
sont peu différentes, c’est-à-dire en les adégalisant et, finalement, en posant e = o.
En notation moderne et en introduisant la notion de fonction, on dira qu’il s’agit d’un développement de la fonction f
au voisinage de l’extremum a, avec f (a + e) ≃ f (a) + ef ′ (a).
La méthode de Fermat est très astucieuse ; elle n’en reste
pas moins extrêmement délicate à appliquer sans une notion
claire du concept de fonction ; elle repose, en outre, sur une
procédure qui rompt avec la stricte égalité et peut donner
ainsi l’impression de transformer les mathématiques en un
calcul d’approximation.
Michel Blay
! MATHÉMATIQUES
AD HOC (HYPOTHÈSE)
Du latin ad hoc, « à cet effet ».
PHILOS. SCIENCES
Hypothèse auxiliaire, apparaissant comme arbitraire,
que l’on ajoute à une théorie dans le seul dessein de la
mettre en conformité avec un phénomène particulier qui
s’y intégrait mal.
Ce genre d’hypothèses créées « sur mesure » (ad hoc) pour
rendre compte d’un fait particulier permet à toute théorie
d’être sauvée de la réfutation. Mais cet avantage constitue
précisément leur faiblesse, car la présence de telles hypothèses diminue la testabilité d’une théorie, donc sa valeur
informative. L’utilisation d’hypothèses ad hoc est généralement condamnée comme un artifice illégitime. K. Popper, notamment, rejette leur utilisation afin de sauver le
falsificationnisme.
▶ Comme l’a montré C. G. Hempel, le problème reste cependant qu’il n’existe pas de critère général pour reconnaître une
hypothèse comme ad hoc. Cette reconnaissance reste une
question d’appréciation subjective, dépendante de l’époque
et du contexte.
Alexis Bienvenu
✐ 1 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique (1934),
trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973, p. 80
et sq.
2 Hempel, C.G., Éléments d’épistémologie (1966), trad. B. SaintSernin, Armand Colin, Paris, 1972, pp. 43-46.
! FALSIFIABILITÉ
ADMIRATION
MORALE
À la fois sentiment de l’âme devant une qualité – ordre,
grandeur ou puissance – qui la dépasse, et étonnement que
suscite en elle la rencontre des objets qu’elle croit en être
pourvus.
Lorsqu’il dégage le caractère central de la notion d’admiration, Descartes vise manifestement les conditions d’apparition
des objets qui l’inspirent. C’est dans les Passions de l’âme
qu’il dégage le critère selon lequel les passions se distinguent
les unes des autres – à la recherche impossible d’une différenciation immédiate des mouvements corporels qui les
suscitent se substitue alors l’examen des modalités selon lesquelles les objets nous affectent. La diversité des passions
répond donc aux diverses façons dont les objets peuvent
nous nuire ou nous profiter. C’est ce critère d’apparition de
l’objet qui éclaire la primauté de l’admiration dans la classification cartésienne : si l’admiration est bien « la première de
toutes les passions » 1, c’est parce que, dans son cas, l’importance de l’objet repose uniquement sur la surprise que nous
avons de l’apercevoir – sur son apparition même, en somme.
Cette passion trahit donc, dans l’occasion qui, la plupart du
temps, la suscite, l’ignorance des hommes sur l’objet qui la
cause : à cet égard, elle doit disparaître avec les progrès de
la connaissance.
L’admiration s’épuise-t-elle cependant, lorsque se
conquiert la connaissance ? Est-elle destinée à disparaître
avec les lumières ? À deux égards, il convient de relativiser
cette appréciation. D’une part, chez Descartes même, éliminer l’admiration conduit en retour à lui dégager un domaine
de pertinence spécifique, lorsqu’elle porte sur Dieu ou sur
ce qu’il y a de plus grand en nous – ainsi pouvons-nous
éprouver, lorsque nous considérons notre libre arbitre avec
le souci d’en bien user, une estime de soi particulière qui fait
la générosité.
D’autre part, la connaissance dont parle Descartes et qui
doit prendre la place d’une admiration ignorante porte sur
les seules causes efficientes, auxquelles tout le phénomène
est supposé réductible. Or l’admiration porte surtout sur la
finalité, que l’esprit s’imagine lire dans la nature ; et celle-ci,
selon Kant, possède un statut propre dans l’usage réfléchisdownloadModeText.vue.download 29 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
27
sant de la faculté de juger qui, pour autant, ne renonce pas
au modèle de l’explication causale. Il devient alors possible
de comprendre que l’admiration est un « étonnement qui ne
cesse pas avec la disparition de la nouveauté » 2.
Du même coup, l’admiration survit à la stricte situation
passionnelle, pour caractériser une certaine constance des
qualités de l’âme, apatheika. La seule admiration que suscite
le principe d’unité des règles dans la finalité sera donc véritablement fondée, une fois élucidé par la philosophie critique
le régime propre des jugements téléologiques : « (...) L’on
peut fort bien concevoir et même regarder comme légitime
le principe de l’admiration d’une finalité même perçue dans
l’essence des choses. »3
André Charrak
✐ 1 Descartes, R., les Passions de l’âme, 2e partie, art. 53.
2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, cf. remarque générale
sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants.
3 Ibid., § 62.
AFFECT
Du latin affectus, « état de l’âme », de ad-ficere, « se mettre à faire
». En
allemand : Affekt. Le terme est repris par Freud et Breuer (1895) du
vocabulaire traditionnel de la psychologie et de la philosophie (saint
Augustin, Descartes, Maine de Biran, Spinoza, etc.). Le terme français, qui
traduit l’allemand, apparaît en 1908.
PSYCHOLOGIE
Forme d’action ou de passion qui constitue l’élément
de base de la vie affective. L’affect se distingue de l’affection (affectio) qui est une modification de n’importe quelle
sorte (affective ou physique).
Descartes 1 et Spinoza 2 définissent l’affect comme « passion de
l’âme » (animi pathema) et Spinoza consacre à la nature et à
l’origine des affects la troisième partie de l’Éthique. Mais Spinoza insiste sur la neutralité de l’affect : à côté des affects passifs (tristesse, crainte, humilité, repentir) existent des affects
actifs (force d’âme, générosité). Les affects tirent leur origine
soit des trois affects fondamentaux que sont le désir, la joie
(augmentation de la puissance d’agir) et la tristesse (diminution de cette puissance), soit de l’« imitation des affects »,
processus par lequel chacun reproduit spontanément les passions (ou actions) qu’il voit survenir chez ses semblables. Les
affects gouvernent les relations interhumaines, notamment la
vie politique puisque le droit naturel se fonde sur les principes de fonctionnement de l’individu – qui, n’accédant pas
immédiatement à la Raison, se conduit d’abord d’après ses
passions. La violence des affects rend nécessaire la société,
dont la simple constitution d’ailleurs ne suffit pas à les maîtriser, puisque chacun conserve son droit naturel, c’est-à-dire
le jeu de ses passions. L’État doit donc mettre en oeuvre
d’autres affects pour contrebalancer le mécanisme destructeur des premiers : dévotion envers le souverain, amour de
la patrie, affects liés au jeu des intérêts matériels. L’éthique
individuelle, quant à elle, aboutit à l’affect le plus haut et
le plus constant, l’amour envers Dieu, qui n’appelle pas de
réciprocité et ne peut disparaître qu’avec l’individu qui en
est porteur. Enfin, l’amour intellectuel de Dieu n’est pas un
affect, puisqu’il est fondé sur une « joie » qui ne suppose pas
de modification de la puissance d’agir 3.
▶ On a longtemps hésité à user du terme d’affect pour rendre
le latin « affectus » – mais les mots « passion », « affection »,
« sentiment » ont chacun leurs inconvénients. Les traductions
françaises de Freud et les travaux psychanalytiques de langue
française ont enfin rendu le terme disponible.
Pierre-François Moreau
✐ 1 Descartes, R., Passions de l’Âme, IV, 190.
2 Spinoza, B., Éthique III, « Définition générale des affects ».
3 Spinoza, B., Éthique V.
PSYCHANALYSE
Part quantitative de la pulsion dans son émergence psychique, quand la représentation en est la part qualitative.
Il désigne une quantité d’énergie psychique locale, autonome, labile, et susceptible d’investir des représentations,
de provoquer des sentiments (culpabilité, douleur), et des
manifestations corporelles (conversion, angoisse).
Dans les Études sur l’hystérie 1, le symptôme provient de l’impossible expression (abréaction) d’un affect lié à une situation et à une représentation traumatiques. Ainsi « coincé »2
(eingeklemmt), l’affect s’incarne, investissant par conversion
une partie du corps sous la forme du symptôme. Délié de la
représentation lors du refoulement, l’affect, réprimé, connaît
des devenirs divers : conversion (hystérie de conversion),
déplacement (névrose de contrainte) ou transformation (névrose d’angoisse). Les affects adviennent aussi comme sentiments, qui sont déchargés ou inhibés.
▶ Retrouvant les étymons du mot – « ce qui cherche sa
forme » et « ce qui pousse à agir » –, Freud définit l’affect
comme un invariant énergétique, antérieur à ses expressions
– qui seules le donnent à connaître – et qui impose travail et
invention psychiques. Bien qu’il soit amené, dans ses travaux,
à mettre toujours plus l’accent sur « le point de vue économique », c’est-à-dire le « facteur quantitatif » 3, la notion, d’un
maniement délicat et difficile d’usage, est peu utilisée par ses
successeurs.
Christian Michel
✐ 1 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, Études sur
l’hystérie, PUF, Paris, 2002.
2 Ibid., p. 12.
3 Freud, S., Über einige neurotische Mechanismen bei Eifersucht,
Paranoia und Homosexualität, G.W. XIII, Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, PUF, Paris, p. 277.
! ABRÉACTION, CONVERSION, DÉCHARGE, DÉNI, « NÉVROSE,
PSYCHOSE ET PERVERSION », PULSION, REFOULEMENT, REJET,
REPRÉSENTATION
AFFECTION
Du latin affectio ; en grec : pathos.
PHILOS. ANTIQUE
Modification subie sous l’effet d’une action extérieure.
Associée, chez un être vivant, au plaisir ou à la peine, l’af-
fection consiste en un sentiment, affectus.
Rangée par Aristote sous la catégorie de la qualité 1, l’affection, pathos, est, en un premier sens, « la qualité suivant laquelle un être peut être altéré » 2, comme le blanc et le noir,
le doux et l’amer, la pesanteur et la légèreté. En un second
sens, c’est l’altération elle-même : le fait d’être blanchi, noirci,
etc. Subie, elle est passive : d’où le sens psychologique de
passion, « tout ce qui arrive à l’âme » 3. Entendu en ce sens,
pathos prend bientôt une valeur négative : Zénon de Citium,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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le fondateur du stoïcisme, définit le pathos comme « le mouvement de l’âme irrationnel et contraire à la nature ou encore
une impulsion excessive » 4. Cicéron qui, lorsqu’il traduit pathos par adfectio, définit celle-ci de façon neutre comme « un
changement de l’âme ou du corps venant d’une cause ou
d’une autre » 5, traduit ici pathos par perturbatio 6.
À la différence des passions, que les stoïciens tiennent
pour des jugements irréfléchis et donc contraires à la sagesse,
les sensations, qui sont pourtant elles aussi des affections passives, sont susceptibles d’être assumées activement par l’âme
par le bon exercice de l’assentiment. Si l’idéal du sage stoïcien est d’éradiquer les faux jugements que sont les passions
et d’atteindre l’impassibilité, les stoïciens retiennent toutefois
trois « affections positives », eupatheiai : la joie, la circonspection, la volonté.
▶ À travers même la condamnation stoïcienne des passions
subsiste ainsi la conception aristotélicienne, moralement
neutre, de l’affection comme modification subie : c’est elle
qui préside à l’analyse thomiste 7 comme à la conception cartésienne des passions de l’âme 8.
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Aristote, Catégories, 8, 9a28-10a10.
2 Aristote, Métaphysique V, 21, 1022b15-16.
3 Aristote, Traité de l’âme, I 1, 402a8.
4 Diogène Laërce, VII, 110.
5 Cicéron, De l’invention, I, 36.
6 Cicéron, Tusculanes, IV 6, 11.
7 Aquin, Th. (d’), Somme théologique, I, q. 79, a 2.
8
Descartes, R., les Passions de l’âme, première partie, article 1
(OEuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam & P. Tannery,
réimpr. Paris, 1996, p. 2-3).
! ALTÉRATION, ASSENTIMENT, IMPASSIBILITÉ, PASSION, QUALITÉ,
SUBSTANCE
AFFIRMATION
Du latin adfirmo, « affermir », puis « affirmer ». En grec :
kataphrasis, en
allemand : Affirmation, Bejahung, Behauptung.
ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MORALE, POLITIQUE
1. Au sens courant, proposition que l’on tient pour vraie,
assertion. – 2. Au sens logique, proposition de la forme S
est P, qui pose comme existante la relation entre le sujet
et le prédicat.
La philosophie morale fait de l’affirmation un usage qui recoupe le langage courant et inclut l’idée de prétention ainsi
que celle d’affirmation de soi. Chez Nietzsche, l’affirmation
(Bejahung) désigne l’acception active du devenir et de l’éternel retour ; au lieu d’être subis comme destin ou fatalité, ils
font l’objet d’une adhésion par laquelle l’individu affirme (au
sens de behaupten) et reconquiert sa liberté, c’est-à-dire à la
fois son « vouloir vivre » et sa capacité à poser des valeurs.
Pour les représentants de la théorie critique (Marcuse,
Adorno), l’affirmation (qualifiée par le mot emprunté au
français Affirmation) désigne au contraire l’adaptation et le
conformisme, la perte de la vertu critique de la raison qui
culmine dans le développement de la culture de masse
(« industrie culturelle » – Kulturindustrie). Dans son essai
de 1937, « Sur le caractère affirmatif de la culture », Marcuse
expose les apories de la « culture affirmative » bourgeoise et
l’évolution qui la conduit à son « autodestruction » 1. Dans sa
Théorie esthétique (1970), Adorno reprend à son compte cette
réflexion en qualifiant « la presque totalité des oeuvres traditionnelles » d’oeuvres d’art « positives ou affirmatives » 2. Pour
lui, comme pour Marcuse, l’oeuvre d’art affirmative condense
le dilemme de toute production culturelle : le fait d’être à la
fois idéologie et utopie. « Aucun art n’est dépourvu de la trace
de l’affirmation dans la mesure où, par sa pure existence, il
s’élève au-dessus de la misère et de l’avilissement des simples
existants 3 ». Or, non seulement « l’affirmation et l’authenticité
sont amalgamées », mais « le moment affirmatif se confond
avec le moment de domination de la nature » 4. Par « culture
affirmative », il faut entendre « la culture propre à l’époque
bourgeoise, qui l’a conduite à détacher de la civilisation le
monde spirituel et moral en tant que constituant un domaine
de valeurs indépendant et à l’élever au-dessus d’elle » 5. On
construit par là sous le nom de culture un édifice qui paraît
harmonieux, mais camoufle les conditions sociales réelles,
qu’on abandonne à la « civilisation », au règne de la loi économique de la valeur 6. C’est au premier chef à l’art qu’incombe
cette fonction. N’ont place dans la « culture » que « la beauté
spiritualisée et la jouissance spirituelle de celle-ci » 7. Pourtant,
« la culture affirmative est la forme historique sous laquelle
ont été conservés les besoins de l’homme qui dépassaient
la simple reproduction de l’existence » 8. Dans la conclusion
de son essai, Marcuse esquisse une « suppression-réalisation » (Aufhebung) de la culture affirmative, qui annonce ses
oeuvres ultérieures, en particulier Éros et civilisation (1955).
Gérard Raulet
✐ 1 Marcuse, H., « Réflexion sur le caractère affirmatif de la
culture », trad. in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 140.
2 Adorno, T. W., Théorie esthétique, trad. Jimenez, M., Klincksieck, Paris, 1974, p. 213.
3 Ibid., p. 214.
4 Ibid., p. 213 sq.
5 Marcuse, H., « Réfléxion sur le caractère affirmatif de la
culture », trad. in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 140.
6 Ibid., p. 132.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 135.
! CIVILISATION, CULTURE, IDÉOLOGIE, UTOPIE, VALEUR, VIE
PSYCHANALYSE
Décision inconsciente d’accepter l’introjection des re-
présentants de la pulsion.
Examinant les fonctions du jugement dans l’article sur la dénégation 1, Freud oppose la Bejahung à l’expulsion, Ausstossung. Suivant la lecture hégélienne d’Hyppolite, Lacan 2 fera
de cette opposition l’équivalent de celle entre refoulement
originaire et forclusion : ce qui est originairement refoulé
constituant le symbolique, ce qui est forclos restant dans le
réel.
▶ L’intérêt de cette lecture est de légitimer l’idée freudienne
que l’inconscient ne connaît pas la négation, et donc de
considérer au principe de l’inconscient une opération unifiante qui obéit au principe de plaisir. La négation, grammaticale et secondaire, ne peut être assimilée à une destructivité
primaire, qui n’a pour effet que de produire le réel comme
impossible. Il est utile de comparer cette lecture de Lacan
à celle que peut faire M. Klein, dans la mesure où, pour
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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l’un comme pour l’autre, ces décisions primaires définissent
l’écart logique entre psychose et névrose.
Jean-Jacques Rassial
✐ 1 Freud, S., la Négation (1925), in Idées, Résultats, Problèmes,
PUF, Paris, 1985.
2 Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966.
! FORCLUSION, NÉGATION, PLAISIR, REFOULEMENT
AFFORDANCE
De l’anglais to afford, « rendre présent ou disponible ». Concept forgé
par le psychologue J. J. Gibson.
PSYCHOLOGIE
Propriété saillante de l’environnement rendue disponible pour un agent.
Selon Gibson, certaines propriétés réelles des objets peuvent
devenir pertinentes pour un agent et garder ce statut indépendamment de ses décisions particulières. Ainsi, certains objets,
par leur position spatiale, par leur visibilité, sont disponibles
pour la préhension (un verre sur une table, le bouton d’une
porte). Cette notion, issue à la fois de la psychologie de la
forme et de la conception « écologique » de la perception de
Gibson, suppose une théorie de la perception directe, selon
laquelle les objets sont directement présents au sujet percevant, et constituent des stimuli saillants de l’environnement.
Selon cette conception, la perception est une forme d’action
sur l’environnement.
Pascal Engel
✐ Gibson, J. J., The Senses Considered as Perceptual Systems,
Houghton Mifflin, Boston, 1966.
Gibson, J. J., The Ecological Approach to Visual Perception,
Houghton Mifflin, Boston, 1979.
! FORME (PSYCHOLOGIE DE LA), PERCEPTION
AGONISTIQUE
Du grec agonistikos, formé sur agon, « assemblée, lutte, combat ».
PHILOS. ANTIQUE
1. Aptitude corporelle à la lutte, particulièrement dans
les jeux publics 1 et, par dérivation, à l’argumentation sophistique 2. – 2. Technique de la lutte 3 ; débat, par opposition à la composition écrite 4. – 3. Se dit de celui qui excelle
dans les joutes oratoires 5.
Dans le Sophiste (225 a-226 a) de Platon, le terme désigne
une des techniques d’acquisition qui utilise la controverse,
mais aussi le combat corps à corps. La notion revêt un sens
beaucoup plus large que l’antilogie ou l’éristique, dont le
champ d’application se limite essentiellement au discours.
Même lorsqu’il se rapporte exclusivement à la rhétorique, le
terme « agonistique » ne perd jamais complètement son sens
initial de « lutte dans le cadre de jeux publics ». Le sophiste
est qualifié d’« athlète » dans le domaine de la lutte en matière de raisonnements 6. Le combat oratoire n’est qu’un jeu
dont l’unique but est de faire trébucher l’adversaire 7. Le débat
(agonistike), enfin, est un style rhétorique essentiellement
oral, qui suppose donc la présence d’un public 8, sans que le
terme revête néanmoins, dans cette dernière occurrence, la
connotation péjorative qu’il a toujours chez Platon.
Annie Hourcade
✐ 1 Aristote, Rhétorique, 1361b21.
2 Aristote, Réfutations sophistiques, 165b11.
3 Platon, Sophiste, 225a.
4 Aristote, Rhétorique, 1413b9.
5 Platon, Le Ménon, 75 c.
6 Platon, Sophiste, 232a.
7 Platon, Théétète, 167e.
8 Aristote, Rhétorique, 1413b9.
! ANTILOGIE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE
AGRÉABLE
Adj. (de agréer, lui-même de gré) employé aussi dans un usage nominal.
En allemand : das Angenehme.
ESTHÉTIQUE
Ce qui plaît de prime abord, sans réflexion et sans discernement, mais aussi, en un second sens, ce qui entraîne
l’agrément. On considère donc comme agréable ce qui procure un ensemble mêlé de sensations, où l’oeil et – singulièrement – l’oreille sont stimulés et à la fois réjouis, par opposition à d’autres suggestions comme la force, la majesté,
l’originalité ou la profondeur d’une oeuvre d’art.
Les philosophes ont souvent pensé que ce chatouillement de
l’agréable était l’indice de la réduction de l’expérience esthétique à un pur divertissement. Pourtant ce sentiment doux
revient en principe à quelques « sujets » de prédilection, qu’ils
soient gracieux ou touchants, ou à la manière qu’ont certains
artistes de les traiter, sujets dans lesquels l’émotion est tempérée ou suspendue, et non point véritablement induite comme
une réponse obligée où entre en jeu la représentation. On
a pu dire aussi que l’agréable était une offense faite à l’art
conçu en tant que source de connaissance. Et pourtant, les
oeuvres de Virgile, celles de Guardi et de Ravel ne souffrent
en rien de superficialité parce qu’elles sont attrayantes, et
pauvres en intentions signifiantes.
Sans être une qualité publique inhérente à la chose,
l’agréable appartient au dispositif spécifique d’un certain type
d’oeuvres d’art qui visent (entre autres choses) à charmer ou
à séduire. Cet effet ne peut être obtenu que si des propriétés
relationnelles sont activées qui réduisent ou invitent à sousestimer la teneur du symbole artistique. Un esthéticien américain comme Santayana 1 estime que l’agréable (comme le joli)
est une qualité tertiaire présupposant celles de la fermeté du
dessin ou de l’harmonie : ces qualités techniques joueraient
à son égard le même rôle que les qualités premières par rapport aux qualités secondes. Avant lui, Sulzer 2 avait déjà cherché à sauver l’agréable (et le touchant) contre le sublime, ou
la recherche de l’expression universelle de l’idée.
▶ Si Kant et après lui Hegel ont contesté la dignité de
l’agréable, en affirmant que « ce qui plaît » n’est pas une
condition objective de plaisir, il reste que cette forme d’adhésion spontanée n’a pas pour finalité d’entraîner le jugement.
Ce qui agrée ou ce à quoi l’on donne son agrément est parfois l’objet d’un traitement décoratif, et non pas structural, qui
vient bien en réalité à l’avant-plan : c’est le cas en musique et
en architecture, lorsque l’ornementation est chargée d’orienter le divertissement sensoriel pour détourner l’attention de la
structure. On pourrait donc, sous ce rapport, comme l’a fait
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Ruskin 3, considérer que l’agréable a aussi une fonction dans
notre appréhension chromatique et tectonique (notamment
celle des effets de surface) propres à l’art toscan et vénitien,
et même à l’art gothique, contre l’emprise de la signification.
Jean-Maurice Monnoyer
✐ 1 Santayana, G., The Sense of Beauty (1896), rééd. Dover,
1955.
2 Sulzer, J. G., Origine des sentiments agréables ou désagréables,
Paris, 1751.
3 Ruskin, J., The Seven Lamps of Architecture, Londres, 1849.
Voir-aussi : Hegel, Esthétique.
Kant, Critique de la faculté de juger.
AGRÉGAT
Terme introduit par Cavalieri (1598-1647) dans sa Geometria indivisibilibus continuorum nova quadam ratione promota, publiée à Bologne en 1635.
HIST. SCIENCES
Méthode mathématique qui conduit à des mesures
de surface et de volume en évitant les paradoxes liés à la
simple sommation des éléments.
Ce concept est associé à une méthode dite par la suite, un
peu abusivement, « méthode des indivisibles », et fondée sur
la possibilité de remplacer, lorsqu’on les met en rapport, les
figures géométriques, planes ou solides, par l’agrégat de tous
leurs indivisibles, c’est-à-dire de toutes les lignes, ou de tous
les plans qu’on peut imaginer tracés en elles.
Cette méthode, tout en inaugurant de nouvelles pistes
pour la géométrie infinitésimale, reste cependant – et c’est
l’essentiel pour Cavalieri – à l’intérieur du champ de la mathématique euclidienne en évitant de s’engager sur la voie des
sommes d’indivisibles et des paradoxes de Zénon d’Élée.
Cette méthode a trouvé son application, en particulier,
dans les études relatives à la science du mouvement, tant
dans les travaux de Galilée (en particulier dans les Discorsi de
1637) que dans ceux de Torricelli (1608-1647).
Michel Blay
✐ Andersen, K., « Cavalieri’s Method of Indivisibles », Archive
for History of Exact Sciences, 1971-1972, pp. 329-410.
Giusti, E., Bonaventura Cavalieri and the Theory of Indivisibles,
Cremonese, Bologne, 1980.
AIDÔS
Mot grec pour « pudeur ».
PHILOS. ANTIQUE
Pudeur ; dans le Protagoras de Platon, condition de la
vie en société.
À la fin du mythe de Protagoras 1, Zeus dote tous les hommes
d’aidôs et de dikè (« justice »), et par là de l’art politique
qui leur faisait défaut. Aidôs et dikè répondent ici au couple
homérique 2 et hésiodique 3 d’Aidôs et Némésis, où Némésis
signifie la crainte du blâme d’autrui. Ce sont les conditions
inséparables, affectives et sociales, de la solidarité civique et
politique.
Aidôs signifie donc autant le sentiment de l’honneur,
de la dignité, que la pudeur, la retenue, la honte, la crainte
respectueuse : la « vergogne », dans son sens étymologique
de verecundia, terme latin par lequel Cicéron traduit aidôs.
Sentiment non pas seulement individuel, mais également
collectif, qui qualifie les sentiments de déférence mutuelle
au sein d’un groupe et renvoie à la nécessité d’obligations
communes. Respect de soi-même, aidôs nomme aussi la solidarité, à la fois honneur, loyauté, bienséance collective, qui
interdit certaines conduites – d’où suit le sens de « pudeur » et
de « honte » : « L’aidôs, c’est en quelque sorte l’oeil du témoin
quand on est sans témoin – le témoin intériorisé. » 4.
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Platon, Protagoras, 320c-322d.
2 Homère, L’Iliade, XIII, 122.
3 Hésiode, Les Travaux et les jours, 317.
4 Wolff, F., Socrate, PUF, Paris, 1985, p. 88.
Voir-aussi : Benveniste, E., Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, Minuit, Paris, 1969, II, [line] pp. 340-341.
! ÉTHIQUE, POLITIQUE
ALÉATOIRE
Du latin alea, « dé », « jeu de dés », « hasard ».
MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE
Qualifie un événement survenant « au hasard », sans
qu’une cause déterminante n’en ait été mise en évidence,
et sans qu’aucune explication ne puisse en être fournie
en termes de conformité à une règle de succession avec
d’autres événements.
Si la définition de l’aléatoire porte formellement sur un événement donné, elle implique une relation (ou une absence
de relation) entre cet événement et d’autres événements.
La marque apparente de l’aléatoire doit donc être cherchée
dans la structure des séquences d’événements. Selon R. von
Mises, une séquence est aléatoire si, la limite d’un nombre
d’événements tendant vers l’infini, la fréquence d’un certain
type d’événement est en moyenne la même dans la séquence
totale et dans toute sous-séquence qui en serait extraite sur
des critères ne faisant pas référence à son contenu. Plusieurs
raffinements de cette caractérisation ont été proposés par
A. Church, A. Wald et P. Martin. Une définition plus récente,
basée sur le concept de complexité algorithmique, énonce
qu’une séquence est aléatoire si le programme le plus bref
qui puisse permettre à un ordinateur de l’engendrer est cette
séquence elle-même.
▶ Aucun critère ne s’avère cependant décisif en ce qui
concerne la nature intrinsèquement aléatoire des événements
d’une séquence. Un théorème, appelé lemme de poursuite,
établit que toute séquence admet aussi bien un modèle déterministe qu’un modèle indéterministe. Une séquence apparemment aléatoire peut être engendrée par un processus de
chaos déterministe (impliquant des phénomènes de sensibilité aux conditions initiales) ; et une séquence apparemment
non aléatoire peut être engendrée par un processus complètement indéterministe, à condition que les événements de
la séquence résultent d’une application de la loi des grands
nombres de ce processus. Le caractère ultimement aléatoire
ou non aléatoire d’un événement dans une séquence est
donc voué à demeurer indécidable.
Michel Bitbol
✐ Sklar, L., Physics and chance, Cambridge University Press,
1993.
Dahan-Dalmedico, A., Chabert, J. L., Chemla, K., Chaos et déterminisme, Seuil, coll. « Points », Paris, 1992.
! CHAOS, COMPLEXITÉ, CONTINGENT, HASARD, PROBABILITÉ
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
31
ALGÈBRE
De l’arabe Al jabr, « réduction », titre d’un ouvrage du mathématicien
Al-Khawarizmi (IXe s.).
LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES
Discipline essentielle des mathématiques, dont le développement à partir du XVe s. fut profondément influencé
par le legs arabe.
Classiquement, c’est-à-dire jusqu’au XIXe s., « l’algèbre » est la
théorie des équations. Le développement de cette dernière
fut parallèle à l’extension de la notion de nombre par l’introduction des nombres négatifs, des nombres irrationnels et
des nombres complexes. L’« algèbre moderne » consiste en
l’étude de lois de composition et de relations définies sur
un ensemble d’éléments quelconques et constituant ainsi
des « structures », de groupe, de corps, d’anneau, d’espace
vectoriel, etc. De l’une à l’autre algèbre, il y a une parfaite
continuité historique malgré une transformation significative
dans la méthode.
Dès la plus haute antiquité, on rencontre des exemples
de résolution d’équations du premier et du second degré. Les
équations du troisième degré conduisirent les algébristes italiens du XVIe s. aux nombres « imaginaires ». F. Viète introduisit
une écriture symbolique, développée par Descartes, qui permit de traiter en général de chaque type d’équation au lieu de
s’en tenir à la résolution d’équations particulières. Les lois de
résolution générale se précisèrent jusqu’au « théorème fondamental de l’algèbre », dont C.F. Gauss donna en 1799 quatre
démonstrations différentes. Les tentatives infructueuses de
résoudre généralement les équations de degré égal ou supérieur à cinq conduisirent É. Galois à réorienter l’étude de
l’équation vers celle de la structure du groupe – dont il intro-
duisit le terme – de permutation de ses racines et à énoncer
une condition nécessaire et suffisante de résolution. L. Kronecker continua sur cette voie, tandis que d’autres types de
travaux, par exemple ceux de F. Klein sur la classification des
géométries, ceux de R. Dedekind en théorie des nombres,
imposèrent l’usage systématique des structures de groupe et
de corps. On situe dans l’oeuvre de E. Steinitz le moment où
l’algèbre prit définitivement la tournure abstraite et structurale
que nous lui connaissons à travers l’oeuvre de Bourbaki.
L’extraordinaire efficacité de l’algèbre, classique ou moderne, vient de son langage symbolique. Des auteurs classiques comme Descartes et surtout Leibniz l’ont souligné.
Plus près de nous, D. Hilbert voulait que toute discipline
mathématique visât le degré de formalisme de l’algèbre. Et
J. Cavaillès de rappeler aux philosophes que les formules
ne sont pas seulement un adjuvant pour la mémoire, mais la
matière même du travail mathématique.
▶ La fécondité de la langue formulaire de l’algèbre n’a pas
toujours levé les doutes philosophiques sur la nature des
êtres inventés pour les besoins du calcul : nombres négatifs,
nombres imaginaires, nombres infiniment petits, etc. L’histoire a connu ainsi des débats passionnés sur des notions
réputées fictives, qu’on cherchait à fonder sur la solidité de
notions tenues pour réelles comme celle de nombre entier.
Cette entreprise acharnée de réduction du fictif au réel n’a
pas mis fin à la floraison toujours plus riche et foisonnante
d’entités fictives, acclimatées peu à peu dans l’univers du
mathématicien.
Hourya Sinaceur
✐ Dieudonné, J., (dir.), Abrégé d’histoire des mathématiques,
1700-1900, Hermann, Paris, 1978.
Waerden, B.L. Van der, A History of Algebra, from al-Khawarizmi to Emmy Noether, Springer-Verlag, 1985.
! ÉQUATION, FORMULE, STRUCTURE, SYMBOLE
ALGORITHME
De l’arabe Al-Khawarizmi, nom du mathématicien persan (début du IXe s.)
dont le traité d’arithmétique transmit à l’Occident les règles de calcul
sur la représentation décimale des nombres, antérieurement découvertes en Inde.
LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES
Notion de base de l’algorithmique (celle-ci consiste en
la conception et l’optimisation des méthodes de calcul en
mathématiques et informatique).
Un algorithme consiste en un schéma de calcul spécifiant
une suite finie d’opérations élémentaires à exécuter selon
un enchaînement déterminé. En informatique, le mot est
synonyme de programme, ou suite de règles bien définies
pour conduire à la solution d’un problème en un nombre
fini d’étapes.
Divers algorithmes sont connus dès l’Antiquité : les algorithmes des opérations arithmétiques fondamentales
comme l’addition ou la multiplication, l’algorithme d’Euclide
d’Alexandrie pour calculer le plus grand commun diviseur
de deux nombres, plusieurs méthodes de résolution d’équations en nombres entiers à la suite des travaux de Diophante
d’Alexandrie, le schéma établi par Archimède pour calculer
le nombre π qui exprime le rapport de la circonférence d’un
cercle à son diamètre. Plus récemment, les méthodes de résolution numérique des équations algébriques ont conduit
à des algorithmes bien connus des mathématiciens : celui
de Newton pour approcher la solution d’une équation, celui
de Sturm pour calculer le nombre exact de racines réelles
d’une équation, la méthode, due à C.F. Gauss, d’élimination
de l’indéterminée entre deux équations pour déterminer si
ces équations ont au moins une solution commune, etc.
Les années 1930 constituent un tournant décisif du point de
vue théorique : des problèmes logiques de décidabilité – un
énoncé est décidable s’il existe une procédure de démonstration de cet énoncé ou de sa négation – conduisent à la
formalisation de la notion d’algorithme sous la double forme
des fonctions récursives de Gödel, Herbrand et Church et
des fonctions calculables par machine de Turing. L’apparition des ordinateurs après la Seconde Guerre mondiale et
leur utilisation généralisée permettent des calculs bien plus
longs que les calculs manuels et surtout le traitement de types
nouveaux de problèmes, comme le tri, la recherche d’informations non numériques, etc. Les algorithmes sont classés en
fonction de leur complexité, c’est-à-dire du temps nécessaire
à leur exécution. Seuls ont une efficacité effective, et non pas
seulement de principe, ceux dont la complexité s’exprime
polynominalement en fonction des données. Les algorithmes
dont la complexité est exponentielle donnent lieu à un calcul
dont le temps d’effectuation sur ordinateur excède de beaucoup, pour le moment, la durée d’une vie humaine.
▶ Après la création, à la fin du XIXe s., de la théorie des
ensembles infinis par G. Cantor, un grand débat a opposé
les partisans du calcul numérique et des méthodes algorithmiques aux partisans des méthodes ensemblistes, abstraites
et axiomatiques. Les premiers considéraient qu’une entité
mathématique n’est définie que si on a indiqué un moyen
de la construire, un problème résolu que si sa solution aboudownloadModeText.vue.download 34 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
32
tit à un calcul numérique. Les seconds raisonnaient sur des
ensembles infinis d’éléments en les caractérisant globalement
par leurs structures axiomatiques et prouvaient l’existence
d’une solution pour un problème sans forcément donner en
même temps un procédé de calcul de ladite solution. Aujourd’hui, avec le développement du calcul formel et d’autres
usages essentiels de l’outil informatique, l’opposition entre
structure et calcul s’est bien émoussée.
Hourya Sinaceur
✐ Auroux, S., (dir.), Articles « Récursivité » et « Décidabilité »
in l’Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philosophiques, PUF, Paris, 1990.
! CALCUL, DÉCIDABILITÉ, RÉCURSIVITÉ
ALIÉNATION
Du latin alienatio, « cession », « transmission », « éloignement », «
désaffection », de alienus, « autre ». En allemand : Entäusserung, Entfremdung,
de fremd, « étrange », « étranger ».
Terme commun en français à la langue juridique, à la psychiatrie, à la
philosophie hégélienne et au marxisme. L’allemand distingue en revanche
Entäusserung (cession), Veräusserung (vente), Irrsinn (aliénation mentale)
et l’aliénation au sens hégélien ou marxien (Enfremdung, Entäusserung).
La notion d’aliénation est devenue une problématique philosophique
à part entière avec Hegel et Marx. Mais son histoire est d’autant plus
complexe qu’elle est très tôt présente de façon diffuse mais insistante
dans de nombreux domaines, allant de la théologie et de la mystique à
l’anthropologie et à l’ontologie, en passant par les rapports juridiques et
sociaux. En faisant d’elle un concept-clef de la philosophie de l’histoire,
Hegel, les jeunes Hégéliens et Marx l’ont promue au rang de catégorie
fondamentale de la philosophie politique moderne. Vulgarisée à la faveur
de son usage chez Marx puis chez Sar tre, l’aliénation est un concept dont
le sens a peu à peu quitté le terrain de la philosophie pour désigner des
processus propres aux objets créés par différentes sciences de l’homme
et de la société.
GÉNÉR., SC. HUMAINES
Dépossession de soi par soi ou par un autre.
Origines religieuses
Si le terme français renvoie au latin, la problématique qu’il
recouvre plonge en fait ses racines dans le Nouveau Testament 1 : c’est le terme grec allotrioô qui est rendu par le latin
alienare et dans la traduction de Luther par entfremden. Il
s’applique aux impies qui vivent dans l’ignorance et l’aveuglement. Dans la Vulgate alienatus désigne celui qui est exclu de la communauté des croyants. En grec et en latin cet
usage religieux est déjà doublé d’un usage juridico-politique.
Aristote qualifie d’allotrios celui qui est exclu de la Cité 2, suivi
en cela par Cicéron.
Les hérésies et les mystiques chrétiennes donnent une
dimension nouvelle à ces acceptions. D’abord chez les Gnostiques, ensuite chez Origène, puis au XIIIe s. chez Maître
Eckhart. Il s’en dégage la problématique opposant la vérité
à l’erreur et à l’égarement. Origène fait déjà de ce dernier,
qu’il nomme obturbatio, la conséquence d’une dépendance
de l’esprit libre à l’égard du corps sensible et parle en ce
sens d’alienatio mentis. Mais, à l’inverse, l’aliénation désigne
aussi le dépassement mystique de cet état et les Pères de
l’Église, tant Saint-Augustin que Saint-Thomas, ont promu
cette conception qui, chez eux comme chez les scholastiques
ou dans la mystique des Carmélites, prend pour référence la
vision de saint Paul.
On peut faire l’hypothèse que les racines religieuses de
cette notion n’ont pas été sans importance pour le rôle qu’elle
va jouer, à partir de Hegel, comme catégorie centrale de la
critique de la religion. Chez Schelling en effet l’aliénation est
au coeur de la protestation contre le savoir formel et sécularisé de l’Aufklärung. Dans sa « philosophie positive » Schelling
ne voit dans l’aliénation qu’une matérialisation du divin correspondant à la catastrophe cosmologique de la conscience
humaine.
Hégélianisme
Le concept hégélien Entfremdung qualifie le sujet devenu
étranger à soi, une dépossession psychique qui n’exclut pas
la survie du désir de revenir à soi. En même temps, il s’agit
donc d’un moment dynamique du procès du développement de l’esprit en tant que procès de l’expérience de la
conscience – un moment nécessaire à l’abolition de l’immédiateté et au surgissement de la réflexion, dont l’abstraction
constitue le sommet 3. Dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l’esprit – chapitre de « l’Esprit », le moment de l’esprit
« étrangé » à soi succède au moment de l’esprit vrai (le monde
éthique, qui débouche sur le droit romain). C’est le monde de
la culture, qui est à la fois celui que l’esprit crée et une oeuvre
où il est constamment déchiré, insatisfait de ne pas se reconnaître, le théâtre de la lutte des Lumières, de l’intelligence, et
de la foi religieuse identifiée à la superstition. Il connaît son
apothéose sanglante dans la Liberté absolue et la Terreur. Lui
succède (et l’abolit) le moment de l’esprit certain de lui-même
(la moralité, la philosophie idéaliste allemande). La désignation même de l’instance du dépassement (la certitude de soi)
authentifie sans équivoque la singularité phénoménologique
et le registre non-juridique du concept d’Entfremdung. Ce qui
est hors de soi n’est pas immédiatement un objet extérieur
à soi, mais un état où la familiarité avec soi ne subsiste que
dans le sentiment de sa parte. Le concept est au reste presque
exclusivement utilisé dans la Phénoménologie de l’esprit (qui
devient elle-même un moment « réduit » de la psychologie
dans l’articulation du système, telle que l’Encyclopédie des
sciences philosophiques la constitue et l’expose).
Tandis qu’Entfremdung n’a aucun sens juridique en allemand, le terme Entäusserung s’applique certes aussi au sujet
mais pris comme « sujet du droit ». Il insiste sur la mise hors
de soi, ou le fait d’être hors de soi, et prend le sens métonymique d’état nouveau ou différent. Tandis que l’Entfremdung
désigne plutôt le processus en cours en ce qu’il est immédiatement perçu comme « perte », Entäusserung s’applique au
résultat « accompli » et assumé, quasi objectal. Stricto sensu,
c’est donc Entäusserung qu’il convient de traduire par le
terme juridique d’« aliénation ». J. Hyppolite, conscient de
cette différence, avait traduit Entfremdung par le néologisme
« extranéation » construit sur le radical extraneus (qui a donné
« étranger » en français).
Jeune-hégélianisme : Feuerbach
Si Entfremdung est chez Hegel une notion quasiment inexistante ailleurs que dans la Phénoménologie de l’Esprit, elle
ne va pas moins jouer un rôle capital dans le jeune-hégélianisme, puis dans le marxisme et dans les débats sur le
marxisme jusque dans la deuxième moitié du XXe s. Cela pour
une double raison : l’origine religieuse du concept d’une part
et la philosophie du sujet et de la conscience qu’il implique
d’autre part se conjuguent en un enjeu décisif d’une philosophie de l’émancipation et de la reconquête par l’homme de
son « essence » dont le projet s’affirme par une critique de la
religion et débouche sur la critique matérialiste de toutes les
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
33
illusions spirituelles – y compris la philosophie hégélienne de
la réalisation de l’Esprit.
Feuerbach a proposé dans l’Essence du christianisme non
seulement une analyse psychologique du phénomène religieux mais surtout cette approche anthropologique fait redescendre, comme le dira Marx, les « illusions religieuses du ciel
sur la terre » ; elle les démasque comme une aliénation, une
projection fantasmatique de l’essence humaine. Non seulement Feuerbach emprunte la catégorie d’aliénation à Hegel
mais sa démarche triadique reste foncièrement hégélienne.
Au départ, elle pose l’humanité douée de raison (moment
subjectif). L’homme prend ensuite conscience des limites de
sa raison et imagine un être doué d’une Raison totale ; ce deuxième moment présente lui-même trois étapes : le vrai (Dieu
connaît l’infini), le bien (la perfection morale inaccessible
à l’homme), l’amour, qui réconcilie l’homme avec ce Dieu
supérieur. La critique de la religion, le troisième moment,
a pour tâche de dépasser cette réconciliation illusoire. Or,
dans la religion, l’humanité, quoique de façon fantasmatique,
a pris conscience de son essence ; aussi le dépassement vat-il s’accomplir lui aussi en trois phases : l’homme et Dieu
confondus dans l’amour religieux, la conscience humaine qui
s’éveille et écarte l’homme de Dieu et enfin l’anthropologie
qui réalise l’essence humaine. Au terme de la critique de la
religion, l’homme est, selon Feuerbach, à même de concevoir
ce qu’il croyait être la distance insurmontable entre lui et
Dieu comme étant en fait le rapport de l’individu à l’espèce.
Sous l’aspect de l’espèce, l’essence hérite au fond du statut
de l’identité absolue, propre chez Hegel au Concept – ce
que Feuerbach appelle « l’unité de l’essence humaine avec
elle-même » 4.
Marxisme
Pour Marx, Feuerbach n’a fait que pressentir que l’aliénation
spéculative recouvre une aliénation réelle ; il se contente de
dévoiler l’aliénation religieuse et croit, comme Marx le lui
reproche dès l’Introduction à la critique de la philosophie du
droit de Hegel, retrouver immédiatement le réel, alors que la
critique de la religion n’est que « médiatement la lutte contre
ce monde ». Pour Marx, en 1843-1844, c’est par une critique
de l’État et de la société qu’elle doit se concrétiser ; il reste
en cela hégélien, puisqu’il fait de l’État la vérité de la religion,
mais, dans la foulée, il découvre que la réalité de l’État, c’est
la société civile. Dans L’Idéologie allemande et les Thèses sur
Feuerbach (1845), il franchit un pas décisif : le matérialisme
sensualiste de Feuerbach réhabilite certes la nature et la matière mais en quelque sorte en inversant la vapeur, en misant
sur la nature et l’anthropologie, alors qu’il faudrait les historiciser, les socialiser et les dialectiser – c’est-à-dire concevoir
l’histoire comme une relation dialectique de l’homme avec
la nature qui tout à la fois engendre des rapports particuliers
entre les hommes et s’accomplit dans le cadre de tels rapports
particuliers : les rapports de production.
Il n’y a pas d’essence humaine ailleurs que dans les rapports sociaux. Mais du même coup, Marx, dans les Manuscrits, rompt avec la conception progressive, « optimiste », de
l’aliénation : Hegel « voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif » 5. Concrétisée comme production sociale de l’existence et de rapports sociaux déterminés, l’aliénation n’est plus le mouvement de la conscience
qui s’objective et reconnaît le monde comme son monde ; le
moment de la reconnaissance est bloqué. Les Manuscrits de
1844 introduisent une coupure entre objectivation et aliénation alors que pour Hegel la conscience de soi, confrontée à
un objet étranger, le reconnaissait comme sien par le travail 6.
Les Manuscrits sont donc incontestablement le texte où se
prépare la coupure épistémologique qui fondera l’oeuvre de
la maturité. Le véritable enjeu est désormais l’organisation
sociale de la production et cet enjeu va remplacer la dialectique hégélienne de l’objectivation par celle des formations
sociales.
Le premier manuscrit définit le capital, de façon déjà lucide mais encore imprécise, comme « la propriété privée des
produits du travail d’autrui » 7. Marx découvre « que l’ouvrier
est ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la
plus misérable » 8. Il entreprend de montrer que le prétendu
« fait » de la propriété privée n’est pas originel mais actuel et
que ce « fait actuel » est en réalité un rapport. Ce rapport peut
prendre deux formes. En tant qu’autoproduction de l’homme,
qui est lui-même partie de la nature, par son travail sur la
nature, donc en tant que rapport de l’homme à la nature
et à soi-même à travers la nature, il s’agit de ce que Hegel
nomme rapport absolu, c’est-à-dire un rapport issu d’une
même substance – la réalité naturelle, commune à l’homme
et à la nature, qui s’auto-réalise ; il s’agit alors de l’aliénationobjectivation au sens positif qu’elle a chez Hegel. La conclusion du chapitre « Rapports de distribution et rapports de
production » du troisième livre du Capital dira dans le même
sens : « Tant que le procès de travail n’est qu’un procès entre
l’homme et la nature, ses éléments, simples, sont communs
à toutes les formes sociales de son développement ». Mais il
n’en est justement pas ainsi. Une scission se produit entre
l’homme et son objectivation ; il s’agit dès lors, dans la terminologie hégélienne, d’un rapport séparatif, dans lequel les
termes en rapport perdent leur unité. Cette scission est caractéristique de la forme sociale de développement particulière
qu’est l’économie capitaliste, que les Manuscrits démasquent
en soumettant les discours de l’économie politique à une critique hégélienne 9.
Dans les Manuscrits la scission qu’introduit l’organisation sociale du travail vient couper la démarche de la dialectique positive de l’aliénation-objectivation et la pervertir en
dialectique de l’aliénation comme perte de soi. Jusqu’à un
certain point les Manuscrits saisissent déjà ce que l’oeuvre
économique de la maturité concevra comme dialectique des
forces productives et des rapports de production. Ils percent
à jour cette perversion : le « fait » qui empêche la dialectique
du travail de s’accomplir comme chez Hegel. Le développement économique engendre une organisation particulière de
la production qui bloque ce que les Manuscrits appellent
encore la réalisation de l’essence humaine, son épanouissement « polytechnique » dans toutes les directions – héritage de
l’anthropologie feuerbachienne que Marx ne reniera jamais.
Certes, en tant que telle, cette dialectique des forces
productives et des rapports de production manque encore.
Toutefois, il n’y a donc pas lieu d’introduire une rupture
entre l’oeuvre de jeunesse et l’oeuvre économique. Dès les
Manuscrits de 1844, l’aliénation est inscrite dans le procès
de travail. Ce qui s’appelle encore aliénation de l’essence humaine apparaît comme l’effet d’une aliénation du travailleur
non seulement dans le produit de son travail mais comme la
conséquence des conditions de la production de ce produit,
c’est-à-dire des rapports de production qui l’en dépossèdent.
L’aliénation conserve dans l’oeuvre économique sa validité comme catégorie recouvrant les aliénations idéologiques.
Ces dernières ont désormais leur modèle dans l’aliénation
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
34
économique, qui devient le modèle de toute aliénation (et
par voie de conséquence de toute production d’idéologie).
Très expressément Le Capital reprend sur ces bases à son
compte la critique de la religion et des idéologies dont est
partie la réflexion de Marx : pour trouver une analogie au
phénomène énigmatique du fétichisme de la marchandise,
qui n’est pourtant qu’un produit trivial du travail humain et, a
priori, qu’une simple valeur d’usage, « il faut la chercher dans
la région nuageuse du monde religieux. Là, les produits du
cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de
corps particuliers » 10.
Les débats du XXe s.
Pour les raisons précédemment indiquées – à savoir qu’il y va
de la reconquête par l’homme de son essence et que l’aliénation religieuse est en quelque sorte l’archétype de toutes
les formes d’aliénation –, la notion d’aliénation a été au XXe s.
au coeur de tous les débats – entre marxistes et chrétiens,
marxisme et existentialisme, marxisme et anthropologie – sur
la possibilité et le sens d’un « humanisme marxiste ».
Ce rôle de premier plan, alors qu’elle appartient à la période de gestation du marxisme et qu’on peut la tenir pour
dépassée par les notions de réification et de fétichisme de
la marchandise, s’explique par les conditions politico-idéologiques dans lesquelles l’héritage marxiste a été assumé à
l’Ouest et à l’Est. Dans les deux camps, en vertu de logiques
différentes, les écrits de jeunesse de Marx et la dimension
philosophique (hégélienne) du marxisme ont été remis à
l’honneur.
À l’Ouest, le marxisme – « horizon indépassable de notre
temps » selon Sartre – était réinterprété et assimilé dans cette
optique philosophique par l’existentialisme et l’humanisme
chrétien, à l’Est sa dimension « humaniste » servit de position
de repli offensif pour les résistances à l’économisme et au
stalinisme mais elle devint aussi une formule commode pour
juxtaposer à la réalité économique et politique socialiste une
production philosophique stéréotypée abondamment représentée dans tous les congrès internationaux.
L’« antihumanisme théorique » proclamé par Althusser 11
a non seulement voulu réaffirmer, en toute rigueur philologique, la spécificité du matérialisme dialectique mais aussi et
surtout tirer un trait sous toute une production philosophique
issue soit du stalinisme, soit de la résistance au stalinisme, soit
encore des appropriations « philosophiques du marxisme » et
qui s’incarnait, à l’Est comme à l’Ouest, par le couple économisme / humanisme.
Gérard Raulet
✐ 1 Cf. Éph. 4, 18.
2 Aristote, Politique, II, 8, 126a40.
3 Hegel, G. W. F., Werke, t. III, pp. 392, 439.
4 Feuerbach, L., Das Wesen des Christentums, chap. 24, Reclam,
Stuttgart, 1969, p. 346, trad. l’Essence du christianisme.
5 Marx, K., Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1972,
p. 133.
6 Ibid., pp. 132-145.
7 Ibid., p. 21.
8 Ibid., p. 55.
9 Marx, K., op. cit., premier manuscrit « Le travail aliéné »,
pp. 56-70.
10 Marx, K., le Capital, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1963, p. 606.
11 Althusser, L., Positions, Éditions sociales, Paris, 1976, pp. 159
sq.
! FÉTICHISME, IDÉOLOGIE, PRODUCTION (RAPPORTS DE),
TRAVAIL
PSYCHANALYSE
Impression de fausse reconnaissance, de déjà vu, déjà
raconté, de doute devant la réalité, voire de dépersonnalisation – proche de l’Unheimliche 1. C’est le signe et l’effet
d’un refoulement. SYN. Etrangement.
Non répertorié comme concept psychanalytique, l’étrangement qualifie chez Freud diverses séparations : étrangements
de l’enfant à l’égard de son entourage, de l’adulte à l’égard de
la réalité ou de son conjoint, étrangements entre je et libido
dans la névrose, vis-à-vis de l’organe génital féminin...
Devant l’Acropole 2, Freud pense : « Ce que je vois là n’est
pas effectif » (sentiment d’étrangement). La joie de voir l’Acropole est empêchée par la culpabilité liée à ce désir même :
le voyage réalise le souhait de réussite, or « Tout se passe
comme si l’essentiel dans le succès était de faire son chemin
mieux que son père et comme s’il était encore et toujours non
permis de vouloir surpasser le père ».
Mazarine Pingeot
✐ 1 Freud, S., Das Unheimliche (1919), G.W. XII, l’Inquiétante
Étrangeté, in l’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Gallimard,
Paris, 1991, pp. 209-263.
2 Freud, S., Brief an Romain Rolland (eine Erinnerungstörung
auf des Akropolis) [1936], G.W. XVI, « Un trouble du souvenir
sur l’Acropole (Lettre à Romain Rolland) », in Résultats, idées,
problèmes II (1921-1938), PUF, Paris, 2002, pp. 221-230.
! LIBIDO, MOI, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PHALLUS,
REFOULEMENT
ALLAIS (PARADOXE D’)
PHILOS. CONN., SC. HUMAINES
Énigme empirique découverte par l’économiste français Maurice Allais (né en 1911, prix Nobel en 1988),
consistant en une remise en cause du modèle classique de
l’utilité espérée 1. D’abord mis en évidence grâce à un questionnaire, dans une démarche de test empirique de la théorie classique, le paradoxe d’Allais constituait, plus spécifiquement, un échec de prédiction pour la théorie de l’utilité
espérée axiomatisée par von Neumann et Morgenstern
dans la deuxième édition de leur Théorie des jeux (1947).
Dans l’une des versions du problème, on pose à l’assistance
les questions suivantes :
« Préférez-vous A ou B ? » (où A signifie « recevoir 100 millions de francs » et B, « recevoir 500 millions avec une probabilité de 10 %, 100 millions avec une probabilité de 89 % et 0
avec une probabilité de 1 % »).
« Préférez-vous C ou D ? » (où C signifie « recevoir 100 millions avec une probabilité de 11 % et 0 avec une probabilité
de 89 % » et D, « recevoir 500 millions avec une probabilité de
10 % et 0 avec une probabilité de 90 % »).
D’après la théorie de l’utilité espérée, on devrait constater
que si A est préféré à B, C est préféré à D. Mais on observe
chez de nombreux sujets que A est préféré à B, alors que D
est préféré à C.
Conjointement avec la découverte d’autres paradoxes et
les travaux ultérieurs des psychologues, le paradoxe d’Allais
a jeté le doute sur la valeur prédictive du modèle de l’espérance d’utilité et sur la portée de l’« axiome d’indépendance »
de von Neumann et Morgenstern (selon lequel, à partir d’isdownloadModeText.vue.download 37 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
35
sues certaines u et v et d’une troisième issue w, l’ordre des
préférences sur la paire (u, v) est préservé si l’on élabore d’un
côté une loterie donnant u avec une certaine probabilité et w
avec une autre probabilité, et d’un autre côté, avec les mêmes
probabilités, une loterie donnant v ou w).
▶ Ayant conduit à une interrogation critique sur l’intérêt prédictif des théories normatives usuelles de la décision rationnelle, la découverte d’Allais, constituant le premier exemple
connu d’une classe plus large de phénomènes (les « effets de
rapport commun » étudiés plus tard en psychologie), a joué
un rôle important dans le renouvellement de l’analyse de la
décision 2. M. Allais a nié le caractère paradoxal du phénomène, refusant d’admettre la valeur normative de la théorie
classique. Au demeurant, le paradoxe a relancé l’examen de
la difficile articulation entre théorie normative et modèles
descriptifs ou explicatifs dans ce domaine. Allais a recommandé de prendre en compte non seulement la moyenne
des valeurs (comme dans la théorie de l’utilité espérée) mais
aussi les moments d’ordre supérieur, ainsi que la déformation
psychologique des probabilités objectives, la théorie classique apparaissant dès lors comme un simple cas particulier,
dont la plausibilité ne concerne pas toutes les situations de
décision.
Emmanuel Picavet
✐ 1 Allais, M., « Le comportement de l’homme rationnel devant
le risque : critique des postulats et axiomes de l’École américaine » in Econometrica, 21 (1953), pp. 503-546.
2 Allais, M., et Hagen, O. (dir.), Expected Utility Hypotheses and
the Allais Paradox : Contemporary Discussions of Decisions under Uncertainty, with Allais’ Rejoinder, Dordrecht, Reidel, 1979.
! BAYÉSIANISME, DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPÉRANCE
MATHÉMATIQUE, JEUX (THÉORIE DES), PROBABILITÉ, RATIONALITÉ
« croire et juger », « Est-il rationnel d’être
rationnel ? »
ALLEMAND (IDÉALISME)
! IDÉALISME
ALTÉRATION
Du latin alteratio (de alter, « autre ») ; en grec alloiôsis.
PHILOS. ANTIQUE
Changement qualitatif, par acquisition ou perte d’une
qualité non essentielle.
Est altéré ce qui est ou a été rendu autre. Un accident sera,
pour un individu sensible, ce qui l’altère sans remettre en
cause son existence ni son essence. Pour Aristote, l’altération
est l’une des six espèces du mouvement, avec la génération,
la corruption, l’accroissement, l’amoindrissement et le changement selon le lieu 1, et n’en implique donc aucune autre :
dans la plupart de nos affections nous sommes en effet altérés sans avoir part à aucun autre mouvement. Aristote rapporte l’altération au mouvement selon la qualité 2. Subie, elle
est une « passion » (pathos) : soucieux d’y soustraire le sujet,
substance ou forme, Aristote professe qu’elle n’existe que
« dans ce qui peut être dit pâtir par soi sous l’action des sensibles. [...] Le fait d’être altéré et l’altération se produisent dans
les choses sensibles et dans la partie sensitive de l’âme, mais
nulle part ailleurs, sauf par accident » 3. Contre les physiciens
présocratiques, Aristote n’admet donc pas que la sensation
soit pure altération, car elle implique l’activité de l’âme.
Chrysippe au contraire n’hésitera pas à définir la « représentation » (phantasia) comme une altération dans l’âme 4,
cherchant à rendre compte ainsi, mieux que Zénon qui la définissait comme impression, de la multiplicité des perceptions.
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Aristote, Catégories, 14, 15a13-14.
2 Ibid., 15b12 ; Physique, V, 2, 226a26.
3 Aristote, Physique, VII, 3, 245b4-5 et 248a6-9.
4 Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 244.
Voir-aussi : Ildefonse, F., les Stoïciens I, Les Belles Lettres, Paris,
2000, pp. 75-94.
! ACCIDENT, AFFECTION, AUTRE, DEVENIR, MOUVEMENT,
PASSION, PHANTASIA, QUALITÉ
ALTÉRITÉ
Du latin alteritas (de alter, « autre ») ; grec heterotês.
PHILOS. ANTIQUE
Caractère de ce qui est autre, relation entre des entités
mutuellement distinctes.
Comme le montre Platon dans le Sophiste, l’identité ne va pas
sans altérité, puisque être identique à soi, c’est être autre que
ce qui n’est pas soi. En ce sens très général, toute détermination constitue une altérité : pour Aristote, « autre » se dit en
autant d’acceptions que l’un, le même ou l’être, c’est-à-dire
selon chaque catégorie 1. À cette signification très générale,
et somme toute banale, de l’altérité, Platon en ajoute une
autre. Pour Antisthène ou les mégariques, rien ne peut être
dit proprement d’un être, si ce n’est sa propre désignation :
dire d’un homme, non pas simplement qu’il est un homme,
mais qu’il est grand ou petit, ignorant ou savant, c’est lui
attribuer quelque chose d’autre que lui. Dès lors que, avec
Platon, on admet l’autre parmi les genres de l’être, il n’y a là
nulle impossibilité ; on peut admettre que les attributs sont
autres que le sujet sans pour autant s’interdire de les lui attribuer : dire d’un homme qu’il est grand, etc., ou même de
tel individu qu’il est un homme, c’est admettre qu’il se définit, non seulement par opposition à, mais aussi par inclusion
de ce qui n’est pas lui. Échappant ainsi à la tautologie, Platon fonde la possibilité de la définition. On dit souvent qu’il
fonde aussi la possibilité de la prédication, ouvrant ainsi la
voie à Aristote. En réalité, la conception aristotélicienne de la
prédication, et donc de la définition, n’implique nullement,
comme chez Platon, une altérité interne au sujet lui-même.
Aristote, en effet, réserve le terme « autre » aux êtres « qui ont
pluralité d’espèce, ou de matière, ou de définition de leur
substance » 2. Si toute définition comporte l’indication de la
différence spécifique, celle-ci, précise Aristote, suppose une
identité, non pas numérique, mais générique, ou à défaut un
rapport d’analogie 3.
Si, à partir d’Aristote, la possession d’un attribut par un sujet n’est source d’aucune altérité pour celui-ci, le changement
qui affecte le sujet lui-même, par exemple la croissance ou le
passage de l’enfance à l’âge adulte puis à la vieillesse, a été
pour toute la pensée grecque une source d’interrogation sur
l’identité et l’altérité. Platon et Aristote s’appuyaient sur leurs
notions respectives de la forme pour concevoir une identité
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
36
maintenue à travers le changement ; à ceux pour qui, comme
les stoïciens, il n’est d’autre substance que la matière, les platoniciens de la Moyenne Académie opposèrent l’« argument
croissant » 4, selon lequel un changement de forme d’une matière donnée entraîne nécessairement la disparition de l’être
qu’elle constituait sous sa première forme ; qu’on imagine
un homme qui a d’abord tous ses membres, puis est amputé
d’un pied : ce ne sera plus le même homme, au point qu’on
est en droit de dire que le premier a péri, et que le nouveau
ne saurait porter le même nom. En d’autres termes, si l’on
refuse l’idée de forme, l’identité d’un être sensible, selon ces
philosophes, n’est plus concevable.
En plaçant les formes intelligibles elles-mêmes dans la
dépendance d’un principe encore supérieur, Plotin introduit
en elles l’altérité : non seulement le monde intelligible comporte une multiplicité de formes, mais il est à la fois intellect
et intelligible ; autant l’intellect se pense lui-même, ce qui
implique l’unité de l’intellect et de l’intelligible, autant il est
autre que lui-même, puisque tout à la fois il se pense et est
ce qu’il pense 5. Ce qui n’est qu’une façon de radicaliser l’idée
de Platon dans le Sophiste, de l’altérité du même.
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 10, 1018a37.
2 Id., V, 9, 1018a9-10.
3 Id., V, 9, 1018a12-13.
4 A. A. Long & D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques,
Paris, 2001, t. II, pp. 24-27, 37-42.
5 Plotin, Ennéades, V, 1, 4.
Voir-aussi : Sedley, D.N., « Le critère d’identité chez les Stoïciens »,
in Revue de métaphysique et de morale, 94, 1989, Recherches sur
les stoïciens, pp. 513-533.
! AUTRE, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MÊME ET AUTRE,
NÉOPLATONISME
AMATEUR
Du latin amare, « aimer », « avoir du goût pour quelque chose ».
ESTHÉTIQUE
Quiconque aime les oeuvres d’art, les recherche, les
apprécie jusqu’à développer une réelle familiarité avec
elles, et cultive une aptitude à éprouver des états affectifs
intenses et à prononcer des jugements grâce à la contemplation artistique.
L’amateur a un rapport personnel ou direct à l’art. Goethe 1
le décrit comme celui qui n’accorde pas d’importance aux
préjugés et fait appel à sa faculté d’étonnement. À l’inverse,
le connaisseur partage avec le dilettante une relation plus
indifférente à l’art. C’est que l’amour de l’art est une affaire de
disposition individuelle, d’expérience propre ; il se cristallise
dans des liens affectifs alors que la connaissance de l’art est
affaire d’expertise, elle déploie un savoir et une technique de
l’art, supposant l’accès à des données qui ne sont en général
pas répandues dans le grand public. Si l’amateur possède une
compétence artistique, son rapport à l’art n’en est pas moins
plus subjectif. L’art devient une source d’enrichissement pour
la personne même, à partir de ce qu’elle sent et apprécie.
Aussi Burckhardt décrit-il l’amateur de peinture comme celui
qui ressent et voit pour lui-même 2. Il apprend à développer
un sentiment personnel et intime des oeuvres sans se laisser
dicter sa conduite par le plaisir. Lorsqu’il fréquente un musée,
il ne veut pas tout voir, accumuler une masse d’impressions
multiples se succédant à toute allure ; il préfère établir un
contact direct avec tels maîtres et telles oeuvres. Un tel rapport à l’art suppose alors de reconnaître l’importance de la
rencontre dans l’art, de l’affinité ou de la préférence.
▶ La figure de l’amateur s’identifie-t-elle sans reste à cette
conception d’un rapport singulier, intense, sélectif à l’art ?
Comme tout autre spectateur, l’amateur n’est-il pas prisonnier de contraintes de genre, de classe, sur lesquelles aucun
contrôle n’est possible ? Dans ses portraits de collectionneurs,
Haskell 3 met l’accent sur l’observation de conditions précises,
prosaïques et temporaires qui gouvernent le regard artistique.
Fabienne Brugère
✐ 1 Goethe, J. W., Le Collectionneur et les siens, trad. D. Modigliani, Éditions de la maison des sciences de l’Homme, Paris,
1999.
2 Burckhardt, J., Leçons sur l’art occidental, trad. B. Kreiss, Hazan, « Des grandes collections », Paris, 1998.
3 Haskell, F., L’amateur d’art, trad. P.E. Dauzat, LGF Livre de
poche, Paris, 1997.
AMBIVALENCE
En allemand : Ambivalenz, terme dû à E. Bleuler, 19101. Repris par Freud
à partir de 19122, 3.
PSYCHANALYSE
Coexistence, dans le rapport à un même objet, de visées affectives et pulsionnelles de valeurs opposées, fondamentalement l’amour et la haine.
Avant de dénommer « ambivalents » les sentiments du patient envers l’analyste, Freud avait repéré les paires opposées
des tendances perverses 4 et l’investissement d’amour et de
haine des objets, notamment du père 5. Totem et tabou montre
ensuite que les tabous et rites des névrosés et des peuples
primitifs dépendent d’une ambivalence originaire. En 19156,
Freud propose qu’amour et haine ont des origines pulsionnelles diverses et ne se constituent en opposés qu’après avoir
suivi chacun leur développement. Plus tard, l’ambivalence
ressort du dualisme des pulsions de vie et de mort.
▶ Postuler un dualisme fondamental ou une loi d’attirance /
répugnance pour élucider l’ambivalence risque d’en étendre
par trop la signification. Or, les éléments psychiques opposés adoptent différentes formes lorsqu’ils convergent sur un
même objet ou lorsqu’ils harmonisent leurs buts. Ainsi, la
haine peut orienter l’amour vers le sadisme ou vers la découverte de l’objet. « Je doute qu’un petit d’homme en se développant soit capable de tolérer toute l’étendue de sa propre
haine dans un environnement sentimental. Il lui faut haine
pour haine » 7.
Mauricio Fernandez
✐ 1 Bleuler, E., « Vortrag über Ambivalenz » Zbl. Psychoanal,
Berne, 1910, p. 266.
2 Freud, S., Zur Dynamik der Übertragung (1912), G.W. VIII,
« La dynamique du transfert », in La technique Psychanalytique,
PUF, Paris, 1985.
3 Freud, S., Totem et tabou, Payot, Paris, 1965.
4 Freud, S., Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard,
Paris, 1968.
5 Freud, S., « Analyse de la phobie d’un petit garçon de cinq
ans », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1970.
6 Freud, S., « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
37
7 Winnicot, D., « La haine dans le contre-transfert », in De la
pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1990, p. 81.
! AMOUR, ÉROS ET THANATOS, LIAISON, OBJET, PULSION,
SADISME
ÂME
Du latin anima, « souffle », « air ». En grec, psuchê. En allemand : Seele.
Principe explicatif dans les philosophies naturelles comme dans les théologies, l’âme est devenue le coeur de l’animisme émergeant aux XVIeXVIIe s. Le mécanisme lui est alors substitué dans le champ de la connaissance des corps. La conséquence principale du dualisme tient dans le
rejet des formes substantielles, des qualités occultes qui invoquent l’âme
lorsque les causes physiques n’appartiennent pas à l’ordre du connu. De
fait, même après réhabilitation des causes finales, l’âme a perdu son pouvoir de structuration des énoncés relatifs à l’organisation et au complexe.
Seule l’union de l’âme et du corps, cette quasi substance de la doctrine
cartésienne, permet encore de considérer les relations entre une modification de la vie psychique et une affection somatique dont aucune cause
physiologique ne peut être donnée. Le clinicien n’a-t-il pas pour vocation,
selon Canguilhem, de recueillir la façon dont un sujet perçoit les modifications pathologiques du corps dans lequel il est enfoncé ?
PHILOS. ANTIQUE
Principe de vie, d’unification et d’animation des vivants,
regroupant les facultés sensori-motrices et, éventuellement, intellectuelles, mais aussi, selon certains, les facultés
de croissance et de nutrition.
Si les anciens s’accordent pour considérer l’âme comme principe de la vie, ils ne s’accordent ni sur sa nature (corporelle ou
incorporelle), ni sur ses fonctions (facultés sensori-motrices
seules ou aussi croissance et nutrition), ni sur sa localisation
(le coeur ou la tête), ni sur les êtres qui la possèdent (les animaux seuls, ou les plantes également, voire le monde), ni sur
le nombre et la nature de ses parties et de ses facultés, ni sur
sa capacité de survie (immortelle selon les uns ; elle disparaît
avec le corps selon les autres). Toutes ces divergences et
les concepts qu’elles impliquent ne furent toutefois que progressivement élaborés, et thématisés comme tels seulement à
partir d’Aristote ou de l’époque hellénistique.
Thalès « fut le premier à déclarer que l’âme est une nature
toujours mobile ou capable de se mouvoir d’elle-même » 1.
C’est donc par sa motricité qu’il caractérisait l’âme, au point
de soutenir que « l’aimant possède une âme, puisqu’il meut
le fer » 2. Les présocratiques, en général, « pensent que c’est
l’âme qui donne le mouvement aux animaux », comme le dit
Aristote des atomistes 3. À cette capacité, certains ajoutent la
faculté sensitive : ainsi Heraclite aurait-il comparé l’âme à
une araignée au centre de sa toile sentant la mouche qui en
casse un fil 4. Tous, à l’exception peut-être de Pythagore, qui
considère l’âme comme un nombre 5, s’accordent sur la nature
corporelle de l’âme. Il s’agit d’une matière subtile : air, feu ou
exhalaison de l’humide 6.
On dit souvent que Platon tranche avec ces conceptions
« matérialistes », en considérant l’âme comme incorporelle.
Mais Aristote avait remarqué que Platon composait l’âme à
partir d’un mélange d’intelligible et de corporel et lui reprochait d’en avoir fait une grandeur 7. De fait, si Platon oppose
fréquemment l’âme et le corps, disant qu’il faut s’efforcer de
« détacher » l’âme du corps et que « l’âme du philosophe
méprise souverainement le corps, le fuit, et cherche à être à
part soi » 8, il n’a jamais écrit que l’âme était incorporelle. En
revanche, il a soutenu que l’âme est immortelle, appuyant
sa démonstration sur le mouvement automoteur perpétuel
de l’âme 9. Enfin, il est le premier à attribuer une âme aux
plantes 10, et à distinguer dans l’âme trois parties : une partie rationnelle ; et deux parties irrationnelles, l’une désirante,
l’autre impulsive 11.
Aristote reproche à tous ses prédécesseurs de ne pas expliquer l’union de l’âme et du corps. Son point de vue, ni matérialiste ni antimatérialiste, récuse le caractère automoteur de
l’âme. Il explique l’âme d’après l’opposition de l’entéléchie
et de la puissance, de la forme et de la matière. L’âme est
l’entéléchie et la forme d’un corps naturel possédant la vie en
puissance 12, c’est-à-dire son principe d’organisation. Il étend
ainsi la notion d’âme à l’ensemble des vivants : les plantes ont
une âme végétative (reproduction et croissance), les animaux
une âme sensori-motrice, et les hommes une âme rationnelle
ou intellectuelle 13. L’âme, en tant qu’entéléchie du corps, ne
lui survit donc pas. Chez Aristote, seul l’intellect « introduit de
l’extérieur », séparé et impassible, est incorruptible 14.
Les épicuriens et les stoïciens s’attachent à montrer que
l’âme ne peut être que corporelle : Zénon « jugeait qu’une
chose qui serait dépourvue de corps [...] ne pourrait produire
aucune sorte d’effet » 15. Épicure la décrit comme un mélange
de souffle et de chaleur, les stoïciens comme un souffle
inné 16 : l’âme étant le principe de la vie, elle est identifiée au
souffle qui quitte le corps à la mort. Par conséquent, selon
les stoïciens, l’âme, corps trop subtil, ne survit que rarement
à la séparation de l’âme et du corps, puis est détruite avec
l’univers, survie provisoire qu’Épicure lui refuse. L’identification de l’âme avec un souffle a aussi pour conséquence que
les plantes n’ont pas d’âme (les anciens pensaient qu’elles
ne respiraient pas). En revanche, en s’inspirant de certains
passages du Timée, de Platon, les stoïciens attribuent une
âme au monde, conçu comme un organisme vivant. Mais ils
se séparent à nouveau de lui en récusant l’existence d’une
partie irrationnelle de l’âme.
La tradition néoplatonicienne réagira contre les doctrines
de l’âme corporelle en donnant une essence incorporelle à
l’âme, ce qui entraîne son immortalité 17.
Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 2.
2 Aristote, De l’âme, I, 2, 405 a 20-21.
3 Ibid., I, 2, 404 a 8-9.
4 Héraclite, B 67 a in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques,
Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
5 Pseudo-Plutarque, loc. cit.
6 Cf. J.-P. Dumont, op. cit., Anaxagore, B 29 ; Parménide, B 9 ;
Démocrite, B 102 ; Héraclite, B 15.
7 Aristote, De l’âme, I, 2, 404 b 16-27 ; 3, 407 a 3-22. Cf. Platon,
Timée, 34 b-37 c.
8 Platon, Phédon, 64 e-66 a.
9 Platon, Phèdre, 245 a-e. Les preuves avancées dans le Phédon
sont différentes.
10 Platon, Timée, 76 e-77 c.
11 Platon, République, 437 d-441 c ; cf. Phèdre, 246 a-d, 253
c-254 e.
12 Aristote, De l’âme, II, 1, 412 a 19-22, 27-28.
13 Ibid., II, 3 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13.
14 Aristote, De l’âme, 430 a 17 ; 408 b 18. Cf. Génération des
animaux, II, 3, 736 a 28.
15 Cicéron, Académiques, I, 39.
16 Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, ch. 14 ;
t. 2, ch. 53, Paris, 2001.
17 Plotin, Ennéades, IV, 7 [2].
Voir-aussi : Chaignet, A.-E., la Psychologie de Platon, Paris, 1862
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
38
(Bruxelles, 1966).
Gourinat, J.-B., les Stoïciens et l’âme, Paris, 1996.
Moreau, J., l’âme du monde de Platon aux stoïciens, Paris, 1939.
O’Meara, D., Une introduction aux Ennéades, Paris-Fribourg,
1992, pp. 15-58.
Romeyer Dherbey, G. (dir.), Viano, C. (éd.), Corps et âme. Sur le
De anima d’Aristote, Paris, 1996.
! AFFECTION, ASSENTIMENT, ENTÉLÉCHIE, INTELLECT, PHANTASIA,
RÉMINISCENCE, SENSATION
PHILOS. MÉDIÉVALE
Saint Augustin
Dans une certaine mesure, Augustin d’Hippone recueillera
cette conception « dualiste » de l’âme et du corps, qui s’accorde aisément avec la croyance chrétienne en l’immortalité
personnelle, ainsi qu’avec les exhortations à se détourner
des sens et du monde. Selon lui, l’âme humaine (animus,
alors qu’anima désigne le principe vital de tout animal) est
une substance par elle-même, immatérielle et spirituelle, autonome par rapport au corps. Néanmoins, il ne peut aller
jusqu’à soutenir avec les platoniciens que l’homme, c’est
l’âme seulement (Alcibiade maj., 130c). Les données anthropologiques tirées de la Bible l’obligent à dire que l’âme a été
faite ex nihilo par Dieu immédiatement en vue d’animer le
corps 1 (elle n’est donc pas de nature divine ni déchue d’un
séjour céleste pour être enfermée en la prison du corps). Ou
encore, l’homme est défini comme « une substance rationnelle constituée d’une âme et d’un corps » 2. Cependant, non
sans une certaine tension théorique, la primauté de l’âme
reste marquée par le paradigme instrumental présent dans
cette autre définition : l’homme est « une âme raisonnable qui
se sert d’un corps » 3. Inversement, l’inférieur ne saurait agir
sur le supérieur, et donc le corps sur l’âme : comme le voulait
Plotin, la sensation n’est que l’attention que porte l’âme à une
modification subie par le corps, auquel elle est présente par
sa propre activité d’ « intention vitale ».
Mais l’âme a un rapport encore plus direct à Dieu, qui
est présent au plus profond d’elle-même et est la source de
l’illumination par laquelle elle perçoit les vérités éternelles,
les règles de tout jugement rationnel (du moins c’est par une
partie d’elle-même qu’elle les reçoit ; Augustin distingue en
effet plusieurs niveaux en l’âme : la « pensée », mens, en est
la fonction supérieure, qui contient la « raison », ratio, mou-
vement par lequel elle
lect », intellectus ou
en l’homme et par quoi
connaître la nature de
passe d’une vérité à l’autre, et l’« intelintelligentia, ce qu’il y a de plus éminent
il reçoit la lumière divine). En retour,
l’âme, se connaître, c’est aussi remon-
ter vers la connaissance de Dieu, dans la mesure où c’est
par son âme que l’homme a été fait à l’image et la ressemblance de son créateur. La méthode théologique déployée
par Augustin (De Trinitate, l. IX-XI) : entrevoir la nature trinitaire de Dieu à partir des « traces » (vestigia) que l’ouvrier
a laissées sur son oeuvre, l’a conduit à dégager différentes
triades d’instances psychiques qui, à la fois, sont distinctes,
et, non pas seulement inséparables, mais identiques en substance. Mémoire (la mémoire intellectuelle, qui rend possible
le perpétuel rappel de la pensée à elle-même), intelligence
et volonté ne sont pas dans l’âme comme dans un substrat,
elles sont le sujet lui-même, et se trouvent dans une « immanence réciproque » (circumincessio) qu’on ne voit nulle part
dans le domaine matériel. L’unité du moi se déploie dans les
trois dimensions de l’être, du connaître et du vouloir : « Je
suis celui qui connaît et qui veut, je connais que je suis et
que je veux, et je veux être et connaître. Combien dans ces
trois choses la vie forme un tout indivisible (...) comprenne
cela qui peut » 4. La notion d’âme évolue ainsi vers celle d’un
sujet qui ne constate plus seulement l’existence de la psuchê
comme principe vital objectif, mais l’éprouve de l’intérieur
comme activité, vie de l’esprit. L’âme humaine a connaissance de soi (de son existence et du fait qu’elle pense) par
une connaissance directe, intuitive : elle ne peut « jamais être
séparée d’elle-même », et se saisit comme pensée, du dedans
pour ainsi dire. Cette connaissance de soi appartient à son
essence, et donc l’accompagne nécessairement. Elle n’est
cependant pas toujours réfléchie : l’âme peut se « connaître »
(nosse) intimement, sans se « penser » (cogitare) explicitement. Elle se trompe même, le plus souvent, sur sa propre
nature, en se fiant aux images qu’elle s’est formée des corps,
et en imaginant qu’elle est elle-même un corps. Mais il suffit
qu’elle écarte toutes les croyances surajoutées, pour qu’elle
se ressaisisse elle-même comme pure pensée. Elle peut acquérir de sa propre existence une certitude absolue, qu’on
ne peut mettre en doute, car elle ne pourrait être trompée si
elle n’était pas, dit Augustin 5 en une formule qu’on a souvent
rapprochée de celle de Descartes.
Le Moyen Âge : d’Avicenne à Aristote
L’influence de ces analyses psychologiques d’Augustin (auxquelles il faudrait ajouter les considérations sur la volonté
et le libre-arbitre, et sur la temporalité comme distension de
l’âme) sera longtemps prédominante dans la pensée chrétienne latine. La traduction d’ouvrages d’Avicenne, vers le milieu du XIIe s., ne fera même, en un sens, que renforcer cette
conception spiritualiste de l’homme. Le philosophe persan,
parce qu’il s’appuie en fin de compte sur les mêmes conceptions néoplatoniciennes qu’Augustin, pense également que
l’âme humaine peut prendre conscience d’elle-même indépendamment de toute expérience sensible (ainsi Simplicius
opposait à Alexandre d’Aphrodise, pour qui la connaissance
de soi n’est qu’un savoir dérivé qui accompagne la saisie
d’un objet, le fait que la conscience de soi est inhérente à la
raison : l’acte de la vie rationnelle se retourne sur lui-même,
et il n’est donc pas nécessaire d’appréhender un objet extérieur pour se connaître soi-même). C’est ce qu’Avicenne
voulait mettre en évidence dans l’expérience idéale ou de
pensée (qu’on a aussi souvent comparée à celle du cogito
cartésien), dite hypothèse « de l’homme volant »6 : on suppose
un homme flottant dans les airs, dépourvu de toute sensation, interne comme externe ; il aurait néanmoins conscience
de lui-même, de son existence, et même plus précisément
de son moi pur, puisqu’il ne le confondra avec son corps,
qu’il ne sent pas. Cette expérience doit révéler que l’âme
est une réalité immatérielle indépendante (c’est une autre
ligne de démonstration que la voie aristotélicienne par la
connaissance des intelligibles abstraits qui ne peuvent exister
en un corps), et qu’on n’a pas besoin du corps pour saisir
son essence. Une faculté opérant à l’aide d’un organe n’est
pas capable de se connaître ; en revanche, la connaissance
de soi est l’acte d’un principe purement spirituel (chez Jean
Philopon, la connaissance de soi constituait déjà le principal
argument en vue de prouver le caractère incorporel de l’âme
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
39
rationnelle, la caractéristique propre d’un être immatériel
étant l’immanence à soi-même).
Mais en même temps qu’Avicenne, est traduit en Occident
le traité d’Aristote sur l’âme, puis le commentaire d’Averroès,
qui provoquent des bouleversements majeurs. Deux points
seront particulièrement controversés. D’une part, le statut
de l’intellect « venu du dehors ». Selon l’interprétation reçue
d’Averroès, non seulement l’intellect agent mais aussi l’intellect possible est séparé de toute matière, et n’appartient donc
pas à l’homme individuel, mais est une instance supérieure 7.
Nombre de théologiens, Thomas d’Aquin en particulier 8,
déploieront tous leurs efforts pour réintégrer toute la fonction intellectuelle dans l’âme individuelle, de sorte que ce
soit bien chaque homme comme sujet particulier qui soit dit
penser.
L’autre thème de controverse est le statut de l’âme en tant
que forme substantielle du corps. Dans une large mesure,
la terminologie d’Aristote sera acceptée par tous, mais sa
doctrine subira de sérieuses distorsions. Par exemple, Bonaventure de Bagnoreggio utilise le concept de forme, mais
continue de parler, dans la ligne augustinienne, de l’âme
rationnelle et du corps humain comme de deux substances
indépendantes d’abord qui se trouvent jointes ensuite ; si
unies soient-elles, elles ont chacune une totale autonomie
ontologique, ce qui fait apparaître l’homme, comme plus tard
aux cartésiens, sinon comme un paradoxe, du moins comme
l’alliance étrange de deux essences infiniment différentes :
« Pour que dans l’homme soit manifestée la puissance de
Dieu, il fut créé à partir des natures les plus distantes, en les
unissant dans une seule personne et nature » 9. L’âme rationnelle n’est en effet pas seulement une forme, mais une substance à part entière : elle possède d’après Bonaventure une
« matière spirituelle », qui n’est point étendue et quantitative,
mais est un principe de passivité, de mutabilité, correspondant à ce qu’est la matière corporelle pour un corps 10. De son
côté, le corps humain est aussi une substance, indépendamment de l’âme rationnelle, dans la mesure où sans elle il est
déjà organisé par des formes, toujours présentes en lui ne
serait-ce qu’à l’état latent de raisons séminales. En tant que
corps simplement – agrégat de matière –, il a au minimum la
« forme de corporéité » ; à cela viennent s’ajouter autant de
formes qu’il a de propriétés. Selon la hiérarchie des propriétés, de plus en plus perfectionnées, les formes, végétative
puis sensitive, s’accumulent en se superposant, l’inférieure
servant de base à la supérieure, et n’étant précisément pas
supprimée par elle. En d’autres termes, il y un ordre préalable
et autonome du biologique, indépendant de l’ordre intellectuel. L’homme est ainsi une unité, mais une unité multiple,
faite d’une pluralité de natures en acte. L’avantage, au regard
du christianisme, de cette conception, est que l’âme intellective propre à l’homme demeure ainsi parfaitement transcendante au corps et à sa corruptibilité.
En se voulant plus fidèle à l’esprit de l’aristotélisme, Thomas d’Aquin ramène au contraire les rapports de l’âme et du
corps au cas général de toute forme substantielle et de toute
matière : les deux éléments doivent être distingués, mais non
disjoints. « C’est la même chose, pour le corps », commente
Thomas, « d’avoir une âme, que pour la matière de ce corps
d’être en acte » 11. À la rigueur, il n’y a pas de problème de
l’union de l’âme et du corps ; c’est comme si l’on demandait
comment unir la circonférence à la roue : elles ne sont pas
deux choses préexistantes que l’on assemblerait après coup.
L’âme rationnelle, seule et unique forme substantielle dans
l’homme, structure par elle-même le corps. Elle est directement l’entéléchie du composé humain, et assume en l’homme
toutes les fonctions physiologiques du vivant. C’est le même
acte qui donne à l’homme sa pensée et sa corporéité ; c’est le
même sujet qui est un corps et qui pense. Thomas pense néanmoins pouvoir démontrer l’immortalité de l’âme humaine en
s’appuyant sur l’immatérialité de l’intellect : comme il n’est
lié à aucun organe, qu’il est individuel et qu’il est précisément l’unique substantielle, son incorruptibilité est celle de
l’âme toute entière, donc de la personne en tant que telle
(néanmoins, puisque le rapport à la corporéité est inscrite
dans l’âme même en tant qu’elle est par nature forme substantielle 12, la personne humaine ne pourra être parfaitement
complète et heureuse si elle ne retrouve son corps à la résurrection : même plongée dans la vision béatifique, il lui manquerait quelque chose13). Cependant, c’est parce que cette
anthropologie, au dualisme très atténué, paraît compromettre
la certitude de l’immortalité de l’âme que Thomas sera vivement attaqué (notamment par les franciscains) sur sa doctrine
de la forme substantielle unique. Certains de ses disciples
seront amenés à concéder que l’immortalité de l’âme n’est
pas démontrable.
Jean-Luc Solère
✐ 1 Saint Augustin, De quantitate animae, chap. XIII, 22.
2 Saint Augustin, De Trinitate, l. XV, chap. VII, 11.
3 Saint Augustin, De moribus ecclesiae, l. 1, chap. XXVII, 52.
4 Saint Augustin, Confessions, l. XIII, chap. XI, 12.
5 Saint Augustin, De civitate Dei, l. XI, chap. XXVI.
6 Avicenne, Liber de Anima, l. 1, chap. 1 (in fine) et l. V, chap. 7.
7 Averroès, L’Intelligence et la Pensée. Grand commentaire du
De anima, livre III, trad., introd. et notes par A. de Libera, Paris,
Flammarion “GF”, 2e éd., 1998.
8 Aquin, Th. (d’), L’Unité de l’Intellect contre les Averroïstes,
trad., introd. et notes par A. de Libera, Flammarion, Paris, 1994.
9 Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 10, § 3.
10 Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 9, § 5.
11 Aquin, Th. (d’), Sententia super libros de anima, l. II, lect. 1.
12 Aquin, Th. (d’), Summa contra Gentiles, l. IV, chap. 81.
13 Aquin, Th. (d’), Compendium theologiae, 1ère p., chap. CLVI.
Voir-aussi : Casagrande C. et Vecchio S. (éd.), Anima e corpo
nella cultura medievale, SISMEL-Edizioni del Galluzzo “Millenio
Medievale”, Florence, 1999.
Heinzmann R., Die Unsterblichkeit der Seele und die Auferstehung des Leibes von Anslem von Laon bis Wilhlem von Auxerre,
Aschendorff, Münster, 1965.
Lottin, O., Psychologie et Morale aux XIIe et XIIIe siècles, 6 vol.,
J. Duculot, 2ème éd., Gembloux, 1957-1960.
Putallaz, F.-X., La Connaissance de soi au XIIIe siècle. De Matthieu d’Aquasparta à Thierry de Freiberg, Vrin, Paris, 1991.
Wéber, E.-H., L’Homme en discussion à l’université de Paris en
1270, Vrin, Paris, 1970.
! FORME, HOMME, LIBERTÉ, MATIÈRE, PENSÉE, RAISON, SUBSTANCE,
TEMPS, VOLONTÉ
PHILOS. RENAISSANCE
La réflexion sur l’âme à la Renaissance est caractérisée par
la conception naturaliste de l’âme individuelle humaine qui
remet en question la théorie chrétienne de l’immoralité de
l’âme et de son possible salut. À la première n’est pas étranger le renouveau de la médecine humaniste ; à la seconde
l’influence de la discussion entre Averroès et Alexandre
d’Aphrodise. Dans les universités italiennes du Nord et du
Centre s’impose dès le XIIIe s. une tradition médicale indépendante de la théologie, qui renouvelle l’enseignement de
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
40
la discipline en l’orientant sur la pratique. Physiologie, anatomie, chirurgie deviennent ainsi des matières essentielles,
de même que l’obligation de suivre de stages pratiques. Par
conséquent, l’étude du corps humain se développe dans une
direction pragmatique, centrée sur le soin : l’étude des fonctions organiques prédomine alors sur l’apprentissage théorique et l’attention se porte sur les fonctions organiques de
l’âme et sur son lien avec le corps. Scaliger 1 soutient même,
dans son Exotericarum exercitationum liber XV de subtilitate
ad Hieronymum Cardanum (1592) que l’âme végétative joue
un rôle quasi formateur dans le corps : c’est elle qui donne
à l’âme substantielle « son domicile », recouvrant donc une
fonction « architecturale ». On peut remarquer que les médecins humanistes sont souvent tentés d’abandonner le point de
vue aristotélicien, selon lequel l’âme est la forme du corps,
pour se référer à Galien et à une définition plus spécifique de
ce qui fait la vie d’un être humain, sa virtus vitalis, identifiée
de plus en plus avec le coeur et le pouls.
C’est justement la difficulté de déterminer la cessation de
la vie chez un homme qui fait le lien entre l’étude des fonctions organiques de l’âme et la question controversée de la
mortalité ou de l’immortalité de l’âme individuelle humaine,
qui engage des théories différentes de la connaissance. Le
point de vue le plus original est représenté par P. Pomponazzi, philosophe et médecin, dans son De immortalitate
animae (1516). Pomponazzi critique la perspective averroïste
que beaucoup d’humanistes, comme A. Achillini 2 ou A. Nifo 3,
avaient adoptée, à savoir la thèse du monopsychisme : l’intellect actif ainsi que l’intellect possible sont uniques et séparés
des corps. Il y aurait une seule âme dont les individus ne
sont que les manifestations. Pomponazzi 4, au contraire, défend la conception d’Alexandre d’Aphrodise, qui avait considéré l’intellect possible comme matériel et individuel, faisant
de l’intellect agent une forme séparée, divine, indépendante
du corps humain. Par conséquent l’âme est mortelle si bien
qu’il n’est pas possible, souligne Pomponazzi, de la transformer par « une métamorphose ovidienne » en une nature
divine, comme le voudrait Thomas d’Aquin, avec son hypothèse d’une présence directe dans l’âme des deux intellects.
La conception de l’âme comme mortelle ne doit pas, enfin,
conduire au désespoir : c’est au contraire par là que l’on peut
affirmer l’autonomie de la morale, et affranchir l’homme de
la peur des punitions ou de l’espoir des récompenses dans
une autre vie.
Fosca Mariani Zini
✐ 1 Scaligero J.C., Exotericarum..., Francfort, 1592.
2 Achillini, A., De intelligentiis, Bologne, 1494.
3 Nifo A., De intellectu, Venise, 1503.
4 Pomponazzi P., Tractatus de immortalitate animae, éd.
G. Morra, Bologne, 1954.
Voir-aussi : Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza moderna, 2 vol., Padoue, 1983.
Poppi, A., Introduzione all’aristotelismo padovano, Padoue,
1970.
Siraisi, N.G., The Clock in the Mirror. Cardano and the Renaissance Medicine, Princeton, 1997.
! ARISTOTÉLISME, CONNAISSANCE, COSMOLOGIE
PHILOS. MODERNE
La révolution cartésienne provoque une rupture entre
âme et corps, mais du coup oblige à poser le problème de
leur union.
En distinguant nettement la sphère de l’étendue et celle de la
pensée, Descartes rend impensable tout ce qui pouvait relever de l’âme sensitive ou de toute forme intermédiaire entre
l’activité intellectuelle et le corps. Le problème de l’« animation » du corps disparaît. Le cogito inaugure une séparation
des domaines où la découverte de l’ego comme chose qui
pense, totalement distincte de la chose étendue, permet (une
fois complétée par le Dieu vérace), d’assurer la certitude des
sciences 1, l’immortalité de l’âme, la connaissance des passions 2. Ce point de non-retour est assumé par ses successeurs
(le coup de force de Spinoza consistera à penser, sous le
terme unique de mens, à la fois le siège de la pensée et
celui des affects3). Mais la distinction de l’âme et du corps
pose un nouveau problème – celui de leur union, car l’âme
n’est pas dans le corps « comme un pilote en son navire ».
Il faut donc expliquer comment, au moins dans le cas du
corps humain, nous sentons dans notre âme certains phénomènes qui ont lieu dans le monde des corps, comment nous
sommes touchés affectivement, comment nous réagissons par
des mouvements volontaires. Chacun des grands philosophes
du XVIIe s., une fois rejetée la solution cartésienne, avance la
sienne propre : « parallélisme » pour Spinoza, occasionalisme
pour Malebranche, harmonie préétablie pour Leibniz – signe
qu’il s’agit bien d’un problème d’époque.
Hobbes indique une autre voie, qui sera explorée par le
matérialisme des Lumières : et si l’âme elle-même était un
corps très subtil ? Dans ce cas, les lois du mécanisme seraient
encore applicables au domaine des passions et des relations
interhumaines. Ici, l’unité des lois de la nature implique le
refus que l’âme constitue un royaume séparé 4. De même,
la question posée par Locke (la matière peut-elle penser ?)
recevra au XVIIIe s. des réponses positives, qui permettront
d’envisager une explication de l’homme n’ayant pas besoin
du recours à l’âme 5.
Wolff au contraire constitue définitivement la psychologie
rationnelle comme science de l’âme en deuxième section de
la métaphysique spéciale, entre la théologie et la cosmologie. Mais il la double d’une psychologie empirique, dont elle
semble bien tirer tout son savoir effectif, tout en le niant.
L’Allemagne du XVIIIe s. est en effet le lieu où s’élabore une
anthropologie, qui rend caducs tous les discours métaphysiques sur l’âme. L’observation et l’expérimentation préparent
la voie à une connaissance non spéculative du psychisme.
Kant essaie de distinguer les deux terrains 6. L’analyse des
« paralogismes de la raison pure » critique les justifications
métaphysiques de la simplicité et de l’immortalité de l’âme
(cette dernière ne peut être postulée qu’à titre de croyance
légitime de la raison pratique). Mais chez lui aussi perce
l’aveu que c’est la psychologie empirique qui dit la vérité sur
la psychologie rationnelle 7.
▶ Dans le discours sur l’âme à l’âge classique, on voit s’articuler – et se heurter – la prise en compte de l’existence et de la
productivité des lois de la nature (qui excluent une influence
de la pensée sur l’étendue, et suggèrent l’existence d’une
nécessité analogue dans la pensée même), l’héritage d’une
théologie qui pense l’âme individuelle en termes d’immortalité, de prédestination et de libre-arbitre, le développement
d’un intérêt croissant pour l’intériorité comme pour l’observadownloadModeText.vue.download 43 sur 1137
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41
tion scientifique du comportement humain – d’où naîtront les
diverses variantes de la psychologie.
Pierre-François Moreau
✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques.
2 Descartes, R., Les Passions de l’âme.
3 Spinoza, B., L’Éthique.
4 Hobbes, Th., Léviathan.
5 Yolton, J.W., Thinking Matter. Materialism in Eighteenth-Century Britain, Minneapolis, 1983.
6 Kant, E., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, II, ch. 1.
7 Kant, E., Critique de la Raison pure, Théorie transcendantale
de la méthode, ch. 3 : « Architectonique de la Raison pure ».
BIOLOGIE
Principe philosophique, théologique, caractérisant le
vivant.
Les présocratiques ont donné le nom de « matière ignée »
(Pythagore, Heraclite), « aérienne » (Anaximène de Milet)
ou « éthérée » (Hippocrate) à ce qui est devenue l’âme, ou
psyché, chez Aristote 2. Ce dernier attribue la permanence
de la génération et de la forme à l’âme (« ce par quoi nous
vivons »), qu’il hiérarchise en végétative, sensitive et intellectuelle. Ainsi, « si l’oeil était un animal, la vue serait son âme ».
Dans le mécanisme de Descartes (1596-1650) – installant
la dichotomie entre « esprit » (res cogitans) et « matière » (res
extensa) –, seul l’esprit, l’âme, est indivisible 3 ; la figure et le
lieu, doués d’étendue, sont divisibles.
Leibniz (1646-1716) infléchit cette position et attribue à
l’âme l’animalité : « Chaque corps vivant a une entéléchie
dominante qui est l’âme dans l’animal [...] 4. » Commençant
par création et terminant par annihilation divine, l’âme est
gradée, de sensitive à raisonnable.
Le concept d’âme est au coeur de la philosophie « animiste » de Stahl (1660-1734), qui définit l’âme comme seul
principe actif, donnant toute activité à la matière, et ce par
trois moyens : la circulation, les sécrétions et les excrétions. Cette « force conservatrice » permet de lutter contre la
« corruptibilité » du corps et se substitue à toute explication
chimique ou anatomique des mécanismes du vivant. La maladie s’explique alors par un trouble de l’âme.
L’animisme se détache du pur spiritualisme en admettant
l’étendue et la matière pour l’âme.
Le vitalisme – Th. de Bordeu (1722-1776), P.-J. Barthez
(1734-1806) et X. Bichat (1771-1802) – s’ancre autour d’un
principe vital gouvernant la vie organique et la vie animale 5,
cette dernière seule répondant de l’âme pensante.
N’osant confondre l’organe complexe qu’est le cerveau et
l’âme, Littré et Robin (mi-XIXe s.) attribuent aux nerfs la capacité de transmettre les sensations.
▶ Siège des sensations, de la volonté et du jugement, l’âme
est le lien entre l’individu et le monde.
Cédric Crémière
✐ 1 Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1971.
2 Aristote, De l’âme, traduction nouvelle et notes par J. Tricot,
Vrin, Paris, 1992.
3 Descartes, R., Les Passions de l’âme (1649), introduction et
notes par G. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1955, nouveau tirage, 1994.
4 Leibniz, G. W. Fr., La Monadologie (1714), édition annotée et précédée d’une exposition du système de Leibniz par
E. Boutroux (1880), LGF-Le livre de poche, Paris, 1991.
5 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (première partie) (1800), Garnier-Flammarion, Paris, 1994, § 215.
! MÉCANISME, VITALISME
PSYCHANALYSE
En français, « âme » ne s’adjective pas : ce n’est pas une
qualité. Inétendue, elle est la singularité organisatrice de
ce qui en est animé : humain, violon ou tore. Mais la tradition chrétienne l’isole de son déploiement, la personne
telle qu’elle se manifeste. La Seele allemande, au contraire,
s’adjective : seelisch. Ainsi, la Seele est continûment déployée
comme le psychisme, l’esprit, ou le mental – mais la singularité organisatrice du déploiement manque.
Lorsque Freud soutient, via la théorie des pulsions, que
la « vie de l’âme », Seelenleben, dépend de celle du corps, et
intervient sur cette dernière, il surmonte le dualisme que la
tradition chrétienne et les sciences ont fomenté en Occident.
Immanence que la langue allemande suggère, mais dont l’intelligibilité nécessite l’hypothèse de singularités organisatrices
régissant les rapports des vies du corps et de l’âme : meurtre
de l’archipère, pulsion de mort, identification primaire, etc.
▶ Freud rejoint Aristote : « Si l’oeil était un animal complet,
la vue en serait l’âme » 1, et la dynamique qualitative, capable
de justifier et de rendre intelligibles les relations intrinsèques
entre une singularité organisatrice (âme), et son déploiement
(Seele).
Michèle Porte
✐ 1 Aristote, De anima, trad. fr. A. Jannone et E. Barbotin, Budé
/ Les Belles Lettres, Paris, 1966 ; 414a, 12 ; 412b, 19-20.
∼ BELLE ÂME
En allemand schöne Seele.
Notion clef des relations entre moralité et religion ainsi que moralité
et esthétique. À ce titre, elle est amenée à jouer un rôle central dans
l’esthétique philosophique du XVIIIe siècle.
ESTHÉTIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION
Expression, dans un individu, de la liaison entre moralité
et sensibilité.
Dans le livre IV de la République, qui traite de l’injustice
comme maladie de l’âme, Platon dit que la vertu est pour
l’âme « une sorte de santé, de beauté » 1. De ce point de départ, deux traditions vont se développer : l’une, de Plotin 2
à saint Augustin 3, dissocie la beauté physique et la beauté
intérieure ; l’autre, de Cicéron 4 à l’esthétique des Lumières,
s’attache à leur harmonie. Rousseau fait de la belle âme, dans
la Nouvelle Héloïse, un être naturel que la civilisation corrompt 5. C’est à cette problématique que se rattache le rôle
que joue la belle âme chez Schiller.
Pour Kant, le jugement esthétique est subjectif et l’on
cherche à tort l’universalité qu’il possède néanmoins du côté
de l’objectivité. Le jugement esthétique a sa manière propre
de constituer des normes tout aussi contraignantes que celles
des lois scientifiques et possédant même, de façon du moins
symbolique, une validité morale. C’est pourtant sur la base
de l’esthétique kantienne que Schiller va relancer le débat
sur l’objectivité du Beau. Il cherche dans l’accord des facultés
qui caractérise le jugement esthétique l’organon d’une nouvelle rationalité dont l’objectivation réaliserait la synthèse de
l’ordre et de la liberté. La beauté n’est pas seulement belle
apparence, mais expression phénoménale de la liberté (FreidownloadModeText.vue.download 44 sur 1137
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42
heit in der Erscheinung) 6. La belle âme est avec la grâce la
catégorie clef de cette tentative ; la grâce est le « reflet d’un
coeur beau », la belle âme, la figuration de la beauté morale 7.
Involontaire, spontanée, naturelle et libre en même temps,
elle n’a « d’autre mérite que d’être », et ne sait même rien de la
beauté de son action. On la rencontre plus fréquemment, dit
Schiller, parmi le sexe féminin. Chez la belle âme (le « beau
caractère »), la moralité est à l’origine de l’action mais confie
la réalisation du devoir à la sensibilité. Il y a « sympathie » et
non soumission pathologique aux penchants ; le critère infaillible est que la belle âme soit capable de se transformer en
une âme sublime. Cette relation entre la beauté et le sublime,
entre la grâce et la dignité, reste problématique. Schiller tente
de démontrer que l’adhésion qu’emporte la belle âme établit
la possibilité d’une moralité non tyrannique : la belle âme ne
contraint pas, elle « fait un devoir de » (verpflichtet), sa liberté
en appelle à la liberté, alors que la dignité caractérise celui
qui est contraint.
Dans le roman de Goethe les Années d’apprentissage de
Wilhelm Meister, la belle âme dit d’elle-même : « C’est un instinct qui me guide et toujours me conduit vers le bien. J’obéis
librement à mes sentiments et ignore autant la contrainte que
le repentir. Je remercie Dieu de pouvoir reconnaître à qui je
suis redevable de ce bonheur et de ne pouvoir penser à ces
privilèges qu’avec humilité 8 ». Hegel en prend acte et reconnaît en elle « la génialité morale qui sait que la voix intérieure
de son savoir immédiat est voix divine », mais il lui reproche
de n’être que « contemplation de sa propre divinité ». « Toute
extériorité disparaît pour elle » au profit de « l’intuition du
Moi = Moi » 9. Mais cette identité n’est qu’une forme vide de la
conscience de soi absolue. Goethe, dans une lettre à Schiller
à propos du « chapitre religieux » de son roman, les « Confessions d’une belle âme », va même jusqu’à parler de « nobles
duperies » et de « la plus subtile confusion du subjectif et de
l’objectif ». Pour prendre corps, elle doit s’engager dans la
dialectique du mal et du pardon ; car « la bonne conscience
est à considérer dans l’action » 10. Dans les Écrits théologiques
de jeunesse, elle apparaît sous les traits mystiques du Christ
fuyant devant le destin pour se réfugier dans le règne intérieur de Dieu.
Gérard Raulet
✐ 1 Platon, La République, IV, 444d.
2 Plotin, Ennéades, I, 6 (1).
3 Saint Augustin, De vera religione, XXXIX.
4 Cicéron, Tusculanae disputationes, IV.
5 Rousseau, J.-J., Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), in OEuvres
complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, 1964, t. II,
p. 27.
6 Schiller, F., Kallias, oder über die Schönheit (Kallias ou sur
la beauté).
7 Schiller, F., « Über Anmut und Würde » (« Sur la grâce et la
dignité », 1793), fin de première section, in Werke, Nationalausgabe, Weimar, 1962, t. XX, pp. 229 sq.
8 Goethe, J. W., Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister,
chap. V : « Confessions d’une belle âme », trad. J. Ancelet-Hustache, Aubier, Paris, 1983, pp. 376 sq.
9 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hippolyte, Aubier, Paris, s.d., t. II, pp. 186 sq.
10 Ibid., p. 190.
! BEAUTÉ, DIGNITÉ, GRÂCE, LIBERTÉ, MORALE, RELIGION, SUBLIME,
VERTU
AMITIÉ
Du latin amicitia, « amitié ».
L’amitié est une vertu cardinale dans l’éthique d’Aristote 1 ou de Cicéron 2. Chez Montaigne, elle est le pur sentiment qui unit deux âmes.
MORALE
Sentiment d’attachement d’une personne pour une
autre. L’amitié se distingue de l’amour en ce qu’elle exclut
le désir sexuel.
L’amicitia est la traduction latine de la philia grecque. Elle
désigne, d’abord, toutes sortes d’attachements, des plus larges
(les camarades) aux plus restreints, des attachements symétriques (entre égaux, par l’âge, la condition sociale, etc.) aussi
bien qu’asymétriques (liens entre père et fils, entre maître
et élève). Elle prend ensuite un sens plus restreint : elle se
distingue de l’éros, fondé sur le désir, aussi bien que du « pur
amour » chrétien (agapé), qui est dirigé vers le prochain en
tant que tel. Elle est la relation d’affection désintéressée entre
des individus qui se considèrent, sous l’angle de leur rapport
mutuel au moins, comme des égaux.
L’approche aristotélicienne
Loin d’être conçue sur le mode du sentiment, l’amitié aristotélicienne est une vertu. Elle surgit d’abord naturellement,
puisque les hommes ont besoin les uns des autres pour vivre.
Mais, si la vie bonne n’est véritablement possible que dans
une cité, gouvernée par des lois, c’est-à-dire où règne la justice, seuls des hommes unis par les liens de l’amitié peuvent
constituer une telle cité. La cité étant une communauté de
communautés, chacune de ces communautés particulières
repose sur des liens d’amitié (de philia) d’une nature particulière. L’appartenance à la communauté politique est raisonnable, puisqu’elle procure à la fois la sécurité et les avantages
de l’union qui fait la force : elle pourrait se justifier seulement
par un calcul rationnel. Mais, pour qu’une communauté stable
existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux
qui en font partie ; par conséquent, il faut qu’existe entre
ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre
manière de définir l’amitié. Ainsi conçue, l’amitié, loin d’être
simplement un sentiment ou ce qui apporte un plaisir, est
une vertu politique, puisqu’elle est ce qui permet de souder
la cité. À cette amitié politique fait écho la thématique républicaine de la fraternité, dont Rousseau donne les linéaments.
Il existe cependant une forme supérieure de l’amitié, celle
qui unit des individus vertueux. Ce genre d’amitié n’est pas
cultivée en vue d’un bien quelconque, mais seulement pour
elle-même. Elle est le dépassement de tout égoïsme, puisque
l’autre devient un autre moi-même.
Il faut cependant se garder d’une vision trop intellectualiste. L’amitié étant un bien, elle s’accompagne de plaisir, et
donc elle est bien aussi un sentiment. Mais les plaisirs euxmêmes sont de nature diverse suivant la partie de l’âme à
laquelle ils correspondent. Aux divers types d’amitié correspondent donc divers types de plaisirs, les plaisirs les plus
purs, ceux de la partie intellective de l’âme correspondant à
la forme supérieure de l’amitié entre hommes vertueux.
L’approche épicurienne
Si l’amitié aristotélicienne est politique, l’approche épicurienne paraît résolument antipolitique. Le plaisir de vivre et
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
43
de philosopher entre amis s’oppose clairement aux malheurs
auxquels est vouée la vie publique.
Le groupe des amis (ceux qui se réuniront au Jardin d’Épi-
cure) est bien une société – une entente –, mais c’est une
société qui n’est fondée ni sur la religion, ni sur le besoin
social lié à la division du travail et aux échanges, ni sur la
politique. Au monde clos de la cité, elle substitue un monde
dans un monde, une tentative de construire un havre de paix
à l’abri des troubles du temps. C’est pourquoi, selon Diogène
Laërce, les amis d’Épicure se comptent « par villes entières ».
Ainsi l’amitié épicurienne est-elle « cosmopolitique » : « L’amitié danse autour du monde habité, proclamant à nous tous
qu’il faut nous réveiller pour louer notre félicité. » 3.
L’approche moderne
Avec Montaigne, l’amitié engendre un type de communauté
entre les individus qui n’a aucun rapport avec les autres communautés. L’amitié est recherchée pour elle-même, sans intérêt, sans finalité, sans marchandage et sans contrat ; elle n’est
pas liée au désir et exprime cette inexplicable communion
des âmes, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la
grâce. Car, si elle est sans finalité, elle est aussi sans cause
particulière, elle ne vient pas récompenser les efforts et les
mérités. C’est une « force inexplicable et fatale, médiatrice
de cette union ». Et c’est pourquoi, « si l’on me presse de
dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer
qu’en répondant : “parce que c’était lui ; parce que c’était
moi.” » 4. Loin du holisme des sociétés antiques, Montaigne
annonce ici les grands thèmes de l’individualisme moderne.
Denis Collin
✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Vrin, Paris,
1997.
2 Cicéron, l’Amitié, Les Belles Lettres, Paris, 1984.
3 Épicure, Sentences vaticanes 52, in Lettres, Maximes, Sentences, traduction J.-F. Balaudé, LGF, Classiques de la philosophie, Paris, 1994.
4 Montaigne, M. (de), « De l’amitié », in Essais, I, Arléa, Paris,
1992.
AMOUR
Du latin amor. En grec : Eros ; en allemand : Lieb (Moyen Âge), «
plaisir »,
Liebe, du latin libens, « volontiers, avec plaisir », de même racine que
libido, « désir, volupté ».
Concept scindé en deux orientations générales au sein de l’histoire de
la philosophie, l’amour renvoie soit à un désir de transcendance, soit
à un désir immanent d’un autre qui renvoie à une théorie des affects.
Inscrit au coeur du mot même de philosophie, l’amour désigne donc, de
façon ambivalente, tout à la fois une idéalité ancrée soit dans l’ordre du
savoir, soit dans le registre mystique, et une appétence du fini pour le
fini.
C’est de la confusion de ces deux registres bien distincts que sont nés la
plupart des genres de l’amour : amour courtois, possession mystique des
stigmates charnels d’un Dieu immédiatement saisi, amour de soi.
PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE
Sentiment de nature intellectuelle ou charnelle qui
engendre le désir.
L’éros platonicien, qui est avec l’amicitia hellénistique et
romaine le plus proche parent de l’amour, se constitue essentiellement dans une relation de l’âme aux Idées. Dans ce
processus qui est le propre d’une âme, une conversion se
produit. L’âme est, dans l’amour, sans cesse dans une posture ascensionnelle puisqu’elle ne peut aimer, à moins de
se perdre, que ce qui est élevé et radicalement séparé des
contingences du sensible. Contrairement à l’éros, l’agapè
chrétienne place dans la transcendance elle-même, en tant
qu’elle s’étend à toute créature finie dans la foi, la puissance
généreuse postulée par l’amour. La tradition platonicienne,
outre le fait qu’elle tend à intellectualiser le produit du désir,
ne contient rien en son sein qui la prédispose à faire de la
représentation du corps martyrisé de Jésus l’objet d’un amour
en soi.
Par-delà l’agapè chrétienne et l’amour courtois, la Renaissance rénove le culte de l’éros platonicien. Cette approche,
dans son goût du syncrétisme, n’efface pas les deux premières, mais réconcilie en un seul amour – l’amour de la
Beauté qui est Dieu – le platonisme du Banquet, l’amour
paulinien et le pétrarquisme, qui, déjà, donnait à la relation
amoureuse une dimension intellectuelle. Ainsi, Ficin et le
néoplatonisme opposent aux voluptés vulgaires de la chair,
à l’acte vénérien attristant l’esprit, un amour vrai, spirituel,
désincarné, céleste, qui apporte à l’amant la joie dont la passion est toujours dépourvue 1. Confondant la Vénus terrestre
avec la céleste, nous aimons mal. En restaurant la pratique
du banquet, Ficin redéfinit le sens de l’amour vrai, qui est
désir du beau : non de la beauté éphémère du corps qui
émeut les sens indignes – toucher, goût, odorat –, mais de
la beauté divine éternelle, accessible aux sens nobles – ouïe,
vue, raison. Cette fureur érotique, Éros, s’apparente au principe d’attraction émanant de Dieu, à la puissance unificatrice,
ordonnatrice du cosmos, rappelle alors à l’âme son origine
divine. L’humaine et commune nature ainsi transcendée,
l’amant rayonnant de la beauté fascinante des anges, des
héros et autres virtuosi, devient le digne objet d’un amour
aristocratique 2.
Julie Reynaud
✐ 1 Ficin, M., In Convivium Platonis, II, 7, Opera Omnia, I,
Kristeller, Turin, 1962.
2 Pic de La Mirandole, De la dignité de l’homme, in OEuvres philosophiques, PUF, Paris, 1993.
PHILOS. MODERNE, MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE
À l’âge classique, l’amour tend à devenir le modèle des
passions, alors que dans l’Antiquité c’était plutôt la colère
qui jouait ce rôle.
L’époque de l’humanisme a vu se multiplier les traités
ou les dialogues sur l’amour (où souvent les statuts et
les contenus de l’amour humain et de l’amour divin renvoient l’un à l’autre) ; l’oeuvre de Léon l’Hébreu en est
un bon exemple. À partir de Descartes, la théorie des
passions prend un tout autre aspect : elle se systématise
en cherchant à expliquer la variété des passions par leur
engendrement à partir de quelques passions fondamentales ; non seulement l’amour est presque toujours l’une
de ces passions, mais surtout les passions sont presque
toutes pensées sur le modèle qu’il fournit, en tant qu’elles
sont conçues comme des relations à un objet. Une rupture
décisive a lieu dans la pensée de Spinoza, où au contraire
l’amour n’a qu’un statut de passion dérivée : il est la joie
accompagnée de l’idée d’une cause extérieure – ce qui
revient à dire que la passion ne se définit pas d’abord
par son objet. Cela n’empêche pas l’itinéraire éthique
de culminer dans la double pensée de l’ « amour envers
Dieu » et de l’ « amour intellectuel de Dieu », qui suppose
deux sortes de joie différentes (le premier renvoie à une
joie affective, transition vers une plus grande puissance
d’agir ; le second à une joie stable, non affective, et en ce
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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sens cet amour est identique à l’amour que Dieu a pour
lui-même et pour les hommes) 1. Chez Leibniz, aimer est
trouver du plaisir dans la félicité d’autrui 2. C’est l’amour
divin qui explique la Création et l’amour pour les perfections divines est la condition du salut.
▶ L’âge classique a connu la « querelle du pur amour » : l’âme
peut-elle aimer Dieu et s’abîmer en lui jusqu’à s’oublier ellemême, sans aucun mélange d’intérêt, de crainte ou d’espérance ? – Fénelon, Mme Guyon, Bossuet, Malebranche et
Leibniz y participent 3.
Pierre-François Moreau
✐ 1 Spinoza, B., Éthique III et V.
2 Leibniz, G.W., Confessio Philosophi.
3 Le Brun, J., Le Pur Amour : de Platon à Lacan, Seuil, Paris,
2002.
PSYCHANALYSE
Thème central de la psychanalyse, qui élucide la diversité des acceptions des mots « amour » et « aimer », qui la
justifie et qui en déploie les sources organiques et la dynamique : pulsion sexuelle, libido.
La vie amoureuse procède de celle de la première enfance.
Selon que le détachement psychique d’avec les amours infantiles (figures parentales) a été plus ou moins accompli – et
la synthèse plus ou moins possible des courants tendre et
sensuel –, les vies amoureuse et sexuelle seront diversement
actualisables (de l’amour platonique au rabaissement psychique en passant par le fétichiste collectionneur, le gourmet
et le sadique).
Proche de la pathologie, la « passion amoureuse » (Verliebtheit) se caractérise par une surestimation psychique
de l’objet d’amour, qui prend la place de l’idéal du moi.
L’amour de transfert en est une forme. L’état amoureux
participe aussi de l’étiologie de la paranoïa, vue comme
transformation d’un désir homosexuel 1. Les mêmes processus psychiques créent l’état d’hypnose et la soumission
au chef dans les masses (Psychologie des masses et analyse
du moi, 1921).
▶ En assignant une origine commune – la sexualité – à
toutes les formes d’amour, Freud s’inscrit dans la tradition qui affirme la continuité du désir sexuel à l’idéalisation : « Encore que les passions qu’un ambitieux a pour la
gloire, un avaricieux pour l’argent, un ivrogne pour le vin,
un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme
d’honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon
père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles,
toutefois, en ce qu’elles participent de l’Amour, elles sont
semblables. 2 »
Benoît Auclerc
✐ 1 Freud, S., Psychoanalystische Bemerkungen über einen
autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia (Dementia
Paranoides) (1910), G.W. VIII, Remarques psychanalytiques sur
un cas de paranoïa décrit sous forme autobiographique (Schreber), O.C.F.P. X, PUF, Paris, p. 285.
2 Descartes, R., Les Passions de l’âme, 1649, II, 82, Vrin, Paris,
1955, pp. 123-124.
! AMBIVALENCE, ENFANTIN / INFANTILE, ÉROS ET THANATOS,
ÉTAYAGE, IDÉAL, LIBIDO, NARCISSISME, OBJET, SUBLIMATION,
TRANSFERT
∼ AMOUR DE SOI / AMOUR-PROPRE
ANTHROPOLOGIE, MORALE
Deux mouvements autocentrés de la sensibilité ; le premier
vise les conditions de la pure et simple existence, le second
est relatif à l’idée que se fait l’individu de la condition d’autrui.
Cette dichotomie arrache l’amour à sa dimension affective et
/ ou simplement morale pour l’inscrire dans le schéma d’une
analyse des fondements anthropologiques des relations sociales
et politiques. Elle est mise en place par Malebranche dans la
Recherche de la vérité : en lui-même, l’amour de soi qui nous
porte à conserver notre être est « toujours bon ». De surcroît,
il se manifeste encore empiriquement dans la réalisation des
vertus dont nous sommes capables, comme simples créatures :
« L’amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même,
est toujours accompagné de quelques mouvements d’esprit qui
rendent cet amour sensible. » 1. C’est pour avoir mêlé d’un tel
contentement sensible l’amour qui doit nous unir à Dieu que
Malebranche se trouve engagé dans la querelle du pur amour,
qui oppose Bossuet et Fénelon : il faut, selon l’oratorien, que
l’amour de soi accomplisse sa plus haute forme dans l’amour
de Dieu, sauf à nier la vertu théologale d’espérance. Toutefois,
l’amour de soi, s’il procède d’un mouvement droit, peut dégénérer en un amour-propre déréglé, par où nous nous aimons
mal, car nous oublions que « c’est l’amour que Dieu se porte à
lui-même qui produit notre amour. » 2.
La différence entre amour de soi et amour-propre demeure
relative à l’analyse des comportements humains, quoi qu’il en
soit de son assise métaphysique. Rousseau peut ainsi reprendre
à son compte ces acquis de l’hédonisme malebranchiste pour
éclairer la genèse des affections morales dans l’homme. Contre
Malebranche, il affirme que l’homme est naturellement bon,
puisqu’animé, à l’état de nature, par le seul souci de sa conservation immédiate, que ne perturbent pas des désirs supplémentaires. L’amour-propre, au contraire, sanctionne la préférence
abusive que nous nous accordons, en imaginant que notre bonheur dépend de l’acquisition de nouveaux avantages, qui nous
semblent profiter à autrui ou qui pourraient nous élever audessus d’une condition dont nous imaginons qu’elle lui est profitable : « L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content
quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre,
qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce
que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que
les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. » 3. Aussi
le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes décrit-il la genèse et la dégradation des relations
sociales à partir de la mise en oeuvre de l’amour-propre, qui
requiert l’usage des capacités intellectuelles de l’homme et de sa
sensibilité active, puisqu’il engage l’imagination et le jugement
de comparaison qui complexifient l’amour de soi.
Il reste que l’amour-propre, en ce qu’il est essentiellement
relatif, permet également d’approcher ce qui fait la nature
morale de l’homme : au lieu de se préférer à tous ceux auxquels il se compare, Émile les considère avec compassion –
l’amour de soi ainsi généralisé devient amour de l’humanité.
Fera-t-il un bon citoyen ? Non, car une communauté politique
doit essentiellement se préférer selon Rousseau.
André Charrak
✐ 1 Malebranche, N., Recherche de la vérité, l. V, chap. II.
2 Malebranche, N., Conversations chrétiennes, III.
3 Rousseau, J.-J., Émile, l. IV.
! ÉTAT DE NATURE, PITIÉ
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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ANAGOGIQUE
Du grec anagogikos.
GÉNÉR., PHILOS. RELIGION
Terme employé en théologie pour désigner, parmi les
quatre sens de l’Écriture (littéral, allégorique, topologique
et anagogique), celui qui est considéré comme le plus profond et le plus spirituel, mais aussi le plus caché.
Leibniz a utilisé le terme « anagogique » pour qualifier un type
d’induction dans laquelle le raisonnement remonte vers les
premières causes (Tentamen anagogicum : essai anagogique
dans la recherche des causes).
Michel Blay
ANALOGIE
Du grec analogia, d’analogos, « qui a même rapport, proportionnel », ana
indiquant la répétition, logos le rapport. En allemand : Analogie,
Gleicharti-
gkeit, de gleich, « même, égal », et Art, « espèce ».
GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, PHILOS. ANTIQUE
Proportion mathématique entre des termes.
L’analogie dérive des recherches pythagoriciennes sur les
rapports harmoniques entre les nombres. Théon de Smyrne
en a rappelé les différentes espèces 1. L’analogie entre trois
termes, a, b, c, telle que l’on ait : a / b = b / c, est appelée continue. L’analogie à quatre termes, a, b, c, d, telle que
a / b = c / d, est dite discontinue 2. C’est la plus usitée. Si le
rapport a / b = c / d est aussi égal à (a + b) / (c + d), on a
alors nécessairement l’égalité b = c, ce qui ramène à l’expression à trois termes : l’image de la ligne chez Platon, exprimant
analogiquement les rapports entre les divers degrés de la
connaissance, fournit ici un exemple célèbre de cette conséquence 3. Le « calcul de la quatrième proportionnelle » est le
calcul de la valeur, manquante, d’un terme, sur la base de la
valeur connue des trois autres, et de leur rapport analogique.
L’analogie suppose une forme d’homogénéité des termes
mis en rapport 4. Entre un rectangle et toute autre figure géométrique, on ne pourra poser au mieux qu’une « parenté » ;
deux carrés entre eux seront plutôt dits isomorphes ; seuls
deux rectangles ont quelque chance d’être jugés « analogues », en comparant le rapport de leur longueur à leur largeur.
Si l’intérêt mathématique des rapports analogiques est évident – Euclide s’y consacrera au livre V de ses Éléments –,
leur attrait philosophique est non moins certain pour la pensée, qui se repérera plus facilement dans les choses grâce aux
« identités de rapports » que les analogies suggèrent. Platon,
influencé en ce sens par le pythagorisme, fera grand usage
de l’analogie : les correspondances qui s’établissent analogiquement entre les choses témoignent, pour lui, de la présence même de l’intelligible ordonnant le cosmos. Interpréter
l’image de la ligne, déjà citée, comme une simple métaphore
à visée didactique serait sous-estimer l’importance ontologique que Platon attache aux égalités de rapports, lui qui souligne, à l’occasion, l’« égalité géométrique » qui prévaut entre
le monde des
analogique à
des liaisons
du monde par
dieux et celui des hommes 5. La progression
trois termes sera définie comme « la plus belle »
dans le Timée, et sera utilisée dans la constitution
le démiurge 6.
Sur les plans politique et juridique, la notion d’analogie
alimente évidemment la conception de la justice distributive
(à chacun selon ses mérites et besoins), là encore inaugurée
par Platon 7 et reprise par Aristote 8.
Aristote a donné une définition explicite de l’analogie :
« J’entends par analogie tous les cas où le deuxième terme
entretient avec le premier le même rapport que le quatrième
avec le troisième. » Il l’applique, en l’occurrence, à la métaphore, figure de style où le fonctionnement analogique de la
pensée s’appuie effectivement sur une identité de rapports 9.
L’idée de produire, par un rapport analogique, un effet de
sens là où le langage ne fournirait pas le quatrième terme
nécessaire peut rapprocher le procédé métaphorique du
calcul mathématique de la quatrième proportionnelle. D’un
point de vue plus strictement logique, Aristote ne dédaigne
pas les apports du « raisonnement par analogie » : ce mode
de pensée peut fournir des enseignements, quoiqu’il soit non
analytique 10. Kant, à son tour, évoquera la possibilité d’une
« connaissance par analogie », lorsqu’il s’agira, pour la raison, de chercher à connaître des réalités telles qu’un Être
suprême 11.
La théorie scolastique de l’« analogie de l’être » (analogia
entis) est intimement liée à l’histoire de la réception médiévale de la philosophie aristotélicienne. D’un point de vue
philosophique, elle découle de la tension entre, d’une part, le
problème de l’unification requise des sens de l’être pour fonder la métaphysique comme science de l’être en tant qu’être,
et, d’autre part, la réflexion aristotélicienne sur les différents
types d’homonymie, Aristote ayant notamment relevé une
homonymie « par analogie » 12. Par leur importance dans la
transmission de l’aristotélisme, l’interprétation d’Avicenne
(Metaphysica), puis celle d’Averroès dans son Commentaire,
s’avéreront déterminantes quant à la solution des difficultés,
qui s’impose avec la grande scolastique. Chez Albert le Grand
et saint Thomas, l’analogia entis est ainsi conçue comme le
mode hiérarchique d’une participation graduelle des étants à
l’être, selon leur dignité, permettant par contrecoup de sauver
l’univocité du genre étudié par la métaphysique.
Christophe Rogue
✐ 1 Théon de Smyrne, Des connaissances mathématiques utiles
pour la lecture de Platon, II, 19 et suiv.
2
Ibid., II, 31.
3 Platon, République, VI, 509 d.
4 Théon, op. cit., II, 20.
5 Platon, Gorgias, 508 a.
6 Platon, Timée, 31 b et suiv.
7 Platon, Lois, VI, 756 e et suiv.
8 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131 a 30 et suiv.
9 Aristote, Poétique, 1457 b 15.
10 Aristote, Premiers Analytiques, I, 46, 51 b 25.
11 Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, §58.
12 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6, 1096 b 26-31.
ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES
1. Transposition du concept mathématique de proportion. 2. Identité ou ressemblance de rapports.
D’origine pythagoricienne, l’analogie est arithmétique
(A – B = B – C), géométrique (A / B = B / C) ou harmonique
[(A + B) / A = (B + C) / C ou (A + B) / (B + C) = A / C]. Platon
importe le modèle géométrique (essence / devenir = intelligence / opinion) et l’applique à des rapports opératoires :
entre sophiste et pêcheur se manifeste l’identité de « capturer par ruse ». Aristote accorde à l’analogie le privilège des
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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raisonnements transgénériques pour toute réalité mesurable
lorsque la communauté de méthode le permet. L’analogie
est donc une ressemblance de rapport, et non un rapport
de ressemblance. Le concept s’assouplit ensuite, prenant le
sens d’équivalence partielle, jusqu’à l’assimilation à la ressemblance superficielle et la transposition abusive de concepts.
Pourtant, outre l’utilité heuristique et pédagogique, « c’est
donc sur l’analogie que repose la méthode des modèles »1
dans chaque discipline 2. Elle apparaît forte ou faible, selon la
rigueur de la correspondance : « La caractéristique d’un vrai
système scientifique de métaphores est que chaque terme
dans son sens métaphorique retient toutes les relations formelles avec les autres termes du système qu’il avait dans son
sens original » (Maxwell) 3. Le réalisme des relations de Simondon pense la science en tant qu’analogie : la physique est
une relation entre deux systèmes de relations analogues (les
mathématiques et les processus d’ontogenèse). Il précise le
critère de validité : « Ces identités de rapport sont des identités opératoires, non des identités de rapports structuraux » 4.
La construction analogique d’objets scientifiques est intelligible si le rapport entre deux relations ayant valeur d’être est
lui-même une relation ayant rang d’être.
Vincent Bontems
✐ 1 Canguilhem, G., Études d’histoire et de philosophie des
sciences, Vrin, Paris, 1994, p. 318.
2 Gonseth, F., Les Mathématiques et la Réalité, Blanchard, Paris,
1974.
3 Lichnerowicz, A., Perroux, F., Gadoffre, G. (dir.), Analogie et
Connaissance, Maloine, Paris, 1980, p. 184.
4 Simondon, G., L’individu et sa genèse physique-biologique,
Millon, Paris, 1995, p. 265.
Voir-aussi : Hesse, M., Models and Analogies in Science, NotreDame University Press, Notre-Dame (Ind.), 1966.
! ÉPISTÉMOLOGIE
∼ PROCESSUS ANALOGIQUE
Freud a recours à l’analogie dès 1905 : hystérie adulte et expressivité
corporelle infantile sont analogues (entre autres) 1. Elle est
indispensable
entre psychologies individuelle et collective : depuis l’analogie inaugurale de 1907, Actions de contraintes et Pratiques religieuses, jusque dans
l’Homme Moïse et la Religion monothéiste (1934-1938) en passant par
Totem et Tabou (1912-1913), où peuples primitifs, enfants, névrosés et
rêveurs sont les termes des analogies.
PSYCHANALYSE
1. Analyse des relations parties-tout de l’objet étudié,
et comparaison avec un ou plusieurs autres objets, considérés selon leurs relations parties-tout. – 2. Examen des
ressemblances et des différences entre objet étudié et
objets de comparaison. – 3. Transgression des temps pré-
cédents par un acte conceptuel qui construit une nouvelle
compréhension de l’objet étudié.
Restée vivace en théologie et dans le domaine du droit, l’analogie a été dévalorisée, voire interdite en sciences, avec le
formalisme structural, et jusqu’en poésie 2. Elle est souvent
réduite à la simple comparaison ou supplantée par la métaphore (J. Lacan). Pourtant, la pensée commune et les langues
y ont souvent recours (« ailes de raie »). Les mathématiques
actuelles (dynamique qualitative, théorie des catastrophes 3 et
homologie) développent à nouveau l’analogie et offrent des
moyens pour la contrôler.
André Bompard
✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905,
G. W. V, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard,
Paris, 1962.
2 Secretan, P., L’analogie, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1984.
3 Thom, R., Stabilité structurelle et Morphogenèse. Essai d’une
théorie générale des modèles, InterÉditions, Paris, 1977.
! DYNAMIQUE, ENFANTIN / INFANTILE, MAGIE, MASSE
ANALYSE
En latin, analysis, du grec, id., « action de décomposer un tout en ses
parties, de dissoudre ».
De son origine mathématique, l’analyse conserve l’idée d’un processus
de réduction du complexe au simple. Si le doute cartésien implique l’activité analytique pour pouvoir passer d’une certitude à une autre, puis
de recomposer ainsi en une chaîne complète le donné complexe dont
l’exemple nous est donné par l’étude des polynômes, c’est avec Kant que
l’analyticité des jugements se révèle être le signe d’une pensée du fini
par le fini. Ainsi l’analyse est-elle comme l’expression d’une pensée qui
enchaîne ses déterminations selon l’ordre d’un temps qui ne permettra
jamais d’achever la connaissance phénoménale. Tant que l’activité philosophique se borne à décrire le contenu de propositions analytiques, elle
demeure légitime, même si son contenu est aussi stérile que celui de
la démonstration des égalités triviales telles que 1 + 1 = 2. C’est en se
risquant à formuler des jugements synthétiques a priori que la pensée
prend le risque d’un point de vue transcendant. Toute la philosophie
contemporaine tient à la façon dont seront résolues les contradictions
d’une pensée qui osera réinventer ou réfuter encore, après Kant, la métaphysique, c’est-à-dire le non-analytique.
GÉNÉR.
Produit de la décomposition en parties d’un donné
complexe.
! ANALYTIQUE / SYNTHÉTIQUE
MATHÉMATIQUES
Dans la préface du livre VII de sa Collection mathématique, qui date du IVe s., Pappus d’Alexandrie donne une fameuse définition de l’analyse, telle qu’elle est en usage chez
les géomètres ; il s’agit d’une méthode pour parvenir, par des
conséquences nécessaires, depuis ce qu’on cherche et qu’on
regarde comme déjà trouvé, à une conclusion qui fournisse
la réponse à la question posée, c’est-à-dire à une proposition
connue et mise au nombre des principes. Au coeur de l’analyse, au sens pappusien, il faut donc reconnaître une modification de statut de l’énoncé conclusif. Cet énoncé, qu’il soit
une proposition à démontrer ou une construction à réaliser,
n’est pas connu ni certain, au début du raisonnement ; l’analyse consiste à le considérer « comme tel » et à en inférer des
conditions nécessaires : « Pour que cet énoncé soit vrai, il faut
que telle et telle condition soient réalisées, que telle et telle
proposition soient vraies. » En retour, sous ces hypothèses
et sous les principes généraux de la science géométrique,
l’énoncé examiné et la construction envisagée sont rigoureusement démontrés ; à moins que les inférences ne conduisent
à une contradiction, auquel cas la proposition sera démontrée fausse et la construction impossible.
Une remarque due à Castillon, dans l’Encyclopédie méthodique (article « Analyse », vol. 1, 45 a), affirme que « les
anciens pratiquaient leur analyse à force de tête » car ils
« n’avaient rien qui ressemble à notre calcul ». Il s’agit d’une
reprise de la critique cartésienne de l’analyse des anciens,
qui est « si astreinte à la considération des figures qu’elle ne
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
47
peut exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagination » (Discours de la méthode, II). Le remède, on le sait, sera
fourni par l’algébrisation de la géométrie. En effet, ce que
l’algèbre réalise en prenant en charge les grandeurs géométriques sous la forme des écritures littérales et de leurs combinaisons simples et automatiques (algorithmiques) constitue
bien le noyau dur de l’analyse, au sens des anciens comme
des modernes : donner un statut intellectuel et logique commun à ce qui est connu et à ce qui est inconnu. Les termes
connus et inconnus d’un problème diffèrent seulement en
ce que les premiers sont désignés par les premières lettres
de l’alphabet (a, b, c...), et les autres, par les dernières (x, y,
z...) ; le traitement « par l’entendement » des uns et des autres
est identique et les inconnus sont, par la mise en équation,
exprimés, décomposés selon les éléments connus. L’inconnu
est alors soumis à démontage, déduction et dévoilement. On
comprend ainsi que la géométrie algébrique cartésienne soit
couramment désignée comme géométrie analytique (ce qui
est inadéquat à l’histoire ultérieure des mathématiques).
Que l’algèbre ait fort à voir avec l’analyse, Viète en était si
persuadé que son traité d’Algèbre nouvelle est intitulé Introduction en l’art analytique (1591). On trouvera, d’ailleurs,
une illustration frappante de cette proximité dans la définition de d’Alembert à l’article « Algèbre » de l’Encyclopédie
méthodique : « Dans les calculs algébriques, on regarde la
grandeur cherchée comme si elle était donnée, et par le
moyen d’une ou plusieurs quantités données, on marche de
conséquence en conséquence jusqu’à ce que la quantité que
l’on a supposée d’abord inconnue devienne égale à quelques
quantités connues. » On perçoit bien ici la proximité avec la
définition de l’analyse proposée par Pappus.
L’encyclopédiste persiste à l’article « Analyse » du même
ouvrage en écrivant : « L’analyse est proprement la méthode
de résoudre les problèmes mathématiques en les réduisant à
des équations » ; ou encore : « L’analyse, pour résoudre tous
les problèmes, emploie le secours de l’algèbre [...], aussi ces
deux mots, analyse, algèbre, sont souvent regardés comme
synonymes. »
C’est pourtant d’une sorte d’opposition dont le lecteur ou
l’étudiant contemporain prend connaissance lorsqu’il envisage l’algèbre et l’analyse. La raison, d’ordre historique, est
intimement liée à l’introduction des concepts et des méthodes
infinitésimales en mathématique. En quelque manière, les
quantités ou procédures algébriques sont demeurées attachées, sinon au fini, du moins au dénombrable, alors que
l’étude du continu et des algorithmes infinitésimaux (limites,
dérivées, intégration etc.) s’est annexé le domaine – en tout
cas, le nom – de l’analyse. L’Introduction à l’analyse infinitésimale d’Euler (1748) a certainement joué un grand rôle dans
ce processus de séparation. P.-J. Labarrière propose une description de cette situation en notant que, « par opposition à
l’algèbre élémentaire, l’analyse s’attache non pas à construire
l’objet de cette science, mais à explorer le donné dont elle
traite » (article « Analyse », Encyclopédie philosophique universelle, « Les notions », vol. I, 85 a).
J. Dieudonné prend acte de cette compréhension contemporaine de l’analyse mathématique qui, dit-il, est « le développement des notions et résultats fondamentaux du calcul
infinitésimal. [...] On fait de l’analyse lorsqu’on calcule sur
des notions de limite ou de continuité » (article « Analyse »,
Encyclopaedia Universalis, 2, 7 c).
On ne peut toutefois manquer de signaler la contradiction
entre ce déploiement de puissance de l’analyse mathématique (infinitésimale, ce qui va, désormais, sans dire) et l’idée
originelle constitutive de l’analyse, de la décomposition du
tout en ses parties composantes ; l’infini étant précisément
cette chose où le tout n’est pas la somme des parties. Mais il
est vrai que la théorie mathématique a su inventer des procédures réglées décrivant les rapports qu’entretiennent les
différentielles et les infinis d’ordres distincts.
Vincent Jullien
PSYCHANALYSE
Terme employé pour signifier « psychanalyse », dès
Freud.
! PSYCHANALYSE
ANALYTIQUE
Du grec analutikos, de analusis, « décomposition ».
PHILOS. ANTIQUE
1. (adj.) Qui procède par analyse. – 2. (n. m.) On appelle traditionnellement « analytique » d’Aristote ce que
ce dernier appelle « science analytique » 1, c’est-à-dire les
règles de la démonstration (syllogisme), contenues dans
ses Premiers Analytiques.
La plus ancienne définition de l’analyse figure dans un passage interpolé d’Euclide : « L’analyse consiste à prendre ce
qui est recherché comme accordé, et, en passant par les relations de consécution, à arriver à quelque chose dont la vérité
est accordée. » 2. Mais Aristote connaissait déjà l’analyse des
géomètres 3, qui remonte par une suite d’équivalences d’un
problème donné à un théorème connu 4.
C’est la procédure suivie par Aristote, qui, par des règles
de conversion, des équivalences et des raisonnements par
l’absurde, réduit tout raisonnement à l’une des démonstrations élémentaires du système. Par extension, on désigne
sous le nom d’« analytique » l’ensemble des règles d’inférence
de la science aristotélicienne de la démonstration. Les stoïciens pratiquent aussi une analyse qui réduit tout raisonnement à l’un des cinq anapodictiques.
Les procédures analytiques sont ce que les logiciens
contemporains appellent des procédures « syntaxiques ».
Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Aristote, Rhétorique, I, 4, 1359b10.
2 Euclide, Éléments, XIII, vol. IV, éd. Heiberg-Stamatis, p. 198.
3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1112b11-28.
4 Pappus, Collection mathématique, VII.
Voir-aussi : Gardies, J.-L., Qu’est-ce que et pourquoi l’analyse ?,
Vrin, Paris, 2001.
Lukasiewicz, J., La syllogistique d’Aristote, Armand Colin, Paris,
1972.
! ANAPODICTIQUE, CONVERSION, DÉMONSTRATION
∼ ANALYTIQUE / SYNTHÉTIQUE
En grec : analusis / synthesis, en allemand : analytisch / synthetisch,
en anglais : analytic / synthetic.
LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. CONN.
Distinction fondamentale en théorie de la connaissance. Il n’y a pas une, mais plusieurs définitions de cette
distinction, qui ne recoupe qu’en partie la distinction entre
connaissances a priori et a posteriori. La plus courante
désigne comme analytiques les jugements vrais en vertu
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
48
des concepts ou du sens des mots qui y figurent, et synthétiques ceux qui sont vrais en vertu de l’expérience. Selon
Kant, il y a des jugements synthétiques a priori.
C’est Kant 1 qui a introduit cette distinction, mais elle est liée
à des distinctions plus anciennes. Les géomètres grecs désignaient par analyse une preuve qui suppose admis ce qui est
recherché et en dérive ses conséquences, et par synthèse la
démarche opposée, et c’est cette distinction qu’on retrouve
chez Descartes quand on oppose la méthode analytique de
résolution, propre à inventer des vérités nouvelles, et la méthode synthétique de composition, faite pour exposer une
doctrine déjà acquise. À la suite d’Aristote, les médiévaux
appelaient a priori les connaissances acquises antérieurement
ou les preuves allant des causes aux effets, et a posteriori les
connaissances dérivées et les preuves allant des effets aux
causes. La distinction prend son sens moderne chez Leibniz,
qui oppose les vérités « de raison », indépendantes de l’expérience et nécessaires, et les vérités « de fait », établies par
l’expérience, puis chez Locke, qui distingue des propositions
« frivoles » ou purement verbales (« une rose est une rose ») de
propositions prédicatives où le concept du prédicat n’est pas
déjà contenu dans celui du sujet, comme les propositions mathématiques ; et chez Hume qui distingue « relations d’idées »
et « questions de faits ». Pour Kant, la propriété d’être d’analytique porte sur des jugements, de la forme « S est P », où le
concept du sujet est déjà « pensé » dans celui du prédicat (par
exemple « Tous les corps sont étendus ») et dont la négation
est contradictoire, alors que les jugements synthétiques sont
ceux pour lesquels le concept du prédicat « ajoute » quelque
chose au concept du sujet (« tous les corps sont pesants »). La
distinction kantienne ne recoupe cependant pas celle de l’a
priori et de l’a posteriori, puisque si tous les jugements analytiques sont a priori, tous les jugements synthétiques ne sont
pas a posteriori. La possibilité de jugements synthétiques a
priori, comme le sont ceux des mathématiques, où construits
dans l’intuition pure, est précisément la pierre de touche de
la philosophie de Kant.
La distinction kantienne a été fortement critiquée, en particulier par les logiciens. Dès le début du XIXe s., Bolzano rejette
la notion d’intuition pure et reproche à Kant de confondre la
représentation des concepts avec leur nature objective. Bolzano propose un concept purement logique d’analyticité : une
proposition est analytique si elle est une vérité logique ou
si elle peut être réduite à une vérité logique par substitution
de termes synonymes. Frege 2, le fondateur de la logique moderne, reproche au critère kantien de l’analyticité de rendre
les propositions logiques stériles, alors qu’elles peuvent être
fécondes, et il rejette la thèse selon laquelle l’arithmétique
serait synthétique a priori. Selon lui, un énoncé est analytique
s’il est déductible de lois logiques ou de définitions.
L’approche positiviste
Le déclin de la conception kantienne de l’analyticité est indéniablement lié à l’avènement de la logique contemporaine,
qui permet d’inclure, selon la thèse logiciste, l’arithmétique
dans le domaine de l’analytique, mais aussi à l’avènement des
géométries non euclidiennes qui menace la théorie kantienne
de l’intuition. La critique de la distinction kantienne devint,
chez les positivistes du cercle de Vienne, l’un des principaux
enjeux de la théorie de la connaissance. Chez eux, l’analyticité cesse de porter sur des jugements ou des concepts pour
devenir relative à des énoncés linguistiques et à la signification. Dans son Tractatus, Wittgenstein assimile les propositions de la logique et des mathématiques à des tautologies
qui ne disent rien du monde. Selon le critère adopté par
Carnap 3, un énoncé est analytique s’il est vrai en vertu de la
seule signification conventionnelle des termes qui y figurent
(comme « tous les célibataires sont non mariés »). Les énoncés synthétiques doivent leur sens aux expériences qui les
vérifient. Pour les positivistes viennois, seuls sont doués de
signification cognitive ces deux types d’énoncés ; les autres
énoncés (comme ceux de la morale et de la métaphysique)
n’ont pas de signification cognitive (bien qu’ils puissent avoir
une signification non cognitive), et il n’y a pas d’énoncés
synthétiques a priori.
La tentative des positivistes de réduire l’a priori à l’analytique, et ce dernier au linguistique, visait à essayer d’échapper à l’alternative entre un rationalisme, qui les fonde dans
une faculté d’intuition mystérieuse, et un empirisme radical
(comme celui de Mill), qui rejette toute connaissance a priori.
Mais la version positiviste de la distinction est-elle tenable ?
Le philosophe américain Quine 4 l’a soumise à une critique
radicale. D’abord, l’idée selon laquelle les vérités logiques
seraient vraies par convention est incohérente, parce qu’il est
impossible de déduire les lois logiques de conventions sans
utiliser ces mêmes lois logiques dans ces déductions. Ensuite,
selon Quine, l’idée même d’énoncés qui seraient vrais en vertu de leur signification présuppose les notions de signification
et de synonymie. Quine critique aussi l’atomisme sémantique
et épistémologique présupposé par la distinction analytique
/ synthétique des positivistes. Selon celle-ci, des énoncés isolés sont analytiques ou synthétiques, mais la signification (et
donc la vérification possible) d’un énoncé n’est jamais indépendante de celle des théories dont ils font partie, et dépend
en définitive de l’ensemble de notre savoir scientifique. Ce
holisme sémantique et épistémologique interdit de tracer une
frontière nette entre la signification d’un énoncé et le monde
sur lequel il porte, ou entre ce que signifient nos mots et les
croyances que nous exprimons avec eux. Plus radicalement
encore, Quine est conduit à rejeter toute idée d’un domaine
de connaissances qui soient par principe a priori et non sujettes à la révision. La philosophie elle-même et la théorie de
la connaissance ne peuvent, selon lui, porter sur des concepts
ou des significations seulement, ni constituer un domaine séparé analysant les conditions du sens et du non-sens. Il n’y
a, selon lui, que des connaissances a posteriori, qui ne sont
« analytiques », c’est-à-dire soustraites à la révision, que de
manière relative, et il n’y a donc entre philosophie et science
qu’une différence de degré. Selon une lecture moins radicale
de ces thèses, il faudrait plutôt dire que le statut d’un énoncé
comme analytique n’est jamais garanti d’avance : un énoncé
qui avait ce statut peut le perdre, et d’autres énoncés peuvent
l’acquérir. Le progrès de la connaissance est lié à ces redistributions de l’analytique et du synthétique qui conduisent à
traiter comme postulats des hypothèses empiriques, et à réviser des principes qu’on tenait comme inébranlables.
▶ Les avatars de la distinction philosophique entre les connaissances analytiques et synthétiques traduisent le rejet progressif par la pensée moderne de la distinction entre des vérités
nécessaires (ou essentielles) et des vérités contingentes, et de
l’idée que la nécessité existerait dans la nature des choses.
Avec Kant, celle-ci devient une catégorie de l’entendement
et une règle pour penser les objets. Avec les positivistes, elle
n’est plus associée qu’à des règles linguistiques. Même s’endownloadModeText.vue.download 51 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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suit-il qu’on doive rejeter toute notion d’une connaissance a
priori et la distinction entre l’analytique et le synthétique ? Les
difficultés permanentes de l’empirisme pour rendre compte
des vérités mathématiques semblent montrer que ce rejet a
toujours un prix exorbitant. La théorie de la connaissance a
besoin de distinctions de ce genre.
Pascal Engel
✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1996.
2 Frege, G., Les fondements de l’arithmétique, Seuil, Paris, 1970.
3 Carnap, R., Signification et nécessité, Gallimard, Paris, 1996.
4 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, Flammarion, Paris, 1977.
! A PRIORI / A POSTERIORI, CONCEPT, CONNAISSANCE, ÉNONCÉ,
SIGNIFICATION
∼ PHILOSOPHIE ANALYTIQUE
GÉNÉR., LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT
L’un des principaux courants philosophiques de la philosophie contemporaine qui, en réaction à l’idéalisme (surtout hégélien) de la fin du XIXe s., a défendu les pouvoirs de
l’analyse et un réalisme atomiste. Par la suite, l’analyse est
devenue méthode linguistique, et la philosophie analytique
s’est ouverte à des domaines très variés, sans perdre ses
idéaux de description, de clarté et de précision.
La philosophie analytique est née des critiques, chez Frege en Allemagne (mais aussi chez Brentano en Autriche) et
chez Russell et Moore en Grande-Bretagne, de l’empirisme
naturaliste et de l’idéalisme hégélien, conduisant ces philosophes a affirmer la priorité de l’analyse logique des constituants de la pensée sur la synthèse. À ses débuts, le courant
est platonicien et défend l’objectivité des normes logiques
et un réalisme radical, et conduit à l’atomisme logique de
Russell et de Wittgenstein. Il subit ensuite, avec ce dernier
et le cercle de Vienne, un tournant qui affirme la priorité
d’une analyse du langage et des significations sur l’ontologie, surtout dans la perspective néopositiviste d’une unité du
langage de la science, réduit à sa seule syntaxe logique. Les
philosophes linguistiques d’Oxford, sous l’influence du second Wittgenstein, accentuent encore ce tournant, mais sans
adopter le scientisme et le logicisme des Viennois, en soutenant que les problèmes philosophiques sont essentiellement
des problèmes linguistiques, liés à une mécompréhension de
l’usage des mots dans le langage ordinaire. Après les années
1960, le courant analytique se distancie des thèses du positivisme logique, et admet la pluralité des méthodes d’analyse.
Il renonce à l’idéal d’une découverte des éléments simples
de la réalité ou du langage, pour adopter avec Quine des
formes de holisme et, avec S. Kripke, D. Lewis, J. Hintikka et
D. Davidson, une attitude moins antimétaphysicienne. Parallèlement, la philosophie analytique s’ouvre largement à des
thématiques plus classiques, comme l’éthique, la philosophie
politique et l’esthétique, et perd une partie de son unité. Elle
conserve cependant celle-ci en raison du renouveau du mentalisme et du naturalisme, inspirés par l’essor des sciences
cognitives, et par ses méthodes d’argumentation rationnelles,
qui accordent la priorité à la description et à la clarification,
à l’encontre de l’écriture syncrétique et des efforts de totalisation historiciste qui imprègnent la philosophie de tradition
allemande et « continentale ».
▶ Il était plus facile de dire ce qu’était la philosophie analytique à ses débuts qu’aujourd’hui. Si ce qui l’unifie est la
critique de l’idéalisme et la revendication de l’importance de
l’analyse logique et linguistique pour tous les secteurs de la
philosophie, il n’y a pas de thèse philosophique ni même
métaphysique qui n’ait été défendue à un moment ou un
autre au sein de cette tradition au XXe s., ni de domaine qui
n’ait été abordé. L’unité du courant tient donc plus aux méthodes qu’aux doctrines, à un certain style et à certaines attitudes, qu’on trouve plus souvent dans la tradition empiriste
et positiviste anglo-américaine (bien qu’il ne s’identifie ni à
la philosophie anglo-saxonne, ni au positivisme). L’affrontement entre le style « analytique » et le style « continental » a
perdu aujourd’hui une partie de sa justification. Mais les philosophes sont toujours divisés quant au rôle de leur discipline
face à la science, quant à la valeur de la raison et de l’argumentation rationnelle, et quant à l’ambition de fournir une
vision globale du monde, de l’action et de la connaissance.
En ce sens, la philosophie analytique perpétue les idéaux
qui étaient ceux du rationalisme et de l’empirisme classique,
et ce qui la démarque de la tradition allemande et en partie
française en philosophie est le refus d’adopter l’idée que l’histoire de la philosophie soit nécessaire (et même quelquefois
suffisante) pour la pratique de la philosophie.
Pascal Engel
✐ Dummett, M., Les origines de la philosophie analytique, Gallimard, Paris, 1993.
Engel, P., La dispute, Minuit, Paris, 1997.
Passmore, J., A Hundred Years of Philosophy, Penguin, Londres,
1967.
! ANALYSE, PHILOSOPHIE, POSITIVISME LOGIQUE, RAISON
ANAPHORE
Du grec anaphora, composé de ana, « de nouveau », et d’un dérivé du
verbe pherein, « porter ».
LINGUISTIQUE
Expression d’un langage – souvent un pronom – dont les
propriétés sémantiques sont héritées de celles d’une autre
expression qui le précède dans le discours.
L’anaphore est un moyen linguistique de la détermination
de la référence ou de la co-référence. Elle peut être obligée
grammaticalement, dans le cas des pronoms réflexifs (« Paul
s’admire »), ou impliquée pragmatiquement, dans celui des
pronoms grammaticalement libres (« Paul croit qu’il a été élu
président »). Ce mode de désignation a été largement négligé
par les philosophes du langage, au profit de la nomination,
de la description, et de la désignation démonstrative. À la
suite des travaux de G. Evans 1, on a analysé les pronoms
anaphoriques comme des descriptions définies déguisées. La
théorie descriptiviste la plus aboutie est défendue par S. Neale, qui interprète les pronoms comme des descriptions dont
le contenu doit être recouvré contextuellement, à partir de
matériel linguistique ou conversationnel 2. Le principal défaut
d’une telle approche consiste en ce qu’elle dissocie la séman-
tique des pronoms de celle des démonstratifs, dont ils sont
par ailleurs fort proches. L’exploration d’une théorie référentialiste des pronoms anaphoriques est donc un défi important
pour la philosophie contemporaine du langage.
Pascal Ludwig
✐ 1 Evans, G., « Pronouns », Linguistic Inquiry 11, 337-62, 1980.
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2 Neale, S., Descriptions, MIT Press, Cambridge (Mass.), 1990.
! DESCRIPTIONS, INDEXICAUX, RÉFÉRENCE
ANAPODICTIQUE
De l’adjectif grec anapodeiktos, « indémontrable ».
PHILOS. ANTIQUE
Se dit chez Aristote des prémisses des syllogismes, et
chez les stoïciens d’un raisonnement valide par sa forme
et qui ne peut pas être ramené à une forme plus simple.
Aristote qualifie d’anapodictiques (« indémontrables ») les
prémisses premières et immédiates d’où part le syllogisme
apodictique (« démonstratif ») 1. Il n’y a donc pas pour Aristote de syllogisme « anapodictique ». En revanche, il existe,
pour les stoïciens 2, deux types de syllogismes, les indémontrables et ceux qui peuvent être analysés, c’est-à-dire ramenés aux indémontrables selon des règles de conversion (dites
« thèmes »). Les indémontrables sont des raisonnements qui
n’ont pas besoin d’être démontrés ni analysés parce qu’ils
sont élémentaires et formellement valides. Chrysippe a répertorié cinq indémontrables fondamentaux :
Si p alors q, or p, donc q.
Si p alors q, or non q, donc non p.
Non à la fois p et q, or p, donc non q.
Ou p ou q, or p, donc non q.
Ou p ou q, or non p, donc q.
▶ Ces formes de raisonnement sont valides et toujours en
usage chez les logiciens contemporains. La première est appelée modus ponens dans la logique médiévale et « règle de
détachement » dans le calcul propositionnel.
Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 71b27 ; 3, 72b20.
2 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII,
78-81 ; et Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 157158.
! ANALYTIQUE, DÉMONSTRATION, STOÏCISME
ANARCHISME
Du grec anarkhè, « absence de commandement ». Français du XIXe s.
MORALE, POLITIQUE
1. Doctrine selon laquelle le commandement politique,
c’est-à-dire l’existence même d’une forme de domination,
est jugée mauvaise. – 2. Symétriquement, pratique ayant
pour but l’abolition de toute forme de commandement.
Pour l’Antiquité, l’anarchie n’est pas un régime, parce qu’un
régime est la réponse à la question « qui gouverne ? » : « Puisque
politeia et « gouvernement » signifient la même chose, et qu’un
gouvernement, c’est ce qui est souverain dans les cités, il est
nécessaire que soit souverain soit un seul individu, soit un
petit nombre, ou encore un grand nombre. » 1. L’absence de
souverain est strictement identique à l’absence de cité. Or, si
l’homme est un animal politique, l’absence de cité le ravale au
rang de bête sauvage : l’anarchie est donc une monstruosité,
l’irruption du chaos dans le cosmos politique. Mais comment
le nom d’une tare de la cité peut-il se transformer en doctrine
positive, comment passe-t-on, en fait, de l’anarchie à l’anarchisme ? Le désir de n’être pas commandé reçoit sa première
conceptualisation positive à la Renaissance, au moment des
expériences d’autonomie urbaine, dans lesquelles la volonté
de se soustraire à un pouvoir opprimant est centrale : « Le
peuple désire n’être pas commandé ni écrasé par les grands,
et [...] les grands désirent commander et écraser le peuple. » 2.
On peut alors comprendre l’anarchie et l’anarchisme comme
deux regards critiques, idéologiquement orientés, jetés sur le
même phénomène : l’anarchie est le nom de la contestation
vue par le pouvoir, qui cherche à la dénoncer comme infrapolitique, tandis que l’anarchisme est le nom que se donne la
contestation elle-même, en tant qu’elle cherche à dénoncer la
domination comme contre-nature.
À l’époque moderne, la contestation de la domination
s’articule autour de deux axes : le premier (celui d’un strict
anarchisme politique) dissocie société et gouvernement ; et
le second (celui du socialisme utopique) conçoit la possibilité
d’une vie humaine hors de la cité. La première proposition
prend sa source dans la théorie du contrat, en posant qu’instituer une société ne consiste pas nécessairement à désigner un
souverain ; elle est tirée de la critique que Rousseau adresse
à Hobbes : ce n’est pas le même acte qui constitue un peuple
comme tel, et qui commissionne un gouvernement 3. Voire,
on peut considérer que la désignation d’un souverain contredit l’idée même d’un contrat : c’est la position anarchiste
du « tout gouvernement corrompt » depuis Proudhon 4, qui
oppose la politeia, fondée en raison (sur le contrat d’association), au gouvernement et à ses lois, qui sont toujours
passionnels. Le socialisme utopique, de son côté, emprunte
aux théoriciens du contrat leur affirmation qu’il existe un
état de nature dans lequel l’homme est déjà humain. Cette
position moderne s’enrichit de sources antiques (stoïciennes,
cyniques) pour faire de l’état de nature un état pleinement
social. La sociabilité est ainsi la chose la plus naturelle du
monde (Kropotkine : « L’univers est fédératif »). L’influence
des différentes sources chez un même penseur donne à
l’anarchisme au sens large une multiplicité de formes, dont
l’unité se trouve plus facilement du côté d’un projet politique
que d’une théorie critique commune.
▶ Pratiquement, l’anarchisme comme doctrine commence
toujours par se concevoir comme critique d’une société présente dans laquelle s’exerce une domination : il a devant lui
ce dont il prône l’abolition. Un impératif pratique interroge
alors constamment l’élaboration même de la théorie critique,
et il est difficile d’évoquer de véritables expériences anarchistes, puisqu’il est toujours possible de trouver dans ces
expériences des éléments de domination qui les invalideront
aux yeux d’une critique plus radicale. Les réalisations politiques de l’anarchisme sont ainsi autant d’occasions de vérifier sa diversité. Or, puisque le fond de la doctrine anarchiste
consiste à dissocier la société de la hiérarchie, le fait même
que des formes de pouvoir aient continué à fonctionner dans
le cadre de toute expérience anarchiste tendrait à montrer
que ce n’est pas dans la hiérarchie que réside le principe
de la domination : la diffusion de formes de dominations
« douces » ou intériorisées par le dominé impose de reprendre
à neuf la compréhension de la domination elle-même 5.
Sébastien Bauer et Laurent Gerbier
✐ 1 Aristote, Politique, 1279 a 26-28.
2 Machiavel, N., Le Prince, ch. IX.
3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, ch. 4 à 7.
4 Proudhon, P., Du principe fédératif.
5 Foucault, M., « Le sujet et le pouvoir », in Dits et Écrits, IV.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
51
ANGOISSE
Du latin angustia, « étroitesse », en allemand Angst.
Distincte de la peur dans la mesure où, contrairement à celle-là,
l’angoisse
est auto-référentielle et porte sur des possibles propres qui portent un
sujet vers sa négation ou vers sa mort, l’angoisse est une notion qui a
pris toute sa force au sein des philosophies de l’existence. D’un simple
sentiment, elle est devenue une catégorie proche de l’existential sartrien
typique.
MÉTAPHYSIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE
Malaise physique et psychique résultant d’un danger
réel ou imaginaire.
Cette notion, qui appartient d’abord à la psychologie et à la
psychiatrie, désigne un sentiment d’oppression, de resserrement lié à une crainte devant laquelle le sujet se découvre
impuissant, faisant percevoir à la fois l’urgence et l’impossibilité d’une action. Elle est reprise par les philosophies
de l’existence pour désigner une inquiétude métaphysique
propre à l’existence humaine jaillissant du néant et ouverte
sur l’avenir.
Kierkegaard lui donne une ampleur à la fois métaphysique et religieuse. L’angoisse caractérise la réalité de la liberté comme ce possible qui est un rien. Distincte d’une faute ou
d’un fardeau, elle est foncièrement une inquiétude sans objet.
Si elle est d’abord ce rien effrayant d’une ignorance innocente, telle qu’elle se formule dans les questions d’enfants,
elle procède ensuite de l’interdit qui éveille la possibilité de
la liberté. Suite au péché, elle a un objet déterminé du fait de
la position du bien et du mal et de la culpabilité de l’homme.
Empruntant à Kierkegaard et à Heidegger, Sartre conçoit l’angoisse comme une détermination de la conscience de liberté
qui fait que l’existence humaine est à la fois projective et
référée à sa contingence. Elle est également proche de la
nausée comme affect renvoyant à l’épaisseur et à la facticité
de tout ce qui est comme étant de trop. Chez Heidegger elle
reçoit une acception proprement ontologique. Il s’agit de la
tonalité révélant l’être du Dasein comme souci. Parce qu’il
n’est pas un sujet abstrait coupé du monde, le Dasein est toujours disposé selon une « tonalité » (Stimmung) qui l’ouvre au
monde. Tonalité fondamentale, l’angoisse est un mode privilégié d’ouverture du Dasein. À la différence de la peur qui
porte toujours sur un étant, l’angoisse, qui ne sait pas de quoi
elle s’angoisse, dévoile l’être en faisant vaciller l’étant dans
son ensemble. Dans l’angoisse le Dasein découvre qu’il n’en
est rien de l’étant. Elle constitue ainsi un contre-mouvement
par rapport à la déchéance, en reconduisant cet étant qui a à
être qu’est le Dasein vers son être-au-monde et en le plaçant
dans son être-libre pour l’existence authentique. Il y a le un
solipsisme existential qui, à la différence du solipsisme du
sujet cartésien coupé du monde, place le Dasein devant son
monde et devant lui-même comme être-au-monde. Toutes
les autres tonalités affectives sont des modifications inauthentiques de l’angoisse, seule tonalité authentique. Impliquant
une totale autarcie par rapport à la préoccupation quotidienne, elle peut tout à fait coexister avec la sérénité la plus
grande. Peut ainsi surgir une interrogation concernant l’être
de l’étant, et l’angoisse peut être rapprochée de l’étonnement
comme commencement de la philosophie.
Jean-Marie Vaysse
◼ Dans l’anthropologie de la conscience anticipatrice sur
laquelle se fonde sa philosophie de l’utopie, Ernst Bloch
entend délivrer la conception psychanalytique et la conception existentialiste de l’angoisse de sa régressivité. Les affects
peuvent être classifiés, selon leur rapport au temps (tout
aussi décisif que chez Heidegger), en « affects possédant leur
contenu » et en « affects de l’attente » (gefüllte Affekte, Erwartungsaffekte). Parmi les premiers on trouve l’envie, l’avidité
ou la vénération ; parmi les seconds, qui sont proprement
utopiques, l’angoisse, la « crainte » (Furcht), l’« espérance »
(Hoffnung) et la foi.
Gérard Raulet
✐ 1 Kierkegaard, S., Le concept d’angoisse, Gallimard, Paris,
1935.
2 Sartre, J.P., L’être et le néant, Gallimard, Paris, 1943 ; La nausée,
Gallimard, Paris, 1938.
3 Heidegger, M., Sein und Zeit, (Être et temps), Tübingen, 1967,
§ 40. Was ist die Metaphysik ? (Qu’est-ce que la métaphysique ?),
Frankfurt, 1976.
4 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung (Le principe Espérance),
Frankfurt, 1959, t. 1.
! AUTHENTIQUE, DASEIN, DÉCHÉANCE, DISPOSITION, ÊTRE,
EXISTENCE, EXISTENTIAL, MORT, UTOPIE
PSYCHANALYSE
Fonction biologique essentielle et réaction à un danger
manifestée par un état d’excitation et de tension ressenti
comme déplaisir et dont on ne peut se rendre maître par
une décharge, l’angoisse est ubiquiste ; elle se manifeste
devant les dangers externes et psychiques.
Ce concept subit un remaniement chez Freud. D’abord seule
envisagée, l’angoisse névrotique est accumulation de libido,
sans élaboration ni décharge 1. Ce processus fruste se retrouve
lors du refoulement, où la déliaison d’affect crée l’angoisse.
La phobie l’exprime dans une formation de substitut, comme
la peur du cheval chez Hans.
En 19252, Freud reconnaît l’angoisse comme fonction biologique générique. L’ontogenèse de ses formes d’expression
procède de la déréliction du nourrisson, incapable de survie sans soins. Les dangers éprouvés du fait des excitations
internes ou du monde extérieur, et l’angoisse corrélative
sont alors liés au manque d’amour. Ce motif persiste. Il est
le noyau des angoisses ultérieures plus élaborées, qu’elles
soient « de réel », y compris l’angoisse de castration, ou névrotiques, liées aux pulsions.
▶ Restent les angoisses psychotiques, incommensurables avec
les précédentes et énigmatiques. Elles démontrent le mieux le
caractère endogène de l’angoisse, et le travail de métabolisation de l’angoisse que l’éducation tente d’accomplir, même si
les humains demeurent des animaux phobiques.
Mazarine Pingeot
✐ 1 Freud, S., Über die Berechtigung, von der Neurasthenie einen
bestimmten Symptomkomplex als « Angstneurose » abzutrennen
(1894), G.W. I, Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un
complexe déterminé, en tant que « névrose d’angoisse », OCP III,
PUF, Paris, 1998, pp. 29-58.
2 Freud, S., Hemmung, Symptom und Angst (1926), G.W. XIV,
Inhibition, symptôme, angoisse, OCP XVII, PUF, Paris, pp. 203286.
! ABRÉACTION, AFFECT, DÉCHARGE, DÉRÉLICTION, DUALISME,
ÉLABORATION, LIAISON / DÉLIAISON, NÉVROSE, PSYCHOSE ET
PERVERSION, PULSION
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
52
ANHYPOTHÉTIQUE
Du grec anhupotheton, de hupothesis, « hypothèse ».
GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. CONN.
Principe premier, inconditionné.
Le terme a été forgé par Platon pour désigner ce qui ne dépend d’aucun présupposé (hypothesis, « sub-position »), c’està-dire d’aucun principe qui lui soit antérieur logiquement et
ontologiquement, et constitue donc le « principe du tout »,
absolument premier et inconditionné : l’idée du Bien 1. La
démarche ordinaire des sciences n’est pas de remonter à ce
principe, mais, au contraire, une fois posées les hypothèses
qui leur sont propres, d’en rechercher par voie déductive les
conséquences. Ainsi les mathématiciens posent-ils le pair
et l’impair, les angles, les figures, qu’ils considèrent comme
choses connues et évidentes une fois définies, sans qu’ils
aient à en rendre autrement raison 2 ; ils n’en ont donc pas,
aux yeux de Platon, l’« intelligence complète » (noesis), et la
connaissance qu’ils ont des êtres mathématiques eux-mêmes
n’est que dianoétique 3. Seul le philosophe, parce que, par
la vertu de la dialectique – c’est-à-dire par une démarche
inverse de celle des sciences –, il est remonté d’hypothèse
en hypothèse jusqu’à l’anhypothétique 4, possède une science
complète de toutes les essences qui y sont subordonnées.
Aristote qualifie à son tour d’anhypothétique le principe
de non-contradiction, dans la mesure où il est présupposé
par tout énoncé pourvu de sens 5. Il se heurte immédiatement
à l’impossibilité de le démontrer, puisqu’il est impossible
d’énoncer aucune prémisse qui ne le présuppose : face à qui
rejetterait le principe de non-contradiction, il n’est possible
que de le « démontrer par réfutation » 6.
Proclus développera par un autre biais la même aporie à
propos de l’anhypothétique platonicien 7. Si, en effet, toute
science connaît ses objets par leur cause ou principe supérieur, le Bien, dont il n’y a pas de principe, n’est pas objet
de science. Il n’est pas prouvable, puisqu’il est la source de
toute intelligibilité 8. La solution diffère cependant de celle
d’Aristote : le Premier peut être, non démontré, mais montré,
parce qu’il s’impose avec évidence, comme le soleil visible –
non pas toutefois par une évidence immédiate et accessible
à tous, mais par une évidence résultant d’une longue ascèse.
Ou encore, d’après Proclus 7, tout ce qu’on peut faire est de le
connaître selon la via negativa, par la « négation » (aphairesis)
de tout ce qui n’est pas lui, ou encore par ce qui dans l’intelligible et connaissable y participe en premier, et le manifeste
ainsi le mieux (bien que n’étant que le « vestibule » du Bien),
à savoir la vérité, la beauté et la proportion.
Jean-Luc Solère
✐ 1 Platon, République, VI, 511 b 6-7.
2 Ibid. VI, 510 c-d.
3 Ibid., 511 b-c.
4 Ibid., 511 d.
5 Aristote, Métaphysique IV, 3, 1005 b 14 ; Seconds Analytiques,
I, 3 et 11, 77 a 10 et suiv.
6 Id., IV, 4, 1006a11-12.
7 Proclus, Commentaire sur la République, X, trad. A.-J. Festugière, Paris, 1970, t. II, pp. 90-93.
8 Platon, République, VI, 509 b.
! APOPHANTIQUE, BIEN, DIALECTIQUE, DIANOIA, HYPOTHÈSE
ANIMAL
Du latin animal, « être animé », « animal ».
GÉNÉR.
Être vivant singulier, sujet de ses sensations et de ses
actes. Il est saisi dans sa proximité à l’homme en tant
qu’il est capable de mettre en oeuvre spontanément
ses facultés sensitives et motrices, et dans sa distance à
l’homme en tant qu’il ne dispose ni de raison, ni de parole,
ni d’histoire.
L’animal se présente comme un problème pour la philosophie en tant qu’il engage la question du rapport que nous
entretenons avec lui. La forme primitive de ce rapport est la
prédation, qui conçoit l’animal selon ses usages possibles et
sa résistance propre. Cette prédation primitive fournit deux
modèles de l’animal : celui de la science (la dialectique ellemême est d’ailleurs définie comme une « chasse logique »
dans le Sophiste 1) et celui de la norme (chasser l’animal, c’est
partager un monde avec lui, c’est donc inaugurer la possibilité d’un rapport pratique à l’animal).
1) La « chasse logique » de l’animal est d’abord un art
des coupures. C’est en effet par des découpages successifs
qu’Aristote ordonne la connaissance des animaux, saisis sur
le fond de la puissance naturelle de croître qu’est la phusis :
les animaux sont classés par un système d’analogies descriptives 2, puis analysés selon la finalité naturelle qui organise
leurs parties 3. C’est encore une coupure qui permet dans
le traité De l’âme de distinguer des degrés dans le vivant
défini comme « animé » (empsuchôn), en attribuant à l’animal les facultés nutritive et sensitive, mais pas la faculté
dianoétique 4 (ce qui permet en retour de définir l’homme,
sur le fond du genre animal, comme « animal politique » ou
« animal doué du logos »5). Il y a là une double coupure :
la distinction radicale de l’homme et de l’animal, articulée
à une décomposition de l’animal saisi dans le fonctionnement de ses organes. On retrouve cette articulation chez
Descartes, qui affirme « que les bêtes n’ont pas d’“esprit”
(mens), et que par là le nom d’“âme” (anima) est équivoque selon l’homme et selon les bêtes » 6, pour pouvoir
après analyser la « machine naturelle » de l’animal 7 : il s’agit
de poser une communauté de genre à partir de laquelle on
affirme une différence spécifique. C’est même précisément
parce que l’homme se définit sur le fond du genre animal,
et qu’il entretien ainsi avec lui une parenté ou une proximité
originelles, que le processus de connaissance de l’animal
se présente avant tout comme la pratique d’une coupure
franche entre l’homme et l’animal. On distingue alors les
« animaux » (animales) des « bêtes » (brutes) comme Aristote
distinguait les zôa des thèria : l’animal est le genre que
nous partageons avec les bêtes, et ce genre n’est rien d’autre
qu’une mécanique. La chasse logique est finie, l’animal est
en pièces – mais des bêtes elles-mêmes, qui subsistent dans
le monde naturel, et qui ne sont mécanisées que pour et
par le processus qui les connaît comme animales, nous ne
savons toujours rien.
2) Il faut alors revenir sur la possibilité d’un rapport pratique à l’animal, qui ne se réduirait pas à son démembrement
logique en classes ou en fonctions, mais qui déterminerait
un certain usage de l’animal. Le premier de ces usages est
donné dans la prédation : l’animal est une proie, ou un pré-
dateur. De ce premier usage, qui rencontre l’animal comme
une force en mouvement, opposant une résistance autonome
à mes propres projets, se tire un second usage, symbolique,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
53
qui investit cette résistance et la retourne en une image. L’animal est alors à la fois utilisé et reconnu comme l’expression
de qualités morales humaines. Il ne se contente pas d’en être
l’image : il constitue, dans l’usage symbolique, une puissance
intérieure de l’humanité. Ainsi Machiavel recommande-t-il au
prince, en tant qu’il doit mobiliser toutes les formes de sa
puissance, de savoir en temps voulu « user de la bête 8 (usare
la bestia) ».
▶ Cet usage symbolique a-t-il cependant des effets sur la
façon pratique dont nous rencontrons l’animal ? Pouvonsnous entrer en société avec lui ? L’article 528 du Code Pénal
n’envisage un tel rapport qu’en définissant l’animal comme
un « bien meuble ». Il serait erroné de croire que l’on trouve
ici l’ultime effet, dans le droit, du mécanisme « cartésien » :
au contraire, le législateur ne veut rien savoir des classes et
des organes, il instaure un rapport à la généralité de l’animal. Or ce rapport ne peut être participatif, autre façon de
dire que l’animal n’est poussé à ce rapport par aucun mouvement intérieur ; mieux, il l’ignore. C’est parce que nous
faisons rentrer l’animal dans notre propre forme juridique
à son insu que nous sommes contraints de l’y faire rentrer
comme chose. Or il ne s’agit pas seulement ici d’une appréhension juridique de l’animal : l’impossibilité pour l’animal
de se rapporter comme sujet à un monde de normes repose
sur l’équivocité de l’être-au-monde animal et de l’être-aumonde humain (« l’animal est pauvre en monde » 9, selon
la définition de Heidegger, qui intègre ainsi à sa réflexion
les approches de l’éthologie naissante). C’est ainsi sur une
façon différente d’être au monde que se fonde la saisie
pratique de l’animal comme naturellement anomal : toute
norme pratique à laquelle il est annexé ne peut le saisir,
comme la science, que de l’extérieur.
Laurent Gerbier
✐ 1 Platon, Sophiste, 221e-226a, tr. A. Diès (1925), Les Belles
Lettres, Paris, 1994.
2 Aristote, Histoire des animaux, tr. P. Louis, Les Belles Lettres,
Paris, 3 vol., 1964-1969.
3 Aristote, Parties des animaux, tr. P. Louis (1957), Les Belles
Lettres, Paris, 1993 (voir aussi Parties des animaux, livre I, tr.
J.-M. Le Blond (1945), intr. P. Pellegrin, GF, Paris, 1995).
4 Aristote, De l’âme, II, 2-3, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993.
5 Aristote, Politiques, I, 2, 1253a2-10, tr. P. Pellegrin, GF, Paris,
1990.
6 Descartes, R., Lettre à Regius, mai 1641, édition Adam &
Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. III, p. 370.
7 Descartes, R., Discours de la méthode, Ve partie, édition Adam
& Tannery, Vrin-CNRS, Paris, vol. VI, 1996, pp. 43-44.
8 Machiavel, N., Le Prince, ch. XVIII, tr. J.-L. Fournel & J.Cl. Zancarini, PUF, Paris, 2000, pp. 150-151.
9 Heidegger, M., Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, II, ch. III-V (§§ 45-63), tr. D. Panis, Gallimard, Paris, 1992.
Voir-aussi : Frère, J., Le bestiaire de Platon, Kimé, Paris, 1998.
Gontier, Th., L’âme des bêtes chez Montaigne et Descartes, Vrin,
Paris, 1997.
Montaigne, M. de, Essais, II, 12, édition P. Villey, PUF, Paris,
« Quadrige », vol. II, pp. 452-485.
Pellegrin, P., La Classification des animaux chez Aristote, Les
Belles Lettres, Paris, 1982.
Romeyer-Dherbey, G. (dir.), L’animal dans l’Antiquité, Vrin,
Paris, 1997.
Aquin, Th. (d’), Somme Théologique, Ia pars, quaestio 96, art. 1
et 2.
! ÂME, BIOLOGIE, CORPS, VIE
« La nature a-t-elle des droits ? »
ANIMALISATION
BIOLOGIE
Processus par lequel ce qui n’est pas de l’ordre de l’animalité le devient : (1) par transformation, dans le passage
de l’inerte au vivant ; (2) par réduction d’une partie de soi-
même, pour une vie humaine qui ne consisterait plus qu’en
vie organique.
Dans le premier cas, il s’agit d’acquérir une âme (souffle de
vie). Dans le second, il s’agit de la perte de l’âme, considérée
comme attribut humain, et / ou de la privation d’une disposition à l’humanité (devenir brutus).
La première perspective (Essais et observations de médecine, 1742, où apparaît « animaliser ») est pensée comme
un processus d’assimilation : de la poudre de marbre transformée en humus, puis en plante et finalement en chair1...
Sachant que c’est par la sensation et le désir qu’Aristote déterminait l’animalité de l’être pourvu d’une âme (De Anima II,
2-3), animaliser c’est actualiser de la matière sensible. Ce peut
être aussi, littéralement, revenir à l’état animal par diminution
des aptitudes du corps humain qui, simultanément, infirme la
vie véritablement « humaine », celle de l’esprit. Lorsque par
la terreur et la superstition le tyran isole ses sujets tout en
les soumettant à une discipline qui exclut toute résistance, il
transforme la société en « troupeau » et réduit l’humain aux
seules fonctions animales 2.
La seconde perspective exprime, au sein de la politique,
une limite et / ou une tendance à son extinction, corrélative
de celle de l’homme lui-même. À partir de la Phénoménologie
de l’esprit (et de l’identité homme-négativité), Kojève posait
l’enjeu de la fin de l’histoire : déification ou animalisation ?
En 1948, il écrit que le retour de l’homme à l’animalité (dans
un monde pacifié sans négativité ni manque, sans liberté ni
individualité) est une « certitude déjà présente » 3.
Laurent Bove
✐ 1 Diderot, D., Entretien entre d’Alembert et Diderot, GarnierFlammarion, Paris, 1973, p. 39.
2 Spinoza, B., Traité politique, V, 4-5, 1677, trad. É. Saisset, révisée par L. Bove, Le livre de poche, « Classiques de la philosophie », Paris, 2002.
3 Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Gallimard, « Tel », Paris, 1979, pp. 436-437 et 492, note 1.
ANTHROPIQUE
Néologisme formé à partir du grec anthropos, « être humain », sur le
modèle de l’adjectif « entropique », qui vient d’« entropie », concept
central de la thermodynamique.
PHILOS. SCIENCES
Adjectif le plus souvent employé dans l’expression principe anthropique, qui désigne, selon certains physiciens, un
nouveau principe de la physique ou, plus précisément, de la
cosmologie, selon lequel l’évolution de l’Univers doit être
expliquée en faisant appel à l’apparition de l’homme en
son sein.
Le raisonnement qui conduit à l’acceptation du « principe
anthropique », et qui est souvent considéré comme fallacieux,
part du caractère extrêmement faible de la probabilité de
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
54
la réalisation des conditions qui rendent possible la vie humaine, étant donné les conditions initiales de l’Univers telles
que nous les devinons aujourd’hui. Si, en effet, les valeurs
des constantes fondamentales de la physique (constante de
gravitation, vitesse de la lumière, constantes de Planck et de
Boltzmann) étaient très légèrement différentes de ce qu’elles
sont aujourd’hui, la vie humaine telle que nous la connaissons serait impossible. Les tenants du « principe anthropique »
en concluent que l’évolution de l’Univers est, en quelque
sorte, dirigée vers l’apparition de la vie humaine, et que ses
lois obéissent à une causalité à rebours. C’est le caractère
téléologique du « principe anthropique », ainsi que la faiblesse
de l’argument probabiliste qui le fonde – puisque ce n’est
jamais seulement parce qu’un événement a une probabilité
très faible que l’on doit considérer qu’il est non plausible,
voire mystérieux –, qui le rend suspect.
L’adjectif « anthropique » est parfois utilisé aussi pour désigner l’action de l’homme sur l’évolution à long terme de la
Terre ou du climat.
Anouk Barberousse
! CAUSALITÉ, CONSTANTE (LOGIQUE), ENTROPIE, PROBABILITÉ,
TÉLÉOLOGIE
ANTHROPOCENTRISME
Formé au XIXe s. sur anthropos, « homme » et centre.
GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE
Tendance à faire de l’homme le centre du monde et
à considérer son bien comme cause finale du reste de la
nature.
La critique de l’anthropocentrisme se développe au XVIIe s. en
même temps que celle des causes finales. Spinoza la porte
à son sommet à la fin de la première partie de l’Éthique 1.
L’origine de tous les préjugés se ramène à une seule source :
les hommes, conscients de leurs actions mais ignorants des
causes de celles-ci, se figurent être libres ; ils agissent toujours en vue d’une fin, et recherchent ce qu’ils croient leur
être utile ; ils en viennent ainsi à considérer toutes les choses
existant dans la nature non comme des effets de causes
réelles, mais comme des moyens pour leur usage. C’est d’ailleurs cette attitude qui engendre chez eux la croyance en
un Dieu créateur : lorsqu’ils trouvent ces moyens sans les
avoir construits eux-mêmes, ils imaginent qu’ils ont été produits pour eux par une puissance plus efficace qui a tout
disposé dans leur intérêt. De même, ce qui dans la nature
leur est nuisible a dû être disposé par le même créateur libre
et tout-puissant à l’intention des hommes, comme épreuve ou
comme punition. Dans tous les cas, tous les objets naturels
sont interprétés en fonction de l’existence humaine.
La critique de l’anthropocentrisme n’est pas forcément
liée à un nécessitarisme de type spinoziste. Chez Leibniz au
contraire, elle se déduit du principe du meilleur et de l’idée
de l’ordre général de la Création : « Il est sûr que Dieu fait
plus de cas d’un homme que d’un lion ; cependant je ne sais
si l’on peut assurer que Dieu préfère un seul homme à toute
l’espèce des lions à tous égards : mais quand cela serait, il ne
s’ensuivrait point que l’intérêt d’un certain nombre d’hommes
prévaudrait à la considération d’un désordre général répandu
dans un nombre infini de créatures. Cette opinion serait un
reste de l’ancienne maxime assez décriée, que tout est fait
uniquement pour l’homme » 2.
▶ La critique de l’anthropocentrisme ne porte pas seulement
sur les relations de l’homme avec le reste de la nature : elle
concerne aussi la conception même de l’homme qui soustend son rapport avec l’univers – pour Spinoza, l’illusion du
libre-arbitre est solidaire de l’illusion finaliste.
Pierre-François Moreau
✐ 1 Spinoza, B., Éthique I, Appendice.
2 Leibniz, G.W., Théodicée, § 118.
ANTICIPATION
Du latin anticipatio, trad. du grec prolêpsis, « saisie préalable ».
GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE
1. Chez Épicure, « notion générale emmagasinée » ou
« mémoire de ce qui est souvent apparu de l’extérieur » 1.
– 2. Chez les stoïciens, forme de notion (ennoia) emmaga-
sinée, qui se distingue par sa formation naturelle et spontanée des notions formées et acquises par l’enseignement 2. –
3. Chez Kant, « connaissance par laquelle je puis connaître
et déterminer a priori ce qui appartient à la connaissance
empirique » 3.
Épicure, le premier, donne au terme son sens philosophique,
en considérant l’anticipation comme l’un des critères. Le
terme est repris par les stoïciens, chez qui il est aussi l’un
des critères. Cicéron introduit la traduction par anticipatio 4
(Lucrèce ne parle que de notitia, qui traduit le grec ennoia, et
Cicéron utilise aussi le terme praenotio, « prénotion »).
Selon Cicéron, l’anticipation désigne chez Épicure « une
espèce de représentation d’une chose anticipée par l’esprit,
sans laquelle on ne peut ni comprendre quelque chose, ni
la rechercher, ni en discuter ». L’anticipation est une notion
« emmagasinée » (cheval, boeuf, par exemple), qui permet
d’identifier l’objet d’une sensation. Mais elle fournit aussi le
point de départ d’une recherche, en réponse à l’aporie du
Ménon de Platon (80 e) : ou bien nous ne connaissons pas
ce que nous cherchons et nous ne pouvons pas le chercher ;
ou bien nous le connaissons, et il est inutile de le chercher.
C’est ainsi que, selon les stoïciens, l’anticipation, naturellement « implantée dans l’âme et préconçue par elle », est
« développée » pour constituer une notion plus technique 5.
Pour eux, c’est l’agrégation des notions et des anticipations
qui constitue la raison 6.
Kant, tout en se référant à la « prolepse » empirique d’Épicure, en transforme le sens, faisant de l’anticipation une
forme de connaissance a priori portant sur la perception et
dépourvue de contenu. Toute perception étant empirique et
a posteriori, il est en effet impossible d’en connaître a priori
la qualité (couleur, goût, etc.), et on peut seulement anticiper qu’elle a une « grandeur intensive », c’est-à-dire un degré
(toute perception est plus ou moins faible). Cette anticipation
de la perception permet à Kant de récuser l’existence du vide
(qui serait l’absence totale de réalité du phénomène), principe de l’atomisme épicurien : toute perception est perception d’un certain degré de réalité.
Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres,
X, 33.
2 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 11.
3 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », livre II, ch. 2, s. 3, A 166, B 208.
4 Cicéron, la Nature des dieux, I, 43.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
55
5 Cicéron, Topiques, VI, 31.
6 A.A. Long & D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques,
Paris, 2001, ch. 53 V, t. II, p. 349.
! A PRIORI, CANON, CRITÈRE, ÉPICURISME, PERCEPTION,
STOÏCISME
ANTILOGIE, ANTILOGIQUE
Du grec antilogia, antilogikos, formés sur anti-, « en face », « en
opposition
avec », « à l’égal de », et logos, « parole », « proposition ».
PHILOS. ANTIQUE
1. Réplique, contradiction. – 2. Pratique qui consiste
à développer, sur un même sujet, deux argumentations contradictoires. – 3. (adj.) Propre à la discussion, à
la controverse. – 4. (n. f.) : Art de contredire (antilogike
[tekhne]) 1. – 5. (n. m. pl.) Dialecticiens versés dans l’art de
la controverse 2.
Les Antilogies (Antilogiai 3) est le titre d’un ouvrage de Protagoras, dont Diogène Laërce affirme qu’il fut le premier à
dire qu’il y a, au sujet de toutes choses, deux discours qui
s’opposent mutuellement 4. Un écrit anonyme, les Dissoi logoi 5, fournit un exemple significatif de ce procédé sophistique. La méthode mise en oeuvre consiste à proposer pour
chaque sujet deux raisonnements opposés. Le but n’est pas
de faire triompher une thèse, mais au contraire de montrer
l’égale force de chaque série d’arguments. Platon, dans la
République, met l’accent sur la dimension agonistique de
l’antilogie, sur le caractère purement formel de ce raisonnement qui s’attache plus aux mots qu’aux choses 6. Pourtant,
indépendamment de l’usage qu’en firent les éristiques, cette
possibilité de tenir sur tout sujet deux discours opposés et
de même force a des implications importantes au niveau de
la logique (négation du principe de non-contradiction), de
l’épistémologie (abolition du critère de vérité) ainsi que de
la morale, notamment avec le scepticisme de Pyrrhon (les
choses sont également indifférentes (adiaphora) et de Timon
(il en résulte la « non-assertion » (aphasia) et l’« imperturbabilité » (ataraxia)7).
Annie Hourcade
✐ 1 Platon, Sophiste, 226a ; cf. 225b.
2 Platon, Lysis, 216a.
3 Diogène Laërce, IX, 55.
4 Id., IX, 51.
5 « Doubles Dits », in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, La
Pléiade, Paris, 1988.
6
Platon, République, V, 454a ; Théétète, 164c-d.
7 A.A. Long & D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques,
Paris, 2001, 1 F, t. I, pp. 40-41.
! AGONISTIQUE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE
ANTIMATIÈRE
PHYSIQUE
Composée d’antiparticules, c’est-à-dire d’éléments
caractérisés par la même masse que chacune des espèces de particules constituant la matière, mais par des
charges électriques opposées. La rencontre d’antiparticules avec leurs particules homologues a pour résultat une
annihilation réciproque : leurs traces (dans une chambre
à bulles, par exemple) disparaissent, et la totalité de leur
énergie cinétique et de leur énergie de masse au repos
se voit convertie en énergie électromagnétique (rayons
γ). À l’inverse, une concentration suffisante d’énergie, y
compris électromagnétique, permet la création de paires
particule-antiparticule.
La naissance du concept d’antiparticule est indissociable
de l’unification de la mécanique quantique avec la théorie
de la relativité restreinte par P. A. M. Dirac, entre 1928 et
1931. On comprend pourquoi, si on réalise que les processus de création-annihilation de paires particule-antiparticule
supposent une interconvertibilité de la masse et de l’énergie,
selon l’expression E = MC 2 issue de la théorie de la relativité.
Dirac s’aperçut dès 1928 que les équations d’onde relativistes
avaient des solutions d’énergie négative et de charge + e,
aussi bien que d’énergie positive et de charge - e. Sachant
que, en théorie quantique, la probabilité de transition vers
des états d’énergie négative ne pouvait pas être nulle, Dirac
suggéra en 1930-1931 : (1) que presque tous les états d’énergie négative sont occupés, (2) que lorsque l’un d’entre eux
n’est pas occupé, le « trou » correspondant apparaît, pour nos
moyens de détection, comme une particule d’énergie positive
et de charge opposée à celle de la particule qui l’a quitté,
(3) que le retour de la particule dans son « trou » d’énergie né-
gative se manifeste comme une annihilation compensée par
une libération d’énergie électromagnétique. Après quelques
hésitations, le « trou » correspondant à la place laissée vide
par un électron fut identifié à un antiélectron ou positron de
même masse que l’électron, bien que de charge opposée.
Une trace dans une chambre de Wilson, d’incurvation
opposée à celle de l’électron sous un champ magnétique, fut
remarquée par C. Anderson en 1932 ; elle fut identifiée par lui
à un électron de charge positive, de façon indépendante des
recherches théoriques de Dirac. La même année, P. Blackett
et G. Occhialini établirent le lien entre ce genre de trace et
le positron de Dirac. La détection de l’antiproton, beaucoup
plus massif, dut attendre les années 1950. Une étape vers la
réalisation d’échantillons d’antimatière fut franchie en 1995,
par l’association d’antiprotons et d’antiélectrons dans des
atomes d’antihydrogène.
La conception des antiparticules comme « trou » dans un
continuum d’états occupés d’énergie négative est désormais
marginale. Plusieurs conceptions alternatives, favorisées par
les théories quantiques des champs ou par les théories de supercordes, l’ont remplacée. L’une d’entre elles, due à R. Feynman (1949), est particulièrement suggestive : l’antiparticule
d’une particule ne serait autre que cette même particule se
propageant dans le sens opposé du temps, mais se manifestant, pour nos moyens de détection, comme une autre particule de charge opposée qui se propage dans le sens ordinaire
du temps.
L’un des grands problèmes de la physique et de la cosmologie contemporaines est de rendre raison de la disproportion entre la quantité de matière et d’antimatière dans
l’Univers. Le rapport de masse entre les deux est estimé à
109. Comment cela peut-il être compatible avec la symétrie
des processus de création-annihilation ? Une justification de
ce rapport implique des processus de brisure de symétrie, et
la non-conservation corrélative du nombre baryonique 1, tels
que les prévoient les théories de grande unification. Seules
ces théories s’appliquent aux processus à très hautes énergies postulés par les modèles de big bang, et fournissent des
valeurs plausibles pour les abondances d’éléments et d’antiéléments « initialement » produits.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
56
▶ On voit, à travers deux exemples empruntés à Dirac et
Feynman, que la physique contemporaine manipule des représentations très éloignées des phénomènes dont elle a à
rendre compte (les trous d’énergie négative, ou les particules
remontant le cours du temps), quitte à compenser cet éloignement par la méta-représentation d’une interaction limitée
entre processus représenté et appareillages expérimentaux.
La méta-représentation est ce qui permet d’assigner aux phénomènes le statut de pures apparences, par rapport à des
structures représentatives investies d’une prétention, l’adéquation au réel. Cet éloignement de la représentation par
rapport aux phénomènes ne fait à vrai dire que porter au paroxysme une tendance amorcée par la science moderne de la
nature au XVIIe siècle. Il s’explique aisément si l’on admet que
les représentations ne sont autre qu’une concrétisation de
structures invariantes à l’égard de la multiplicité des modes
d’exploration expérimentale. La généralité croissante des invariants se manifeste dans ces conditions par une distance
croissante des représentations correspondantes par rapport à
la diversité des phénomènes singuliers.
Michel Bitbol
✐ 1 Les baryons sont, selon leur étymologie grecque, des particules « lourdes », comme les protons ou les neutrons. Les
protons et les neutrons se voient attribuer un nombre baryonique + 1, tandis que les antiprotons et les antineutrons ont un
nombre baryonique – 1. Le nombre baryonique d’une particule
se calcule en additionnant le nombre de quarks qui la constituent, puis en soustrayant le nombre d’antiquarks, et en divisant
le résultat par 3.
Voir-aussi : Davies, P. (éd.), The New Physics, Cambridge University Press, 1989.
Hanson, N. R., The Concept of Positron, a Philosophical Analysis, Cambridge University Press, 1963.
! PARTICULE
ANTINOMIE
Du latin antinomia, du grec stymo.
GÉNÉR., LOGIQUE, MATHÉMATIQUES
Formulation contradictoire ou paradoxale qui n’admet
pas de solution.
Découvrant les paradoxes, les Mégariques y virent une menace grave pour l’usage de la dialectique : certaines questions
n’admettaient pas de réponse par oui ou non. Ainsi de la
question « Est-ce que je mens ? » 1.
Pour Kant, la raison pure se heurte à des antinomies dès
lors qu’elle prétend s’émanciper de l’expérience possible.
Ainsi, elle peut par exemple admettre la thèse selon laquelle
le monde a un commencement dans le temps et est limité
dans l’espace et son antithèse selon laquelle le monde n’a ni
commencement ni n’est limité 2.
À l’aube du XXe s., les antiques antinomies resurgirent au
coeur même de l’entreprise de fondation des sciences formelles, ouvrant la « crise des mathématiques ». Sur le modèle
du paradoxe des classes de Russell, d’innombrables antinomies prenaient la forme d’alternatives dont chacune des
branches conduisait à une impasse.
Ainsi, loin de s’avérer de simples erreurs de raisonnements, d’usage de règles fiables, les antinomies mettent directement en cause la pertinence des « lois » (nomos) et principes
de la pensée et de la raison.
Denis Vernant
✐ 1 Muller, R., Les Mégariques, Fragment et témoignages, Vrin,
Paris, 1985.
2 Kant, E., Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, livre II, chap. II (L’antinomie de la raison pure).
! CLASSES (PARADOXE DES), MENTEUR (PARADOXE DU)
APAGOGIQUE (RAISONNEMENT)
Du grec apagôgé, « action d’emmener ».
LOGIQUE
Raisonnement par l’absurde dont le schéma général
peut s’exprimer de la façon suivante : je veux démontrer la
vérité (resp. la fausseté) de p ; supposons que p soit fausse
(resp. vraie) ; cela entraîne alors q, qui est fausse ; donc p
est vraie (resp. fausse). On a également donné ce nom à
un raisonnement qui consiste à prouver une proposition
à partir d’une prémisse disjonctive ; ou p ou q... ou n est
vraie, or q est fausse... n est fausse ; donc p est vraie.
Michel Blay
! ABSURDE
APERCEPTION
Introduit par Leibniz dans le cadre d’une pensée de la conscience régie
par le principe de continuité, ce concept a été repris par Kant dans celui,
tout différent, de la distinction entre empirique et transcendantal.
MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE
Conscience de soi-même, appréhendée par la perception interne et par la réflexion sur soi. Cette aperception
empirique se distingue de l’aperception transcendantale.
Aperception et conscience de soi
L’aperception, comme perception distincte aperçue par la
conscience, se distingue d’une perception dont on ne s’aperçoit pas, d’une perception insensible. Ainsi, la perception,
définie par Leibniz comme « l’état passager qui enveloppe et
représente une multitude dans l’unité ou dans la substance
simple » 1, comporte des degrés relatifs à sa distinction. La nature de la monade, ou substance simple, consiste donc, dans
la philosophie leibnizienne, dans la perception. Ainsi, toutes
les substances ou monades, en tant qu’elles sont douées de
perception, sont des réalités spirituelles. La monade n’est pas
seulement une substance, mais également un centre de perception tel qu’entre les monades il n’existe qu’une différence
de degré entre des perceptions plus ou moins distinctes, et
par là entre le degré de perfection de ces monades. Ainsi,
l’aperception, qui est connaissance réflexive, par la monade,
de son état intérieur, c’est-à-dire conscience ou réflexion, apparaît dans un continuum conduisant du non-perçu au plus
conscient.
L’aperception transcendantale
La détermination leibnizienne de l’aperception comme
conscience de soi persiste dans la philosophie critique,
quoiqu’elle s’inscrive dans une distinction pertinente, qui
n’est plus celle du conscient et de l’inconscient, mais de l’empirique et du transcendantal. Alors que l’aperception, ou perception avec conscience, s’étend à tout objet, puisque la modownloadModeText.vue.download 59 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
57
nade, de nature fondamentalement représentative, ne saurait
être limitée à ne représenter qu’une partie des choses – bien
que cette représentation soit confuse dans le détail de tout
l’univers, et distincte uniquement dans une petite partie des
choses 2 –, elle est restreinte, par Kant, à la seule conscience
de soi, à l’objet du sens interne.
L’aperception empirique demeure la conscience de soimême, comme « représentation simple du moi » 3, laquelle est
toujours changeante, mais cette conscience de soi, appréhendée à partir du sens interne, est distincte de la perception
de soi-même comme d’un sujet pensant en général, c’est-àdire de la conscience de la pensée. Cette dernière, en tant
qu’aperception transcendantale, est pure, originaire.
En effet, elle est la condition originaire de toute expérience, qu’elle précède et rend possible. Comme telle, elle est
objective. L’unité transcendantale de l’aperception consiste
dans la conscience du « je pense », qui accompagne et qui
conditionne toute représentation et tout concept. Cette
conscience de soi purement formelle et toujours identique
à elle-même, à laquelle toute intuition et tout représentable
se rapportent, est la condition de toute connaissance, c’està-dire de la liaison et de l’unité de nos connaissances entre
elles. Elle fait de tous les phénomènes possibles, qui peuvent
toujours se trouver réunis dans une expérience, un enchaînement de représentations suivant des règles. Elle est ainsi
« le fondement transcendantal de la conformité nécessaire de
tous les phénomènes à des lois, dans une expérience » 4.
Or, ce n’est que dans cette liaison d’un divers de représentations, données dans une conscience, que l’on peut se
représenter l’identité de la conscience. L’unité analytique de
l’aperception n’est donc possible que sous la supposition de
quelque unité synthétique.
Caroline Guibet Lafaye
✐ 1 Leibniz, G. W., la Monadologie, § 14.
2 Ibid., § 60.
3 Kant, E., Critique de la raison pure, éd. de l’Académie, t. III,
p. 70.
4 Ibid., t. IV, p. 93.
Voir-aussi : Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement
humain, Garnier-Flammarion, Paris, 1990.
! CONNAISSANCE, PERCEPTION, SENS
APODICTIQUE
! ANAPODICTIQUE
APOLLINIEN
Adjectif formé sur le nom d’Apollon, dieu grec de la lumière et de la
beauté.
ESTHÉTIQUE
Figuration catégorique de l’esthétique de Nietzsche désignant tout ce qui est clair, distinct, harmonieux, équilibré,
mais aussi sensible, apparent, superficiel, voire mensonger et parfois même menaçant. Bien que viril, l’apollinien
poursuit la grâce jusqu’à comprendre une part d’éternel
féminin en lui.
Dès 1872, le jeune Nietzsche affirme que « l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque », deux mondes entre lesquels « le mot “art” qu’on leur
attribue en commun ne fait qu’apparemment jeter un pont » 1.
L’esthétique de Nietzsche est alors fortement influencée
par celle de Schopenhauer 2. Dans le Monde comme volonté
et comme représentation, celui-ci distinguait deux dimensions
de la réalité exprimables, d’une part par les arts plastiques qui
représentent le monde tel qu’il apparaît selon le principium
individuationis, c’est-à-dire comme une série d’individualités distinctes les unes des autres dans l’espace et le temps,
d’autre part par la musique, qui révèle le monde comme unité
originaire du vouloir-vivre, c’est-à-dire énergie fondamentale
de l’univers à partir de laquelle tout individu puise sa force.
Nietzsche approfondit cette métaphysique de l’art et tente
de la symboliser à l’aide du couple de l’apollinien et du dionysiaque ; Apollon apparaît comme le dieu des arts plastiques, visuels, tandis que la musique est placée sous le patronage de Dionysos. La poésie occupe une place équivoque,
car le dialogue et le drame reflètent la clarté de la rationalité apollinienne tandis que l’intrigue tragique provoquant la
destruction du héros incarne la destinée dionysiaque comme
rupture du principe d’individuation et retour à l’unité origi-
naire du vouloir-vivre universel. La danse est frappée d’une
semblable équivocité.
▶ Une difficulté se présente néanmoins lorsque Nietzsche
imagine l’existence d’une musique apollinienne qui serait
comme une « architecture dorique en sons » 3. Le classicisme
de Bach pourrait fournir un exemple d’une telle musique
apollinienne tandis que le romantisme de Wagner serait typiquement dionysiaque. Cette exception catégorique singulière
contient en germe la rupture avec l’esthétique dionysiaque
et wagnérienne de la dissonance exaltée par la Naissance de
la tragédie. En 1876, Nietzsche rompt explicitement avec le
romantisme wagnérien. Il amorce le devenir apollinien de sa
future « physiologie de l’art »4 qui exalte la forme et la beauté
classiques.
Mathieu Kessler
✐ 1 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie, trad. P. LacoueLabarthe, § 1, Gallimard, Paris, 1977, p. 41.
2 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation (1819 et 1844), trad. A. Burdeau revue par R. Roos,
PUF, Paris, 1966.
3 Nietzsche, F., op. cit. § 2, p. 48.
4 Nietzsche, F., le Cas Wagner, trad. J.-C. Hémery, § 7, Gallimard,
Paris, 1974, p. 33.
! DIONYSIAQUE
« Comment la musique a-t-elle été un objet
privilégié d’investigation philosophique ? »
APOPHANTIQUE
Du grec apophantikos, « déclaratif ».
PHILOS. ANTIQUE
Caractère d’un énoncé affirmant la réalité d’un état de
choses.
L’expression logos apophantikos (« discours déclaratif ») apparaît chez Aristote pour désigner l’énoncé susceptible de vérité
et de fausseté, à la différence par exemple de la prière 1. C’est
cependant au Phédon de Platon 2 qu’on peut faire remonter l’idée de discours apophantique, c’est-à-dire d’un logos
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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(« discours », « argument », « raisonnement », « énoncé ») analyseur de la réalité. À ce compte, le discours apophantique se
confond avec l’énoncé prédicatif, dont la possibilité est fondée dans le Sophiste de Platon : établissant l’altérité du prédicat par rapport au sujet, l’Étranger fonde en même temps la
possibilité de dire d’une chose autre chose qu’elle-même, par
exemple de dire, non seulement que l’homme est homme et
2 Platon, Phédon, 99a.
3 Platon, Sophiste, 251b.
le bon, bon, mais que l’homme est bon 3.
✐ 1 Aristote, De l’interprétation, 4, 17a2-4.
Frédérique Ildefonse
Voir-aussi : Imbert, C., Phénoménologies et langues formulaires,
PUF, Paris, 1992 ; Pour une histoire de la logique. Un héritage
platonicien, PUF, Paris, 1999.
! ALTÉRITÉ, ÉNONCÉ, ÊTRE, NON-ÊTRE, PRÉDICATION, VÉRITÉ
APORIE
Du grec aporia, de a-poros, « sans passage ».
GÉNÉR.
Obstacle ou difficulté majeure rencontrée dans le cadre
d’un raisonnement.
Dans les dialogues platoniciens, la notion d’aporie sert à désigner l’incertitude dans laquelle vont être plongés les interlocuteurs de Socrate dans leur recherche d’une définition
objective. Ce temps d’arrêt dans l’analyse est condition essentielle de tout raisonnement philosophique en ce qu’il remet
en cause la validité des « opinions » (doxa). Chez Aristote,
l’aporie naît de la mise en présence de deux thèses également raisonnées et cependant contraires. Loin d’être un frein,
voire une limite au raisonnement, comme ce sera le cas pour
les sceptiques, l’aporie aristotélicienne est avant tout une
méthode de recherche. C’est par un exposé aporétique des
opinions contraires que toute science doit commencer (Métaphysique, B.1). L’aporie des modernes, prise dans un sens
plus fort, s’assimile à une difficulté logique insurmontable.
Michel Lambert
✐ Aubenque, P., « Sur la notion aristotélicienne d’aporie », in
Aristote et les problèmes de méthode, pp. 3-19, Louvain-Paris,
1961.
Motte, A., et Rutten, C., « Aporie » dans la philosophie grecque
des origines à Aristote (Aristote. Traductions et études), Peeters,
Louvain-la-Neuve, 2001.
! DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE, RAISONNEMENT
APPARENCE
Du latin apparentia ou apparitio, de apparere, « être visible », qui a
donné
d’abord « apparition », puis « apparence », probable traduction du grec
phainomaï (« se manifester, être évident, rendre visible quelque chose à
la lumière du jour »), apparence, ayant dans les deux étymologies, le sens
de phénomène. La langue philosophique ou savante opte pour ce sens, la
langue usuelle a fait prévaloir le caractère d’aspect extérieur, de ce qui
est visible, et l’oppose à réalité ou même à vérité.
La notion d’apparence comme synonyme de phénomène est centrale
dans la philosophie sceptique antique (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes), qui, elle-même, réagit au dualisme métaphysique et épistémologique des platoniciens. La notion est également au coeur de la réflexion
critique chez Kant, réagissant lui-même aux prétentions du rationalisme
dogmatique (dans la théorie de la connaissance), critique promouvant
un sens moderne du phénomène, qui dominera dans la pensée phénoménologique (l’être d’un existant, c’est ce qu’il paraît). La
dévalorisation
de l’apparence émigre dans le domaine moral, depuis Rousseau, à la
recherche de l’authenticité. Mais toute philosophie se prévalant d’une
vision esthétique du monde ou d’une conception de l’être comme devenir (Nietzsche et ses héritiers) en fera l’unique réalité, et non seulement
ce qui nous en paraît. Une définition univoque de l’apparence n’est donc
possible que si on la tient pour un genre de réalité, évaluée de façon
négative ou positive, selon les perspectives ontologiques concernées.
ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.
1. Ce qu’une chose ou un événement présente de luimême en existant, soit donc son aspect extérieur, son
être-là immédiat ; ce qui doit être dépassé. – 2. Apparition, acte de se montrer aux yeux, manifestation ou venue
à l’être, donc existence concrète. Le caractère superficiel
de l’apparence s’efface alors pour laisser place à la positivité épiphanique du phénomène (ce qui se montre dans la
« lumière », phaos).
Les philosophes ont privilégié tantôt l’un, tantôt l’autre de
ces sens, voire l’aspect iconique d’image de la réalité et, par
dérivation, l’aspect superficiel et trompeur, ou encore l’aspect
positif et révélateur de l’apparition.
Le privilège accordé à la profondeur (ou à l’intériorité)
invisible conduit dans le platonisme à donner à l’apparence la
signification et la valeur négative de ce qui masque la chose
plutôt qu’il ne la montre. Mais ce dualisme affecté à l’être
lui-même est inséparable de celui qui divise le sujet connaissant, sans la complicité duquel il ne saurait y avoir d’apparence illusoire, de tromperie. L’opposition platonicienne du
monde sensible ou apparent et du monde intelligible ou vrai
n’a peut-être pas d’autre sens que celle des deux modes de
connaissance que les philosophes, dans l’ensemble, ont admis. Pour le platonisme, donc, l’apparence a un monde, est
un monde, et c’est le nôtre, celui où nous vivons et agissons
à la manière, aveugle, de ces prisonniers d’eux-mêmes dont
le regard, fasciné par l’ombre des choses, n’a pas encore su
se libérer de la vraisemblance et des convenances, la liberté
consistant alors à sacrifier les apparences, à se « dé-chaîner »
pour monter vers la lumière, pour oser regarder la vérité en
face (« le monde-vrai »), et à refuser les fables.
Toute la dialectique platonicienne est vouée à cette remontée vers l’être authentique, dont l’apparence n’est que
la présence dégradée. Elle veut sauver les apparences par
la science, en en rendant compte au moyen d’hypothèses
construites par le savoir rationnel et rejetant la simple opinion.
Les sceptiques et le phénomène
C’est contre cette exceptionnelle prétention à la vérité que se
sont dressés les sceptiques : ils ont cherché à sauver les apparences en sauvant la croyance, ils ont donc interprété l’apparence dans un autre sens, en l’identifiant au phénomène et
en donnant celui-ci comme réalité sensible, seule réelle et
donnée, l’autre n’étant que dans l’intellect, c’est-à-dire n’étant
que quelque chose de conçu. « Nous ne renversons pas, écrit
Sextus Empiricus, les impressions que reçoit passivement la
représentation et qui nous mènent involontairement à l’assen-
timent [...], c’est-à-dire des apparences. Chaque fois que nous
recherchons si l’objet est tel qu’il apparaît, nous en accordons
l’apparence, nous ne mettons pas en question l’apparence
mais ce qu’on dit de l’apparence. »1 Ainsi, explique-t-il, nous
avons la sensation de douceur, mais quand nous recherchons
si le miel est doux, nous recherchons l’essence, cela n’est
pas l’apparence, mais « un jugement sur l’apparence. » Le
scepticisme se présente, par la bouche de Sextus Empiricus,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
59
« comme faculté d’opposer phénomènes et noumènes de
toutes les manières possibles... » 2.
Mais qu’est-ce qu’un sceptique entend par noumènes ?
Le mot peut simplement désigner ici un produit intellectuel,
conçu par l’entendement, correspondant à un objet que l’entendement croit saisir, mais qui n’est que ce que croit saisir l’entendement. Il n’est donc pas question de reproduire
l’opposition platonicienne entre réalités sensibles et réalités
intelligibles ; il est question d’une opposition entre les phénomènes, c’est-à-dire les représentations formées par l’imagination, et les concepts. Quant au mot « phénomène », il
ne faut pas l’entendre uniquement par opposition aux intelligibles, car, comme le dit Sextus Empiricus dans la suite du
texte cité, « nous opposons [...] tantôt des phénomènes à des
phénomènes, tantôt des noumènes à des noumènes, voire
des phénomènes à des noumènes » (de toutes les manières
possibles). Le concept de phénomène a donc deux sens
complémentaires, un sens ancien (Timon) et un sens nouveau (Sextus Empiricus). Pour Timon, le phénomène est une
réalité mixte et corporelle, engendrée par le sens et le sensible, et, chez Aenésidème, les phainomena sont des relatifs
(relatifs à ce qui juge). Au sens strict, l’ancien scepticisme
définit le phénomène comme notre manière de voir des réalités extérieures qui s’opposent entre elles, qui se mesurent
relativement et qui ne sont perçues que relativement au sens
étant à l’origine de leur appréhension et de la croyance que
nous leur accordons. Chez Sextus Empiricus, le mot a une
valeur nouvelle, d’origine stoïcienne, il sert à désigner la représentation imaginative ; le mot « phénomène » peut alors
désigner la prétention de la fantasia à être compréhensive,
mais il semble dès lors contradictoire d’affirmer une supériorité du phénomène. La confiance dans le phénomène est une
constante du scepticisme, comme on le voit encore dans le
texte cité plus haut de Sextus Empiricus. Comment admettre
que le phénomène soit « le critère » et, en même temps, que
le doute sceptique doive opposer entre eux les phénomènes
et les opposer aux noumènes ? Il faut, pour lever la contradiction, que le mot ne soit pas pris dans le même sens dans les
deux cas : le phénomène ou l’apparence comme « critère »,
c’est la sensation indubitable, insoupçonnable, à quoi on doit
s’en tenir en opposant les phénomènes entre eux ; dans le
second cas, le sens qui l’emporte est celui de conscience de
sensation ou image, le critère demeurant la sensation. Peuton attribuer une orientation phénoméniste à cette doctrine
de l’apparence ?3 Les textes de Sextus Empiricus semblent le
permettre 4 : accorder l’apparence et n’accorder qu’elle, on ne
doute que de ce qui en est « dit », « le critère de l’orientation
sceptique est l’apparence » 5, mais le mot doit être pris en son
sens objectif, la règle de l’epoche ne s’applique donc qu’à la
reconnaissance de ce qui est certain. Le phénomène seul est
certain, c’est une certitude imposée, elle sert à faire croire que
la chose existe, « c’est une persuasion et une disposition involontaire » 6. Le phénoménisme se caractérise donc ici comme
une doctrine de la positivité de l’apparence, qui affirme que
toutes les choses sont en elles-mêmes « cachées » ; c’est pourquoi elles sont indifférentes et doivent l’être, mais cela ne
signifie pas que nous ne devons pas accorder de crédit aux
apparences, au contraire, « personne ne conteste que l’objet
apparaît tel ou tel » 7. J’accorde donc crédit à mes sensations,
mais je ne me prononce pas sur les choses telles qu’elles
n’apparaissent pas.
L’approche kantienne
C’est dans le cadre de la connaissance, et non de la croyance,
que l’identification de l’apparence au phénomène va faire
un retour remarqué dans la théorie kantienne de la connaissance : le mot même de « phénomène » signifie la chose telle
qu’elle nous apparaît. De cette définition est exclue l’apparence au sens privatif, et n’est retenu que son sens de réalité
(empirique) : « On nomme phénomène l’objet indéterminé
d’une intuition empirique. » 8. Mais Kant maintient aussi le
dualisme idéaliste, qui dénonce l’apparence au sens privatif
(ce qu’il appelle une « simple apparence ») et la distingue
alors du phénomène : « Dans le phénomène, les objets et les
manières d’être que nous leur attribuons sont toujours considérés comme quelque chose de réellement existant ; mais, en
tant que cette manière d’être ne dépend que du mode d’intuition du sujet, dans son rapport à l’objet donné, cet objet est
distinct comme phénomène de ce qu’il est comme objet en
soi. » 9. On ne dit pas que l’objet paraît simplement exister,
mais qu’il apparaît ou est donné dans l’intuition. Ainsi, l’apparence peut n’être qu’illusion (paraître exister), alors que le
phénomène est l’apparition empirique de l’objet.
L’apparence signifie, de manière générale, un certain
usage du jugement où les principes subjectifs de la connaissance se mêlent aux principes objectifs. L’apparence est, à
ce titre, la source de toute erreur. Mais l’apparence n’est pas
une ; elle a un sens et une valeur différents selon qu’elle
siège dans la sensibilité (apparence sensible), dans l’entendement (apparence logique) ou dans la raison (apparence
transcendantale). Dans la première, la faculté de juger est
déviée sous l’effet de l’imagination (illusion d’optique), la
deuxième est l’effet d’un défaut d’attention à la règle logique
(paralogismes), elle se dissipe dès que l’on se concentre
sur la règle. C’est sur l’apparence transcendantale que se
concentre la critique kantienne : elle se manifeste chaque
fois que la raison, en tant que raison pure, prétend connaître
quelque objet au-delà des limites de l’expérience possible ;
elle signifie la prétention de la raison spéculative à connaître
les choses indépendamment de leur présentation phénoménale. La raison contrevient, par là, aux lois de la connaissance objective, mais cette illusion ne se dissipe pas comme
l’apparence logique, elle est tenace, et c’est délibérément que
la raison use de principes transcendants et nous porte à en
étendre illusoirement l’usage. La critique consiste à dévoiler
cet usage illusoire, mais elle ne peut détruire cette illusion,
car elle est « naturelle et inévitable » 10. Pour Kant, enfin, vérité
ou apparence ne sont pas dans l’objet en tant qu’il est intuitionné (donné), mais dans le jugement que nous portons sur
lui, en tant qu’il est pensé. Il n’y a donc d’apparence, quelle
qu’elle soit, que comme réalité mixte, subjective et objective
en même temps.
Quand la phénoménologie dit, avec Sartre, que « l’être
d’un existant, c’est ce qu’il paraît » 11, elle prétend aller plus
loin que Kant, elle prétend dépasser l’opposition kantienne
de « l’être de derrière et de l’apparition ». Si « nous ne croyons
plus à l’être de derrière, écrit Sartre, l’apparition [...] devient,
au contraire, pleine de positivité, son essence est un paraître
qui ne s’oppose plus à l’être mais qui en est la mesure » 12.
Ce propos réitère l’affirmation hégélienne de la nécessité de
l’apparence pour l’essence, « l’essence doit nécessairement
apparaître » 13, l’essence n’est pas derrière ni au-delà de l’apparition, l’essence n’est rien que l’être en tant qu’il s’apparaît
à lui-même, c’est-à-dire comme réflexion. L’apparence n’est
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
60
donc pas quelque chose d’extérieur, elle est ce à travers quoi
l’essence transparaît, c’est sa transparence. Le procès de l’essence n’est donc pas son actualisation, car l’essence est ce qui
existe, et l’apparence ou phénomène est son existence.
Reste à savoir si le « monde-vérité » est devenu une fable,
comme le prétend Nietzsche dans le Crépuscule des idoles 14,
et ce qui en résulte pour le « monde-apparence ».
La fable du « monde-vérité »
Le dépassement hégélien ou kantien est-il venu à bout de
la plus « longue erreur » ? Platon a-t-il été renversé ? C’est ce
dont Nietzsche a douté, le « monde-vrai », accessible au sage
(Platon) ou au vertueux (Kant), attend encore son destructeur
d’idoles. Le texte qui raconte cette longue erreur laisse entendre qu’on peut se passer de l’idée qu’incarne cette « fable »,
mais que, comme l’illusion dont parle Kant, elle est inévitable
et qu’elle fait toujours retour. Cette antithèse, en effet, articule
au niveau de la connaissance une autre opposition aussi ancienne et aussi « erronée », celle de l’être et du devenir. Après
des hésitations de jeunesse où Nietzsche prétend se donner
« la vie dans l’apparence comme but » (Fragments posthumes,
1870-1871), entendant par là une promotion de la « vie-artiste », au détriment de la « vie-vérité », il laissera entendre que
ces oppositions, si elles ont pu, un temps, servir aux sages et
aux vertueux, ne servent plus à rien et n’obligent plus à rien,
mais qu’on n’abolira pas le « monde-vérité » si on ne renonce
pas aussi au « monde-apparent ». Que reste-t-il alors ? L’apparence n’est plus qu’un mot, le nom donné à l’étant comme
tel, c’est-à-dire au flux vivant des figures que produit la puissance (la volonté de puissance). Le phénomène n’est ni un
spectacle offert au sujet de la représentation ni la révélation
ou l’épiphanie de l’être, il est « la réalité agissante et vivante
elle-même » 15. Monde, vie, être ne sont pas des instances dernières (réalités en soi), ce ne sont que des figures du devenir,
mais cela n’est encore que la dernière des interprétations,
« puisqu’il n’y a pas de faits, rien que des interprétations » 16.
Il est nécessaire que midi passe et que l’ombre revienne plus
longue et, avec elle, la fable de « la contradiction entre le
monde que nous vénérons et le monde que nous sommes » 17,
à moins que nous abolissions soit nos vénérations, soit nousmêmes (nihilisme) ; mais le nihilisme aussi doit être dépassé,
ce qu’il faut entendre par l’abolition de la plus longue erreur,
c’est seulement cette ultime sagesse de Zarathoustra, qui dit
ne rien vouloir d’autre que ce monde retournant éternellement et ce moi comme anneau du devenir.
Suzanne Simha
✐ 1 Sextus Empiricus, « Hypotyposes pyrrhoniennes », in
OEuvres choisies, I, chap. X, Aubier, Paris, p. 162.
2 Ibid., chap. VIII-X.
3 Dumont, J.-L., le Scepticisme et le Phénomène, chap. II, Vrin,
Paris, pp. 131 et suiv.
4 Sextus Empiricus, op. cit., chap. X.
5 Ibid., chap. XI.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Kant, E., Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », § 1, p. 53. (Ed. Tremesaygues et Pacaud : TP)
9 Ibid., pp. 73-74.
10 Kant, E., op. cit., « Dialectique transcendantale », introduction,
pp. 253-54. (TP)
11 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, pp. 1112.
12 Ibid.
13 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, § 81, Vrin, Paris.
14 Nietzsche, Fr., Crépuscule des idoles, chap. 4, « Comment le
monde-vérité devint une fable ».
15 Nietzsche, Fr., Volonté de puissance, I, livre II, §§ 322-334.
16 Ibid.
17 Ibid.
! ART, CHOSE, DOUTE, ESSENCE, PHÉNOMÈNE, PLATONISME, RÉEL,
SAUVER LES APPARENCES
∼ SAUVER LES APPARENCES
ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE
Position philosophique qui définit un type programme
que peuvent prétendre réaliser les théories physiques.
L’origine de cette tradition serait platonicienne ; elle est ainsi
transmise par Simplicius dans son Commentaire des quatre
livres du De Caelo d’Aristote : « Platon admet en principe
que les corps célestes se meuvent d’un mouvement circulaire, uniforme et constamment régulier ; il pose alors aux
mathématiciens ce problème : quels sont les mouvements
circulaires, uniformes et parfaitement réguliers qu’il convient
de prendre pour hypothèses, afin que l’on puisse sauver les
apparences présentées par les planètes ? » 1.
Il s’agit, en généralisant cette demande, de renoncer – au
moins provisoirement – à connaître les causes ultimes des
phénomènes et de concentrer les efforts sur l’élaboration de
modèles (en fait mathématiques) capables de rendre compte
de ceux-ci et d’en prévoir des développements encore
inobservés.
Selon Duhem, principal théoricien moderne de cette épistémologie, un argument décisif en faveur de celle-ci aurait
été fourni par Hipparque lorsqu’il établit que les modèles
épicycliques et excentriques étaient tous les deux capables
de « sauver les mouvements apparents des astres ». L’astronomie pouvait donc se déployer comme science, sans qu’il soit
– encore – possible de départager les modèles concurrents.
Ainsi, les hypothèses sur lesquelles reposent les théories
physiques n’ont pas nécessairement de capacité explicative,
sans pour autant perdre leur puissance représentative.
Cette attitude s’oppose au réalisme épistémologique, qui
s’emploie à rechercher les « secrets ultimes de la nature »,
quête dont la vanité serait – pour les tenants de cette position – régulièrement confirmée par l’histoire des sciences qui
offre le spectacle constant de la remise en cause des théories, des modèles par de nouvelles théories ou modèles plus
conformes à la connaissance des phénomènes sans cesse
renouvelés. Un avantage de cette attitude, parfois qualifiée
de phénoméniste, serait en outre de découpler la théorie physique de la métaphysique d’un savoir dogmatique a priori
concernant les éléments et les forces à l’oeuvre dans la nature.
Une difficulté de cette position réside dans la reconnaissance d’un progrès dans l’histoire des théories physiques. Les
théories ne se succèdent pas sur un mode relatif radical ;
c’est bien plutôt sur celui du dévoilement jamais achevé,
mais toujours plus transparent vers la vérité toute nue, vers la
« classification naturelle » dont on ne doit pas douter qu’elle
existe réellement.
Vincent Jullien
✐ 1 Simplicius, Commentaire des quatre livres du De Caelo
d’Aristote, livre II, com. 43, éd. Heiberg, p. 488, cité notamment
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
61
par P. Duhem in Sauvez les apparences, Hermann, 1908, rééd.
Vrin, Paris, 1983, p. 3.
APPARITION
En allemand Ercheinung, de erscheinen, composé de scheinen, « luire, éclairer, briller », et du préfixe er-, qui signifie l’amorce, le début d’une
action.
Kant en fait un usage technique dans le cadre de sa théorie de la connaissance ; le terme apparaît aussi chez Lambert ; Hegel le mobilise dans la
Phénoménologie de l’esprit et dans l’Esthétique ; enfin, la notion devient
centrale chez Husserl et Heidegger.
ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN.
Synonyme de phénomène, aussi bien chez les philosophes allemands du siècle dernier qu’en phénoménologie
au XXe s. Le terme désigne l’ancrage de la connaissance et
de la vérité dans la sensibilité, qu’il s’agisse de la connaissance de la réalité objective par un sujet ou de l’accès à
la vérité de l’être. Mais la question est de savoir jusqu’où
le sujet peut connaître un objet ou parvenir à la vérité en
prenant appui sur la seule apparition de la chose dans l’espace et le temps, ce qui pose le problème des limites de la
sensibilité.
Avant Kant, chez Lambert 1 par exemple, « apparition » est entendu en un sens avant tout physiologique ou, du moins, empirique : c’est le donné sensible naturel. Elle se confond dès
lors avec l’apparence (Schein), soit dans son aspect trompeur
et illusoire, soit dans sa qualité neutre de réalité sensorielle.
Le criticisme kantien
Avec Kant 2, l’apparition acquiert un rôle central dans la
connaissance d’un objet par le sujet. Distinguée de l’apparence sensible empirique qui ressortit au chaos des sensations, l’apparition, comme donné effectif, reçoit sa forme de
l’intuition a priori qu’a le sujet de l’espace et du temps, et
se distingue de l’objet en soi. À ce titre, la sensibilité est
informée par l’intuition, ce qui fait de l’apparition le mode
de connaissance privilégié de la réalité spatio-temporelle. La
sensibilité joue ainsi un rôle essentiel dans la théorie de la
connaissance, aux côtés de l’entendement (concepts) et de
l’imagination (schèmes).
Mais, en conférant ce rôle à l’apparition, Kant pose la
question de ses limites : tout en étant détenteur des concepts
a priori de l’entendement, je ne peux connaître que ce qui
apparaît dans l’expérience spatio-temporelle ; ce qui n’apparaît pas, je ne peux que le penser, en faire l’objet d’une
appréciation morale. La connaissance objective se voit ainsi
délimitée et souchée sur une expérience possible.
Idéalisme spéculatif
Hegel 3 confère à l’apparition une teneur réelle de vérité en la
présentant comme un moment effectif de l’essence : l’apparition, en tant qu’apparition, est ce qu’il y a de plus réel. Que
ce soit dans le cadre du chemin que parcourt la conscience
se faisant à mesure esprit dans la Phénoménologie, ou bien
à propos de l’art dans l’Esthétique, l’apparition, cette immédiateté du sensible, est le support comme le moteur de la
découverte de soi-même en tant qu’esprit ou de l’entente de
l’art comme création. Quoique l’apparition soit dépassée dans
le concept ou transcendée dans l’oeuvre d’art et ainsi rejetée
dans l’inessentiel, elle y reste contenue à titre d’impulsion
nécessaire de la dynamique dialectique.
Phénoménologie
En phénoménologie, l’apparition devient la mesure même de
la vérité, qu’il s’agisse de l’objet ou et de l’être. Aussi ne délimite-t-elle plus à partir d’elle le champ de la connaissance
possible, puisque, d’une part, connaître, c’est apparaître, et
que, d’autre part, apparaître, c’est être. La première équivalence sera développée par Husserl, la seconde mise en évidence par Heidegger.
Chez Husserl 4, l’apparition désigne le mode de connaissance de l’objet par le sujet : elle est tout à la fois l’objet
qui apparaît, ce qui apparaît (le quid), et la manière dont la
chose apparaît, le mode d’apparaître (le quomodo) : apparition contient tout autant l’idée du résultat d’un processus que
celle de sa dynamique. Apparaître est ainsi un synonyme de
l’intentionalité (du côté du sujet) et de la donation (du côté
de l’objet).
Pour Heidegger 5, l’apparaître est la mesure de l’être et,
partant, de la vérité. Se ressourçant à la conception grecque
du phainomenon, il prétend débarrasser l’apparition de toute
subjectivité (et, aussi, du rapport à l’objet), pour l’envisager
exclusivement dans sa teneur ontologique.
Natalie Depraz
✐ 1 Lambert, J.H., Neues Organon oder Gedanken über die
Erforschung und Bezeichnung des Wahren und dessen Unterscheidung vom Irrtum und Schein, Akademie-Verlag, Berlin,
1990.
2 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980.
3 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, Aubier, Paris, 1941.
4 Husserl, E., Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950.
5 Heidegger, M., Être et temps, Authentika, Paris, 1985.
! ÊTRE, CONNAISSANCE, PHÉNOMÈNE, SENSIBILITÉ, VÉRITÉ
APPÉTIT
Du latin appetitus, « instinct, penchant naturel ».
PSYCHOLOGIE
Spinoza définit l’appétit comme l’effort (conatus) par
lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être :
« Cet effort, quand on le rapporte à l’âme seule, s’appelle
volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l’âme et au
corps, il s’appelle appétit ». Quant au désir, c’est l’appétit avec
conscience de lui-même 1.
▶ La notion d’appétit réduit l’autonomie de la volonté et l’inscrit dans un processus nécessaire.
Pierre-François Moreau
✐ 1 Spinoza, B., Éthique, III, 9, scolie.
APPLICATION
Du latin applicatio, de applicare, « mettre contre ». Terme mathématique
de la théorie des fonctions.
ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES
Mise en correspondance des éléments d’un ensemble,
dit de départ, avec des éléments d’un ensemble dit d’arrivée. Dans le cas d’une application, tous les éléments de
l’ensemble de départ ont un correspondant unique (ce qui
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
62
particularise une application par rapport à une fonction
qui peut n’être pas « partout définie »).
Les applications du plan ou de l’espace qui, à des points
associent des points, sont des transformations géométriques ;
ainsi les translations, symétries, rotations, homothéties, inversions, projections, etc. Ces concepts ont permis de formaliser
rigoureusement les « mouvements » de figures ou d’ensembles
de points en géométrie.
Les courbes usuelles (coniques, trigonométriques, logarithmiques, etc.) peuvent être définies comme graphe (c’està-dire, comme ensemble des points antécédent / image)
d’applications réelles et la notion peut être étendue à des
ensembles de dimension supérieure à un.
La technique de l’application des aires a joué un grand
rôle dans la géométrie ancienne : « construire une aire équivalente à une figure donnée sur une droite donnée » (cf.
Éléments, I, prop. 44). Proclus attribue la découverte de cette
technique aux pythagoriciens.
▶ Soutenir la possibilité et la légitimité de l’application d’une
science à une autre, (en particulier des mathématiques à la
physique) revient à considérer l’ensemble des énoncés respectifs concernant celles-ci, puis à établir une correspondance entre les objets et les relations de l’une vers l’autre.
Un trait majeur de la naissance de la science classique réside
dans l’affirmation de cette possibilité, par Galilée notamment.
Ainsi, la théorie mathématique des espaces de Hilbert s’applique-t-elle aux états physiques des systèmes quantiques.
Le problème s’est posé au sein même des mathématiques
où « l’application de l’algèbre et de l’analyse à la géométrie » a transformé l’ensemble des mathématiques. Descartes
puis Leibniz en furent les premiers grands instigateurs. Plus
récemment, à la fin du XIXe s., « l’arithmétisation de la géométrie » a représenté une tentative d’application d’une science
à une autre.
Vincent Jullien
APPRÉHENSION
En allemand Auffassung de fassen, « saisir » ; « comprendre, concevoir,
interpréter ».
Opération centrale chez Husserl, utilisée dans un autre contexte de sens
mais de façon homologue par les psychologues.
PHÉNOMÉNOLOGIE
1. Opération cognitive par laquelle un sujet s’approprie
un objet. – 2. Chez Husserl 1 et 2, acte par lequel l’ego ou
la conscience égoïque vise et atteint un objet qui lui est
donné comme une unité de sens, qu’il s’agisse d’une perception, d’une imagination, d’un jugement, ou encore de
l’expérience d’autrui.
Pour connaître, le sujet dispose d’un certain nombre d’actes
par lesquels il appréhende la réalité objective ou intersubjective, voire le monde. C’est depuis la position ouverte par
le premier volume des Idées directrices... en 1913, l’idéalisme transcendantal, que l’acte d’appréhension reçoit en
tant qu’acte cognitif du sujet transcendantal son sens fort.
Mais, dans un contexte plus réaliste, celui que défend par
exemple R. Ingarden à la même époque, ou bien depuis le
cadre des Recherches logiques, neutre métaphysiquement,
l’acte d’appréhension se voit relativisé au profit de l’en soi
du monde ou encore de la donation des objets eux-mêmes
à la conscience.
Natalie Depraz
✐ 1 Husserl, Recherches logiques, PUF, Paris, 1959-61-62.
2 Husserl, Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950.
! ACTE, CONCEPTION, IMAGINATION, INTENTIONNALITÉ,
JUGEMENT, PERCEPTION
APPRENTISSAGE
PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE
Modification de comportements, acquisition de savoirs
ou de savoir-faire sous l’effet de l’expérience.
On distingue généralement les apprentissages élémentaires,
qui sont sous le contrôle des stimuli de l’environnement
(imprégnation, habituation, conditionnement), des apprentissages complexes, qui font intervenir des médiations
représentationnelles.
▶ La question des savoirs susceptibles d’être acquis au contact
de l’expérience prend sa source dans les débats classiques
entre rationalistes et empiristes, ces derniers voyant dans l’ex-
périence la source ultime de toutes nos connaissances et dans
l’association le mode privilégié d’organisation de celles-ci. Au
XXe s., l’école de psychologie béhavioriste, continuatrice de
la tradition empiriste, a soutenu que les conditionnements
classique et instrumental, opérant des couplages entre stimuli
et réponses, étaient les mécanismes essentiels de l’apprentissage. Les limites de ces mécanismes ont été soulignées par la
psychologie cognitive qui met l’accent sur les activités mentales (analogie, généralisation, induction, formulation et test
d’hypothèses) impliquées dans l’apprentissage 1.
Élisabeth Pacherie
✐ 1 Weil-Barais, A., (éd.), l’Homme cognitif, PUF, Paris, 1993.
! BÉHAVIORISME, ÉDUCATION, MÉMOIRE
APPROXIMATION
Du latin approximare, de proximus, « proche ».
ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES
Valeur approchée d’une grandeur dont on ne peut, ou
ne veut, produire la valeur exacte.
L’idée d’approximation ouvre deux perspectives assez
opposées.
Selon la première, l’approximation est marquée de négativité ; elle est expression d’une impossibilité et d’un défaut
de précision. Descartes rejette ainsi hors de sa géométrie
le résultat qu’il a lui-même établi à propos de la courbe de
Debeaune, parce que les ordonnées sont encadrées par des
séries convergentes dont on ne sait pas exprimer la valeur
exacte. Leibniz opposera l’exactitude de la série « 1 – 1 / 3 +
1 / 5 – 1 / 7... », qui exprime « π / 4 » à toute écriture décimale
de π, qui n’est qu’une approximation.
L’approximation peut, en revanche et dans une seconde
perspective, être le signe d’une extension du domaine de
la connaissance scientifique. Si les sciences naturelles (en
particulier, la physique) devaient se cantonner à l’expression
exacte des mesures de grandeurs, elles seraient tout simplement paralysées. L’approximation – procédé mathématique
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
63
– permet de définir l’intervalle, infini même s’il est petit,
des valeurs possibles de cette mesure. Comme l’ont montré
P. Duhem (la Théorie physique, 1906) et G. Bachelard (Essai
sur la connaissance approchée, 1927), la précision (qui résulte de l’approximation), et non l’exactitude, est la condition
même de la rationalité physique : « Les mathématiques de l’àpeu-près ne sont pas une forme plus simple et plus grossière
des Mathématiques ; elles en sont, au contraire, une forme
plus complète et plus raffinée » (Duhem, op. cit.).
Vincent Jullien
APRÈS-COUP
En allemand, Nachträglichkeit et nachträglich, de nach, « après », et
tragen,
« porter ».
PSYCHANALYSE
Expériences vécues, fantasmes, souvenirs se manifestant longtemps après être advenus, sous forme de symptômes – conversions hystériques, rêves, traumas, etc. – selon les réinterprétations auxquelles ils sont soumis.
Jusqu’en 1897, Freud postule que l’hystérie s’origine dans la
séduction de l’enfant par un adulte, mais précise : « Ce ne
sont pas les expériences vécues elles-mêmes qui agissent
traumatiquement, mais leur revivification comme souvenir,
après que l’adulte est entré dans la maturité. »1 Le décalage
entre développement des fonctions psychiques et maturité
pubertaire, dont résulte l’après-coup, explique la disposition
humaine à la névrose.
La découverte de la sexualité infantile remet en cause
la théorie de la séduction, mais Freud maintient la notion
d’après-coup et la développe : l’événement pathogène intervient lui-même après coup par rapport à des scènes infantiles
survenues dans la première enfance et reconstruites dans
l’analyse. Le substrat de ces scènes infantiles reste problématique : archifantasmes hérités par phylogenèse ou s’étayant
sur des impressions reçues.
Dénotant l’efficience progrédiente du matériau infantile, l’après-coup permet aussi son élaboration régrédiente :
« L’analysé se place [...] hors des trois phases temporelles et
place son moi présent dans la situation [...] révolue. »2
▶ La théorie de l’après-coup montre l’insuffisance d’une
conception linéaire du temps, que souligne parallèlement
Husserl : « Chaque rétention ultérieure est [...] non pas simplement modification continue, issue de l’impression originaire,
mais modification continue du même point initial. »3
Benoît Auclerc
✐ 1 Freud, S., Weitere Bemerkungen über die Abwehr-Neuropsychosen (1896), G.W. I, « Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense », O.C.F.P. III, PUF, Paris, 1998, p. 125.
2 Freud, S., Aus der Geschichte einer infantilen Neurose (1914),
G.W. XII, « À partir de l’histoire d’une névrose infantile », in
l’Homme aux loups, O.C.F.P. XIII, PUF, Paris, p. 48.
3
Husserl, E., Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren
Zeitbewusstsein (1928), Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps, § 11, PUF, Paris, 2002, p. 44.
! ABRÉACTION, CONSTRUCTION, ÉVÉNEMENT, FANTASME,
ORIGINE, REFOULEMENT, SCÈNE
A PRIORI / A POSTERIORI
Termes latins signifiant « antérieur » / « postérieur » introduits par les
scolastiques à partir d’Aristote : « ce qui vient avant » et « ce qui vient
après ».
Distinction centrale chez Kant et dans l’épistémologie contemporaine.
Depuis Kant, cette distinction est étroitement liée à celle entre jugements analytiques et synthétiques.
PHILOS. CONN.
Une connaissance est dite a priori si elle est indépendante de l’expérience, a posteriori si elle en dépend.
Associée à la distinction leibnizienne entre vérité de raison
et vérité de fait, et à la distinction humienne entre « relations
d’idées » et « questions de fait », ainsi qu’aux distinctions nécessité / contingence et certain / incertain, cette distinction a été
introduite par Kant 1, qui la lie à l’opposition entre jugements
analytiques et synthétiques. Les jugements analytiques (où le
concept du prédicat est contenu dans celui du sujet) sont a
priori, et les jugements synthétiques (où le concept du prédicat ajoute quelque chose à celui du sujet) sont a posteriori.
Kant admet néanmoins des jugements synthétiques a priori,
en particulier en mathématiques. La distinction connaît après
lui diverses reformulations dans l’épistémologie contemporaine, en particulier au sein du positivisme logique, qui l’associe à une division entre des types de propositions vraies en
vertu de leur signification et vraies en vertu de l’observation,
et traite les propositions a priori comme de nature essentiellement conventionnelle.
▶ La question de savoir s’il y a des connaissances a priori est
centrale en théorie de la connaissance, car l’empirisme doute
que la simple pensée ou les relations de signification puissent
fournir des connaissances, et réduit l’a priori à ces relations,
ou en niant, comme Quine 2, la validité de la distinction. La
nature et la délimitation exacte des connaissances a priori
sont loin d’être réglées.
Pascal Engel
✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure.
2 Quine, W. V. O., « Deux dogmes de l’empirisme », in P. Jacob
éd., De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980.
ARCHÉTYPE
Du grec arkhetupon, « modèle primitif », « original d’une chose », formé
sur arkhe, « origine », et tupos, « modèle », « type ».
GÉNÉR., PSYCHANALYSE
1. Au sens métaphysique, modèle résidant dans le
monde intelligible ou dans l’entendement divin. Les choses
sensibles ou les idées des êtres créés ne seraient que les
copies de ce modèle. – 2. Au sens psychologique, idée originelle servant de modèle aux autres idées. – 3. Au sens
psychanalytique, structure dynamique de l’inconscient
collectif.
Même si le terme « archétype » n’apparaît pas dans les écrits
platoniciens, les représentants du moyen et du néoplatonisme
l’utilisent fréquemment comme synonyme de paradigme ou
d’Idée au sens platonicien 1. L’archétype est le modèle idéal
de la chose sensible qui a seulement valeur d’imitation. De
manière plus large, l’archétype peut signifier la cause ; ainsi
l’intelligence est-elle, dans la théorie des hypostases de Plotin, l’archétype et le « modèle » (paradeigma) dont l’univers
est l’« image » (eikon) 2.
La notion d’archétype s’inscrit de manière plus tardive
dans le domaine psychologique, notamment avec Locke,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
64
qui le définit comme une idée directement issue des données sensorielles et servant de « modèle » (pattern) à d’autres
idées 3. Dans la distinction qu’il opère entre « état archétype »
et « état ectype », Berkeley contribue cependant à redonner
à « archétype » un sens métaphysique. L’état archétype correspond, en effet, à l’état éternel des choses qui existe dans
l’entendement divin, par opposition à l’état ectype et naturel,
qui existe dans les esprits créés 4.
Le sens psychanalytique du terme « archétype » est progressivement élaboré par C. G. Jung. Les archétypes sont des
notions psychosomatiques, comparables, par certains aspects,
à l’instinct. Ce sont des structures congénitales, des types originels que Jung nomme parfois dominantes de l’inconscient
collectif. De ces types sont issues les représentations symboliques. Si l’image archétypique peut varier en fonction des
cultures et des individus, les modèles dynamiques que sont
les archétypes sont communs à toutes les civilisations 5.
Annie Hourcade
✐ 1 Plotin, Ennéades, VI, 4, 10.
2 Id., III, 2, 1.
3 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, IV, 4, 8.
4 Berkeley, G., Dialogues entre Hylas et Philonoüs, 3e dialogue
(in The Works of George Berkeley, vol. 2, p. 254).
5 L’ensemble de l’oeuvre de C. G. Jung témoigne de la lente
construction du concept d’« archétypes » par son auteur. On
pourra cependant plus particulièrement consulter C. G. Jung,
« Métamorphoses de l’âme et ses symboles », trad. Y. Le Lay,
Georg éditeur, 1953, ainsi que « Four Archetypes, mother, rebirth
spirit trickster », translated by R. F. C. Hull, Bollingen series
Princeton University Press, 1959, extracted from The Archetypes
and the Collective Unconscious, vol. 9, part I, of the Collected
Works of C. G. Jung. Die Archetypen und das kollektive Unbewusste Walter-Verlag, C. G. Jung Gesammelte Werke, neunter
Band, erster Halbband, Olten und Freiburg im Breisgau, 1976.
! IDÉE, IMAGE, INCONSCIENT, PARADIGME
ARCHI
! ORIGINE
ARCHIMÉDIEN
MATHÉMATIQUES
Se dit d’un ensemble de grandeurs lorsque, quelles que
soient deux grandeurs a et b avec a < b, il existe un entier
n tel que n.a > b.
Le lemme, dit d’Archimède, est explicitement énoncé comme
postulat 5 dans le Traité de la sphère et du cylindre pour
assurer que les lignes, les surfaces et les volumes sont respectivement des grandeurs archimédiennes. La définition 4
du livre V des Éléments d’Euclide en fait un critère d’homogénéité – ou plus exactement de possibilité de mise en rapport – entre grandeurs : « Des grandeurs sont dites avoir un
rapport l’une relativement à l’autre quand elles sont capables,
étant multipliées, de se dépasser l’une l’autre. » 1. Ainsi, des
grandeurs de dimensions différentes (comme les lignes et les
surfaces) ne se conforment-elles pas à ce lemme.
Un tel axiome était devenu indispensable après la découverte des irrationnels qui rendait impossible l’identification
des rapports entre grandeurs géométriques aux rapports
numériques.
La construction des nombres réels, à la fin du XIXe s., sera
l’occasion d’une discussion sur le statut de cet énoncé. Cantor
estime en effet pouvoir le démontrer sur cet ensemble. Cette
possibilité n’étant du reste qu’une conséquence d’un axiome
de continuité sur les réels (ceux-ci étant pour Cantor « représentables sous la forme de segments continus et bornés sur
une droite »2), il s’agit – comme le soutient Frege – d’une
substitution d’axiomes. La discussion s’est poursuivie autour
de la notion de continuité dont Hilbert a montré qu’elle est
plus puissante que l’axiome d’Archimède qui n’en constitue
que l’un des aspects 3.
Les modèles de l’analyse non-standart, développés vers
1950 par A. Robinson s’appuient sur le prolongement des
réels dans un ensemble de pseudo réels où l’axiome d’Archimède n’est plus valide. On y considère des éléments « infiniment petits » dont aucun multiple fini n’est supérieur à 1.
Vincent Jullien
✐ 1 Euclide, Éléments, vol. 3, éd. Vitrac, p. 38.
2 Cantor, G., Gesammelte Abhandlungen mathematischen une
philosophischen Inhalts, trad. Belna in la Notion de nombre chez
Dedekind, Cantor et Frege, Vrin, Paris, 1996, p. 139.
3 Hilbert, D., Über den Zahlbegriff, 1900, p. 183.
ARCHITECTONIQUE
Du grec arkhitektonikos, adjectif formé sur arkhitekton, « maître constructeur ». En philosophie, le terme désigne une instance rectrice ou
organisatrice.
PHILOS. ANTIQUE
Chez Aristote, technique ou science maîtresse et organisatrice avec laquelle d’autres sciences ou techniques
entretiennent un rapport de subordination 1, les fins que
poursuivent ces dernières étant fonction de celles de la
première 2.
Ainsi la science politique est-elle architectonique par rapport
à l’ensemble des sciences pratiques, dont les fins n’ont de
valeur qu’en vue de la fin de la science politique : le bonheur.
Aristote écrivant, par ailleurs, au début de la Métaphysique,
que la science « qui commande le plus » est celle qui non
seulement sait en vue de quoi il faut faire chaque chose, mais
connaît le bien le plus élevé dans la nature entière 3, il est
difficile de savoir laquelle, de la politique ou de la métaphysique, occupe le premier rang.
Annie Hourcade
PHILOS. MODERNE
1. Chez Leibniz, fonction à la fois pratique et théorique de l’âme : celle-ci organise nos actions volontaires
en fonction de la fin qu’elle conçoit 4, cependant que, en
tant qu’image de la divinité, elle est capable de connaître le
système de l’univers 5. – 2. Pour Kant, « art des systèmes »,
répondant à l’exigence d’unité qui est celle de la raison.
Dans la mesure où l’ensemble des connaissances est susceptible d’être rassemblé dans l’organicité d’un système, l’architectonique de la raison pure révèle que la raison n’est pas tant
l’instrument des conduites rationnelles de l’homme (connais-
sance de la nature, exercice de la liberté) que leur fin même 6.
Michel Narcy
✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1094a28.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
65
2 Ibid., I, 1, 1094a10.
3 Aristote, Métaphysique, I, 2, 982b4-7.
4 Leibniz, G. W., Principes de la nature et de la grâce, § 14.
5 Ibid., la Monadologie, § 83.
6 Kant, E., Critique de la raison pure, II, ch. 3, « Architectonique
de la raison pure ».
! PRINCIPE, SCIENCE, SYSTÈME
ARCHITECTURE
Du grec architêkton, « celui qui commande aux ouvriers (travaillant le
bois, traçant des plans et surveillant l’exécution des travaux) ».
ESTHÉTIQUE
Art qui traite l’espace comme son sujet, indépendamment de la seule dimension plastique (sculpture). Les processus stylistiques dérivés sont eux aussi nommés « architectures ». Par extension, tout ce qui facilite la mise en
ordre ou la compréhension d’un domaine donné. Il n’y a
pas d’art qui ait, par convention, aussi peu d’autonomie
esthétique.
Construction et architecture
Toujours déplacée dans le système des beaux-arts, l’architecture exige d’être définie en relation (et par contraste) avec
l’art de « bâtir » (Baukunst). C’est pourquoi Schelling 1 a pu
dire que « L’architecture est l’allégorie de l’art de bâtir ». Il est
pourtant peu aisé de faire toujours une claire démarcation
entre les deux. Son domaine premier est celui des constructions en trois dimensions, dont la finalité et la fonctionnalité sont presque toujours assignées par le maître d’ouvrage,
avant qu’elles soient appliquées par le maître d’oeuvre :
temples, palais, théâtres, musées, édifices religieux ou funéraires, gares, villas, etc. La liste des fonctions est indéterminée : un belvédère, un crématorium, un grand magasin, un
casino ou un hôtel, obéissent à une architecture, mais non
pas nécessairement à l’art de l’architecte. L’architecture, en
tant que discipline esthétique, n’implique guère moins stricto
sensu de critères urbanistiques, encore que là aussi il soit difficile de les exclure totalement (cf. projet de Sixte Quint pour
Rome). On a pu donner avec G. Semper 2 une origine anthropologique à cet art et les discussions ont été vives quand on
prit conscience de l’historicité des vestiges qu’il fallait conserver, restituer ou restaurer.
L’évolution des techniques : du bois et de la pierre (puis
du verre et du métal), est aussi intimement liée à la constitution des oeuvres de cet art que la parcimonie relative de son
vocabulaire. Ainsi s’explique le passage du tribunal romain à
la basilique, du portique au vestibule, de la voûte réticulée
à la coupole. Le poids des contraintes physiques et géométriques s’exerçant sur ses moyens d’expression stylistiques a
tardivement été admis tel un motif servant à exemplifier métaphoriquement certaines formes sans contenu, spécifique (le
projet de colonne gratte-ciel de Loos, la serre gigantesque du
Crystal Palace). Des éléments syntaxiques communs aux arts
maya, khmer, égyptien et mésopotamien peuvent d’ailleurs
être identifiés, comme si le déficit d’autonomie esthétique
était proportionnel à l’économie des conditions formelles qui
gouvernent l’instanciation de quelques types prévalents. Mais
c’est aux modèles hellénistiques et romains qu’une « universalité » culturelle a été reconnue en Occident dans l’architecture religieuse et séculière. À la classification par « ordres » de
certaines de leurs formules – systématisée et classicisée par
Vitruve (dès le Ier s.), puis Alberti, Vignole (dans sa Regola) et
Serlio au XVIe s. – s’oppose le dépassement combinatoire de
Bramante et de Palladio.
Au XIXe s., on découvre le classement contemporain de
l’analyse des arts roman et gothique dont les édifices ont
longtemps été regardés comme barbares. L’architecture moderne (définition minimale) récuse les exigences rationnelles
de la classification comme du classement mimétique, au nom
d’une émancipation formelle des fonctions et du plan qui
permettrait de « voir la structure » et d’articuler les modules.
On appelle au contraire « post-moderne » l’architecture qui
perturbe l’idée même d’un progrès architectural en même
temps que les règles téléonomiques de la classification et
du classement (ainsi que leurs finalités supposées), tout en
revenant au décorum au détriment de la limitation stricte des
fonctions.
Architecture et symbolisation
L’architecture est avec la musique l’art le moins représentatif,
tantôt déprécié pour la fixité et la matérialité de ses résultats, tantôt survalorisé dans l’expression d’une idée. Il est
aussi admis que la façon dont la fonction – pratique et politique – « symbolise » entre en compétition avec la façon dont
« fonctionne » le symbole, puisqu’il peut dénoter ou référer
à bien d’autres choses qu’aux propriétés formelles dont il
est porteur. Il n’est que de songer aux théories projectivistes
de l’imagination « en mouvement » qu’on trouve chez Wölfflin 3, ou (à l’opposé) aux théories normatives et prophétiques
des créateurs (Le Corbusier, Loos, Wagner, etc.) qui font de
l’architecture un discours engagé.
Sans entrer dans l’inventaire de ces considérations, il faut
voir qu’un ensemble d’attributions sociales et vitales (habiter, célébrer, stocker, administrer, distribuer...) est mis en
correspondance avec une classe très diversifiée de conduites
(déambulation, célébration, production, échanges de prestations et de biens), et que ces dernières appellent des édifices
finalisés et construits selon tel ou tel procédé dominant, dont
la production des éléments par unités conditionne la facture
d’ensemble (architrave, colonnes de pierre et de fonte, ogive,
poutres d’acier). Deux constantes : le couvrement et l’habillage des structures portantes sont, à cet égard, irréductibles
à tout point de vue stylistique. Ce qui ne veut pas dire que
des critères de correction ou de convenance soient extrinsèques aux réalisations de cet art, et qu’elles ne s’imposent
pas en priorité au bâti. De manière hautement significative,
l’art de bâtir est ainsi enveloppé dans la synthèse des modes
perceptuels d’appréhension et il l’est probablement aussi
dans le groupe mathématique des mouvements du squelette
et des mouvements oculaires, par le rapport qui s’établit entre
la façade et le plan, puis entre le temps de franchissement et
l’espace clôturé qu’on occupe, qu’il soit ouvert ou cloisonné
selon les cas.
La signification de l’édifice peut donner lieu à une inscription littérale ou métaphorique, depuis le temple jusqu’à la
gare, en sorte que – comme le soutient Goodman 4 – une étiquette puisse lui être apposée qui renvoie aux autres constituants de la référence dans le monde naturel. Enfin, la complication cognitive ne préside pas seulement à la conception
de certains édifices comme le S. Ivo de Borromini, l’église de
Vierzehnheiligen de Neumann (1776), le sanatorium d’Aalto
(1928), ou même le Taj Mahal (pour ne citer que quelques
exemples incontestables), elle enferme dans l’organisation du
décor un type de comportement spécifique.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
66
▶ À la différence de la peinture et de la musique, c’est bien
la relation de l’animal gravitationnel, capable de situer ses
conduites dans un environnement réel (plus qu’à la perspective réelle, dépeinte ou planimétrique) et sa relation tactile à
la syncope rythmique (plus qu’à la scansion temporelle), qui
se trouve sollicitée par un appareil fixe de composants inertes,
dont on peut dire alors de plein droit qu’il est architecturé.
Jean-Maurice Monnoyer
✐ 1 Schelling, F. W. J. von, Textes esthétiques, trad. fr. A. Pernet,
Klincksieck, Paris, 1978.
2 Semper, G., Der Stil in den technischen und tektonischen
Künsten oder praktische Aesthetik, Munich, 1863.
3 Wölfflin, H., Prolégomènes à une psychologie de l’architecture
(1886), trad. fr. B. Queysanne, Éd. Carré, Nîmes, 1996.
4 Goodman, N., « La signification en architecture », in Reconceptions en philosophie, dans d’autres arts et d’autres sciences,
trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet, PUF, Paris, 1994.
Voir-aussi : Choisy, A., Histoire de l’architecture (1899), Bibliothèque de l’Image, Paris, 1996.
Giedion, S., Espace, temps, architecture (Cambridge UP, 1941),
trad. Denoël Gonthier, Paris, 1968 et 1990.
Norberg-Schutz, C., Intentions in Architecture (Oslo, 1962),
trad. « Système logique de l’architecture », Mardaga, 1973.
Picon, A., Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Picard
Éditeur, Caisse Nationale des Monuments Historiques et des
Sites, Paris, 1988.
Riegl, A., L’Origine de l’art baroque à Rome (1907), trad. S. Muller, Klincksieck, Paris, 1993.
Scruton, R., The Aesthetics of Architecture, Princeton U.P, 1979.
Zevi, B., Apprendre à voir l’architecture, Minuit, Paris, 1959.
! BEAUTÉ, BEAUX-ARTS, DÉCORATIF, ESTHÉTIQUE, ESTHÉTIQUE
INDUSTRIELLE, PERCEPTION
ARGUMENT
Du latin argumentum, « preuve ».
GÉNÉR., LINGUISTIQUE, LOGIQUE
Ensemble linguistique formé d’une collection de prémisses, d’une règle d’inférence logique et des conclusions
qui en sont tirées par son moyen.
On distingue couramment la véritable « preuve » scientifique
des simples « arguments ». Si la preuve appartient au domaine
de la vérité et de la nécessité, l’argument est censé n’opérer
que dans le domaine de l’opinion et du probable. Cette distinction est inaugurée par Aristote dans les Topiques et dans
la Rhétorique. Il y distingue les raisonnements « analytiques »
des raisonnements « dialectiques », et fonde sur ces derniers
l’art de l’argumentation. L’étude formelle des arguments sert
toujours aujourd’hui comme composante des théories du langage et du droit, ainsi qu’en témoigne le Traité de l’argumentation, de C. Perelman.
Au sens restreint, on appelle « argument » en logique, depuis Frege 1, un objet qui remplit la place vide de la variable
dans une fonction logique.
Alexis Bienvenu
✐ 1 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert,
Seuil, Paris, 1971.
Voir-aussi : Toulmin, S. E., les Usages de l’argumentation (1991),
trad. P. de Brabanter, PUF, Paris, 1993.
! DÉMONSTRATION, DIALECTIQUE, FONCTION, RHÉTORIQUE
ARGUMENTATION
LOGIQUE, PHILOS. ANTIQUE
Au sens général, utilisation de raisonnements divers
pour convaincre une personne ou un auditoire.
À côté de la logique – science des inférences valides –, Aristote faisait place à la dialectique comme étude de l’usage
dialogique d’inférences fondées sur des prémisses seulement
vraisemblables, ainsi qu’à la rhétorique, comme science des
pratiques persuasives prenant en compte l’ethos de l’orateur
– l’image qu’il donne de lui-même –, le logos – le choix des
modes discursifs d’argumentation – et le pathos – la disposition affective de l’auditeur sur laquelle on joue 1. Si la démonstration logique se déploie a priori et sub specie aeternitatis, l’argumentation rhétorique est construite par quelqu’un
et s’adresse à quelqu’un d’autre en un contexte déterminé.
De cette tradition, la scolastique avait notamment conservé
la pratique de la disputatio, entraînement scolaire au débat
contradictoire. L’époque moderne inaugurée par Descartes
abandonna avec la vieille logique la rhétorique. Ce que, dans
un premier temps, confirma l’avènement au début du XXe s.
de la logique formelle. Mais, avec le développement des
techniques de communication, partant de la manipulation
de masse (propagande, publicité), on a assisté à un renouveau des études de rhétorique 2 et même à l’apparition d’une
logique non formelle traitant des modes non démonstratifs de
raisonnement 3.
▶ Dans sa complexité, l’argumentation comme stratégie de
persuasion requiert une approche résolument pragmatique
qui prenne en compte, outre la dimension « logique » (les
divers types d’inférence, sans négliger les raisonnements fallacieux, souvent les plus convaincants), les dimensions psychologiques (croyances et désirs de l’auditoire), sociologique
(intérêts et positions), idéologique (valeurs et idéaux partagés, « lieux communs » [topoï]). À quoi doit s’ajouter une dimension sémiologique, désormais essentielle dans la mesure
où le logos ne se cantonne plus au simple discours (oral ou
écrit) et use (et abuse) des fortes et sournoises séductions de
l’image, du film, de la télévision, etc. L’argumentation ainsi
n’est pas l’art de découvrir le vrai, mais bien « l’art d’avoir
toujours raison » 4.
Denis Vernant
✐ 1 Aristote, Topiques, Vrin, Paris, 1967 ; Réfutations sophistiques, Vrin, Paris, 1977 ; Rhétorique, Livre I à III, Les BellesLettres, Paris, 1989, 1991.
2 Perelman, C. et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, PUF, Paris, 1958 ; Toulmin, S. E., les
Usages de l’argumentation (1958), PUF, Paris, 1994.
3 Walton, D. N., Informal Logic. A Handbook for Critical Argumentation, Cambridge UP, 1989.
4 Titre d’un court traité de Schopenhauer (1864), trad. fr.
H. Plard, Circé, Saulxures, 1990.
ARIANISME
D’Arius, prêtre d’Alexandrie, 256-336.
PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE
Réflexion doctrinale sur les conditions de possibilité de
l’unicité de Dieu et de l’affirmation de la divinité du Christ,
la doctrine d’Arius est déclarée hérétique au concile de
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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Nicée (325), en ce que, dans le souci de préserver la transcendance divine, elle nie la réalité trinitaire.
La crise arienne, qui déchire l’Église chrétienne durant le
IVe s., est rendue plus aiguë par divers facteurs qui ne sont
pas, pour la plupart, d’ordre théologique. Elle illustre, à cet
égard, la difficulté rencontrée par les premiers penseurs
chrétiens à établir une réflexion théologico-philosophique
sur les mystères de la foi. Omniprésence d’enjeux politiques
à l’intérieur des débats, incompréhensions entre les évêques
d’Orient et d’Occident, rivalités de personnes ou rancoeurs ;
autant d’éléments qui vont contribuer à l’éclosion d’une des
plus graves querelles doctrinales de l’Antiquité chrétienne.
Elle naît de l’enseignement d’Arius, prêtre Alexandrin,
qui, vers 320, répand des idées sur la Trinité, que son
évêque, Alexandre, juge hérétiques. Afin de préserver l’unicité de Dieu, seul inengendré, Arius est amené à nier la
divinité du Christ. Soucieux d’éviter toute trace de sabellianisme et tenant d’un subordinatianisme hérité à la fois
de l’enseignement condamné de Paul de Samosate et des
thèses trinitaires d’Origène, Arius va accentuer la transcendance inaltérable du Père et l’infériorité du Fils qui en diffère non seulement par hypostase, mais aussi par nature.
Le Père est inengendré, éternel, tandis que le Fils, le Verbe
incarné en Jésus, n’est ni éternel ni incréé. S’il avait été
coéternel au Père, il aurait dû être inengendré aussi, et,
puisqu’il ne peut y avoir deux non-engendrés, le Fils est
postérieur et inférieur au Père, duquel il tient son être. Voulant éviter toute scission dans la monade divine, il n’accorde
même pas au Fils d’avoir été engendré par la substance du
Père, et il l’affirme créé par le Père à partir du néant 1. Bien
que dans la suite de son oeuvre il nuance cette expression
en se contentant de parler de génération du Fils par le Père,
c’est sur la base néoplatonicienne d’une hiérarchie d’êtres
divins entre la divinité et la création et sur des arguments
plus philosophiques que bibliques qu’il fait reposer le coeur
de sa doctrine.
Cette tentative d’explication du mystère de la Trinité et
de l’Incarnation à l’aide d’instruments conceptuels de la
philosophie grecque ne pouvait manquer de susciter de
vives réactions parmi les tenants de la doctrine traditionnelle. Arius fut condamné à la déposition et fut chassé, par
décision du synode d’Alexandrie, en 320. Mais l’influence
de son système est telle qu’il trouve de nouveaux partisans
parmi lesquels des évêques renommés, comme Eusèbe de
Nicomédie ou Paulin de Tyr. L’empereur Constantin, soucieux de la paix de l’Église, convoque alors, en 325, une
assemblée générale de l’épiscopat dans son palais de Nicée. Trois tendances se dessinent parmi les participants :
les ariens d’Eusèbe de Nicomédie ; leurs adversaires, réunis
autour d’Alexandre, qui cherchent à faire proclamer le Fils
consubstantiel (homoousios) au Père ; les modérés, autour
d’Eusèbe de Césarée, qui désirent avant tout l’unité et la réconciliation. La formule finale condamne les thèses ariennes
et définit le Fils comme « Dieu venu de Dieu, lumière venue
de la lumière, vrai Dieu venu du vrai Dieu, consubstantiel
au Père, et par lui tout a été créé ». L’affaire serait donc ainsi
close si le terme homoousios ne pouvait être compris que
comme unité de nature entre le Père et le Fils. Mais, compte
tenu de la polysémie d’ousia, il apparaissait, aux yeux des
modérés, qui ne l’avaient accepté qu’à contre-coeur, comme
signifiant aussi unité d’hypostase, laissant ainsi le champ
ouvert au sabellianisme. Les dissensions deviennent plus
fortes après ce concile, et les évêques se divisent plus que
jamais autour de cette question. En 359, date à laquelle un
nouveau concile oecuménique doit rassembler les évêques,
on ne compte pas moins de douze symboles différents. On
distingue de nouveau trois clans : les anoméens (du grec
anomoios, « dissemblable »), avec pour chefs de file Aetius et
Eunomius, qui soutiennent que le Fils n’a rien de commun
avec le Père, seul celui-ci étant inengendré ; les homéousiens, qui tiennent que le Fils est semblable au Père selon la
substance, mais évitent le mot litigieux ; les nicéens, fidèles
au concile. Les évêques d’Occident se réunirent à Rimini ;
ceux d’Orient, à Séleucie. Tandis que ces derniers se ralliaient à la formule orthodoxe, les occidentaux, manoeuvres
par des évêques envoyés de la part de Constance II, déclarèrent que le Fils était semblable au Père (homoios), mais
sans préciser si cette union était substantielle ou non. À la
suite de manoeuvres politiques, ce credo fut ratifié par les
orientaux, et Constance II put proclamer l’unité de foi dans
tout l’empire, et « le monde chrétien s’étonna d’être arien ».
Mais cette unité ne dura que jusqu’à la mort de l’empereur
en 362. Son successeur, Justin, en tant que païen, ne marqua que peu d’intérêt pour cette querelle et, rappelant les
exilés, favorisa l’antiarianisme des nicéens et des homéousiens, plus nombreux en Occident. Bien que divisés, les
orientaux restèrent ariens. Leur empereur, Valens, prit d’ailleurs position en faveur des ariens modérés et persécuta les
homéousiens. En 378, du fait de la mort de Valens et grâce
à l’oeuvre de Basile de Césarée de Cappadoce, les deux partis se rapprochèrent, pour déboucher, au concile oecuménique de Constantinople, en 381, à un accord : une ousia et
trois hypostases. C’était là le triomphe de l’orthodoxie et le
triomphe du credo de Nicée. L’arianisme survécut quelque
temps encore en Orient, mais pas au-delà du Ve s. ; en Occident, il reprit vigueur avec les invasions barbares. Quelques
années auparavant, le prédicateur chrétien Ulfila avait propagé cette doctrine parmi les Goths sous une forme radicale. À l’heure des invasions, ces derniers gardèrent cette
religion comme signe distinctif de leur nationalité. Après
de nombreuses persécutions envers les catholiques, notamment par les Vandales en Afrique du Nord aux Ve et VIe s.,
les Goths ariens se convertirent, signant ainsi la disparition
définitive de l’arianisme.
Michel Lambert
✐ 1 Arius, Lettre à Eusèbe de Nicomédie, 318.
Voir-aussi : Boularand, E., l’Hérésie d’Arius et la « foi » de Nicée,
Letouzet et Ané (éd.), Paris, 1972-1973.
Le Bachelet, « Arianisme », in Dictionnaire de théologie catholique, I, Paris, 1936, pp. 810-814.
Meslin, M., les Ariens d’Occident, Paris, 1967.
Neuman, J. H., les Ariens du IVe siècle, Paris, 1988.
Simonetti, M., La crisi ariana nel IV secolo, Rome, 1975.
! HYPOSTASE, NATURE, PERSONNE, SUBSTANCE
ARISTOTÉLISME
La doctrine d’Aristote est, de toutes celles qui nous ont été restituées
par l’héritage latin et arabe, l’une des plus complètes. Ar ticulée
autour de
la physique et de la métaphysique, cette doctrine a en outre produit la
logique classique, une théorie de la connaissance, l’hypothèse cosmologique la mieux structurée avant le déploiement du système ptoléméen, la
classification naturelle et la biologie qui ont le plus durablement
influencé
les auteurs classiques jusqu’aux travaux de Linné.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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PHILOS. ANTIQUE
1. Doctrine d’Aristote. – 2. Courant de pensée qui s’en
est réclamé.
Dans la Physique 1, qui dresse un état systématique des recherches antérieures des physiologues présocratiques (repris dans la Métaphysique2), Aristote a imposé la notion de
mouvement comme principe radical de la connaissance des
êtres naturels. Mais le mouvement est entendu ici comme un
processus général de changement qui affecte l’ensemble des
êtres naturels : la phora, « mouvement local », n’est pas plus
un mouvement que celui qui est issu de la rencontre des
âmes végétatives, sensitives, motrices ou intellectives avec
la matière qui leur correspond. L’hylémorphisme tient en
l’affirmation de l’existence de trois principes : la matière (la
substance ou le sujet), la forme et la privation de forme (accidents). En ce sens Aristote inverse la théorie platonicienne
de la metexis, ou « participation », en pensant conjointement,
dans chaque individu, le principe matériel et le principe formel, ou l’idée, qui est l’enchaînement concret des formes
qu’une matière, toujours en retrait, se donne à elle-même
dans l’incessant passage de la puissance à l’acte.
La métaphysique aristotélicienne pose, en particulier, la
question de l’être qui n’est qu’être, par opposition à l’être déterminé (être ceci ou cela, être ici ou là, etc.). Toute connaissance déterminée de l’être, ou d’un étant en particulier, se
réduit à l’articulation du mécanisme et de la finalité dans le
jeu des quatres causes : cause matérielle et cause formelle
(selon le principe même de l’hylémorphisme), cause efficiente (suivant en cela les indications liminaires de la Physique) et cause finale. Ce questionnement, dans la mesure
où il ne peut régresser à l’infini, doit nécessairement poser
comme son fondement authentique l’existence d’un principe premier : d’où l’ambivalence de l’aristotélisme, qui peut
être conçu soit comme le point de départ de l’ontologie, soit
comme une onto-théologie dont l’objet serait l’être par excellence ou l’être premier 3. La Métaphysique est aussi et surtout
une mise en forme des membra disjecta de l’analyse aristotélicienne du langage, de la signification et de l’opération
propre au connaître.
Mais il ne faut certes pas oublier que la doctrine d’Aristote, et sa diffusion par Théophraste 4, est un système complet
dont on ne peut retrancher aucune partie. Ainsi l’étude de
la diversité naturelle conduit-elle Aristote à composer une
suite d’ouvrages qui sont comme le point d’ancrage, dans
la pensée occidentale, d’une science du corps vivant. Ainsi
peut-on dire aussi, suivant en cela Kant, que la logique, dans
son sens classique, est sortie toute faite du cerveau d’Aristote,
dans l’analyse qui est faite de la signification, de la valeur et
de l’herméneutique complexe des propositions 5. La syllogistique, si décisive dans la théorie aristotélicienne de la science
(c’est le syllogisme scientifique, dont les termes ne sont pas
pris indifféremment, mais sont liés aux résultats de chaque
science spéciale), est aussi une théorie de la démonstration,
c’est-à-dire la première étude des propositions vraies du strict
point de vue de leur forme.
▶ Étendant son domaine d’activité dans l’ensemble des
champs du savoir, l’aristotélisme originel, celui du Stagirite,
ne pourra être réfuté par parties : il faudra en particulier que
Galilée ajoute à Copernic une physique complète, pour que
l’on commence à entrevoir la fissure dans un édifice dont
l’ambition aura été de poser la question centrale de l’être et
des modalités de la connaissance qu’on peut en avoir.
Fabien Chareix
✐ 1 Aristote, Physique, trad. H. Carteron, Belles Lettres, Paris,
1931.
2 Aristote, Métaphysique, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1970.
3 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris,
1962.
4
Théophraste à qui l’on doit le De causis plantarum et le livre
des Caractères, ouvrages dans lesquels la botanique prend
forme.
5 Aristote, Organon, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1995 (comprend :
le traité des Catégories, le traité De l’interprétation, les Analy-
tiques premiers et seconds).
! BIOLOGIE, HYLÉMORPHISME, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE,
NATURE, PHYSIQUE, PLATONISME, SUBSTANCE, VIE
ÉPISTÉMOLOGIE
Outre l’héritage contesté de la scolastique proprement
dite, la présence de l’aristotélisme dans la science moderne
puis contemporaine est surtout marquée par le débat autour
des causes finales. Ainsi Leibniz réintroduit-il les formes substantielles qui avaient été récusées par la distinction réelle de
l’âme et du corps chez Descartes. Le XVIIIe s., celui de Maupertuis (principe de moindre action) et de Bernardin de SaintPierre, ne dédaignera pas d’utiliser à son compte un certain
héritage aristotélicien en imposant l’existence, dans la nature,
d’un principe finalisé. De ce point de vue, c’est en biologie
que ce legs sera le moins problématique, puisque les phénomènes vitaux liés à l’organisation du complexe qu’est le corps
verront très tôt apparaître des notations finalistes, y compris
dans le texte que Kant consacre à la question de la téléologie,
la Critique de la faculté de juger.
▶ Le témoignage le plus marquant d’une résurgence de
l’aristotélisme à des fins épistémologiques est sans conteste
l’oeuvre de René Thom 1. Mais encore faut-il remarquer que
cet aristotélisme ne voit dans la doctrine du Stagirite qu’une
philosophie de la forme, à partir de laquelle se construit
d’une part une grammaire isolée des formes qui permettent
de rendre compte de certains comportements chaotiques, et
d’autre part une sémiophysique qui pose comme principe
directeur l’homogénéité des phénomènes naturels et des
lois qui gouvernent les mécanismes de la conscience, par
saillances et prégnances.
Fabien Chareix
✐ 1 Thom, R., Stabilité structurelle et Morphogénèse, InterEditions, Paris, 1972 ; Paraboles et Catastrophes, Flammarion, Paris,
1983 ; Prédire n’est pas expliquer, Eshel, Paris, 1991.
! CATASTROPHES (THÉORIE DES), PLATONISME, TÉLÉOLOGIE
ARITHMÉTIQUE
Du grec arithmos, « nombre ».
LOGIQUE, PHILOS. CONN.
1. Théorie de l’ensemble des nombres entiers naturels (0, 1, 2, ...), muni de l’addition, de la multiplication ou
des deux opérations. – 2. On parle aussi d’arithmétique
à propos de la théorie des cardinaux transfinis, ainsi que
de diverses extensions des entiers naturels, pour autant
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
69
que les concepts de limite et de continuité n’y soient pas
impliqués.
Bien que l’arithmétique soit sans doute la discipline mathématique la plus anciennement attestée (selon l’opinion attribuée
à Pythagore 1, le monde consiste en nombres entiers et en
relations entre de tels nombres), il faut attendre le XIXe s. pour
que les fondements en soient examinés, et que l’addition et la
multiplication des entiers naturels soient caractérisées autrement que par un simple appel à l’intuition. Ces recherches,
où s’illustre notamment Dedekind 2, aboutissent à l’axiomatique proposée par Peano 3 en 1889, laquelle contient, en particulier, l’énoncé du principe de récurrence : si une propriété
est satisfaite par zéro, et si elle est satisfaite par le successeur
de tout nombre qui la satisfait, alors elle est satisfaite par tout
nombre. Par ailleurs, Frege entreprend à la même époque
une réduction « logiciste » de cette discipline, selon laquelle
« l’arithmétique serait [...] une logique développée, et chaque
proposition arithmétique une loi logique, bien que dérivée » 4.
L’ouvrage dans lequel cette « réduction » est minutieusement
exposée contient malheureusement un axiome, la « Loi V » 5,
dont Russell a montré, dans une lettre fameuse adressée à
Frege 6, qu’il conduisait à une contradiction : le « paradoxe
de Russell ».
Jacques Dubucs
✐ 1 Aristote, Métaphysique, A5, 985 b23 sq, trad. J. Tricot, vol. I,
p. 41, J. Vrin, Paris, 1970.
2 Dedekind, R., Les nombres, que sont-ils et à quoi servent-ils ?,
trad. J. Milner et H. Sinaceur, Ornicar, Paris, 1978.
3 Peano, G., Arithmetices principia, novo methodo exposita,
Turin, 1889.
4 Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, trad. Imbert,
p. 211, Seuil, Paris, 1969.
5 Frege, G., Grundgesetze der Arithmetik, vol. I, p. 36, Georg
Olms Verlag, Hildesheim, 1966.
6 Russell, B., Lettre à Frege, trad. J. Mosconi, in Rivenc et de
Rouilhan (dir.), Logique et fondements des mathématiques. Anthologie (1850-1914), pp. 237-243.
Voir-aussi : Husserl, E., Philosophie de l’arithmétique, trad. J. English, PUF, Paris, 1972.
! CATÉGORICITÉ, GÖDEL (THÉORÈME DE), INFINI
ARROW (THÉORÈME D’)
POLITIQUE
Théorème général concernant les choix collectifs, dû à
l’économiste américain K. J. Arrow, selon lequel il n’existe
pas de procédure de choix collectif vérifiant simultanément certaines conditions minimales jugées importantes
(les « conditions d’Arrow ») dès que le nombre d’options
est supérieur à deux 1.
Dès que le nombre d’options comporte au moins trois éléments, le théorème établit qu’il est impossible de construire
une relation de préférence collective à partir des préférences
individuelles par une fonction de décision sociale respectant
simultanément les conditions suivantes :
1) Respect de l’unanimité (ou principe de Pareto) : si un
individu préfère une option a à l’option b et si personne n’a
de préférence de sens contraire, alors la relation de préférence sociale doit traduire cette préférence.
2) Absence de dictateur : il n’y a pas d’individu se trouvant
dans une position telle que, s’il préfère une option a à une
option b, cette préférence soit automatiquement reflétée par
la relation de préférence sociale.
3) Préordre de préférence sociale : la relation binaire de
préférence sociale doit être réflexive et transitive.
4) Domaine illimité : parmi les préordres de préférences
individuelles sur les options, aucun n’est a priori exclu.
5) Indépendance à l’égard des options non pertinentes :
la préférence sociale sur une paire d’options doit dépendre
exclusivement des préférences des individus sur cette paire
d’options.
Le théorème d’Arrow (dont la démonstration a été définitivement acquise grâce aux précisions de J. H. Blau) est le produit de la rencontre de deux courants intellectuels distincts :
d’un côté, l’analyse des procédures de vote (antérieurement
illustrée par les travaux de Borda et de Condorcet) et, d’un
autre côté, la tradition de la philosophie morale utilitariste et,
dans le prolongement de cette dernière, la réflexion économique sur les moyens de parvenir à une définition du bien
collectif ou du bien-être agrégé dans une communauté.
▶ Interprété tour à tour comme une caractéristique procédurale de la démocratie et comme une propriété des procédures
d’agrégation des jugements ou des préférences, le théorème
d’Arrow a été le premier résultat d’un champ d’étude désormais unifié : la « théorie des choix collectifs » (ou théorie du
choix social). Il a contribué à clarifier la thématique de l’agrégation des jugements et de la formation d’une volonté (ou
préférence) commune. Dans le champ politique, le théorème
d’Arrow a attiré l’attention sur la nécessité de poser à l’échelon des procédures de décision la question de la rationalité.
Le résultat négatif qu’énonce le théorème constitue un défi
pour les théories de la démocratie, qui accordent de l’importance à la prise en compte de plusieurs points de vue dans la
formation d’un jugement ou d’une décision.
Emmanuel Picavet
✐ 1 Arrow, K. J., Social Choice and Individual Values, Wiley,
New York, 1951 ; 2e éd. revue, 1963, trad. Tradecom, CalmannLévy, Paris, 1974.
! AXIOMATIQUE, CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU), DÉCISION
(THÉORIE DE LA), RATIONALITÉ
ARS INVENIENDI
Expression latine signifiant « art d’inventer ».
PHILOS. CONN.
Cette expression renvoie à l’idée qu’il pourrait y avoir
un « art d’inventer », c’est-à-dire que l’invention pourrait
être le résultat de procédures codifiées et bien réglées.
Une telle conception, déjà présente chez les stoïciens, a été
reprise au XVIe s. par Ramus (P. de La Ramée, 1515-1572),
assassiné lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Bien vite,
au XVIe s., l’art d’inventer se trouve associé, en rapport avec
le développement de l’algèbre, qui permet de calculer à
l’aide précisément de procédure bien réglées des quantités
inconnues, à l’idée que l’inconnu peut être engendré par la
combinaison d’un nombre donné d’éléments. On peut rattacher à cette perspective les travaux plus anciens de Lulle
(v. 1235-1315), tout comme ceux de Leibniz en rapport avec
son invention du calcul combinatoire.
Michel Blay
! ALGÈBRE, MÉTHODE
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
70
ART
Du latin ars, « pratique », « métier », « talent », mais aussi « procédé », « ruse », « manière de se conduire », et seulement tardivement
« création d’oeuvres » ; terme traduisant le grec tekhnè. La signification
du terme art s’est historiquement déplacée du moyen vers le résultat
obtenu.
Au sens le plus neutre et le plus large, l’art est technique et se pose
comme une activité de transformation du donné naturel. Si un processus
peut mériter le nom d’art, c’est bien en vertu de l’existence de règles
à partir desquelles même la représentation la plus abstraite, même l’art
le plus conceptuel ne peuvent éviter d’être jugés. Recouvrant un champ
d’expression humaine bien plus large que celui du langage ou de la pensée, l’art devance de très loin l’expression d’un besoin de rationalité.
Notre perception contemporaine de l’art est marquée par deux événements majeurs : d’une part la critique kantienne du jugement de goût,
qui a déplacé la question de l’oeuvre, typiquement renaissante, vers celle
du sujet pensant enfin réconcilié avec sa sensibilité. D’autre part l’abstraction grandissante des expressions de l’art contemporain, qui n’est en
rien contraire à l’esthétique kantienne. L’art n’a donc sans doute pas de
nos jours le sens qu’il possédait dans les premières figurations cavernicoles et rupestres, puis dans les premières scènes animales minoéennes
connues. Écartelé entre les approches esthétiques, liées au romantisme
allemand, historiques, philosophiques ou sociologiques, l’art a néanmoins
retrouvé, au-delà des interrogations classiques sur le beau auquel il a
été réduit, une fonction salutaire d’interrogation et de perturbation de
la perception.
GÉNÉR., ESTHÉTIQUE
Ensemble d’activités en général productrices d’artefacts disponibles pour une appropriation esthétique.
« Art » possède une extension restreinte (le système des
beaux-arts) et une acception plus large qui englobe toute
forme d’activité réglée. La crise de la première a entraîné un
examen critique de chaque paramètre associé jusque-là à la
notion de l’art, et provoqué une mutation sans précédent de
ses formes, à la fois fuite en avant et retour aux sources.
La notion commune de l’art est celle d’une activité libre,
détachée des tâches de la vie ordinaire et poursuivie pour la
seule qualité de l’expérience qui s’y manifeste. Sans remettre
en cause la prévalence de cette conception aujourd’hui, il
convient cependant de ne jamais perdre de vue qu’elle est
relativement récente et qu’elle se trouve par ailleurs au centre
d’interrogations qui mettent en jeu la définition même de l’art.
Quelle identité historique ?
Dans le monde grec qui a fourni au classicisme le modèle
jugé indépassable de perfection formelle, il n’existe pas à
proprement parler d’art ou d’esthétique. Le terme de tekhnè
renvoie au savoir-faire en général, et s’emploie le plus souvent accompagné d’un génitif qui le détermine : l’art de faire
ceci ou cela, au sens d’une compétence maîtrisée. Ce modèle
technique comporte d’ailleurs une tension interne entre une
version aristocratique, fondée sur la parole, et une version
démocratique, qui s’appuie de préférence sur les activités
manuelles (d’où l’indignation des interlocuteurs de Socrate
devant les exemples tirés du monde de l’artisanat1). Ce n’est
qu’à l’époque hellénistique, et à Rome, que s’est développé
un goût pour la collection de ce qu’on appellera plus tard
des « antiques ».
Jusqu’à la Renaissance, il n’existe aucune frontière précise
entre l’artiste et l’artisan. Cela ne signifie pas qu’on méconnaît la valeur du travail bien exécuté, mais au contraire que
la dignité de l’artiste est celle d’un artisan supérieur. Ainsi le
terme de « chef-d’oeuvre » désigne à l’origine le produit par
lequel un apprenti témoigne de sa capacité à devenir maître à
son tour. La distinction entre arts libéraux et arts mécaniques
est en fait relative à une hiérarchie de ses objets : d’un côté,
les activités qui sont relatives au corps (G. Duby rappelle que
le chirurgien entre dans la même catégorie que le barbier et
le bourreau, alors que le médecin est plus proche du juriste
et du théologien), de l’autre, celles qui s’adressent à l’âme et
mobilisent des facultés d’ordre intellectuel faisant de l’art una
cosa mentale. Pour les artistes, la reconnaissance officielle
de cette différence coïncide avec leur émancipation vis-à-vis
des corporations et leur allégeance aux académies et à la
commande nobiliaire.
En réaction contre la théorie romantique de l’inspiration,
l’époque moderne a vu se multiplier les tentatives de réintégration de l’art dans la culture matérielle. Du mouvement
Arts and Crafts autour de W. Morris 2 au « Manifeste du Bauhaus »3 et au-delà, une double tendance s’affirme qui réclame
non seulement la fusion des arts mais la réconciliation entre
beaux-arts et arts appliqués, puis entre art et vie.
Le problème de la définition
Du XVe s. à la fin du XIXe s., il y a eu consensus sur la notion de
l’art ; les seules contestations envisageables étaient relatives
au style, au sujet ou à l’expression, et menées sur la base
d’arguments identiques : ainsi, les querelles autour du maniérisme ou de la couleur ne portaient jamais sur ce qui pouvait
ou non entrer dans l’art. L’avant-garde transforme la situation
en introduisant une fracture entre l’art reconnu par le public
et les institutions et une frange émergente qui revendique
d’être porteuse d’une conception plus authentique ou plus
radicale et destinée à devenir la norme future.
Devant la perte des repères qui en découle, la réaction
immédiate consiste à dire que l’art cesse désormais d’être
définissable puisqu’il n’existe pas de conditions nécessaires
et suffisantes d’appartenance de ses objets à un même ensemble. M. Weitz 4 leur applique le critère wittgensteinien des
« ressemblances de famille » : il n’y a pas de propriétés que
tous les membres d’un groupe doivent partager en commun
pour recevoir le même nom mais cela n’empêche pas qu’ils
soient apparentés de multiples manières ; et il se présente
en permanence des cas ambigus qui ne cessent de modifier
les catégories admises. L’art serait donc un concept « à bords
flous », ouvert et évolutif.
Loin de mettre un terme à une recherche dénoncée
comme vaine, ce constat a eu pour effet une floraison de
nouvelles définitions. S. Davies 5 a montré qu’on peut classer
celles-ci en fonction de deux types de stratégie : soit l’art a
une essence au sens où quelque chose est une oeuvre d’art
s’il possède telles propriétés caractéristiques (quoique non
nécessairement exhibées), par exemple celles qui le distinguent formellement et sémiotiquement et qui lui assurent
des capacités de signifiance, de représentation et d’expression ; soit l’art a un statut au sens où quelque chose est une
oeuvre d’art s’il résulte de la procédure adéquate (théories
institutionnelles). Dans le premier cas, l’art reste inséparable
d’une démarche esthétique d’évaluation et de la spécificité de
chaque médium ; dans le second il est seulement tributaire
d’une instance de qualification (monde de l’art) et l’artiste
tend à faire indifféremment usage de n’importe quel médium.
▶ Lorsqu’on envisage l’art en tant qu’objet culturel et philo-
sophique, la difficulté est en définitive d’éviter l’écueil de la
diversité qualitative sans tomber pour autant dans le piège
de l’anachronisme, qui aboutirait à tenir la notion elle-même
pour intemporelle. L’avantage des définitions procédurales
est de faire abstraction de toute spécificité de contenu intrinsèque et, en conséquence, de faire l’économie des querelles
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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qui accompagnent sa détermination, mais on peut se demander si elles ne font pas trop bon marché de l’histoire 6 et de
régularités d’ordre fonctionnel. Au-delà d’une définition nominale, il est en effet probable que la compréhension de ce
qu’est l’art passe par l’identification correcte de conventions
explicites ou tacites, et comporte donc une référence nécessaire à de multiples aspects qui coexistent à différents niveaux de son fonctionnement, ainsi qu’aux relations diverses
qu’il entretient avec d’autres disciplines.
Jacques Morizot
✐ 1 Platon, Gorgias 490b-491b, Hippias 291a, la République,
338c.
2 Morris, W., « Les arts mineurs » (1877), trad. in Contre l’art
d’élite, Hermann, Paris, 1985.
3 Gropius, W., « Manifeste du Bauhaus » (1919), trad. in Whitford,
F., le Bauhaus, Thames and Hudson, 1989.
4 Weitz, M., « Le rôle de la théorie en esthétique » (1956), trad.
in Lories, D., Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck,
Paris, 1988.
5 Davies S., Definitions of Art, Cornell, U.P., Ithaca, 1991.
6 Levinson, J., « Pour une définition historique de l’art », trad. in
l’Art, la musique et l’histoire, éd. de l’Éclat, Paris, 1998.
Voir-aussi : Carroll, N., Philosophy of Art, Routledge, London and
New York, 1999.
Wollheim, R., l’Art et ses objets (1980), Aubier, Paris, 1994.
! ACADÉMIE, ARTISTE, BEAUX-ARTS, ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE
« La symbolisation est-elle à la base de
l’art ? »
∼ APPROCHE 1 : PHILOSOPHIE DE L’ART
ESTHÉTIQUE
Elle désigne à la fois l’intérêt presque constant des philosophes pour l’art depuis l’Antiquité et une discipline plus
ou moins conçue comme autonome depuis la fin du XVIIIe s.
La question du beau domine dans la première acception, la
seconde vise plus précisément une théorie de l’art. La définition de ce qu’est l’art fait actuellement l’objet d’une discussion sans cesse renouvelée dans laquelle les « sciences
de l’art » ont parfois la prétention d’intervenir.
Il convient de distinguer deux manières d’aborder la philosophie de l’art. D’un premier point de vue, elle recouvre tout
le corpus des textes philosophiques qui, depuis l’Antiquité,
abordent la question de l’art (de Platon à Kant) ; d’un second
point de vue, la discipline appelée explicitement « philosophie de l’art » est née au début du XIXe s. sous la plume de
Schelling. Parmi les arguments qui militent pour le premier
point de vue, on peut remarquer que les considérations les
plus intéressantes sur l’art ne figurent pas seulement dans
les livres qui arborent le titre de « philosophie de l’art » ; de
même, le plus grand livre qui lui ait été consacré s’appelle
Esthétique, Hegel ayant décidé de s’aligner sur la popularité
de ce terme en dépit de son inexactitude. D’un autre côté,
si la philosophie de l’art revendique d’être une discipline à
part entière, il convient d’être attentif à sa définition en tant
que telle. C’est, en fait, une question d’épistémologie plutôt
que d’étiquette.
L’apport de l’Antiquité tourne autour de la mimésis, que sa
critique suscite une définition du domaine de l’art (Platon, Sophiste) ou que son principe introduise le projet d’une poétique
(Aristote). Cette double voie accompagne une grande partie
de l’histoire occidentale. Mais c’est avec sa mise à l’écart que
la première théorie de l’art, comme activité du génie, émerge
chez Kant, quoiqu’il ne parvienne pas à dégager une théorie
autonome de l’art de sa perspective esthétique ; s’il distingue
l’oeuvre d’art (poème, morceau de musique, tableau) d’autres
choses faites avec art (service de table, dissertation morale,
sermon), il déplace le principe intime du caractère artistique
vers le pôle de la réception, l’assimilant à l’idée esthétique en
tant qu’elle est susceptible de mettre en branle le jeu libre de
l’entendement et de l’imagination 1.
Schelling avance d’un grand pas dans le sens d’une théorie autonome de l’art, dans son cours intitulé Philosophie de
l’art (1802-1803), où non seulement il rejette le nom d’esthétique, mais encore avance l’idée que la philosophie est la
seule à même de développer « une vraie science de l’art » 2.
Considérant, toutefois, que cette science est susceptible de
« former l’intuition intellectuelle des oeuvres d’art, et aussi
tout particulièrement former le jugement sur elles », il reste tributaire du projet esthétique. Le cours de Hegel (1828-1929),
alors même qu’il consent à le nommer Esthétique, propose
en revanche l’avancée la plus significative vers une « vraie »
philosophie de l’art 3. Cette avancée est d’abord épistémologique : le philosophe réfléchit très précisément sur le statut
de la science de l’art, à la fois dirigée vers un objet spécifique
(le beau et l’art) et moment de la philosophie globale. Sa
théorie est prise entre ces deux tendances. D’un côté, il s’agit
de cerner la définition propre à l’art vis-à-vis de la religion
et de la philosophie (l’art comme sensible spiritualisé) ; de
l’autre, il s’agit de faire rentrer l’art dans le mouvement de
l’esprit absolu, ce qui implique son dépassement, d’abord par
la religion, puis par la philosophie. Avec Hegel, comme avec
Schelling, le débat est de savoir si la philosophie sert l’art ou
si elle se sert de l’art.
Peu de philosophes ont participé directement à ce débat
entre Hegel et la période « moderne », où il s’est quelque peu
réveillé, sous d’autres formes. On n’en finirait pas, toutefois,
d’énumérer les contributions à la théorie de l’art ou à la définition de l’oeuvre d’art (Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger,
etc.). La période « moderne » est dominée par deux grands
courants qui ont relancé le débat épistémologique sur la philosophie de l’art. Le premier, représenté par Adorno 4, héritier
émancipé de Hegel et de Marx, a posé essentiellement la
question de l’autonomie de l’art. L’art cherche à se distinguer de son autre, principalement du social, mais ne peut
le faire sans assumer dans sa forme immanente le rapport à
cet autre ; l’art ne peut réussir sans rivaliser avec le social. Le
second, représenté par l’esthétique analytique, a posé essentiellement la question de la définition de l’art 5. Débat intense
opposant, sur des bases souvent comparables (la logique et
sa philosophie), les tenants de l’analyse des usages du mot
art (tendance Wittgenstein 6) et les tenants de la théorie du
fonctionnement de l’art (tendance Goodman7).
▶ Problématique esquissée dès l’Antiquité, la philosophie de
l’art s’est longtemps inscrite dans le projet totalisant de la
philosophie. Resserrée sur son autonomie à partir de la fin
du XVIIIe s., elle cherche à singulariser la notion de l’art, à
travers sa nature et ses objets. Les interrogations contemporaines, particulièrement en France, relancent la question de
la capacité de la philosophie à poursuivre le débat sur l’art,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
72
concurrencée qu’elle serait désormais par l’anthropologie et
la cognitique.
Dominique Chateau
✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad.
A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974.
2 Schelling, F. W. J., Philosophie der Kunst (1859), « Introduction », trad. in Lacoue-Labarthe, P., et Nancy, J.-L., l’Absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil,
Paris, 1978.
3 Hegel, G. W. F., Esthétique, trad. Bénard, 2 vol., le Livre de
Poche, Paris, 1997.
4 Adorno, T. W., Théorie esthétique (1970), trad. M. Jimenez,
Klincksieck, Paris, 1974 et 1995.
5 Cf. Chateau, D., la Question de la question de l’art, Presses
universitaires de Vincennes, Paris, 1994.
6 Cf. Weitz, M., « Le rôle de la théorie en esthétique » (1956),
trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique,
Méridiens Klincksieck, Paris, 1988.
7 Goodman, N., Manières de faire des mondes (1978), trad. M.D. Popelard, J. Chambon, Nîmes, 1992.
Voir-aussi : Chateau, D., la Philosophie de l’art, fondation et fondements. Qu’est-ce que l’art ?, Harmattan, Paris, 2000.
Genette, G., l’OEuvre de l’art, t. 1 et 2, Seuil, Paris, 1994 et 1997.
Schaeffer, J.-M., les Célibataires de l’art, pour une esthétique
sans mythes, Gallimard, Paris, 1996.
! ART, ARTS PLASTIQUES (ART), CRITÈRE, ESTHÉTIQUE,
PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART)
« Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? »
∼ APPROCHE 2 : PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART
ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE
! PHÉNOMÉNOLOGIE
∼ APPROCHE 3 : SOCIOLOGIE DE L’ART
ESTHÉTIQUE, SOCIOLOGIE
Domaine de la sociologie consacré à l’étude des phénomènes artistiques dans leur dimension socialisée.
Par rapport à la double tradition de l’histoire de l’art et de
l’esthétique, la sociologie de l’art pâtit à la fois de sa jeunesse
et de la multiplicité de ses acceptions, qui reflète la pluralité
des définitions et des pratiques de la sociologie.
On connaît, tout d’abord, la « sociologie de l’art » au sens
allemand, qui est plutôt une spéculation à base philosophique ou esthétique, mettant les oeuvres en relation avec un
certain état de la culture, dans la tradition de l’école de Francfort (Adorno), avec un état de la technique (Benjamin) ou
des superstructures idéologiques, dans la tradition marxiste
(Lukacs, Hauser ou Goldman).
Cette forme d’esthétique sociologique est contemporaine
d’autres courants issus de l’histoire de l’art, qui en élargissent
les limites de façon à englober l’ensemble des « formes symboliques » d’une société en tant qu’elles trouvent leur correspondant dans les oeuvres d’art : c’est – malgré bien des
différences – le point commun entre les démarches d’un
Panofsky et d’un Francastel. Les auteurs de cette première
génération, autour de la Seconde Guerre mondiale, mettent
en avant l’art et la société, en postulant entre les deux une relation (l’un étant volontiers perçu comme le reflet de l’autre) ;
celle-ci implique toutefois qu’ait été posée préalablement une
disjonction, inévitable dès lors que le point de départ est
l’oeuvre d’art.
La deuxième génération, à partir des années 1960, s’intéresse plutôt à l’art dans la société. Issue de l’histoire littéraire
(Jauss en Allemagne, Viala en France) ou de l’histoire de l’art
(Antal, Haskell, Boime, Martindale, Baxandall, Castelnuovo,
Montias, Alpers, Warnke, Bowness, De Nora), elle s’intéresse
avant tout au contexte de production ou de réception des
oeuvres, auquel sont appliquées les méthodes d’enquête de
l’histoire : c’est ce qu’on nommera l’histoire sociale de l’art
qui se caractérise donc avant tout par ses méthodes, à savoir
son recours à l’investigation empirique.
Celle-ci fait également la spécificité de la troisième génération : celui, issu de la sociologie d’enquête (plutôt fran-
çaise ou anglo-saxonne), qui va considérer non plus l’art et la
société, ni l’art dans la société, mais l’art comme société, en
s’intéressant au fonctionnement du milieu de l’art, ses acteurs,
ses interactions, sa structuration interne. Lorsque l’enquête
porte sur des périodes du passé (le XIXe s. avec H. et C. White
sur les carrières des peintres, le XVIIIe s. avec T. Crow sur
l’espace public de la peinture, le XVIIe s. avec N. Heinich sur
le statut d’artiste), la différence avec l’histoire sociale de l’art
se réduit au refus d’accorder un privilège de principe aux
oeuvres sélectionnées par l’histoire de l’art : ce qui ne signifie
pas nier les différences de qualité artistique, mais prendre en
compte l’ensemble du fonctionnement de l’art.
Appliquée au temps présent et avec les méthodes d’enquête modernes (sondages, entretiens, observations de
terrain), cette nouvelle approche donnera la sociologie du
« champ » artistique selon Bourdieu, restituant les différentes
positions occupées par les créateurs et leurs homologies avec
celles des récepteurs ; la sociologie du marché selon R. Moulin, donnant la parole à l’ensemble des acteurs en présence ;
la sociologie de la production selon Becker, centrée sur
l’observation des interactions entre toutes les catégories d’acteurs présidant à l’existence des oeuvres ; la sociologie de la
médiation selon Hennion, explicitant les dispositifs articulant
l’oeuvre et sa réception ; la sociologie du jeu sur les frontières
de l’art selon Heinich, analysant la logique structurelle de l’art
contemporain ; ou encore la sociologie des institutions culturelles et la statistique des publics de l’art, particulièrement
développée, à partir des années 1970, grâce aux services
d’études des administrations et des établissements publics.
Reste une dernière génération qui commence à émerger,
non pour se substituer aux précédentes mais pour les compléter : celle qui élargit les limites de la sociologie en s’intéressant non seulement au réel mais aussi aux représentations
que s’en font les acteurs, et ce non pour les critiquer ou les
« démythifier » (tel Etiemble à propos de Rimbaud ou Bourdieu sur les musées) mais pour en comprendre la logique.
Croisant la tradition de la « sociologie compréhensive » de
M. Weber avec l’histoire des idées et l’anthropologie, cette
perspective n’étudie plus l’art et la société, ni l’art dans la
société, ni même l’art comme société, mais la sociologie de
l’art elle-même comme production des acteurs, lesquels ne
cessent de prouver leurs capacités à interpréter les liens entre
l’art et le monde vécu, que ce soit pour les affirmer (version
matérialiste) ou pour les nier (version idéaliste).
▶ Dans la lignée de quelques grands précurseurs – Zilsel sur
la notion de génie, Kris et Kurz sur l’image de l’artiste, Elias
sur les ambivalences du statut de Mozart –, cette sociologie
des représentations de l’art applique la démarche constructiviste à la discipline elle-même (la sociologie) et non plus
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
73
seulement à son objet (l’art). Aussi ne craint-elle pas de partir
des grands noms de l’histoire de l’art, tel Van Gogh, en raison
non plus de leur sélection par les savants mais de ce qu’ils
représentent pour toute une société. Et c’est probablement
par là que la sociologie de l’art a toutes chances de rejoindre
les préoccupations de la sociologie générale, et l’art de prouver son impact bien au-delà de ses frontières consacrées.
Nathalie Heinich
✐ Becker, H. S., les Mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988.
Bourdieu, P., les Règles de l’art. Genèse et structure du champ
littéraire, Seuil, Paris, 1992.
Castelnuovo, E., « L’histoire sociale de l’art, un bilan provisoire »,
in Actes de la recherche en sciences sociales, no 6, 1976.
Francastel, P., Études de sociologie de l’art. Création picturale et
société, Denoël, Paris, 1970.
Hauser, A., Histoire sociale de l’art et de la littérature, 1951, Le
Sycomore, Paris, 1982.
Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de
l’admiration, Minuit, Paris, 1991 ; le Triple jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris, 1998 ; Ce que l’art fait à la sociologie,
Minuit, Paris, 1998.
Hennion, A., la Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métaillé, Paris, 1992.
Zolberg, V., Constructing a Sociology of the Arts, Cambridge
U. P., 1990.
! MONDE DE L’ART (ART), ARTISTE
∼ APPROCHE 4 : HISTOIRE DE L’ART
ESTHÉTIQUE
Commémorant les oeuvres de l’homme qui passent aux
yeux de la postérité pour des oeuvres d’art, elle s’efforce
de formuler les lois qui président à leur évolution, tant du
point de vue de leur forme que de leur signification, selon
qu’on les considère comme des constructions plastiques ou
comme les monuments d’une culture, ou d’une civilisation.
L’histoire de l’art ne fut pendant longtemps qu’une histoire
des artistes. C’est pendant la Renaissance italienne que les cités, revendiquant farouchement leur indépendance, fières de
leurs traditions et de leur culture, incitent les chroniqueurs à
vanter le génie des artistes locaux, dont l’art vient d’être promu à la dignité des arts libéraux, et qui se distinguent maintenant des artisans, assujettis au travail simplement manuel des
arts mécaniques. L’éloge prend la forme d’une biographie,
qui tend à faire de l’artiste un véritable héros national.
Telle est l’origine d’un genre qui se prolonge jusqu’à nos
jours, et qui cherche la clé de l’oeuvre dans l’aventure de sa
création. Une telle démarche est, sinon romantique, du moins
épique, et tend à transformer l’artiste en un héros valeureux
qui ne réussit sa prouesse, à l’image du chevalier des romans
courtois, qu’en triomphant des épreuves, et qui ne devient
ce qu’il est qu’au terme d’une vie romancée à la façon d’un
parcours initiatique. Certaines « vies passionnées de Vincent
Van Gogh » continuent aujourd’hui cette inusable veine. Le
premier ouvrage de ce genre est composé à la fin du XIVe s.
par un riche marchand de Florence, F. Villani, qui se met en
tête d’écrire, à la façon de Plutarque, les vies des hommes
illustres de la cité de Dante, et compte parmi eux les peintres.
Mais le plus célèbre auteur de biographies historiques reste
Vasari, qui publie à Florence en 1550 (il y aura une seconde
édition, considérablement augmentée, en 1568) les Vite de’
più eccellenti Architetti, Pittori e Scultori Italiani 1. Il s’agit
d’une oeuvre considérable qui apporte une quantité remarquable d’informations, et dont la documentation a longtemps
dominé, parfois à ses dépens, l’histoire de l’art.
Pourtant, Vasari cherche moins à construire une histoire (il
s’en tient sur ce plan au cycle approximatif de la naissance,
de la maturité et du déclin) qu’à proposer en exemple à la
postérité les plus fameux exploits des virtuosi de l’art. Les
Vies sont construites comme des fables qui, après un préambule chantant les vertus du courage et de la constance,
concluent sur une sage maxime composée en forme d’épitaphe. Aussi faut-il les lire comme autant de modèles intemporels proposés à l’imitation des jeunes artistes, plutôt que
comme des témoignages destinés à la réflexion de l’historien.
C’est seulement avec Winckelmann que, dans la seconde
moitié du XVIIIe s., l’art est l’objet d’une histoire, récollection
raisonnée d’un passé à jamais révolu, et non plus galerie de
génies commémorés pour l’émulation des modernes.
Winckelmann, pourtant, ne parvient que progressivement
à cette idée, et commence par l’imitation avant d’en venir
à l’histoire. Son premier écrit, qui le fait connaître, Pensées
sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture (1755) 2, conseille aux artistes de puiser à la source des
Anciens, insurpassable modèle de l’art éternel : « L’unique
moyen pour nous de devenir grands et, si possible, inimitables, c’est d’imiter les Anciens. » Mais en 1764, dans sa
grande Histoire de l’art de l’Antiquité 3, Winckelmann réalise
que la Grèce idéale, qu’il situe au sommet de l’art, est irréversiblement perdue, éloignée de nous par l’abîme des siècles, et
que l’intemporel même est englouti dans le temps. Dans les
dernières lignes de son ouvrage, il se compare à une amante
éplorée qui verrait disparaître à l’horizon le navire emportant
son bien-aimé, sans espoir de retour. Dès lors, la recherche
de l’imitation paraît vaine, puisque imiter, c’est rendre présent, et que la Grèce est à jamais perdue, que l’âge d’or ne
reviendra plus. Il reste aux modernes à ramasser les débris
mutilés de ce qui fut autrefois vivant, à restaurer patiemment
l’image ruinée d’une grandeur qui n’est plus. Désormais
l’oeuvre d’art apparaît moins comme un modèle que comme
une ruine, le témoin précieux et dévasté d’une grandeur abolie. Elle est un document pour une histoire. L’histoire de l’art
se fait archéologie et ne devient vraiment elle-même que par
la neuve conscience de l’irréversible et du révolu. Elle est le
travail d’un deuil plutôt que la résurrection des morts.
Cependant, si l’histoire de l’art n’est pas l’histoire des
artistes, de quoi sera-t-elle donc l’histoire ? Depuis des
siècles, les théories cycliques de l’histoire se réglaient sur le
modèle de l’évolution naturelle de l’individu, selon la suite
de l’enfance, de l’adolescence, de la maturité et de la vieillesse. Winckelmann substitue à ce schéma le devenir proprement esthétique de l’évolution des formes : au sublime
et au « grand goût » d’un Phidias, origine et source de l’art
grec, succèdent le beau et le gracieux de l’art hellénistique ;
le génie se tarissant, l’art n’a bientôt plus d’autre ressource,
pour demeurer, que s’imiter lui-même – les Romains seront
d’excellents copistes – jusqu’à ce qu’il décline dans la « manière » et succombe enfin sous le poids de l’ornement et
de l’artifice. Les formes ont un destin, et ce qui était vivant
symbole chez les Anciens dégénère nécessairement en froide
allégorie chez les modernes. L’histoire de l’art sans artistes est
une morphologie de la beauté. En ce sens, Winckelmann est
à l’origine de l’école allemande dite de la « pure visualité »
(Reine Sichtbarkeit) qui se développe en Allemagne à la fin
du XIXe s., dans le cercle formé par le philosophe K. Fiedler,
le peintre H. von Marées et le sculpteur A. von Hildebrand 4 ;
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
74
elle inspirera, au début du XXe s., les travaux d’un Wölfflin,
qui voulut à son tour entreprendre une « histoire de l’art sans
nom », Kunstgechichte ohne Nahmen 6.
Pourtant, si l’histoire des formes rend bien compte de
l’épanouissement d’un style et de sa pleine maturité, si elle
sait être encore attentive à la secrète éclosion de l’origine,
elle conduit en revanche à déprécier les époques tardives,
à les refouler en une incertaine et confuse « décadence ». Le
goût pour l’antique était indissociable, dans l’esprit de Winckelmann, du dégoût pour le « baroque », la profusion ornementale qui dominait au XVIIIe s. dans les cours allemandes, et
dont il rejetait abusivement la responsabilité sur l’art du seul
Bernin. Il faudra attendre le début du XIXe s. pour que l’on
retrouve la grandeur du style gothique, qui depuis la Renaissance paraissait barbare aux yeux de ceux qui admiraient les
Anciens, et la fin de ce même siècle (1888) pour que Wölfflin
réhabilite, encore bien timidement, l’esthétique « baroque ».
Et c’est seulement au XXe s. que le gothique tardif, ou « flamboyant », le « maniérisme », mais encore le « néoclassicisme »
(dont le théoricien est Winckelmann, qui dut ainsi ironiquement subir lui-même le sort qu’il réservait aux époques de
décadence) sont rétablis dans la plénitude de leur affirmation.
Cette prolifération des écoles et des styles conduit à remettre en question le point de vue strictement morphologique de « l’histoire de l’art sans nom ». L’oeuvre d’art doit
être plutôt conçue comme l’expression d’une idée, comme
le témoin privilégié d’une « vision du monde », un emblème
muet dont l’historien, qui se fait alors interprète, doit délivrer
le sens. Art, culture, civilisation : ces trois notions deviennent
indissociables. Les travaux de Warburg, de Gombrich ou de
Panofsky donneront à cette orientation un splendide développement au cours du XXe s.
▶ Cette méthode, à son tour, n’est pourtant pas sans faille :
elle tend à nier la singularité de l’oeuvre dans un relativisme
volontiers sociologique, et plus encore à la recouvrir sous le
poids des références, à dissoudre le fait de la beauté plastique dans le réseau des textes, à traduire dans le champ du
discours l’énigmatique et souveraine manifestation de l’événement esthétique. L’histoire de l’art court alors le risque de
perdre son autonomie, et de n’être plus qu’un simple appendice ajouté à la leçon d’histoire. C’est ainsi que la méthode
oscille entre la morphologie et l’herméneutique, la phénoménologie et l’iconologie, la vie des formes et l’antagonisme
des cultures. Cette contradiction, qui n’est peut-être qu’apparente, entre le fait et le sens, la force plastique et l’expression
de l’idée, ne semble guère dépassée et nourrit de nos jours
encore le débat entre les historiens de l’art.
Jacques Darriulat
✐ 1 Vasari, G., les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. A. Chastel, Berger-Levrault, Paris, 1981.
2 Winckelmann, J. J., Réflexions sur l’imitation des oeuvres
grecques en peinture et en sculpture, trad. M. Charrière, J. Chambon, Nîmes, 1991.
3 Winckelmann, J. J., Histoire de l’art chez les Anciens, trad.
M. Huber, Barrois, Savoye, Paris.
4 Sakvini, R. (éd.), Pure Visibilité et formalisme dans la critique
d’art au début du XXe s., Klincksieck, Paris, 1988 ; Junod, P.,
Transparence et opacité. Pour une nouvelle lecture de K. Fiedler, L’Âge d’homme, Lausanne, 1976.
5 Wolfflin, H., Réflexions sur l’histoire de l’art, trad. R. Rochlitz,
Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1997.
Voir-aussi : Bazin, G., Histoire de l’histoire de l’art, de Vasari à
nos jours, Albin Michel, Paris, 1986.
Hegel, G. W. F., Cours d’Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V. von
Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.
Kubler, G., Formes du temps (1962), trad. Champ libre, Paris,
1973.
Kultermann, U., Geschichte des Kunstgechichte. Der Weg einer
Wissenschaft, Munich / New York, 1990-1996 ; Storia della storia dell’arte, trad. E. Filippi, Vicence, Neri Pozza, 1997.
Pächt, O., Questions de méthode en histoire de l’art, trad. J. Lacoste, Macula, Paris, 1994.
Venturi, L., Histoire de la critique d’art, trad. J. Bertrand, Flammarion, coll. « Images et Idées », Paris, 1969.
∼ L’ART EN QUESTION 1 : MONDE DE L’ART
Décalque de l’anglais artworld.
ESTHÉTIQUE
Notion qui vise d’abord à expliquer que des objets de
consommation courante puissent être exposés comme
des oeuvres d’art, en raison d’une ambiance théorique qui
en remet en cause la définition « traditionnelle ». Dans
une acception ultérieure, contexte (puis ensemble des
contextes) socioculturel qui sert de support à l’activité artistique. REM. Notion introduite par Danto pour résoudre
un problème d’histoire de l’art et par la suite approfondie
(ou pervertie ?) dans une optique sociologique.
La notion de monde de l’art apparaît dans un article de Danto : « Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque
chose que l’oeil ne peut apercevoir – une atmosphère de
théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un
monde de l’art » 1. Cette phrase fait écho à une longue discussion au sein de l’esthétique analytique : doit-on, dans la
lignée de Wittgenstein 2, s’attacher aux propriétés apparentes
des oeuvres d’art ou bien, à l’instar de Mandelbaum 3, s’intéresser à leurs propriétés relationnelles, structurales ? Danto
choisit la seconde solution pour rendre compte du fait que
Warhol expose comme oeuvre d’art des fac-similés de cartons
d’emballage en 1964 à New York. Au-delà de ce fait, l’auteur
s’intéresse à la définition de l’art. Le monde de l’art qui détermine le geste warholien correspond à un moment historique
et théorique où, la définition de l’art étant radicalement remise sur le tapis, l’art entre en dialogue avec la philosophie.
Les successeurs de Danto, contre son gré, donnent à sa
notion un sens sociologique. Le monde de l’art, pour Dickie, devient « la vaste institution sociale où les oeuvres d’art
prennent place » 4. Par institution, il n’entend pas un organisme (ministère ou musée), mais le système global qui règle
la pratique d’un art (y compris des organismes) et dans le
cadre duquel une oeuvre fait « candidature » à l’appréciation
esthétique. La prise en compte de la diversité des systèmes
des arts (plastiques, théâtral, musical, etc.) implique une extension de la notion de monde de l’art, qui porte en germe
le passage au pluriel des « mondes de l’art » proposé par le
sociologue H. Becker. Ce dernier désigne par là tout réseau
de personnes, y compris les artistes, dont l’activité consiste
à gérer la production des oeuvres d’art 5. Dans la variété de
ces réseaux, il considère autant les arts mineurs (peintres du
dimanche, musiciens de rock, etc.) que le microcosme newyorkais de l’art contemporain auquel se restreignait Danto,
puisque la sociologie s’intéresse moins aux conséquences
esthétiques des innovations artistiques qu’au champ social
réel de l’art (en un sens voisin de Bourdieu6).
Dominique Chateau
✐ 1 Danto, A., « The Artworld » (1964), trad. in Lories, D. (éd.),
Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, PadownloadModeText.vue.download 77 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
75
ris, 1988. Voir aussi la Transfiguration du banal, une philosophie de l’art (1981), trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, coll. Poétique,
Paris, 1989.
2 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques (1936-1949),
trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1986.
3 Mandelbaum, M., « Family Resemblances and Generalization
Concerning the Arts », in The American Philosophical Quaterly,
vol. II, no 3, juillet 1965.
4 Dickie, G., Art and the Aesthetics, an Institutional Analysis,
Cornell University Press, Ithaca-London, 1974, p. 29.
5 Becker, H., les Mondes de l’art (1982), trad. J. Bouniort, Flammarion, Paris, 1988, p. 159.
6
Bourdieu, P., les Règles de l’art, genèse et structure du champ
littéraire, Seuil, Paris, 1992.
! EXPOSITION, MUSÉE, PHILOSOPHIE DE L’ART (ART), PUBLIC,
SOCIOLOGIE DE L’ART (ART)
∼ L’ART EN QUESTION 2 : L’ART POUR L’ART
Formulation employée incidemment par B. Constant (1804), puis par
V. Cousin dans son Cours de 1818 (publ. 1936), et qui s’impose avec la
préface que T. Gautier compose pour son sulfureux roman Mademoiselle
de Maupin (1835).
ESTHÉTIQUE
Courant issu du romantisme qui revendique une autonomie formelle de la sphère artistique par rapport à la
société. Cultivant la perfection formelle pour elle-même
(Parnasse, symbolisme), il n’en affirme pas moins dans les
faits une posture emblématique et datée de la figure de
l’artiste.
Soucieux de préserver l’art des pressions d’une société en
pleine mutation, l’artiste romantique défend son indépendance vis-à-vis des tutelles institutionnelles, qu’elles soient
d’ordre politique, moral ou artistique. Le mot d’ordre de la
bohème, à rebours de l’utilitarisme saint-simonien, clôt le
procès d’émancipation amorcé à la Renaissance (Alberti, Vasari) par lequel l’artiste conteste son statut servile d’artisan,
mais cette religion de l’art qui sanctionne son changement de
statut signale aussi la difficulté d’avoir troqué dépendance artisanale, protection de l’Académie, régime du mécénat aristocratique, ecclésiastique et étatique, contre l’emprise aveugle
du marché 1 ; « l’art pour l’art » réclame pour l’oeuvre une
liberté de composition que son statut de marchandise, proposée à la vente, à la consommation, contredit formellement.
En tant que manifeste esthétique, la notion annonce la
solidarité entre formalisme et avant-garde, qui caractérise une
part importante de l’art du XXe s. Dégagée de toute prescription à l’égard du contenu, la forme pure prétend n’être jugée
que sur sa valeur esthétique, sans être assujettie à aucun discours, ni à aucune norme extérieure à elle-même. Ce repli
souverain confère à l’artiste la posture prophétique du génie
solitaire, qui anticipe sur le devenir de l’art autant que sur
celui de la société. « L’art pour l’art » annonce le goût pour
l’invention formelle qui atteste, au XXe s., la subordination de
l’idée (contenu) à la forme productrice, mais l’autonomie ne
suffit guère, non plus que l’isolement, pour valider l’effet de
l’art. Il est aujourd’hui clair qu’on ne peut rapporter la création dans la culture à la seule individualité géniale, héraut de
l’art futur : le pathos de la rupture, l’isolement messianique
ont fait long feu.
▶ Anticipant sur les multiples courants qui émaillent le XXe s.,
« l’art pour l’art » rompt avec son usage populaire en affirmant
la position extérieure, solitaire, du créateur qui refuse de se
soumettre à aucune autre norme que celle qu’il invente luimême ; il exige apparemment pour l’art une indépendance à
l’égard du social, mais il contribue de fait à institutionnaliser
ce nouveau statut : la figure de l’« artiste » de la modernité.
Anne Sauvagnargues
✐ 1 Benjamin, W., Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, chap. I, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1979,
rééd. 1990.
Voir-aussi : Adorno, T. W., « Engagement » (1962), in Notes sur la
littérature, trad. S. Muller, Flammarion, coll. « Champs », Paris,
1999, pp. 285-306.
Bourdieu, P., les Règles de l’art. Genèse et structure du champ
littéraire, Seuil, Paris, 1992, pp. 112-122.
Cassagne, A., la Théorie de l’art pour l’art en France chez les
derniers romantiques et les premiers réalistes, rééd. Champ Vallon, Seyssel, 1997.
Gadamer, H. G., l’Actualité du beau, trad. E. Poulain, Alinéa,
Aix-en-Provence, 1992, pp. 23-24.
Sartre, J.-P., l’Idiot de la famille, t. III, I, III, D, 1 et 3, Gallimard,
Paris, 1972, pp. 202-205.
! ACADÉMIE, AVANT-GARDE, CRITIQUE D’ART, FORMALISME,
MODERNE, MODERNISME, MODERNITÉ
∼ L’ART EN QUESTION 3 : FIN DE L’ART
ESTHÉTIQUE
Expression qui, pour répandue qu’elle soit devenue,
n’en est pas moins équivoque, sinon contradictoire : elle
peut désigner la finalité de l’art, c’est-à-dire le point de son
plus extrême accomplissement, ou bien au contraire sa
mort, c’est-à-dire l’aveu de son impuissance.
En un geste inusable et toujours recommencé, le XXe s., à
la suite de la provocation dadaïste, n’a cessé de proclamer
la « fin de l’art » et d’en porter l’interminable deuil. On peut
même dire, de l’art contemporain, qu’il vit de se savoir mourir et, tel le roi renaissant le jour de ses funérailles, qu’il doit
son acte de naissance à son certificat de décès : l’art est mort,
vive l’art !
Il y a pourtant loin de la déclamation sur la « mort de
l’art » – qui aura théâtralisé l’histoire de la création depuis la
Première Guerre mondiale – au constat peut-être plus subtil de la « fin de l’art ». L’expression est en effet équivoque,
puisqu’elle désigne également la limite et la finalité, l’échec et
l’accomplissement, la disparition et l’assomption.
Au XIXe s. déjà, Baudelaire ne voyait en Manet que « le
premier dans la décrépitude de [son] art » (lettre du 11 mai
1865). Nostalgique d’un temps où le rêve l’emportait sur le
réel, le poète ne discerne, dans l’indifférence ennuyée, dans
l’indécence hébétée de l’Olympia, que ce qui s’achève, et
non ce qui commence. Zola saura pourtant deviner, dans l’art
de Manet, la naissance d’une autre peinture, jeu de sensations colorées qui prétend valoir pour lui-même, et ne renie
plus la platitude du tableau. La fin, c’est-à-dire la mort de la
peinture prophétisée par Baudelaire, est aussi la révélation
d’une peinture pure qui, devenue indifférente au sujet, ne
veut avoir d’autre fin qu’elle-même. Devenue autotélique,
l’oeuvre d’art ne célèbre sa fin qu’en se faisant elle-même
finalité sans fin, et la revendication de l’autonomie accompagne invariablement la proclamation de la rupture, la dénonciation militante d’une ère révolue. La peinture sera le
champ privilégié où s’exerce cette mise à mort qui vaut pour
une délivrance. Hegel n’avait-il pas mis en lumière la nécessaire dissolution de l’oeuvre dans l’art romantique ? Il fallait
en effet que la pensée fasse l’expérience de son inadéquation
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
76
au sensible, que l’Idée s’élève à la reconnaissance de son irré-
ductible excès sur sa représentation phénoménale, pour que
la conscience, devenue rationnelle en devenant malheureuse,
se détourne du phénomène et s’effectue par le seul développement dialectique du concept.
▶ Depuis plus d’un siècle, le geste de l’artiste semble prisonnier du double sens qui travaille la « fin de l’art » : selon
qu’il se réclame de Duchamp, qui réalise en 1918 sa dernière
toile intitulée Tu m’, prenant ainsi péremptoirement congé de
la peinture, ou de Kandinsky, qui date de 1910 sa première
aquarelle abstraite, régie par la seule « nécessité intérieure »
et affranchie des contraintes externes de la représentation, le
peintre décline la fin de l’art en en célébrant inlassablement
les funérailles, ou en élevant au contraire l’oeuvre à la dignité
de l’absolu. Cette ambivalence, source d’une infinité de variations, est cultivée avec délices. Il ne semble pas qu’elle soit
encore dépassée.
Jacques Darriulat
✐ Bataille, G., Manet, Skira, Genève, 1955.
Clair, J., Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, « Art et artistes »,
Gallimard, Paris, 2000.
Danto, A., Après la fin de l’art, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil,
Paris, 1996.
Démoris, R., les Fins de la peinture, actes du colloque organisé
par le Centre de recherches « Littérature et arts visuels » (911 mars 1989), Desjonquières, Paris, 1990.
Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von
Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.
∼ FOCALE 1 : ART ET NATURE
ESTHÉTIQUE
Autant que de l’art, l’esthétique se préoccupe du sentiment de l’homme devant le beau naturel. Le jardin occupe
à cet égard une situation privilégiée puisqu’il est une oeuvre
humaine inscrite dans la matérialité même du paysage. Le
moment crucial dans l’histoire du jardin, celui qui en fait un
révélateur irremplaçable de l’évolution de la sensibilité, se
place au bout d’une évolution des trois siècles, au XVIIIe s.,
lorsque le succès européen du jardin formel français (théorisé par Dézallier d’Argenville en 1709) cède la place au parc
paysager anglais et à la flambée des jardins anglo-chinois.
Le changement fondamental ne porte pas tant sur les éléments du locus amoenus (l’eau, le végétal, la lumière) que
sur un changement de paradigme à la base des réalisations
in situ : celui de la peinture (Pope) et de la poésie (Girardin)
remplace celui de l’architecture et d’une géométrie quasi abstraite. L’art authentique des jardins et du paysage n’est plus
un spectacle qui se montre de manière ostentatoire, il devient
un art caché qui procède par l’éveil d’un état de l’âme plutôt
que par une mise en scène des corps inspirée par la danse
et le théâtre. Si scénographie il y a, c’est celle d’une nature
certes artificielle mais qui se donne comme une imitation des
formes et éléments de la nature capable d’éveiller des affects
correspondants, désirés en même temps que révélés.
C’est pourquoi la ligne serpentine (Hutcheson) est omniprésente : les formes de l’eau sont des étangs mélancoliques
ou des lacs aux contours dissimulés plutôt qu’un canal, des
bassins ou des fontaines éclatantes. Des chaos rocheux et
sauvages prennent la place des statues équestres et autres
incarnations des dieux antiques. Les pelouses se répandent
jusqu’au seuil de la demeure, recherchant un enveloppement,
voire un enfouissement, de l’architecture dans le végétal
plutôt que sa prééminence. Des chemins étroits, sinueux et
courbes s’ajoutent aux grands axes et allées droites, larges et
claires, qui matérialisaient l’emprise et l’efficacité des lois de
la perspective sur l’organisation de l’espace, voire les remplacent. Des folies et des fabriques dispersées accrochent
et impressionnent le regard plutôt que le détail minutieux
des parterres de broderies. Des tableaux et scènes presque
indépendantes l’une de l’autre se présentent tout à tour aux
yeux du promeneur, reliées entre elles par le pas d’une promenade méditative plutôt que par une lecture impérative ou
démonstrative.
La maîtrise symbolique et économique d’un territoire agricole étant accomplie, le jardin devient une évocation nostalgique d’un paradis perdu (Stourhead) ou d’une Arcadie
retrouvée. Toute la terre peut être vue comme un jardin qui
s’étend à l’infini, note Walpole au sujet de William Kent. Il ne
s’agit pas seulement de perception, mais d’une interrogation
sur la place de l’homme au sein de la nature – comme en
témoigne le dispositif du « ha-ha » (ou « saut de loup ») – et
de la société. En exaltant la solitude et la rêverie, la promenade prédispose au souci de l’intériorité et favorise un
sentiment d’harmonie cosmique. Terrain de prédilection qui
flatte l’expression et l’expansion de la sensibilité humaine, le
jardin est pourtant menacé dans ses codes esthétiques par
l’excès du pittoresque (justement critiqué par Quatremère de
Quincy en 1820) et ensuite par les effets de la mécanisation
et de l’urbanisation.
▶ Le XVIIIe s. constitue ainsi un tournant fondamental. Au moment même où les cadres esthétiques et épistémologiques
qui étaient les moteurs de la création plastique (la mimésis,
conçue comme augmentation iconique, et l’ut pictura poesis)
sont radicalement contestés (Hegel), l’art des jardins meurt
en tant qu’art, mort exemplaire et quasi tragique puisque cet
événement coïncide avec son accomplissement. Incarnant le
lieu de l’aura de l’art classique, le jardin, élargi au paysage,
anticipe la perte d’aura caractéristique de l’art moderne et
contemporain.
Philippe Nys
✐ Baltrusaïtis, J., « Jardins et pays d’illusion », in Aberrations.
Essai sur la légende des formes, Flammarion, Paris, 1983 (rééd.
Champs, 1995).
Dixon Hunt, J., et Willis, P., The Genius of the Place, MIT Press,
Cambridge, 1988.
Dixon Hunt, J., l’Art du jardin et son histoire, Odile Jacob, Paris,
1996.
Martinet, M.-M. (textes présentés par), Art et Nature en GrandeBretagne au XVIIIe s., Aubier, Paris, 1980.
Wiebenson, D., The Picturesque Garden in France, Princeton
U. P., 1978.
! ESTHÉTIQUE
∼ FOCALE 2 : ART ET SCIENCE
ESTHÉTIQUE, PHILOS. SCIENCES
Un lieu commun tenace oppose l’activité rationnelle
de la science, dont l’objet est la connaissance des lois de
la nature, et la démarche Imaginative sinon fantasque de
l’art, dont la visée serait de plaire et d’embellir. Cela n’a
pourtant de sens que si l’on réduit l’art à une conduite
de divertissement ou tout au moins de substitution. Il est
beaucoup plus pertinent de remarquer que cette bipolarisation excessive est un sous-produit d’une conception
exagérément positiviste du savoir et qu’elle ne rend pas
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
77
justice à l’investissement théorique considérable dont ont
su faire preuve les artistes à toutes les époques.
L’art ne cesse en effet d’emprunter à la pensée scientifique
des outils de conceptualisation : rôle des mathématiques
dans l’élaboration de la perspective, avec les traités de Piero
della Francesca (vers 1490) ou, Dürer (1528), et dans la
déduction des lois harmoniques par Rameau (1722), et il
participe d’un questionnement qui s’alimente volontiers aux
mêmes sources intellectuelles. En retour, les artistes ont mis
leur talent graphique au service des sciences naissantes :
dessins anatomiques illustrant la Fabrica de Vésale (1543),
cartographie et images de choses vues au microscope (Hollande, XVIIe s.). Nombre d’entre eux ont entretenu un rapport
privilégié avec la spéculation, que ce soit sur le plan de
leurs motivations personnelles, du contenu et de l’organisation de leurs oeuvres ou de la portée sociale de leurs idées,
jusqu’à s’élever comme Léonard de Vinci à la condition
d’esprit universel. À l’inverse, les adhésions à l’irrationnel
sont souvent une réponse maladroite à une présomption,
justifiée ou non, de scientisme.
Ces arguments n’ont nullement pour résultat une confusion entre domaines, laquelle n’intervient qu’en cas de
contrainte idéologique forte (constructivisme russe) ou
d’une restriction de l’art à l’expérimentation. En fait, art et
science ne font pas fonctionner au même niveau les éléments qu’ils partagent : alors que la pensée scientifique
procède verticalement, par réduction et hiérarchisation des
connaissances, l’art tisse des réseaux adjacents d’association
qui multiplient les modes de présentation et il ne cesse de
se réapproprier leur contenu. Même lorsqu’il s’abrite derrière l’apparence la plus objective ou la plus anonyme, l’enjeu reste de sensibiliser chaque paramètre et de renouveler
à partir de lui l’expérience du rapport avec le monde. D’où
en retour la facilité à appliquer des prédicats esthétiques
pour caractériser le travail scientifique (élégance d’une démonstration, symétrie de propriétés, équilibre ou tension
créatrice de nouvelles investigations).
▶ Loin d’être ennemis ou étrangers l’un à l’autre, art et
science se révèlent des partenaires irremplaçables dans le
procès humain d’appréhension de la réalité.
Jacques Morizot
✐ Art et science : de la créativité (colloque de Cerisy, 1970),
UGE, Paris, 1972.
Kemp, M., The Science of Art : Optical Themes in Western Art
from Brunelleschi to Seurat, Yale U P, 1992.
Salem, L., la Science dans l’art, Odile Jacob, Paris, 2000.
Sicard, M., la Fabrique du regard. Images de science et appareils
de vision (XVe-XXe s.), Odile Jacob, Paris, 1998.
! ARTS TECHNOLOGIQUES
∼ FOCALE 3 : ART ET POLITIQUE
GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE
Si le rapport entre production d’art et institutions
se révèle déterminant dans toutes les sociétés, ce n’est
qu’avec l’émergence de l’art comme sphère autonome de
la culture que se pose la question de l’interaction entre le
pouvoir qui prescrit ou restreint l’usage des arts et l’action
en retour de la création artistique sur la société : puissance
critique ou ornement apologétique du pouvoir ?
La production d’art relève du politique au sens large et se
lie à l’exercice du pouvoir depuis l’apparition des sociétés
sédentaires centralisées, comme le montre l’architecture, sacrée, militaire ou civile. La pratique artistique, même dans
les sociétés qui ne reconnaissent aucune indépendance ni
spécificité à l’art, s’inscrit dans le rituel et relève du « fait social
total » (Mauss). C’est dans les sociétés qui pensent le politique
que le statut de l’art fait essentiellement problème : en chassant le poète de la cité, Platon 1 inaugure le lien entre l’art
et les moeurs. Par la séduction qu’il exerce, l’art agit sur le
peuple dont il transforme le goût. Il relève donc de la politique comme administration et gestion de la vie commune,
qu’elle soit effective ou prescriptive. Le rapport de l’art à la
politique renvoie alors aux diverses modalités par lesquelles
l’instance du pouvoir régit, utilise ou censure la production
et l’usage des arts, et à l’influence en retour que l’initiative
artistique exerce sur l’équilibre social.
Le mouvement historique d’émancipation des beaux-arts à
partir de la Renaissance favorise une liaison plus étroite entre
l’artiste et le pouvoir. Les cours princières italiennes, la Rome
papale, l’État centralisé en France se disputent l’artiste de
génie pour diffuser l’image d’un pouvoir raffiné et puissant.
Ainsi, l’art baroque du Bernin manifeste l’éclat de la ContreRéforme à Rome, tandis qu’à Versailles, Boileau, Lully ou Le
Brun assurent la représentation et le rayonnement du pouvoir
royal. La théorie normative du chef-d’oeuvre à l’antique et la
poétique du beau se figent en doctrine académique, pendant
que l’art devient une valeur sociale autonome. Cette géopolitique du style subit au XVIIIe s. l’impact de la théorie kantienne
du jugement subjectif ; Schiller, suivi par les romantiques, fait
de l’art l’organe de libération suprême, la grâce esthétique
oeuvrant pour la dignité morale et le progrès cosmopolitique
de l’humanité 2. L’artiste devient l’instituteur, puis le « médecin
de la civilisation » 3.
À l’époque moderne, l’autonomie de l’art permet à l’artiste
de s’engager en son propre nom. L’artiste occupe vis-à-vis du
social une fonction médiatrice : chroniqueur lucide (roman
réaliste), mais aussi acteur partisan, opposant (Picasso, Guernica) ou suppôt du régime (les films de propagande nazie
de L. Riefenstahl). Même un patient styliste comme Mallarmé
se comporte en prophète qui résiste au présent et s’engage
pour l’avenir. Enrôlant l’artiste dans l’action politique, la critique marxiste fait coïncider militantisme et révolution formelle (Lukacs, Brecht). Mais le pouvoir totalitaire (nazisme,
stalinisme) écrase la création. Le lien entre recherche formelle
et conscience sociale n’est ni immédiat ni causal, comme le
montrent Adorno 4 ou Sartre 5. Tandis que l’industrie et la
propagande attestent l’inféodation de l’art à l’exercice du
pouvoir (Benjamin), l’idéologie du progrès n’unit plus l’art
à la politique, même si l’art conserve sa fonction critique de
résistance.
▶ Aujourd’hui, l’art est en quête d’un nouvel usage social
capable de compenser la fracture entre art populaire et institutionnel, entre tentative isolée et récupération médiatique.
Il s’agit de penser le rapport entre création et mutation des
cultures, en art comme en politique.
Anne Sauvagnargues
✐ 1 Platon, République, not. III 398a et X 607e, trad. R. Baccou,
Flammarion, Paris, 1966.
2 Schiller, F. von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,
Lettre XXIV, trad. R. Leroux, Aubier, Paris, 1943. Voir également :
Schelling, F. W., Textes esthétiques, Klincksieck, Paris, 1978 ; et
Hegel, G. W. F., Esthétique, t. 1., Aubier, Paris, 1994, pp. 84 sq.
3 Nietzsche, F., le Livre du philosophe, II, trad. A. Kremer-Marietti, Flammarion, Paris, 1991.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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4 Adorno, T. W., Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Klincksieck, Paris, 1996.
5 Sartre, J.-P., Situations II, Gallimard, Paris, 1948.
Voir-aussi : Bourdieu, P., les Règles de l’art, Seuil, Paris, 1992.
Bourdieu, P., et Haacke, H., Libre échange, Seuil / Les presses
du réel, Paris, 1994.
Gerz, J., la Question secrète, Actes Sud, Arles, 1996 ; Esthétique
et marxisme (Raison Présente), U.G.E., 10 / 18, Paris, 1974.
Michaud, E., Un art de l’éternité. L’image et le temps du national
socialisme, Gallimard, coll. « Le temps des images », Paris, 1996.
∼ GENRE 1 : ARTS PLASTIQUES
Du grec plastikos, plassein, « modeler », « former ».
ESTHÉTIQUE
Héritée du vocabulaire grec, notion qui a un sens matériel – formel : le modelage, la mise en forme de la matière,
et un sens plus abstrait qui soit s’applique à l’idée de plasticité, soit implique cette idée (au-delà des arts plastiques
eux-mêmes). Des Grecs jusqu’à la période actuelle, on
assiste à une série de variations autour de ces deux significations plus ou moins concurrentes. REM. Notion très
étroitement liée à l’histoire de l’art et de la Kunstwissenschaft, d’abord transformée en concept par des philosophes
(Shaftesbury, Taine), surtout alimentée aujourd’hui par le
discours des praticiens-critiques.
La notion d’arts plastiques 1, qu’elle soit simplement classificatoire ou renvoie au concept plus abstrait de plasticité, n’a
jamais renié son étymologie : plastikos est associé au modelage, lequel non seulement s’applique à la matière malléable,
mais encore s’étend, dès Platon 2, à la forme et / ou idée
(eidos). Jusqu’au début du XVIIIe s., « la plastique » désigne
tantôt la classe restreinte des arts du modelage de la matière
molle, tantôt la classe plus étendue des arts de la mise en
forme d’une matière. La notion même d’art plastique ou d’arts
plastiques émerge avec un sens plus abstrait à la faveur de la
rencontre, dans la pensée de Shaftesbury 3, entre l’expérience
esthétique qu’il fait en Italie à la fin de sa vie et une théorie
philosophique atypique (inspirée par les néoplatoniciens de
Cambridge), celle de la « nature plastique », une notion qui
désigne le dynamisme de la nature tel qu’il s’incarne dans le
processus inconscient de la croissance des êtres et dans la
puissance libre et consciente du sens interne humain. Shaftesbury prend en compte aussi bien le travail de la matière (former, façonner, rectifier, polir, etc.) que son rapport à la forme
dont la détermination est d’abord intérieure, dans l’optique
de l’ut pictura poesis.
L’influence du philosophe britannique sur la pensée ger-
manique est connue 4. La diffusion de sa pensée est favorisée
par la richesse du vocabulaire allemand. Du grec procède
Plastik, « sculpture » (Skulptur) et « architecture », tandis que
la notion plus générale d’« arts plastiques », y compris la peinture, est traduite par bildenden Künste, où l’adjectif est dérivé
de Bild, « image », et bilden, « former ». Le sens classificatoire
de bildenden Künste est mis en évidence par divers philosophes, tel Kant 5 qui les définit comme « arts de l’expression
des Idées dans l’intuition des sens », y incluant la Plastik et
la peinture. Cette richesse de vocabulaire, croisée avec plusieurs influences philosophiques (du côté britannique : Berkeley, Locke ; du côté français : Rousseau, Diderot), explique
l’importance que devait prendre dans la Kunswissenschaft
allemande, de Herder à C. Einstein en passant par Fiedler et
Riegl, le débat sur les valeurs tactiles et les valeurs optiques
(notion d’haptique, de visibilité pure, etc.).
La notion d’arts plastiques apparaît plus tardivement en
France, mais dans un contexte théorique fort, à travers l’intuition de Lamennais 6 puis le travail plus approfondi de Taine
qui, avant M. Denis, met clairement en évidence la spécificité
du plan plastique : « Un tableau est une surface colorée, dans
laquelle les divers tons et les divers degrés de lumière sont répartis avec un certain choix ; voilà son être intime (...) » 7. C’est
toutefois dans le monde de l’art, sous la plume des critiques
et des artistes, que la notion d’arts plastiques prend son essor, en Europe et, par contamination, aux États-Unis dans la
première partie du XXe s. Conformément à son étymologie,
elle se développe dans un sens matériel-formel autant que
dans un sens abstrait, les deux niveaux étant souvent imbriqués, parfois mis en contradiction. Le postimpressionnisme,
le cubisme (et l’art nègre), le futurisme, le néo-plasticisme et
maints autres mouvements d’avant-garde connaissent le langage de la plasticité, non moins étendu rétroactivement à l’art
ancien et revendiqué par des mouvements de retour à l’ordre,
tel Valori plastici.
Après 1945, une orientation contraire se dessine, notamment aux États-Unis. La notion de plastique est refoulée en
même temps que la perspective des mouvements d’avantguerre. B. Newman, par exemple, oppose le « plasmique »
au plastique 8, préconisant, contre l’héritage de l’art moderne
(transmis notamment par Bell et Fry), de faire passer l’expression de l’idée de l’artiste avant les qualités de l’oeuvre. On
notera, toutefois, qu’en France, au début des années 1970, la
notion d’arts plastiques non seulement était toujours vivace,
mais reprit de la vigueur avec l’introduction de leur enseignement à l’université (et l’usage de leur enseigne dans l’institution culturelle), selon un schéma d’interaction de la pratique
et de la théorie qui, une fois de plus, renvoie à l’origine du
mot plastique.
▶ Sur le plan strictement philosophique (bien que les philosophes aient déserté le terrain), l’intérêt de ces discussions
d’une extension considérable réside, bien entendu, dans
l’approfondissement de la question de la forme, figurative ou
abstraite, mais aussi dans un processus de généralisation qui
associe la plasticité à toute forme d’art, y compris la musique
(Mondrian) et le langage (Duchamp).
Dominique Chateau
✐ 1 Chateau, D., Arts plastiques : archéologie d’une notion,
J. Chambon, Nîmes, 1999.
2 Platon, République VI, 510e - 511a ; voir aussi IX, 588be, et
Timée 55de.
3 Shaftesbury, A., Plastics or the Original Progress and Power
of Designatory Art (1712-1713), in B. Rand (éd.), Second Characters or the Language of Forms, Cambridge University Press.
4 Cf. notamment Larthomas, J.-P., De Shaftesbury à Kant, Atelier national de reproduction des thèses, Diff. Didier érudition,
2 tomes, 1985.
5 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad.
A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974.
6 Lamennais, F. de, Esquisse d’une philosophie, Pagnerre, Paris,
1840.
7 Taine, H., Philosophie de l’art (1864-1869, puis 1882), Fayard,
Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, Paris,
1985.
8 Newman, B., « The Plasmic Image » (1945), in Selected Writings
and Interviews, éd. John P. O’Neill, New York, Alfred A. Knopf,
1990.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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! FORMEL, IMMATÉRIEL, MATÉRIAU, PHILOSOPHIE DE L’ART (ART)
∼ GENRE 2 : ARTS TECHNOLOGIQUES
ESTHÉTIQUE
Ensemble des arts qui requièrent l’usage de technologies « de pointe » rompant non seulement avec les techniques traditionnelles (peinture, sculpture, dessin, etc.),
mais aussi avec les techniques considérées comme modernes, telles que la photo ou le cinéma.
Certains artistes utilisent, par exemple, l’image (ou le son) électronique, l’image holographique, le laser, le néon, les métaux
à mémoire de forme ou des matières plastiques, voire, depuis
peu, les biotechnologies et, de plus en plus, les technologies
numériques (images et sons de synthèse, hypertextes, etc.) et
les technologies de la communication et de l’information. L’expression strictement technique « arts technologiques » n’augure
en rien de la singularité artistique des oeuvres extrêmement
variées qui en sont l’expression. Elles reflètent néanmoins chez
leurs auteurs une certaine conception de la technologie en tant
que champ d’expérimentations perceptives et logiques, liées à
la science et mises au service de l’art.
Les arts technologiques s’inscrivent dans une problématique
liant art, technique et science, qui s’affirme au début du siècle
(avec le constructivisme, le futurisme et le Bauhaus) et qui se
développe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ils rebondissent
autour des années soixante-dix, tout en évoluant, avec notamment les recherches de l’EAT (Experiments in Art and Technology) et celles du MIT sous l’impulsion de la cybernétique, du
cinétisme et, plus tard, des arts de la communication. L’explosion de la micro-informatique et, au tournant des années quatrevingt-dix, l’apparition des réseaux (Internet) relancent encore
une fois l’intérêt des artistes pour la technologie.
▶ À travers le numérique qui tend à contrôler la quasi-totalité
du technocosme, le champ de l’expérimentation artistique s’élargit considérablement en même temps qu’il se redéfinit. Qu’il
s’agisse de dispositifs de réalité virtuelle, de multi- ou d’hypermédias, d’oeuvres « hors ligne » ou « en ligne », une esthétique
commune se dessine sous la diversité des oeuvres. Elle interroge
le corps et la subjectivité dans le dialogue avec la machine et
refonde les relations entre l’auteur, l’oeuvre et le spectateur.
Edmond Couchot
✐ Couchot, E., Images. De l’optique au numérique, Hermès,
Paris, 1988.
Lovejoy, M., Postmodern Currents. Art and Artists in the Age of
Electronic Media, Prentice Hall, 1997.
Popper, F., l’Art à l’âge électronique. Hazan, Paris, 1993.
! ART ET SCIENCE, VIRTUEL
L’art contemporain est-il
une sociologie ?
L’art contemporain ne constitue pas seulement une avancée dans la progression des
avant-gardes : il opère une véritable rupture
dans les conceptions mêmes de l’art, instaurant un nouveau paradigme artistique. Contemporain de l’émergence de la sociologie, celui-ci en épouse
également le mouvement : d’une part, en expérimentant en actes ce que la sociologie analyse conceptuellement ; et, d’autre part, en opérant avec les conceptions de sens commun une rupture analogue à celle
que la sociologie opère avec la tradition philosophique.
Les démarches conceptuelles inaugurées au moment
de la Première Guerre mondiale – minimaliste avec les
monochromes de Malevitch, dadaïste avec les « readymades » de Duchamp – réduisent l’intervention de
l’artiste à une dimension « infra-mince ». Le lieu de la
création se déplace ainsi de la matérialité de l’objet fabriqué par l’artiste à l’immatérialité du geste instituant
comme oeuvres d’art des propositions privées des caractéristiques habituellement requises.
DE MAUSS À DUCHAMP
C e déplacement des frontières de l’acceptabilité artistique,
qui alimentera un demi-siècle plus tard les différentes
déclinaisons du conceptualisme, entraîne une radicale relativisation des critères de l’art, qui rejoignait des mouvements
analogues apparus à la même époque non seulement dans
d’autres arts (musique, poésie, théâtre, danse) mais aussi
dans les premières avancées des sciences sociales.
Peu auparavant en effet, l’anthropologue M. Mauss avait
fourni la raison théorique, dans le domaine de la magie, de
ce que M. Duchamp allait expérimenter en pratique dans le
domaine de l’art, en analysant le fait magique comme représentation collective, qui assure à la fois la reconnaissance du
magicien en tant que tel et, à travers cette représentation, l’efficacité de son acte. De même que l’artiste, selon Duchamp,
ne se définit plus par la nature de ses oeuvres mais par sa
reconnaissance comme artiste, doté du pouvoir de rendre un
objet artistique par la seule puissance d’une signature investie de la croyance en son authenticité, de même le magicien
selon Mauss ne se définit pas par la nature de ses actes mais
par sa reconnaissance comme magicien, doté du pouvoir de
rendre un geste efficace par la seule puissance d’un rituel
investi de la croyance en son efficacité.
Si, désormais, n’importe quel objet du monde ordinaire
peut être traité comme une oeuvre d’art à condition que ce
traitement soit le fait d’un artiste, alors l’oeuvre d’art n’est
rien d’autre que ce qui est produit par un artiste – artiste
qui lui-même se définit comme celui qui a la capacité à faire
oeuvre d’art. La question se déplace alors vers les processus
de validation de cette capacité, qui constituent précisément
l’objet du sociologue. « Ce sont les regardeurs qui font les
tableaux », selon le mot fameux de Duchamp : ce ne sont pas
les propriétés des tableaux qui en font des tableaux, mais les
propriétés du regard porté sur eux. Le ready-made constitue
bien un « nominalisme pictural », homologue du constructivisme anthropologique : de Mauss à Duchamp s’est opérée
une double désubstantialisation – l’une en théorie, l’autre en
acte – des valeurs, magique et esthétique.
LA TRANSGRESSION DES FRONTIÈRES
T entée par les pionniers de ce qui deviendra l’art contemporain, cette transgression des frontières de l’art – du
moins dans leur acception de sens commun – constituera,
après la Seconde Guerre mondiale, le fil directeur de ce
qu’on peut considérer aujourd’hui comme un véritable
genre : élimination des contenus, avec les différentes tendances du minimalisme ; déconstruction des contenants, avec
les mouvements du type « support-surface » et l’invention de
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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nouvelles techniques ou expressions (vidéo, installation,
performances) ; transgression des frontières entre l’art et le
monde ordinaire, ou des règles du bon goût, avec le nouveau
réalisme et l’hyperréalisme.
S’y ajoutent la transgression des frontières du musée, avec
le land-art, les performances ou les interventions dans l’espace public ; la transgression des frontières de l’authenticité,
avec les multiples jeux sur la déconstruction de l’auteur individuel et sur la sincérité de ses intentions ; la transgression
des frontières de la morale, avec les oeuvres jouant sur le
blasphème, l’indécence ou la provocation idéologique ; enfin, la transgression des frontières du droit, avec les perfor-
mances en forme de vandalisme, les atteintes à la vie privée,
voire à la propriété ou au corps des personnes. Provocations
gratuites pour les uns, subversions positives pour les autres,
ces transgressions constituent le point commun à ce nouveau
genre de l’art qu’est l’art contemporain, lequel coexiste – difficilement – avec les tendances actuelles de l’art moderne,
voire, marginalement, de l’art classique.
Tentés par les artistes, acceptés ou refusés par les spectateurs, enregistrés par les institutions puis, éventuellement,
radicalisés par d’autres artistes, les mouvements de transgression inversent les critères de la valeur artistique : ce sont
moins désormais des critères positifs, basés sur l’attestation
de la qualité technique ou de la maîtrise des codes esthétiques, que des critères négatifs, basés sur la maîtrise des
limites à ne pas franchir, sur la fuite en avant dans le dépouillement minutieux de l’objet d’art qui, à la limite, se trouve
ramené à son concept. Cette « dé-définition de l’oeuvre », selon l’expression suggestive de Rosenberg, ou cette « vidange
généralisée du concept de peinture », cette « dialectique nominaliste qui emporte l’histoire des avant-gardes », selon T. de
Duve, déplace la question de la valeur sur celle de la nature
de l’oeuvre : il ne s’agit plus tant de déterminer la place d’une
oeuvre sur une échelle de qualité – qu’est-ce qu’elle vaut ?
– que sa place de part ou d’autre de la frontière entre art et
non-art – qu’est-ce qu’elle est ?
D’UNE ONTOLOGIE À UNE SOCIOLOGIE
DES FRONTIÈRES
O n est confronté ici à la question des frontières de l’art :
non pas au sens géographique, qu’étudient l’histoire de
l’art ou l’ethnologie ; ni au sens hiérarchique, avec la distinction entre « grand art » et « art mineur », « art d’élite » et
« art de masse », « beaux-arts » et « arts populaires », qu’étudie
la sociologie ; mais en un sens plus général, celui du statut
ontologique des objets, entre art et non-art.
La « frontière » peut s’entendre ici soit comme frontière
matérielle, déterminée par les lieux d’exposition, les appartements des collectionneurs, les pages des revues spécialisées,
les murs des musées ; soit encore, de façon moins visible,
comme catégorie découpant la représentation de l’expérience, portée par le langage. Qu’est-ce exactement qu’un
« auteur » ? Les « ready-mades » de Duchamp (art conceptuel)
sont-ils des oeuvres d’art, ainsi que les dessins d’aliénés (art
brut), d’autodidactes (art naïf) ou d’enfants ? Faut-il accepter les délimitations instituées ou, au contraire, considérer
que la cuisine, la typographie ou l’oenologie sont des arts
au même titre que la peinture, la littérature ou la musique ?
Doit-on étudier les « pratiques culturelles » au sens large (loisirs, pique-nique, spectacles sportifs) au même titre que les
activités artistiques nobles (théâtre, musées, opéra) ? Comment se répartissent, dans une société, les représentations et
les pratiques permettant à certains objets de bénéficier d’une
perception et d’un jugement esthétiques, et quelles sont les
logiques sous-jacentes à ces catégorisations ? Telles sont les
grandes questions posées aux sciences sociales, notamment à
propos de l’art contemporain, auxquelles elles ont commencé
à produire des réponses non plus, comme l’esthétique, par la
spéculation ou l’introspection, mais par l’enquête.
Quel que soit l’angle sous lequel on la considère, cette
question des frontières de l’art a l’intérêt de mettre la sociologie à l’épreuve de sa propre définition, en l’obligeant à spécifier clairement sa position. En effet, prendre parti pour l’un
ou l’autre côté d’une frontière, chercher à justifier l’inclusion
ou l’exclusion d’un objet dans la catégorie « art », ou au sommet d’une échelle de valeur esthétique, c’est s’inscrire dans
une perspective normative, celle de l’esthétique, de la critique et de l’histoire de l’art, ou encore du droit. En revanche,
abandonner toute visée normative au profit d’une analyse des
valeurs et des pratiques que les acteurs appliquent aux objets
investis d’une qualité esthétique ou artistique, c’est s’inscrire
dans une perspective descriptive qui est plus spécifiquement
celle de l’anthropologie, de la sociologie, voire de la philosophie analytique.
LE STATUT DE LA FRONTIÈRE
P enser en termes de « frontière » implique un découpage
clairement marqué entre dedans et dehors, art et non-art,
qui instaurerait une discontinuité ontologique, un saut dans
la nature même de l’objet. La frontière alors ne tiendrait pas à
une simple question de circonstances (liée à des critères externes, relevant du contexte historique) mais à une question
de qualités substantielles, de définition intrinsèque (liée à des
critères internes, relevant de l’esthétique). Plutôt que d’avoir
à choisir entre ces deux perspectives, externe (sociologique)
et interne (esthétique), mieux vaut admettre que la frontière
entre art et non-art est à la fois historiquement relative et
fonctionnellement absolue : les gens doivent y croire comme
à une frontière naturelle, trans-historique, interne à l’objet,
pour pouvoir en faire un repère stable et consensuel ; mais
cette absolutisation fonctionnelle n’est nullement exclusive
d’une relativité de fait, laquelle permet de comprendre les
variations de frontières de l’art d’une époque à une autre,
d’une culture à une autre.
Ainsi les frontières de l’art sont discontinues et esthétiquement fondées lorsqu’elles servent à édicter des normes
esthétiques ; elles sont soumises à des variations continues,
selon leurs contextes et leurs usages, lorsqu’elles font l’objet
d’une description détachée d’un projet normatif. Dans cette
dernière perspective, il est désormais possible, comme le
suggère Jean-Marie Schaeffer, de « dédramatiser » la question
des frontières de l’art et, plus précisément, d’en observer le
fonctionnement sans tenter de l’accrocher à une définition
sémiotique. On voit ici
la philosophie comme la
dénonciation, notamment
tionnellement normative
comment l’art contemporain oblige
sociologie à spécifier leur posture
par rapport à la conception tradide l’esthétique.
L’ART CONTEMPORAIN
EST UNE SOCIOLOGIE
S elon le paradigme moderne, la valeur artistique réside forcément dans l’objet, et tout ce qui est extérieur à celui-ci
ne peut exprimer quoi que ce soit de la valeur intrinsèque
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de l’oeuvre ; selon le paradigme contemporain, la valeur artistique réside dans l’ensemble des connexions – discours,
actions, réseaux, situations, effets de sens – établies autour ou
à partir de l’objet, lequel n’est plus que l’occasion, le prétexte,
le point de passage. La valeur de Fountain ne réside pas dans
la matérialité de l’urinoir présenté au Salon des indépendants
de 1917 (et qui a d’ailleurs disparu), mais dans l’ensemble des
objets, des discours, des actes et des images que continue de
susciter l’initiative de Duchamp.
Récits de la fabrication de l’oeuvre, légendes biographiques, traces de performances, réseaux relationnels, écheveau des interprétations, murs des musées sollicités pour
intégrer ces objets qui leur font violence, contribuent à faire
l’oeuvre, tout autant, sinon plus que la matérialité même de
l’objet. Les oeuvres elles-mêmes ne suffisent pas alors à trancher entre le premier degré, qui signe l’appartenance à la
tradition classique ou moderne, et le second degré, qui signe
l’appartenance à l’art contemporain. Il faut faire appel à des
indices périphériques pour déterminer la catégorie d’appartenance de l’oeuvre et, concrètement, sa capacité à être intégrée
dans le monde de l’art contemporain, reconnue et achetée
par les collectionneurs et les institutions. Très souvent, c’est
l’itinéraire de l’artiste et, surtout, son discours, qui sont alors
convoqués par les experts. C’est dire que les critères d’appartenance à l’art contemporain sont, pour une large part,
des critères « sociaux », c’est-à-dire associés à la personne de
l’artiste ou au contexte de production plus qu’aux caractères
proprement plastiques de l’oeuvre : l’art contemporain, en
tant qu’il expérimente systématiquement les capacités d’intégration artistique, est bien une sociologie en pratique.
CE QUE L’ART CONTEMPORAIN
FAIT À LA PHILOSOPHIE
M is à l’épreuve de l’art contemporain, le discours philosophique tend à osciller entre la recherche d’une règle
universelle, d’une ontologie perdue de l’esthétique, et l’illusion désillusionnée d’un relativisme absolu, où l’art ne serait
plus soumis qu’à la pure liberté individuelle de l’artiste, à la
contingence, à l’émiettement des libres choix, ou encore à
l’arbitraire des institutions. Or ces deux positions extrêmes
sont également illusoires eu égard à la réalité observée par
le sociologue : les gens n’ont nullement besoin d’un abso-
lu, d’une ontologie universelle pour prononcer des jugements sur les oeuvres, même lorsqu’ils se réclament d’une
conception universaliste de l’art, et les artistes, comme les
institutions, n’évoluent nullement dans un univers libéré des
contraintes d’acceptabilité.
Le double développement de la philosophie analytique
et de l’art contemporain a suscité en esthétique un considérable mouvement de réflexions sur la nature de l’oeuvre d’art,
s’éloignant de la voie frayée par la métaphysique kantienne
mais développée par l’idéalisme spéculatif post-kantien dans
une direction incompatible avec elle ; il ne s’agit plus de
faire une ontologie normative du beau ou du sublime, mais
une sémiotique de l’oeuvre et, mieux encore, une phénoménologie de sa perception ou une analytique de sa désignation. De Dickie à Danto et à Goodman aux États-Unis, ou
de G. Genette à J.-M. Schaeffer en France, les tendances les
plus avancées de l’esthétique inspirée par l’art contemporain
rejoignent asymptotiquement – dans leur nominalisme, leur
institutionnalisme, leur pluralisme, leur relativisme, voire leur
subjectivisme – l’observation empirique des conduites menée
par les sociologues. Mais le « relativisme » à quoi l’on aboutit
ainsi ne peut plus se confondre avec l’arbitraire ou l’instabilité
qu’y voit la tradition substantialiste : il ne fait que décrire la
pluralité des rapports à l’art et leur vulnérabilité à ces effets
de contexte – ni arbitraires ni contingents – que sont les institutions, le langage, l’époque historique, les normes sociétales.
▶ Ainsi, de même que l’art contemporain pousse la sociologie vers le constructivisme, de même il pousse la philosophie
de l’art à prendre en compte les critères externes à l’oeuvre
proprement dite, en tant que l’art est devenu une expérimentation réglée des catégorisations et des effets d’étiquetage,
ce en quoi il rejoint, voire anticipe, le savoir sociologique.
Autant dire qu’il est, sur le plan des pratiques artistiques,
l’homologue de ce que la sociologie peut faire, sur le plan
conceptuel, à l’ontologie philosophique.
NATHALIE HEINICH
✐ Danto, A., la Transfiguration du banal. Une philosophie de
l’art (1981), Seuil, Paris, 1989.
De Duve, T., Nominalisme pictural. Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, Minuit, Paris, 1984.
Genette, G. (éd.), Esthétique et poétique, Seuil, Paris, 1992.
Genette, G., l’OEuvre de l’art. 2. La Relation esthétique, Seuil,
Paris, 1997.
Goodman, N., Langages de l’art (1968), J. Chambon, Nîmes,
1990.
Heinich, N., le Triple Jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris,
1998.
Heinich, N., Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit, Paris, 1998.
Heinich, N., Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain,
L’Échoppe, Paris, 2000.
Moulin, R., l’Artiste, l’institution, le marché, Flammarion, Paris,
1992.
Mauss, M., Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1902.
Rochlitz, R., Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, Gallimard, Paris, 1994.
Rosenberg, H., la Dé-définition de l’art (1972), J. Chambon,
Nîmes, 1992.
Schaeffer, J.-M., les Célibataires de l’art. Pour une esthétique
sans mythes, Gallimard, Paris, 1996.
L’art est-il en question ?
Une différence essentielle entre la révolution apportée par l’art « visuel » contemporain et les innovations artistiques du passé,
même récent, tient peut-être à ceci : ces innovations-là ré(tro)agissaient constamment sur la perception des oeuvres antérieures, en sorte que Cézanne
modifiait notre vision de Chardin, Braque, notre vision
de Cézanne, de Staël, notre vision de Braque, etc., et
ces modifications successives semblaient à chaque étape
procéder d’un aspect jusque-là méconnu des formes
passées.
L’illustration la plus frappante et la plus massive de ce processus (la dernière, apparemment) fut la peinture « abstraite »,
qui, par un effet en retour aussi simple qu’efficace, invite à
considérer l’ensemble de la peinture figurative comme autant
d’objets formels, indépendamment de leur contenu iconique
– considération qui, bien entendu, ne se substitue pas à celle
de ce contenu, mais qui s’y ajoute plus intensément que par
le passé : je continue de regarder un Vermeer comme une
toile hollandaise (presque) classique, mais j’y vois en outre
ce que la contemplation de Klee ou de Mondrian me permet
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aujourd’hui d’y voir, et que nul ne songeait à y chercher avant
l’émergence de ce nouveau paradigme. C’est un peu ce que
Proust appelait, sur un autre terrain, le « côté Dostoïevski de
Mme de Sévigné » : le côté Mondrian de Vermeer existait, si
l’on veut, avant Mondrian, mais il fallait que Mondrian fût
passé par là pour que ce « côté » vînt au jour. C’est encore ce
qu’on appelle, depuis Borges, « inventer ses précurseurs » :
chaque artiste ou groupe d’artistes (impressionnistes, fauvistes, cubistes, abstraits...) n’invente en réalité qu’un style
dont l’effet sur notre perception de ses prédécesseurs contribue à les convertir en ses « précurseurs ».
DEUX PARADIGMES :
VISION ET DÉFINITION
L e propre de l’art dit contemporain, donc, tient sans doute
à ce qu’au lieu d’agir sur notre vision (du monde et, par
contrecoup, de l’art antérieur), il déplace le point d’application de l’accomplissement artistique, et de la relation esthétique du public à cet accomplissement, du champ de la vision
vers un autre champ que l’on a qualifié, un peu en cours
de route (après Warhol et le pop art, et donc bien après
Duchamp), de « conceptuel ». Ce qualificatif, qui n’est revendiqué stricto sensu que par un courant contemporain parmi
d’autres, s’applique assez légitimement, en un sens élargi, à
l’ensemble de ce nouvel « état de l’art », dont la sanction revendiquée, et parfois obtenue, n’est plus à proprement parler
une appréciation esthétique – avec ce que cette notion peut
comporter d’adhérence à ce que Kant appelait les « attraits »
du plaisir d’agrément –, mais une sorte de reconnaissance
intellectuelle qui ne doit plus rien à la satisfaction des sens.
Dans un premier temps, cet art ne cherche ni ne parvient à
plaire, mais seulement à surprendre son public – en espérant
ou non que cet effet premier de surprise procurera un effet
second d’admiration. Je dis « seulement », parce que l’effet
de surprise n’a jamais manqué aux innovations antérieures ;
mais, comme le disait encore Proust à propos de Renoir (et,
dans l’ordre fictionnel, de son Elstir), il procédait d’un changement de vision, et cédait progressivement la place à une
sorte d’élargissement du champ visuel : « on peut maintenant
voir les choses comme ça ». La surprise déterminée par les
productions de l’art contemporain ne procède pas d’un tel
changement de vision, mais plutôt, comme le suggérait dès
1972 le titre d’un ouvrage célèbre de H. Rosenberg 1, d’un
changement de définition – sinon peut-être d’un abandon de
toute définition. Comme toute définition, celle-ci porte sur
un concept, et le concept ici modifié, ou plutôt déconstruit
(« dé-défini ») est celui de l’art lui-même ou, pour le moins,
de l’art en question – et l’on peut donner ici leur sens fort aux
mots en question.
LE MODE PRÉSENTATIF
DANS LES ARTS PLASTIQUES
O n pourrait bien, rétrospectivement, chercher dans l’avènement de l’art abstrait un changement de paradigme
aussi radical, puisque la peinture y perdait un trait jusque là
définitoire (de et par sa fonction) : la représentation d’objets
du monde, mais l’autre trait (de et par son moyen) subsistait : la présence de formes et de couleurs étalées sur un
support, cette présence que M. Denis avait déjà érigée en
critère décisif (« surface plane couverte de couleurs en un
certain ordre assemblées »). Avec Kandinsky et Mondrian, la
peinture cessait d’être « au service » d’une mimésis et passait
d’une fonction « représentative » à une fonction seulement
« présentative » (Souriau), mais elle ne faisait de la sorte que
s’émanciper, et donc s’accomplir glorieusement en se recentrant, comme le proclamera à peu près C. Greenberg, sur son
« essence »2 – ce qui suppose que l’essence d’un art consiste
dans ses moyens plutôt que dans sa fin. Cette supposition
n’a rien d’absurde, si l’on considère que les moyens d’un art
(par exemple, l’emploi de lignes et de couleurs disposées
sur un support à deux dimensions) lui sont plus spécifiques
que sa fin : par exemple, une représentation du monde que
la peinture figurative partageait depuis toujours, par d’autres
moyens, avec la sculpture ou la littérature, et depuis peu avec
la photographie.
On peut encore justifier le propos de Greenberg d’une
autre façon : Souriau explique que les arts représentatifs se
caractérisent par un « dédoublement ontologique » de leurs
« sujets d’inhérence » ; par exemple, un tableau représentant un paysage comporte deux « sujets d’inhérence » : son
propre aspect visuel, lignes et couleurs, et le paysage qu’il
représente (Panofsky a montré de son côté que ce « dédoublement » pouvait, dans d’autres cas, comporter plus de deux
niveaux iconologiques, ce que Souriau confirme sans doute
en parlant aussi de « pluralité des sujets d’inhérence »). Un
morceau de musique (art seulement « présentatif ») ne comporte aucune dualité ni pluralité de cet ordre, puisqu’il ne
comporte aucune aboutness ou « structure de renvoi » à autre
chose qu’elle-même : « dans les arts présentatifs, oeuvre et
objet se confondent »3 – Greenberg dira, comme en écho :
« Le contenu doit se dissoudre si complètement dans la forme
que l’oeuvre, plastique ou littéraire, ne peut se réduire, ni
en totalité ni en partie, à quoi que ce soit d’autre qu’ellemême. » 4. Par cet abandon d’un « sujet d’inhérence » extérieur à son objet (d’immanence) que constituait le passage
au mode « présentatif », la peinture non-figurative constituait
ses oeuvres en objets absolus, délivrés de toute fonction extérieure à eux-mêmes, et semblait ainsi accéder à un statut plus
purement esthétique – celui, comme on l’a dit si souvent au
tournant du siècle, de la musique, auquel tous les arts étaient
censés aspirer 5 – et l’on sait comment cette aspiration se ma-
nifeste, ou du moins se proclame, en littérature dans l’opposition (chez Mallarmé, Valéry, Sartre, Jakobson, entre autres)
entre discours ordinaire et « langage poétique », ou, de façon
peut-être moins utopique, dans l’idée qu’un texte poétique
est essentiellement « intraduisible » dans une autre langue ou
par un autre texte : à la confusion posée par Souriau entre
« oeuvre et objet » répond ici l’« indissolubilité du son et du
sens », qui fait selon Valéry la « valeur d’un poème » 6.
Il peut sembler difficile de concilier ces deux justifications,
l’une par la spécificité du médium propre à chaque art, l’autre
par l’aspiration commune de tous les arts aux « conditions »
d’un seul d’entre eux : la musique. La conciliation consiste
sans doute en ceci que la musique offre l’exemple d’un art
capable de s’en tenir à (de se « concentrer sur ») la spécificité de son matériau, exemple que chacun des autres devrait
suivre en s’en tenant à la spécificité du sien propre : que la
peinture, par exemple, se rende aussi « purement » picturale
que la musique a su depuis toujours être « purement » musicale. La vraie question est peut-être de savoir si l’exaltation
de cet effort – si j’ose dire – de purification esthétique 7 ne
procède pas d’une conception un peu naïve, ou simpliste,
de l’investissement esthétique : si, comme je le crois, la relation esthétique peut affecter n’importe quel objet, matériel ou
idéal, il n’y a aucune raison pour qu’elle n’investisse pas aussi
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bien la fonction (représentative, utilitaire, etc.) d’une oeuvre,
ou du moins la manière dont elle s’en acquitte ; l’accomplissement artistique d’un édifice ou d’un discours tient autant à
son efficacité pratique qu’à son aspect formel. S’il est ontologiquement légitime, et même nécessaire, de distinguer en
art les statuts représentatif et présentatif, et s’il est historiquement correct de décrire l’évolution de la peinture, du milieu
du XIXe s. au milieu du XXe s. (de Manet à Pollock), comme
un mouvement progressif et presque continu du premier au
second « état », rien ne justifie en principe une valorisation
esthétique du second par rapport au premier, valorisation –
ou, si l’on veut, interprétation de l’adjectif progressif comme
signifiant : « porteur d’un progrès esthétique » – qui ne peut
résulter que d’une préférence, individuelle ou collective.
LES LIMITES DE LA DÉ-DÉFINITION
L e paradigme de l’art contemporain consiste, lui, non plus
à émanciper ses oeuvres en élargissant sa définition (par
abandon d’un trait fonctionnel comme la représentation),
mais plutôt à s’émanciper lui-même de toute définition. Cette
formule (que je ne fais encore une fois qu’emprunter à Rosenberg) me semble plus large et plus radicale que celle qui
prendrait seulement en compte, et à la lettre, comme je le
faisais plus haut, le propos d’art « conceptuel » – si décisif soitil dans le processus de dé-définition. Ce propos-là, en luimême fort définissable, n’est après tout nullement impossible
à appliquer, rétroactivement, à certains accomplissements de
l’art (peinture ou autre) antérieur, puisque toute oeuvre peut,
avec ou sans perte, être réduite à son concept. Mais une
dé-définition radicale, qui apparaît comme le geste le plus
caractéristique de l’art contemporain, n’est apparemment susceptible d’aucune application rétroactive – ni d’ailleurs, me
semble-t-il, d’aucune application d’aucune sorte, hors d’une
revendication, plus ou moins largement acceptée, d’appartenance – sans autre spécification – aux manifestations du
« monde de l’art ». Que cet état de l’art soit esthétiquement
difficile à respirer n’est peut-être pas une raison suffisante
pour le rejeter. Pour parodier Valéry parlant d’autre chose,
« indéfinissable entre dans [sa] définition... l’impossibilité de
[le] définir combinée avec l’impossibilité de [le] nier » constitue peut-être l’« essence » de cet art sans essence.
▶ Mais on ne devrait jamais oublier non plus que cette révolution-là, davantage encore que les précédentes, ne touche
que les arts dits, beaucoup plus commodément que correctement, visuels, quelque part entre peinture, sculpture, aménagements d’intérieurs (« installations ») et d’extérieurs (land
art). Elle ne touche que très marginalement la musique, la
littérature – et même l’architecture, qui doit bien se contenter
du qualificatif moins engagé, et plus évasif, de « post-moderne ». En faire le paradigme de l’« art contemporain » dans
son ensemble procède donc d’une généralisation abusive, ou
peut-être d’une illusion de spécialiste. Même si « l’art » en
général est aujourd’hui « en question », la question n’est sans
doute pas la même pour tous les arts.
GÉRARD GENETTE
✐ 1 Rosenberg, H., la Dé-définition de l’art, trad. J. Chambon,
Nîmes, 1992.
2 C’est du moins par cette formule que l’on résume couramment
sa prédication moderniste. « Il semble, écrit-il lui-même, que
ce soit une loi du modernisme [...] que les conventions non
essentielles à la viabilité d’un moyen d’expression (médium)
soient rejetées aussitôt que reconnues. Ce processus d’autopurification... » (« Peinture à l’américaine » 1955-1958, in Art et
culture [1961], trad. Macula, Paris, 1988, p. 226). Il s’agit en
effet d’« éliminer [tout] élément quel qu’il fût, susceptible d’être
emprunté au médium de quelque autre art ou d’être emprunté
par lui » (« Modernist Painting » [1960], The Collected Essays and
Criticism, vol. IV, Chicago UP, 1993, p. 86).
3 Souriau, E., la Correspondance des arts, Flammarion, Paris,
1947, p. 65.
4 Greenberg, C., « Avant-garde et kitsch », in Art et culture, trad.
par Hindry A., Macula, Paris, 1988, p. 12.
5 La formule originale (« Tout art aspire constamment aux conditions de la musique ») est dans les Studies in the History of the
Renaissance de W. Pater publiées en 1873, trad. Payot, Paris,
1917.
6 Valéry, P., OEuvres, t. I, Gallimard, Pléiade, Paris, 1957, p. 1333.
7 Greenberg, on l’a vu, parle d’« autopurification » et précise
par ailleurs : « “pureté” voulait dire autodéfinition » (« Modernist
Painting », loc. cit.).
ART CONTEMPORAIN
! CONTEMPORAIN (ART)
ARTISTE
De l’italien artista.
ESTHÉTIQUE
Depuis le XVIIIe s., praticien des arts du dessin (peintre,
graveur, sculpteur) ; au XIXe s., le terme s’étend aux interprètes des arts du spectacle (musique, théâtre, puis cinéma), de sorte qu’aujourd’hui il évoque indifféremment
Édith Piaf ou Picasso.
Accompagnant ces glissements sémantiques, le terme « artiste » connaît un changement notable dans sa connotation :
de descriptif, il tend à devenir évaluatif, chargé de jugements
de valeur positifs (« Quel artiste ! »). Ce processus traduit
à la fois la valorisation progressive de la création dans les
sociétés occidentales et une tendance historique – repérée
par E. Zilsel depuis l’Antiquité – au glissement de l’oeuvre à
la personne de l’artiste ; à partir de la Renaissance, le point
d’application du jugement esthétique se détache de l’oeuvre
créée pour aller vers la démarche de création, puis vers le
créateur lui-même, inscrit à partir du romantisme dans un
nouveau cadre de représentations qui définit l’activité comme
vocation et l’excellence comme nécessairement singulière,
marquée par une triple exigence d’intériorité, d’originalité et
d’universalité.
Cet investissement de l’artiste en personne trouva sa plus
spectaculaire incarnation dans le cas Van Gogh, moment fondamental dans la superposition de l’excellence biographique
de l’artiste à l’excellence professionnelle du peintre : popularisé par l’exemplarité de sa vie autant que par la qualité de
son oeuvre, il incarne un « changement de paradigme », cristallisant en sa personne des qualités jusqu’alors réservées aux
héros ou aux saints. S’ajoute dorénavant un critère éthique
d’excellence dans la conduite : un artiste peut être grand par
sa vie autant que par ses oeuvres, voire par sa vie plus que
par ses oeuvres. En découle cette idée – devenue si populaire
qu’on n’en voit plus l’incongruité pour la tradition antérieure
– que l’on doive être « artiste » avant que d’être peintre, sculpteur ou, plus généralement, créateur ou interprète d’oeuvres
d’art.
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▶ Cette valorisation du terme entraîne une tendance à son
extension, rendant les limites de la catégorie d’autant plus
floues qu’elle devient prestigieuse. Ce flou s’accentue avec
l’art contemporain, marqué par une constellation de nouvelles pratiques, d’où le succès récent du terme « plasticien »
pour des activités mêlant peinture, sculpture, vidéo, photographie, scénographie, urbanisme, voire philosophie. Mais le
déplacement de l’intérêt pour l’oeuvre à l’intérêt pour l’artiste
n’est pas prêt de s’atténuer avec l’art contemporain : même
lorsque celui-ci tente de transgresser cette condition fondamentale de l’art qu’est l’assignation de l’oeuvre à un auteur, il
ne peut complètement court-circuiter la présence de l’artiste,
dont la reconnaissance – notamment depuis Duchamp – apparaît de plus en plus centrale, voire première, dans l’accréditation des oeuvres.
Nathalie Heinich
✐ Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de
l’admiration, Minuit, Paris, 1991.
Heinich, N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à
l’âge classique, Minuit, Paris, 1993.
Kris, E., et Kurz, O., l’Image de l’artiste. Légende, mythe et image
(1934), Rivages, Marseille, 1987.
Moulin, R., et al., les Artistes. Essai de morphologie sociale, La
Documentation française, Paris, 1985.
Wittkower, R. et M., les Enfants de Saturne (1963), Macula, Paris,
1985.
Zilsel, E., le Génie. Histoire d’une notion, de l’Antiquité à la
Renaissance (1926), Minuit, Paris, 1993.
! ACADÉMIE, ART, AVANT-GARDE, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART)
ASCÉTISME
Du grec askêsis, « ascèse », « exercice physique constituant l’entraînement d’un athlète ». Par extension, tout travail sur soi visant à
l’acquisition d’une capacité ou d’une vertu.
GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION
Pratique d’une discipline de vie visant à la formation
et au perfectionnement de soi, qu’il s’agisse de réaliser
la vertu et la sagesse ou d’atteindre la pureté spirituelle.
Cependant, ces deux visées présentent une divergence fondamentale, qui sépare l’ascétisme des philosophes grecs de
celui des différents courants religieux, notamment chrétiens, qui ont pu subir son influence.
Les similitudes apparentes entre les formes religieuses et
philosophiques de l’ascétisme ne doivent pas conduire à
négliger leurs différences profondes. La forme religieuse de
l’ascétisme subordonne le progrès spirituel à un ensemble de
pratiques de restriction, voire de mortification du corps, qui
réalisent le renoncement volontaire au monde et aux passions. Mais il s’agit moins d’établir des règles négatives que
de s’élever à Dieu en ouvrant son coeur à l’amour, et en
pensant aux choses qui sont en haut 1. Cette forme spirituelle
d’ascétisme, qui oppose à la nature déchue une volonté qui
est essentiellement amour de Dieu, caractérise les orientations originelles du christianisme (d’Orient, avec saint Clément, ou saint Jean Chrysostome, ou d’Occident, avec saint
Ambroise, saint Augustin ou saint Benoît). Elle se retrouve
à chaque époque de renouveau du monachisme, avec une
rigueur variable, mais toujours dirigée vers l’obtention de
cette apathéia, ou « indifférence », propice à la contemplation
et à la familiarité de Dieu. Il est certes manifeste que l’ascétisme chrétien a subi l’influence de la philosophie grecque,
du pythagorisme à la pensée de Plotin. Mais il s’agissait, dans
l’ensemble des écoles issues du socratisme, d’une tout autre
forme d’ascétisme, puisqu’il ne se proposait nullement de
lutter contre une nature corrompue ; par l’askésis, en tant
qu’ensemble réglé des exercices (du corps et de l’esprit), il
voulait disposer à la vertu, et réaliser, avec l’aide de la raison,
la nature et la puissance véritables de l’homme.
Ascétisme pratique et autonomie
dans la pensée grecque
Cette orientation philosophique, essentiellement éthique,
présente dans tous les courants socratiques (y compris l’épicurisme), prend une forme systématique chez les cyniques et
les stoïciens. Comme les premiers, les seconds identifient le
bonheur du sage à l’autarcie de son âme, qu’il obtient par un
véritable entraînement à la maîtrise des besoins du corps et
des affections de l’âme. Cependant, la signification de l’autarcie varie d’une école à l’autre, et détermine des divergences
importantes entre les formes cyniques et stoïciennes de l’ascétisme philosophique : tandis que l’ascèse cynique identifie
l’autarcie à l’apathie obtenue par la résistance du corps aux
souffrances (ponoï) auxquelles l’exposent la fortune ou le
destin, l’ascétisme stoïcien accorde au logos – lorsqu’il permet à l’homme d’accéder à la représentation compréhensive
– un rôle décisif dans la réalisation pratique de la sagesse. En
somme, les cyniques radicalisent l’enseignement socratique,
transmis par Antisthène, de l’iskus, la « vigueur », ou « puissance », obtenue par une discipline de vie qui rend tempérant
et endurant, tandis que le stoïcisme met plutôt l’accent sur
la signification spirituelle de l’ascèse, cette liberté intérieure
immanente à la pratique de la vertu.
Lorsque Nietzsche met en garde contre la méconnaissance
des traits spécifiques de l’ascétisme pratique des philosophes
grecs (« Avons-nous été exercés à une seule des vertus antiques à la manière dont les Anciens s’y exerçaient ? »2), il ne
manque pas de cerner la difficulté que nous avons à comprendre cet ascétisme, qui ne se constitue et ne se réfléchit
que par véritable expérimentation sur soi, qui est une mise
à l’épreuve de la conception morale qu’il exprime : nous
devons nous efforcer de comprendre « ces tentatives sévères
et courageuses pour vivre selon telle ou telle morale » 3.
Cette mise en garde vaut particulièrement pour la prescription du Manuel d’Épictète : « Exerce-toi à la souffrance. »
Étrangère à toute valorisation de la souffrance, à toute idée
d’expiation ou de purgation par la souffrance, cette formule
a, de façon générale, dans le stoïcisme, le statut d’une règle
de vie ordonnée à une fin qui est l’autarcie : il s’agit de devenir résistant à la crainte et à l’intempérance afin que l’âme ne
soit pas entamée par les affections du corps. Le rôle central
accordé par le stoïcisme à l’exercice, et à l’habitude qu’il permet d’acquérir, et qui est comme l’étayage de la volonté, doit
ici nous prémunir contre toute interprétation dualiste de son
ascétisme. Nulle trace, a fortiori, de manichéisme dans cette
doctrine, rien qui puisse y évoquer un quelconque mépris
du corps : nul besoin d’abaisser le corps pour élever l’âme,
si la raison est en l’homme une spécification de la tendance
naturelle et si ses conseils nous instruisent de ce à quoi la
nature tend en nous. Nous sommes commis à nous-mêmes,
comme tous les êtres qui appartiennent à la nature ; et notre
raison nous donne le pouvoir de nous occuper de nousmêmes. L’ascétisme des stoïciens consistera donc à enseigner
la pratique du perfectionnement incessant de soi. Apprendre
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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à vivre toute sa vie, et transformer sa vie en exercice, c’est
tout un.
Il faut examiner dans le détail cet exercice pour saisir la
spécificité de l’ascétisme des philosophes grecs. Comme le
montre M. Foucault, prendre soin de soi implique toute une
procédure : application à soi dans des travaux sur soi, mise
en place de régimes et d’exercices, temps de l’examen et de
l’évaluation de ses propres progrès, temps de la méditation ;
enfin, temps des conseils : pas de travail sur soi sans communication avec autrui 4.
Le rapprochement a souvent été fait entre ces pratiques
ascétiques et les pratiques médicales : l’ascétisme grec ne
considère-t-il pas que la situation de l’homme affecté, et non
exercé, est manifestement pathologique ? La différence de
l’ascétisme vient cependant du fait qu’en mettant l’accent sur
le renoncement, et en exerçant l’âme à devenir indifférente
aux exigences indéfinies du désir, il cherche autre chose que
le renoncement lui-même : il vise l’acquisition d’un pouvoir
de renoncer, grâce auquel le jugement peut exercer sa souveraineté sur les choses auxquelles les habitudes, les opinions,
notre éducation, ou encore le goût de l’ostentation, nous ont
attachés. L’objectif central et le sens véritable de l’exercice
du renoncement se trouvent ainsi dans un pouvoir de discernement appliqué aux représentations (laquelle doit être
approuvée, laquelle refusée et éloignée ?). Ainsi, les exercices
ascétiques rendent possible l’exercice le plus important, qui
est l’examen et la mise à l’épreuve des pensées.
L’ascétisme transforme la conversion platonicienne du
regard en une conversion à soi qui institue la potestas sui 5 :
dans l’exercice de la force maîtrisée, la pure jouissance de la
liberté comme puissance (« joie », gaudium, qui dépend de
nous, par opposition à la volupté, qui asservit à des objets
dont la présence ne dépend pas de nous).
Interprétation de l’idéal ascétique, selon la
généalogie nietzschéenne de la culture
C’est donc moins à cet ascétisme pratique qu’à une figure et
à un moment déterminés du devenir nihiliste de la culture
que se réfère la troisième dissertation de la Généalogie de
la morale, « Quel est le sens de tout idéal ascétique ? », de
Nietzsche : l’ascétisme y est pris dans son sens essentiellement négateur. Moment de négation du monde de la sensibilité, du corps et de la réalité matérielle, moment de refus de la
pluralité et du caractère mouvant de l’existence, au profit du
monde construit de l’idéal, l’idéal ascétique offre au désarroi
d’un monde privé de sens et livré à la souffrance, et à une
sensibilité exacerbée, un espoir de délivrance et un but. À
travers les figures du prêtre, du philosophe et de l’artiste, qui
se rejoignent dans l’exigence d’une spiritualité supérieure,
Nietzsche se propose d’interpréter les formes les plus élaborées de l’idéalisme et leurs avatars modernes, l’anarchisme,
le pessimisme, le nihilisme actif, qui manifestent de façon
plus directe que l’idéalisme philosophique le nihilisme de
leur volonté.
L’idéal ascétique, tel qu’il est reconstitué par la généalogie nietzschéenne, exprime ainsi sous une forme spiritualisée
l’ensemble des procédés psychologiques et interprétatifs qui
aboutissent à la définition de valeurs prises pour des absolus
(la valeur en soi du bien, du beau, du vrai). L’évaluation de
ces valeurs du point de vue de la vie conduit Nietzsche à une
critique radicale de la volonté de vérité. Mais cette critique
réaffirmant ce à quoi elle s’attaque (la volonté de savoir), le
philosophe généalogiste est conscient de réaliser l’accomplissement et la relève du mouvement initié par le platonisme.
La forme positive et active de l’ascétisme pratique ne dessinait-elle pas déjà, pour Nietzsche lui-même, cette possibilité
de dépassement du nihilisme, avec son ressort essentiel qui
est l’amour de soi (sous la forme pratique du soin de soi et
de l’estime de soi), sentiment prévalent et norme de l’éthique
des penseurs grecs, en deçà des formes négatives ou réactives de l’ascétisme ?
Figures actuelles de l’ascétisme
Nous retrouvons à notre époque sous diverses formes d’engagement personnel, qui relèvent de l’expérience de la vocation et de la mission (religieuse, humanitaire, artistique,
politique), la plupart des significations, anciennes ou classiques, de l’ascétisme : soumission de l’ensemble des intérêts
mondains à une valeur supérieure (de vérité et / ou de justice), souci de réalisation de soi dans une pratique qui vaut
autant par la mise à l’épreuve de son être propre que par
ses fins altruistes – l’autonomie du vouloir par l’acquisition
d’un pouvoir sur soi confère un sens à l’existence, tout en
donnant à l’action l’effectivité qui échappe au vouloir divisé
ou velléitaire.
L’éducation scientifique, elle-même, dans la mesure où
elle détourne des représentations premières, des idées générales et des images, au profit d’un travail de conceptualisation
et de vérification, impose à la pensée une véritable discipline ; elle requiert, selon la Formation de l’esprit scientifique,
de G. Bachelard, « cet ascétisme qu’est la pensée abstraite ».
Est-il possible de considérer également comme ascétiques
les pratiques de régime ou de sport auxquelles nombre de
nos contemporains soumettent leur corps, alors qu’à l’individu actuel fait souvent défaut la disponibilité à un sens ou à
une valeur qui dépasse la satisfaction de se conformer à une
simple image (celle qui a cours dans sa propre société) de la
santé, de la réussite ou de la beauté ?
▶ Mettant à part ces conduites communes, centrées sur une
représentation narcissique de l’individualité, Berdiaeff remarquait, dans Esprit et Réalité, que l’ascétisme sportif était probablement la seule forme d’ascétisme que puisse admettre
sans réserve l’homme contemporain, la concentration des
forces intérieures et la maîtrise de soi ne pouvant plus être
approuvées pour leurs seules valeurs spirituelles et éthiques.
N’est-ce pas, en effet, dans la forme du spectacle de haute
compétition que se mettent en jeu, aussi bien dans les sports
« de masse » que dans les sports « d’élite », des individualités dont le caractère exceptionnel est lié de façon manifeste
à toute une éthique, où s’articulent l’effort de dépassement
de soi, dans la souffrance même, une stricte discipline dans
l’entraînement et le dévouement au groupe (représenté ou
en action collective) au moment de l’épreuve ? Sans doute
retrouve-t-on ici, dans les records et les compétitions historiques, ce que G. Canguilhem désignait comme une capacité proprement humaine de dépassement et d’institution des
normes de vie et de santé de l’espèce ; sans doute est-ce là
une forme authentique d’ascétisme pratique.
André Simha
✐ 1 Saint Paul, Épître aux Colossiens, 2,20 et 3,5.
2 Nietzsche, F., Aurore, III, 195.
3 Ibid.
4 Foucault, M., le Souci de soi.
5 Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, 8.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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Voir-aussi : Vööbus, A., History of asceticism in the Syrian Orient,
Louvain, 1958 et 1960 ; « Les origines du monachisme chrétien »,
revue Louvain, no 97, avril 1999.
Paquet, L., les Cyniques grecs, éd. de l’Université d’Ottawa,
1975 ; les Stoïciens, trad. H. Bréhier, Gallimard, la Pléiade, Paris,
1962.
Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, troisième dissertation,
trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, 1960.
Foucault, M., Histoire de la sexualité, t. III ; le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984.
! CYNISME, PASSION, STOÏCISME, VERTU
ASSENTIMENT
Du latin adsensus, pour « approuver », traduction du grec sunkatathesis.
PHILOS. ANTIQUE
Adhésion ou approbation que l’âme donne à une représentation ou à une proposition, en acceptant l’idée que
celle-ci est conforme à ce qu’elle représente ; c’est l’une
des quatre facultés de l’âme distinguées par les stoïciens,
avec la « représentation » (phantasia), l’impetus et le logos.
C’est Zenon de Citium 1 qui a donné un emploi philosophique
à ce terme, désignant à l’origine l’accord avec quelqu’un, notamment dans un vote.
L’assentiment diffère de la représentation que je puis me
faire de quelque chose comme de la proposition correspondante. Ce n’est pas la même chose de se représenter ou de
dire : « ceci est un homme », et de reconnaître qu’il en est
ainsi.
Les stoïciens distinguent diverses formes d’assentiment :
l’« opinion » (doxa), ou assentiment faible à une représentation fausse ou imprécise ; la katalêpsis, ou « assentiment
à une représentation exacte » ; la science, ou ensemble de
katalêpseis irrévocables. La « suspension de l’assentiment » est
l’epokhê.
Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Cicéron, Académiques, II, 145.
! EPOKHÊ, KATALÊPSIS, PHANTASIA, SCEPTICISME, STOÏCISME
ASSERTION
Du latin adsertio, de adserere, « affirmer ». En logique, concept introduit par Frege qui en fit un double usage, logique et pragmatique, qu’il
convient aujourd’hui de séparer nettement.
LINGUISTIQUE, LOGIQUE
Opération qui consiste à poser la vérité d’une
proposition.
Usage logique
La Begriffsschrift analyse tout jugement en un contenu assertable, représenté par un tiret horizontal : – A, et en un acte de
jugement, représenté par la barre verticale initiale : ⊦ A. Soit
le contenu relatif à la mort de Socrate, le jugement correspondant asserte « Socrate est mort » et signifie la reconnaissance
de sa vérité. On ne confondra pas assertion et affirmation.
L’affirmation, représentée par le simple tiret horizontal – A,
s’applique au contenu assertable et est l’opposé de la négation, marquée par un petit tiret vertical inférieur. On peut
asserter aussi bien un jugement affirmatif que négatif 1.
Conformément à Frege, la logique contemporaine définit
l’affirmation et la négation comme des fonctions de vérité. Si
la négation inverse la valeur de vérité (si p est vraie, alors ~p
est fausse et réciproquement), l’affirmation la conserve (si p
est vraie, p est vraie ; si p est fausse, p est fausse) [comme
l’affirmation ne modifie pas la valeur de vérité, elle est rarement représentée symboliquement]. Quant à l’assertion, elle
vaut pour le jugement entier et s’applique aux axiomes et aux
théorèmes logiques. On peut toutefois s’interroger sur ce sens
logique de l’assertion. En vertu de quoi asserter tel contenu
propositionnel ? Dès 1919, Lesniewski parla, à propos des
assertions des Principia Mathematica, de « confession déductive des auteurs de la théorie en question » 2. Peu après, en
1921, Wittgenstein récusa l’emploi métalinguistique du signe
d’assertion : « Le “signe de jugement” [Urteilstrich] frégéen
est dépourvu de signification logique » 3. Depuis, la logique
contemporaine réduit l’usage proprement logique du symbole frégéen à la seule opération syntaxique de déduction
par application mécanique dans un système donné du modus
ponens : « S’il existe une déduction d’une formule donnée B à
partir de A1,..., Am, nous disons que B est déductible à partir
de A1,..., Am. En symboles : A1,..., Am, B. Le signe peut se
lire “déduit” » 4.
Usage pragmatique
Frege esquissa aussi une analyse pragmatique de l’assertion. Toute science est réponse à des questions et toute
réponse s’exprime par une assertion qui constitue un engagement sur la vérité de la pensée proposée. Cette assertion
est l’expression d’un jugement explicitement tenu pour un
acte qui s’opère par le discours et qui suppose la référence
à un locuteur déterminé en un contexte d’usage spécifié 5 : le
locuteur impose une « force assertive » [behauptende Kraft]
à son dire. S’en inspirant, Austin introduisit par généralisation son concept central de force illocutoire 6. Dans la théorie
des actes de discours, l’assertion n’est plus qu’un type d’acte
parmi d’autres, définissable selon le schéma searlien, par (p)
où (p) représente le contenu propositionnel. Conformément à
Frege, on peut avoir aussi bien (p) que (~p). À quoi s’ajoute la
négation illocutoire, forme négative de l’assertion, d’où ¬F(p)
ou ¬F(~p) 7.
Toutefois, cette définition est loin d’épuiser toute la richesse de l’assertion. Celle-ci ne peut s’appréhender de façon
monologique à partir du seul locuteur. Peirce, déjà, insistait
sur sa dimension dialogique d’engagement sur la vérité à
l’égard d’un interlocuteur 3. De plus, s’engager sur la vérité
impose de définir les conditions de véridicité de ce qu’on
avance. Quel tiers permet de trancher dans le débat qu’une
assertion peut ouvrir ? De même, l’assertion est soumise à une
condition de sincérité. Moore rappelait déjà qu’on ne peut asserter p et ne pas croire que p 9. Comment s’assurer alors de la
véracité du locuteur ? Et doit-on condamner le mensonge ? 10.
Denis Vernant
✐ 1 Frege, G., Begriffsschrift (1897), trad. partielle in Logique
et fondements des mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, P.,
Payot, Paris, 1992, § 2, pp. 103-106 et § 7, pp. 113-114.
2 Lesniewski, S., Sur les fondements de la mathématique, trad.
Kalinowski, G., Hermès, Paris, 1989, p. 39.
3 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. Granger,
G., Gallimard, Paris, 1993, p. 442.
4 Kleene, S. C, Logique mathématique, A. Colin, Paris, 1971,
chap. I, § 9, p. 44.
5 Frege, G., « Recherches logiques », 1918-1919, in Écrits lo-
giques et philosophiques, trad. Imbert, C., Seuil, Paris, 1971,
pp. 175-176 et 205, note 1.
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6 Austin, J.-L., Quand dire, c’est faire (1962), trad. G. Lane, Seuil,
Paris, 1970.
7 Frege, G., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Hermann, Paris, 1972, pp. 71-72.
8 Brock, J. E., « An Introduction to Peirce’s Theory of Speech
Acts », Transaction of the C.S. Peirce Society, 1981, XVII, no 4,
pp. 319-326.
9 Daval, R., Moore et la philosophie analytique, PUF, Paris, 1997,
chap. VII, pp. 91-97.
10 Vernant, D., Du Discours à l’action, PUF, Paris, 1997, chap. II
et IV.
! ACTE DE DISCOURS, AFFIRMATION, DÉDUCTION, ILLOCUTOIRE
(ACTE), NÉGATION
ASSOCIATION
PSYCHOLOGIE
Relation élémentaire entre contenus mentaux individualisés (sensations, représentations, émotions), par ressemblance, contiguïté ou contraste.
Historiquement, le concept d’association est né du souci de
fournir pour l’esprit un pendant à l’explication newtonienne
de la nature, après Locke, et jusqu’à Hartley et à Hume. Son
inspiration mécaniciste a dominé la réflexologie (Carpenter)
et la psychologie naturaliste du XIXe s. (Ribot). La causalité
qu’il implique entre contenus mentaux n’a plus eu enfin de
sens que dans les « tests d’association », dus à Cattell et à Jung,
et encore, d’un point de vue plus esthétique (la manifestation
de tendances subjectives) que scientifique et expérimental.
Le problème central du concept d’association est la
contrainte qu’il fait peser sur les « éléments » supposés de
l’esprit, en les reliant d’une manière compatible avec une idée
de la causalité tirée des sciences de la nature. Ce naturalisme
a deux versions : soit un flux mental originaire (la puissance
créatrice de l’imagination) explique la liaison causale telle
qu’elle s’observe dans la nature (Hume, et Kant si on le comprend de façon psychologique), soit on décide que l’esprit
objectivé par les associations n’est une partie de la nature, ce
qui est la condition minimale de positivité pour faire naître
la psychologie scientifique, qui sera donc « associationniste »
ou rien.
▶ L’association est impuissante à expliquer deux traits importants de la vie de l’esprit : le langage, dont les unités sémantiques sont intrinsèquement compositionnelles, et le sentiment de continuité personnelle. Aussi la psycholinguistique
s’est-elle tournée plutôt vers une théorie des règles (la vie de
l’esprit, c’est suivre des règles, pas juxtaposer des unités psychiques), tandis que la notion d’« actes psychiques » aux enchaînements résolument intentionnels a fourni une réponse à
la question de l’identité subjective. Toutefois, on peut rester
un humien critique : l’association devient alors un moyen de
détruire l’illusion du moi, ou du moins, de dénoncer sa fragilité eu égard à la complexité idéative sous-jacente. L’usage
des tests d’association a eu une postérité en psychanalyse.
Pierre-Henri Castel
✐ Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la
conscience, PUF, Paris, 1927.
Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1939.
Husserl, E., L’Idée de la phénoménologie, PUF, Paris, 1969.
! ASSOCIATION (PSYCHANALYSE), EMPIRISME
PSYCHANALYSE
Modalités selon lesquelles des représentations, envisagées comme des éléments discrets, donnent lieu, dans le
cadre d’une dynamique psychique, à des formes relativement continues – chaînes associatives, complexes, etc. Le
terme s’emploie à divers niveaux : phénoménologie, expérience (Jung), stylisation du psychisme, de ses mémoires,
de ses défenses et de son déterminisme, travail de la cure :
« association libre ». REM. : Terme emprunté par Freud à
l’associationnisme (en allemand Assoziation).
Dès 1895, Freud propose une « dynamique de la représentation » susceptible de rendre compte des processus associatifs
qui ont cours dans les cures 1. Il suppose un appareil psychique multidimensionnel dans lequel les traces mnésiques
sont associées selon au moins trois « stratifications » : la première, chronologique et linéaire ; la deuxième, concentrique,
fonction, d’un côté, de thèmes sémantiques, de l’autre côté,
de l’intensité du déplaisir que les représentations en cause
suscitent ; la troisième, « [...] la plus essentielle, [...] a un caractère dynamique au contraire du caractère morphologique
des deux autres ». Créant parmi les précédentes des trajectoires compliquées, elle comporte des « bifurcations » et des
« noeuds de communication ». Ses dessins correspondent à
la surdétermination des formations symptomatiques et aux
associations de pensée pendant la cure.
▶ L’analyse freudienne contredit le schéma selon lequel les
associations psychiques décalqueraient des successions temporelles linéaires, voire causales, éprouvées dans les relations
à la réalité extérieure. Elles procèdent de résonances entre
deux systèmes dynamiques – réalité psychique, réalité extérieure – qui s’y représentent. Ce processus compliqué dépend
de l’histoire individuelle autant qu’il la constitue.
La psychanalyse structurale a tenté de rendre compte du
déterminisme psychique tel qu’il s’avère dans le processus associatif par des « lois (combinatoires) du signifiant ». C’est privilégier la seule morphologie au détriment de la dynamique.
Michèle Porte
✐ 1 Freud, S., 1895, Studien über Hysterie, G. W. I, pp. 290303. Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 1971, pp. 232-241.
! COMPLEXE, DÉTERMINISME, IDÉE INCIDENTE, MÉMOIRE,
REPRÉSENTATION
ATARAXIE
Du grec ataraxia, « absence de trouble ».
PHILOS. ANTIQUE
Absence de trouble, d’inquiétude ou d’anxiété, propre
au sage.
L’ataraxie apparaît dans les trois philosophies hellénistiques,
mais elle est plus importante dans le scepticisme et l’épicurisme que dans le stoïcisme (sauf chez Épictète, où elle apparaît
comme le complément de l’apatheia, l’« absence de passion »1).
Chez les sceptiques, Timon semble l’attribuer à Pyrrhon,
pour qui l’ataraxie aurait résulté de l’impossibilité de se
prononcer sur la réalité. Le trouble provoqué par l’irrégularité des phénomènes provoque le désir d’y mettre fin, mais
cette irrégularité entraîne, en fait, l’epokhê, que l’ataraxie suit
« comme l’ombre suit le corps » 2. Beaucoup de sceptiques la
considèrent comme le but de la philosophie 3.
Chez Épicure, l’ataraxie, en tant qu’absence de tourment
psychique, et l’« absence de douleur corporelle » (aponia)
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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constituent les « plaisirs statiques », par opposition aux « plaisirs mobiles » (joie, gaieté et plaisirs corporels) 4. Ces plaisirs
statiques sont le summum du plaisir, qui est lui-même la fin
ultime 5.
▶ La notion d’ataraxie diffère de celle de « tranquillité », qui
traduit le grec euthumia 6, et consiste dans la paix avec soimême et la confiance en soi.
Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Épictète, Entretiens, II, 8, 23.
2 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 8 ; I, 29.
3 Ibid., I, 25.
4 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X,
136.
5 Cicéron, Des fins, I, 37-39.
6 Sénèque, De la tranquillité de l’âme, 2.
! ÉPICURISME, SCEPTICISME
ATEMPORALITÉ
Du latin temporalis, « temporaire », avec préfixe a- (du grec) privatif.
En allemand : Zeitlosigkeit, de Zeit, « temps », et suffixe -los, « ce qui
manque ».
PSYCHANALYSE
Qualité des processus inconscients qui « ne sont pas
ordonnés temporellement, ne se voient pas modifiés par le
temps qui s’écoule, [auxquels] on ne peut pas appliquer la
représentation du temps » 1.
Dès 1896, Freud pressent comme une qualité de l’inconscient
le fait de se manifester sous forme d’impression actuelle, et
non de souvenir (« Sur l’étiologie de l’hystérie »). Dans le
rêve, la présence de voeux inconscients toujours actifs révèle
leur caractère indestructible (l’Interprétation des rêves, 1900).
La cure, visant à les rendre conscients, leur fait perdre leur
actualité afin qu’ils soient reconnus comme passés.
▶ Sans l’expliciter après 1920, Freud maintient la notion
d’atemporalité, mais elle demeure paradoxale ; l’énergétique
de l’inconscient le fait dépendre de facteurs temporels : « Ce
qui objecte radicalement à l’atemporalité de l’inconscient est
le principe de plaisir auquel il est soumis. » 2.
Benoît Auclerc
✐ 1 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, « Audelà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, chap. 4, PUF, Paris,
p. 299.
2 Porte, M., « Atemporalité, histoire et sémiophysique », in Revue
internationale d’histoire de la psychanalyse, 1993, no 6, PUF,
Paris, p. 180.
! ACTION, APRÈS-COUP, INCONSCIENT, PRINCIPE, RÉGRESSION,
RÉPÉTITION, TRANSFERT
ATHÉISME
Du grec theos, « dieu » et α- privatif.
MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.
Doctrine qui nie l’existence de Dieu, directement ou
indirectement.
L’Antiquité avait connu peu de doctrines véritablement
athées ; mais on y trouvait des critiques de la superstition ou
des controverses liées par exemple au refus de l’anthropomorphisme. Quant à l’épicurisme, il niait non pas l’existence
des dieux, mais leur intervention dans les affaires humaines.
Cela a d’ailleurs suffit pour qu’on l’assimile à un athéisme.
Cette situation sera durable : on appelle athée non seulement celui qui se revendique comme tel, mais aussi celui
dont on soupçonne que ses croyances affichées cachent des
convictions différentes, voire celui dont la doctrine met en
cause par ses conséquences au moins la gloire de dieu ou sa
Providence, même s’il accepte son existence. Ainsi, Hobbes,
Spinoza, Fichte ont été dénoncés comme athées alors que
leurs doctrines donnait une place, parfois importante, à un
dieu certes très différent de celui de la tradition religieuse.
La réfutation ou, plus souvent, la dénonciation de l’athéisme
est d’ailleurs devenue un genre obligé des philosophes spiritualistes et des théologiens. À l’âge classique, on le dénonce
non seulement comme faux, mais comme dangereux : ne
craignant pas les châtiments divins, l’athée constitue un péril
pour la société. Le premier qui forgera un contre-argument
sera Pierre Bayle, pour qui l’idolâtrie est plus dangereuse que
l’athéisme, qui donne en exemple la vie de Spinoza, « athée
vertueux », et pour qui une société d’athées est possible 1.
Deux vrais courants athées se succèdent à cette époque :
un athéisme clandestin – celui des libertins et des manuscrits
clandestins, qui s’appuie sur l’héritage des doctrines antiques
en les remaniant. Un athéisme ouvert, ensuite, dans le courant le plus radical des Lumières, chez d’Holbach ou Diderot
– qui prend appui sur le développement des sciences, notamment des sciences de la vie, pour affirmer que la matière
peut se mouvoir par elle-même et qu’elle peut penser ; la
négation de Dieu apparaît ainsi comme liée à la négation
de la spiritualité (donc de l’immortalité) de l’âme. Dans ces
deux courants, l’affirmation de l’athéisme est souvent liée à
une critique violente d’une religion historique particulière : le
christianisme ; il doit également se démarquer de formes de
pensée intermédiaire (le déisme, la religion naturelle), que
les théologiens chrétiens, au contraire, voient comme des
préludes à l’athéisme. Aux siècles suivants, l’athéisme sera
revendiqué par exemple par Marx ou par Sartre – pour qui il
est la condition de la recherche de la liberté humaine.
Les principaux arguments de l’athéisme sont les suivants :
– les attributs divins sont contradictoires, ce qui rend impensable
l’idée de Dieu : face au scandale du Mal, comment concilier la
justice, la bonté et la puissance divines ? Attribuer la cause dernière du monde à un dieu que l’on avoue ignorer, n’est-ce pas
légitimer une ignorance par une autre, plus confuse encore ?
– on peut expliquer l’idée de Dieu par la projection de
l’essence de l’homme (c’est la thèse feuerbachienne 2) ; on
peut aussi expliquer la religion soit par l’ignorance, soit
par l’imposture politique, soit (en faisant moins de place
à la construction volontaire) par son rôle idéologique.
– enfin l’athéisme peut rendre raison autrement de ce que la
religion dit expliquer grâce à la notion de Dieu. De ce point
de vue, il ne suffit pas de nier l’existence d’un dieu : il faut lui
substituer un autre principe ; c’est pourquoi l’athéisme à l’âge
classique apparaît souvent lié au matérialisme ou au moins
à la conviction que la démarche scientifique suffit à rendre
raison du monde et du sens de l’action humaine.
▶ Il faut observer que la plupart des arguments de la philosophie pour et contre l’athéisme ont été constitués par référence
au monothéisme, ou au moins, dans le cas de l’Antiquité,
d’une doctrine de l’unité du divin. Il faut remarquer aussi que
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
89
les polémistes religieux ont souvent confondu scepticisme,
athéisme, panthéisme et critique de la superstition.
Pierre-François Moreau
✐ 1 Bayle, P., Pensées sur la Comète, 1682, STFM, Paris.
2 Feuerbach, L., L’essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1992.
Voir-aussi : Les Athéismes philosophiques, textes réunis par
E. Chubilleau et E. Puisais, Kimé, Paris, 2000.
ATOME
Du grec atomos, « indivisible ».
PHYSIQUE
Plus petite partie de matière ayant les propriétés réactives d’un élément chimique. 1. Dans l’atomisme classique : corps matériel très petit et indivisible, séparé des
autres par le vide. – 2. En physique, à partir du début du
XXe s. : plus petite unité en laquelle la matière puisse être
partagée sans libérer des particules chargées électriquement.
Laissant de côté l’étymologie du mot, une part du pro-
gramme de la physique microscopique a consisté à décrire
les constituants et la structure interne de l’atome. Les principaux constituants en sont le proton (chargé positivement),
l’électron (chargé négativement) et le neutron. La structure de l’atome, déterminée par diverses techniques de
diffusion de rayonnement, apparaît sphérique et concentrique, avec un noyau formé de nucléons (protons et de
neutrons) au centre, et un nuage d’électrons organisés en
« orbitales » emboîtées à la périphérie. L’ordre de grandeur du diamètre d’un atome est 10– 10 mètres.
Depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIe s., le concept d’atome est
resté dépendant d’un programme spéculatif d’explication de
l’apparaître naturel, y compris qualitatif, par les figures, les
combinaisons et les mouvements de petits corps insécables
séparés par le vide. Il s’agissait, selon J. Perrin, d’expliquer
du visible compliqué par de l’invisible simple. Mais vers la fin
du XVIIIe s., le concept d’atome a aussi acquis une signification
opératoire dans le cadre de la science chimique naissante. Le
premier moment d’un tel basculement fut la formulation de la
loi des proportions définies, par J.-L. Proust (1794), J. Dalton
(1808), J.-L. Gay-Lussac (1809) et A. Avogadro (1811). Selon
cette loi, des corps simples (ou éléments) ne peuvent s’unir
pour former les composés chimiques qu’en proportions de
poids déterminées. J. Dalton interpréta la loi des proportions
définies comme manifestation indirecte de la structure atomique de la matière, et engagea un programme de détermination des poids relatifs des atomes. D.-I. Mendeleïev nota alors
en 1869 qu’à quelques exceptions près 1, lorsque les éléments
sont ordonnés selon leurs poids atomiques, une périodicité
de leurs propriétés chimiques se manifeste. Cette remarque
fut systématisée dans le tableau périodique des éléments.
La théorie cinétique des gaz, développée à partir du milieu du XIXe s., fournit par ailleurs des valeurs plausibles de
la dimension des atomes et de leur nombre dans un volume
fixé de gaz. Se basant sur des mesures de la conductivité
thermique et des coefficients de diffusion dans les gaz, interprétées en termes de libre parcours moyen des atomes (ou
des molécules), J. Loschmidt fournit en 1865 des valeurs du
diamètre d’un atome et du « nombre d’Avogadro ». Ce dernier
était estimé à 6,022.1023 atomes pour 12 g de carbone.
La convergence ultérieure des déterminations du nombre
d’Avogadro, évalué par des méthodes et sous des hypothèses
théoriques variées, finit par convaincre la plupart des physiciens, y compris les plus réticents comme W. Ostwald, du
bien-fondé du cadre de pensée atomiste. La description moléculaire satisfaisante du mouvement brownien par Einstein
(1905) et par J. Perrin (1908), paracheva le consensus. Une
nouvelle étape de l’histoire du concept d’atome s’ouvrait :
d’un côté, celui-ci restait fixé par la signification opératoire
que lui avait donnée la chimie du XIXe s., tandis que, de l’autre
côté, la physique poursuivait une recherche d’esprit atomiste
des constituants indivisibles (ou dénués de structure) à des
échelles sub-atomiques. Sur les deux versants, le concept
d’atome perdait quelque chose de ses contenus initiaux.
Sur le versant de la chimie, on admettait dès le XIXe s. qu’un
atome, bien qu’indivisible par des procédés réactifs proprement chimiques, pouvait s’avérer divisible par des procédés
physiques. L’atomicité devenait ainsi relative à la méthode
expérimentale. Sur le versant de la physique, la poursuite
des constituants élémentaires dénués de structure spatiale
s’est accompagnée d’une mise en question de plus en plus
radicale de leur assimilation traditionnelle à des corpuscules.
Michel Bitbol
✐ 1 Ces divergences ont été ultérieurement expliquées par la
différence entre le numéro atomique, reflétant le nombre de
protons chargés positivement, et le nombre de masse, reflétant
le nombre total de nucléons.
Voir-aussi : Bensaude-Vincent, B., et Stengers, I., Histoire de la
chimie, La Découverte, Paris, 1993.
Perrin, J., les Atomes, Champs-Flammarion, Paris, 1991.
Pullmann, B., l’Atome dans l’histoire de la pensée humaine,
Fayard, Paris, 1996.
! ANTIMATIÈRE, CORPUSCULE, PARTICULE
ATOMISME
PHILOS. ANTIQUE
Doctrine selon laquelle il n’existe que des principes
matériels, les atomes, ou particules indivisibles de matière
inerte, séparés par du vide. La formation de l’univers, son
état actuel et ses modifications sont expliqués uniquement
par les formes, positions, mouvements, chocs et agrégations de ces atomes.
Historique
L’atomisme fut inventé par Leucippe et son disciple Démocrite, au Ve s. av. J.-C. On savait, dès l’Antiquité, si peu de
choses sur Leucippe qu’Épicure prétendait qu’il n’avait pas
existé 1. Démocrite naquit à Abdère, en Ionie, entre 494 et 460
av. J.-C., et vécut quatre-vingt-dix ans. Socrate étant né en 469,
Démocrite est plus son contemporain qu’un présocratique.
Il ne fonda pas d’école, mais l’atomisme connut un nouvel
avatar au siècle suivant dans la philosophie d’Épicure (341270). Né à Samos, après une jeunesse assez itinérante, il se
fixa à Athènes et s’installa dans une maison avec jardin, où il
fonda son école, qui reçut le nom de Kepos (« Jardin »). Il eut
de nombreux successeurs, mais le plus illustre des épicuriens
ultérieurs est le latin Lucrèce (96-52), dont le poème De la
nature contient les plus vastes développements conservés sur
la théorie atomiste.
Doctrines et problèmes
Les atomes sont des particules de matière insécables, comme
leur nom l’indique, mais aussi incorruptibles et éternelles. Ils
sont si petits qu’ils sont invisibles et ne peuvent donc être
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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perçus, mais seulement pensés. Infinis en nombre dans un
vide illimité, ils diffèrent par leur forme et par leur taille : les
uns lisses et ronds, les autres avec aspérités et crochets, etc.
Selon Démocrite, ils se déplacent dans le vide et finissent par
former un tourbillon au sein duquel les atomes semblables
s’agglomèrent les uns aux autres : de là naissent les éléments
(terre, eau, air, feu), et se constituent la terre et le ciel. Puis, à
cause de leurs différences de forme, les atomes s’accrochent
les uns aux autres et s’imbriquent les uns dans les autres,
et forment d’autres agrégats, plus complexes, qui constituent
progressivement minéraux, plantes et animaux 2. C’est la différence des atomes ainsi que leur position et leur configuration
qui expliquent les différences entre les corps composés. Il n’y
a aucune finalité dans la nature.
Selon certaines sources, Démocrite n’admettait que deux
propriétés des atomes, la taille et la forme, et c’est Épicure
qui aurait ajouté une troisième propriété, le poids, par lequel
il aurait expliqué le mouvement des atomes : emportés par
leur propre poids, ils tombent droit dans le vide 3. Mais ces
témoignages sont contredits par celui d’Aristote, d’après qui
« Démocrite dit que chacun des corps atomiques est d’autant
plus lourd qu’il est plus grand »4 : il aurait donc attribué un
poids aux atomes. Il n’en est pas moins vrai qu’Épicure attribue aux atomes un mouvement rectiligne vers le bas dû à
leur propre poids 5, ce qui diffère du mouvement tourbillonnaire, dans l’univers sans haut ni bas de Démocrite. Celui-ci
parlait seulement, semble-t-il, d’un mouvement de « pulsation » (kata palmon) sans lui assigner le poids pour cause 6.
Pourtant, Épicure lui-même attribue moins le déplacement
des atomes à leur poids qu’à la « nature du vide », qui, « en
délimitant chaque atome » sans lui opposer de résistance,
entraîne sa « pulsation propre » 7.
Que les atomes se déplacent dans le vide a pour conséquence qu’ils se déplacent tous à la même vitesse, car le vide
oppose la même absence de résistance à tous les atomes :
c’est un des points sur lesquels Épicure s’oppose à Aristote,
lequel, n’admettant pas l’existence du vide, soutient que les
corps lourds tombent plus vite que les corps légers 8, ce que
Galilée réfutera. L’apparente différence de vitesse des atomes
tient aux collisions que certains subissent : ceux qui sont arrêtés, retardés ou déviés par un choc avec d’autres atomes arrivent moins vite à un point donné que ceux qui avancent sans
résistance à une vitesse si rapide qu’elle est inconcevable 9.
Une fois admis que les atomes tombent tous vers le bas
en ligne droite et à la même vitesse, il est impossible d’expliquer que certains atomes puissent en rattraper d’autres et
qu’ils puissent s’agréger entre eux, sans admettre que certains
atomes dévient de façon aléatoire de leur trajectoire 10. Cette
déclinaison rompt avec le strict déterminisme de Démocrite.
Il y a, dès lors, trois mouvements atomiques : une trajectoire
rectiligne vers le bas due au poids des atomes, des changements de trajectoire dus aux collisions des atomes, et une
déviation infime qui explique ces collisions. Lorsqu’ils entrent
en collision, certains atomes, au lieu de rebondir, forment des
agrégats d’atomes.
Le haut et le bas sont, en un sens, des concepts relatifs :
est « en haut » ce qui est au-dessus de nos têtes, et « en bas »
ce qui est en dessous de nos têtes, et cela à l’infini 11. Mais cela
implique bien une direction et un sens absolus au sein de
l’univers, sans quoi il ne serait pas nécessaire d’expliquer par
la déclinaison la rencontre des atomes. Il en résulte évidemment des difficultés (comment un univers infini dans toutes
les directions peut-il avoir un sens absolu ?) que ne posait pas
le mouvement tourbillonnaire de Démocrite, puisque c’est
un mouvement qui va dans tous les sens dans un univers
infini courbe. Aussi n’est-il pas impossible que la nécessité
morale d’échapper au déterminisme démocritéen ait imposé
à Épicure ces solutions compliquées. Car c’est aussi la déclinaison des atomes qui permet d’expliquer la possibilité d’une
volonté libre, responsable de ses actes, en rompant le « pacte
du destin » 12.
L’un des soucis des atomistes était de tout expliquer par
la forme des atomes, leurs mouvements et leurs agrégations,
jusqu’aux phénomènes psychiques. L’âme est, selon Démo-
crite, une sorte de feu composé d’atomes comparables à des
grains de poussière en suspension dans l’air 13. Selon Épicure,
l’âme est un mélange de souffle et de chaleur, auxquels
s’ajoutent des atomes si fins qu’ils ont la capacité d’être en
communication avec le reste du corps et donnent à l’âme
la capacité de sentir 14. Bien qu’Épicure ait expliqué que ce
n’est pas la « nature des atomes » qui explique les actions des
animaux, mais la « superstructure » psychique elle-même 15, il
semble avoir estimé nécessaire d’introduire de l’indéterminisme dans les atomes pour que la volonté humaine puisse
échapper au déterminisme.
Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Diogène Laërce, X, 13.
2 Démocrite A 37, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
3 Plutarque, Opinions des philosophes, I, 3 ; Cicéron, Du destin,
46.
4 Aristote, De la génération et de la corruption, 326a9-10.
5 Épicure, Lettre à Hérodote, 61.
6 Plutarque, op. cit., I, 23, 3.
7 Épicure, op. cit., 43-44.
8 Aristote, Physique, IV, 8 ; VIII, 8.
9
Épicure, op. cit., 46.
10 Lucrèce, De la nature, II, 216-293.
11 Épicure, op. cit., 60.
12 Lucrèce, loc. cit. ; Diogène d’OEnoanda, Inscription épicurienne, fr. 54.
13 Aristote, De l’âme, I, 2, 404a1-5.
14
Épicure, op. cit., 63 ; Plutarque, op. cit., IV, 3.
15 Épicure, De la nature, fr. 34.
Voir-aussi : Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. dir. par M.-O. Goulet-Cazé, Paris, 1999, livres IX-X.
Dumont, J.-P. (dir.), les Présocratiques, Gallimard, Paris, 1988.
Kirk, G., Raven, J., Schofield, M., les Philosophes présocratiques,
Éd. universitaires Fribourg, Fribourg, et Le Cerf, Paris, 1995,
pp. 433-465.
Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, Paris,
2001.
Salem, J., l’Atomisme antique, LGF, Paris, 1997.
! DÉCLINAISON, DÉTERMINISME, ÉPICURISME
∼ ATOMISME LOGIQUE
LOGIQUE
Philosophie logique 1 de B. Russell, telle que ce dernier
l’a lui-même dénommée.
S’inspirant de Peano, et parallèlement à Frege, Russell a élaboré un outil logique qui, rompant avec la tradition aristotélicienne, fournissait les moyens d’une critique rationnelle de la
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langue naturelle et d’une réduction du langage mathématique
(logicisme).
D’emblée, son pouvoir analytique conduisit Russell à refuser le monisme idéaliste d’inspiration hégélienne de Bradley.
Loin d’être une et accessible au terme d’un parcours dialectique, la réalité est foncièrement plurielle et connaissable par
analyse progressive et partielle des relations externes entre
ses éléments, ses atomes : « Une vérité isolée peut être entièrement vraie, [...] l’analyse n’est pas falsification » 2. La logique
autorise l’analyse des propositions : à partir de propositions
atomiques qui soit attribuent un prédicat à un particulier du
genre : « ceci est rouge », soit relient deux particuliers comme
dans : « ceci est à droite de cela », on peut construire, en recourant aux connecteurs et aux quantificateurs logiques, des
propositions moléculaires du genre « ceci n’est pas rouge » ou
« tous ces objets sont rouges », qui sont fonctions de vérité
des propositions atomiques qu’elles contiennent. Aux propositions atomiques correspondent des faits atomiques qui les
rendent éventuellement vraies : « Les choses du monde ont
diverses propriétés, et entretiennent entre elles diverses relations. Qu’elles aient ces relations et ses propriétés sont des
faits » 3. Si Russell ne reconnaît pas en 1918 de faits négatifs,
disjonctifs, etc., il admet des faits généraux pour garantir la
généralité de propositions du type « tous les hommes sont
mortels ».
Une telle philosophie a des conséquences gnoséologiques
et ontologiques importantes. D’abord, les atomes logiques
auxquels on parvient par analyse doivent être connaissables.
Russell admet une « connaissance directe » [acquaintance]
aussi bien des particuliers perceptibles que des universaux
qui correspondent aux prédicats et aux relations 4. En résulte un « réalisme analytique » qui se distingue du réalisme
naïf en ce que les atomes sont non des choses prosaïques,
mais des « données sensibles » [sense-data], et qui accepte
en même temps un engagement de type platonicien sur les
entités intelligibles que sont les universaux (engagement que
Russell n’aura de cesse de limiter sans toutefois l’éradiquer
totalement) 5.
Comme Russell le reconnaît lui-même, nombre de thèses
de son atomisme logique doivent beaucoup à ses débats avec
son élève Wittgenstein. Dans le Tractatus logico-philosophicus, ce dernier radicalise l’approche logiciste en faisant de
la nouvelle logique l’unique critère de toute signification et
de toute vérité. Seules sont douées de sens des propositions
élémentaires qui nomment des objets et décrivent des états
de choses ainsi que les propositions complexes qui sont
fonctions de vérité des propositions élémentaires qu’elles
contiennent (thèse d’extensionalité). Et toute proposition est
l’image logique d’un fait du monde auquel elle a une relation
d’isomorphie structurale qui la rend éventuellement vraie 6.
Toutefois, Wittgenstein se garde bien de définir les objets
ultimes et d’en faire comme Russell des données sensibles.
L’objet simple n’apparaît que comme résultat de l’analyse. De
plus, il est conduit dès 1929 à abandonner la thèse de l’indépendance des propositions élémentaires selon laquelle « les
états de choses sont mutuellement indépendants ». Ainsi, les
propositions qui attribuent une couleur à un objet ne peuvent
être indépendantes : si un objet est rouge, il ne peut être
en même temps bleu. Plus généralement, les propositions
de couleur sont tributaires d’une grammaire des couleurs :
« L’octaèdre des couleurs est grammaire car il dit que nous
pouvons parler d’un bleu tirant sur le rouge mais non d’un
vert tirant sur le rouge » 7. La généralisation de cette interdépendance des propositions à l’égard d’une « grammaire »
conduira le « second Wittgenstein » à disqualifier l’approche
logiciste du langage au profit d’une description minutieuse
des différents jeux de langage gouvernant l’usage de la
langue naturelle 8.
Dans une perspective différente, Quine, réactualisant la
thèse de Duhem selon laquelle les énoncés d’une théorie
scientifique ne peuvent affronter isolément le tribunal de
l’expérience 9, professa un holisme à la fois sémantique et
gnoséologique, la signification et la vérité relevant d’une appréhension globale et ne pouvant désormais résider en des
atomes absolument séparés et indépendants 10.
Denis Vernant
✐ 1 Russell, B., « Le réalisme analytique » (1911), [rééd. in Poincaré, Russell,...], Heinzmann, G., dir., A. Blanchard, Paris, 1986,
pp. 296-304 ; Notre connaissance du monde extérieur (1914)
trad. P. Devaux, Payot, Paris, 1969 ; « La philosophie de l’atomisme logique » (1918) in Écrits de logique philosophique, trad.
J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989.
2 Russell, B., Histoire de mes idées philosophiques, trad. G. Auclair, Gallimard, Paris, 1959, chap. V, p. 80.
3 Russell, B., Philosophie de l’atomisme logique, chap. II, p. 351.
4 Russell, B., Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Payot,
Paris, 1989.
5 Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, Vrin,
Paris, 1993.
6 Wittgenstein, L., Tractatus, 3.11, 3.12 ; 4.014, 4.0141, trad.
Granger, G., Gallimard, Paris, 1993, et Bouveresse, J., le Mythe
de l’intériorité, Minuit, Paris, 1976, chap. I, § 6, pp. 176-184.
7 Wittgenstein, L., Remarques philosophiques, trad. J. Faure, Gallimard, Paris, 1975, chap. IV, § 39, p. 73.
8 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1961, § 23, p. 125.
9 Quine, W.V.O., La théorie physique, son objet, sa structure,
1914 ; Brenner, A., Duhem, science, réalité et apparence, Vrin,
Paris, 1990, pp. 218-230.
10 Quine, W.V.O., « Two Dogmas of Empiricism » (1951), rééd.
in From a Logical Point of View, Harper & Row, New York,
1953, pp. 42-43.
! DONNÉ, EXTENTIONALITÉ, FONCTION, GRAMMAIRE, HOLISME
ATTENTION
En allemand : Aufmerksamkeit, de merken, « marquer, remarquer »,
Achtung, de achten, « prendre garde à » ; Zuwendung, de sich wenden, « se
tourner vers ».
Thème de choix, quasiment vecteur de la psychologie (Wundt, Stumpf 1,
Külpe, Gestaltpsychologie, de Buser 2) ; présence thématique latérale en
phénoménologie, chez Husserl 3, Schütz 4 et Merleau-Ponty 5, quoique le
phénomène y soit déterminant dans la méthode comme dans la thématique.
PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE
Processus mental par lequel un objet ou une part de ma
vie psychique sont mis en relief pour moi.
L’opération attentionnelle procède d’un double mouvement
conjoint, par lequel le sujet porte son intérêt sur un objet au
moment même où celui-ci se manifeste à lui en l’affectant. Il
y a dans le phénomène de l’attention un mixte d’activité et
de passivité, ce qui pose la question de la pertinence de ce
couple pour l’aborder en sa vérité.
Comme l’indiquent les différents termes allemands men-
tionnés pour traduire « attention », on peut se demander si
ce phénomène correspond à une réalité unifiable, ou s’il ne
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92
participe pas de gestes mentaux hétérogènes relevant de domaines distincts. Si l’on fait droit à la structure spatiale figure
/ fond, et que l’on désigne l’objet sur lequel porte l’attention
comme un objet remarqué, qui, ce faisant, se détache, on
insiste sur le pôle objectif dans la constitution de l’activité
attentionnelle. Cet accent est partagé par les psychologues de
l’École de Würzburg, par les phénoménologues (le dernier
Husserl, Merleau-Ponty ou Schütz), mais aussi par la psychologie de la forme, qui l’érigera en méthode d’analyse des
phénomènes. Si l’on souligne la disposition proto-éthique du
sujet qui prend garde à tel aspect du réel, ou bien le mouvement pré-réflexif de se tourner vers la chose perçue, on
privilégie le geste subjectif inhérent à l’activité attentionnelle.
Telle est bien plutôt l’inflexion à l’oeuvre dans la phénoménologie statique initiale de Husserl.
Natalie Depraz
✐ 1 Stumpf, C., Tonpsychologie, Hirzel, Leipzig, 1883.
2 De Buser, Cerveau de soi, cerveau de l’autre, Odile Jacob,
Paris, 1998, chapitre VIII, « Attention et pré-attention ».
3 Husserl, E., Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950.
4 Schütz, A., Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, Springer,
Vienne, 1932.
5 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945.
! AFFECTION, CONVERSION, PERCEPTION
PSYCHOLOGIE
Orientation de l’activité mentale par des buts, qui maximise l’efficacité du traitement des informations reçues et
de leur réutilisation dans l’action.
Depuis l’origine de la psychologie scientifique, naturaliser
l’attitude subjective dans la perception et l’action en tant
qu’attitude subjective a été un enjeu central 1. Considérée par
Husserl 2 comme un « tendre-vers » intentionnel originaire du
Je, l’attention est encadrée, en psychologie cognitive, par une
théorie fonctionnelle et évolutionniste qui, pour surmonter
les limites des comptes rendus introspectifs, met l’accent sur
les étapes hiérarchisées du traitement de l’information, et
cherche à se vérifier en pathologie mentale.
L’attention est soumise ainsi à deux contraintes : le filtrage
des informations utiles, et la capacité des appareils qu’elle
mobilise (canaux sensoriels, mémoire de travail, etc.), selon
que l’attention est « focale » ou « partagée ». On sait que la
maximisation des informations reçues a des bases neurobiologiques distinctes de sa réutilisation dans l’action (puisque
dans l’action on ne prête plus attention aux informations
non-pertinentes) ; l’attention dépend d’élévations de seuil
précises dans la formation réticulée. Enfin, plusieurs théories
expliquent comment s’automatisent certaines tâches attentionnelles pour diminuer la « charge mentale », et comment
l’attention se réveille (théorie du « priming »).
L’analyse cognitive de l’autisme offre une contre-épreuve
empirique de ces théories 3. Elle met l’accent sur la notion
d’« attention conjointe » : (chacun regarde ce que regarde
l’autre) et l’intègre dans une conception modulaire complexe qui explique pourquoi les sentiments subjectifs et les
conduites psychomotrices particulières de l’autisme plongeraient leurs racines dans ce trouble spécifique de l’attention.
Pierre-Henri Castel
✐ 1 Ribot, T., Psychologie de l’attention, Paris, 1889.
2 Husserl, E., Expérience et jugement, chap. 1 et 2, Paris, 1970.
3 Baron-Cohen, S., Mindblindness, Cambridge (MA), 1995.
! PERCEPTION
ATTITUDE ESTHÉTIQUE
! ESTHÉTIQUE
ATTITUDE PROPOSITIONNELLE
! PROPOSITION
ATTRACTION
Terme introduit au XVIIe s. ; du latin attractio.
PHYSIQUE
Phénomène physique dans lequel deux ou plusieurs
corps abandonnés à eux-mêmes, sans impulsion initiale, se
rapprochent l’un de l’autre. On parlera ainsi d’attraction
électrostatique, d’attraction électromagnétique ou bien
encore d’attraction gravitationnelle.
Le concept d’attraction a acquis un statut en physique
mathématique avec la publication par Newton, en 1687, à
Londres, des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica.
Le cas traité par Newton est celui de l’attraction gravitation-
nelle ou de la gravitation universelle. À l’occasion de l’étude
du mouvement de la Lune 1, Newton montre – en comparant
la distance que parcourrait la Lune en une seconde si elle
était privée de tout autre mouvement que celui dirigé vers
la Terre, avec la hauteur, estimée avec soin, que parcourt un
corps grave en tombant, dans le même temps, sur la Terre
vers le sol – que la force qui retient la Lune sur son orbite
n’est rien d’autre que la force de la gravité, la force par
l’action de laquelle les corps tombent. De ce résultat, et en
s’appuyant sur diverses mesures astronomiques relatives au
mouvement des planètes, Newton identifie définitivement
la gravité et les forces qui font mouvoir les planètes dans le
ciel. Se trouve ainsi construite la loi universelle d’attraction
gravitationnelle. L’approche newtonienne sera reprise à la
fin du XVIIIe s. par Coulomb, dans le cas de l’attraction des
forces électrostatiques. D’une façon générale, le cadre explicatif newtonien va constituer la base de l’interprétation de
l’ensemble des phénomènes physique et chimique pendant
tout le XVIIIe s. Ainsi, l’attraction gouverne tout aussi bien les
phénomènes chimiques, en donnant une structure conceptuelle précise à l’ancienne notion d’affinité, que les phénomènes optiques, les rayons se trouvant attirés et détournés
en passant à proximité d’objets massifs (inflexion / diffraction, interférence, etc.).
Laplace donnera dans son Exposition du système du
monde, publié à Paris en 1796, la forme la plus aboutie de
l’approche newtonienne.
Michel Blay
✐ 1 Newton, I., Philosophiae Naturalis Principia Mathematica,
livre III, proposition 4.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
93
ATTRIBUT
Du latin scolastique : attributum, dérivé de attribuere, « attribuer ».
PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE
Caractéristique distinctive d’une personne ou d’une
chose (d’un « sujet »).
D’origine scolastique, le terme « attribut » correspond, chez
Aristote, à la fois au « propre » (ce qui, sans exprimer l’essence, n’appartient qu’à elle et peut lui être substitué pour
qualifier la chose) 1, et à l’« accident par soi »2 : il s’agit d’une
propriété qui, sans faire partie de la définition du sujet, lui
appartient pourtant nécessairement en vertu de cette définition (par exemple, le fait pour tout triangle d’avoir la somme
de ses angles égale à deux droits), et en donne donc une
connaissance.
Dans l’usage scolastique, le terme « attribut » désigne
presque exclusivement les attributs divins, telles la bonté, la
toute-puissance, la justice, l’infinité, etc. 3
Au contraire de l’usage scolastico-aristotélicien, l’attribut
ne désigne pour la physique stoïcienne aucune qualité réelle.
Exprimé par un verbe (« l’arbre verdoie » plutôt que « l’arbre
est vert »), il n’exprime plus un concept, mais seulement un
fait : un événement survenu à l’objet (être coupé, pour la
chair sous le scalpel) ou l’un de ses aspects, mais rien de sa
nature.
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Aristote, Topiques, I, 5, 102a18-19.
2 Aristote, Seconds Analytiques, I, 22, 83b19 sq. ; Métaphysique,
V, 30, 1025a30-32.
3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, 33.
Voir-aussi : Bréhier, E., La théorie des incorporels dans l’Ancien
Stoïcisme, Vrin, Paris, 1928.
! ACCIDENT, AUTRE, ÊTRE, ÉVÉNEMENT, FAIT, INCORPOREL,
PRÉDICATION, SUBSTANCE
MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MODERNE
L’attribut désigne traditionnellement la propriété qui
est prédiquée d’un sujet.
Les problèmes fondamentaux de la notion se posent avec et
après Descartes, qui établit que l’attribut se dit d’une substance. Nous ne pouvons connaître directement la substance
créée, mais nous avons l’idée claire et distincte de son attribut
principal, c’est-à-dire de la propriété qui lui est nécessairement liée et sans laquelle elle ne peut subsister. Cet attribut
constitue donc la nature même de la substance et il nous
permet de la connaître avec une certitude apodictique, parce
qu’il l’exprime sans réserve : « [...] il y en a [...] un en chacune
qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les
autres dépendent [ce sont alors des modes]. À savoir, l’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature
de la substance corporelle ; et la pensée constitue la nature
de la substance qui pense » 1. Chaque attribut principal ne se
rapporte qu’à une substance : ainsi la pensée, qui appartient
à l’âme et non au corps. Mais Descartes présente également la
pensée comme un attribut de la substance divine, ce qui pose
le problème de l’équivocité du nom de substance.
C’est sans doute que l’on ne peut pas dire de Dieu qu’il
possède la pensée comme son attribut principal. Spinoza
établit ainsi que l’essence de Dieu consiste en une infinité
d’attributs, parmi lesquels nous ne connaissons que la pensée
et l’étendue : « J’entends par Dieu un être absolument infini,
c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » 2.
Ces attributs n’ont rien en commun mais sont l’expression
d’une seule et même substance : « [...] que nous concevions la
nature sous l’attribut de l’étendue ou sous l’attribut de la pensée ou sous un autre quelconque, nous trouverons un seul
et même ordre ou une seule et même connexion de causes,
c’est-à-dire les mêmes choses suivant les unes des autres » 3.
Ce double caractère des attributs (ils sont réellement distincts
mais, chez Spinoza, ils représentent la même substance) met
en place ce qu’on a appelé la thèse du parallélisme : les
attributs sont des expressions équivalentes mais qui ne se
croisent pas.
▶ La critique de la notion d’attribut (et de sa relation exceptionnelle à la substance), conduite en particulier par Locke,
portera précisément sur le fait que nous ne sommes pas
certains que telle ou telle propriété exprime sans réserve la
chose dont elle est prédiquée, car cette liaison n’est jamais
donnée dans l’expérience. On ne peut donc tenir (provisoirement) une certaine propriété pour l’expression d’une nature
que lorsqu’on la rencontre constamment : elle est alors générale, mais pas forcément essentielle.
André Charrak
✐ 1 Descartes, R., Principes de la philosophie, Ie partie, art. 53,
Alquié, Garnier, Paris, 1973, p. 123.
2 Spinoza, B., Éthique, Ie partie, définition VI, trad. Appuhn, Gallimard, Paris, 1965, p. 21.
3
Ibid., II, proposition VII, scolie, p. 76.
! SUBSTANCE
ATTRIBUTIF / RÉFÉRENTIEL
LINGUISTIQUE
Une description peut faire l’objet d’un usage soit référentiel, soit attributif. Le premier vise à communiquer
une information portant sur un objet contextuellement
saillant, indépendamment du contenu conceptuel associé à
la description. Le second porte sur l’individu, quel qu’il soit,
qui se trouve satisfaire le contenu associé.
Dans un usage référentiel, la description « l’actuel directeur »
peut ainsi contribuer à exprimer une proposition concernant
une personne qui n’est plus directeur, à condition que l’acte
de communication porte clairement sur la personne en question ; en revanche, un usage attributif de cette expression
dénotera nécessairement la personne, quelle qu’elle soit, qui
se trouve être actuellement directeur. Les usages référentiels
des descriptions ont été découverts par K. Donnellan, qui
en conclut à l’ambiguïté de ces constructions. Cette conclusion a été remise en question, en particulier par S. Kripke,
qui soutient que l’existence d’usages référentiels et attributifs
doit être expliquée par des principes pragmatiques plutôt que
sémantiques : il n’y a pas selon lui un sens référentiel des
descriptions, mais uniquement des usages référentiels, ce qui
permet d’économiser les significations postulées par la théorie sémantique.
Pascal Ludwig
✐ Donnellan, K., « Reference and Definite Descriptions », in
Philosophical Review, 75, 1966.
Kripke, S., « Speaker Reference and Semantic Competence », in
P. A. French, T. E. Uehling et H. K. Wettstein, Contemporary
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
94
Perspectives in the Philosophy of Language, University of Minnesota Press, Minneapolis, 6-27, 1977.
! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), PRAGMATIQUE, SÉMANTIQUE
AUFHEBUNG
ONTOLOGIE
Terme central du lexique hégélien qui désigne le double
mouvement de supprimer (aufhören lassen) et de conserver (aufbewahren).
L’Aufhebung est la négation en tant qu’elle pose quelque
chose. La chose niée l’est comme un moment essentiel à
la réalisation d’un processus, en sorte qu’elle est en réalité
conservée comme une détermination idéale.
! DÉPASSEMENT, DIALECTIQUE, NÉGATION
AUGUSTINISME
PHILOS. RELIGION, THÉOLOGIE
1. Pensée de saint Augustin (354-430 après J.-C.) –
2. Les nombreux courants qui, plus ou moins fidèles à cette
pensée, se sont développés depuis le Ve s. jusqu’à nos jours.
L’augustinisme et saint Augustin
L’expression « Grand augustinisme » a été créée par P.E. Portalié 1 pour bien distinguer l’augustinisme tel qu’il apparaît du
vivant de saint Augustin, bref le « Grand augustinisme », des
« augustinismes partiels » ou « particuliers » qui auront pour
origine d’autres penseurs que saint Augustin et ne verront
le jour que plus tard et qui donc ne feront que s’inspirer du
« Grand augustinisme ».
Le « Grand augustinisme », qui synthétise l’ensemble des
grandes doctrines de saint Augustin, bien qu’assez proche
de l’augustinisme primitif ou historique, s’en distingue dans
la mesure où il est extrait de son contexte et où, selon les
termes de F. Cayré, « il laisse dans l’ombre des points secondaires pour s’en tenir aux thèses capitales » 2.
Dans un premier temps, nous nous pencherons donc sur
ce fameux « Grand augustinisme ». Dans la mesure où saint
Augustin n’a pas laissé de « système » proprement dit et où il
serait difficile d’épuiser tous les aspects de la pensée augustinienne tant ils sont nombreux et de natures différentes (théologique, philosophique, dogmatique, moral, politique...),
nous nous conterons de relever les traits principaux de la
pensée augustinienne.
Le premier trait marquant de cette pensée réside dans le
fait qu’entre la philosophie et la théologie, il n’a pas vraiment
de frontière. « Il n’est pas toujours facile chez lui de savoir où
s’arrête la philosophie et où commence la théologie » nous dit
H. I. Marrou dans Saint Augustin et l’augustinisme. Il est vrai
que s’il n’y avait qu’un point à retenir de la pensée augustinienne, ce serait celui-ci tant cela a d’influence sur l’ensemble
de sa pensée. En effet, chez saint Augustin, la recherche de la
vérité, « l’effort intellectuel », sont subordonnés à l’amour de
Dieu, à « l’effort spirituel ». La raison est d’après lui le prolongement de la foi, il n’y a pas de contradiction entre les deux.
Ce qui l’illustre le mieux, c’est la théorie de l’Illumination, que
saint Augustin emprunte pour une grande partie à Plotin et
Porphyre, et qu’il énonce clairement dans le De Magistro, ou
Le Maître. Ce maître, c’est Dieu lui-même qui, en dedans de
l’homme, par sa lumière, rend la vérité intelligible et permet
à l’homme d’accéder à la connaissance : « pour tout ce que
nous saisissons par l’intelligence, ce n’est pas une voix qui résonne au dehors en parlant, mais une vérité qui dirige l’esprit
de l’intérieur que nous consultons » 3. Par cette théorie, que
reprendront Roger Bacon au XIIIe s. et Malebranche au XVIIIe s.,
saint Augustin montre que Dieu ne se contente pas d’être un
dieu moral, il est aussi Dieu de Vérité, selon l’Évangile selon
St Jean (14, 6) que reprend ici saint Augustin : « Je suis la Vie,
la Voie et la Vérité ».
Mais on ne peut accuser saint Augustin de fidéisme car il
y a dans sa pensée l’absolue reconnaissance de la capacité
de l’homme à connaître et ce de manière rationnelle, quasi
scientifique. Comme l’affirme Gilson, « l’autorité précède la
raison dans le catholicisme, mais il y a des raisons d’accepter
son autorité. » 4. Le cogito (que l’on retrouvera sous une forme
assez proche chez Descartes dans les Méditations métaphysiques et dans le Discours même s’il est impossible de prouver
de manière absolument certaine que Descartes a eu connaissance du cogito augustinien avant de rédiger le sien) en est
l’exemple. Amené à tout mettre en doute comme les Académiciens, saint Augustin reconstruit pierre par pierre la progression de la raison qui, se retirant du sensible et « rentrant
en elle-même » est d’abord amenée à comprendre qu’elle
existe, puis qu’elle est de nature spirituelle et immatérielle et
qui, ultimement, comprend que Dieu existe et qu’il se tient
au plus profond de son âme, à la fois immanent et transcendant : « interior intimo meo et superior summo meo » : « vous
étiez au-dedans de moi plus profondément que mon âme la
plus profonde, et au-dessus de mes plus hautes cimes. »5 Il y
a certes la nécessité d’adhérer à la foi, de soumettre sa raison
à l’autorité. Cette nécessité est première. Elle est formulée en
ces termes « Crede ut intelligas », littéralement « Il faut croire
pour comprendre » (la formule sera reprise par saint Anselme
dans le Proslogion au XIIe s.). Ainsi, selon Augustin, c’est la foi
qui sauve la raison du scepticisme, ce qui nous renvoie à la
propre existence de saint Augustin qui ne fut arraché du désespoir dans lequel le plongeait le scepticisme professé par la
Nouvelle Académie que par sa conversion au christianisme.
Cette soumission de l’intelligence à « l’autorité », à la foi
présuppose bien évidemment une grande humilité, vertu qui
est omniprésente dans l’oeuvre de saint Augustin et qui ne se
limite pas à la sphère morale, qui s’étend donc comme nous
le voyons ici au domaine de la connaissance.
Cette intrusion d’une vertu a priori morale dans le domaine gnoséologique nous amène à parler d’un second trait
de la pensée augustinienne, à savoir l’absence de frontière
entre philosophie et morale.
Il y a ainsi un caractère eudémonique de la philosophie
augustinienne : la recherche du vrai (identifié à Dieu comme
nous l’avons vu plus haut à travers la théorie de l’Illumination) et sa possession (limitée il est vrai ici-bas puisqu’elle ne
sera atteinte qu’après la mort) donnent à l’homme un avant
goût de la béatitude. La connaissance délivre l’homme de
l’inquiétude, la connaissance rend heureux : « l’aimer et le
(Dieu) connaître, c’est avoir une vie heureuse, que tous déclarent chercher, alors qu’il y en a peu qui peuvent vraiment
se réjouir de l’avoir trouvée. » 6. Ou encore : « Est donc heureux quiconque vient à la mesure suprême par la vérité. Pour
l’esprit c’est avoir Dieu, c’est-à-dire jouir de Dieu » 7. Ainsi,
comme le remarque G. Rotureau, chez saint Augustin, « la
spéculation n’est pas mue, à proprement parler, par la curiosité du vrai, mais par l’appétit du Bien suprême » 8, « il n’a
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
95
pas seulement l’ambition de voir, mais de posséder ». Ainsi,
il est difficile de distinguer chez saint Augustin son exigence
morale de son exigence intellectuelle, ce qui est logique
puisqu’il identifie Dieu moral et Dieu de vérité : celui qui se
fourvoie dans l’erreur est alors d’une certaine manière en état
de péché. On comprend mieux alors pourquoi saint Augustin
s’est donné tant de mal à réfuter les thèses de la Nouvelle
Académie (cf. Contre les Académiciens), et tout le soin qu’il a
mis d’une manière générale à « démonter » les hérésies, telles
que le donatisme (ou Église des Purs) ou le pélagianisme,
pour ensuite démontrer la véracité de la religion chrétienne.
L’originalité de saint Augustin réside dans le fait que pour lui,
la notion de péché dépasse le domaine simplement moral
pour s’étendre à tous nos actes imparfaits en général, c’està-dire dans son esprit à tous nos actes qui ne sont pas mus
par le désir de connaître Dieu. Mais n’allons pas croire que
pour saint Augustin, le péché ait définitivement condamné
les chances que l’homme avait d’être sauvé, car il existe une
notion centrale dans la philosophie de saint Augustin : la
grâce de Dieu. Cette grâce divine manifeste l’absolue perfection de Dieu. D’où vient le mal alors ? C’est la question qui a
taraudé saint Augustin pendant une grande partie de sa vie.
Il crut un temps l’avoir résolue en adhérant au manichéisme,
cette « philosophie » matérialiste et dualiste qui professe qu’il
existe deux principes opposés : celui de la Lumière, qui est
absolument bon, et celui des Ténèbres qui est entièrement
mauvais et qui est à l’origine du mal. Une fois converti, saint
Augustin renonça à cette théorie et s’aperçut que « la cause du
mal n’est pas efficiente, mais déficiente », en d’autres termes
que « le mal n’est que la privation du bien ». 9
Contre le pélagianisme, sorte d’optimisme qui, depuis le
moine Pelage, accorde plus d’importance, dans le chemin
vers le salut, aux actes qu’à la grâce divine, saint Augustin
réaffirme l’importance de la grâce divine en affirmant qu’elle
est à l’origine de tous nos actes bons, et que par là même
notre salut dépend d’elle. Mais il reconnaît également que
sans libre arbitre, l’homme n’aurait plus de mérite à aimer
Dieu. En fait, ce que saint Augustin montre dans Le libre arbitre, c’est que la grâce est nécessaire pour restaurer le libre
arbitre vicié par le péché originel, et que pour être sauvé
l’homme doit bien user de ce libre arbitre. Il faut ainsi qu’il y
ait une action conjuguée de la grâce et du libre arbitre pour
que l’homme puisse agir de manière bonne.
Enfin, cet exposé de la pensée augustinienne ne serait pas
complet sans un bref aperçu de la philosophie politique de
saint Augustin. Là encore, il est impossible de parler de la politique sans parler de morale puisque comme le dit E. Gilson,
« c’est un trait remarquable de la doctrine de saint Augustin
qu’elle considère toujours la vie morale comme impliquée
dans une vie sociale. L’individu ne se sépare jamais à ses
yeux de la cité ». 10 (Cette conception de la politique, on la retrouvera d’une certaine manière à travers la Respublica Fidelium de R. Bacon au XIIIe s. et ensuite à travers la conception
de la monarchie universelle décrite par Dante.)
Les augustinismes « partiels »
ou « particuliers »
En définitive, nous voyons donc que dans la pensée de saint
Augustin, tous les aspects, théologique, philosophique, moral, politique, sont imbriqués les uns dans les autres. Il existe
un point central qui relie tous les éléments de la pensée
augustinienne entre eux, et ce centre c’est Dieu. Il est donc
impossible de traiter d’un aspect indépendamment des autres
sous peine de trahir ou de modifier la pensée de saint Augustin. E. Gilson l’a bien compris qui compare la pensée augustinienne à une chaîne : « Tout se tient et s’entretient si bien,
qu’Augustin ne peut saisir un anneau de la chaîne sans tirer à
soi la chaîne tout entière, et l’historien, qui tente à son tour de
l’examiner anneau par anneau, souffre constamment de lui
faire violence et, en chaque point où il lui assigne une limite
provisoire, de la briser. » 11. Et c’est pourtant ce qu’ont fait de
nombreux penseurs, tous ceux qui sont à l’origine d’augustinismes partiels, ou particuliers. Nombreux sont les « héritiers »
de saint Augustin, trop nombreux pour qu’on les cite tous.
P. Cambronne en énumère quelques uns : « Les Confessions
de saint Augustin : un chef-d’oeuvre qui a traversé les siècles
en laissant des traces indélébiles, de Pelage, le contemporain, ou Cassiodore, au XVIIIe s., à Huysmans, Péguy, Camus,
en passant par Anselme de Canterbury, Thomas d’Aquin,
Maître Eckhart, Luther, Calvin, Jean de la Croix et Thérèse
d’Avila qui en faisaient leur nourriture quotidienne, Pascal,
et tant d’autres encore. » 12. En fait, presque chaque siècle a
eu ses « augustiniens » même si ces derniers ne retiennent
parfois que quelques points de la pensée augustinienne :
– À l’époque de la scolastique (du IXe s. au XVIIe s.) : surtout dans la première partie ou scolastique primitive (du
IXe s. au XIIe s.) : saint Anselme, Abélard, et au cours de la
Grande Scolastique (XIIIe s.) chez saint Thomas d’Aquin,
saint Albert le Grand, saint Bonaventure et Duns Scot.
– Plus tard, lors de la Réforme au XVIe s., saint Augustin
marquera considérablement le protestantisme à travers
la personne de Calvin et celle de Luther, qui s’inspireront
de la pensée de saint Augustin sur la grâce et la prédestination tout en les déformant complètement : pour eux,
le péché a définitivement corrompu la nature humaine.
– À l’issue du XVIe s., en pleine influence humaniste,
c’est le jansénisme, en particulier Pascal, qui cette fois
s’inspirera de la théorie augustinienne de la grâce.
– C’est le XVIIe s. qui sera sans doute le plus marqué par
l’influence de l’augustinisme, à tel point qu’on le nommera « le siècle d’or de l’augustinisme » à cause de son
influence sur Descartes et surtout sur Malebranche.
– Au XVIIIe s., Bossuet et Fénelon seront à leur tour séduits par
la philosophie de saint Augustin.
La liste est encore longue... et cette floraison de toutes
sortes d’augustinismes atteste de l’importance de la pensée
augustinienne dans l’histoire de la philosophie. Le mot de
la fin revient sans nul doute à H.-I. Marrou qui déclare que
« Augustin reste un des rares penseurs chrétiens dont les non
chrétiens savent qu’il existe et à qui ils feront au moins une
place, dans l’évolution de l’esprit humain ».
Tiphaine Jahier
✐ 1 Portalié, P.E., « Saint Augustin » in Dictionnaire de théologie.
2 Cayré, F., « Le grand augustinisme » in Études augustiniennes,
1951, fasc. IV.
3 Saint Augustin, Le Maître, paragraphe 38.
4 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris,
1987, p. 305.
5 Saint Augustin, Les Confessions, livre III, chapitre VI.
6 Saint Augustin, Le Maître, paragraphe 46.
7 Saint Augustin, La vie heureuse, paragraphe 35.
8
Rotureau, G., « augustinisme » in Dictionnaire de théologie,
p. 1038.
9 Saint Augustin, Confessions, livre III, chapitre VII.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
96
10 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin,
Paris, 1987, p. 225.
11 Id., pp. 311-312.
12 Cambronne, P., Notes, in les Confessions, Gallimard, La
Pléiade, Paris, p. 1364.
AUTARCIE
Du grec autarkeia, de autarkès, « qui se suffit à soi-même,
autosuffisant ».
PHILOS. ANTIQUE, POLITIQUE
Autosuffisance d’un individu, d’un État.
Les morales antiques affirment ainsi souvent l’autarcie du
sage, délivré, tel un dieu, de toute dépendance extérieure. Ce
thème de l’autarcie individuelle a une origine socratique ; on
le retrouve chez les cyniques, chez Platon et, plus tard, dans
les écoles hellénistiques 1.
L’autarcie au sens actuel d’autosuffisance économique
d’un État se met en place à partir de Platon : dès lors, l’autarcie est conçue comme la réponse à la menace que constitue le désordre économique. Platon explique la naissance
de la Cité par l’existence du besoin et la non-autarcie des
individus 2. Mais le passage de la première cité, autarcique
et répondant aux besoins, à la cité « gonflée d’humeurs »,
engagée dans de plus larges échanges, n’est accepté qu’à
regret. À la suite de son maître, Aristote a fait la théorie de la
Cité autarcique 3. Cet idéal est repensé par Fichte (L’État commerçant clos, 1800), dont l’utopie protectionniste d’un État
autosuffisant, planificateur et dirigiste, isolé dans ses « frontières naturelles », aura une fortune certaine auprès des penseurs allemands d’une « autarcie d’expansion » (conquête de
l’espace vital) dans l’entre-deux-guerres. En période de crise,
l’idéal d’autarcie tend à resurgir : en 1933, Keynes vantera,
contre les avantages comparatifs ricardiens, la self-sufficiency
de la nation.
Christophe Rogue
✐ 1 Xénophon, Mémorables, I, 6, 10 ; Platon, République, III,
387d. Cf. Rich, A. N. M., « The Cynic conception of αυταρκεια »,
in Mnemosyne, no 9, 1956, pp. 23-29.
2 Platon, République, II, 369b.
3 Aristote, Politique, VII, 4-5.
AUTEUR
Du latin auctor, litt. « celui qui augmente », « qui fonde » ou « qui
engendre ».
ESTHÉTIQUE
Celui qui fait oeuvre (littéraire et, par extension, artistique) et en assume les implications, tant en ce qui concerne
sa démarche créatrice que sa dimension socio-culturelle.
Au sens juridique, être l’auteur d’une oeuvre en confère la
« propriété littéraire et artistique », notion qui apparaît pour la
première fois en France dans la loi du 24 juillet 1793. Parce
qu’il est censé donner librement à l’oeuvre ses traits spécifiques et y refléter sa personnalité, la loi lui garantit des droits
moraux relatifs au respect de son intégrité (par exemple, lors
de traductions ou d’adaptations) et patrimoniaux (stipulés
dans un contrat d’édition ou son équivalent). Les conventions
de Berne (1886) et de Genève (1952), avec leurs actualisations postérieures, fournissent aujourd’hui la base juridictionnelle du droit d’auteur.
Parallèlement à la reconnaissance de son statut, la figure
de l’auteur a aussi beaucoup évolué dans son image extérieure et dans son extension. Elle est passée en quelques
siècles du créateur omniscient d’un monde sui generis à
une sorte de partenaire s’engageant dans un pacte fictionnel
avec son lecteur. Entre les deux pôles se placent toutes les
variantes de l’auteur témoin de son temps, de l’humanisme
renaissant aux combats des Lumières et du socialisme. Le cas
le plus significatif à l’âge moderne est celui du romancier qui
bâtit une intrigue sur une base psychologique ou historique
et dont l’habileté se révèle propre à illustrer ou renouveler le
genre. Il n’est pas jusqu’aux philosophes qui n’aient été tentés de se servir de cette personnalisation accrue du discours.
Corrélativement la place que prend pour l’écrivain son
médium n’a cessé de croître ; faire oeuvre n’est plus seulement agencer des idées ou mettre en forme un récit, c’est travailler une matière spécifique, celle des mots et des phrases.
Barthes en résume le constat dans sa célèbre distinction entre
l’écrivant qui fait un usage instrumental du langage et l’écrivain qui joue de toutes les ressources de la langue, des plus
immédiates aux plus indirectes. En se mettant sur un pied
d’égalité avec les artistes qui ont appris à manipuler les sons
et les pigments, l’auteur entend se démarquer des productions commerciales, même s’il a de plus en plus de mal à
échapper aux contraintes imposées par les formes nouvelles
de communication, du feuilleton journalistique aux émissions
littéraires et à Internet.
Mort de l’auteur
Dans la seconde moitié du vingtième siècle, la notion d’auteur
a focalisé sur elle une série de critiques qui visaient à travers
elle la philosophie du sujet, l’institution de la littérature et la
portée de l’acte d’écrire, contribuant à dessiner un nouvel
espace de problématisation. Après Valéry, Sartre 1 et Blanchot 2
(entre autres) ont dénoncé la part d’illusion que comporte la
figure de l’auteur souverain, son origine idéologique dans
notre histoire sociale et les compromissions qu’elle dissimulait. Les effets combinés du marxisme, de la psychanalyse, de
la linguistique et de la déconstruction ont contribué à vider
progressivement la notion de sa teneur traditionnelle.
Avec le structuralisme 3 et le « New Criticism » 4, l’unité
intentionnelle de l’oeuvre a été supplantée par la fabrique
du texte, c’est-à-dire le jeu des multiples régularités qui sont
appréhendables dans sa description et son fonctionnement.
L’auteur se trouve ramené à la position d’un « scripteur » qui
s’efface devant l’écriture conçue comme acte intransitif ; le
sens se constitue à travers un réseau d’effets qui débordent
son contrôle. Barthes en tire la conséquence qu’il serait préférable de dire « je suis écrit » que « j’ai écrit »5 et Foucault
renchérit en voyant dans le Qu’importe qui parle « un des
principes éthiques fondamentaux de l’écriture contemporaine » 6. La fonction-auteur, instance irréductible à l’état civil
de l’homme signant un livre, est tout à la fois un foyer d’expression ou de focalisation et un principe subtil de différence.
Dans la mesure où cette analyse ne visait à renverser le
mythe de l’écriture que pour lui rendre son avenir, on conçoit
que son véritable résultat ait été en définitive d’inverser la
hiérarchie classique des rôles. Barthes n’hésitait pas à sou-
tenir que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort
de l’Auteur »7 ; sous une forme moins dramatisée, c’est par
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
97
la reconnaissance du statut ouvert de l’oeuvre (Eco8), des registres d’intertextualité (Genette9), l’examen des repentirs ou
la stipulation des conditions énonciatives applicables à l’interprétation que s’affirme désormais la prérogative du lecteur.
▶ Au-delà des aspects relevant de la théorie de la littérature, la notion d’auteur est un excellent révélateur d’évolutions philosophiques majeures. Sa valorisation accompagne
l’importance donnée à la dimension créative et réflexive.
Inversement sa contestation reflète le déclin du point de vue
égologique et elle ouvre sur un nouveau rapport de l’homme
à la culture.
Jacques Morizot
✐ 1 Sartre, J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, Paris,
1964.
2 Blanchot, M., la Part du feu, Gallimard, Paris, 1949.
3 Après les travaux pionniers de Propp et Lévi-Strauss, on peut
mentionner parmi les textes significatifs : Barthes, R., l’Aventure sémiologique, Seuil, Paris, 1985 ; Greimas, A. J., Essais de
sémiotique poétique, Larousse, Paris, 1972 ; Riffaterre, M., la
Production du texte, Seuil, Paris, 1979 ; Todorov, T., Poétique de
la prose, Seuil, Paris, 1971.
4 Richards, I. A., Principles of Literary Criticism, Routledge and
Kegan Paul, Londres, 1924 ; Wellek R. et Warren A., Theory of Literature (1949), trad. fr., La Théorie littéraire, Seuil, Paris, 1971.
Beardsley, M., et Wimsatt, W. K., « The Intentional Fallacy »
(1954), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck, Paris, 1988.
5 Barthes, R., « Écrire, verbe intransitif », in OEuvres Complètes,
t. 2, Seuil, Paris, 1994, p. 979.
6 Foucault, M., « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits, t. 1,
Gallimard, Paris, 1994, p. 792.
7 Barthes, R., « La mort de l’auteur », in OEuvres Complètes, t. 2,
Seuil, Paris, 1994, p. 495.
8 Eco, U., L’OEuvre ouverte, Seuil, Paris, 1965.
9 Genette, G., Palimpestes. La littérature au second degré, Seuil,
Paris, 1982.
Voir-aussi : Tadié, J.-Y., La Critique littéraire au XXe siècle, Belfond, Paris, 1987, rééd. Pocket Agora, Paris.
! RÉCEPTION, ROMAN
AUTHENTIQUE
En allemand : eigentlich.
PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE
L’opposition authentique – inauthentique qualifie chez
Heidegger des possibilités d’existence propres à l’être-aumonde de l’homme (Dasein).
Le couple authentique – inauthentique a dans la conception
heideggerienne de l’être-au-monde un sens ontologique. Il ne
renvoie pas à une opposition entre deux ordres de valeurs de
type intelligible – sensible et n’a aucune connotation morale.
L’être de cet étant qu’est le Dasein étant à chaque fois
mien, ce rapport de soi à soi peut présenter l’aspect de
l’appartenance à soi ou celui de la perte de soi. De prime
abord et le plus souvent, le Dasein, immergé dans la préoccupation quotidienne, n’est pas lui-même, n’existe pas
de manière authentique. Parlant à la première personne, il
s’auto-interprète comme une substance et le Je n’est en fait
que le On de la publicité qui fait passer ce qu’elle recouvre
pour le bien connu accessible à tous. En effet, le Dasein n’est
pas un sujet isolé, mais est être-là-avec, son monde étant le
monde commun de l’étant disponible intra-mondain dont il
se préoccupe. À cette existence inauthentique s’oppose l’êtresoi-même authentique qui, loin d’être un état d’exceptionnalité ontique, se joue à même l’immanence du On. L’être du
Dasein est le souci comme être-en-avant de soi ; il se temporalise vers l’avenir en une temporalité finie en tant qu’il est
être pour la mort. Si la mort est pour lui la possibilité de sa
propre impossibilité, le devancement vers la mort lui révèle
sa perte dans le On et le transporte devant la possibilité de
son existence authentique finie. Il existe ainsi sur le mode
de sa possibilité la plus propre en tant qu’il est à venir ou
avenant (zukünftig). Une telle possibilité ontologique exige
une attestation fournie par la résolution et la conscience, où
le Dasein trouve son pouvoir-être authentique comme possibilité existentielle effective.
Jean-Marie Vaysse
✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967,
§ 9, §§ 54 à 62.
! DASEIN, ON, SOUCI
AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE
PSYCHOLOGIE
Ensemble de phénomènes mentaux intelligents et finalisés qui se produisent sans intervention de l’attention ni
de la volonté, tels que les révèlent l’hystérie ainsi que les
expériences d’hypnose.
Concept développé par P. Janet dans sa thèse de philosophie
du même titre, l’idée d’automatisme psychologique remonte
aux conceptions condillaciennes puis biraniennes d’une intégration progressive du moi à partir d’une sensation dont on
n’a pas au départ conscience (la conscience est seconde).
Le sujet hypnotisé, pour Janet, est comme la « statue » : on
peut rendre manifestes en lui les sous-systèmes psychiques,
avec l’intentionnalité qui les caractérise, que masque l’activité créatrice et synthétique normale de l’esprit. Janet, par ce
biais, systématise la théorie de l’habitude dans la philosophie
française du XIXe s., et tente de lui donner des justifications
expérimentales. « Automatisme », ici, est équivoque. Il rend
compte psychologiquement de la spontanéité de l’intégration
des diverses associations dans une mémoire pré-personnelle,
ce qui suppose un gradualisme de la conscience (et donc un
subconscient) ; mais comme l’automatisme ne se révèle que
par la contre-épreuve pathologique, il décompose l’esprit en
sous-systèmes interagissant mécaniquement (par exemple,
une multiplicité de « personnalités » indépendantes). Même
dégradé, le subconscient (c’est-à-dire ce qui fonctionne de
façon automatique) demeure néanmoins entièrement psychologique (ce n’est pas un inconscient cérébral) et intelligent
(ce n’est pas un pur mécanisme non intentionnel et parasitaire, comme l’automatisme mental psychiatrique).
L’invérifiabilité des preuves obtenues en manipulant des
sujets hypnotisés a discrédité une notion qui a néanmoins
popularisé l’idée d’un fonctionnement morbide du psychisme
(et pas du cerveau).
Pierre-Henri Castel
✐ Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1939.
Janet, P., L’automatisme psychologique, Masson, Paris, 1989.
! HABITUDE, INCONSCIENT, INCONSCIENT CÉRÉBRAL, MÉMOIRE
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
98
AUTONOMIE
Du grec autos, « soi-même » et nomos, « loi ».
Jusqu’à la fin du XVIIIe s., le mot appartient surtout à l’histoire
ancienne et
désigne le droit que les romains avaient laissé à certaines villes grecques
de se gouverner par leurs propres lois. Kant fait de l’autonomie de la volonté un concept essentiel de la philosophie morale : « l’autonomie de la
volonté est cette propriété qu’à la volonté d’être à elle-même sa loi. » 1.
GÉNÉR.
1. Capacité d’un être vivant à l’autorégulation, au
maintien d’une certaine indépendance vis-à-vis du milieu
environnant (par exemple, la thermorégulation). – 2. Chez
l’homme en tant qu’être doué de raison, la capacité à se
donner ses propres lois et à se régir d’après elles.
En ce dernier sens, l’autonomie est bien synonyme de liberté,
telle qu’elle est définie par Kant dans les Fondements de la
métaphysique des moeurs : « L’autonomie de la volonté est
cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. » 1. Elle
s’oppose en cela à l’hétéronomie, ou dépendance à l’égard
de mobiles pathologiques sensibles ou d’une loi extérieure.
En tant que liberté transcendantale, elle est l’essence de
la loi morale, mais elle n’est connue de la raison qu’à travers
l’impératif catégorique. L’autonomie est essentiellement la
légalité à l’oeuvre dans la liberté.
Plus largement, l’autonomie est celle d’une entité ayant un
pouvoir de décision propre qui reste indépendant de toute
instance supérieure ou extérieure.
Elle concerne spécifiquement l’État souverain, qui s’autoadministre et se gère dans le cadre d’un corpus législatif admis (concernant la politique intérieure autant que les rapports
extérieurs aux autres entités politiques).
Mais elle peut être entendue aussi comme autonomie
culturelle, religieuse, linguistique, liée au principe de l’autodétermination des peuples, édictée avec la création de la
Société des nations, après le premier conflit mondial.
Les revendications de certains groupes, qu’elles reposent
sur une assise culturelle, linguistique ou religieuse, peuvent
prendre la forme de l’indépendantisme, ou lutte pour la reconnaissance d’une autonomie, se heurtant parfois à la norme
de l’instance supérieure qui entend englober ces groupes et
les régir (revendication d’un statut d’autonomie régionale aux
dépens de l’État).
▶ La difficulté de la notion d’autonomie tient tout entière
dans cette cohabitation entre la forme de la loi, du devoir,
de la contrainte, et la liberté, l’indépendance qui tend à se
délier de toute entrave de la loi (anarchie). L’autonomie au
sens kantien qui concilie ces deux points, est bien ce lieu où
la liberté se fixe à elle-même ses propres bornes.
Christelle Thomas
✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs (1785),
2e section, pp. 169-170, Delagrave, Paris.
! ANARCHISME, HÉTÉRONOMIE, LIBERTÉ
MORALE
Fait de n’être soumis qu’aux lois que l’on se donne
soi-même.
Définie d’une façon négative, la liberté de la volonté est sa
capacité à agir sans être soumise à des lois reçues de l’extérieur ou à des causes extérieures qui la déterminent. Définie
positivement, la liberté est la propriété d’une volonté soumise
à la loi qu’elle se donne, elle est alors autonomie. L’autonomie de la volonté est le principe suprême de la moralité. Elle
permet de comprendre pourquoi il n’y a pas de contradiction entre la liberté, exigée par la moralité comme condition
même de la responsabilité morale, et la soumission à l’impératif catégorique également exigée par la moralité. C’est qu’il
n’y a de véritable autonomie que si la maxime qui préside à
l’action peut-être aussi une loi (puisque l’autonomie est soumission à la loi que l’on se donne soi-même). L’autonomie
s’identifie ainsi à l’impératif catégorique qui stipule d’agir uniquement d’après une maxime dont on peut vouloir en même
temps qu’elle devienne une loi universelle.
« En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c’est-à-dire dans la propriété
qu’elle a d’être à elle-même sa loi. Or cette proposition : la
volonté, dans toutes ses actions, est à elle-même sa loi, n’est
qu’une autre formule de ce principe : il ne faut agir que
d’après une maxime qui puisse aussi se prendre elle-même
pour objet à titre de loi universelle. Mais c’est précisément la
formule de l’impératif catégorique et le principe de la moralité ; une volonté libre et une volonté soumise à des lois
morales sont par conséquent une seule et même chose » 2.
Le contraire de l’autonomie est l’hétéronomie. Il y a hétéronomie chaque fois que la volonté cherche hors d’ellemême la loi à laquelle elle se soumet. Toutes les philosophies
morales qui ne fondent pas la morale dans la raison sont
ainsi illégitimes. Qu’elles fondent la morale dans les commandements divins, dans la recherche du bonheur, dans un
prétendu sentiment moral ou dans l’idée de perfection, elles
tombent dans l’hétéronomie et déduisent la morale d’un impératif hypothétique.
Colas Duflo
✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 2e section, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, t. II,
1985, p. 308.
2 Ibid., p. 316.
Voir-aussi : Kant, E., Critique de la raison pratique.
! IMPÉRATIF, LIBERTÉ, MORALE, MORALITÉ, RAISON PRATIQUE
AUTO-ORGANISATION
Du grec organon, « instrument de travail », et autos, « soi-même ».
Apparue dans le champ théorique contemporain au cours des années
1960, aux États-Unis 1, elle est introduite en France par les recherches de
H. Atlan 2. Le colloque de Cerisy de 1981 indique, en son sous-titre, combien cette notion convie à l’interdisciplinarité 3. L’auto-organisation
est un
paradigme que nombre de disciplines ont mis en oeuvre (sciences biologiques, écologiques, sociales, économiques, politiques, psychologiques,
linguistiques, cognitives, etc.) après que le concept eut été forgé dans
un immense archipel scientifique où l’on navigue entre physico-chimie,
biologie et cybernétique. C’est cependant essentiellement de l’univers
cybernétique (de l’autorégulation et de la rétroaction) qu’est née l’idée
d’une auto-organisation des systèmes complexes 4.
SC. HUMAINES
Activité de formation et de transformation de soi par
soi.
H. von Foerster (secrétaire des conférences Macy, New YorkPrinceton, 1946-1953), promoteur de la « cybernétique du
second ordre » (au Biological Computer Laboratory de l’université de l’Illinois, 1958-1976), développe d’abord l’idée d’un
« principe d’ordre à partir du bruit » qui explique les phénomènes d’adaptation des organismes vivants 5. La reprise critique de ce modèle, du point de vue de la théorie de l’information dans le domaine de la biologie, permettra d’étudier
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
99
la logique « autonome » de systèmes dont les programmes
se transforment indéfiniment de manière non prédéterminée,
mais selon les effets aléatoires de leur environnement (Atlan).
L’idée d’un programme génétique qui se programme luimême fut aussi l’axe des travaux de Fr. Varela et de H. Maturana. Ce sont les initiateurs d’un paradigme parallèle à l’autoorganisation, celui du système autopoiétique, qui produit et
reproduit indéfiniment l’invariant (adaptatif) dans lequel et
par lequel l’être vivant organisé se conserve tout en modifiant
ses constituants. Dans les processus de circulation de l’information et du sens, l’idée d’autonomie fait référence, selon
Varela, à un système opérationnellement clos, à forte détermination interne (auto-affirmation), et qui est nécessairement
interprétatif au sens d’une constitution de l’être 6. Et ce dans
la variété des comportements propres permis par la clôture
informationnelle d’un système qui ne peut être pensé que
de l’intérieur, ce que soulignera aussi C. Castoriadis pour les
domaines de la psyché et du social-historique 7. Indépendamment (mais historiquement aussi en confrontation théorique
avec ce modèle), le « principe de complexité par le bruit »
d’Atlan avait introduit l’idée de la conversion continuée du
hasard en de nouvelles significations pour un système dont
le processus de complexification est la négation tendancielle
d’un ordre pourtant indispensable à cette conversion. C’est
alors entre deux formes de mort, le cristal (absence de complexité) et la fumée (absence d’ordre), que se déploient les
structures fluides et dynamiques de l’organisation du vivant
comme autant de processus de désorganisation indéfiniment
rattrapée (qui en eux-mêmes sont capables aussi d’utiliser la
mort : ce que révéleront plus tard les phénomènes d’apoptose) 8. Pour aborder cette nouvelle complexité, E. Morin proposera sept principes guides : systémique ou organisationnel,
hologrammatique, boucle rétroactive, boucle récursive, autoéco-organisation, dialogique, réintroduction du connaissant
dans toute connaissance 9.
▶ Dans le processus du « hasard organisationnel » (Atlan), la
matière s’auto-organise donc en se complexifiant. Et il dépend ainsi de la puissance même des corps et / ou de leur
complexité (corps humains, corps politiques...) que l’aléatoire soit source de destruction ou de création. Le modèle
de l’auto-organisation pourrait ouvrir ainsi à une ontologie
immanente du temps et de l’histoire. Temps ouvert des coopérations et des résistances, temps de la constitution de l’être
comme puissance collective de transformation.
Laurent Bove
✐ 1 Yovits, M.-C., Cameron, S. (éd.), Self-Organizing Systems,
Pergamon, New York, 1960. Foerster, H. (von), Zopf, H. (éd.),
Principles of Self-Organization, Pergamon Press, New York,
1962.
2 Atlan, H., l’Organisation biologique et la Théorie de l’information, Hermann, Paris, 1972.
3 Dumouchel, P. et Dupuy, J.-P., l’Auto-organisation. De la physique au politique, Seuil, Paris, 1983.
4 Dupuy, J.-P., Les savants croient-ils en leurs théories ? Une lecture philosophique de l’histoire des sciences cognitives, INRA,
Paris, 2000.
5 Foerster, H. (von), « On Self-Organizing Systems and their
Environments », Yovitz et Cameron (éd.), in op. cit., pp. 31-50.
6 Varela, Fr., Principles of Biological Autonomy, New York, Oxford, Elsevier North Holland, 1979, trad. P. Bourgine, P. Dumouchel, « Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant », Seuil,
Paris, 1989.
7 Castoriadis, C., « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, II,
Seuil, Paris, 1986.
8 Atlan, H., Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation
du vivant, Seuil, Paris, 1979.
9 Morin, E., la Méthode (5 tomes), Seuil, Paris, 1977-2001.
Voir-aussi : Dupuy, J.-P., Ordres et Désordres. Enquête sur un
nouveau paradigme, Seuil, Paris, 1982.
AUTORITÉ
Du latin auctoritas, « garantie », « influence ».
MORALE, POLITIQUE
Faculté pour une personne physique ou morale d’être
l’auteur de ses propres actes.
Lorsqu’elle concerne la production d’un discours ou d’un
savoir, l’autorité désigne la figure particulière du sujet que
constitue l’auteur : l’autorité réside donc dans le pouvoir qu’a
un sujet de se présenter comme la source de son propre discours et du savoir qu’il porte.
De cette première définition se tire une extension juridique et morale. Morale, parce que l’autorité définit très
exactement le rapport de reconnaissance et d’attribution
assumée qui lie une personne morale à ses propres actes, la
constituant ainsi en sujet véritable de toutes ses opérations.
L’autorité morale est donc avant tout une forme de la responsabilité, puisqu’elle implique l’assomption par le sujet de
tous les faits qui sont placés sous sa dépendance. Ce n’est
que par extension que cette autorité comme centrement du
sujet moral désigne le mouvement centrifuge par lequel un
tel sujet peut en retour « autoriser » un comportement ou une
pratique en elle-même.
Mais l’autorité possède également une forme technique,
en tant qu’on y considère la dissociation possible de la personne physique et de la personne morale : dans ce cas en
effet, on revêtira de l’autorité au sens juridique une instance
(personne, groupe, institution) qui concentre le droit d’agir
que lui ont remis une ou plusieurs personnes physiques.
L’autorité désigne alors précisément le transfert de la qualité
d’auteur, c’est-à-dire la possibilité pour l’instance « autorisée »
d’être actrice de faits que les personnes « autorisantes » reconnaîtront pour leurs. L’articulation de ces notions permet, par
exemple chez Hobbes 1, d’organiser la transitivité de l’autorité,
de telle sorte que le souverain comme attributaire des pouvoirs de ses sujets agisse par leur propre puissance de sujets.
Laurent Gerbier
✐ Hobbes, Th., Léviathan (1651), ch. XVI, trad. F. Tricaud,
Sirey, Paris, 1971, p. 161 sq.
Voir-aussi : Arendt, H., « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La crise
de la culture, trad. P. Lévy (dir.), Gallimard, Paris, 1972, rééd.
« Folio », 1989, pp. 121-185.
! ÉTAT, FOI, FONDEMENT, POUVOIR, RECONNAISSANCE
AUTRE
Du latin alter ; en grec : heteros ou allos.
PHILOS. ANTIQUE
Opposé du même.
Platon, dans le Sophiste, fait de l’autre l’un des cinq « plus
grands » ou « très grands » (megista) genres, à côté de l’être,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
100
du mouvement, du repos et du même. En effet, si le mouvement et le repos ont en commun d’être, l’identité de chacun
tient cependant à son altérité par rapport à l’autre : chacun
est le même que soi et pour cette raison même autre que
son contraire. D’où la nécessité d’admettre, à côté du mouvement et du repos, le même et l’autre parmi les genres de
l’être. D’où aussi la constatation que le même et l’autre appartiennent à chacun des autres genres, y compris à l’être : admettre l’autre parmi les genres de l’être, c’est admettre, contre
Parménide, la réalité ou l’être du non-être 1. Il en résulte que
dire ce qui n’est pas, c’est quand même dire quelque chose :
possibilité du discours faux et de l’erreur ; que définir un
objet (dire d’une chose ce qu’elle est), ce n’est pas affirmer
son identité à soi (A est A), mais lui attribuer une propriété
qui lui appartient sans qu’elle se confonde avec elle (A est
B) : possibilité de la prédication 2. L’autre est aussi pour Platon
principe du devenir : dans le Timée, le démiurge compose
l’âme du monde à partir de l’essence indivisible du même et
de l’autre et de l’essence divisible des corps 3.
Reprochant aux platoniciens d’avoir admis la réalité du
non-être, Aristote fondera la prédication dans sa doctrine des
catégories ou genres de l’être 4, dont ne font partie ni mouvement et repos, ni même et autre. Autre, pour lui, se dit
« des êtres qui ont pluralité d’espèce, ou de matière, ou de
définition de leur substance »5 et, corrélativement au même,
son opposé, en autant de sens qu’il y a de catégories de l’être.
Contestant à son tour que la catégorie de substance
puisse s’appliquer aussi légitimement aux substances sensibles qu’aux intelligibles, Plotin limitera la validité des catégories aristotéliciennes au monde sensible et rétablira les cinq
genres du Sophiste, y compris l’autre, dans le rôle de genres
de l’être véritable ou « genres premiers » 6.
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Platon, Sophiste, 254d-258b.
2 Ibid., 262d-264b.
3 Platon, Timée, 35a-36d.
4 Aristote, Métaphysique, VI, 2.
5 Aristote, Métaphysique, V, 9, 1018a9-11.
6 Plotin, Énnéades, VI 2 [43].
! ALTÉRITÉ, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MÊME ET AUTRE,
NÉGATION, PRÉDICATION
AUTRUI
GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE
Synonyme d’alter ego.
Par définition, un alter ego est contradictoire, comment peutil à la fois être même et autre que moi ? Cette difficulté joue
pleinement quand on considère que l’expérience d’autrui
engage le problème de l’accès à une autre conscience pour
une conscience qui ne se saisit que de l’intérieur d’ellemême. C’est dans cette mesure que l’interrogation sur autrui
ne semble explicitement apparaître que dans le sillage de la
phénoménologie de Husserl au XXe s. Le rôle que l’epokhê accordait à l’« expérience interne transcendantale et phénoménologique » conduit en effet à affronter, dans les Méditations
cartésiennes 1 le risque d’un « solipsisme transcendantal ». Il
est cependant envisageable de discerner une analyse de l’expérience d’autrui tout au long de l’histoire de la philosophie.
Histoire du concept
On considère souvent que c’est dans la philosophie de Descartes que le rapport à autrui devient problématique. Le
doute, conduit dans les Méditations métaphysiques 2, n’autorise à admettre pour première certitude que la proposition « je
suis, j’existe ». Il n’y a cependant pas là un solipsisme, dans
la mesure où la certitude ne sera vraiment atteinte que par la
médiation de Dieu, qui garantira l’existence du monde et des
autres. C’est plutôt la manière dont Descartes doit définir la
pensée qui peut interdire l’expérience d’autrui (« tout ce qui
se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevions immédiatement par nous-mêmes ») 3.
Avec Malebranche, la connaissance d’autrui devient
conjecturale ; elle est dépendante de l’union de l’âme et du
corps et échappe au savoir proprement dit, c’est par l’intermédiaire des passions que s’effectue l’interaction avec l’autre 4.
Au XVIIe s. plusieurs auteurs vont développer une anthropologie des passions selon laquelle le rapport affectif aux
autres joue un rôle essentiel dans l’action et le développement de l’individu. Ainsi, pour Hobbes, nous sommes tous
mus par la crainte de l’autre et par le désir qu’il reconnaisse
notre pouvoir. Les conflits provoqués par ce système d’interactions passionnelles nous conduisent à entrer dans une
république 5.
Spinoza accordera, quant à lui, un rôle déterminant à
l’« imitation des affects » (imitatio affectuum). Imaginer les
sentiments d’un autre être humain n’engage ni un altruisme
spontané ni une comparaison : c’est d’emblée éprouver ses
sentiments. Des mouvements correspondant à ces derniers
s’esquissent dans notre corps, et les variations en jeu vont
augmenter ou diminuer notre puissance d’agir. Quand l’imitation porte sur les désirs d’autrui, elle devient « émulation »
(aemulatio). C’est par son intermédiaire, et selon ses aléas,
que peut se développer une communauté humaine 6.
Au XVIIIe s., dans un contexte empiriste, Hume, définira la
« sympathie » (sympathy) comme une contagion affective, une
transmission d’émotion d’individu à individu 7. Mais Adam
Smith considérera que la sympathie est plutôt une substitution imaginaire à l’autre. Ainsi, l’universalité du jugement
moral n’engage pas un lien émotionnel, mais la forme d’un
changement imaginaire de situation, par lequel l’autre est
posé de manière fictive en moi 8.
À l’inverse, pour Kant, le jugement moral ne peut être
fondé sur un sentiment. L’universalité et la nécessité en jeu
peuvent seulement être l’expression d’une raison pratique.
Un être raisonnable devient ainsi en lui-même une « fin en
soi ». C’est pourquoi l’impératif pratique me commande de
traiter l’humanité dans ma personne et dans celle de tout
autre « toujours en même temps comme une fin » 9. Dans ces
conditions, il semble que je rencontre autrui au centre même
de ce qui constitue ma liberté comme être rationnel. C’est
précisément un point que développera l’idéalisme allemand,
en élaborant le concept de « reconnaissance » (Anerkennung).
Fichte tente ainsi de déduire a priori l’existence d’autrui
comme une condition nécessaire de la conscience de soi 10. En
tant qu’elle appartient à un être raisonnable fini, la conscience
de soi rencontre une limitation. Pour que cette limitation soit
une condition du développement de cette conscience, il faut
qu’elle soit un appel à sa liberté. Elle doit donc provenir d’un
sujet libre pouvant la reconnaître comme un autre sujet.
Selon Hegel, la conscience de soi suppose aussi la reconnaissance par une autre conscience. Mais Hegel ne tente pas
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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une simple déduction a priori, il élabore une science de l’expérience de la conscience 11. Celle-ci va permettre de rendre
compte des formes historiques concrètes et contradictoires de
la reconnaissance, y compris de celles qui comportent une
domination. À la différence de Fichte, Hegel peut donner
d’emblée à ma conscience la certitude immédiate de l’autre
conscience. Mais la place accordée à cet « être hors d’ellemême », à cet « être autre », implique que ma conscience de
soi ne peut se développer qu’en s’assurant qu’elle est reconnue. Kojève, dans son interprétation de la Phénoménologie
de l’esprit 12, en conclura que le désir humain est constitutivement un désir de reconnaissance.
La structure générale qui se développe alors montre comment l’expérience de la conscience tente d’élever la certitude
de soi et de l’autre à la vérité. Elle comporte divers moments
partiels, qui n’ont leur sens que par rapport à l’ensemble du
développement de la Phénoménologie. Sous l’influence de
Kojève, on s’en tient souvent aux deux premiers : la lutte à
mort et la dialectique de la maîtrise et de la servitude. Cela
ne doit pas faire oublier que le mouvement engagé trouve
son accomplissement en vérité dans le « oui réconciliateur »,
la représentation du « Je » divin dans le « nous » de la communauté, à l’issue de la section « Esprit ».
Les deux consciences qui se font face au début du processus doivent accomplir l’une pour l’autre la même activité.
Elles doivent se manifester l’une à l’autre comme étant « pour
elles-mêmes ». Encore englouties dans l’être de la vie, il leur
faut abolir l’être immédiat. Elles doivent exposer leur vie, tenter d’anéantir l’autre. C’est pourquoi elles doivent faire leur
preuve par un combat à mort.
Dans ce processus négatif, rien n’est retenu ni conservé
de ce qui est supprimé. Ce n’est pas le cas si l’une des deux
consciences cède devant l’autre par peur de perdre la vie.
C’est ainsi que se développe la dialectique de la maîtrise et de
la servitude comme forme de reconnaissance inégale et dissymétrique. La conscience du maître est celle qui a triomphé
en montrant qu’elle était pour elle-même, mais elle ne peut
le faire que par l’intermédiaire de la conscience serve. Cette
dernière n’est pas reconnue comme conscience, ne s’est pas
effectivement dégagée de l’être de la vie. Cependant, nécessaire à la reconnaissance du maître, nécessaire à sa jouissance par son travail, elle constitue la vérité de sa conscience.
Sa peur de la mort, la formation que lui donne son labeur
l’engagent dans une figure supérieure de la conscience de
soi qui s’éprouve comme libre. Dans ce contexte précis, la
question d’autrui comme alter ego semble soit se réduire à
une question de conflit et de domination (qu’on voit notamment se rejouer dans les analyses de Sartre), soit appeler son
dépassement par une philosophie du travail, de la culture ou
de la reconnaissance sociale et politique.
Ainsi qu’il l’a été rappelé, la phénoménologie, telle
qu’elle est élaborée par Husserl au XXe s. est confrontée de
manière cruciale à la question d’autrui par la place qu’elle
est conduite à donner, à l’epokhê. Ma conscience est, par
définition, conscience de quelque chose, elle n’est que dans
l’intention qui la projette vers les objets et le monde, mais
par l’epokhê cette relation doit être située sur le plan de ce
qui lui apparaît. C’est ainsi que la transcendance est immanente à la conscience. Comment donner une place à une
autre conscience qui n’en fasse pas seulement un objet pour
la mienne (Méditations cartésiennes, « 5e méditation ») 13 ? Pour
résoudre ce problème, Husserl, par une deuxième réduction,
fait apparaître ma « sphère d’appartenance », ou « sphère primordiale ». Elle s’organise autour de mon « corps de chair »
(Leib). Autrui peut m’être ainsi présenté indirectement par
son corps. Celui-ci m’en offre une « apprésentation analogique » grâce à sa ressemblance avec le mien. Il n’y pas ici
un raisonnement, mais une synthèse passive, une association
mentale qui s’opère sans que j’y réfléchisse et par laquelle
s’opère un « appartement » (Paarung) de nos deux « corps de
chair » (Leib). Ainsi, il peut être rendu compte de l’immédiateté de l’expérience d’autrui et, en même temps, de son altérité.
Sartre, comme beaucoup de philosophes, considérera que
la tentative husserlienne échoue. Il opérera sur ce point un
certain retour à la phénoménologie hégélienne.
Selon lui, par l’intentionnalité, notre conscience est une
pure extériorisation et ne contient donc aucun ego. Ma
conscience est d’emblée consciente d’elle-même, mais elle
n’est pas conscience d’un contenu. Elle n’est pas immédiatement conscience d’un soi. Cette non-coïncidence définit
notre subjectivité comme un néant. Comme le prouve l’expérience de la honte, c’est précisément le regard d’autrui qui va
me révéler mon moi comme un objet. Ce regard est donc une
condition nécessaire de l’apparition du moi, en même temps
qu’il nie ma liberté, fige mes possibilités. Autrui est indispensable à l’existence de ma conscience comme conscience
de soi, mais je n’éprouve sa subjectivité qu’en tant qu’elle
m’objective. Ainsi, le conflit est le sens originel de notre rapport aux autres 14.
D’autres auteurs vont tenter de prolonger les analyses de
Husserl en mettant au contraire l’accent sur l’expérience de la
proximité avec l’autre. Max Scheler tente de corriger les descriptions de Husserl par une nouvelle analyse de la « sympathie » (Mitfühlen) 15. Merleau-Ponty, en partant d’une analyse
de la perception, montre comment je coexiste avec autrui
dans une « intercorporéité » 16. De manière opposée, Lévinas
souligne que cette proximité n’est ni fusionnelle ni neutre 17.
Elle est marquée par la non-indifférence et l’asymétrie. L’autre
ne s’y réduit jamais au même.
▶ La question d’autrui engage des couples d’opposés centraux et fondateurs dans l’histoire de la métaphysique ;
comme celui du même et de l’autre, elle interroge le rôle joué
par la conscience dans la philosophie moderne. En ce sens
elle intervient toujours en philosophie de manière critique,
voire « déconstructrice ».
Jean-Paul Paccioni
✐ 1 Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1949), trad. E. Lévinas et G. Peiffer, (« Méditations cartésiennes », 1931), Vrin,
Paris, 2001.
2 Descartes, R., Meditationes de prima philosophia (1641), trad.
de Luynes, (« Les méditations métaphysiques », 1647), édition
M. Beyssade, Le Livre de poche, Paris, 1990.
3 Descartes, R., Renati Descartes principia philosophiae (1644),
trad. Picot, (« Les principes de la philosophie », 1647), OEuvres
philosophiques, t. III, 1re partie, § 9, p. 95, Garnier, Paris, 1973.
4 Malebranche, N., De la recherche de la vérité (1674), OEuvres
complètes, t. I, Vrin, 2e édition, Paris, 1972, et Entretiens sur la
métaphysique et sur la religion (1re édition, 1688), OEuvres complètes, t. XII, Vrin, 2e édition, Paris, 1972.
5 Hobbes, Th., Leviathan (1re édition anglaise, 1651 ; édition
latine, 1668), trad. F. Tricaud (« Leviathan »), Sirey, Paris, 1971.
6
Spinoza, B., Ethica (1677), trad. C. Appuhn (« Éthique »), Vrin,
Paris, 1983.
7 Hume, D., An Enquiry Concerning the Principles of Morals
(1751), trad. Ph. Barangeret et Ph. Saltel (« Enquête sur les principes de la morale »), GF-Flammarion, Paris, 1991.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
102
8 Smith, A., The Theory of Moral Sentiments (1759), trad. C. Gautier, M. Biziou et J.-F. Pradeau (« Théorie des sentiments moraux »), PUF, Paris, 1999.
9 Kant, E., Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (1785), trad.
Delbos (« Fondements de la métaphysique des moeurs »), Delagrave, Paris, 1981.
10 Fichte, J. G., Grundlage des Naturrechts (1796), trad. A. Renaut (« Fondement du droit naturel selon les principes de la
doctrine de la science »), PUF, Paris, 1984.
11 Hegel, G. W. F., Phänomenologie des Geistes (1806), trad. J.P. Lefebvre (« La phénoménologie de l’esprit »), Aubier, Paris,
1991.
12 Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Gallimard, Paris, 1976.
13 Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1931), trad. E. Lévinas et G. Peiffer (« Méditations cartésiennes »), Vrin, Paris, 2001.
14 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant (1943), Gallimard, Paris, 1980.
15 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie (1923), trad.
H. Lefebvre (« Nature et formes de la sympathie »), Payot, Paris,
1928.
16 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945),
Gallimard, Paris, 1981.
17 Lévinas, E., Totalité et Infini (1961), Le Livre de poche, Paris,
1996, et le Temps et l’Autre (1948 / 1979), PUF, Paris, 1983.
Voir-aussi : Deleuze, G., « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface au roman de Tournier, Vendredi et les limbes du
Pacifique, Minuit, Paris, 1972.
! AMITIÉ, CONSCIENCE, INTENTIONNALITÉ, PHÉNOMÉNOLOGIE,
SENS COMMUN
AVANT-GARDE
Désigne au XIIe s. la tête d’une armée, qui reçoit la première le choc de
l’ennemi. Le sens devient figuré dès la Renaissance, et qualifie tout
esprit
en avance sur son temps. C’est ainsi que, dans ses Recherches de la France
(1561-1615), É. Pasquier juge M. Scève d’avant-garde par comparaison
avec Du Bellay ou Ronsard. Ce second sens connaît une étonnante fortune, dans le domaine politique comme dans celui des arts, depuis 1848.
ESTHÉTIQUE
Depuis le XIXe s., ensemble des artistes – le pluriel est de
rigueur, l’avant-garde ne désigne pas un individu mais un
groupe, uni par une volonté commune de rénovation, proclamée le plus souvent par voie de manifeste – qui se disent
précurseurs, et prétendent annoncer, à un présent que son
attachement au passé aveugle, un avenir inimaginable.
Transfuge passé du vocabulaire militaire à celui des beauxarts, « l’avant-garde » établit un lien qui peut surprendre entre
deux domaines qui ont pourtant coutume de s’ignorer. C’est
au XIXe s. que l’avant-garde – tête d’une armée qui s’aventure
sur la ligne de front – prend un sens éthique et politique.
S’honore d’abord de ce titre le militant engagé aux extrêmes,
d’un bord comme de l’autre, le contestataire de l’ordre établi.
Dès le second Empire, l’artiste s’enrôle à son tour dans cette
phalange. L’art d’avant-garde est d’abord un art qui se met
au service du progrès social et des idéaux révolutionnaires,
avant de se proclamer lui-même promoteur de toute révolution, prophète et éclaireur des temps nouveaux, mage et
phare qui montre la voie au désarroi du présent. Religion du
futur et militantisme de l’innovation, l’avant-garde confie à
l’art la mission de changer la vie, et anticipe dans ses oeuvres
l’âge d’or que promet l’avenir à ceux qui oseront faire table
rase du passé.
Extrémiste de la rupture, l’avant-garde invente pour l’artiste une identité nouvelle : lui qui fut longtemps, du temps
du mécénat des Guermantes, l’héritier et l’interprète d’une
tradition qu’il fécondait en la renouvelant, doit désormais,
sous le règne des Verdurin, rompre tout lien avec le passé
et inaugurer une ère nouvelle, absolument. En 1886, le critique F. Fénéon 1, qui affichait ses opinions anarchistes, lançait le mouvement « néo-impressionniste », ainsi baptisé par
lui-même, « à l’avant-garde de l’impressionnisme ». Un an
auparavant, l’amateur d’art et collectionneur T. Duret, ardent
républicain, qui fut ami de Courbet comme de Manet, rassemblait les textes qu’il avait rédigés pour la défense des impressionnistes sous le titre de Critique d’avant-garde 2.
On le voit : l’avant-garde est l’affaire des théoriciens plus
que des artistes eux-mêmes, des écrivains plutôt que des
peintres. Aussi s’affirme-t-elle par le discours sur l’art tout
autant, sinon davantage, que par l’art lui-même ; elle répond
au discours par le discours, et publie coup sur coup proclamations et professions de foi, manifestes et contre-manifestes,
chaque fois définitifs mais toujours recommencés. Elle n’a jamais été plus radicale que pendant les bouleversements politiques qui ouvrent le XXe s. : le constructivisme russe pendant
la révolution soviétique ; le futurisme italien se laissant attirer,
après la guerre, par le fascisme (avanguardista désigne dans
l’Italie mussolinienne le jeune membre d’une organisation paramilitaire au service du Duce)... Provocatrice, l’avant-garde
force l’avenir encore latent et le contraint à se déclarer.
Pourtant, le choc du futur est aussi mouvement rétrograde du vrai, et l’invention de l’avenir est réinterprétation
du passé : l’impressionnisme met en lumière certains aspects
jusqu’alors méconnus de l’art d’un Vélasquez ; le cubisme fait
redécouvrir des maniéristes oubliés, tel L. Cambiaso, et voir
avec d’autres yeux le luminisme d’un G. de La Tour ; le critique américain Greenberg, défenseur de l’action painting de
Pollock, attire l’attention sur les dernières oeuvres de Monet,
les études pour les Nymphéas, plus encore que les Nymphéas
eux-mêmes. Cette recherche en paternité peut porter le soupçon sur les intentions proclamées de l’avant-garde : iconoclaste, elle réinvente le musée pour la défense de sa propre
cause ; anarchiste, elle enrôle les autorités au service de sa
propre légitimation.
▶ Dès 1860, ce conformisme de l’anticonformisme avait
attiré les critiques acerbes de Baudelaire : « À ajouter aux
métaphores militaires : les poètes de combat. Les littérateurs d’avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires
dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la
discipline, c’est-à-dire pour la conformité, des esprits nés
domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu’en
société. » Modernité de la modernité, lancée dans une perpétuelle surenchère sur un avenir qui se fait attendre, s’engageant solennellement devant le tribunal de l’histoire mais
pourtant de plus en plus éphémère, l’avant-garde finira par
lasser. Autour des années 1980, le « postmodernisme » choisit
de rompre avec la théologie de la rupture et préfère, à la radicalité de la table rase, les plaisirs ironiques de l’éclectisme et
de la citation. L’avant-garde, qui se voulait en avance sur son
temps, serait-elle à son tour dépassée ?
Jacques Darriulat
✐ 1 Fénéon, F., Au-delà de l’impressionnisme, Hermann, Paris,
1966.
2 Duret, T., Critique d’avant-garde, ENSB-A, Paris, 1998.
Voir-aussi : Bürger, P., Theorie der Avant-Garde, Suhrkamp, 1974.
Compagnon, A., Les cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
103
Krauss, R., L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. Macula, Paris, 1993.
Morizot, J., « L’Avant-garde, entre histoire et généalogie », in Les
Frontières esthétiques de l’art, Harmattan, Paris, 1999, pp. 113124.
! CONTEMPORAIN (ART), FIN DE L’ART, MODERNE, MODERNITÉ,
POSTMODERNISME
« L’art contemporain est-il une sociologie ? »
AVERROÏSME
PHILOS. MÉDIÉVALE
Doctrine du philosophe arabe ibn Rushd (1126-1198),
nommé Averroès en latin.
Philosophe et médecin né à Cordoue, Averroès a commenté
tout Aristote, sauf la Politique, et a tenté de restituer la pensée du Stagirite par-delà l’interprétation néoplatonicienne
et émanatiste d’Avicenne. Le courant latin que l’on a pu
nommer « averroïsme », de même que « l’avicennisme », n’est
pas clairement identifiable ; il n’est pas tant caractérisé par
sa fidélité aux commentaires d’ibn Rushd que par la permanence d’un projet visant à comprendre l’authentique doctrine aristotélicienne. Pour cette raison, le nom d’aristotélisme « total » ou « intégral » conviendrait mieux 1. Bien que la
pensée d’Averroès ne se limite pas à cela, l’« averroïsme » a
pu être identifié à partir de deux thématiques particulières :
celle de l’éternité du monde et celle que Leibniz définit, parlant des « averroïstes », comme un « monopsychisme » 2. Reprenant la question de l’intellect chez Aristote, Averroès distingue d’une part l’âme sensitive (corruptible), individuelle,
qui permet la connaissance humaine par le biais de l’imagination et caractérisée par un intellect passible ; d’autre
part, l’intellect (incorruptible) « matériel » ou « possible »,
non substantiellement séparé de l’intellect agent, et qui est
commun à l’ensemble des hommes 3. Cependant, « Nul philosophe n’aura été plus mal compris ni plus calomnié qu’Ibn
Rushd » 4, et, si l’on peut identifier des auteurs qui suivent fidèlement la doctrine d’Averroès (comme Jean de Jandun au
XIVe s.), l’« averroïsme » est avant tout une dénomination qui
véhicule avec elle une condamnation implicite, désignant
originellement des auteurs du XIIIe s. comme Boèce de Dacie
ou Siger de Brabant, maîtres ès art à l’université de Paris.
Ce sont eux que vise Thomas d’Aquin lorsqu’il constate
que « cela fait quelque temps qu’une erreur sur l’intellect a
commencé de se répandre » 5, qu’il caricature en disant que,
selon les averroïstes, « l’homme ne pense pas », puisqu’il
est plutôt « pensé » de l’extérieur du fait de la séparation
de l’intellect entre agent et possible, non individualisé. En
1277, nombre de thèses attribuées aux « averroïstes » sont
condamnées, ces derniers étant accusés de refuser l’immortalité individuelle de l’âme, de prôner l’éternité du monde,
ou encore de considérer que les philosophes sont les plus
sages d’entre les hommes 6. De fait, l’accusation d’averroïsme
désigne avant tout une certaine attitude laïque, émergeant
au XIIIe s., qui revendique l’autonomie de la philosophie par
rapport à la théologie, et elle ne concerne pas directement
Averroès. Elle traduit l’émergence d’une crise universitaire,
essentiellement parisienne, que la censure transforme en
une doctrine hérétique connue sous le nom de « double
vérité ». Averroès 7, de même que les « averroïstes » latins,
prônent l’usage des démonstrations rationnelles en philosophie, en distinguant nettement le champ de la raison
de celui de la foi, sans pour autant prétendre que l’une et
l’autre aboutissent à des conclusions contraires. Or, cette
revendication est transformée dans le prologue des condamnations de 1277, qui affirme qu’à « Paris, certains hommes
d’études es arts (...) disent en effet que cela est vrai selon
la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme
s’il y avait deux vérités contraires » 8. Plus qu’un courant,
l’averroïsme est une hérésie, parfois créée de toutes pièces
par les censeurs. Il ne se limite cependant pas aux thèses
concernant l’intellect ou l’immortalité de l’âme, et connaît
une importante postérité avec l’idée d’une « félicité mentale » : face à des auteurs comme Thomas d’Aquin, affirmant
que la béatitude véritable ne peut être atteinte qu’après la
mort, « l’averroïsme » affirme la possibilité d’une béatitude
terrestre. Cette idée a une importante postérité en philosophie politique, associée à l’idée d’autonomie du pouvoir
temporel par rapport au spirituel, et est défendue au début
du XIVe s. par Dante et Marsile de Padoue, qui déplacent la
noétique d’Averroès sur le champ politique.
Didier Ottaviani
✐ 1 Libera, A. de, Albert le Grand et la philosophie, Vrin, Paris,
1990, p. 269.
2
Leibniz, G. W., « Discours de la conformité de la foi avec la
raison », 7, in Essais de théodicée, Flammarion, « GF », Paris,
1969, pp. 54-56.
3 Sur la doctrine de l’intellect, cf. Averroès, L’intelligence et
la pensée (Grand commentaire sur le De anima d’Aristote,
livre III), trad. A. de Libera, Flammarion, « GF », Paris, 1998. Sur
Averroès, cf. Badawi, A., Averroès, Vrin, Paris, 1998 ; Benmakhlouf, A., Averroès, Les Belles Lettres, Paris, 2000 ; Hayoun,
M.-R. et Libera, A. de, Averroès et l’averroïsme, PUF, « Que saisje ? », Paris, 1991.
4 Libera, A. de, La philosophie médiévale, PUF, Paris, 1993,
p. 161.
5 Aquin, Th. (d’), Contre Averroès, trad. A. de Libera, Flammarion, « GF », Paris, 1994, p. 77.
6 Piché, D., La condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris,
1999.
7 Averroès, Discours décisif, trad. M. Geoffroy, Flammarion,
« GF », Paris, 1996.
8 Piché, D., op. cit., pp. 73-75.
! AVICENNISME, ARISTOTÉLISME
PHILOS. RENAISSANCE
Dans le proème à sa traduction de Plotin, Ficin affirme
que les aristotéliciens italiens sont divisés en deux groupes :
les partisans d’Alexandre d’Aphrodise et les partisans d’Averroès. Toutefois, les uns comme les autres nient la providence
chrétienne et conduisent à l’hypothèse de la mortalité de
l’âme humaine. Ils ne sont donc pas à même de concilier la
philosophie avec la religion comme le voudrait Ficin. Cependant, ses remarques traduisent l’influence de la tradition averroïste qui s’était imposée, au XVe s., en particulier à Padoue,
Parme et Bologne. Au cours du XVIe s., l’averroïsme fut au
centre de la controverse sur les possibilités et les limites de la
connaissance humaine et sur le caractère mortel ou immortel de l’âme individuelle. L’averroïsme padouan domine la
réflexion sur la philosophie naturelle. P. Pomponazzi s’en
détache pour adopter le point de vue d’Alexandre d’Aphrodise sur l’intellect possible et la mortalité de l’âme humaine.
Fosca Mariani Zini
✐ Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza moderna,
2 vol., Padoue, 1983.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
104
Poppi, A., Introduzione all’aristotelismo padovano, Padoue,
1970.
! AME, ARISTOTÉLISME, INTELLECT
AVICENNISME
PHILOS. MÉDIÉVALE
Doctrine du philosophe persan ibn Sînâ (980-1037),
nommé Avicenne en latin.
Philosophe et médecin né à Afshana, commentateur d’Aristote, et surnommé le « Prince des philosophes », Avicenne
a été, pour le monde latin, l’un des principaux vecteurs de
transmission d’un Aristote lu au travers du néoplatonisme.
Il fonde la métaphysique comme une théiologie, qui traite
de « l’être en tant qu’être » et non de Dieu, mais qui doit
cependant prouver l’existence de ce dernier, donnant ainsi
le courant de « l’avicennisme latin » du XIIe s. La cosmologie
avicennienne, posant une Cause première d’où émanent dix
Intelligences, est très fortement influencée par l’émanatisme
d’al-Farabi et trouve son origine dans la philosophie plotinienne. La première cause, absolument simple, étant nécessaire par soi, elle transmet sa nécessité aux choses, ce qui
permet de penser la distinction entre l’essence et l’existence
dont s’inspirera Thomas d’Aquin : l’essence des choses est
simplement possible, mais toute existence est nécessaire,
non par rapport à soi, mais par la transmission de nécessité
à partir du Premier, faisant que l’existence est un accident
de l’essence 1. La structure de la causalité qui se met ainsi
en place donne le courant de « l’avicennisme latin », illustré
principalement par Gundissalinus, et se propage au travers
de deux oeuvres majeures : le Liber de causis 2, et le Liber de
intelligentiis, ce dernier développant l’idée d’une causalité
fondée sur la propagation lumineuse.
L’avicennisme se caractérise aussi par sa gnoséologie, qui
se fonde sur l’intuition première de soi, à partir de l’argument
de « l’homme volant »3 : chaque individu peut avoir l’intuition de soi sans passer par une expérience extérieure ; cette
constitution première du « soi » est le fondement de l’activité connaissante. La connaissance est ensuite possible par la
mise en place d’une théorie de l’abstraction qui part du sensible, mais qui ne permet pas pour autant une saisie inductive de l’universel : ce dernier ne peut être reçu que par une
connexion à l’intellect agent, séparé, et ne peut être conservé
dans l’individu. La postérité de la gnoséologie avicennienne
tient surtout à la mise en place d’une intentionnalité pour
caractériser l’universel : plutôt qu’une compréhension de la
chose, il est une visée de celle-ci, et permet de distinguer
l’intention d’un universel (qui ne contient pas d’idée d’unité
ou de pluralité) de l’intention de son universalité (qui est une
ou multiple) 4.
Si l’avicennisme latin s’écarte souvent de la pensée d’ibn
Sînâ, par exemple en ce qui concerne la création, le philosophe persan ne pensant pas celle-ci comme volontaire et
refusant l’intervention de Dieu dans le cours du monde, il
conserve néanmoins certaines structures de pensée, ouvrant
le cadre d’une ontothéologie particulièrement manifeste à
partir de Duns Scot. Au XIIe s., la pensée latine se trouve fortement influencée par la théorie de l’illumination, qui s’accorde
avec le vocabulaire chrétien de la lumière utilisé par des
auteurs comme le Pseudo-Denys de l’Aréopage. Cependant,
peut-on identifier un courant d’origine avicennienne, qui fut
nommé « augustinisme avicennisant »5 ? D’autant qu’un tel
courant apparaît également teinté d’autres influences, comme
celle d’Avicébron (ibn Gabirol) : parler d’« avicennisme latin »
risquerait de placer un ensemble de doctrines, qui sont en fait
des interprétations d’Aristote, sous la dépendance d’un auteur
qu’elles ne suivent pas à la lettre. L’avicennisme serait alors
limité à la stricte doctrine d’Avicenne, et il faudrait plutôt
parler, pour les courants latins, d’« aristotélisme hétérodoxe » 6.
Pourtant, le terme d’avicennisme peut être conservé (comme
celui d’« averroïsme »), à condition de lui faire correspondre,
non un courant philosophique, mais une série de schèmes
de pensée (intentionnalité, ontothéologie, indifférence de
l’essence, théorie particulière de l’abstraction...) qui se retrouvent dans les oeuvres d’auteurs du XIIIe et XIVe s., sans pour
autant que ceux-ci puissent être qualifiés d’« avicenniens ».
Didier Ottaviani
✐ 1 Avicenne, Livre des directives et des remarques, 4e groupe,
trad. A.-M. Goichon, Vrin, Paris, 1951, pp. 368-369.
2 Magnard, P., Boulnois, O., Pinchard, B., et Solère, J.-L., La
demeure de l’être. Autour d’un anonyme (Liber de causis), Vrin,
Paris, 1990.
3 Avicenne, Livre des directives et des remarques, 3e groupe, op.
cit., pp. 303 sqq.
4 Avicenne, La métaphysique du shifâ, V, 1, trad. G. C. Anawati,
Vrin, Paris, 1978, t. 1, p. 233. Cf. A. de Libera, La querelle des
universaux, Seuil, Paris, 1996, pp. 177-206.
5 Gilson, É., Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicennisant, Vrin, « Reprise », Paris, 1986.
6 Van Steenberghen, F., La Philosophie au XIIIe siècle, Peeters,
Louvain-Paris, 1991, pp. 358-359.
Voir-aussi : Sebti, M., Avicenne. L’âme humaine, PUF, Paris, 2000.
Jolivet, J., et Rashed, R., Études sur Avicenne, Les Belles Lettres,
Paris, 1984.
! AVERROÏSME, ÉMANATION, ÉMANATISME, ESSENCE,
NÉOPLATONISME, ONTOLOGIE, UNIVERSAUX
AVORTEMENT
Du latin du XIIe s. abortare, « avorter ».
BIOLOGIE, MORALE, PHILOS. DROIT
Au sens propre, acte par lequel quelque chose de déjà
vivant meurt avant de voir le jour (un foetus, par exemple,
mais aussi, par extension, un projet, une insurrection, etc.).
Par métonymie, on le dit aussi de la mère qui portait en
elle cette vie interrompue, l’interruption de la vie pouvant
être spontanée ou provoquée.
À vrai dire, chacun des termes de cette définition a pu être
discuté, dans un conflit intense d’arguments et d’émotions,
qui touche particulièrement, depuis la légalisation de l’avortement dans la plupart d’entre eux, les pays culturellement
marqués par le monothéisme et, notamment, par le christianisme catholique romain ; mais pas seulement.
La position « libérale » insiste, d’abord, sur le fait que la
grossesse est un drame de la femme avec elle-même (S. de
Beauvoir1). Dans la tradition issue de Locke et du droit britannique, si la femme est propriétaire de son corps, et si le sujet
est un être capable de se référer à lui-même (dans sa santé,
sa liberté, son bonheur), l’embryon est un « intrus » dont les
droits ne s’imposent pas à la mère sans son consentement
(Rothbard). Et ce d’autant moins que l’embryon n’a pas de
conscience de soi ni de son éventuelle douleur (M. A. Warren). Selon le célèbre apologue de J. Javis Thompson, on ne
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
105
pourrait obtenir de force le branchement d’un célèbre violoniste dans le coma sur le rein d’un « prêteur », même s’il était
le seul « compatible » et si c’était pour seulement neuf mois 2.
Les libéraux reprochent aux conservateurs de sacraliser la vie
et le processus biologique. Et ils ont obtenu des pouvoirs
publics la légalisation de l’IVG (l’interruption volontaire de
grossesse) à cause du drame des avortements clandestins,
et du fait que ceux qui pensent comme eux ne cherchent
pas à imposer leur morale aux autres, tandis que ceux qui
veulent interdire l’avortement veulent identifier leur morale
et le droit.
La position que l’on peut appeler « conservatrice » est,
d’abord, celle qui a été soutenue par les différents papes, et
qui tient à la doctrine de la foi catholique : la vie humaine
doit être absolument respectée dès la conception 3. Cette doctrine s’appuie sur un fait évident, qui est l’identité biologique
de l’individu, sa « persévérance dans l’être ». Elle développe
l’idée que la nature humaine ne dépend pas de la conscience
de soi, de l’autonomie ou de la responsabilité de la personne,
mais qu’elle existe aussi dans la précarité du vivant, et même
dans les handicaps qui nous semblent rendre la vie indigne
d’être vécue. Elle pointe le risque d’eugénisme attaché à l’IVG
pratiquée à la suite d’un diagnostic anténatal. Elle s’appuie
aujourd’hui sur un sentiment accru de la fragilité du vivant,
et sur l’idée que les libéraux sont aussi impuissants à voir
que les embryons humains sont des humains que jadis les
maîtres étaient impuissants à voir l’humanité de leurs esclaves
(R. Wertheimer4). Il est enfin reproché à ces mêmes libéraux
de majorer injustement la naissance, comme si celle-ci faisait
passer d’un coup d’une pratique quasi contraceptive à un
homicide.
▶ Dans ce dilemme, la difficulté d’une position intermédiaire
est de penser un conflit tragique des droits, selon que l’on
accorde plus ou moins à l’enracinement biologique et à la
reconnaissance sociale, à l’idée que l’embryon est vraiment
une personne, ou à celle qu’il existe selon la manière dont il
sera « traité » : car il est entre nos mains, et d’abord entre celles
de la mère, responsable de sa fragilité (J. English5). Si l’avortement est un drame horrible que l’on ne saurait banaliser,
ni pour l’embryon ni pour la mère (séquelles physiologiques
ou psychiques), il vaut mieux admettre qu’il puisse être, dans
certains cas, un moindre mal, et l’on sait qu’une femme décidée à avorter, à qui l’on refuse le secours médical, est prête
à risquer sa santé et sa vie dans des manoeuvres abortives
à hauts risques. Il vaut d’ailleurs mieux, comme le propose
S. Cavell, retourner le problème, accepter que l’avortement
soit l’échec de notre droit de l’adoption, de nos mesures
sociales d’accompagnement de la parentalité, de l’éducation contraceptive, de l’amour conjugal, de la responsabilité
parentale envers les mineures : « Plus on juge effroyable la
chose, plus on devrait juger effroyable l’accusation qu’elle
porte sur la société. » 6.
Olivier Abel
✐ 1 Beauvoir, S. (de), Le Deuxième Sexe, 1949.
2 Jarvis Thomson, J., « Abortion », in The Boston Review, XX,
no 3, 1995.
3 Jean-Paul II, Humanae vitae.
4 Wertheimer, R., « Understanding the abortion argument », in
Philosophy and Public Affairs, I, no 1, automne 1971.
5 English, J., « Abortion and the concept of a person », in Biomedical Ethics, 1991.
6 Fagot-Largeault, A. et Delaisi de Parseval, G., « Les droits de
l’embryon humain et la notion de personne humaine potentielle », in Revue de métaphysique et de morale, 1987 / 3.
7 Cavell, S., les Voix de la raison, 1996.
Voir-aussi : Risen, J., Wrath of Angels : The American Abortion
War, 1998.
! BIOÉTHIQUE, EUGÉNISME, SEXUALITÉ
AXIOMATIQUE
LOGIQUE, MATHÉMATIQUES
Organisation formelle et syntaxique d’un ensemble
d’énoncés.
Dans ses Éléments, Euclide présente l’arithmétique et la géométrie sous une forme quasi axiomatique : à partir de notions
communes, postulats et définitions, il démontre des théorèmes. Ce paradigme de la rationalité formelle exerça une
grande séduction (cf. Descartes et Spinoza) jusqu’à l’aube du
XXe s.
Inventeurs de la logique contemporaine, Frege et Russell
procédèrent de même à partir d’axiomes tenus pour des vérités évidentes et au moyen de règles de déduction transmettant mécaniquement, sans recours à une quelconque intuition, ces vérités initiales. La logique nouvelle, exprimant les
« lois de l’être vrai », pouvait alors servir de fondement au
discours mathématique qui devait lui être réductible.
Mû par un même souci de rigueur et de précision, D. Hilbert construisit dès 1899 une axiomatique de la géométrie qui
évitait les manquements d’Euclide à son idéal de déductibilité
(recours subreptice aux figures, postulats et définitions non
explicités, etc.) 1. Il proposa alors une conception formaliste
des systèmes mathématiques qui en faisait des constructions
purement symboliques contrôlables par leur propriété métamathématique de non-contradiction. L’apparition dès 1915 de
systèmes logiques non standards (logiques trivalentes, plurivalentes, intuitionnistes, etc.) conduisit à ne plus voir dans les
axiomes que des conventions initiales adoptées pour des raisons pragmatiques. D’où le principe, de tolérance de Carnap :
« En logique, il n’y a pas de morale. Chacun a la liberté de
construire sa propre logique, i.e. sa propre forme de langage,
comme il le souhaite » 2.
Présenté axiomatiquement, un système logique se compose d’une syntaxe, qui fournit les règles de formation des
formules bien formées du langage logique ainsi que d’un
stock limité d’axiomes et de règles de transformation (modus ponens) permettant la déduction de théorèmes ; d’une
sémantique, qui conditionne l’interprétation de ce langage
et assigne validité aux théorèmes, et d’une métalogique, qui
détermine la consistance (on ne peut y déduire A et ¬ A), la
complétude (tout théorème est valide et réciproquement) et
la décidabilité (toute formule est évaluable) du système.
Il ne faudrait pas croire pour autant que tout système
logico-mathématique doive adopter cette structure axiomatique. On peut parfaitement substituer aux axiomes des
règles de déduction. C’est le cas, par exemple des systèmes
de déduction naturelle 3. La forme axiomatique désormais
n’est plus qu’un mode de présentation d’un système logicomathématique parmi d’autres.
Par-delà les différences techniques, le choix d’un mode de
présentation engage la définition de la logique 4 : Garde-t-elle
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
106
un rapport privilégié au vrai ? N’est-elle qu’un langage et un
calcul purement rationnel ou un simple système d’inférence ?
Denis Vernant
✐ 1 Hilbert, D., Les fondements de la géométrie, trad. P. Rossier,
J. Gabay, Paris, 1997.
2 Carnap, R., The Logical Syntax of Language, Routledge et
Kegan, London, 1937, trad. anglaise de l’original allemand de
1934, 17, p. 52.
3 Gentzen, G., Untersuchungen über das logische Schliessen,
trad. fr. J. Ladrière, Recherches sur la déduction logique, PUF,
Paris, 1955.
4 Engel, P., La norme du vrai, Gallimard, Paris, 1989.
Voir-aussi : Blanché, R., L’axiomatique, PUF, Paris, 1990.
! DÉDUCTION, INTUITIONNISME, LOGIQUE MULTIVALENTE
AXIOME
Du grec axiôma, de axioun, « juger digne ».
PHILOS. ANTIQUE
Proposition évidente par elle-même, qui constitue à ce
titre le principe indémontrable d’une science.
Euclide utilise déjà des axiomes sous l’appellation de « notions communes » 1. Mais le terme apparaît pour la première
fois dans son sens épistémologique chez Aristote, qui se
réfère à l’usage des mathématiciens : « Les [principes] communs, que l’on appelle “axiomes” sont les principes à partir
desquels on démontre. » 2. Il en donne comme exemple le
troisième axiome d’Euclide : « Si de deux [quantités] égales,
on enlève deux [quantités] égales, les restes sont égaux » 3,
principe commun à l’arithmétique et à la géométrie. Mais,
pour Aristote, il y a aussi des principes communs à toutes les
sciences, comme le principe de contradiction et le principe
du tiers exclu 4. Tous les axiomes sont des propositions nécessaires, que doit connaître quiconque apprend une science 5.
Les stoïciens iront à contre-courant de cet usage en nom-
mant axiôma tout énoncé (lekton) vrai ou faux 6. Dans l’école
platonicienne, le terme retrouve son sens épistémologique
et est explicitement défini comme une proposition évidente
par soi 7.
Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Euclide, Éléments, « Notions communes », 1-5.
2 Aristote, Seconds Analytiques, I, 10, 76b13-14.
3 Ibid., I, 10, 76a41 ; I, 11, 77a31.
4 Ibid., I, 11, 77a10 ; 77a30.
5 Ibid., I, 10, 76b23-24 ; 2, 72a16-17.
6 Diogène Laërce, VII, 65.
7
Galien, Institution logique, I, 5 ; Proclus, les Commentaires
sur le premier livre des Éléments d’Euclide, Blanchard, Paris,
1940, p. 171.
ÉPISTÉMOLOGIE
Proposition admise sans démonstration qui, conjoint
avec d’autres axiomes, prend sens comme élément du
corps premier d’une théorie déductive.
La définition proposée ci-dessus suppose franchies d’importantes étapes de l’élaboration du concept. L’axiome, chez
Aristote ou Euclide, a bien un sens isolé, indépendamment
des autres énoncés premiers admis. C’est un principe général (non lié à une science particulière), indispensable à tout
apprentissage scientifique, et qui n’est pas susceptible de
démonstration. Euclide les nomme « notion commune », par
exemple : « les choses égales à une même chose sont égales
entre elles », « et le tout est plus grand que la partie ». L’idée
qu’un axiome doive être évident, donné par l’intuition et, en
ce sens, nécessaire et indiscutable, a été dominante jusqu’à
la crise ouverte par l’établissement des géométries non-euclidiennes, à la fin du XIXe s. On doit cependant mentionner les
thèses leibniziennes selon lesquelles il convenait de réduire,
par démonstration, le nombre des axiomes euclidiens (tâche
envisagée déjà par Proclus, et tout prés de lui par Roberval) ;
le seul énoncé absolument indémontrable devant être finalement l’axiome de l’identité.
Les théories axiomatiques formelles dont un modèle est
donné par les Fondements de la géométrie de D. Hilbert ont
transformé le statut des axiomes : ils n’ont, en principe, pas
de rapport avec l’intuition et surtout, logiquement associés à
d’autres, ils acquièrent un caractère définitoire si bien que la
distinction entre axiomes d’un part et définitions de l’autre
s’efface ; la définition étant dès lors implicite.
Vincent Jullien
! CONTRADICTION, LEKTON
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B
BANALITÉ DU MAL
! MAL
BAYÉSIANISME
Du nom du révérend Thomas Bayes (1702-1761), mathématicien anglais.
MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES
Doctrine philosophique et scientifique, dans le champ
des probabilités et de la décision, accordant une importance centrale à la révision d’une distribution initiale de
probabilités au sujet de certains événements, cette distribution étant établie ou postulée en l’absence d’information complète. Par extension, on parle également de
« doctrine bayésienne » à propos des théories de la décision qui reposent d’une part sur des postulats personnalistes en ce qui concerne les jugements individuels sur le
probable et, d’autre part, sur le principe de l’utilité espérée
appliqué au moyen de probabilités subjectives.
Le traitement de la probabilité inverse chez Bayes 1 a constitué
le point de départ d’une approche spécifique du probable, de
la statistique et de la décision qui s’est développée en particulier au XXe s. en mathématiques et en philosophie, ainsi que
dans les sciences sociales. Le « théorème de Bayes » n’est en
lui-même qu’une conséquence des axiomes traditionnels de
la probabilité, le propre de la doctrine bayésienne étant de
l’utiliser pour fonder une théorie de l’inférence. Considérons
un ensemble d’événements A1, ..., An formant une partition
de l’univers des possibles, et un événement D. Si l’on note p
(A / B) la probabilité conditionnelle de A sachant B, le théorème énonce que la probabilité d’un Ai (pour i compris entre
1 et n) sachant D est égale au produit de la probabilité de
Ai et de celle de D sachant Ai, divisé par la probabilité de D.
Cette formule peut s’interpréter (selon l’« approche bayésienne ») comme un moyen de réviser des croyances initiales (les probabilités des A1, ..., An), considérées comme
des degrés de croyance subjective, en les multipliant par la
« vraisemblance » de Ai (le produit de la probabilité de Ai et
de celle de D sachant Ai), normalisée par la probabilité de
D, pour obtenir finalement une croyance révisée (la probabilité de Ai sachant D). On modélise ainsi, par une simple
interprétation d’un théorème élémentaire des probabilités, un
processus d’inférence à partir d’une observation ou d’une
information supplémentaire (la certitude que D s’est produit)
qui n’est autre qu’une induction. Une telle interprétation
s’enracine dans la conception des probabilités de Bayes, qui
donne le premier rôle aux attitudes ou aux propensions des
agents, à travers l’évaluation par ceux-ci d’un pari équitable
sur des perspectives aléatoires.
Cette approche est dite aussi « subjectiviste » ou « personnaliste », pour marquer le lien entre cette doctrine et l’interprétation subjectiviste de la probabilité que l’on rattache
en général à l’Ars conjectandi de J. Bernoulli. On trouvait
un exposé voisin et immédiatement influent dans la Théorie
analytique des probabilités de Laplace. La théorie de Jeffreys
est souvent considérée comme un bon exemple de traitement bayésien de la probabilité 2. La doctrine s’est ramifiée,
donnant naissance, en particulier, au courant personnaliste
(subjectiviste) en théorie des probabilités et des fondements
des statistiques, illustré par les travaux de Ramsey, de De
Finetti et de Savage 3.
Très tôt, le bayésianisme a été considéré comme une voie
possible pour offrir une solution constructive au problème
de la justification de l’induction. Ainsi, présentant le travail
de Bayes, R. Price y cherchait un fondement « pour tout raisonnement à propos du passé et de ce qui doit en découler »
et un acquis nécessaire pour quiconque souhaite se former
une idée claire de « la force du raisonnement analogique ou
inductif » 4. À ce titre, il a joué un rôle effectivement important
dans l’analyse philosophique de l’induction, dans la mesure
où l’on a pu chercher dans la révision de la distribution initiale de probabilités (au vu des observations successives ou
des expériences) le modèle de la confirmation empirique
progressive des hypothèses générales.
Les épistémologues ont mis en lumière certains présupposés du bayésianisme 5. Tandis que les théories de la probabilité subjective et de la révision des croyances ont pénétré
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
108
différents domaines des sciences du comportement et des
sciences sociales, le bayésianisme reste l’objet de controverses
concernant la prise en compte du probable et la rationalité
des décisions. Il a joué un rôle critique dans les tentatives de
modélisation des aspects dynamiques de la croyance (théories de l’apprentissage) ou de la formation des préférences 6.
On peut également espérer que les théories bayésiennes
contribuent à une meilleure compréhension des mécanismes
cognitifs et sociaux par lesquels les agents découvrent l’utilité
des types de comportements que la théorie de la décision et
des jeux caractérise comme « rationnels » 7. Elles jouent un rôle
notable dans l’étude de la formation du consensus et de la
coïncidence des opinions des experts 8.
▶ Les critiques générales relatives à l’approche bayésienne
de la rationalité individuelle sont influentes. L’essentiel de
la controverse autour des conceptions bayésiennes de la rationalité concerne en fait le statut qu’il convient d’accorder
aux prétendues « réfutations empiriques » dans un contexte
de modélisation de la conduite humaine. D’autres critiques
visent le caractère formel de la conception bayésienne de la
rationalité et son indifférence aux finalités. On a pu mettre
en cause, également, la liaison entre rationalité, usage des
probabilités conditionnelles et résolution de suivre une règle
fixée d’avance pour faire évoluer ses propres croyances 9,
l’insuffisance des interprétations probabilistes traditionnelles
de la croyance partielle et de l’approche des préférences
par les espérance 10, ou encore, le rapport problématique
entre le type de rationalité associé à la révision bayésienne
des croyances et une conception plus forte de la rationalité
(conduisant par exemple à repérer des différences d’expertise
entre agents disposant des mêmes informations) 11.
Emmanuel Picavet
✐ 1 Bayes, T., « An Essay towards Solving a Problem in the
Doctrine of Chances », Philosophical transactions of the Royal
Society of London, 53 1763, pp. 370-418. Repris in E. Deming,
Facsimiles of Two Papers by Bayes, Washington (D.C.), 1940,
New York, 1963.
2 Jeffreys, H., Theory of Probability, Clarendon Press, Oxford,
1939, 1948.
3 Ramsey, F. P., « Truth and Probability » (1929), in The
Foundations of Mathematics and Other Logical Essays,
éd. de R. B. Braithwaite, Londres et New York, 1931.
De Finetti, B., « La prévision : ses lois logiques, ses sources
subjectives », in Annales de l’Institut Henri Poincaré, 7 (1937).
Savage, L. J., The Foundations of Statistics, New York, Wiley,
1954, 2e éd. New York, Dover, 1972.
4 Price, R., A Review of the Principal Questions and Difficulties
in Morals, 3e éd. augmentée, Londres, 1787, et Oxford, 1948.
5 Hacking, I., Logic of Statistical Inference, Cambridge (U. P.),
1965, chap. XII.
6 Cyert, R. M., et De Groot, M., « Adaptive Utility », in
R. H. Day et T. Groves, dir., Adaptive Economic Models, Academic Press, New York, 1979 ; Bayesian Analysis and Utility
in Economic Theory, Rowman & Littlefield, Totowa, 1987.
Domotor, Z., « Probability Kinematics and the Representation of
Belief Change », in Philosophy of Science, 47, 1980, pp. 384-404.
Skyrms, B., The Dynamics of Rational Deliberation, Harvard
University Press, Cambridge (MA) et Londres, 1990.
7 Blume, L. E., et Easley, D., « Learning to be rational », in Journal of Economic Theory, 26, 1982, pp. 340-351.
8 Esteves, L. G., Wechsler, S., Leite, J. G., et Gonzalez-Lopez,
V. A., « Definettian Consensus », in Theory and Decision, 49,
2000, pp. 79-95.
9 Van Fraassen, B., Laws and Symmetry, Clarendon Press, Oxford, 1989, chap. VI, VII et XIII.
10 Cooke, R. M., « Conceptual Fallacies in Subjective Probability », in Topoi, 5, 1986, pp. 21-27.
11 Suppes, P., Logique du probable, Flammarion, Paris, 1981,
chap. II et III.
! DÉCISION (THÉORIE DE LA), PROBABILITÉ, RATIONALITÉ
BÉATITUDE
Du latin beatitudo, de beatus, bienheureux.
MORALE
Actualisation suprême du bonheur, en ce que la jouissance de la chose (ou de l’état) n’est plus du tout affectée
du risque de la (ou le) perdre.
La question de la béatitude répond à une visée éthique, en
ce sens que la vie heureuse a sa première condition dans
la vertu de l’homme. La stabilité bienheureuse qu’apporte la
béatitude repose en effet, en premier lieu, sur l’aptitude de
l’homme de bien à supporter les aléas de l’existence avec
calme : « s’il en est bien ainsi, l’homme heureux ne saurait
jamais devenir misérable » 1. Mais c’est par excellence dans la
contemplation que s’accomplit ce bonheur constant, comme
le souligne particulièrement Plotin à propos des dieux :
« Telle est la vie impassible et bienheureuse des dieux » 2.
▶ Quel sens philosophique peut-on donner à la félicité des
élus (c’est le sens religieux de la béatitude), au contact avec
Dieu même ? D’une façon plus générale, faut-il considérer
que la béatitude est toujours comprise comme le résultat de
la vertu, que celle-ci promet mais qui lui demeure extérieur ?
Le sage spinoziste atteint finalement l’union immédiate avec
Dieu par la connaissance supérieure qu’il en a, qui est aussi
bien une prise de conscience de la nature de l’âme : celle-ci
comprend que son essence est dans la connaissance dont
Dieu est le principe (car la connaissance du troisième genre
saisit toutes les choses comme dérivées génétiquement de
Dieu). Attachée immédiatement à Dieu comme à sa cause,
l’âme accède elle-même à l’éternité. Aussi la connaissance du
troisième genre produit-elle en l’homme une joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause : c’est la béatitude. Mais
à ce stade, celle-ci n’est pas autre chose que l’activité même
de l’âme qui connaît. La béatitude n’est donc plus la récompense de la vertu, elle est la vertu même 3.
André Charrak
✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, liv. I, chap. 11, 1101 a, trad.
Tricot, Vrin, Paris, 1987.
2 Plotin, Ennéades, I, 8, § 2, trad. Bréhier, Les Belles Lettres,
Paris, 1989.
3 Spinoza, B., Éthique, Ve partie, prop. XLII et scolie, trad. Appuhn, Gallimard, Paris, 1965, p. 340.
! BIEN, BONHEUR
BEAUTÉ
Du latin bellus, diminutif familier de bonus, « joli », « gracieux », «
charmant », qualifiant surtout les femmes et les enfants ; a éliminé
pulcher, et
decorus, qui désignaient la beauté plus grave, moins affective, de ce qui
est convenable, décent.
ESTHÉTIQUE
Norme sur laquelle prend appui l’appréciation positive
du jugement de goût, portant également sur la nature et
sur l’art. Elle peut être objective, et se définit alors par
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
109
l’harmonie des proportions, ou subjective, et désigne alors
un sentiment esthétique.
Selon Platon, l’Idée de la Beauté, solidaire de l’Idée de la
Vérité, n’est aperçue par l’intelligence que dans la lumière
de l’Idée du Bien, qui est l’Idée de la convenance et de la
justesse des Idées. La beauté définira donc la perfection d’une
forme portée au point le plus haut de son achèvement, sommet que l’âme ne peut discerner que par l’Idée du Bien qui
lui donne la vue de l’esprit. Dans le monde du devenir où
tout va se déformant et se dépravant, la beauté est ainsi un
phénomène ambigu, image de l’intelligible dans le sensible
qui soulève en nous le désir de l’immortel, sous le patronage
d’Éros, non pas un dieu selon la Diotime du Banquet, mais
un grand démon qui fait communiquer entre eux les hommes
et les dieux, les mortels et les immortels 1.
Autarcique comme la divinité, la beauté dessine une parfaite proportion qui n’a d’autre raison qu’elle-même, qui est à
elle-même son propre principe. Le modèle de cette plénitude
est, dès Gorgias et Platon, repris sur ce point par Aristote,
l’indivisible totalité de l’organisme vivant. La beauté est donc
affaire de proportions exactement accordées entre elles, ce
que les Grecs nomment summetria, qu’il ne faut pas entendre
dans un sens simplement géométrique, mais qui désigne
plutôt cette mesure qui est à elle-même sa propre mesure,
concordance d’une forme pleinement achevée qui compose
un tout harmonieux (le mêden agan, ou « rien de trop » préconisé par la maxime apollinienne). Le canon de Polyclète l’a
mise en lumière pour le corps humain ; mais elle vaut encore
pour la disposition générale de l’édifice, l’architecte, selon
Vitruve, s’inspirant de cette proportion pour le dessin des
colonnes et l’agencement du temple 2. La summetria dessine
une forme au repos, immobilisée par le parfait accord qui la
réconcilie avec elle-même ; elle se complique et s’enrichit
en se mettant en mouvement, par l’eurythmie qui harmonise
entre eux les gestes du danseur.
Cette notion de summetria, d’origine pythagoricienne, est
pourtant remise en question par Plotin 3, qui remarque que
la proportion ne suffit pas à susciter la beauté : un visage
admirablement dessiné, dans les premiers instants de la mort
et avant que la corruption n’ait entamé son ouvrage, conserve
sa forme ; seule la vie qui l’animait s’est dissipée, et mystérieusement, sa beauté avec elle. En outre, l’harmonie des
proportions implique la composition des parties, et contredit
donc la nature même de la beauté, splendeur émanée du
divin qu’on ne saurait concevoir qu’une et indivisible. Plotin
en conclut que la beauté est, plutôt que la distribution purement quantitative de la summetria, la qualité d’une clarté qui
colore la chair et lui donne vie par l’émanation de l’esprit,
qualité qu’il nomme charis, ou « grâce ». C’est cette même
grâce que la Renaissance, se réclamant de l’art d’Apelle tel
que le décrit Pline, reconnaîtra aux figures de Raphaël (le
génie tourmenté de Michel-Ange passait en revanche pour
être privé de ce don), une « vénusté » que la théorie associe invariablement à l’incarnat, cette couleur rare qui rend la
chair vivante en lui communiquant le frémissement de l’esprit. C’est encore ce charme indéfinissable que les Français
se résigneront, après les Italiens, à nommer à l’âge classique
le « je ne sais quoi ».
L’indicible de la grâce introduit dans la détermination de
la belle forme un trouble qui compromet insidieusement l’autorité du canon et le calcul des proportions. Elle rend également le regard attentif à l’extrême singularité du phénomène
qui se manifeste sous nos yeux. Elle prépare ainsi (le rococo
usant et abusant des séductions de la grâce, qui bientôt dégénère en minauderies et mignardises) la révolution esthétique
qui s’accomplit au XVIIIe s., et qui répudiera pourtant l’esthétique de la grâce, trop évidemment marquée par son origine
théologique.
La beauté ne consiste plus dès lors dans le dessin d’une
forme objective, respectant les proportions de l’harmonie et
transfiguré par l’aura de la grâce, mais dans un sentiment
subjectif éprouvé à l’occasion d’une rencontre nécessairement imprévisible et contingente, une émotion qui dépasse
les limites d’une définition par concepts. À l’harmonie objective des proportions, selon les préceptes du canon, se substitue ainsi l’harmonie subjective de nos facultés dynamiques,
l’imagination jouant librement avec l’entendement ou avec la
raison dans ce qu’il faut désormais nommer avec Kant non
la beauté, mais le sentiment du beau. À la faveur de cette
expérience esthétique, le sujet s’éprouve réconcilié avec luimême, la réceptivité et la spontanéité dont la division limite
sa nature s’accordant alors par l’intensification de ses forces
vitales. À la calme proportion de la summetria, la modernité
opposera donc l’élan du sentiment esthétique : nous ne discernons plus dans la beauté l’image sereine de la divinité,
nous cherchons plutôt dans sa rencontre l’exaltation de la vie,
et du désir qui la motive.
▶ Pourtant, si la beauté est élan plutôt qu’équilibre, elle répugne à toute limitation et il n’est pas de proportion déterminée qui puisse la contenir. Dès la fin du XVIIe s., le senti-
ment du beau se complique ainsi du voisinage (plutôt que
de l’opposition) du sentiment du sublime, qui s’illimite dans
l’incommensurablement grand, ou dans l’infiniment puissant,
que le spectacle de la nature inspire à l’imagination. Le difforme tout autant que l’harmonieux, le terrible tout autant
que le gracieux sont dignes d’émouvoir dans le sujet sensible le transport du sentiment esthétique. La beauté devenue
convulsive, et désormais inscrite dans le temps, a une histoire. Le peintre de la vie moderne (Baudelaire) en poursuit
les éclats au hasard des rencontres, attentif passionnément à
la venue improbable mais pourtant imminente de « la bête
aux yeux de prodiges » (Breton).
Jacques Darriulat
✐ 1 Platon, le Banquet, in OEuvres complètes, tome IV, 2e partie,
les Belles Lettres, Paris, 1976.
2 Vitruve, les Dix Livres d’architecture, trad. Perrault revue par
A. Dalmas, Balland, Paris, 1979.
3 Plotin, Ennéades, I, VI, « Du Beau », trad. par É. Bréhier, les
Belles Lettres, Paris, 1976, pp. 95-106 ; V, VIII, « De la beauté
intelligible », pp. 135-151.
Voir-aussi : Baudelaire, C., « Le peintre de la vie moderne », in
OEuvres complètes, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1961, pp. 11521192.
Breton, A., l’Amour fou, Gallimard, Folio, Paris, 1976.
Burke, E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées
du sublime et du beau, trad. B. Saint-Girons, Vrin, Paris, 1990.
Hugo, V., « Préface de Cromwell », in OEuvres complètes, Critique,
Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1985, pp. 3-44.
Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion GF, Paris, 1995.
Panofsky, E., Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. H. Joly, Gallimard, coll. « Tel », Paris,
1989.
Platon, Hippias Majeur, in OEuvres complètes, tome II, trad.
A. Croiset, les Belles Lettres, Paris, 1949.
! CANON, MODERNE, SUBLIME
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
110
BEAUX-ARTS
ESTHÉTIQUE
Ensemble des arts dont la seule finalité est de réaliser
la beauté.
À la distinction que fait le Moyen Âge entre les arts mécaniques et les arts libéraux, qui se composent eux-mêmes
du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) et du trivium (grammaire, rhétorique et logique), le
XVIIIe s., accordant une large extension à une notion apparue
au milieu du XVIIe s., substitue la catégorie des « beaux-arts »,
qui désigne les techniques « nobles » ayant pour seule fonction de produire la beauté. Ce privilège sera contesté par
Diderot qui, dans l’article « Art » de l’Encyclopédie, réhabilite
le travail de l’artisan, depuis longtemps méprisé, et en fait
l’égal de l’artiste 1. La critique n’est pas demeurée sans effet, et
la locution « les beaux-arts » nous semble aujourd’hui surannée pour l’élitisme qu’elle suggère.
La classification médiévale des arts, formulée au Ve s. par
Martianus Capella, qui s’inspirait lui-même de Platon, correspondait au développement dialectique des idées du Beau et
du Vrai, accordées entre elles par l’idée du Bien. L’ensemble
moins structuré des « beaux-arts » est en revanche solidaire
de la révolution esthétique qui prend pour centre, non la
définition par concept de la forme objective, mais la qualité
du sentiment éprouvé dans l’instant de la rencontre. L’art,
dans les beaux-arts, court le risque de se disperser dans la
rapsodie illimitée des singularités : comment coordonner la
nécessaire multiplicité des beaux-arts (le pluriel est présent
dès les premières mentions) dans l’unité devenue problématique de l’art ? L’ouvrage que l’abbé Batteux publie en 1746 a
le mérite d’énoncer clairement la question 2.
Dès la fin du XVIIIe s., se multiplient les systèmes des beauxarts qu’on souhaite substituer à la classification médiévale,
désormais oubliée. C’est ainsi que Kant, dans la Critique de la
faculté de juger, propose une division raisonnée qui se fonde,
dans la continuité des travaux de Condillac, sur l’expression
et sur la communication de nos « Idées esthétiques » 3. Hegel
en revanche, inversant la série génétique formulée par l’Académie à l’âge classique (le dessin engendre la peinture et la
sculpture, elle-même coordonnée à l’architecture), fait se succéder les beaux-arts selon les progrès de l’Idée se réfléchissant en ses oeuvres, du plus matériel des arts, l’architecture,
aux plus spirituels, la musique et la poésie 4.
▶ Il est vrai que cette volonté de système paraît hégémonique
aux yeux des contemporains. Le pluriel est devenu un titre
de gloire, qui revendique le privilège de la diversité contre
les prétentions de la totalité. C’est ainsi que les beaux-arts ont
fini par supplanter l’art, dont le concept est aujourd’hui bien
problématique.
Jacques Darriulat
✐ 1 Diderot, D., article « Art », dans Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (articles choisis), t. I, Flammarion, GF, Paris, 1986, pp. 247-257.
2 Batteux, C., les Beaux-Arts réduits à un même principe, Aux
amateurs de livres, Paris, 1989.
3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 1995.
4 Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von
Schenk, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.
Voir-aussi : Kristeller, P. O., le Problème moderne des arts. Étude d’histoire de l’esthétique (1951-52), trad. B. Han, J. Chambon, Nîmes, 1999.
BÉHAVIORISME
Calque de l’anglais behaviorism, de behavior, « comportement ».
PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE
École de pensée qui considère que l’étude de l’esprit
est essentiellement l’étude du comportement, et non celle
d’états ou d’épisodes mentaux internes.
Le béhaviorisme psychologique
Le béhaviorisme florissant dans la première moitié du XXe s.,
a été largement influencé par le positivisme logique et sa
conception de la probité scientifique (dont le critère principal est la vérifiabilité intersubjective). En psychologie, il a
pris, sous l’impulsion de J.B. Watson 1 et B.F. Skinner 2, une
forme essentiellement méthodologique et s’est développé en
réaction à la psychologie introspectionniste de W. Wundt et
W. James qui voyait dans la conscience, l’objet central de
la psychologie et dans l’introspection, la méthode propre à
son étude. Les psychologues béhavioristes soutiennent que la
psychologie est la science de la prédiction et du contrôle du
comportement, que les données sur lesquelles elle peut légitimement s’appuyer ne sont pas des états internes, mentaux
ou neurophysiologiques, mais des faits physiques publiquement observables – les réponses physiques à des stimulations
physiques – dont elle doit s’attacher à décrire les régularités.
Skinner pensait pouvoir, à l’aide de la notion de conditionnement opérant, expliquer dans une large mesure la forme et
les régularités manifestées par les comportements.
Le béhaviorisme philosophique
En philosophie, le béhaviorisme prend une portée métaphysique. Le béhaviorisme logique ou analytique emprunte le
détour linguistique et soutient que les énoncés faisant apparemment référence à des états ou à des épisodes mentaux
internes peuvent être analysés et traduits au moyen d’énoncés faisant référence au comportement observable, ou à des
dispositions au comportement observable en réponse aux stimulations de l’environnement. Il postule donc que les attributions mentales sont sémantiquement équivalentes à des attributions de dispositions comportementales. Le béhaviorisme
analytique de G. Ryle 3 prend pour cible l’idée dualiste d’une
séparation radicale de l’esprit et de la matière. La réduction
des propriétés mentales à des propriétés comportementales
vise à remettre en cause l’idée que des processus mentaux
complexes et mystérieux doivent nécessairement sous-tendre
les actions observées. Chez C. G. Hempel 4, le béhaviorisme
analytique se combine au physicalisme pour donner une
forme plus radicale de réduction. Non seulement les énoncés psychologiques sont analysables en termes de comportements, mais les comportements eux-mêmes sont analysables
en termes physiques. C’est donc une réduction des énoncés
sur les états mentaux à des énoncés sur des comportements
physiques, qui est proposée.
Le béhaviorisme peut aussi conduire à l’éliminativisme.
Watson et Skinner semblent avoir été tentés par l’idée que les
phénomènes mentaux n’existent tout simplement pas mais
sont des fictions projetées sur les mouvements complexes
des corps humains. W.V.O. Quine 5 est arrivé au béhaviorisme
éliminativiste par d’autres voies. D’une part, la physique est
pour lui la gardienne de l’ontologie (la physique décrit la
structure ultime de la réalité et aucun événement ne peut se
produire sans une redistribution d’états physiques). L’irréductibilité du vocabulaire intentionnel lui rend donc suspecte
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
111
l’existence des entités mentales auxquelles ce vocabulaire
prétend faire référence. Il s’appuie d’autre part sur la thèse de
l’indétermination de la signification (le choix d’une interprétation est toujours sous-déterminé par la totalité des faits). Il
existe selon lui entre la signification et les croyances des liens
assez étroits pour que l’indétermination de la signification
renvoie à l’indétermination des notions intentionnelles.
Déclin du béhaviorisme
Le béhaviorisme se présente comme une alternative au dualisme cartésien. Toutefois, le prix à payer – la répudiation
de toute intériorité – peut paraître trop élevé. L’apparition
d’autres alternatives au dualisme, comme la théorie de l’identité physicaliste proposée par J.J.C. Smart et U.T. Place dans
les années 1950, puis le fonctionnalisme développé par
H. Putnam et J. Fodor dans les années 1960, ont marqué son
déclin philosophique. La célèbre critique par N. Chomsky
de l’approche béhavioriste du langage, incapable de rendre
compte des modalités effectives d’acquisition d’une langue
par les enfants, et le développement du paradigme du traitement de l’information ont pareillement contribué à son discrédit en psychologie.
Élisabeth Pacherie
✐ 1 Watson, J. B., le Béhaviorisme, trad. S. Deflandre, Centre
d’études et de promotion de la lecture, Paris, 1972.
2 Skinner, B. F., Pour une science du comportement : le béhaviorisme, trad. F. Parot, Delachaux et Niestle, Neuchâtel, Paris,
1979.
3 Ryle, G., la Notion d’esprit : pour une critique des concepts
mentaux, trad. S. Stern-Gillet, Payot, Paris, 1978.
4 Hempel, C. G., « L’analyse logique de la psychologie », in Revue
de synthèse, 10, 1938, pp. 27-42.
5 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Flammarion, Paris, 1977.
Voir-aussi : Merleau-Ponty, M., La Structure du comportement,
PUF, Paris, 1942.
! APPRENTISSAGE, ÉLIMINATIVISME, ESPRIT
BELLE ÂME
! ÂME
BEWANDTIS
! TOURNURE
BIEN
De l’adverbe latin : bene.
GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE
Fin ultime poursuivie par l’homme.
Le bien procure le bonheur le plus stable, ne laissant plus
rien à désirer : « C’est en effet [...] par la possession des choses
bonnes que les gens heureux sont heureux. Et il n’y a plus
lieu à demander en outre : “En vue de quoi souhaite-t-il d’être
heureux, celui qui le souhaite ?” Tout au contraire, c’est à un
terme ultime que semble toucher la réponse en question » 1.
Il est cependant manifeste qu’il existe différents biens, selon qu’ils concernent le corps ou l’âme (qui, de surcroît, comporte plusieurs parties pour Platon). Contre cette dispersion,
les stoïciens, par exemple, affirment l’exigence de l’unité de
la tendance au bien que vise l’homme : « [...] tu peux saisir la
nature du souverain bien : il doit être, pour ainsi dire, touché
du doigt et ne point être éparpillé en une multitude d’objets.
À quoi sert en effet de le morceler quand on peut dire : le
souverain bien, c’est l’honnête » 2. C’est alors l’âme qui assume
le rôle de principe fondamental d’unité.
Tout le problème réside dans l’interprétation de cette recherche de l’unité du Bien. À quel modèle l’âme peut-elle
se conformer pour viser le principe du bien derrière ses figures diffractées ? Il faut ici se référer au passage décisif de
la République dans lequel Platon énonce que la multiplicité
se rapporte d’une façon ultime à l’unité de l’idée du Bien :
« de lui [les connaissables] reçoivent en outre et l’existence et
l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit
encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et
en pouvoir » 3. Ce texte a donné lieu, parmi les néo-platoniciens, à la thèse selon laquelle le Bien est une hypostase, qui
dépasse même sa représentation intelligible. Plotin cite fréquemment ce texte de Platon et affirme que l’un est le principe dynamique de l’intelligence, qui fait que l’intelligence a
des objets auxquels se rapporter selon l’unité de son élan :
« Le Bien est principe ; et c’est de lui que l’intelligence a en
elle les êtres qu’elle a produits » 4.
André Charrak
✐ 1 Platon, Banquet, 205 a, trad. Robin, Gallimard, La Pléiade,
Paris, 1950.
2 Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 71, trad. Bréhier, in Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, pp. 777-778.
3 République, VI, 509 b, trad. Robin in éd. citée.
4 Plotin, Ennéades, VI, 7, § 15, trad. Bréhier, Les Belles Lettres,
Paris, 1989.
! BÉATITUDE, NÉOPLATONISME, PLATONISME, STOÏCISME
PHILOS. MÉDIÉVALE
Aristote n’avait pas énoncé que l’être et le bien sont équivalents (convertibles), mais seulement que le bien s’énonce
de façon multiple, parallèlement à la diversité des sens de
l’être 1. À la suite de saint Augustin (et peut-être dans le même
contexte de lutte contre le manichéisme, c’est-à-dire contre le
catharisme, au début du XIIIe s.), les médiévaux soutiennent
que toute chose, en tant qu’elle est, est bonne (parce que,
comme l’avait rappelé Boèce, elle participe du Bien premier
qui donne l’être). Ils théorisent ce lien dans le cadre de la
doctrine des transcendantaux. Le bien et l’être ne diffèrent
pas en réalité (et donc l’Un-Bien ne se trouve pas au-delà de
l’être) mais seulement pour la raison. Autrement dit, la détermination de bonté ne s’ajoute pas réellement à celle d’être,
elle exprime une caractéristique qui n’est pas immédiatement
lisible dans la notion d’être, celle d’être désirable. Le bien
est en effet ce qui est objet d’un appétit, comme l’avait luimême défini Aristote 2. Cependant, la bonté ne peut se réduire
à un rapport de convenance, mais doit désigner également
quelque chose d’absolu, de non-relatif, dans l’être bon, surtout s’il s’agit de Dieu. Cela n’empêche pas que ce dernier
agisse en tant que tel, c’est-à-dire se propose comme objet
ultime de tout désir : sa nature est de se communiquer, d’être
diffusivum sui selon la formule empruntée au pseudo-Denys
l’Aréopagite. Mais cette diffusion est en fait une attraction,
car il crée justement comme cause finale, et la réalité de la
relation n’est posée que du point de vue de l’effet qui vient à
lui. La transcendance du Bien est ainsi sauvegardée, comme
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
112
dans le néoplatonisme proclusien, source d’ailleurs reconnue
de cette métaphysique médiévale : « Car c’est parce qu’ils sont
ce qu’ils [les dieux] sont qu’ils rendent bonnes toutes réalités,
puisque tout ce qui crée par son être crée sans contracter de
relation » 3.
Jean-Luc Solère
✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 4, 1096 a 23-24.
2 Ibid., I, 1, 1094 a 2.
3 Proclus, Éléments de théologie, 122.
Voir-aussi : Solère, J.-L., « Une passion de l’être. Les discussions
sur le bien transcendantal... », in Fine Follie, ss. la dir. de B. Pin-
chard, H. Champion, Paris, 1995.
! TRANSCENDANTAUX
PHILOS. RENAISSANCE
Bien que, dans l’Europe chrétienne, le bien le plus précieux consiste dans la contemplation de Dieu, émerge progressivement une réévaluation des biens mondains et principalement du bien commun. Un indice de cette évolution est
la discussion sur les biens matériels : tout en reconnaissant,
comme C. Salutati 1, que ces biens peuvent mener à l’avarice, beaucoup d’humanistes en soulignent la nécessité pour
la conduite d’une vie droite, mais aussi pour l’exercice de
deux des vertus qui caractérisent le bon mécène (dont ils
dépendent) : la largesse et la magnificence. Même un platonicien comme C. Landino 2 reconnaît que si l’exercice de la vertu est la source du bonheur, la possession des biens matériels
rend la vie encore plus heureuse. Ce qui prime, dans cette
nouvelle attention pour l’existence mondaine, est le refus de
concevoir le bien sous les espèces du sacrifice, de l’austérité et de la mutilation des passions. Le bien ne peut pas
être uniquement l’exercice de la vertu. C’est pourquoi l’idéal
médiéval de la vie monastique et le modèle du sage stoïcien
sont critiqués : ceux-ci sont même accusés d’arrogance, car
ils conçoivent un idéal qui ne peut pas exister, l’homme étant
composé de corps et d’âme. Par conséquent, les humanistes
empruntent des aspects de l’épicurisme, considérant le plaisir,
sensible et intellectuel, comme un bien nécessaire, qui doit
accompagner l’exercice de la vertu. Émerge alors l’exigence
de considérer l’homme comme un être naturel pour qui la
vertu elle même doit être subordonnée au plaisir, lequel se
traduit par l’instinct de fuir le maux et de rechercher les biens
sur le plan de sa survie, position défendue, d’un point de vue
matérialiste par B. Telesio 3. Ce naturalisme se retrouve chez
L. Valla 4, qui cherche à intégrer le plaisir dans la spiritualité
chrétienne, critiquant radicalement la mortification de la vie
monastique et le sacrifice des passions propre à la conduite
stoïcienne.
Par conséquent, pour les humanistes, le bien véritable
n’est pas le bien de l’homme isolé, maître de soi, mais le bien
propre à l’homme mortel, union d’âme et de corps, et surtout
être naturellement intégré dans un monde commun, essentiellement politique. Le bien véritable est donc le bien commun, établi et partagé par une communauté. Cette politisation
du bien se traduit dans l’idéal de la « liberté républicaine »,
telle qu’on la trouve chez L. Bruni et ses partisans (jusqu’à
N. Machiavel 5) et qui signifie la liberté partagée des citoyens
dans une cité libre de choisir ses institutions et ses représentants : dans ce cadre, la gloire de l’individu se convertit aussitôt dans celle de la cité : la vertu est en effet l’explicitation
d’un acte politique qui a des effets sur la vie collective. C’est
ainsi qu’elle perd progressivement sa signification de valeur,
pour s’identifier, chez N. Machiavel, avec l’efficacité et le suc-
cès d’une action finalisée. En ce sens, l’éthique banalisée du
juste milieu aristotélicien est critiquée : L. Valla souligne que
les extrêmes sont souvent préférables, et que le juste milieu
peut être un vice, une fade mediocritas, médiocrité.
Fosca Mariani Zini
✐ 1 Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol.,
Zurich, 1951.
2 Landino, C., Disputationes camaldulenses, éd. P. Lohe, Florence, 1980.
3 Telesio, B., De rerum natura juxta propria principia, Naples,
1586 (= Hildesheim, 1971).
4 Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari,
1970.
5 Machiavel, N., OEuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996.
Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism,
Princeton, 1988.
Kraye, J. (éd.), Cambridge Companion to Renaissance Humanism, Cambridge, 1986.
Senellart, M., Les Arts du gouverner, Seuil, Paris, 1995.
Skinner, Q., The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, 2 vol., 1992 (5e édition).
! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BONHEUR, ÉTHIQUE,
HUMANISME, LIBRE ARBITRE
PHILOS. MODERNE, MORALE
Le bien coextensif à l’être et le bien comme fin
La Bible enseigne que Dieu est bon et que toutes les choses
qu’il a créées sont bonnes (Genèse I, 31). Saint Augustin définit la relation de Dieu (principe unique de toutes choses) au
monde créé comme celle du Bien au bien. Il distingue le Bien
qui est « bien souverainement et par soi, qui ne l’est pas par
la participation de quelque bien mais par sa nature et son
essence propre » (Dieu) et un bien second et relatif qui « participe au bien et tient ce qu’il a du souverain bien, lequel n’en
demeure pas moins le bien en soi et ne perd rien de soi » (la
créature) 1. Cette conception relationnelle du bien lie nécessairement bien et être : Dieu, l’Être suprême et premier, est
le Bien, la créature, être créé et second, est un bien. Conçu
selon la terminologie scolastique comme transcendantal,
c’est-à-dire comme attribut s’appliquant à tous les êtres, le
bien est coextensif à l’être : chaque chose, écrit saint Thomas,
« possède autant de bien qu’elle possède d’être », puisque
« le bien et l’être sont équivalents » 2. Le bien peut s’entendre
alors en deux sens : si tout être est bon en tant seulement
qu’il est, il peut l’être aussi selon son degré d’accomplissement comme être parfait, achevé. Ainsi, « si quelqu’un vient à
manquer de quelque chose [par exemple à l’homme la vue,
ou le bonheur] qui soit dû pour la plénitude de son être,
on ne dira pas qu’il est bon absolument, mais relativement,
et en tant qu’il existe ». En ce second sens, le bien est plus
que l’existence, il est la fin ou perfection ultime (ontologique
mais aussi éthique) atteinte par un être. Le bien, entendu ici
comme fin, est alors le « désirable », ce à quoi tendent tous
les êtres.
Le bien comme valeur
Pour Spinoza, les notions de bien et de mal n’indiquent absolument rien de positif dans les choses : « modes d’imaginer » 3,
elles révèlent la manière dont les choses nous affectent, nous
sont utiles ou nuisibles. Nous ne désirons donc pas une chose
parce qu’elle est bonne (selon la définition scolastique), mais
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
113
la jugeons bonne parce que nous la désirons. Bien et mal
sont relatifs en un double sens : relatifs à l’état du corps de
chacun, donc différents d’un homme à l’autre, mais aussi relatifs l’un à l’autre (un moindre mal sera dit bien par rapport à
un mal plus grand et un bien empêchant la jouissance d’un
bien supérieur sera dit mal). Ces notions doivent pourtant
être conservées, une fois définies, non plus du point de vue
de l’imagination mais selon la Raison : est nécessairement
bon « ce que nous savons avec certitude nous être utile » 4, ce
qui sert à la conservation de notre être, augmente ou seconde
notre puissance d’agir et nous conduit à la connaissance ;
est mauvais ce qui nous empêche d’acquérir un bien, nous
rend moins actifs. Bien et mal, quoique toujours relatifs l’un à
l’autre, ne le sont plus suivant les hommes : la Raison leur a
donné un contenu objectif valable pour tous.
La réflexion éthique qui croit, au-delà de la relativité des
valeurs, aboutir à la définition d’un bien « objectif », est selon
Nietzsche victime d’un préjugé fondamental : « la croyance
aux oppositions de valeurs » 5. Au-delà de tout dualisme, la
question n’est plus « qu’est-ce que le bien et le mal ? » (question qui n’est pas une remise en cause de ces valeurs), mais
devient : « dans quelles conditions l’homme a-t-il inventé les
jugements de valeur bon et méchant ? Et quelle valeur ontils eux-mêmes ? » 6. Dans le cas de la morale des « puissants »
– qui identifie bon à « noble », mauvais à « méprisable » –
comme dans celui de la morale des « esclaves » – où bon est
synonyme de « faible », méchant de « puissant » – c’est une
certaine volonté de puissance qui est à l’oeuvre et constitue
telle ou telle hiérarchie de valeurs, selon que telle ou telle
qualité (puissance ou faiblesse) est déclarée valeur suprême
(« bien »).
La critique nietzschéenne ne vise pas à ruiner les valeurs,
mais bien et mal doivent être interprétés dans le cadre du
système axiologique qui leur donne sens. Celui qui pense la
morale et interroge les valeurs est néanmoins celui qui doit,
pour éviter les préjugés de son époque, se placer « à l’extérieur de la morale, [en] quelque par-delà bien et mal ». Alors
bien et mal n’apparaîtront plus comme des antithèses figées.
Si la réflexion sur les valeurs est toujours d’actualité, la
philosophie contemporaine ne semble aborder la question
du bien que secondairement ou indirectement, notamment à
travers le problème du mal.
Paul Rateau
✐ 1 Saint Augustin, Des moeurs des Manichéens, IV, 6, p. 263,
t. 1, Desclée de Brouwer, Paris, 1949.
2 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 18 a. 1,
conclusion.
3 Spinoza, B., Éthique, 1ère partie, appendice, t. 1, Garnier, Paris,
1953, pp. 109 à 113.
4 Ibid., IVe partie, définition 1, t. 2, p. 11.
5 Nietzsche, F., Par delà le bien et le mal, I, § 2, Garnier-Flammarion, Paris, 2000, p. 48.
6 Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, Gallimard, Paris,
1971, p. 10.
∼ BIEN SUPRÊME
En latin : summum bonum, « bien suprême », « souverain bien ».
MORALE
Idée d’un maximum (en intensité ou quantité) et d’un
optimum (le meilleur, l’excellence). C’est en même temps
le bien le plus grand absolument (parfait) et relativement
aux autres biens qui ne sont par rapport à lui que des
moyens. Au sommet de la hiérarchie des biens, il ne peut
être recherché que pour lui-même (c’est une fin en soi).
Le bien suprême n’est pas un bien, mais le Bien par excellence, vers lequel tendent toutes les activités humaines : pour
Aristote, il n’est autre que le bonheur 1, fin parfaite se suffisant
à elle-même. Le bonheur, que le Stagirite définit non comme
une disposition ou un état, mais comme un acte, est une acti-
vité de l’âme en accord avec la vertu et, parmi les vertus, avec
celle qui est la plus haute : l’activité théorétique ou contemplation. Alors que la vie conforme aux vertus morales ne procure qu’un bonheur de second rang (un bonheur humain),
l’activité contemplative, qui est celle de ce qu’il y a de divin
en l’homme (l’« intellect », noûs), produit une félicité parfaite,
souverain bien dont nous ne pouvons jouir qu’à de brefs
moments 2, mais dont Dieu jouit éternellement. Épicuriens et
stoïciens assimilent également le souverain bien au bonheur,
entendu (pour les premiers) comme l’« état d’une âme sans
trouble » (ataraxie) et d’un « corps sans douleur » (aponie),
et (pour les seconds) comme la félicité d’une âme vertueuse.
Le souverain bien désigne donc à la fois la fin dont on
désire jouir et la possession ou jouissance de cette même
fin. Ainsi, selon le premier sens, saint Thomas peut identifier
le bien suprême à Dieu comme « fin dernière de l’homme »
et selon le second, faire du bien suprême la béatitude ellemême, comme union de la créature à Dieu 3.
Pour Kant, l’erreur des « Anciens » a été de faire du souverain bien le principe suprême de la morale déterminant
absolument la volonté, au lieu de la loi morale. Or le souverain bien ne consiste ni dans le bonheur, ni dans la vertu, pris
séparément, mais dans leur accord, de telle sorte que celui
qui s’est rendu digne du bonheur par sa conduite (en observant la loi morale) y participe dans la même mesure. Mais
la raison ne peut se représenter le souverain bien comme
possible qu’à condition de poser un monde moral et de postuler l’existence d’une cause suprême de la nature (Dieu),
y assurant l’exacte proportion entre moralité et bonheur. Le
souverain bien est ainsi « l’objet tout entier de la raison pure
pratique »4 et notre devoir est de travailler à sa réalisation
dans le monde.
Paul Rateau
✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1095a, Vrin, Paris, 1990.
2 Aristote, Métaphysique, A, 7, 1072b, Vrin, Paris, 1992.
3 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. 3 article 1, Cerf, Paris, 1997.
4 Kant, E., Critique de la raison pratique, PUF, Paris, 1943,
pp. 120 et 128.
BIOÉTHIQUE
Du grec bios, « vie », et êthos, « moeurs ». Le terme anglais bioethics
apparaît dans Bioethics : Bridge to the Future (Englewoods Cliff,
Prentice-Hall,
1971), l’ouvrage de Rensselaer van Potter.
MORALE
Ensemble de recherches et de pratiques visant à com-
prendre les implications morales des avancées des sciences
biologiques et des techniques médicales, et à normer ces
dernières.
La bioéthique naît de la condamnation des expériences menées par les médecins nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et de la rédaction du code de Nuremberg sur l’expérimentation humaine (1947). Elle se développe dans les années
1960-1970, aux États-Unis d’abord, dans l’opinion publique
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
114
et les institutions, liée à l’efficacité de techniques médicales
nouvelles et à leur utilisation à des fins qui ne sont ni immédiatement ni strictement thérapeutiques (recherche, contraception, traitement de la stérilité, avortement, prévention des
maladies, prélèvements d’organes, soins palliatifs, traitements
de confort). Elle se focalise actuellement sur les applications
de la génétique.
La bioéthique recouvre des recherches théoriques, les pratiques quotidiennes de professionnels de santé, des avis et
déclarations d’institutions spécialisées et des lois. Elle tente
d’articuler ce qui est techniquement possible et ce qui est
éthiquement acceptable. Elle s’attache aux problèmes croisés relatifs à la recherche et à l’expérimentation humaine
(principe du consentement éclairé, statut de l’embryon), à
la procréation (procréation médicalement assistée, diagnostic prénatal, avortement thérapeutique, eugénisme), à la
connaissance et à la modification génétique du vivant et de
l’homme (clonage, implications en matière de parenté et de
filiation, de médecine prédictive et de thérapie génique, de
discrimination sociale), aux interventions sur le corps humain
(statut et non-commercialisation du corps humain, prélèvement et utilisation des produits qui en sont issus), aux interventions pharmacochimiques sur le cerveau et l’esprit, à la fin
de la vie et à la mort (acharnement thérapeutique, soins palliatifs, euthanasie). La bioéthique englobe aussi les questions
de la justice sociale et de l’accès aux soins, les questions du
partage mondial de la recherche scientifique et de ses applications thérapeutiques (brevetabilité des organismes vivants)
et les questions de l’éthique environnementale.
Traditionnellement, la relation médecin-malade est encadrée par la déontologie médicale, fondée, d’une part, sur le
serment d’Hippocrate, qui prescrit le respect du bien-être et
de la volonté du malade, du secret médical et de la vie, et,
d’autre part, sur les droits de l’homme, qui promeuvent la
dignité de la personne humaine. Ces principes, déontologiques et juridiques, ont inspiré les déclarations internationales de bioéthique depuis 1945 et, plus particulièrement,
les lois françaises de bioéthique (1994). Cependant, loin de
se réduire à une question juridique, la bioéthique, en amont,
met en question les principes du droit (définition et primat de
la personne humaine), et, en aval, elle n’édicte pas le droit,
même si elle peut le modifier. En outre, la bioéthique excède
l’éthique médicale : d’une part, elle s’intéresse au vivant dans
son ensemble et non pas seulement à l’homme ; et, d’autre
part, elle interroge la nature et les fonctions de la médecine.
La réduction de la norme individuelle de la santé à un fait
biologique objectif, la conception de la souffrance comme
maladie et l’extension des notions de pathologie et de thérapeutique, la confusion de l’art médical et de la science,
l’idéal de maîtrise du corps et de l’existence qui traverse nos
sociétés, tous ces éléments impliquent une réflexion qui dépasse la compétence strictement scientifique ou médicale, sur
les normes sociales qui déterminent la pratique médicale et
qu’elle détermine à son tour. Ainsi la bioéthique, reflet du
besoin d’une régulation démocratique des pratiques portant
sur le corps humain, est précédée et englobée par l’éthique,
réflexion sur les règles de conduite sociales. Elle ne relève
donc pas d’une discipline particulière, mais consiste en un
champ de recherches impliquant la coopération de la médecine et de la biologie, des sciences humaines, du droit, de
la philosophie et de l’histoire des sciences. Néanmoins, sa
méthode pluridisciplinaire ne saurait réduire la bioéthique à
la recherche d’un consensus minimal relatif à ses fondements,
ni à l’examen casuistique de cas particuliers. Elle devrait plutôt inciter à une réflexion sur le sens des fins que l’homme
se donne.
Aux États-Unis, la bioéthique est présentée comme discipline et travaillée, sous l’influence de la philosophie morale,
par l’opposition entre déontologie et téléologie utilitariste,
autonomie individuelle et justice, et, plus fondamentalement,
par la tension entre la recherche de normes universelles qui
fonderaient une éthique appliquée (« principisme » de Beauchamp et Childress, recherche d’un fondement consensuel
de l’éthique chez Engelhardt) et l’élaboration de procédures
de décision s’appuyant sur l’analyse et la comparaison de
cas particuliers et dont dériveraient les principes éthiques
(« contextualisme » et casuistique de Jonsen et Toulmin).
Céline Lefève
✐ Beauchamp, T., et Childress, J., Principles of Biomedical
Ethics, Oxford Univ. Press, New York, 1989.
Canto-Sperber, M., Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1997.
Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966.
Engelhardt, H. T., The Foundations of Bioethics, Oxford Univ.
Press, New York, 1986.
Hottois, G., et Parizeau, M.-H., les Mots de la bioéthique, De
Boeck, Bruxelles, 1995.
Lecourt, D., À quoi sert donc la philosophie ? Des sciences de la
nature aux sciences politiques, PUF, Paris, 1993.
Jonsen, A., et Toulmin, S., The Abuse of Casuistry : a History of
Moral Reasoning, Univ. of California Press, Berkeley, 1988.
Parizeau, M.-H., les Fondements de la bioéthique, De BoeckErpi, Bruxelles-Montréal, 1992.
Reich, W. T., Encyclopedia of Bioethics (1989), Macmillan, New
York, 1995.
Voir-aussi : Lagrée, J., Le Médecin, le malade et le philosophe,
Paris, Bayard, 2002.
BIOLOGIE
Terme d’apparition récente qui succède, au début du XIXe s., à la notion
d’histoire naturelle. Du grec bios, « vie », et logos, « science ». La
biologie
est la science qui a pour objet d’étude la vie.
BIOLOGIE
Ensemble des sciences de la vie.
Le terme de « biologie » est utilisé pour la première fois par
Lamarck et par le médecin X. Bichat. Dans un texte manuscrit
datant de 1801, Lamarck caractérise la zoologie comme une
« biologie » dont l’objet est l’étude du développement des
corps vivants 1. La même année, Bichat refuse de considérer
la « biologie » selon le modèle des sciences physiques 2. Les
corps vivants ne peuvent relever des mêmes protocoles que
les corps inertes. L’Allemand Trevinarus généralise la signification de la biologie. Pour lui, la biologie doit s’appliquer
aux « différents phénomènes et formes de la vie », en recherchant les conditions de son existence et les causes de son
activité 3. Là où l’histoire naturelle consistait essentiellement
en une classification des êtres vivants 4, la biologie veut ressaisir la vie dans son activité de résistance à la mort 5. Une
biologie de la vie devient, de ce fait, une biologie de la mort 6.
Elle s’attache à décrire les phénomènes intrinsèques à la vie
comme l’activité organique de la régulation 7 et de maintien
de certaines normes dans un milieu de vie extérieur 8. Comme
de telles activités sont des activités strictement individuelles
qui ne peuvent être résumées sous un genre commun à la
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
115
manière des phénomènes physiques ou chimiques, la biologie devient donc une science des singularités 9.
Guillaume Le Blanc
✐ 1 Lamarck, J.-B. (de), Discours d’ouverture, Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, t. XL, 1907, p. 101. Cité
par Gusdorf, G., les Sciences humaines et la Pensée occidentale,
t. VIII, Payot, Paris, 1978, p. 432.
2 Bichat, X., Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la
médecine (1801), Paris, « Préambule », art. 2.
3
Trevinarus, Biologie ou philosophie de la nature vivante.
4 Foucault, M., les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966,
pp. 140-144 et 275-292.
5 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort,
Flammarion, Paris, 1994.
6 Klarsfeld, A. et Revah, Fr., Biologie de la mort, Odile Jacob,
Paris, 2000.
7 Canguilhem, G., « La formation du concept de régulation biologique aux XVIIIe et XIXe siècles », in Idéologie et Rationalité dans
l’histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1977.
8 Comte, A., « Quarante-troisième leçon », in Cours de philosophie positive, Hermann, Paris, 1998, pp. 795-820.
9 Canguilhem, G., « Du singulier et de la singularité en épistémologie biologique », in Études d’histoire et de philosophie des
sciences, Vrin, Paris, 1968.
∼ PHILOSOPHIE DE LA BIOLOGIE
Calque de l’anglais philosophy of biology.
Expression introduite en anglais par W. Whewell en 1840. Utilisée sporadiquement, elle devient dans les années 1970 le nom conventionnel
d’une sous-discipline au sein de la philosophie des sciences. À partir de
la fin des années 1920 jusque dans les années 1990, le terme se diffuse
dans d’autres contextes linguistiques.
BIOLOGIE, PHILOS. SCIENCES
Au sens strict, et à l’époque contemporaine, secteur
particulier de la philosophie des sciences. En un sens plus
large, synonyme tantôt de ce que l’on appelait autrefois
« philosophie biologique », tantôt de ce que l’on préfère
nommer, dans l’aire culturelle de la philosophie continentale, « épistémologie des sciences de la vie ». Bien qu’en
pratique ces expressions soient souvent confondues, elles
renvoient à des conceptions historiquement différentes du
rapport de la philosophie aux sciences de la vie.
Le premier usage connu du mot « biologie » au sens de
« science de la vie » date de 1766. Si quelques auteurs comme
Bichat, Lamarck, Treviranus l’utilisent dans les années 1800,
il n’est véritablement adopté par la communauté scientifique
qu’à la suite de son utilisation solennelle et systématique
par Comte, dans les leçons du Cours de philosophie positive
consacrées aux phénomènes de la vie (leçons 40-45, 1837).
Dans ces leçons, Comte utilise souvent l’expression de « philosophie biologique ». Composée sur le modèle d’expressions
comme « philosophie naturelle » ou « philosophie chimique »,
la « philosophie biologique » consiste dans les conceptions
fondamentales de la « biologie » ; elle constitue donc la partie théorique de celle-ci. Cet usage a vieilli. On le trouve
cependant encore chez certains auteurs qui entendent par là
une certaine conception théorique très générale des phénomènes de la vie (par exemple : les travaux de X « témoignent
d’une philosophie biologique qui... »). Dans le courant des
XIXe et XXe s., cependant, l’expression « philosophie biologique » a pris un sens plus vague. Elle a été appliquée à
toute réflexion philosophique sur les phénomènes de la vie
et sur les sciences de la vie en général – dans leurs aspects
pratiques aussi bien que théoriques. Cet usage du terme est
très libéral : il embrasse des questions épistémologiques et
éthiques, et des méthodes philosophiques aussi différentes
que l’on voudra (méthode historico-critique, analyse, phénoménologie, etc.).
La formule « philosophie de la biologie » a été, quant à
elle, introduite en langue anglaise par W. Whewell, dans sa
Philosophie des sciences inductives (1840). Dans ce livre, qui
a établi l’usage en langue anglaise de l’expression « philosophie de la science », Whewell plaide aussi en faveur de
l’usage du nouveau terme de biology par les Anglais. La « philosophie de la biologie » est comme un chapitre spécial de la
philosophie de la science. Elle est constituée par la discussion critique de concepts, théories et méthodes spécifiques
des sciences des phénomènes vitaux. Quoique éclairée par
l’histoire des sciences, elle s’en distingue, car son but est de
clarifier et critiquer.
Après Whewell, l’expression « philosophie de la biologie »
a été utilisée sporadiquement, en Angleterre d’abord, puis en
Amérique du Nord, mais on ne la trouve pas dans d’autres
langues. Cependant, jusque dans les années 1960, il faut bien
reconnaître qu’elle est dans la plupart des cas synonyme de
« philosophie biologique », dont elle partage les ambiguïtés.
Les choses ont changé après la publication par D. Hull, en
1969, d’un article intitulé « What Philosophy of Biology Is
Not » [« Ce que la philosophie de la biologie n’est pas »]. Ce
texte, écrit par un jeune philosophe, critiquait les tentatives
pour faire entrer de force l’analyse philosophique des théories biologiques dans les catégories de la philosophie des
sciences néopositiviste (par exemple, en tentant d’axiomatiser les théories biologiques, ou en appliquant un modèle
unique de l’explication scientifique à l’ensemble des sciences
empiriques). À la suite de cet article, l’expression « philosophie de la biologie » s’est répandue chez un certain nombre
de philosophes et biologistes qui partageaient ce point de
vue, ou qui s’accordaient au moins à voir là un objet de
discussion légitime. Une communauté particulière s’est ainsi
constituée, qui se distinguait à la fois d’une conception de la
philosophie des sciences jugée trop unitaire, et des réflexions
philosophiques variées sur les phénomènes de la vie. C’est
ainsi que l’expression philosophy of biology a supplanté celle
de biological philosophy, dont elle ne se distinguait guère
auparavant. Les philosophes de la biologie, presque tous
américains ou canadiens au départ, se sont reconnus dans
une forme particulière de réflexion sur les sciences de la vie,
que l’on peut en gros définir de la manière suivante : distinction de principe entre problèmes philosophiques et problèmes historiques, évitement des problèmes d’éthique (en
tant qu’ils ne relèvent pas de la philosophie des sciences),
méfiance à l’égard d’une « philosophie biologique » traditionnelle trop encline à parler de la vie et de l’organisme en général, refus d’une distinction en nature entre activité scientifique
et activité philosophique, et (positivement) concentration de
la discipline sur les problèmes conceptuels soulevés par les
théories biologiques contemporaines (par exemple, définition des unités de sélection, statut ontologique de la catégorie
d’espèce biologique, etc.).
▶ La philosophie des sciences de la fin du XXe s. a été caractérisée par un « tournant régionaliste » (scepticisme à l’égard
des conceptions générales de la science, concentration des
recherches sur des secteurs particuliers de science) et par un
« tournant historique » (scepticisme à l’égard des conceptions
atemporelles de la science). L’émergence de la philosophie
de la biologie est un excellent exemple du tournant régionadownloadModeText.vue.download 118 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
116
liste. Elle va, en revanche, à rebours du tournant historique.
Pour cette raison, elle est en conflit avec ce que les philosophes continentaux appellent de préférence « épistémologie
des sciences de la vie », « épistémologie » étant alors pris, le
plus souvent, au sens d’une réflexion historico-critique sur les
théories et pratiques scientifiques. Il y a là matière à un débat
méthodologique fondamental. Cependant, il est clair que l’internationalisation du terme « philosophie de la biologie » tend
aujourd’hui à en élargir le sens et à gommer cette distinction.
Jean Gayon
✐ Duchesneau, F., Philosophie de la biologie, PUF, Paris, 1997.
Gayon, J., « La philosophie et la biologie », in Encyclopédie philosophique universelle, vol. IV, « Le discours philosophique »,
J. Fr. Mattéi (dir.), PUF, Paris, 1998, pp. 2152-2171.
Hull, D., « What Philosophy of Biology Is Not », in Journal of the
History of Biology, 2, 1969, pp. 241-268.
Hull, D., Philosophy of Biological Science, Englewood Cliffs (NJ),
Prentice-Hall, 1974.
MacLaughlin, P., « Naming Biology », in Journal of the History of
Biology, 35, 2002, pp. 1-4.
Ruse, M., Philosophy of Biology Today, State University of New
York Press, Albany (NY), 1988.
∼ BIOLOGIE DES CAUSES PROCHAINES, BIOLOGIE
DES CAUSES ULTIMES
Distinction due au biologiste germano-américain E. Mayr (Kempten,
1904).
BIOLOGIE
Distinction de deux types de sciences et d’explications
biologiques : fonctionnelle et évolutionniste.
Les travaux de Mayr, professeur émérite de zoologie à l’université de Harvard, portent sur la taxinomie, sur la génétique
des populations et sur la biologie de l’évolution. Dans un
article de 1961, il distingue la question « comment ? », définissant la biologie fonctionnelle, de la question « pourquoi ? »
définissant la biologie évolutionniste. La biologie fonctionnelle est celle des « causes prochaines » (proximate causes) ;
la biologie évolutionniste, celle des « causes ultimes » (ultimate causes). Dans la première, le biologiste élimine, puis
contrôle tous les paramètres jusqu’à ce qu’il puisse expliquer
le rôle exact de l’élément qu’il considère. Établir ce fonctionnement de proximité est la tâche propre de la physiologie,
de la biologie moléculaire ou de la biochimie. Dans la seconde, le biologiste cherche à comprendre l’existence d’une
structure, d’un organe ou de caractères à l’aide d’un point de
vue historique. Impressionné par la très grande diversité du
monde organique, il cherche à connaître les raisons de cette
diversité, à reconstituer les chemins suivis pour y parvenir. En
génétique moléculaire, par exemple, le biologiste fonctionnel
cherche à connaître la fonction du gène qu’il a identifié, ou le
déclenchement de la synthèse d’une protéine, tandis que le
biologiste évolutionniste s’intéresse aux lois qui contrôlent la
conservation de ces processus de régulation. La migration des
fauvettes, le 25 août, dans le New Hampshire, peut dépendre
de causes physiologiques prochaines : une baisse de la quantité de lumière et de la température nécessaires à leur métabolisme, et de causes ultimes, comme l’absence d’adaptation
de leur métabolisme aux conditions de l’hiver. L’addition de
ces deux types de causes est nécessaire à la compréhension
de tout phénomène biologique.
L’intérêt de cette distinction tient à la nature même de
tout processus vivant, résultat de déterminations strictes, mais
multiples, issues d’une histoire strictement déterminée, mais
imprévisible.
Nicolas Aumonier
✐ Mayr, E., « Cause and effect in Biology », in Science, 134,
3489, pp. 1501-1506, 1961 ; The Evolutionary Synthesis, 1980 ;
The Growth of Biological Thought, 1982 ; Towards a New Philosophy of Biology, 1988 ; This is Biology, 1998.
BIOPOLITIQUE
Néologisme contemporain forgé à partir du grec bios, « vie ».
Concept inventé et thématisé par Michel Foucault. Le terme est repris
dans des perspectives différentes par des philosophes comme Giorgio
Agamben ou Antonio Négri.
MORALE, POLITIQUE
Processus par lequel les caractéristiques de la vie sont
investies par les dispositifs et les calculs du pouvoir politique 1. Elle se définit comme une forme de gouvernement
constitué autour de la délimitation et du contrôle de paramètres collectifs (hygiène, pathologies, natalité, longévité,
sexualité, typologies raciales). Portant sur des « populations », des « masses », plutôt que sur des individus, elle
désigne alors une forme de pouvoir (un « biopouvoir »)
que M. Foucault différencie des formes disciplinaires visant
à dresser ou à redresser des corps individualisés (ce qu’il
nomme « anatomo-politique ») 2.
L’approche foucaldienne
Le terme de « biopolitique » apparaît dans certains textes de
M. Foucault relatifs à l’histoire de la médecine moderne. Il
vise à renouveler la formulation de problèmes épistémologiques et politiques, dès lors la médecine prend une place
de plus en plus importante dans la connaissance, la gestion
et le contrôle des populations et qu’elle doit être considérée
comme une composante essentielle des formes modernes de
pouvoir. Cet effort de « problématisation » est explicitement
situé dans la continuité des travaux de G. Canguilhem sur les
normes du vivant 3.
L’émergence de la biopolitique est exposée dans le dernier chapitre de La volonté de savoir : « Droit de mort et pouvoir sur la vie », et développée dans certains cours donnés
par M. Foucault au Collège de France entre 1975 et 19804.
Ces développements s’inscrivent dans l’analyse de la « gouvernementalité », terme qui vise à se démarquer nettement
d’une approche trop exclusivement centrée sur l’État et sa
légitimation juridique comme pouvoir souverain. Dans cette
perspective, la notion de population, entendue comme réalité
statistique, permet d’identifier une nouvelle « économie du
pouvoir », une nouvelle forme de gouvernement des hommes
succédant à d’autres qui se sont dessinées depuis le XVIe s.
dans la tradition politique occidentale.
En forgeant le terme de « biopolitique », M. Foucault a
donc cherché à repérer la naissance d’un objet qui ne vient
pas s’ajouter purement et simplement aux préoccupations
ordinaires du pouvoir politique, mais qui le modifie dans sa
forme même. La biopolitique apparaît alors comme un nouveau régime de pouvoir où l’exercice de la loi souveraine (ce
que Foucault caractérise comme pouvoir de « faire mourir »)
tend à s’effacer devant celui de « normes régulatrices » dans
lesquelles les institutions médicales jouent un rôle déterminant, articulé à d’autres normativités éthiques, juridiques, administratives, religieuses (ce que Foucault caractérise comme
pouvoir de « faire vivre ») 5.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
117
Usages dérivés
La définition de la biopolitique comme rationalité politique
nouvelle investissant la vie de part en part ne signifie pas
pour autant sa critique ou sa condamnation ; pour M. Foucault, elle constitue le terrain sur lequel doit se situer la compréhension du pouvoir moderne. C’est pourtant cet aspect
dépréciatif qui semble avoir marqué l’usage ultérieur des
termes de « biopolitique » et de « biopouvoir », fréquemment
invoqués aujourd’hui comme une obsession de la vie exaltée
pour elle-même, comme le mot d’ordre ultime, la préoccupation exclusive d’une toute-puissance économique et technologique indifférente à des valeurs considérées comme plus
fondamentales, telles la dignité de la personne ou l’intégrité
de l’espèce humaine.
Dans une perspective plus radicalement négative,
G. Agamben propose une compréhension de la biopolitique qui englobe l’ensemble de la tradition métaphysique.
D’autres philosophes ou politologues restreignent à l’inverse
le sens du terme à une réaffirmation de la prééminence du
pouvoir politique face à l’inflation éthique induite par les
transformations technologiques du vivant 6. Plus attentif à la
dimension économique, Antonio Négri dissocie le biopouvoir, défini dans la continuité des analyses de M. Foucault,
et la biopolitique qui serait plus spécifiquement la résistance
vitale interne à ce pouvoir qui a investi la vie de part en part 7.
François Roussel
✐ 1 Foucault, M., « Naissance de la biopolitique » in Dits et
écrits, vol. III, Gallimard, Paris, 1994.
2 Foucault, M., « Les mailles du pouvoir » in Dits et écrits, vol. IV,
Gallimard, Paris, 1994.
3
Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige,
Paris, 1998.
4 Foucault, M., « Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine » et « La naissance de la médecine sociale », conférences
publiés dans Dits et écrits, vol. III, Gallimard, Paris, 1994.
5 Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard, Paris, 1997.
6 Foucault, M., La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976,
chap. V.
7 Dagognet, F., La maîtrise du vivant, Paris, Bordas, 1989.
8 Négri, Antonio, Du retour. Abécédaire biopolitique, CalmannLévy, Paris, 2002, p. 89.
BIVALENCE (PRINCIPE DE)
LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE
Principe selon lequel tout énoncé doué de sens est ou
bien vrai, ou bien faux.
Accepter un tel principe revient à donner son assentiment,
pour toute proposition P, à la disjonction « P est vraie ou
non P est vraie », c’est-à-dire à soutenir que toute assertion
est ou vraie, ou fausse, de façon déterminée, et donc qu’il
n’existe que deux valeurs de vérité qu’une proposition puisse
prendre. Il fut discuté très tôt dans l’histoire de la logique,
puisque Aristote s’interroge dans le traité De l’interprétation
sur son application aux énoncés portant sur le futur.
Le principe de bivalence est au centre de l’interprétation
du réalisme proposée par M. Dummett, qui le caractérise
comme « la croyance selon laquelle une certaine classe de
phrases problématiques possède une valeur de vérité objective, indépendamment de nos moyens de la connaître » 1.
Selon Dummett, le réaliste pousse jusqu’à ses conséquences
radicales le principe de bivalence : un énoncé doit posséder
une valeur de vérité même si nous ne possédons en principe
aucun moyen de la connaître.
Pascal Ludwig
✐ 1 Dummett, M., « Realism », 1963, repr. in Truth and Other
Enigmas, Duckworth, Londres, 1978.
Voir-aussi : Engel, P., Davidson et la philosophie du langage, PUF,
Paris, 1994.
! LOGIQUE, RÉALISME
BONHEUR
Composé de « bon » et de « heur » (du latin agurium, dérivé de augurium, « augure, chance »).
GÉNÉR., MORALE, PSYCHOLOGIE
État psychologique de satisfaction de toutes nos inclinations, tant extensive, quant à leur variété, qu’intensive,
quant au degré, et protensive, quant à la durée. Il est à la
fois distinct du plaisir, de la joie et de la béatitude de l’âme.
Le bonheur est l’objet d’un désir universellement partagé par
les hommes. Il est cette fin dont « on peut supposer [qu’elle
est] effectivement poursuivie par tous les êtres raisonnables »
et que vise une action ayant une « nécessité naturelle » 1.
Bien que le bonheur puisse être formellement défini
comme la « conscience qu’a un être raisonnable de l’agrément de la vie, accompagnant sans interruption toute son
existence » 2, la nature de cet agrément et les moyens d’y
parvenir (accumulation des plaisirs, vertu ou renoncement)
restent à préciser.
Le bonheur comme souverain bien ?
Tout être tend vers son bien, mais il est une fin que nous
souhaitons pour elle-même, et non en vue d’autres fins. Cette
fin en soi, ce souverain bien serait le bonheur, puisqu’il est
au nombre « des activités désirables en elles-mêmes, et non
de celles qui ne sont désirables qu’en vue d’autre chose » 3. En
effet, le bonheur
à lui-même. Comme
nous visons et en
Il est « la chose
n’a besoin de rien, car il se suffit pleinement
tel, il est « en toute action, la fin que
vue de laquelle nous faisons tout le reste ».
la plus désirable de toutes » 4.
Bonheur et plaisir
Pourtant, le bonheur est « un concept si indéterminé que,
malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents avec
lui-même ce que véritablement il désire et veut » 5. Les éléments contenus dans ce concept sont empiriques et doivent
être empruntés à l’expérience ; or, l’idée du bonheur suppose
un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et futur. Il est impossible qu’un être fini, si perspicace
et si puissant soit-il, mais non omniscient, fasse se faire un
concept déterminé de ce qu’il veut véritablement.
En effet, le sentiment de plaisir et de déplaisir ne peut
s’appliquer universellement aux mêmes objets, car ce en quoi
chacun place son bonheur dépend du sentiment particulier
de plaisir et de peine qu’il éprouve. Ainsi le bonheur est-il
un motif d’action tout à fait contingent et distinct d’un sujet
à un autre. Il ne peut donc jamais fournir de loi universelle à
l’agir. Il n’est connu qu’empiriquement. Dès lors, il convient
de distinguer deux types d’impératifs : d’une part, la loi pradownloadModeText.vue.download 120 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
118
tique qui a pour mobile le bonheur. Cette règle pragmatique
de prudence se distingue de la loi morale qui « n’a pas d’autre
mobile que celui-ci de mériter le bonheur » 6. La quête du
bonheur se trouve alors médiatisée par l’interrogation : « Que
dois-je faire ? », à laquelle Kant répond : « Fais ce qui te rend
digne d’être heureux. » Ainsi, il est nécessaire de supposer
que « chacun a sujet d’espérer le bonheur dans la mesure
précise où il s’en est rendu digne dans sa conduite » 7.
La conversion de la recherche du bonheur dans l’effort
pour s’en rendre digne induit une liaison nécessaire du système du bonheur et de celui de la moralité, qui se réalise
toutefois « uniquement dans l’idée de la raison pure » 8. Cette
liaison ne peut être espérée dans l’effectivité que « si une
raison suprême commandant suivant des lois morales est
en même temps posée au fondement comme cause de la
nature », l’idée d’une telle cause étant alors l’idéal du souverain bien. Ainsi, pour notre raison, le bonheur n’est pas
le bien complet. Seul « le bonheur exactement proportionné
à la moralité des êtres raisonnables qui les en rend dignes »
constitue le souverain bien.
L’expérience nous permet seulement de sentir que le
bonheur a pour condition la cessation de la souffrance et
du besoin. « Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne
nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas
satisfait. » 9. La volonté est cet effort, selon Schopenhauer,
cette tendance, indéfinie et incessante, telle que, lorsqu’un
obstacle est dressé entre elle et son but, elle souffre. En revanche, « si elle atteint ce but, c’est la satisfaction, le bien-être,
le bonheur » 10. Pourtant, la volonté manque totalement d’une
fin dernière. Elle est un désir que ne remplit aucun objet. Seul
un obstacle peut l’arrêter. Parce que « la souffrance est le fond
de toute vie » 11, nulle satisfaction ne dure ; elle n’est que le
point de départ d’un désir nouveau.
Dès lors, « la satisfaction, le bonheur, comme l’appellent
les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de
négatif ; en elle, rien de positif » 12, faute de se perpétuer. Ne
pouvant jouir d’un bonheur durable, cette aspiration communément partagée par les hommes se dédouble en « un but
négatif et un but positif : d’un côté éviter douleur et privation
de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances » 13, but
auquel finit par se réduire la notion de bonheur. Le principe
de plaisir détermine alors le but de la vie et gouverne les
opérations de l’appareil psychique. L’interprétation psychanalytique vérifie celle que propose Schopenhauer : « Ce qu’on
nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute
tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme
de phénomène épisodique. » 14. Le bonheur se conçoit alors
comme « un problème d’économie libidinale individuelle »,
dont la résolution est propre à chacun.
Bonheur individuel et bonheur collectif
Le bonheur, ainsi entendu comme satisfaction d’un désir,
comme bien-être, peut entrer dans un calcul des plaisirs et
des peines, visant à atteindre le plus grand bonheur possible.
Il ne s’agit alors pas seulement, dans la perspective utilitariste
benthamienne, de penser le bonheur individuel, mais également le bonheur collectif, c’est-à-dire « le plus grand bonheur
du plus grand nombre ». La qualité de l’action est évaluée,
en termes de plaisir et de douleur, au regard de ses conséquences sur la vie de l’individu et la vie publique. De même
que le bien-être d’une personne est constitué par les séries
de satisfactions expérimentées à différents moments et qui
constituent l’existence individuelle, de même le bien-être de
la société consiste dans la satisfaction des systèmes de désirs
des nombreux individus dont elle est constituée.
Or, puisque chaque homme, lorsqu’il satisfait ses propres
intérêts, est libre de comptabiliser ses propres pertes face
à ses propres gains, nous pouvons nous imposer à nousmêmes un sacrifice en escomptant un avantage plus grand
par la suite. Dès lors, pourquoi une société n’agirait-elle pas
selon le même principe, appliqué au groupe ? Une société
d’inspiration utilitariste est alors justifiée à mettre en balance
les satisfactions et les insatisfactions des différents individus
la composant. Pourtant, l’idée que les gains de certains compensent les pertes des autres, et pour lequel la violation de
la liberté d’un petit nombre serait acceptable dès lors qu’elle
permet de réaliser, conformément à la formule de Hutchenson, « le plus grand bonheur du plus grand nombre », ne se
justifie par aucune raison de principe.
La résolution du bonheur individuel dans le bonheur
collectif tend à nier la valeur de l’homme et à lui dénier le
statut de fin en soi, au même titre que les tentatives d’un
législateur bienveillant pour imposer aux individus des fins
qu’ils croient être meilleures pour eux, mais qu’eux-mêmes
ne percevraient pas. Loin de pouvoir être imposé aux individus, au nom d’une fin plus noble que celle qu’ils poursuivent
individuellement, le bonheur est relatif à chacun. Nous ne
pouvons y être contraints, car « ce en quoi chacun doit placer
son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de
peine qu’il éprouve » 15. Le principe du bonheur varie d’un
sujet à un autre et ne peut donc fournir de loi universelle.
▶ Faut-il en conclure que le bonheur est seulement et finalement un « idéal, non de la raison, mais de l’imagination » 16, un
état « reposant sur la pure et simple réflexion » 17 plutôt qu’un
état ressenti ? Il n’y a de bonheur possible pour nous que
relatif, c’est-à-dire distinct de la félicité ou de la béatitude. À
la différence du bonheur et de la satisfaction s’offrant à nous,
celles-ci ne peuvent être augmentées. Elles ne subissent pas
l’épreuve du devenir et se trouvent être, par conséquent,
soustraites au changement. Toutes choses étant susceptibles
d’être connues par nous comme actuelles, soit en relation
à un temps et à un lieu déterminés, soit suivant leur nécessité, c’est-à-dire avec une sorte d’éternité 18, le bonheur est
cet état que nous connaissons, dans notre vie soumise au
changement, lorsque nous éprouvons un mieux, alors que la
béatitude est un contentement vrai et éternel, éprouvé dans
la conscience éternelle de soi et des choses, et appréhendé
dans la connaissance vraie de la joie réelle.
Caroline Guibet Lafaye
✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, éd. de
l’Académie, t. IV, p. 415.
2
Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l’Académie,
t. V, p. 22.
3 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176 b 3-4.
4 Ibid., I, 6, 1097 b 17.
5 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit.,
t. IV, p. 418.
6 Kant, E., Critique de la raison pure, op. cit., t. III, p. 523.
7 Ibid., p. 525.
8 Ibid., p. 525.
9 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, livre IV, 56, PUF, Paris, 1966, p. 392.
10 Ibid., pp. 391-392.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
119
11 Ibid., p. 393.
12 Ibid., livre IV, 58, p. 403.
13 Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971, p. 20.
14 Ibid., p. 20.
15 Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l’Académie,
t. V, pp. 25-26.
16 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit.,
t. IV, p. 418.
17 Kant, E., Leçons sur la doctrine philosophique de la religion,
éd. de l’Académie, t. XXVIII, p. 1089.
18 Voir Spinoza, B., Éthique, V, 39, Démonstration.
Voir-aussi : Alain, Propos sur le bonheur (1928), Gallimard,
« Idées », Paris, 1966.
Mauzi, R., l’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée
françaises au XVIIIe siècle, Albin Michel, Paris, 1994.
! BIEN (SOUVERAIN), EUDÉMONISME, PLAISIR, SAGESSE,
UTILITARISME, VERTU
PHILOS. ANTIQUE
Ferment de la volonté qui incline, par-delà la conservation de soi, à viser le souverain bien.
Les systèmes antiques ont très largement identifié le bonheur
à une vertu : celle qui est propre à l’acte réussi. On ne saurait
trouver, chez Platon, d’autre définition du bonheur que celle
qui le relie aux dispositions vertueuses de l’âme et l’incline à
commettre l’action juste 1.
De ce point de vue, le bonheur est la fin la plus haute qui
soit assignée à l’âme et il ne saurait donc être rapporté à la
simple possession d’une chose. Il relève de la satisfaction de
l’âme : « S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la
vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme
à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de
l’homme la plus haute. » 2. Aristote introduit le bonheur dans
sa dimension éthique et politique : là s’exprime toute la valeur d’un bien qui n’est désirable que pour lui-même, autotélique et distingué des biens qui ne sont pour l’action que de
simples moyens.
Identifié à la recherche du souverain bien, le bonheur
subsiste au coeur de la pensée chrétienne comme affirmation, en contrepoint de toute mystique de la chute et de la
déréliction, comme ce vers quoi universellement le désir
tend : « tous les hommes, affirme Pascal, désirent d’être heureux ». En tant qu’articulation du désir et de la volonté, le
bonheur est toujours susceptible de verser d’un côté ou de
l’autre de l’action vertueuse à laquelle une tradition tenace
l’enracine. L’individualisme foncier du bonheur ne le destinet-il pourtant pas à une recherche sans fin de la jouissance ?
Ni l’épicurisme, qui identifie le bonheur à la suspension de
l’action (ataraxie) 3 plutôt qu’à sa poursuite dans l’ubris, ni
l’ensemble des doctrines issues de la tradition platonicienne
(au nombre desquelles l’affirmation plotinienne d’une localisation du bonheur dans les régions les plus élevées de l’âme,
à l’écart des revers de la simple fortune4), on ne peut concevoir de parade efficace au renversement du bonheur dans
son autre : la recherche d’une satisfaction simple du désir ou
des tendances.
▶ C’est sans doute pour échapper à cette difficulté ou à cette
indétermination du bonheur qui ne le rend vivable que par
le sage, que Kant 5 substitue à une morale du bonheur une
morale du devoir. L’action par devoir, en tant qu’elle se fait
sous la conduite d’une règle d’airain, ne laisse aucune place à
l’appréciation personnelle et au calcul du rapport de moyen
à fin qui est toujours susceptible de travestir le bonheur en
une jouissance de soi.
Fabien Chareix
✐ 1 Platon, République, I, 350a et suiv., trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950.
2 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, VII, trad. J. Tricot, Vrin,
Paris, 1987.
3 Épicure, Maximes principales, trad. R. Genaille, Garnier, Paris,
1965.
4
Plotin, Ennéade, I, IV, trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris,
1997.
5 Kant, E., Critique de la raison pratique, « Analytique de la
raison pure pratique », Livre I, Ch. I, théorème 3, trad. L. Ferry
et H. Wizmann, Gallimard, Paris, 1985.
! ATARAXIE, DEVOIR, RAISON PRATIQUE
PHILOS. MÉDIÉVALE
Saint Augustin, en résorbant dans l’idéal de « sagesse
chrétienne » la recherche philosophique d’une « vie bonne
et heureuse », avait transposé le concept antique de « bonheur » (beatitudo), en y incluant la connotation religieuse
que pouvaient avoir en grec les termes d’eudaimonia et de
makariotès : est « heureux » ou « bienheureux » (beatus) celui
qui participe à la vie divine. Mais les débats de la fin du
XIIIe s. sur la légitimité d’une contemplation et d’un bonheur
proprement philosophiques en cette existence-ci, tels que le
péripatétisme gréco-arabe en véhiculait l’idéal, ont instauré
une distinction lexicale entre felicitas et beatitudo. Les aristotéliciens stricts, maîtres de la faculté des arts, reprenant les
thèses du livre X de l’Éthique à Nicomaque, ont réactivé le
projet d’un genre de vie théorétique, vouée à la connaissance
intellectuelle, ultimement de Dieu et des substances séparées, en lequel l’homme accomplit totalement sa nature et
trouve son souverain bien, c’est-à-dire acquiert un bonheur
stable et parfait. Alertés par l’autosuffisance revendiquée de
ce programme philosophique (dont on trouve l’expression
dans le De summo bono de Boèce de Dacie1), les théologiens
ont rappelé que pour l’Évangile la fin dernière de l’homme
réside dans la perfection d’une union à Dieu qui ne peut être
donnée qu’en une autre vie. Concédant éventuellement aux
philosophes la possibilité d’une félicité intellectuelle, ils ont
réservé le terme de beatitudo à l’état post-mortem de vision
béatifique, où les ressuscites jouissent de la plénitude du
bonheur. Il faut rappeler qu’au demeurant, les théologiens,
notamment dominicains et franciscains, divergeaient sur les
conditions de cette béatitude, les uns donnant dans l’union à
Dieu le primat à l’intellect les autres à la volonté.
Jean-Luc Solère
✐ 1 Du souverain bien, trad. fr. dans Philosophes médiévaux des
XIIIe et XIVe siècles, ss. la dir. de R. Imbach et M.-H. Méléard, UGE,
coll. « 10 / 18 », Paris, 1986.
Voir-aussi : de Libera, A., Albert le Grand et la Philosophie, Vrin,
Paris, 1990, p. 268 sq.
de Libéra, A., Penser au Moyen-Âge, Seuil, Paris, 1991.
Piché, D., La Condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris,
1999.
Trottmann, C., La vision béatifique, des disputes scolastiques à
sa définition par Benoît XII, Bibliothèque des Écoles Françaises
d’Athènes et de Rome (no 289), Rome, 1995.
! BIEN, EUDÉMONISME, FRUITION
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
120
PHILOS. RENAISSANCE
Les humanistes refusent de réduire le bonheur à la béatitude dans l’Au-delà. Même les platoniciens, comme M. Ficin 1
ou F. Patrizzi, tout en considérant que le véritable bonheur
consiste dans les retrouvailles de l’âme avec sa patrie spirituelle, reconnaissent la nature intermédiaire, voire propédeutique de la félicité terrestre. Des traces de bonheur sont
disséminées dans le monde, et l’amour, d’origine divine, peut
et doit les reconnaître et remonter par là au bien suprême.
L’idéal ascétique et contemplatif est également un objet de
réticences, identifié souvent avec l’idéal de la tradition monastique médiévale. C. Salutati 2 soutient, au contraire, que
l’homme se définit par son activité politique et son appartenance à une communauté, c’est pourquoi le bonheur doit se
situer sur le plan de la vie active : celle-ci est peut-être inférieure à la vie spirituelle et contemplative, mais « préférable »,
car accessible à tous. Dans ce contexte, on comprend que le
bonheur stoïcien soit considéré comme un idéal d’excellence
inaccessible (pour Pétrarque), mais aussi comme un modèle
qui rabaisserait l’homme à l’état de la « pierre », dépourvu
de toute sensibilité, comme le souligne L. Bruni 3. La condition mortelle de l’homme est considérée progressivement
comme un élément naturel qui, loin d’ouvrir la porte à l’éter-
nité, clôt définitivement son activité politique et détruit sa vie
affective : la mort est un sujet de peine, comme le souligne
C. Salutati. Ainsi, le plaisir est réévalué et avec lui la tradition
épicurienne : le plaisir est d’abord conçu comme l’état produit par l’éloignement du mal et par la jouissance du bien,
sur le plan de la survie biologique. Ce naturalisme, présente
chez L. Valla 4, conduit à une réflexion plus pessimiste chez
N. Machiavel 5, pour qui la condition mortelle se traduit par
la peur de sa propre mort et par la recherche du pouvoir sur
les autres.
Fosca Mariani Zini
✐ 1 Ficin, M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipriano, 2 vol., Turin, 1959.
2 Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol.,
Zurich, 1951.
3 Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996.
4 Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari,
1970.
5 Machiavel, N., OEuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996.
Voir-aussi : Christianson, G. et al. (éds.), Humanity and Divinity
in Renaissance and Reformation, Leyde / New York, 1993.
Fubini, R., Umanesimo e secolarizzazione da Petrarca a Valla,
Rome, 1990.
Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor,
1973.
! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BIEN, ÉTHIQUE, LIBRE
ARBITRE
Le bonheur est-il vraiment
dans le pré ?
« Ce qu’on nomme bonheur, au sens le
plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une
haute tension, et n’est possible de par sa
nature que sous forme de phénomène épisodique. »1
Nul ne se doutait, quand le film intitulé le Bonheur est
dans le pré est sorti sur les écrans de cinéma, de l’invraisemblable faveur que connaîtrait son titre 2. De fait, le
« bonheur est dans le pré » est – bien plus qu’un film – un
proverbe, un adage en vogue, une métaphore familière
à chacun. Quoi de plus courant qu’une telle affirmation,
quoi de plus admis que ce qu’elle sous-entend ? Comment expliquer un tel succès ? Ou, pour le dire autrement, de quelle pathologie contemporaine une renommée si consensuelle est-elle le symptôme ? Car, qu’on y
souscrive, ou qu’on s’en méfie, il faut bien admettre que
le « pré » est, de nos jours, le lieu commun du bonheur.
Or, demander si le bonheur est vraiment dans le pré, ou
faire d’une évidence collective une question, est, d’emblée, une façon de ne pas y consentir : autrement dit, de
quoi est dupe celui qui l’énonce ?
UNE IDÉE NAÏVE DU BONHEUR
D e quoi cette expression, tout comme l’assentiment qu’elle
recueille, est-elle l’indice ? Que suppose une chose aussi
bien partagée ? Annonçons d’emblée que « le bonheur est
dans le pré » équivaut, selon nous, dans la mesure où le pré
désigne un lieu, ou l’état d’une félicité promise, à se faire une
idée d’autant plus naïve du bonheur qu’elle témoigne de la
volonté de ne pas être dupe du culte de la réussite sociale. Il
y a, en d’autres termes, d’autant plus de candeur dans cette
expression, qu’elle est brandie par l’homme prétendument
lucide qui déclare ne pas se satisfaire d’une vie seulement
active.
L’adage identifie d’abord, et au pied de la lettre, le bonheur à l’interruption d’une activité que l’on présume épuisante, vaine, absurde. Dire « le bonheur est dans le pré », c’est
déclarer que le bonheur échoît à celui qui rompt avec une
existence fébrile. Vivre « dans le pré », c’est respirer les bras
ouverts, reprendre son souffle, changer de rythme, pécher à
la ligne, ou encore cultiver son jardin ; le bonheur est dans le
pré, autant dire loin des affres inauthentiques de la quotidienneté urbaine... En d’autres termes, notre métaphore populaire fait du bonheur la négation de l’état qui, d’hyper-activité
en lassitude, semble interdire tout bien-être. Le bonheur est
identifié à l’absence de douleur, à la rupture à l’endroit du
chaos dément de nos existences sacrifiées. D’une vie fébrile,
citadine, l’on dira qu’elle n’est pas heureuse. La métaphore
d’un « bonheur dans le pré » témoigne d’abord de l’inconfort
ou de l’insatisfaction propre à ceux dont la vie les confronte,
un jour ou l’autre, au sentiment de sa vacuité. Le bonheur
est, ici, à la vie que nous menons ce que le repos est à la
veille, ce que le sens est à l’absurde, ce que la campagne est
à la ville, c’est-à-dire son négatif, ou le second moment d’une
dialectique sans fin. Que l’on convoque une hypothétique
authenticité contre l’ordre superficiel de nos parcours, ou que
l’on se dise qu’il ne faut pas perdre sa vie à vouloir la gagner,
le bonheur est non pas l’opposé, mais le contraire intime
et gémellaire de ce qui disconvient, le second terme d’une
alternative aussi vaine que ce qui nous invite à y souscrire.
Ainsi, la popularité d’une telle expression témoigne du désir
collectif d’une vie plus sereine : le bonheur est l’effet, le fait,
d’un lieu, d’une circonstance, il serait un état, le moment d’un
bien-être venu se substituer au malaise d’une activité vaine en
général, mercantile en particulier, pénible dans tous les cas.
Si « le bonheur est dans le pré », il dépend alors – davantage
que la seule cessation de nos tourments – de circonstances
ou de personnes. Autrement dit, dans cette perspective, il
dépend moins de nous-mêmes, que de ce qui nous est extédownloadModeText.vue.download 123 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
121
rieur. C’est, plus largement, de la possibilité-même de penser
le bonheur comme pouvant être saisi, dont il est question ici :
« le bonheur est dans le pré » signifie qu’il est un objet, une
possession, ou bien un état auquel nous pouvons parvenir.
UN BONHEUR DE NOSTALGIE
E t si l’on étend encore davantage le spectre qu’embrasse
une telle définition implicite du bonheur, on s’aperçoit
qu’à double titre – et par l’image même du « pré », et par
le fait que c’est dire du bonheur qu’il s’obtient, tel un objet
dont certains savent se saisir quand d’autres n’y parviennent
pas – cette évidence collective procède de la nostalgie trop
humaine d’un âge d’or. Identifier le bonheur à la cessation de
ce qui nous accable, c’est en faire un lieu, un quelque chose,
ou l’idéal douloureux de celui qui ne se remet pas, depuis
que Dieu l’y contraint, de la nécessité de quitter l’Éden, et de
gagner son pain à la sueur de son front. En négation d’un
état, et pourtant identifié à un autre état, la métaphore du pré
remplace le jardin primitif, rappelle la rédemption, et semble
reconduire, ici-bas, le modèle d’une félicité céleste – ou posthume. Penser le bonheur comme ce qui nous soustrait aux
motifs qui gouvernent une existence vénale n’est pas différent en nature que le fait de penser le bonheur comme ce qui
nous affranchit des bassesses de la vie ici-bas. Voilà donc un
bien – tangible ou suprême, palpable ou céleste – comme
véritable fin – exogène – de toutes nos actions. « Le bonheur
est dans le pré » : en d’autres termes, nous entretenons avec
lui un rapport transitif, il est à l’extérieur de nous, il fait l’objet
d’un culte collectif, tous s’accordent sur sa nature, quoique
chacun s’en fasse une idée différente. La topologie du bonheur est le signe douloureux d’une société d’abord malade
de l’hypertrophie de ses univers clos, l’indice ordinaire et
commun d’un monde qui assigne une valeur absolue à ce qui
lui manque, qui confond le bonheur et la négation des souffrances endurées, comme d’autres confondent la trêve et la
paix, qui souffre tant qu’elle tient pour un remède ce qui ne
la soulage que provisoirement. Est heureux, ou croit l’être, en
somme, celui dont l’existence lui fournit soit l’occasion de ne
pas songer, le temps d’un moment, à sa propre mort, soit de
s’en accommoder en spéculant sur l’éternité de la vie après
la vie. Serait heureux l’homme capable de se satisfaire d’un
bonheur pensé selon le modèle impensable d’un objet apte à
le combler une fois pour toutes. Un tel paradoxe est la preuve
que la définition que nous donnons ici du bonheur est, en
elle-même, l’expression d’un insondable regret, puisqu’elle
l’identifie, en son fond, à un état définitivement révolu, et
dont la quête ressemble au comblement infini d’un manque.
Tout se passe comme si la nature humaine avait horreur du
vide. Qu’il s’agisse de considérer que le bonheur est aisément
accessible, ou qu’il tient aux circonstances de la vie que nous
menons, qu’il s’agisse de vivre sous le régime nostalgique du
lait et du miel, d’opposer les vertus de la « nature » aux vices
et à la frénésie de nos jungles urbaines, de vanter un hypothétique « retour aux sources » où l’homme renouerait avec
une innocence native et oubliée, qu’il s’agisse, tout simplement, et au pied de la lettre, de maudire les gaz d’échappement et un consumérisme fervent, rares sont ceux, en vérité,
pour qui le bonheur n’est pas « dans le pré ». Et quiconque, en
ce sens, ne vit pas « dans le pré » ne saurait prétendre au bonheur ; plus exactement, quiconque ne saurait se donner une
existence affranchie de l’inconfort et de l’agitation ne saurait
y parvenir. Ainsi, le point commun à tout ce que suggère une
telle sentence est le fait de concevoir le bonheur tant comme
un but, que comme le contraire de ce qui disconvient, et
l’homme heureux pour celui qui sait y parvenir. Qu’est-ce à
dire, sinon qu’il n’y a, en somme, qu’une différence graduelle
entre le pacte d’une félicité posthume et un bonheur réduit à
l’accumulation de plaisirs ? Le bonheur est de même nature,
qu’on l’identifie à la réussite la plus ordinaire, ou au repos
éternel, qu’on le reconnaisse dans le bien-être éphémère, ou
dans la félicité absolue. Dans les deux cas, nous remplissons,
en malcontents, le tonneau des Danaïdes d’un désir inféodé
à l’objet qu’il se donne.
Le paradoxe veut donc que, dans le même temps, le proverbe témoigne de la volonté de ne pas être dupe d’un bonheur confondu avec la seule réussite sociale, tout en reproduisant les termes-mêmes de ce que suppose une vision
triviale du bonheur comme réussite. Il s’agit, en apparence,
de cultiver une sorte d’authenticité contre une vision bassement « matérialiste », ou vénale, du monde, mais c’est là un
marché de dupes, ou une monnaie de singe. Dire « le bonheur est dans le pré », c’est reconduire, malgré soi, et au sein
d’une existence inapte à la plénitude comme à l’omniscience,
le fantasme d’une vie soustraite à ce qui la contrarie. C’est
le comble du calcul inconscient, du faux-monnayage métaphysique, qui prolonge ce dont il s’agit de se défaire, du mal
qui se prend pour un remède. Dans tous les cas, le bonheur
dépend des circonstances de notre vie, ou de notre vie audelà de la vie ; dans tous les cas, on ne fait qu’escompter les
dividendes de nos actions..., jusqu’au jour où nous sommes
fauchés.
DU DÉSIR COMME EXCÈS
U ne discussion sur le bonheur ne nous semble pas, dès
lors, pouvoir faire l’économie d’une réflexion sur la véritable nature de notre désir. C’est à ce prix que l’on peut cesser de tenir indûment le pré pour la métaphore d’une Terre
promise à ceux qui savent s’y rendre. Car, si l’expression « le
bonheur est dans le pré » reconduit ce dont, pourtant, elle
semble vouloir nous défaire, à la manière d’un système qui
s’abreuve des contradictions qu’on lui adresse, c’est en vertu,
selon nous, d’une représentation inadéquate du désir pensé
comme manque.
L’alternative, en termes spinoziens, est la suivante : est-ce
parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, ou est-ce
parce que nous la désirons qu’elle est bonne 3 ? Autrement dit,
sommes-nous mus par ce qui nous fait défaut, ou en avonsnous le sentiment, à défaut de savoir ce qu’il en est véritablement de notre désir ? Le paradoxe veut, nous semble-til, qu’un désir pensé comme déterminé par le manque ne
s’achève pas dans la satiété, dans le comblement de son
manque, de la même façon qu’il ne suffit pas de manger
pour ne plus jamais avoir faim. Or, peut-on admettre que le
désir ne se satisfasse jamais de l’obtention de ce vers quoi il
tend ? Le désir ne s’abolit pas dans la possession de ce qu’il
se donnait comme une fin. Le désir n’est que secondairement
déterminé par l’objet qu’il se donne : si, contre l’habitude
que nous en avons, on ramène le désir à la définition insolite d’une puissance originaire, alors il est, de facto, irréductible à l’objet qui semble le susciter. Ainsi, la liberté, pour
celui qui identifie le désir au manque, et qui fait, en conséquence, l’expérience indéfinie d’une satisfaction provisoire,
ne s’obtient, en dernière analyse, et à défaut de pouvoir véritablement faire ce qu’il veut, que dans l’abolition des désirs,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
122
dans une espèce d’idéal apathique né de l’illusion qu’ont les
hommes de pouvoir, par l’esprit, être maîtres de leur corps.
Le fantasme d’un bonheur tributaire de l’objet se double de
l’illusion selon laquelle, en termes cartésiens, « il n’y a point
d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir
un pouvoir absolu sur ses passions. » 4. Dire « le bonheur est
dans le pré », c’est donc, en un sens, souscrire fondamentalement à la représentation mutilée et contradictoire d’un désir
à la fois dicté par le manque, et déterminé par l’objet qu’il se
donne. Nous désirons jusqu’à la douleur, et nous ne pouvons
nous satisfaire de ce qui ne nous satisfait qu’un temps : c’est
en vertu d’une telle définition du désir que Schopenhauer
récuse la possibilité du bonheur. La quête du bonheur ressemblerait alors soit à la quête illusoire de la satiété, soit à
l’illusion qu’une telle satiété est le bonheur. La métaphysique
schopenhauerienne procède de la subordination du désir à
l’objet, sans quoi elle ne prônerait pas l’extinction du désir :
si le bonheur est dans le pré, alors le bonheur est impossible
et c’est folie que de désirer, puisque nous désirons en vain.
Pour Schopenhauer, si le bonheur est impossible, c’est en
raison de la nature-même du désir. Le désir y est insatiable, et
la souffrance – l’insatisfaction – est toujours suivie de l’ennui
– la satiété 5. Nous oscillons donc, d’une douloureuse insatisfaction à une ennuyeuse et éphémère plénitude : la critique
schopenhauerienne du bonheur ainsi compris est donc corrélé au désir d’en finir avec le désir. Il faut, tel le serpent
qui se mord la queue, être avide de ne plus désirer, vouloir
d’abord l’extinction du vouloir-vivre. L’ascèse, comme l’hédonisme, témoigne d’une identification du bonheur à un objet,
ou à un but. Or, si le bonheur est une affaire singulière, ce
n’est pas en ce que chacun se donne un objet différent, mais
c’est en ce qu’il est immanent à la vie que nous menons. S’il
ne saurait en être le but ultime, c’est moins parce qu’un but
ultime n’est jamais atteint, que parce qu’il n’y a pas de sens à
élaborer une téléologie du bonheur : l’irréductibilité du désir
au seul manque interdit de consentir la moindre pertinence
à une vision finaliste du monde. La théologie est, de tous les
marchandages, le plus contraignant. Que la satisfaction soit
éternelle, ou qu’elle soit immédiate, de l’hypothèse – ascétique – du paradis posthume, au règne – orgiaque et désespéré – de la concupiscence sur nos facultés, la différence
n’est, finalement, que de degré, puisque, dans tous les cas,
nous continuons de tenir pour heureux ce qui a vocation à
nous soulager de la terreur qu’inspire la certitude de notre
mort. Autant se contenter de donner de l’aspirine à celui dont
la migraine est le symptôme d’un cancer.
Lorsque Kant, dans les Fondements de la Métaphysique
des Moeurs 6, expose que faire du bonheur une fin ultime est
indigne de l’homme, c’est parce que ce serait là rappeler chacun à sa nature essentiellement empirique. La critique kantienne du bonheur se fait au nom de la définition du bonheur
qu’implique le fait de dire « le bonheur est dans le pré ».
Autrement dit, dans une perspective kantienne, la fausseté
d’une telle sentence tient à des raisons qui sont la singularité
de chacun. Si le pré n’est pas le même pour tous, alors le
bonheur est indigne de l’homme, au titre qu’il se réduit à la
représentation empirique et singulière d’un bien, de là l’indétermination du concept de bonheur qui, non seulement, est
relatif à chacun, mais interdit également qu’un homme désireux d’être heureux parvienne à dire ce qu’il entend véritablement par là 7. Kant affirme, en cela, qu’« Assurer son propre
bonheur est un devoir ; car le fait de ne pas être content de
son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de
besoins non-satisfaits pourrait devenir une grande tentation
d’enfreindre ses devoirs. » La bonheur est la condition nécessaire et non-suffisante de l’obtention de ce qui, seul, garantit
la dignité de l’homme et doit faire l’objet de sa quête. Le
bonheur est un moyen au titre qu’il a un contenu, qu’il est un
objet – la réussite, les honneurs, la santé... Dans la Doctrine
de la Vertu, Kant dit, en ce sens : « L’adversité, la douleur, la
pauvreté, sont de grandes tentations à [...] violer son devoir. ».
Le bonheur n’est pas une fin, mais seulement la condition de
possibilité d’une existence digne. Le refus kantien de faire du
bonheur une fin de l’homme conserve les termes d’une définition identifiant hâtivement le bonheur avec le bien-être de
chacun, confondant le bonheur avec la possession d’un objet
par définition insuffisant. Il ne s’agit pas ici de refuser toute
recherche du bien-être, ce serait aussi absurde que de refuser
de manger sous le prétexte qu’un repas n’apaise que provisoirement la faim. Il importe juste de ne pas être dupe de la
nature de ces biens. Comme le dit Spinoza : « ...l’acquisition
de l’argent, ou la lubricité et la gloire, nuisent aussi longtemps
qu’on les recherche pour elles-mêmes et non comme des
moyens pour d’autres choses, tandis que si on les recherche
comme des moyens, alors elles auront mesure, et nuiront
très peu ; au contraire, elles contribueront beaucoup à la
fin pour laquelle elles sont recherchées... » 8. Le bien-être est
désirable, la propriété, la possession, la détention, sont inévitables ; reste qu’il ne faut pas les confondre avec le bonheur,
ni avec la joie, et qu’une telle confusion tient à une méprise
sur la nature du désir dont nous soutenons, contrairement à
la définition qu’on en donne le plus souvent, qu’il procède
moins du manque, que de l’excès. Le bien-être n’est donc pas
un mal, tant qu’on ne cède pas à la tentation de l’identifier
au bonheur.
LE BONHEUR COMME ACTIVITÉ,
OU COMME INSTANT
S ituer le bonheur dans le pré est donc, nous semble-t-il,
largement aporétique, et invite, en conséquence, à souscrire à une définition du bonheur qui se refuse à inscrire sa
quête dans la domestication de ce qui ne dépend pas de
nous 9. Car le « pré », si le terme conserve une pertinence,
est à comprendre comme ce qui n’est pas différent de nousmêmes ; s’il n’appartient qu’à nous d’être heureux, c’est parce
que, dans cette autre perspective, le bonheur tient moins à
l’obtention de quelque chose, qu’au renoncement salutaire
à une telle illusion. Le bonheur est ici l’effet d’une réforme
de l’entendement ou du regard, au terme de laquelle son
avènement dépend non pas du pouvoir extensif et éphémère
que nous exerçons sur le cours de nos vies, mais seulement
de l’expression intensive et instantanée de la puissance qui
nous constitue. Au diptyque qui identifiait le bonheur à un
objet ou un état, il s’agit de substituer ici le couple instantactivité : il est inopportun de réduire le bonheur à un état,
parce qu’à moins d’une félicité éternelle, un état, tout comme
l’objet dont il dépend, ne détermine jamais qu’une satisfaction provisoire ; il nous semble, à l’inverse, moins injuste de
penser le bonheur sur le modèle de l’instant, car l’instant
est à comprendre, à la différence du « moment », comme ce
qui ne s’insère dans aucune perspective, aucune dialectique.
L’instant est à lui-même sa propre fin, de même que l’activité
renvoie davantage à l’expression intensive, non-finalisée, « insensée », d’une puissance, lors que l’action se donne comme
le moyen d’obtenir quelque chose. Le bonheur est, en l’ocdownloadModeText.vue.download 125 sur 1137
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123
currence, l’effet de notre aptitude à interpréter ce qui nous
arrive de telle sorte qu’on s’en réjouisse, ou encore à aimer
ce qui est au point d’en désirer ardemment le retour éternel.
On ne saurait se contenter d’un bonheur de satiété, parce que
c’est autant faire dépendre le bonheur des circonstances de
notre vie, que s’exposer à la dialectique de la souffrance et
de l’ennui. D’un bonheur qui ne passe pas par la médiation
d’un objet, l’on dira donc qu’il est immédiat à double titre :
d’abord, en ce qu’il est étranger à l’objet dont le sens commun voudrait le faire dépendre, ensuite en ce qu’il relève de
ce que Bergson désignait comme la « durée », à savoir une
temporalité intime, ou l’usage singulier que nous faisons des
impressions que le monde dépose en nous. L’immédiateté
du bonheur nous soustrait, en un sens, au temps comme
à l’espace, en ce qu’elle nous rappelle à la seule logique
interne de nos émotions.
Paradoxalement, alors que le « matérialiste » est communément identifié au triste sire exclusivement soucieux de son
intérêt bien compris, le matérialisme est, selon nous, l’école
qui nous dissuade de commettre une telle erreur. Se faire
« matérialiste » au sens noble du terme, c’est refuser d’assigner à toute matière la vocation ingrate de nous rendre heureux, ou de nous satisfaire ; c’est refuser à l’objet, puisqu’il
ne donne que des satisfactions provisoires, le privilège de
nous contenter. Le discours qui sous-tend la définition d’un
bonheur soustrait au vocabulaire de la possession, ou de
l’obtention, trouve sa source dans le « choix » d’accorder son
attention à la matière avant la forme, au chaos avant le sens,
ou encore au phonème avant la signification. Le bonheur est
incorrélé, indépendant, il procède de l’intensité, non pas de
l’extension. Contre la dissociation de l’âme et du corps, qui
induit un rapport au bonheur comme à ce qui nous est étranger, et telle qu’elle enfante l’idée inadéquate d’un bonheur
comme étant ce qui peut et doit être saisi, telle qu’en somme,
elle étaye la fiction d’une âme immortelle flottant au-dessus
d’un corps exposé, lui, à la décomposition, contre le désir
pensé comme manque – et donc inféodé à la représentation
de l’objet qui ne le comble qu’un temps –, l’ontologie radicale d’une matière incorrélée à une forme permet de penser autant le désir sous l’aspect d’une puissance originaire,
que le bonheur comme la disponibilité que l’on manifeste à
l’endroit de la nécessité interne qui donne de la consistance
à nos actes. Se faire matérialiste, c’est refuser de confondre
le bonheur avec le comblement d’un manque, ou affirmer,
en somme, que le bonheur ne vient pas du dehors, mais du
dedans. Pour un matérialiste conséquent, il n’appartient qu’à
nous d’être heureux, dans la mesure où le bonheur véritable
doit se passer de toutes conditions externes de possibilité.
C’est en cela que l’ontologie moniste de Spinoza – qui
fonde une anthropologie libérée de la transcendance – nous
semble pouvoir être dite « matérialiste ». Si, comme il l’expose
dans l’Éthique, Dieu n’est rien d’autre que la nature, dans l’infinité de ses aspects, et si tous les attributs de la substance ne
font que développer une seule et même réalité, la tendance
de l’homme au bonheur – ou à la Joie entendue comme le
développement de notre puissance d’agir – retrouve toute
légitimité, car la vocation humaine au bonheur n’est intelligible qu’au sein de la perspective immanente d’un univers
qui est à lui-même sa propre fin, qui n’emprunte son sens à
nulle transcendance. Le mouvement de l’homme vers le bonheur ne se comprend qu’au sein d’un tel discours, c’est-à-dire
au sein d’un discours où l’homme cesse d’être une âme avant
d’être un corps, cesse de chercher un sens à ce qui n’en a
pas, où l’homme est heureux indépendamment des raisons
qu’il peut avoir de l’être... L’homme se définit par l’effort
pour persévérer dans son être, puis par le déploiement de cet
effort sous la forme du désir. Ce que le désir poursuit, c’est
l’accroissement de la puissance intérieure d’exister, autrement
dit de la joie. C’est donc l’effet d’une connaissance partielle
de notre désir, que de le tenir pour déterminé par l’objet qu’il
ne se donne que provisoirement. Dire que « le bonheur est
dans le pré » est une façon moderne de prolonger un rapport
inadéquat et collectif au monde, c’est à la fois ne pas se
satisfaire d’une existence tournée vers l’objet... et prolonger
cette existence par la fiction d’un palliatif qui n’en est que
le symptôme. Le bonheur est donc dans le pré pour celui
qui, tout en voulant se défaire de l’existence qui l’accable,
emploie, à cette fin, des moyens qui en assurent la pérennité.
Le désir reste, en l’occurrence, soumis à l’imagination, quand
bien même on lui donnerait un objet moins ostensiblement
vénal. L’homme pour qui le bonheur est dans le pré prolonge la servitude qui l’accable. Le bonheur n’est donc pas
davantage dans le pré, que dans le ciel, mais dans le fait
de vivre selon le seul déterminisme de son essence : il est,
pour reprendre une terminologie chère à Rousseau 10, non pas
dans l’amour-propre – où notre satisfaction tient au regard
d’autrui, ou à l’objet dont on se saisit –, mais dans l’amour de
soi – où la plénitude est le fait premier. Pour prétendre, ici et
maintenant, au bonheur, il faut, indépendamment des lieux,
des êtres et des circonstances, et au contraire de l’égoïsme,
dépendre de soi-même et non des autres.
L’ÉCLAIRCIE, LA JOIE
▶ Le bonheur ne tient ni à l’objet, ni à l’état dont l’avènement
nous fait, pour un instant seulement, et à la manière d’un
culte, oublier l’emprise du néant et l’imminence de la mort ;
le bonheur ne doit pas être identifié à ce qui nous dispense
provisoirement, par la satisfaction, d’être confronté au nonsens de nos vies, mais au déploiement intensif, absolu et
intime de la « mélodie ininterrompue de la vie intérieure » 11
qui nous distingue de chaque autre. Le bonheur n’est pas de
l’ordre de la satisfaction obtenue par la médiation d’un objet,
il est de l’ordre de la plénitude dont sont capables les Happy
few avisés en eux-mêmes de la vacuité – ou de la perversité
– de tout ce que nous faisons pour ne pas songer au vide
de nos existences. Autrement dit, le bonheur n’est pas dans
le pré, mais dans un gai savoir qui, tel une éclaircie qu’il
ne tient qu’à nous de faire advenir, nous enseigne à ne pas
inventer un sens à ce qui n’en demande pas. Le bonheur n’est
pas dans le pré, car il n’est autre, pour ceux qui le peuvent,
que le pré lui-même, c’est-à-dire une vie où l’on soit, pour le
meilleur et dans la joie, à soi-même sa propre fin.
RAPHAËL ENTHOVEN
✐ 1 Freud, S., Malaise dans la civilisation.
2 Car si l’expression vient de Paul Fort, il n’est pas douteux que
c’est le film lui-même qui lui a donné l’ampleur actuelle qu’on
lui connaît.
3 Spinoza, B., Éthique, trad. B. Pautrat, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1988.
4 Descartes, R., les Passions de l’âme, art. 50.
5 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 56, PUF, Paris, 1996 : « Vouloir, s’efforcer, voilà tout
leur être : c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a
pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est
par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de
leur douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet,
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qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de
désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans
l’ennui : leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à
gauche, de la souffrance à l’ennui [...] ».
6 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, et Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. A. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 1993.
7 Spinoza, B., ibid., « [l’homme] est incapable de déterminer avec
une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait
véritablement heureux : pour cela, il lui faudrait l’omniscience. »
8 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement.
9
Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 3, trad. J. Tricot, Vrin,
Paris, 2001 : « Les hommes, et il ne faut pas s’en étonner, paraissent concevoir le bien et le bonheur d’après la vie qu’ils
mènent. La foule et les gens les plus grossiers disent que c’est le
plaisir : c’est la raison pour laquelle ils ont une préférence pour
la vie de jouissance. [...] l’honneur apparaît comme une chose
trop superficielle pour être l’objet cherché, car, de l’avis général, il dépend plutôt de ceux qui honorent que de celui qui est
honoré ; or nous savons d’instinct que le bien est quelque chose
de personnel à chacun, et qu’on peut difficilement nous ravir. »
Si nous souscrivons à l’eudémonisme aristotélicien, c’est essentiellement en ce que le bonheur consiste moins, pour Aristote,
dans la possession de la vertu, que dans sa pratique, c’est-à-dire
dans la vie raisonnable à laquelle la vertu nous dispose, et dont
le plaisir est le couronnement sans en avoir été l’objet ultime.
Autrement dit, le bonheur doit être pensé non pas sur le modèle
d’un mouvement qui tend à son achèvement, d’un processus qui
s’abolit dans la saisie de son but, mais d’une activité qui a sa fin
en elle-même, dans son propre exercice.
10 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, « L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la
pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un
sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque
individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire
aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui
est la véritable source de l’honneur. »
11 Bergson, H., le Rire, III.
Voir-aussi : Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, Folio, Paris,
1985.
Nietzsche, F., le Gai Savoir, in OEuvres philosophiques complètes,
trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1976.
Pascal, B., OEuvres Complètes, Seuil, Paris, 1993.
BON SENS
Du latin : bona mens.
GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONN.
Capacité de bien juger, sans passion, d’une situation
ou de ce qu’il est raisonnable de faire, compte tenu des
circonstances.
Le bon sens constitue la partie la plus sensible du jugement.
Il exprime, selon Bergson 1, une attention à la vie et peut
être tenu pour une faculté d’adaptation au monde. Le bon
sens signifie la sagesse, la raison, le fond commun qui sera
jugé raisonnable dans le comportement des hommes. Mais
il peut aussi être considéré négativement comme une raison
grossière, ordinaire et emplie de préjugés. Le bon sens est
tiraillé entre l’esprit de finesse et le « gros bon sens ». On le
considère soit comme un foyer de sagacité et de perspicacité
quand on le tire vers l’esprit (bona mens), soit comme un état
d’ignorance où dominent l’opinion et le préjugé quand on le
tire vers l’archétype de l’homme de la rue (pour Socrate, la
philosophie doit se détacher du bon sens grossier).
Cependant, Descartes a contribué à rendre la référence
au bon sens positive en ouvrant le Discours de la méthode
sur ces mots : « Le bon sens est la chose du monde la mieux
partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que
ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute
autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en
ont. » 2. Toutefois, il ajoute que « ce n’est pas assez d’avoir
l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Mais
l’universalité du bon sens chez tous les hommes n’empêche
pas l’inégalité des esprits dans leur aptitude à bien l’exercer,
d’où le discours sur la méthode, nécessaire pour actualiser
la puissance de bien juger et savoir distinguer le bien d’avec
le faux.
Véronique Le Ru
✐ 1 Bergson, H., la Pensée et le Mouvant, PUF, Paris, 1938.
2 Descartes, R., Discours de la méthode, in OEuvres, t. VI, publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd.
en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974 ; 1996.
! ESPRIT, JUGEMENT, MÉTHODE, RAISON
BOUDDHISME
Du terme Bouddha, « l’Éveillé », attribué à son fondateur.
LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION
Religion née au VIe s. avant J.-C. dans le nord de l’Inde,
qui, au contraire des autres religions universelles, se passe
de l’idée d’une transcendance divine (monothéiste ou polythéiste), comme de celle d’une âme personnelle et permanente. Héritier des traditions yogiques, le bouddhisme
se définit comme un chemin vers la délivrance qui suppose
éradiqués les désirs et les illusions de la conscience.
Le détachement
Le bouddhisme n’est pas une philosophie. Il a sécrété une
tradition philosophique toujours clairement subordonnée à
la quête religieuse. Il faut donc partir de ce qu’il est : une
des grandes religions universelles. Son contenu central réserve des surprises à notre culture monothéiste : le Bouddha
n’est qu’un homme, parvenu à son plein accomplissement
(« l’Éveil »), comme une infinité d’autres avant et après lui.
Le bouddhisme est une thérapeutique offerte aux hommes
malades de vouloir, de désirer, de croire à des objets et à
des idées. Selon les schémas de la médecine indienne, la
maladie est définie, puis sa cause ; puis la suppression de
cette cause ainsi que les moyens nécessaires sont envisagés.
Le constat fondamental de la pensée bouddhiste est non pas
tant celui de la souffrance humaine (le bouddhisme n’est pas
un pessimisme) que celui de l’irréductible insatisfaction causée par tout attachement. Cette insatisfaction comprend tous
les degrés, de l’inquiétude diffuse à la plus grande souffrance
physique. De même, les attachements en question ne sont
pas seulement affectifs : ils concernent toute saisie fixe du
réel, de la passion physique à l’intelligence systématisante. Si
ces attachements sont malheureux, c’est qu’ils nient le cours
du réel : l’impermanence, l’absence absolue de fondements.
L’homme est d’abord malade non pas d’une conception erronée qu’il se fait de la réalité (ce serait la morale stoïcienne),
mais du désir de se faire une conception de la réalité. Or,
le dharma (« réel ») est une voie du milieu : il n’est ni une
réalité (l’affirmation qu’il y a une réalité) ni la non-réalité
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(l’affirmation que rien n’existe) : le bouddhisme n’est pas un
positivisme, encore moins un nihilisme ou un culte du néant.
Toute conception arrêtée peut avoir une vérité de convention ; il faut manger, il faut vivre. Mais, au-delà, elle est une
attrape. Les racines de la douleur et de l’aveuglement ne sont
pas dans la nécessité d’assurer sa subsistance, mais dans le
débordement d’idées et de « confections mentales » qui, dans
l’homme, ensevelissent cette simplicité.
Développant cet impératif thérapeutique, le bouddhisme
enseigne une cosmologie, fondée sur l’idée d’interdépendance des phénomènes. Elle annonce l’idée occidentale
d’un strict déterminisme universel, mais en tire les ultimes
conséquences : si tout est cause et effet, rien n’a d’identité
propre. Dans la perspective bouddhiste, le principe de causalité ne libère pas l’énergie du projet techno-scientifique, où
l’homme devient lui-même un « agent cosmique », il montre
l’inconsistance de l’idée de chose. Tout n’est que relation.
Au contraire de l’atomisme ancien, le bouddhisme n’a jamais
postulé l’existence d’éléments irréductibles. À la façon de la
phénoménologie, la psychologie bouddhique n’a jamais pris
l’extériorité au sérieux : il y a, tout au plus, une certaine qualité de conscience liée aux idées d’espace, d’action, de monde.
L’intériorité ne résiste pas plus à la flamme de l’attention :
cette chose appelée « moi » subsiste tout aussi peu que cette
autre appelée « matière ». Le bouddhisme hérite néanmoins
de l’hindouisme l’idée d’un karma (« actes ») s’attachant à tout
être et produisant un cycle, paradoxal parce que impersonnel, de réincarnations jusqu’au nirvana (« délivrance ») final,
sortie de l’existence.
La méditation
À ce point de réalité ou d’irréalité, il n’est plus de démonstration communicable qui vaille. « Comment pourrait-on
enseigner le Réel ? Celui qui enseigne le Réel n’explique
et ne montre rien. Celui qui écoute le Réel n’entend et ne
perçoit rien » (Soutra de Vimalakirti). C’est pourquoi, dans
le bouddhisme, l’expérience personnelle semble occuper la
place de la révélation chrétienne. Le Bouddha s’est aussi
nommé « le Silencieux » ; il ne livre pas un message extraordinaire : le dharma bouddhique désigne indifféremment
l’enseignement et les choses mêmes. Il s’aide, mais n’a pas
besoin de compréhension et de théorie, simplement d’attention. D’où l’importance donnée à la méditation, à l’expérience de la conscience, à une intimité absolue avec soimême, qui est intimité avec « l’ainsité » du réel. On parlera
moins de dogmes que de vérités dont chacun est invité à
faire l’expérience. On ne cherche pas à fonder une science
ou des croyances ouvrant un espace public, mais à libérer
son existence, à la reconduire à la source. Le Bouddha, l’in-
tellect et le langage ne sont explicitement que les passeurs
de ces vérités. Apophatique, le bouddhisme commence par
une mise à l’écart de toute idée sur le bouddhisme et par
une plongée douloureuse et sincère dans la pureté des phénomènes, en deçà des mots. Loin d’être un Verbe incarné,
la littérature bouddhique est un immense jeu de piste, un
grand courant qui se moque des mots et des concepts. Le
bouddhisme est indifférent à son propre nom, il n’est qu’un
indice du réel. C’est ainsi que pour le Soutra du Diamant,
texte capital, « le Bouddha n’a jamais rien enseigné ». Le
Bouddha lui-même n’est qu’un prête-nom, c’est l’idée que
tout homme peut vivre d’une vie rendue à sa simplicité et
à son infinité premières. Le maître zen Lin-tsi n’enjoignait-il
pas : « Si vous rencontrez le Bouddha, tuez le Bouddha » ?
Car « le Bouddha, c’est la pureté de notre propre esprit »,
qu’il serait illusoire de rencontrer, toute prête, devant soi.
La métaphysique bouddhiste culmine avec l’idée de la
vacuité, liée à celles d’interdépendance et d’impermanence.
Le philosophe indien Nagarjuna (IIe-IIIe s.) démontre que la
relation, excluant la possibilité d’un objet, contraint l’esprit à
reconnaître la vacuité, milieu sans extrêmes, ineffable, espace
de jeu des phénomènes. Là encore, il faut prendre garde à ne
pas hypostasier ce qui doit être expérimenté comme instrument de libération : la vacuité n’est pas le slogan métaphysique, le concept clé du bouddhisme. Elle est le nom propre
du remède à ingérer.
L’influence du bouddhisme
Il y aurait bien des traditions occidentales parallèles au
bouddhisme, à commencer par le scepticisme, de Pyrrhon
à Hume, ou l’idéalisme transcendantal de type kantien, sans
parler du pessimisme romantique de Schopenhauer, qui enrôla rétrospectivement le Bouddha dans une Weltanschauung
personnelle, déformation dont Nietzsche a été la plus illustre
victime. Mais le plus proche en esprit pourrait bien être Spinoza : son rationalisme intégral fait pour guérir de toute servitude, par l’activité de l’entendement, constate néanmoins
que « la Raison n’a pas le pouvoir de nous conduire à la santé
de l’âme » et recourt à un troisième mode de connaissance,
qui suppose mais dépasse la connaissance par les notions
communes.
▶ Depuis quelques dizaines d’années, l’expansion rapide et
profonde du bouddhisme en Occident a favorisé l’exploration d’un continent philosophique de très haute antiquité. On
peut espérer que le temps des approximations philologiques,
des malentendus métaphysiques, des enthousiasmes vagues
ou de la condescendance ethnocentriste est bel et bien révolu.
À côté de Platon, de Plotin ou de Lao-tseu, les grands textes
bouddhiques s’imposent dans l’horizon philosophique occidental. Une des raisons du succès actuel du bouddhisme est
d’avoir été, dès ses origines, porteur d’un non-dogmatisme et
d’un non-dualisme que la pensée occidentale n’a su admettre
que par les avancées de la science, des sciences humaines et
du phénomène démocratique. L’ironie, le soupçon, la contingence, l’historicité de toute chose, le caractère construit de la
réalité, la relativité des valeurs, l’invention du sacré, l’inconsistance des hiérarchies, les illusions du sujet et du langage
sont devenus des lieux communs de la culture occidentale.
Étonnamment précoce dans l’évolution de l’humanité, le diagnostic bouddhique n’offrirait-il pas à l’individu postmoderne
la méthode permettant de refaire, pour lui-même, ce chemin
vers la dissolution des certitudes collectives à laquelle aboutit
notre civilisation, tout en le reliant à une sagesse millénaire ?
Dalibor Frioux
✐ Bareau, A., En suivant Bouddha, Ph. Lebaud, Paris, 1985.
Faure, B., Bouddhismes, Philosophies et Religions, Flammarion,
Paris, 1998.
Nagarjuna, Traité du Milieu, trad. Driessens, Seuil, Paris, 1995.
Silburn, L., Aux sources du bouddhisme, Fayard, Paris, 1997.
Dhammapada, trad. Osier, Garnier-Flammarion, Paris, 1997.
Soutra de Vimalakirti, trad. Carré, Fayard, Paris, 2000.
Soutra du Diamant, trad. Carré, Fayard, Paris, 2001.
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126
BOURGEOISIE
Du latin médiéval burgensia (vers 1200), qui désigne la redevance due par
les habitants des villes.
Le terme s’applique d’abord aux habitants des villes, puis désigne, à
partir
du XVIIe s., une couche sociale non noble mais privilégiée. Au XVIIIe s.
apparaît l’idée de sa prépondérance économique. Au XIXe s., la bourgeoisie est
définie comme classe sociale dominante, non assujettie au travail manuel
et détentrice du capital.
POLITIQUE
Classe ou ensemble de couches sociales dont l’essor a
motivé des réflexions d’ordre politique (la domination d’un
groupe à travers le pouvoir socio-économique mais aussi
idéologique), éthique (l’égoïsme dont le bourgeois est supposé porteur) et esthétique (l’étroitesse du goût).
Désignation d’abord juridique, le terme acquiert progressivement ses dimensions économiques et sociales. Dès le XIIIe s.,
il commence à désigner principalement les détenteurs de
fortune mobilière et les membres des professions libérales.
En même temps que s’accroît sa puissance économique, la
bourgeoisie conquiert son rôle politique et soutient le dirigisme économique étatique. En France, elle sera généralement l’alliée du pouvoir royal contre la noblesse, jusqu’à ce
que la réaction nobiliaire du règne de Louis XVI l’oppose
frontalement à la monarchie.
Au moment où le mode de production capitaliste entre
dans sa maturité, la bourgeoisie se définit par sa suprématie
économique, sociale et politique, et sa domination coïncide
avec la généralisation du salariat et l’organisation de la production en vue de l’accumulation. L’analyse de la bourgeoisie
moderne apparaît donc d’abord sur le terrain de l’économie
politique, et non sur celui de la philosophie.
Si on rencontre chez Hegel la notion de « société civilebourgeoise » (die bürgerlische Gesellschaft), l’expression désigne d’abord la société civile par opposition à l’État, telle
qu’on la trouve définie chez Smith. Mais Hegel insiste sur le
fait que cette société civile moderne est caractérisée par le
règne de l’intérêt privé et par le heurt des égoïsmes 1. Marx
reprendra aussitôt l’idée d’un antagonisme consubstantiel à la
réalité sociale, mais en l’étudiant à la lumière de la notion de
classe, empruntée aux historiens libéraux français (Thierry,
Guizot, Thiers), ainsi qu’aux économistes du XVIIIe s.
La bourgeoisie se définit alors non par son statut juridique
spécial ni par son revenu, mais par sa place fonctionnelle au
sein du mode de production capitaliste, qui a, au moins, le
mérite d’avoir instauré l’égalité juridique. La bourgeoisie est
la classe qui impose sa domination, parce que la propriété
des moyens de production qui la caractérise rend possible
à la fois l’exploitation du travail (c’est-à-dire l’extorsion de
la plus-value) et la reproduction à l’identique des rapports
de domination. Elle est donc aussi la classe qui parvient à
imposer sa vision du monde, sous la forme de l’« idéologie
dominante » chargée de légitimer son pouvoir social.
Pour Marx, cette classe n’est ni unie ni homogène : la nécessité de l’accumulation engendre en son sein une concurrence entre plusieurs fractions de la bourgeoisie (commerçante, industrielle, financière, par exemple), qui peuvent
entrer en lutte, même si l’opposition cardinale qui structure
la réalité sociale moderne est celle de la bourgeoisie et du
prolétariat, laquelle doit déboucher sur l’abolition de toutes
les classes dans le communisme.
Cette analyse soulèvera de nombreuses critiques. Weber,
rejetant l’idée d’une détermination économique de l’action
sociale et lui préférant un pluralisme causal, fait place aux
croyances religieuses et aux normes éthiques dans son étude
du capitalisme, sans opérer cependant de rupture radical
avec Marx. D’autres théoriciens s’efforceront également de
réélaborer la notion de classe : Gurvitch, Schumpeter, Halbwachs et Veblen notamment. Mais les études de la classe
bourgeoise en tant que telle restent rares.
▶ Plus délaissée que critiquée, la notion de bourgeoisie suscite néanmoins des questions actuelles. Si l’on peut discuter
de la pertinence de la catégorie de prolétariat, celle de bourgeoisie définit encore précisément aujourd’hui un groupe social vigoureux, qui présente une permanence indéniable, une
unité réelle et une conscience de soi affirmée. Capital économique, capital social et capital culturel se cumulent pour lui
assurer une prépondérance sans égale sur la scène mondiale,
l’idéologie du mérite masquant la formation des lignées qui
la composent. Solidarité interne et conscience de soi, que
Marx prêtait à la seule classe ouvrière, ne sont-elles pas devenues, paradoxalement, le propre de la seule bourgeoisie, au
rebours même des attentes de son fondateur ?
Isabelle Garo
✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit,
p. 261, PUF, Paris, 1998.
Voir-aussi : Marx, K., et Engels, Fr., l’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1976.
Weber, M., l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon,
Paris, 1964.
Pinçon et Pinçon-Chariot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, Paris, 2000.
! CLASSE, COMMUNISME, LUTTE DES CLASSES
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C
ÇA
En allemand : es, pronom neutre substantivé. Notion reprise de G. Groddeck, Das Buch vom Es (le Livre du ça, 1923).
PSYCHANALYSE
révérence inscrit la réflexion freudienne dans la continuité
des philosophies de la critique du sujet et du primat de la
conscience.
Christian Michel
Concept dynamique et énergétique, le ça est une notion équivoque et ambiguë – le choix du mot l’indique.
Réservoir de l’énergie pulsionnelle – « chaudron plein
d’excitations qui bouillonnent »1 –, le ça est une des trois
instances de la seconde conception topique de la personnalité psychique.
L’introduction de la notion de ça est un enjeu théorique.
Après le second « pas »2 dans la théorie des pulsions qui a
montré que la libido pouvait investir le moi (narcissisme),
Freud promeut le ça, qui en est le répondant topique et dynamique. La psychanalyse ne risque plus dès lors de se réduire
à une psychologie du moi – qui n’est que « le disque germinatif », quand le ça est « l’oeuf » 3.
Moi et surmoi étant des différenciations ontogénétiques
du ça, les frontières qui délimitent les instances sont incertaines. Le moi, « partie du ça qui a été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur », n’en est pas séparé et
« fusionne avec lui dans sa partie inférieure » 4. Le moi tente de
mettre le principe de réalité à la place du principe de plaisir
(Wo Es war soll Ich werden5), mais, tel un cavalier, il va là
où sa monture l’entraîne. Le sur-moi « plonge profondément
dans le ça »6 lui aussi : il est l’héritier des premiers objets
d’investissement du ça, les figures parentales. Tout le ça est
inconscient, et si « le refoulé [...] se fond avec le ça, il n’est
qu’une partie de celui-ci » 7, puisqu’il se compose pour partie
d’empreintes phylogénétiques héréditaires.
Le ça est soumis à la dynamique des pulsions de vie et de
mort. « Grand réservoir de la libido » 8, il est pourtant en lutte
contre Éros : dominé par le principe de plaisir, il s’efforce
d’atteindre à la réduction complète des tensions induites par
la libido.
▶ Freud crédite Nietzsche, par-delà G. Groddeck, de l’inven-
tion de la notion de ça. Bien qu’inexacte à la lettre, cette
✐ 1 Freud, S., Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in
die Psychoanalyse (1932), G.W. XV, Nouvelles Conférences sur
la psychanalyse, PUF, Paris, p. 99.
2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, Au-delà
du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris,
2001, p. 99.
3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, le Moi et le ça,
in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 236.
4 Ibid., pp. 236 et 237.
5 Freud, S., « Là où ça était, je dois advenir », in Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, op. cit., p. 107.
6 Le Moi et le ça, op. cit., p. 263.
7 Ibid., p. 236.
8 Ibid., p. 242.
! DÉCHARGE, INCONSCIENT, LIBIDO, MOI, NARCISSISME, PRINCIPE,
PROCESSUS, REFOULEMENT, TOPIQUE, VIE
CADRE (PROBLÈME DU)
Calque de l’anglais frame problem.
ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT
Problème général de représentation des connaissances,
consistant à trouver un format représentationnel permettant une modélisation efficace et adéquate d’un monde
complexe et changeant.
Historiquement, le problème du cadre a été étroitement lié
aux recherches en intelligence artificielle sur la résolution
de problèmes et sur la planification. Comment représenter
une situation et les lois qui la régissent de manière à pouvoir
inférer correctement les effets pertinents d’une action sur la
situation ? Les difficultés rencontrées dans cette tâche ont
montré que ce problème n’était pas seulement technique,
mais avait d’importantes ramifications ontologiques et épistédownloadModeText.vue.download 130 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
128
mologiques. Il pose la question des entités, des catégories et
des lois fondamentales de notre monde. Il pose également la
question des représentations canoniques susceptibles de refléter cette ontologie, et celle des principes épistémologiques
que nous utilisons pour exploiter efficacement les connaissances ainsi représentées 1.
Élisabeth Pacherie
✐ 1 Pylyshyn, Z. W., (éd.), The Robot’s Dilemma : the Frame
Problem in Artificial Intelligence, Norwood, New Jersey, Ablex,
1987.
! INFÉRENCE, REPRÉSENTATION
CALCUL
Du latin calculus, « caillou, pion servant à compter ». Terme d’arithmétique et, plus généralement, de mathématique.
MATHÉMATIQUES
Méthode qui permet de combiner entre elles des grandeurs, d’effectuer des opérations ou des associations entre
deux ou plusieurs de ces grandeurs.
La nature du calcul dépend donc, en premier lieu, de la nature des grandeurs sur lesquelles il effectue ses opérations. Le
calcul arithmétique a pris son essor en combinant des entiers
naturels, en les ajoutant, les soustrayant, les multipliant et les
divisant (lorsque cela est possible). C’est ainsi que sont nées
les « quatre opérations » de l’arithmétique. D’autres possibilités, c’est-à-dire d’autres calculs, sont imaginables si l’on a
affaire aux nombres rationnels (l’extraction des racines leur
convient dans des conditions bien déterminées). Avec les
nombres réels, le calcul prend une extension remarquable,
en ce sens qu’il opère sur des grandeurs continues et peut,
dès lors, exprimer des propriétés et des résultats de nature
géométrique. Il y a encore bien d’autres genres de calcul, selon que l’on considère les combinaisons réalisées à partir des
nombres complexes ou encore des vecteurs, des matrices,
des fonctions, etc.
Le concept de calcul dépend ensuite des opérations dont
on dispose. On vient d’évoquer les quatre opérations de
base ; il en existe bien d’autres qui relèvent de la notion de
calcul et qui contribuent à en modifier le sens. L’extraction
de la racine carrée, possible sur les réels positifs ou sur les
complexes, faisait partie du « calcul » dès le XVIe s. Les calculs
trigonométriques, logarithmiques ou exponentiels accroissent
encore le champ du calcul sur les grandeurs continues. Le
calcul vectoriel permet de combiner, ayant des dimensions
(des coordonnées) multiples. Les opérations peuvent y porter des noms similaires à celles qui sont à l’oeuvre en arithmétique, sans relever des mêmes règles ; ainsi en va-t-il de
l’addition ou de la multiplication vectorielle. Le calcul matriciel généralise encore les possibilités exploitées par le calcul
vectoriel.
En inventant, à la fin du XVIIe s., le calcul différentiel et intégral, Leibniz et Newton réalisent une sorte de révolution dans
l’idée de calcul pour au moins deux raisons : d’abord, ces
calculs soumettent la notion d’infini à des règles opératoires
cohérentes et sûre, ils donnent sens à une variation instantanée ou ponctuelle, mais aussi à une sommation infinie de
valeurs continûment variables ; ensuite, ils offrent un modèle
dans lequel le résultat du calcul n’a pas la même dimension
que les objet qu’il combine, l’intégrale définie d’une fonction
réelle donne une aire, ou encore la dérivation d’une trajectoire à variable temporelle donne une vitesse instantanée.
Il convient d’insister sur l’interaction entre les grandeurs
« calculées » et les opérations inventées. Ainsi, c’est en étendant par symétrie l’addition que l’on peut construire axiomatiquement l’ensemble des entiers relatifs à partir de l’ensemble des entiers naturels ; c’est en étendant par symétrie la
multiplication que l’on peut obtenir l’ensemble des nombres
rationnels, ou encore l’extension de l’extraction des racines
est une des voies d’accès au concept de nombre complexe.
À l’inverse, c’est la recherche d’une sommation cohérente des
grandeurs continues (identifiables aux réels) qui a permis
d’élaborer le calcul intégral et son opération « ∫ ».
Le destin du calcul mathématique s’est joué autour de la
façon dont il a pu être noté. La mise au point de notations
adéquates et performantes a été décisive à chaque étape de
son histoire. Pour l’arithmétique, l’invention des chiffres et
de l’écriture de position, la disposition des opérations ont
été de puissants stimulants de son développement, même s’il
faut remarquer que cette science a pu être exprimée dans la
langue usuelle chez les Grecs et jusqu’à une période avancée du Moyen Âge. D’une certaine manière, on peut soutenir que « l’arithmétique est devenue algèbre », du fait des
changements dans les notations : dès lors que l’on a commencé à « faire avec des lettres, les calculs qu’on faisait avec
des chiffres », comme le dit Descartes, l’algèbre entrait dans
son âge d’or. Les a, b, c ... x, y, z devenaient les symboles
que ce calcul combinait ; les opérations recevaient (au cours
d’un processus long et sinueux, qui va du XVe au XVIIe s.) leur
symbolisme adapté : +, ±, =, etc. Depuis, chaque nouvelle
extension de l’idée de calcul exige une notation symbolique
adaptée, que ce soit en logique ou dans le domaine des applications des mathématiques.
Enfin, une caractéristique commune aux calculs est leur
automaticité. On peut être habile, sûr, virtuose même en
calcul, mais la place de l’invention, de l’imagination y est réduite. Cette remarque ne concerne pas les stades de l’invention des objets et des règles de calcul, mais bien ceux où il
est mis en oeuvre, effectué. Les algorithmes calculatoires sont
aveugles, ils se déroulent de manière systématique, et c’est
évidemment la raison profonde pour laquelle ils peuvent être
traités par des machines. Cela ne doit cependant pas être interprété trop strictement, puisqu’il y a généralement plusieurs
voies pour mener un calcul, et certaines sont meilleures que
d’autres ; si les calculatrices sont assez puissantes pour les
examiner et les évaluer toutes, la perspicacité, l’intuition et
la capacité d’anticipation sont des armes propres à l’entendement humain pour opérer des choix dans la manière de
mener un calcul.
Vincent Jullien
∼ CALCUL INFINITÉSIMAL
MATHÉMATIQUES
Technique analytique consistant à maîtriser des variations infinitésimales. Le calcul différentiel et le calcul intégral en sont les parties principales.
L’analyse infinitésimale comprend deux éléments éminents.
La manipulation, d’une part, de quantités qui sont comme
rien, c’est-à-dire telles que l’on peut les négliger dans le résultat mais pas dans le processus résolutoire. La compréhension,
d’autre part, de phénomènes liés à la variation, c’est-à-dire
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
129
qu’elle correspond parfaitement à la partie cinématique de la
physique classique.
Dérivées
Le calcul de la dérivée d’une fonction continue et dérivable, c’est-à-dire définie en chacun de ses points, correspond essentiellement à la pente de cette fonction, c’est-à-dire
au taux de variation instantané de cette fonction par rapport
au temps. Soit la fonction :
On a :
qui est l’expression de la fonction f ′ dérivée de f. Les techniques différentielles engagent la compréhension de phénomènes liés à la variation, c’est-à-dire qu’elles correspondent
parfaitement à un usage cinématique.
Si f(t) est définie sur un intervalle de variation de t, la
dérivée de f par rapport à t en un point t0 est définie comme
la limite quand t tend vers t0 du rapport de l’accroissement de
f dans l’intervalle [t – t0] = Δt, soit :
Primitives
Si f(t) a pour dérivée f ′(t), on peut montrer que, à l’inverse,
f(t) est une primitive de f ′(t). Toute fonction F′(t) = f(t) est
une primitive de f(t). Pour retrouver cette primitive dans le
cas énoncé, il faut considérer le schéma suivant (en haut à
droite)
où l’on perçoit bien le principe de l’intégration : sommer des
triangles infinitésimaux circonscrits par la base Δt et par le
pente d’équation y = f ′(t). L’aire obtenue est mesurée par la
primitive de la courbe cherchée. Si le calcul différentiel est
la prolongation des recherches sur les valeurs prises par les
tangentes en un point d’une courbe, le calcul intégral se situe
dans le cadre des recherches sur la quadrature des surfaces.
Fabien Chareix
! CALCUL DIFFÉRENTIEL, CALCUL INTÉGRAL
∼ CALCUL DIFFÉRENTIEL
HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE
Méthode analytique consistant à déterminer la mesure
d’une tangente à une courbe en un point déterminé.
Le calcul différentiel est né à la fin du XVIIe s., issu de façon
indépendante des travaux de Leibniz sur les propriétés des
triangles semblables, et des recherches de Newton sur les
méthodes dites de fluxion. C’est dans un mémoire de 16841
que Leibniz publie les résultats de travaux ayant pour finalité
la réduction du raisonnement géométrique à un simple calcul
algébrique. Il en donne d’abord les définitions : dx est une
« différence de x » quelconque, dy, dv, dz etc. sont les différences d’ordonnées définies par le rapport :
où XB, XC, XD et XE sont les valeurs d’abscisses correspondant respectivement à chaque ordonnée.
Il apparaît à l’évidence que Leibniz veut exprimer, par
ces définitions, le coefficient de la pente, ou tangente, en
un point. Cela revient à exprimer par une droite la variation des valeurs des ordonnées lorsque les abscisses x varient
très peu, c’est-à-dire lorsque leur différence est aussi petite
que l’on veut. Les propriétés des courbes sont alors aussi
celles des triangles caractéristiques qui sont semblables aux
triangles YxB, VxC, etc. Leibniz écrit :
« Ce qui constitue d’après moi le principe général de mesure des courbes, [est de] considérer qu’une figure curviligne
équivaut à un polygone d’une infinité de côtés, il s’ensuit que
tout ce qu’on peut établir quant à un tel polygone, qui soit ne
dépende pas du nombre de côtés, soit devienne d’autant plus
vrai qu’on prend un nombre de côtés plus grand, de sorte
que l’erreur finisse par devenir plus petite que toute erreur
donnée, on peut également l’affirmer de la courbe. » 2.
Le principe de l’analyse infinitésimale n’est pas né chez
Leibniz et l’on retrouve certaines techniques analogues d’encadrement dès 1621 dans les travaux de Bonaventura Cavalieri. Il publie un ouvrage en 1635, la Geometria indivisibilibus cominuorum nova quadam ratione promota, dont la
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
130
diffusion est attestée par l’usage réel dans les opérations de
mesures complexes des surfaces qui en fut fait, en particulier
dans les travaux de Huygens 3, Wallis 4 et Newton 5. C’est à ce
dernier que l’on doit, dès 1665 (c’est-à-dire après la lecture
qu’il fit de la méthode de Wallis), une variante du calcul différentiel : le calcul des fluxions ou des vitesses de variation des
grandeurs algébriques. Mais les sources de Leibniz semblent
devoir être trouvées dans les recherches de Fermat (extrema
des fonctions algébriques), de Pascal (quadratures liées à
des propriétés de tangentes dans certaines figures, dont la
« roulette ») et de Roberval (méthode de détermination cinématique des tangentes à une courbe donnée). Quelles que
soient les sources de Leibniz, le mémoire de 1684 est d’une
concision et d’une discrétion extrêmes 6, presque stupéfiantes.
Seules sont données par la suite les règles de formation qui
structurent le calcul, sans autre justification :
Soit a une constante : da = 0
si y = v alors dy = dv
Addition et soustraction :
z – y + w + x = v alors
Multiplication :
soit, si y = xv
Leibniz remarque que le passage des valeurs à leurs différences se fait sans discussion. Il n’en est pas de même lorsque
les différentielles sont posées d’abord. Ce dernier passage,
des différences vers les valeurs originales des segments,
constitue le principe même du calcul intégral.
Division :
Une discussion sur les signes montre alors la nécessité
de recourir, pour ces opérations complexes de composition
des différences, à la figure elle-même : selon l’intersection
des tangentes d’un côté ou de l’autre du point d’abscisse pris
comme origine, on considérera le plus et le moins dans le
calcul. Leibniz donne enfin les règles des différenciations des
puissances :
et
et des racines :
L’ensemble ne présente aucune explication, si l’on met
à part le groupe d’exercices finaux dans lesquels Leibniz
montre la puissance du calculus et son pouvoir de résolution
rapide des problèmes qui pouvaient autrefois occuper longuement les meilleurs géomètres.
▶ Très critiquée dès son origine pour son aspect non rigoureux, l’analyse des infiniment petits est cependant adoptée
par l’ensemble des physiciens classiques, dans le contexte de
la mécanique newtonienne. Si Bernoulli, Euler, d’Alembert
puis Laplace et Monge en font progressivement un outil complet en le prolongeant vers le calcul variationnel ou vers l’invention de systèmes d’équations différentielles aux dérivées
partielles dont l’application est pertinente pour la résolution
des problèmes de physique, il faut attendre les travaux de
Cauchy, de Riemann et de Lebesgue pour que le statut exact
du calculus et de ses paramètres évanescents soit examiné
d’un point de vue purement mathématique. Abraham Robinson, dans les années 1960, substitue aux techniques infinitésimales anciennes une nouvelle façon de poser les quantités
infinies : c’est l’analyse non-standard. Les grandeurs manipulées avec inventivité mais sans rigueur par les physiciens classiques y deviennent des nombres (infiniment grands et leurs
inverses infiniment petits) déterminés et non plus de simples
grandeurs limites. Cette opération rend possible l’application
aux nombres infiniment grands ou petits des règles et propriétés des nombres ordinaires.
Fabien Chareix
✐ 1 Leibniz, G. W., Nova Methodus pro Maximis et Minimis,
itemque Tangentibus, quae nec fractas nec irrationales quantitates moratur, et singulare pro illis calculi genus, in Acta Eruditorum, Leipsig, 1684 (Mathematische Shriften, Band 6, ed.
Gerhardt, Hildesheim : Olms, 1971, pp. 220-225).
2 Leibniz, G. W., Naissance du calcul différentiel, traduit par
Marc Parmentier, Vrin, Paris, 1995, Addition à l’article sur le
calcul des mesures des figures, 1684, pp. 93-94.
3 Christiaan Huygens (1629-1695) récuse, dans sa correspondance avec Leibniz, la légitimité des techniques révélées dans le
mémoire de 1684. Il fait lui-même usage de sommations dans
les manuscrits qui consignent ses recherches sur la courbe isochrone. Voir J. Yoder, Unrolling Time, Christiaan Huygens and
the mathematization of nature, Cambridge : CUP, 1988.
4 Wallis, J., (1616-1703), Arithmetica infinitorum, Londini, 1655.
5 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica,
édition I.B. Cohen & A. Koyré, 2 vol., Harvard University
Press, Cambridge, 1972.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
131
6 Leibniz, G. W., Naissance du calcul différentiel, op. cit. Les notes
de Marc Parmentier éclairent la démarche générale de Leibniz.
! CALCUL, CALCUL DIFFÉRENTIEL
∼ CALCUL INTÉGRAL
HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE
Méthode analytique consistant à déterminer la mesure
d’une surface.
La quadrature des surfaces est une technique connue des mathématiciens grecs dans le cas de certaines figures de l’espace
à deux dimensions. Leibniz systématise, dans un mémoire
de 16861, le calcul des aires inscrites sous une courbe quelconque, entre deux bornes correspondant à la variation des
abscisses. C’est à Jacques Bernoulli que l’on doit, en 1690,
l’introduction du terme « intégral » (en lieu et place de l’adjectif « sommatoire » employé par Leibniz) pour désigner un
calcul qui lie l’expression du tout à celle de ses parties qui
entrent dans la sommation. Le calcul intégral, attaché à l’essor
des notations leibniziennes, est moins le fruit du travail de
Leibniz que celui des Bernoulli, de l’Hospital puis de Euler,
Clairaut et d’Alembert (à qui on doit les équations aux dérivées partielles). Ces derniers contribuèrent à l’adoption définitive des outils de l’analyse par les physiciens classiques.
Travaillant à la résolution de problèmes demeurés insolubles
dans la première modernité (manoeuvre des vaisseaux, harmoniques, modélisation de l’action du vent, etc.), leur apport
à l’histoire du calculus devance, et de loin, celui de la voie
anglaise : Taylor ou McLaurin ont seulement attaché à leur
nom des séries rapportées à des sommations, sans que l’on
puisse véritablement leur attribuer un rôle dans la rénovation
et l’expansion du calcul intégral.
Fabien Chareix
✐ 1 Leibniz, G. W., De geometria recondita et Analysi indivibilium atque infinitorum, in Acta Eruditorum, Leipsig, 1686
(Mathematische Shriften, Band 6, ed. Gerhardt, Hildesheim :
Olms, 1971, pp. 226-233).
! CALCUL, CALCUL DIFFÉRENTIEL
CALCULABILITÉ
Du latin calculus, « petite pierre », et, par extension, « calcul »
(opération
de comptage primitivement effectuée à l’aide de cailloux).
LOGIQUE
Propriété d’une fonction pour laquelle il existe un algorithme de calcul, c’est-à-dire dont la valeur pour un argument donné peut être uniformément obtenue par une méthode effective ou mécanique. Ainsi, l’addition des entiers
naturels est une fonction (effectivement) calculable.
Née dans les années 1930 de tentatives pour montrer que
certaines fonctions n’étaient pas effectivement calculables, la
théorie de la calculabilité est aujourd’hui une branche importante de la logique mathématique ; elle joue, notamment, un
rôle central dans l’analyse et la mise au point des machines
informatiques.
Jacques Dubucs
✐ Boolos, G.S., et Jeffrey, R.C., Computability and Logic, Cambridge UP, 1996.
! CHURCH (THÈSE DE), DÉCIDABILITÉ, EFFECTIVITÉ, MACHINE
(LOGIQUE, DE TURING)
CAMÉRALES (SCIENCES)
De l’allemand (XVIe s.) Kammer, « cour, chambre du Trésor », d’où l’adjectif kameral, et Kameralwissenschaft, « science camérale, caméralistique ».
Lié d’abord aux « chambres » des princes, ces organes de planification et
de contrôle bureaucratique qui se substituèrent peu à peu aux conseils
traditionnels dans les États germaniques, l’adjectif kameral s’appliqua, à
partir du XVIIIe s., à l’enseignement destiné à la formation des futurs
fonctionnaires.
PHILOS. DROIT, POLITIQUE
Sciences de l’administration qui se sont développées
en Allemagne, sous l’État absolutiste. Au sens étroit, techniques permettant d’accroître les revenus du prince ou, au
sens large, ensemble des disciplines relatives à l’État (économie, police, finances).
On distingue deux étapes dans la formation des sciences camérales : la première (XVIe-XVIIe s.) correspond aux efforts de
divers auteurs (Obrecht, Seckendorff) pour développer une
technique d’administration conforme aux besoins matériels
des États de l’Empire. Faute de moyens militaires permettant
de mener une politique de puissance, c’est la bonne gestion
du domaine princier, source principale des revenus de l’État,
qui devait assurer la force de ce dernier. L’économie se trouvait ainsi subordonnée à l’intérêt du prince, selon la logique
mercantiliste, tout en gardant un caractère patriarcal, proche
de la signification première du mot (oikonomia : « administration domestique »). La seconde étape correspond à la systématisation des matières camérales au XVIIIe s. Promues au rang
de discipline universitaire, celles-ci s’organisèrent en une véritable science, dont les deux principaux représentants furent
Justi (1720-1771) 1, en Prusse, et Sonnenfels (1733-1817) 2, en
Autriche.
C’est en 1727 que Frédéric-Guillaume Ier de Prusse, sou-
cieux de moderniser l’administration de son royaume, créa
les premières chaires de sciences camérales. Son exemple fut
rapidement suivi par de nombreux princes, et l’enseignement
de cette discipline, en une cinquantaine d’années, se répandit dans tous les pays de langue germanique. Cette création
résultait de la volonté de former une classe nouvelle de fonctionnaires, instruits, dévoués au prince et capables de prendre
en charge les multiples aspects de l’administration étatique.
Les sciences camérales se divisaient en trois branches : l’économie, la police (Policey) et la caméralistique au sens étroit,
c’est-à-dire la science des finances : la première se rapportait
aux conditions matérielles (subsistances et richesse) du bienêtre des sujets ; la deuxième, au bon ordre de la société ; et
la troisième, aux revenus du prince. Étroitement interdépendantes, toutes trois étaient ordonnées à la poursuite du bonheur commun. Elles formaient donc l’armature théorique et
pratique de l’État administratif de bien-être (Wohlfahrtsstaat),
ou État de police.
▶ Les sciences camérales ont été, dès le XVIe s., mais surtout
après la guerre de Trente Ans (1618-1648), un instrument
essentiel de construction de l’État dans les pays allemands,
et représentent une tradition de pensée originale, associant la
puissance de l’État et la poursuite du bien-être par la voie de
la rationalisation bureaucratique.
Michel Senellart
✐ 1 Justi, J. H. G. (von), Grundsätze der Policey-Wissenschaft,
Göttingen, 1756, « Éléments généraux de police », Paris, 1769.
2 Sonnenfels, J. (von), Grundsätze der Polizey-, Handlungs- und
Finanzwissenschaft, Vienne, 1765.
Voir-aussi : Brückner, J., Staatswissenschaften, Kameralismus
und Naturrecht, C.H. Beck, Munich, « Sciences de l’État, camédownloadModeText.vue.download 134 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
132
ralisme et droit naturel », 1977.
Maier, H., Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslhere,
« L’ancienne théorie allemande de l’État et de l’administration »,
1966 ; 2e éd. revue et complétée, Beck, Munich, 1980 ; rééd.
DTV, 1986.
Schiera, P., Il Cameralismo e l’assolutismo tedesco. Dall’Arte del
Governo alle Scienze dello Stato, « Le caméralisme et l’absolutisme allemand », A. Giuffrè, Milan, 1968.
Senellart, M., « Raison d’intérêt et gouvernement du bien-être :
le Teutscher Fürstenstaat (1656) de Seckendorff », in G. Borrelli
(dir.), Prudenza civile, bene commune, guerre giusta, pp. 221234, Naples, Archivio della ragion di Stato, Quaderno 1, 1999.
Small, A. W., The Cameralists. The Pioneers of German Social
Polity, « Les caméralistes. Les pionniers de la politique sociale
allemande », Chicago- Burt Franklin, Londres, 1909.
! ÉCONOMIE, ÉTAT, POLICE
CANON
Du grec kanon : au sens propre, « règle à l’usage des charpentiers permettant de mesurer ou de déterminer » ; par comparaison, « la rectitude d’un objet ». Apparaît d’abord dans le domaine administratif, puis
religieux, le canon désignant alors la partie essentielle de la messe où
sont prononcées les paroles de la Consécration. En français, retrouvant l’un des sens que lui donnaient les Anciens, le mot s’applique aux
beaux-arts, d’abord pour la musique (fin du XVIIe s.), puis, au début du
XIXe s., pour la sculpture, dans le climat néoclassique et en référence
à la
statuaire de la Grèce antique.
PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MODERNE
1. Chez Épicure, critère de la vérité. – 2. Chez Kant,
« ensemble des principes a priori de l’usage légitime de
certaines facultés de connaître » 1.
L’usage philosophique du terme « canon » se fonde sur son
sens propre de règle ou étalon de la rectitude d’une construction ou d’un tracé. En appelant Canon la statue qui illustrait
les proportions du corps humain exposées dans l’ouvrage du
même nom 2, le sculpteur Polyclète avait infléchi le sens du
mot vers celui de « modèle ». Pourtant, même dans le registre
éthique, c’est le sens de « critère » qui prévaut en philosophie : chez Aristote, le « vertueux » (spoudaios) représente
le canon ou « la mesure » (metron) qui permet d’apprécier la
convenance de toute chose à la poursuite du bien humain 3.
Démocrite aurait été le premier à prendre le terme en
ce sens, dans l’ouvrage intitulé Canons, où il distinguait la
connaissance intellectuelle « légitime » de la connaissance
sensible « bâtarde » : par une convention due aux sensations,
il y a des qualités sensibles ; en réalité, il n’y a que les atomes
et le vide, connus par l’intelligence 4. Le terme est ensuite
repris par Épicure, chez qui il est synonyme de « critère » 5.
Kant reprend le terme pour désigner les lois et principes
du bon usage d’une faculté : ainsi, la logique est un canon de
la faculté de juger et de l’entendement, mais il n’y a pas de
canon d’un usage spéculatif de la raison pure, car celui-ci est
illégitime 6. Le canon de l’appréciation morale est que « nous
puissions vouloir que la maxime de notre action devienne
une loi universelle » 7.
Jean-Baptiste Gourinat, Annie Hourcade
✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Méthodologie transcendantale, ch. 2.
2 Polyclète, A 3, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1113a33.
4 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 135-138.
5 Diogène Laërce, X, 31.
6 Kant, E., Critique de la raison pure, loc. cit.
7 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, II.
! ATOMISME, CRITÈRE, LOGIQUE
ESTHÉTIQUE
Dans le domaine des beaux-arts, modèle, défini par le
système de ses proportions, de la belle forme.
Pline l’Ancien nous apprend que le sculpteur Polyclète, qui
travaillait à Athènes au Ve s. avant notre ère, fut « l’auteur de la
statue que les artistes appellent Canon, à quoi ils demandent
les “traits” (lineamenta) de l’art, comme à une loi » ; un siècle
plus tard, Galien évoque à son tour un traité de Polyclète,
intitulé le Canon, dans lequel l’artiste « a enseigné les “proportions” (summetrias) du corps ; et il assura son discours
par une réalisation, en fabriquant une statue répondant à la
prescription du discours, et il donna à la statue, comme il
avait fait pour le traité, le nom de Canon ».
On identifie cette oeuvre, qui définit la parfaite proportion
du corps humain (le mot kanôn en grec signifie en effet « la
règle »), au Doryphore, ou « Porteur de lance », une copie en
marbre de l’original perdu, qui était en bronze. Le Canon de
Polyclète, sans doute dérivé de spéculations arithmétiques
d’origine pythagoricienne, fascinera la première Renaissance,
et tout particulièrement le néoplatonisme qui fleurit à Florence à la fin du Quattrocento. On se réclame alors du canon de Vitruve 1, tel qu’on le trouve au chapitre premier du
livre III du De architectura, qui fait du nombril le centre du
corps (l’homme vitruvien, inscrit dans un cercle et dans un
carré, a donné lieu à un célèbre dessin de L. de Vinci), ou
bien du canon de Varron, qui refuse d’admettre que l’ombilic
soit le centre du corps.
Cependant, dès le XVIe s., les artistes s’affranchissent de ce
« schème structural » (selon l’expression de Panofsky) 2, et se
plaisent à en pervertir la trop parfaite harmonie. C’est ainsi
que, dans son traité posthume sur les proportions du corps
humain (1528), Dürer déprave le canon par projections anamorphotiques et dérive de la norme vitruvienne, par contraction, la figure d’un paysan corpulent, par étirement, celle
d’un grand échalas décharné 3. À la suite de Michel-Ange, qui
méprisait le secours du canon et se flattait d’avoir le compas
dans l’oeil, les peintres maniéristes se plairont à soumettre le
corps humain à de fantastiques déformations.
Le dogmatisme néopythagoricien se flattait de définir la
forme de la beauté par concept, c’est-à-dire par proportions
géométriques ; mais l’extrême diversité des beautés empiriquement rencontrées déjoue nécessairement la rigidité de
ce dogme. Il revenait au philosophe qui a su montrer l’inadéquation nécessaire du concept à la forme de la beauté de
tirer la conclusion de cet échec : au § 17 de la Critique de la
faculté de juger 4, Kant montre comment la « norme » (Normalidee) de la beauté, qu’on a longtemps prise pour un idéal de
la raison, n’est en vérité qu’une représentation de l’imagination, une moyenne soumise aux conditions de l’expérience.
À l’universalité rationnelle du canon succède alors la pluralité
des modèles tous aussi contingents les uns que les autres, la
forme de la beauté différant selon qu’on l’imagine en Europe,
en Chine ou en Afrique.
▶ Le canon détenait le monopole de l’Idéal. Son abandon
est simultanément renoncement à la beauté et découverte de
l’illimité des rencontres singulières, qui diffractent le modèle
géométrique dans le prisme des sensations. Au paradigme
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
133
exclusif se substitue l’ici-maintenant de l’expérience esthétique, chaque fois unique et indéfiniment multiple.
Jacques Darriulat
✐ 1 Vitruve, les Dix Livres d’architecture, trad. Perrault, Balland,
Paris, 1979.
2 Panofsky, E., « L’évolution d’un schème structural : l’histoire de
la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir
de l’histoire des styles », in l’OEuvre d’art et ses significations,
essais sur les arts visuels, trad. M. et B. Teyssèdre, Gallimard,
Paris, 1969, pp. 55-99.
3 Dürer, A., Lettres et écrits théoriques ; traité des proportions,
trad. P. Vaisse, Hermann, Paris, 1964.
4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1995.
Voir-aussi : Hume, D., De la norme du goût, in Essais esthétiques,
Flammarion, Paris, 2000.
Pigeaud, J., « La nature du beau ou le Canon de Polyclète », l’Art
et le vivant, Gallimard, Paris, 1995, pp. 29-44.
! ART, BEAUTÉ, GOÛT
CARACTÈRE
PSYCHOLOGIE
Structure permanente des dispositions psychologiques
d’une personne.
La notion de caractère s’efforce de capter la stabilité des dispositions psychologiques dans deux directions distinctes. La
première, c’est de la dériver de la physiologie. On peut, dans
l’esprit de la médecine antique (les caractères sanguins, mélancoliques, etc.), corréler divers traits caractériels à la structure du corps et en dériver une typologie (E. Kretschmer). Le
caractère est alors identique au tempérament. On peut aussi
l’identifier à la personnalité, la rigidité en plus. En ce cas,
le caractère est la somme des dispositions psychologiques
réelles, celles qui résistent à l’imputation arbitraire des intentions et paraissent endogènes. Il justifie alors un style de
conduite dans l’interaction, style parfois pathologique (caractère paranoïaque, pervers, etc.). Comme la personnalité, on
l’objective avec des tests. Son acquisition est l’objet de la
caractérologie génétique 1.
Pierre-Henri Castel
✐ 1 Wallon, H., les Origines du caractère chez l’enfant, PUF,
Paris, 1947.
! CONDUITE, PERSONNALITÉ
CARACTÉRISTIQUE
Du grec kharakteristikos.
PHILOS. CONN., LOGIQUE
1. Propriété qui s’attache à une chose. – 2. Système
logique servant au raisonnement (chez Leibniz).
La caractéristique d’une chose est une propriété exprimée par
un prédicat qui dénote une chose. Par exemple, la caractéristique d’une boule sera nécessairement d’être circulaire et
accidentellement d’être rouge.
Au XVIIe s., Leibniz a développé une « caractéristique universelle », système logique dont les signes représenteraient
les choses elles-mêmes, et permettant de réaliser des raisonnements (sous forme de calculs logiques). Selon lui, l’arithmétique et l’algèbre étaient des échantillons de la caractéristique universelle qu’il appelait de ses voeux 1. Un projet d’une
nature comparable est repris par Frege dans sa Begriffschrift 2.
▶ Une caractéristique, si elle était possible, permettrait ainsi
de raisonner sans encourir les risques sémantiques inhérents
au langage ordinaire : vague, imprécision, polysémie, etc.
Roger Pouivet
✐ 1 Cf. Couturat, L., la Logique de Leibniz, Alcan, Paris, 1901.
2 Frege, G., Begriffschrift (1879), trad. l’Idéographie, Vrin, Paris,
1998.
! CALCULABILITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING)
∼ CARACTÉRISTIQUE UNIVERSELLE
Concept proche de celui de Lingua philosophica, présent chez Kircher ou
Wilkins et développé par Leibniz à la fin des années 1670.
PHILOS. MODERNE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES
Pour Leibniz, calcul universel des concepts : « C’est cette
langue ou caractéristique universelle, que j’ai coutume
d’appeler le tableau des choses, l’inventaire des connaissances et le juge des controverses. C’est le grand organe
de la raison qui portera aussi loin les forces de l’esprit
que le microscope a poussé celles de la vue » 1. Grâce à
cette caractéristique, « raisonner et calculer sera la même
chose » 2.
Ce projet d’une ambition extrême peut être mis en oeuvre
dans les domaines qui s’y prêtent le mieux, parce qu’ils sont
ceux où la langue est le moins équivoque : la logique et
la géométrie. Un concept dérivé de la caractéristique universelle est ainsi celui de caractéristique géométrique, qui
en constitue une sorte d’échantillon. Réussir à constituer la
caractéristique géométrique est alors comme une preuve de
la possibilité du projet général.
Il faut donc faire mieux qu’Euclide, dont l’axiomatique
reste insuffisante, et que Descartes, dont l’écriture algébrique
est trop liée à l’étendue des grandeurs. Il convient de réduire
les Éléments à un calcul des signes et, pour cela, introduire
des caractères qui ne doivent ni à l’intuition, ni aux figures.
Par exemple, « “A.B” représente la situation mutuelle des
points A et B, c’est-à-dire un extensum (rectiligne ou curviligne, peu importe), qui les relie » 3.
Les résultats exposés dans des fragments des années 16751679 restent toutefois modestes.
Vincent Jullien
✐ 1 Leibniz, G. W., Ausgabe, 1679, II, 1, pp. 557-558.
2 Leibniz, G. W., Opuscules et fragments inédits, édités par
L. Couturat, Paris, 1903, p. 28.
3 Leibniz, G. W., La caractéristique géométrique, fragment X de
l’édition Echeverria, Vrin, Paris, 1995, p. 235.
CARDINALE (VERTU)
! VERTU
CARTÉSIANISME
GÉNÉR.
Dans l’usage courant, ce terme désigne tout à la fois
la philosophie propre de Descartes et ses suites au XVIIe s.,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
134
jusqu’aux grands systèmes classiques de Spinoza ou de
Malebranche.
En 1759, d’Alembert propose une histoire des progrès de
la raison dans laquelle les lectures successives de Descartes
produites durant tout un siècle permettent de repérer les
principales étapes de la modernité philosophique, depuis
l’adoption des principes du mécanisme jusqu’au geste critique des encyclopédistes : « Enfin Descartes au milieu du
XVIIe s. a fondé une nouvelle philosophie, persécutée d’abord
avec fureur, embrassée ensuite avec superstition, et réduite
aujourd’hui à ce qu’elle contient d’utile et de vrai » 1. L’intérêt
de cette présentation tient à ce qu’elle ne masque pas la complexité du rapport à Descartes, même si d’Alembert prétend
définir une vérité féconde du cartésianisme, qu’il ne faudrait
pas confondre avec les énoncés explicites de la doctrine et
qui constitue l’axe d’un progrès continu. Cette interprétation a peu ou prou forgé l’idée d’un rationalisme cartésien
dressé contre l’autorité, dogmatique à ses débuts mais qui
accomplirait son destin philosophique dans l’émancipation
de l’homme des Lumières.
Le problème est tout à la fois de rendre raison de cet artefact interprétatif, de le saisir dans sa positivité et de se faire
une idée plus nuancée, moins homogène au fond, d’un courant essentiel de l’histoire de la pensée classique. D’une façon
plus précise, l’intelligence du cartésianisme réclame tout à la
fois que l’on reconnaisse les bouleversements conceptuels
fondamentaux que Descartes lègue à ses « neveux » ; que l’on
saisisse les choix que les grands systèmes classiques opèrent
dans cet héritage, en nommant des problèmes qui ne sont
pas forcément ceux de Descartes ; que l’on renonce à positionner tous les auteurs majeurs du XVIIe s. par rapport à cette
seule référence.
Il est permis de repérer, dans la métaphysique cartésienne,
une décision majeure dont l’héritage s’impose à tous ses principaux successeurs : au lieu que, depuis Platon et Aristote, il
est traditionnel de distinguer en l’âme diverses parties, dont
la plus basse est en charge de l’animation du corps, Descartes
réduit la nature de l’âme à sa seule dimension de substance
pensante, en établissant du même coup qu’elle est réellement
distincte du corps – cette découverte est le premier principe
conquis par la méthode après le doute : « [...] je connus de
là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature
n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu,
ni ne dépend d’aucune chose matérielle » 2. Au fond, après
Descartes, il n’est plus possible de postuler la distinction des
âmes végétative, sensitive et rationnelle ou intellective. Seule
demeure l’âme intellective, compte bien tenu du fait que les
sensations elles-mêmes sont des pensées ou des modes de
l’âme. Ce bouleversement fondamental permet d’ordonner
un certain nombre de problèmes, relatifs à la méthode, à la
matière et à l’union, qui constituent les lignes de force du
cartésianisme.
Le cartésianisme généralisé – Soit d’abord la question de
la méthode qui, chez Descartes, fait l’objet d’une élaboration
complexe, depuis la mathesis universalis (qui ne sera plus
mentionnée après les Regulae abandonnées autour de 1619),
jusqu’aux préceptes du Discours de la méthode de 1637 et à
la « règle générale » qui apparaît dans le même texte. Outre
que le doute ne se développe complètement que dans les
Meditationes de prima philosophiae de 1641, qui l’appliquent
aux natures simples intellectuelles et non simplement aux
choses matérielles (comme c’est pour l’essentiel le cas dans
le Discours), il faut considérer que Descartes a toujours soin
d’en définir précisément le champ d’application. La négation
provisoire, par le doute, des connaissances qui ne reposent
que sur les préjugés des sens ou sur l’autorité de l’École est
soigneusement limitée : elle n’atteint pas les principes de la
morale et de la religion ; du même coup, l’histoire n’est pas
soumise aux préceptes de la méthode. En revanche, en milieu
réformé et singulièrement chez Pierre Bayle, cette méthode
critique est élargie à l’analyse des témoignages, à la critique
des fausses prophéties et à la dénonciation de la superstition 3. Cette suite infidèle du cartésianisme est sans doute ce
qui donne lieu aux philosophes des Lumières de saluer en
Descartes le défenseur d’une pensée libre.
Le cartésianisme critiqué – Qu’en est-il de l’ambition
de Descartes de produire une exposition certaine de toute
la science des hommes ? Cette prétention suscite non plus
des déplacements mais de lourdes critiques. D’une façon
typique, c’est alors son explication des choses matérielles
à partir de l’inspection, par l’esprit, des idées qu’il en possède, qui concentre les attaques des partisans de la méthode
expérimentale. L’affirmation que les idées des corps, qui
sont les mêmes que celles des objets des mathématiques
(la grandeur, la figure et le mouvement), expriment sans
réserve la nature des choses conduit Descartes à privilégier
la construction intellectuelle de modèles mécaniques, contre
une expression mathématique relativement indépendante de
l’assignation des causes : en cela, il ne participe pas à une
certaine histoire de la physique mathématique, qui conduit
de Beeckman à Galilée, à Huygens, à Leibniz et à Newton. La
physique cartésienne est sans équation. La science classique
se construit-elle cependant sans rapport au cartésianisme ?
On objectera d’abord que Descartes, plus nettement que ses
contemporains, assume la réduction de toutes les causes à la
seule efficiente, en sorte qu’il prescrit au physicien la tâche
d’un mécanisme intégral. Il faut surtout se rendre attentif à
l’importance du concept de loi de la nature mis en place
dans les Principia philosophiae de 1644 : Descartes introduit
l’idée de « lois » générales (elles ne sont pas limitées à telle ou
telle région du monde physique), assorties de conditions de
quantification (avec, par excellence, l’affirmation d’un bilan
d’invariance de la quantité de mouvement dans le monde) et
pourvues d’une assise causale, dans le concours ordinaire de
Dieu. Le fait, si souvent répété, que ses règles du mouvement
sont presque toutes fausses (on excepte la première) s’avère
alors très secondaire. D’Alembert, une fois encore, est très
conscient de ce point et distingue entre les résultats positifs
de la science cartésienne et le cadre formel qu’elle met en
place : « Reconnaissons donc que [...] s’il s’est trompé sur les
lois du mouvement, il a du moins deviné le premier qu’il
devait y en avoir » 4.
Le cartésianisme inventé – Descartes aurait malgré tout
manqué sa physique, pour avoir trop préjugé des capacités
de l’âme à tout connaître par idées. Mais cette connaissance
implique l’engagement du sentiment (qui, bien sûr, est aussi
un mode de l’âme), lorsqu’il s’agit de saisir l’union de l’âme
avec un corps auquel elle est étroitement associée. Tout le
traité des Passions de l’âme est consacré à déchiffrer cette
union « en physicien », c’est-à-dire en découvrant les raisons
des phénomènes sensibles qui nous apparaissent effectivement. Et c’est l’union qui, dès le XVIIe s., fut bien comprise
comme le grand problème du cartésianisme. Il est certain
qu’elle constitue un problème pour les cartésiens, qui élaborent diverses solutions pour expliquer la correspondance
des modifications des deux substances : l’occasionnalisme
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
135
malebranchien, où Dieu est en chaque circonstance (mais
suivant des lois générales) la vraie cause de cette concordance ; ce qu’on a appelé le parallélisme de Spinoza, où les
deux attributs (la pensée et l’étendue) expriment la même
substance ; et, dans une certaine mesure, l’hypothèse leibnizienne de l’harmonie préétablie, où l’âme produit de son
propre fond toutes les perceptions qui répondent à l’état du
corps, sans que celui-ci soit jamais cause en elle. Mais l’union
n’est pas le problème de Descartes lui-même, qui la rencontre
comme un fait d’expérience ; on l’a dit, c’est bien plutôt la
distinction réelle de l’âme et du corps qu’il doit conquérir,
contre l’héritage péripatéticien. En somme, le fameux problème du « dualisme » est largement inventé après Descartes
et projeté sur lui.
Le cartésianisme « ignoré » – Est-ce à dire, pour conclure,
que tous les problèmes de la philosophie classique sont
construits en référence à Descartes, sur le mode de la transposition, de la critique ou de l’invention ? Le témoignage de
Leibniz est ici essentiel, qui atteste que l’héritage d’Aristote
demeure déterminant tout au long du XVIIe s., et jusque dans
la constitution de la science. Dès ses écrits de jeunesse, il
signale expressément que c’est de l’extérieur qu’il considère
l’auteur des Principes de la philosophie (dont il proposera
bien plus tard une réfutation détaillée) : « [...] je l’avoue, je ne
suis rien moins qu’un cartésien » 5, c’est-à-dire, non seulement
anti-cartésien, mais, foncièrement, non cartésien. C’est ce qui
lui permettra, en particulier, d’envisager le rétablissement des
formes substantielles, contre l’auteur qui, en fin de compte,
incarne par excellence le mécanisme des modernes.
André Charrak
✐ 1 D’Alembert, J., Essai sur les éléments de philosophie, chap. I,
Fayard, Paris, 1986, p. 10.
2 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié,
Garnier, Paris, 1988, p. 604.
3 Labrousse, E., « Pierre Bayle et l’histoire », Notes sur Bayle,
Vrin, Paris, 1987, p. 23.
4 D’Alembert, J., Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Vrin,
Paris, 2000, p. 129.
5 Leibniz, G. W., Correspondance avec Thomasius, 30 avril 1669,
trad. Bodeüs, Vrin, Paris, 1993, p. 98.
Voir-aussi : Alquié, F., La Découverte métaphysique de l’homme
chez Descartes, PUF, Paris, 1996.
Beyssade, J.-M., La Philosophie première de Descartes, Flammarion, Paris, 1979.
Guéroult, M., Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier, Paris,
1968.
Kambouchner, D., L’Homme des passions, Albin Michel, Paris,
1995.
Laporte, J., Le Rationalisme de Descartes, PUF, Paris, 1988.
Manon J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, PUF, Paris,
1991.
! DOUTE, MÉCANISME, MÉTHODE, RATIONALISME
CATASTROPHES (THÉORIE DES)
ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES
Théorie mathématique développée par R. Thom 1, dans
le cadre de laquelle la transition discontinue entre deux
régimes de fonctionnement affecte l’évolution d’un processus dynamique, et peut être corrélée à l’existence, dans
l’espace des variables du processus, d’une singularité d’un
type référencé.
La théorie des catastrophes propose une interprétation des
processus morphogénétiques indifférente à la nature particulière des substrats des formes ou des forces agissantes. Elle
montre qu’une évolution régie par une fonction qui dérive
d’un potentiel, et déterminée par au plus quatre paramètres
de contrôle (théorème de classification), peut connaître
seulement sept types de transitions catastrophiques, appelées catastrophes élémentaires, correspondant à la traversée
d’une valeur critique d’un paramètre de contrôle. Ces transitions ont pour corrélat de brusques changements qualitatifs,
accidents morphologiques, observables dans l’espace substrat du système décrit par la fonction. Un tel ensemble de
discontinuités constitue une forme. Si donc les catastrophes
peuvent être associées à des accidents morphologiques spécifiques, l’identification des catastrophes doit permettre une
classification des processus morphogénétiques qui sera, en
outre, indépendante des substrats. Inspirée des travaux de
l’embryologiste C. H. Waddington, cette théorie de la forme
s’applique immédiatement à la compréhension des formes en
biologie. L’émergence de formes est pensée en tant que processus dynamique soumis à des lois de stabilité structurelle
pour lesquelles l’espace devient un paramètre déterminant.
L’approche morphologique se propose ainsi de résoudre
l’antagonisme entre l’approche réductionniste, en termes de
constituants élémentaires, et l’approche finaliste, en terme de
structure fonctionnelle.
▶ La constitution d’un niveau morphologique autonome
ouvre la perspective d’une généralisation permettant de refonder « l’ensemble des approches perceptives, cognitives,
sémantiques, phénoménologiques, sémiolinguistiques du
concept de forme » 2.
Isabelle Peschard
✐ 1 Thom, R., Stabilité structurelle et morphogenèse, Benjamin,
New York, Ediscience, Paris, 1972.
2 Petitot, J., dir., Logos et théorie des catastrophes (colloque de
Cerisy en l’honneur de R. Thom), éd. Patino, Genève, 1989.
Voir-aussi : Zeeman, C., Catastrophe Theory : Selected Papers
1972-1977, Addison-Wesley, Massachusetts, 1977.
! FORME
CATÉGORÉMATIQUE
LOGIQUE
Terme de la logique médiévale correspondant à la distinction entre les termes qui ont un sens par eux-mêmes
et ceux qui sont seulement la marque d’une relation entre
termes significatifs (comme, et, si, alors...) ; cette distinction se retrouve en logique contemporaine (variables de
proposition, prédicats d’un côté ; connecteur, opérateur,
quantificateur d’un autre côté). D’autre part, on parle d’infini catégorématique à propos de l’infini dont les éléments
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
136
sont non seulement en acte, mais distincts et séparés, et
constituent le tout par leur addition.
Michel Blay
CATÉGORICITÉ
Du grec katègoria, « catégorie ».
LOGIQUE
Propriété d’une théorie ou d’un système d’axiomes
dont tous les modèles sont isomorphes, c’est-à-dire ne
sont séparés par aucune différence « substantielle », et ne
sont que de simples variantes les uns des autres.
Si une théorie est catégorique, on peut établir entre les domaines de deux quelconques de ses modèles une correspondance bi-univoque qui préserve toutes les relations spécifiées
dans la théorie. Ainsi, l’arithmétique de Peano du « second
ordre » est catégorique, car tous ses modèles ont la même
structure, à savoir celle d’une « progression » infinie de la
forme x0, x1, x2, xn, possédant un premier terme et dont
chaque terme possède un successeur différent de lui. Une
théorie catégorique caractérise ses modèles aussi précisément
qu’on peut envisager de le faire, c’est-à-dire « à un isomorphisme près », et l’on peut donc dire qu’elle n’a « essentiellement » qu’un seul modèle.
Jacques Dubucs
! ARITHMÉTIQUE, MODÈLE
CATÉGORIE
Du grec kategoria.
PHILOS. ANTIQUE
Classe d’attributs définie par l’un des sens de la copule
« est ».
Le concept philosophique de « catégorie » (kategoria) apparaît chez Aristote. Toute la terminologie aristotélicienne de
la prédication lui est apparentée : « prédicat », kategorema ;
« prédiqué », kategoroumenon ; « être prédiqué de », ou « se
prédiquer de », kategoreisthai. L’origine en est juridique : initialement, kategoria signifie « imputation », ou « accusation ».
Dans les Catégories, distinguant entre « ce qui se dit » (ta
legomena) et « ce qui est » (ta onta), Aristote divise ce qui se
dit en « ce qui se dit en combinaison, et [ce qui se dit] sans
combinaison – en combinaison, par exemple (un) homme
court, (un) homme vainc ; sans combinaison, par exemple,
homme, boeuf, court, vainc. » 1. La fameuse liste des « catégories » d’Aristote est ensuite très exactement celle des différents
signifiés de « ce qui se dit sans combinaison » : « Ce qui se dit
sans combinaison signifie soit la substance, soit le quantifié,
soit le qualifié, soit le relatif, soit le où, soit le quand, soit
le se trouver dans une posture, soit l’avoir, soit l’agir, soit
le pâtir. » 2. Aristote varie sur le nombre des catégories, les
plus importantes étant de toute façon les quatre premières
(substance, quantité, qualité, relatif). Plus importante encore
est la différence de statut entre la catégorie de « substance »
(ousia) et toutes les autres : la substance est ce dont tout le
reste se dit, sans être elle-même l’attribut de rien d’autre ;
c’est donc par rapport à elle que les autres catégories se définissent comme sens de l’être 3. Cette idée que la substance est
la « signification focale » de l’être (Owen) est le principe de
la correspondance, assurée, dans la pensée d’Aristote, par les
catégories, entre langage et réalité.
L’histoire de la doctrine des catégories est marquée par
plusieurs dissidences. Les stoïciens réduisirent à quatre le
nombre des catégories : les « substrats » (hupokeimena), les
« qualifiés » (poia), les « manières d’être » (littéralement : « disposés d’une certaine manière », pôs ekhonta), et les « manières
d’être relatives » (littéralement : « disposés d’une certaine manière relativement à quelque chose », pros ti pôs ekhonta) 4.
Plotin, contestant que les mêmes catégories, en particulier
celle de substance, puissent s’appliquer à la fois à l’intelligible
et au sensible, limita au sensible la pertinence de l’analyse catégoriale aristotélicienne et fit des cinq « très » ou « plus grands
genres » (megista gene) du Sophiste de Platon les « genres
premiers » du monde intelligible et par là de l’être en général 5.
Enfin et surtout, à ces conceptions, toutes substantialistes,
s’oppose celle, nominaliste, d’Ockham, qui, tout en acceptant
la liste aristotélicienne des catégories, ne voit en elles que des
distinctions linguistiques ou des principes de la pensée, sans
correspondance dans l’organisation du réel. Il est permis de
voir là le point de départ de la « révolution copernicienne »
accomplie par Kant, dont les catégories seront les concepts
purs de l’entendement 6.
Frédérique Ildefonse
✐ 1 Aristote, Catégories, 2, 1a16-19. Cf. Platon, Sophiste, 262b5c7.
2 Aristote, Catégories, 4, 1b25-27 ; Topiques, I 9, 103b22-23.
3 Aristote, Métaphysique, IV, 2, 1003a33-1003b10.
4 Simplicius, Commentaire des Catégories d’Aristote, 66, 32-67,
2, Kalbfleisch.
5 Plotin, Ennéades, VI 1-3 (42-44).
6 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », livre Ier, chap. I, 3e section.
Voir-aussi : Benveniste, E., « Catégories de langue et catégories
de pensée », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard,
Paris, 1966.
Derrida, J., « Le supplément de copule », in Marges de la philo-
sophie, Minuit, Paris, 1972.
Owen, G.E.L., « Logic and metaphysics in some earlier works of
Aristotle », in I. Düring and G.E.L. Owen (éds.), Aristotle and
Plato in the Mid-Fourth Century, Göteborg, 1960.
Vuillemin, J., De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, Flammarion, Paris, 1967.
! ÊTRE, PRÉDICATION, QUALITÉ, QUANTITÉ, RELATION,
SUBSTANCE
∼ THÉORIES MODERNES DES CATÉGORIES
Du grec katègoria, de katègorein, « juger ».
LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.
Forme fondamentale de concept, de prédicat ou de
propriété, que les théories contemporaines dérivent des
formes logiques.
Les théories modernes et contemporaines des catégories ont
visé, à l’instar de celle de Kant 1, à donner une forme systématique à la table aristotélicienne, ou à la réviser. Kant dérive
les catégories de table des jugements en quatre groupes de
trois : quantité (unité, pluralité, totalité), qualité (réalité, négation, limitation), relation (inhérence, causalité, réciprocité),
modalité (possibilité, existence, nécessité). Les philosophes
contemporains, inspirés par le renouveau de la logique, critiquent Kant pour avoir privilégié la substance et la forme
logique sujet / prédicat, au détriment de la catégorie de reladownloadModeText.vue.download 139 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
137
tion, et ils cherchent le principe de la division des catégories
dans les formes logiques et linguistiques plutôt que dans les
formes de l’entendement. Frege n’adopte que deux catégories fondamentales, les concepts et les objets, les premiers
pouvant être des relations. Tout comme Cassirer 2, Russell 3
insiste sur la priorité de la relation et de la fonction par rapport à la substance, et, dans sa logique, divise les entités en
types hiérarchisés, chaque type dépendant de celui qui lui
est inférieur, afin d’éviter les antinomies de la théorie des
ensembles. Ainsi, un ensemble n’est pas une entité du même
type que ses éléments. Russell développe l’idée, déjà présente chez Aristote : les confusions de catégories produisent
des non-sens syntaxiques et sémantiques, également avancée
par Husserl dans les Recherches logiques, et reprise par Ryle,
qui dénonce comme une « erreur de catégorie » la confusion
de l’esprit avec une substance, alors qu’il est une propriété.
En dépit des « grammaires catégorielles » formulées par le logicien Ajdukiewicz, il n’existe pas de logique exhaustive des
catégories. La théorie contemporaine la plus compréhensive
des catégories est celle de Peirce 4, qui distingue les catégories
de Priméité (spontanéité du quale sensible), de Secondéité
(force réactive de l’existence) et de Tiercéité (intelligibilité et
réalité du sens et de la loi), dans le triple cadre d’une analyse
logique (élargie à une théorie des signes, ou sémiotique),
d’une description phénoménologique (ou phanéroscopique)
et d’un engagement ontologique réaliste.
▶ Le problème fondamental d’une théorie des catégories est
celui de savoir si ce sont des formes de la pensée et du discours, ou des formes de l’être et de la réalité. Mais Aristote
disait que l’être n’est pas un genre, idée que Wittgenstein a
en partie retrouvée quand il soutient que les catégories du
langage se montrent, mais que leur structure ne peut pas
être dite.
Claudine Tiercelin
✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », AK III, 83-93, IV, 56-66, trad. Renaut, Flammarion,
Paris, 1998.
2 Cassirer, E., Substance et fonction, Minuit, Paris, 1980.
3 Russell, B., Écrits de logique philosophique, trad. Roy, PUF,
Paris, 1989.
4 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University
Press, Cambridge, 1931-1958.
! FORME LOGIQUE, RELATION, SÉMIOTIQUE, SUBSTANCE,
TIERCÉITÉ, TYPE
CATÉGORISATION
Du grec katègorein, « juger ».
PSYCHOLOGIE
Activité psychologique consistant à classer, à former
des catégories ou types d’objets. La psychologie cognitive
contemporaine a analysé les processus de groupement des
objets en catégories naturelles et en prototypes.
Les catégories sont, selon Aristote, les formes de la prédication (substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, etc.)
et, chez Kant, les formes a priori de l’entendement. En psychologie, les catégories sont les classes d’objets naturels ou
d’artefacts, comme « humain », « animal », « oiseau », « table ».
Le terme est souvent synonyme de concept. Une théorie de la
catégorisation décrit les processus de classement et d’abstraction de la pensée naturelle. Les premiers travaux de psychologie cognitive définissent les catégories comme des ensembles
d’éléments équivalents au sein d’une classe et définis par
leurs conditions nécessaires et suffisantes. Ainsi, la psychologie génétique étudie comment les enfants établissent des
catégories de forme, de couleur, de taille, et Piaget suppose
qu’elles obéissent à des contraintes logiques strictes, acquises
dans le cours du développement. La psychologie cognitive
contemporaine a remis en question cette approche depuis les
travaux de E. Rosch : au lieu de supposer l’existence de définitions associées à chaque catégorie, on a mis en valeur l’idée
que les exemplaires d’une catégorie se regroupaient par rapport à un gradient de représentativité jouant le rôle de prototype. Ainsi « moineau » est typique de la catégorie « oiseau »,
mais pas « autruche », ou « 4 » est typique de « nombre pair »
mais pas « 245 678 ». Selon certaines conceptions, les effets
de typicalité proviennent d’un calcul inconscient de mesures
d’informations. Selon d’autres, une simple ressemblance de
famille (au sens de Wittgenstein) suffit.
▶ L’enjeu des recherches sur la catégorisation porte sur la
possibilité de combiner les concepts (par exemple, « oiseau
blanc » à « bec jaune ») sans possession préalable de concepts
linguistiques, et pose donc non seulement la question de la
nature des mécanismes de l’abstraction mais aussi celle de la
relation de la pensée au langage.
Pascal Engel
✐ Houdé, O., Catégorisation et Développement cognitif, PUF,
Paris, 1992.
Piaget, J., Inhelder, B., la Genèse des structures logiques élémentaires, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1959.
Rosch, E., « Natural Categories », in Cognitive Psychology, 4,
pp. 328-360.
! ABSTRACTION, CATÉGORIES (THÉORIES MODERNES DES),
CONCEPT, TYPE
CATHARSIS
Du grec katharsis, « purification », « évacuation », « purgation », de
kathairein, « nettoyer, purifier ».
GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE
Notion empruntée au vocabulaire médical, d’abord
employée métaphoriquement par Aristote pour désigner
la purgation et l’expression des émotions par la représentation théâtrale, reprise par Freud dans le sens de l’abréaction des affects.
Catharsis a un sens médical de « purgation », qu’on trouve
dans le corpus hippocratique et parfois chez les auteurs 1.
Parallèlement, le terme a un sens religieux de « purification ».
Toute une tradition liée à l’orphisme et aux cultes à mystères
fait de la purification de l’impétrant une étape essentielle
de son initiation : l’âme doit se purifier des souillures de
son séjour avec un corps mortel. Ce thème marque aussi les
règles d’ascèse pythagoriciennes ou d’Empédocle (Purifications). Platon en retrouve l’inspiration dans ses textes les plus
ascétiques, comme le Phédon, où la philosophie elle-même
devient catharsis de l’âme apprenant à penser sans le corps 2.
Parfois, le terme est employé de façon plus figurée, renvoyant
par exemple à la dialectique comme moyen de purifier l’âme
de ses opinions fausses 3. Aristote en retrouve l’inspiration
médicale, lorsqu’il fixe, dans la Poétique, le sens littéraire du
terme. Chez les néoplatoniciens, la catharsis est un travail
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
138
d’ascèse de l’âme qui, par ses vertus, se recueille en ellemême et se libère du corps pour s’identifier à l’Intelligence 4.
Christophe Rogue
✐ 1 Platon, Lois, I, 628 d ; Aristote, Histoire des animaux, VI, 18,
572 b 30 (pertes menstruelles), par exemple.
2 Platon, Phédon, 69 b.
3 Platon, Sophiste, 230 d.
4 Plotin, Ennéades, I, 2, § 3.
Voir-aussi : Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par
R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980.
ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE
La catharsis intervient dans la définition même de la tragédie, « imitation faite par des personnages en action et non
au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la
purgation propre à de pareilles émotions » 1. C’est donc bien
la fiction mimétique qui, par la mise en forme rigoureuse,
permet à la fois la purgation des émotions liées à la pitié et à
la crainte éprouvées pour les héros de l’action, et le plaisir lié
à la forme de la représentation. La purgation que la musique
aussi opère, par les chants d’action notamment, la rend utile
dans l’éducation 2.
La postérité de la notion de catharsis sera grande dans
la tradition théâtrale classique du XVIIe s., la purgation étant
étendue à toutes les passions. La catharsis est utilisée, dans le
débat sur la moralité ou l’immoralité du théâtre : elle justifie
la tragédie en invitant à modérer les passions par l’exposition
de leurs excès. Corneille ou Racine s’y réfèrent en ce sens.
On a pu, au contraire, accuser la catharsis d’entraîner une
complaisance affective.
À la fin du XIXe s., à l’écart de toute fin morale, Freud et
Breuer mettent en évidence le caractère pathogène de l’affect qui n’a pas été « abréagi » 3. Ils nomment cathartique la
méthode qui relie l’affect à la représentation dont il a été
séparé, pour qu’il soit exprimé et évacué, par voies verbale
et motrice. Freud reprend par ailleurs l’idée que la représentation théâtrale épargne de la souffrance au spectateur par
l’identification au héros et le déchaînement des affects. Le
plaisir est alors lié à une décharge quantitative, mais la forme
artistique en assure la nature qualitative 4.
▶ Par sa référence médicale, la catharsis implique la justification de l’affect et la légitimité de son expression. Que Freud,
après les Études sur l’hystérie, ait abandonné cette notion
pour mettre l’accent sur l’élaboration psychique, conduit à
insister sur le rôle de la fiction poétique à laquelle elle est
liée pour Aristote, et qui empêche de la confondre avec une
simple décharge.
Françoise Coblence
✐ 1 Aristote, Poétique, 6, 1449 b 27, trad. J. Hardy, Les Belles
Lettres, Paris, 1985, pp. 36-37.
2 Aristote, Politique, VIII, 6, 1341 a 24 ; VIII, 7, 1342 a 10, trad.
J. Tricot, t. II, Vrin, Paris, 1962, pp. 578 et 584.
3
Breuer, J., et Freud, S., Études sur l’hystérie (1895), trad.
A. Berman, PUF, Paris, 1956, pp. 1-8.
4 Freud, S., « Personnages psychopathiques sur scène » (1905), in
Résultats, idées, problèmes, trad. J. Laplanche, PUF, Paris, 1984,
pp. 123-129.
! ABRÉACTION, HUMOUR, HYSTÉRIE, PASSION, PSYCHANALYSE
PSYCHANALYSE
! ABRÉACTION, DÉCHARGE
CAUSALITÉ
GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE
Principe d’enchaînement, généralement pensé comme
nécessaire, entre deux événements.
Ce principe est loin de posséder une signification unique, car
les « causes » auxquelles il se réfère ont vu leur définition varier profondément au cours de l’histoire. On peut distinguer
trois ensembles de questions ayant évolué historiquement :
ce principe s’applique-t-il à tous les êtres uniformément ? Traduit-il l’existence d’un pouvoir effectif dans les choses, ou
n’est-il qu’un outil intellectuel ? Et implique-t-il un déterminisme intégral ou non ?
Si Aristote pensait la causalité de façon plurivoque, et non
strictement déterministe, l’époque classique, en revanche,
avec Descartes 1, réduit la causalité physique à un pouvoir de
production ou de transmission de mouvement, sur le modèle
du choc. Cependant, même chez Descartes, la causalité n’est
pas seulement physique : ainsi, Dieu est causa sui, et certaines idées (comme celle d’« infini ») sont « causées » en
nous par Dieu 2. Chez les rationalistes classiques, la causalité
devient synonyme de « raison » : le corporel est soumis à
l’intelligible.
Hume opère un renversement : constatant que nous ne
percevons jamais strictement ce pouvoir causal par les sens,
il situe ce principe non plus dans les choses, mais dans l’imagination. Ce passage d’un statut objectif à un statut subjectif
est corrélatif du passage de la causalité comme « pouvoir »
producteur, à la causalité comme simple « loi » de succession,
ainsi qu’en témoignent Kant, puis le positivisme du XIXe s.
Cependant, même dans le cadre de cette causalité pensée comme pure relation légale, sa signification est controversée. Certains considèrent ce principe comme a priori,
d’autres comme empirique. Et, surtout, sa signification classique est contestée par des épistémologues probabilistes
(comme H. Reichenbach 3) et par une partie des théoriciens
de la mécanique quantique (W. K. Heisenberg, N. Bohr4).
Aujourd’hui, les controverses sur sa signification physique
sont certes moins vives, mais non résolues.
Alexis Bienvenu
✐ 1 Yakira, E., La causalité : de Galilée à Kant, PUF, Paris, 1994.
2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, III.
3 Reichenbach, H., « Causalité et induction », in Bulletin de la
société française de philosophie, 5 juin 1937.
4 Bohr, N., Physique atomique et Connaissance humaine (1958),
éd. établie par C. Chevalley, 1991.
Voir-aussi : Kistler, M., Causalité et Lois de la nature, Vrin, Paris,
2000.
Salmon, W., Scientific Explanation and the Causal Structure of
the World, Princeton University Press, Princeton, 1984.
! CAUSE, FORCE, MÉCANISME, PROBABILITÉ, QUANTIQUE
(MÉCANIQUE)
CAUSE
Du latin causa, « cause, motif, raison, affaire judiciaire », en grec
aitia,
aition : « cause, raison, responsabilité, culpabilité, accusation ».
L’origine juridique du concept de cause met en avant l’idée d’une enquête qui pose une relation entre deux événements : la cause et son
effet. C’est dans le cadre de la science classique puis contemporaine
qu’est apparue une véritable crise de la notion de cause. Le sens en est
fixé par Aristote dans les Seconds Analytiques, lorsque se trouve promue
l’idée que toute connaissance enracinée dans la phusis ou « nature »
procède par la formation d’un double syllogisme « scientifique ». D’une
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part celui qui part du fait observable pour aller vers la formulation d’une
hypothèse, d’autre part celui qui part du principe ou de la cause et se
dirige vers le fait. La question n’est alors plus celle du « fait »
(oti) mais
du « pourquoi » (dioti). Ce double mouvement opère un partage général
entre les méthodologies idéalistes et empiristes, sans qu’il soit toutefois
possible de séparer complètement les deux voies, ainsi que Galilée l’a
bien vu en empruntant à la tradition scolastique de Zabarella un mouvement de double regressus démonstratif qui seul peut donner à la philosophie naturelle le contenu d’une science qui dispose de preuves et non de
simples discours. Patente dans le conflit entre cartésiens et newtoniens,
la crise de la notion de cause trouve chez Kant une forme de résolution :
la physique ne saurait, sans outrepasser ses droits, prétendre au titre
de science des causes. Il ne lui reste que les phénomènes, les effets, en
partage, sans qu’il lui soit possible de prouver la vérité de la causalité
elle-même par la mention d’une cause inconditionnée. Les causes en
ce sens ne sont rien d’autre, pour une connaissance finie, que des effets
antérieurs d’où surgissent d’autres effets. C’est ici qu’apparaît la nature
proprement métaphysique de la notion de cause puisqu’il n’est pas possible d’achever une science des causes sans faire intervenir une cause primitive, originaire, dont toute réalité serait l’effet dérivé. La
microphysique
contemporaine accentue encore cette dichotomie méthodologique, du
moins jusqu’à l’intervention décisive de Heisenberg, connexe de celle de
Russell, qui pose l’impossibilité radicale de toute interprétation réaliste
des objets manipulés ou créés par la physique. Ainsi s’ouvre, pour la
notion de causalité, une ère peu favorable qui ne pourrait prendre fin
qu’avec l’invention d’une représentation cohérente et unifiée des différentes parties de la science contemporaine. Plus qu’une réalité, la cause
est de l’ordre du besoin d’achèvement et de complétude – sans doute
impensable et impossible – du savoir humain.
PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE
La distinction classique entre causalité et responsabilité
– voire culpabilité – ne présente pas, dans l’Antiquité, un
caractère évident. En témoigne ce débat entre Périclès et Protagoras, suscité par la mort accidentelle d’un jeune homme
au pentathlon : qui, du lanceur de javelot, des organisateurs
du jeu ou du javelot lui-même, devait être considéré comme
aitios (« coupable, responsable, cause » de l’accident) ?1
C’est pourtant déjà en un sens strictement mécanique que
certains présocratiques entendent le terme de « cause ». Ainsi,
chez Démocrite, l’aitiologia 2, la « recherche ou exposition des
causes », a-t-elle essentiellement pour but l’explication des
phénomènes par les premiers principes que sont les atomes
et le vide. Les causes des phénomènes sont les différences
entre les atomes (forme, position, ordre) qui président à leur
agrégation 3.
Cette conception de la cause, qui préfigure, en partie au
moins, l’acception moderne du terme, n’a cependant pas
prévalu dans l’Antiquité, précisément parce qu’elle n’accorde
aucune place à une explication de type téléologique. Dans le
Phédon, le Socrate de Platon décrit son enthousiasme de jeunesse pour les sciences de la nature ; l’espoir que suscite en
lui la théorie d’Anaxagore qui considère que le Nous, l’« Intellect », est cause ordonnatrice de toutes choses 4 ; sa déception
enfin lorsqu’il découvre qu’Anaxagore ne confère au Nous
« pas la moindre responsabilité quant à l’arrangement des
choses »5 et se contente, à l’instar des autres physiologues,
de ne retenir pour causes que les conditions mécaniques et
matérielles. Moins radical dans le Timée 6, Platon reconnaîtra
l’existence de causes mécaniques, mais ne verra en elles que
des « causes auxiliaires » (sunaitiai), les « causes véritables »
(aitiai) étant celles qui sont mises en oeuvre intentionnellement par le démiurge en vue du meilleur : la cause véritable,
c’est la fin.
Tout en affirmant que savoir consiste à connaître la cause,
c’est-à-dire le « pourquoi » (dioti) 7, Aristote, comme Platon,
critique la conception purement mécaniste de la cause. Il
refuse néanmoins la thèse platonicienne selon laquelle les
Formes ou Idées sont causes des autres êtres 8. Il définit la
cause selon quatre acceptions 9, qui complètent et systématisent ce que ses prédécesseurs n’avaient qu’obscurément
entrevu 10 : 1) ce à partir de quoi une chose est faite : la
« matière » (hule) ou le « substrat » (hupokeimenon) du changement ; en ce sens, le bronze est la cause de la statue. Ce
type de cause deviendra la cause matérielle des scolastiques.
2) La « forme » (eidos) ou le « modèle » (paradeigma), l’ousia
ou la « quiddité » (to ti en einai) qui correspond à la raison
d’être d’une chose : la cause formelle des scolastiques. 3) Le
premier principe du changement ou du repos, qu’il soit délibéré – le sculpteur est la cause de la statue – ou non – il s’agit
alors d’une cause mécanique : les scolastiques l’appelleront
la cause efficiente. 4) Enfin – et surtout – la « fin » (telos), et
qui, précisément, répond à la question « pourquoi ? », par
exemple la santé comme cause de la promenade : cette cause
recevra des scolastiques le nom de cause finale. Les trois
dernières causes (formelle, efficiente et finale) « convergent
souvent en une » et s’opposent par conséquent à la matière 11.
Ce rôle central de la relation causale en physique se retrouve
identiquement dans la logique d’Aristote. Dans le syllogisme
démonstratif, les prémisses sont les causes de la conclusion 12.
Enfin la conception aristotélicienne du Premier moteur immo-
bile, cause première du mouvement aux Livres VII et VIII de la
Physique et cause finale qui meut comme objet d’amour au
Livre λ de la Métaphysique 13, contribue à rendre effectif, par
le biais de la notion de cause, le passage entre physique et
théologie.
D’autre part, la physique est définie comme la science
des êtres dont la nature est la cause, i.e. de ceux qui ont en
eux-mêmes le principe de leurs mouvements : « Parmi les
êtres, en effet, les uns sont par nature, les autres par d’autres
causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et
les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses,
en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par
nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature ;
chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de
mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant
à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération » 14. Posant sur cette base la question de savoir si la
nature existe, Aristote considère que la réponse va de soi :
« On vient de dire ce qu’est la nature, ce que c’est que d’être
par nature et conformément à la nature. Quant à essayer de
démontrer que la nature existe, ce serait ridicule ; il est manifeste, en effet, qu’il y a beaucoup d’êtres naturels 15. Cette
affirmation motivera les critiques de tous les auteurs (en particulier Malebranche) qui reprocheront au Stagirite de définir
la nature à partir de l’expérience sensible. Il est donc évident
que la nature est, pour les choses qui en relèvent, un principe
de mouvement et de repos immanent (c’est par là qu’elle se
distingue de l’art). Selon la fameuse définition du 1er livre de
la Métaphysique, « l’art est principe en une autre chose, la
nature est principe dans la chose même » 16. Il faut ajouter que
l’évidence que revendique Aristote ne relève pas seulement
de l’expérience sensible. Il est évident que la nature existe,
qu’il y a dans les corps naturels un principe immanent de
changement car, si tel n’était pas le cas, on se trouverait dans
une doctrine mécaniste (Démocrite) où tous les mouvements
sont reçus du dehors – et il s’agirait alors de mouvements
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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sans cause 17. Tout autre principe du mouvement que naturel
est, du point de vue de la recherche de la cause, inintelligible.
Partisans du déterminisme et de la téléologie, les stoïciens
s’attachent aussi à élaborer une classification des causes, y
compris, et peut-être surtout, dans une perspective morale.
La cause sustentatrice 18 correspond au souffle : principe
actif d’existence, d’organisation, d’unification des choses.
Elle est parfois aussi appelée « cause complète » (autoteles),
« puisqu’elle est par elle-même, d’une façon qui se suffit à
elle-même, productrice de l’effet » 19. La cause auxiliaire, en
revanche, ne produit d’effet qu’en tant qu’elle se trouve associée à la cause complète. Cause auxiliaire et cause préliminaire ont des sens similaires, mais alors que la première
intensifie l’effet de la cause complète, la seconde en constitue
le facteur déclenchant. Chrysippe s’appuie, semble-t-il, sur
la distinction entre cause complète et cause auxiliaire pour
apporter une solution au problème éthique posé par le rapport entre destin et responsabilité humaine. Le destin, qui agit
sur nous par le biais des impressions, est enchaînement de
causes auxiliaires, préliminaires, qui vont déclencher notre
action. Mais c’est notre caractère, cause complète et véritable
de nos actes, qui en assume, en définitive, la responsabilité 20.
Annie Hourcade
✐ 1 Protagoras, A 10 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques,
Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
2 Démocrite, B 118, ibid.
3 Démocrite, A 38, ibid.
4 Anaxagore, B 12, ibid.
5 Platon, Phédon, 96a-99d.
6 Platon, Timée, 46c-47a ; voir aussi Lois, X, 897a-b.
7 Aristote, Métaphysique, I, 1, 981a29.
8 Ibid., I, 6, 987b17.
9 Aristote, Métaphysique, I, 7, 983a25 sq ; V, 2, 1013a22 sq. ;
Physique, II, 3, 194b23sq.
10 Aristote, Métaphysique, I, 7, 988a23.
11 Aristote, Physique, II, 7, 198a25.
12 Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 71b97 sq.
13 Aristote, Métaphysique, XII, 7, 1072b3.
14 Aristote, Physique, II, 1, 192 b.
15 Aristote, Ibid., 193 a.
16 Aristote, Métaphysique, 3, 1070 a 7.
17 Aristote, Physique, VIII, 1, fin.
18 Cicéron, Du destin, 28-30 (= Long, A.A. & Sedley, D.N.,
Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 55 S).
19 Clément d’Alexandrie, Mélanges VIII, 9, 33, 1-9 (= Long, A.A.
& Sedley, D.N., op. cit., 55 I).
20
Cicéron, Du destin, 39-43 (= Long, A.A. & Sedley, D.N.,
62 C).
Voir-aussi : Duhot, J.-J., La Conception stoïcienne de la causalité,
Vrin, Paris, 1988.
Frede, M., « Les origines de la notion de cause », in Revue de
Métaphysique et de Morale, 94, 1989, Recherches sur les stoïciens, pp. 483-511.
Hankinson, R.J., Cause and Explanation in ancient Greek
Thought, Oxford, 1998.
Ioppolo, A.-M., « Le cause antecedenti in Cic. De Fato », in
Barnes, J. & Mignucci, M. (edd.), Matter and Metaphysics,
Napoli, 1988.
Morel, P.-M., Démocrite et la recherche des causes, Klincksieck,
Paris, 1996.
Robin, L., « Sur la conception aristotélicienne de la causalité »,
in Archiv für Geschichte der Philosophie, 23, 1910, I, pp. 1-28 ;
II, pp. 184-210.
Sorabji, R., Necessity, Cause and Blame, Perspectives on Aristotle’s Theory, Ithaca, New York, 1980.
! ACTE, CAUSALITÉ, FIN ET MOYEN, MOUVEMENT, NÉCESSITÉ,
PRINCIPE, PUISSANCE, RESPONSABILITÉ
PHILOS. MODERNE
La cause, à l’âge classique, est le croisement, dans la
nature, de l’efficience et de la loi.
L’évolution du statut de la cause à l’âge classique passe
d’abord par une réduction directement liée au développement du mécanisme : la seule causalité efficiente suffit à
produire tous les phénomènes de la nature. Dans les deuxième et troisième parties des Principes de la philosophie,
Descartes exclut respectivement les causes formelles (la cohésion même des corps est suffisamment expliquée par le
mouvement commun de leurs parties) et finales (dont nous
ne pouvons rien connaître et qui sont inutiles à l’explication
des changements survenant dans le monde matériel).
Toutefois, cette réduction s’accompagne d’une profonde
interrogation sur la nature de la relation causale. La théorie
classique de la causalité se construit contre l’héritage péripatéticien et elle récuse l’évidence alléguée par Aristote : « Aristote parlant de ce qu’on appelle nature, dit qu’il est ridicule
de vouloir prouver que les corps naturels ont un principe
intérieur de leur mouvement et de leur repos ; parce que,
dit-il, c’est une chose connue d’elle-même. Il ne doute point
aussi qu’une boule qui en choque une autre, n’ait la force
de la mettre en mouvement. Cela paraît tel aux yeux, et c’en
est assez pour ce philosophe, car il suit presque toujours le
témoignage des sens, et rarement celui de la raison ; que cela
soit intelligible ou non, il ne s’en met pas fort en peine » 1. La
mise en question de la définition aristotélicienne des corps
naturels est solidaire du mécanisme universel (ce que montre
déjà le texte de la Physique du Stagirite, en réalité). L’hypothèse d’une efficace immanente des causes secondes (d’une
interaction réelle des substances) n’est pas immédiatement intelligible, même si les relations particulières qu’entretiennent
les corps matériels constituent le lieu d’application des lois
générales qui sont l’autre nom de la nature. Se trouvent ainsi
distingués, sur la base d’une réduction de l’enquête à la seule
efficience, les deux aspects de la relation causale, à savoir son
fondement ontologique dans une véritable puissance et ses
déterminations relationnelles, qui s’énoncent dans des lois. La
doctrine occasionnaliste incarne, sous une forme exacerbée,
la difficulté qui est ainsi visée. Elle l’exprime en un chiasme
remarquable, où les rapports selon lesquels s’effectuent les
changements naturels sont parfaitement intelligibles (ce sont
les lois du mouvement), mais où ils ne nous instruisent nullement sur la cause première de ces phénomènes (Dieu)
qui, si elle enveloppe toute efficience, demeure strictement
inintelligible.
Leibniz mobilise le principe de raison suffisante contre la
disjonction assumée par Malebranche entre cause et raison.
En effet, cette séparation radicale, caractéristique du système
des causes occasionnelles, rend particulièrement problématique l’existence même des êtres naturels – dire que les choses
ne comportent aucune puissance propre revient à affirmer
qu’elles n’ont pas en elles-mêmes la raison suffisante de leur
persistance et qu’à ce titre, elles ne sauraient être considérées
comme de véritables substances : « Loin d’augmenter la gloire
de Dieu en supprimant l’idole de la nature, [la doctrine des
causes occasionnelles] fait plutôt s’évanouir les choses créées
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
141
en de simples modifications de l’unique substance divine, et
elle paraît faire de Dieu, en accord avec Spinoza, la nature
même des choses : car ce qui n’agit pas, ce qui est dépourvu
de puissance active, de toute marque distinctive, en un mot
ce qui est privé de toute raison de subsister, cela ne peut en
aucune façon être une substance » 2. En outre, pour rendre
raison des propriétés qui ne sont lisibles et mesurables que
dans des états futurs du corps matériel (ainsi la force), Leibniz procède au « rétablissement des formes substantielles ».
Le recours au principe de raison et la reprise du concept de
forme expriment ainsi la fondation de la physique dans une
métaphysique de la cause.
Mais il est essentiel de saisir dans l’occasionnalisme le moment crucial où, avant Hume, se met en place l’idée essentielle selon laquelle la source de la relation causale n’est pas
assignable au terme de l’analyse des termes qu’elle met en
rapport : « Quelque effort que je fasse pour la comprendre, je
ne puis trouver en moi d’idée qui me représente ce que peut
être la force ou la puissance qu’on attribue aux créatures » 3.
La causalité, en somme, n’est pas un rapport analytique. C’est
le point que Kant dégage explicitement à la fin de la période
pré-critique, en soulignant qu’il n’est pas possible de déduire
analytiquement l’effet de la cause : « Analysez maintenant,
autant qu’il vous plaira, le concept de volonté divine, vous
n’y rencontrerez jamais un monde existant, comme s’il y était
maintenu et posé par l’identité : il en est de même dans les
autres cas. [...] comment par le mouvement d’un corps se
trouve détruit le mouvement d’un autre corps, et sans que
ce dernier soit en contradiction avec le premier, voilà qui
est une autre question [que simplement analytique] » 4. Ainsi
le rapport de la cause à l’effet est-il irréductible au rapport
de principe à conséquence, au motif d’une distinction fondamentale entre raison logique et raison réelle.
André Charrak
✐ 1 Descartes, R., XVe Éclaircissement à la Recherche de la vé-
rité, éd. G. Rodis-Lewis, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1979, t. I,
p. 973.
2 Leibniz, G. W., De Ipsa natura, § 15, trad. Schrecker, in Opuscules philosophiques choisis, Vrin, Paris, 1978, p. 110.
3 Malebranche, N., XVe Éclaircissement, éd. citée, p. 970.
4 Kant, E., Essai sur les grandeurs négatives, Remarque générale, Vrin, Paris, 1980, pp. 60-62.
! CAUSALITÉ, CRITICISME, LOI
PHILOS. SCIENCES
Dans la science classique, ensemble des forces qui
agissent sur les objets.
En physique newtonienne, une cause est ce qui fait qu’un
objet subit un changement dans sa vitesse, c’est-à-dire ce
qui perturbe son état d’inertie. Cette cause est quantifiée par
une « force », proportionnelle au changement du mouvement
(seconde loi de Newton1). Mais la cause elle-même peut demeurer obscure quant à sa nature propre, comme dans le cas
de l’attraction universelle chez Newton. D’Alembert accentue
cette focalisation de la physique sur les effets sensibles, aux
dépens des causes cachées 2. Il remarque que le mot « force »
n’a de sens précis que s’il se borne à désigner des effets
sur le mouvement des corps, et non des « causes motrices »
inhérentes. Cela lui permet de régler la vieille querelle, selon
lui, purement verbale, des « forces vives » comprises comme
causes de la « force du mouvement ». Cette querelle se résout
immédiatement, pourvu que l’on ne considère que les effets
de cette « force de mouvement », sur lesquels, dit-il, tout le
monde s’accorde à la différence des causes.
La physique, au long du XIXe s., abandonne le vocabulaire
de la cause productrice pour celui de la loi de succession.
C’est ce qui permet à la physique statistique de formuler de
nouvelles lois sans devoir recourir à des causes individuelles.
Les causes de l’évolution des phénomènes statistiques sont
alors référées plutôt aux grands principes thermodynamiques
qu’aux principes strictement mécanistes 3.
Einstein renouvelle la signification de la pensée causale.
D’une part, la relativité restreinte fait de la simultanéité,
donc aussi de la succession, une convention dépendant du
repère de l’observateur 4. Or, puisque la cause implique la
succession, son application est aussi touchée par ce caractère
conventionnel. Et, d’autre part, la relativité générale ne fait
plus appel aux « forces » newtoniennes, donc aux « causes »
traditionnelles, pour expliquer la gravitation.
Enfin, la mécanique quantique n’utilise plus les causes
d’une manière classique : elle fournit seulement des probabi-
lités d’obtenir un certain résultat dans des circonstances données, mais, lors de la mesure, la « cause » de l’actualisation
d’un de ces résultats plutôt que d’un autre n’est pas donnée 5
(du moins dans la version standard, à la différence des théories « à variables cachées »6).
Alexis Bienvenu
✐ 1 Blay, M., les « Principia » de Newton, PUF, Paris, 1995.
2 Alembert, J. (d’), Traité de dynamique, J. Gabay, Sceaux, 1990.
3 Barberousse, A., la Physique face à la probabilité, Vrin, Paris,
2000.
4 Einstein, A., la Relativité (1917), trad. M. Solovine, Payot, Paris,
1964.
5 Bitbol, M., Mécanique quantique, une introduction philosophique, Flammarion, Paris, 1996.
6 Bohm, D., Causality and Chance in Modern Physics (1957),
Routledge, Londres, 1997.
Voir-aussi : Fetzer, J. (dir.), Probability and Causality : Essays in
Honor of W. C. Salmon, Dordrecht, Reidel, 1988.
! CAUSALITÉ, CONVENTIONNALISME, DÉTERMINISME, FORCE,
PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RELATIVITÉ
∼ CAUSES PROCHAINES, CAUSES ULTIMES
BIOLOGIE
! BIOLOGIE
CENSURE
Du latin censura (« office du censeur », « censure »), de census (« cens »,
« recensement »). En allemand : Zensur.
Liée, sous la république romaine, à l’institution du cens, la censure
s’appliqua au contrôle des moeurs, avant de s’étendre, sous l’influence
de l’Église, à celui des écrits et des opinions. Si le mot n’a rien retenu,
aujourd’hui, de sa signification d’origine, il n’en va pas de même jusqu’au
XVIIIe s, où il reste lié, chez certains auteurs, au vocabulaire
républicain.
PHILOS. DROIT, POLITIQUE, SOCIOLOGIE
Acte de soumettre un écrit ou un spectacle à un examen préalable, en vue de son autorisation ; condamnation
qui les frappe en totalité ou en partie.
La censure nous apparaît avant tout comme une limitation
ou une négation de la liberté d’expression, pour des raisons
morales, politiques ou religieuses. Dans la pensée politique
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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classique, en revanche, chargée de veiller au maintien des
moeurs, elle apparut longtemps comme la condition d’une
république vertueuse.
Le mot, dans son sens moderne, est d’usage courant
au XVIIIe s. Le sens ancien n’est cependant pas oublié :
« Ce nom est emprunté des censeurs de l’ancienne Rome,
dont une des fonctions était de réformer la police et les
moeurs » 1. Au-delà de l’identité du nom, toutefois, la censure romaine et la censure moderne recouvrent des réalités
très différentes. La censure des livres ou des opinions a,
certes, pour fin de préserver les moeurs, mais selon une
procédure, des critères et des modalités qui n’ont rien à
voir avec la censure romaine.
Les censeurs, à Rome, remplissaient une double fonction :
dénombrer le peuple et, par une extension progressive de
leur compétence, contrôler les moeurs. La fonction de dénombrement correspondait au « cens » (census), institué au
VIe s. av. J.-C. afin de classer les citoyens en catégories par la
définition de leurs obligations militaires, fiscales et politiques.
Cette opération impliquait la prise en compte de leur mérite,
ou « vertu ». La juridiction censoriale s’appliquait à un autre
niveau que la loi ; bien plus, elle tirait sa justification de la
nécessité de sanctionner, par le blâme ou par l’amende, les
fautes échappant, par nature et non par accident, à la répression légale. Elle constituait donc l’un des fondements de la
vie civique. Bodin, après Machiavel 2, le souligne encore au
XVIe s. : « Le rôle des censeurs est si important, si capital dans
une république que l’étonnante prospérité de Rome paraît
principalement due à leur institution. 3 ».
Rousseau fut l’un des derniers à défendre le principe
d’une telle censure. « Utile pour conserver les moeurs, mais
jamais pour les rétablir » 4, toutefois, elle ne convenait plus
à l’époque moderne, caractérisée, selon lui, par la perte du
sens civique. Quelques décennies plus tard, Constant lui donnait définitivement congé, affirmant, contre les imitateurs de
l’Antiquité, que « ce n’était pas la censure qui avait créé les
bonnes moeurs [à Rome], [mais] la simplicité des moeurs qui
constituait la puissance et l’efficacité de la censure » 5. À l’âge
de la liberté individuelle, c’est à l’opinion publique qu’il revenait de régler les moeurs.
▶ La censure apparaît ainsi comme un élément essentiel du
débat, ouvert au XIXe s., entre la liberté des anciens et celle
des modernes. Elle témoigne, dans la tradition républicaine
classique, du souci de mettre la vertu au coeur du système politique, soumettant ainsi les hommes, dans leur conduite publique et privée, au regard permanent de la société. Incompatible avec l’exigence moderne d’autonomie individuelle, elle
n’apparaît plus, désormais, que comme une entrave à la libre
expression des idées et des sentiments. Son effacement, toutefois, laisse ouverte la question de la morale civique propre
aux sociétés démocratiques.
Michel Senellart
✐ 1 Encyclopédie (1777), t. 6, art. « Censeur », p. 644.
2 Machiavel, N., Discours sur la première décade de Tite-Live
(v. 1520), I, 49, Laffont, Paris, 1996, p. 271.
3 Bodin, J., la Méthode de l’histoire (1566), VI, PUF, Paris, 1951,
p. 417.
4 Kousseau, J.-J., Du contrat social (1762), IV, 7, in OEuvres complètes, t. 3, Gallimard, Paris, 1964, p. 458.
5 Constant, B., De l’esprit de conquête et d’usurpation (1814),
Garnier-Flammarion, Paris, 1986, p. 283.
Voir-aussi : Nicolet, Cl., le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, ch. II, « Census. Le citoyen intégré », Gallimard, « Tel »,
Paris, 1988, pp. 71-121.
Senellart, M., « Censure et estime publique », in Cahiers philosophiques de Strasbourg, printemps 2003, t. 13, pp. 67-105.
! LIBERTÉ, RÉPUBLIQUE, VERTU
PSYCHANALYSE
Fonction de répression qui interdit l’accès des contenus
inconscients à la conscience.
Le rêve est un lieu privilégié de l’analyse de la censure, qui
officie comme un « gardien »1 et s’exerce à deux niveaux.
« L’inconscient, à la frontière du [préconscient], est renvoyé
par la censure », mais ses rejetons « peuvent tourner cette
censure, [...] accroître leur investissement dans le [préconscient] jusqu’à une certaine intensité puis, [...] lorsqu’ils [...]
veulent s’imposer à la conscience [...], [ils] se voient refoulés
de nouveau à une nouvelle frontière – la censure entre [préconscient] et [conscient] » 2.
De même que la censure politique rend certains articles
incompréhensibles, en les « caviardant » 3, la censure psychique caviarde les rêves. Mais le travail du rêve, qui « déforme » (Enstellung) les pensées latentes du rêve selon la
logique du processus primaire, sert aussi la censure.
En seconde topique, la censure est rattachée en partie au
moi, comme mécanisme – inconscient – de défense, en partie
au sur-moi, instance à laquelle est dévolue, avec l’idéal du
moi, la « censure morale » 4.
▶ La psychanalyse a découvert les pulsions sexuelles et leurs
avatars dans la vie psychique, ainsi que les répressions intrapsychiques qui leur sont opposées. Si les premières manifestent la puissance vitale d’Éros, les secondes dépendent des
pulsions de mort, et leur dangerosité ne peut être surestimée.
Christian Michel
✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1899), G. W. II-III, l’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1999, p. 483.
2 Freud, S., Das Unbewusste (1915), G. W. X, Métapsychologie, in
l’Inconscient, Gallimard, Paris, 1971, p. 105.
3 Freud, S., l’Interprétation des rêves, op. cit., p. 130.
4 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G. W. XIII, le Moi et le ça,
in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 250.
! CONDENSATION, DÉFENSE, DÉPLACEMENT, MOI, PROCESSUS,
RÊVE, SURMOI, TOPIQUE, TRAVAIL
CERCLE
LOGIQUE
Raisonnement qui, poursuivi à partir de la conclusion,
revient aux prémisses.
Soit le raisonnement suivant : la liberté d’expression est un
aliment absolument indispensable à la vie démocratique, car
la vie démocratique, par sa nature même, n’est rendue possible que par l’expression libre des citoyens. C’est aussi ce
qu’on peut appeler une pétition de principe, ou diallèle. Il en
est un autre célèbre : je vois clairement et distinctement que
Dieu existe, et ce que je perçois clairement et distinctement
est vrai. Donc, Dieu existe. Or, ce qui justifie la prémisse
que les perceptions claires et distinctes sont vraies, c’est la
connaissance de l’existence de Dieu.
▶ Les raisonnements circulaires sont logiquement valides
(puisque « p ! p » est toujours vrai). Bien présentés, ils sont
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
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généralement fort convaincants. Mais la question est de
savoir quelle est leur pertinence. Le philosophe et logicien
américain N. Goodman a ainsi pu accorder en philosophie
une place de choix à des « cercles vertueux », et non vicieux,
sous l’appellation d’équilibre réfléchi 1.
Roger Pouivet
✐ 1 Goodman, N., Fact, Fiction, and Forecast, trad. Faits, fictions et prédictions, « La nouvelle énigme de l’induction », Minuit, Paris, 1984.
! INFÉRENCE, PARALOGISME, RAISONNEMENT, SYLLOGISME
CERTITUDE
PHILOS. CONN.
Propriété d’une croyance telle que l’on n’a pas de raison
de douter de sa vérité. C’est le cas si elle est logiquement
vraie, mais aussi, comme le propose Wittgenstein, si elle
participe à la justification d’autres croyances sans avoir
elle-même besoin d’être justifiée 1.
L’existence même de croyances absolument certaines pose
problème, de même que leur rôle éventuel dans la connaissance. À quelles conditions peut-on, en effet, considérer
que la vérité d’une croyance ne peut être soumise à aucun
doute ? Ces conditions sont-elles subjectives ou objectives ?
Le cas des propositions logiquement vraies est un cas limite :
leur mise en doute semble menacer la notion de système de
croyances d’un agent tout autant que les fondements objectifs
de la rationalité.
Les croyances certaines jouent dans une perspective cartésienne le rôle de fondement absolu de toute connaissance ;
si, cependant, on met en cause l’existence des croyances certaines, tout l’édifice des connaissances est alors susceptible
de s’écrouler. C’est pour éviter une telle conséquence sceptique que certains, comme Dewey 2, préfèrent dénier tout rôle
aux croyances certaines dans la connaissance.
Anouk Barberousse
✐ 1 Wittgenstein, L., Über Gewissheit, 1969, « De la certitude »,
Gallimard, Paris, 1987.
2 Dewey, J., The Quest for Certainty, 1960.
Voir-aussi : Descartes, R., Méditations métaphysiques.
! CROYANCE, PRAGMATISME, SCEPTICISME
CHAIR
En allemand : Fleisch, Leib.
Omniprésent dans la Bible de Luther, Fleisch traverse nombre de mystiques (Eckhart, Boehm, Baader), tandis que Leib n’apparaît qu’avec la
problématique rationaliste et empiriste au XVIIIe s. Tous deux prennent
conjointement des accents idéalistes ou réalistes au XIXe s. en
philosophie,
avant que Leib se trouve mobilisé en psychologie, puis, techniquement,
dans la phénoménologie husserlienne.
PHÉNOMÉNOLOGIE, THÉOLOGIE
Dimension la plus sensible, intime, vulnérable et labile
du corps qui, en tant qu’organisme, se définit en revanche
par sa structure morphologique. Cependant, si une telle
acception paraît s’imposer pour Fleisch, que l’on traduit
spontanément par « chair » et qui désigne couramment la
viande, la question est plus délicate pour Leib qui, dans son
lien étymologique avec la « vie » (Leben), contient une telle
inflexion de sens mais désigne aussi plus largement l’unité
globale, organique et psychique de l’individu.
Genèse des notions
Fleisch est une notion centrale de la Bible luthérienne et désigne le corps de l’homme et de l’animal, les êtres vivants,
ou encore la pudeur, l’être humain dans sa dimension fragile
voire impuissante au regard de Dieu, bref, le côté terrestre ; à
ce titre, il entre en opposition directe avec Geist (l’« esprit ») ;
émergeant avec le rationalisme (Leibniz, Wolff) et l’empirisme qui lui est associé, Leib désigne l’organisme, selon un
double couplage oppositif avec Körper d’une part (« corps
inerte »), et Seele (le « psychisme »).
Idéalisme allemand
Avec Kant 1, Fleisch et Leib se trouvent pour la première fois
conjoints au titre de la sensibilité comme chaos de sensations
ou comme a priori formel (Opus posthumum 2) ; en revanche,
les post-kantiens tireront Leib du côté de Fleisch, soit pour
en faire l’objectivation de l’amour dans le cadre d’un idéalisme absolu qui prend son inspiration dans l’Évangile de
Jean (Fichte), soit pour désigner par là l’ensemble des forces
psychiques inférieures (Schleiermacher).
Psychologie et phénoménologie
Tandis que les psychologues de la fin du XIXe s. relient à
nouveau Leib au double couplage Körper / Seele, que ce soit
sur le mode schopenhauerien du Willensorgan ou dans le
cadre de la psycho-physique (Fechner, Wundt), Husserl 3, tout
faisant fond sur la dimension psycho-physiologique, confère
à Leib une portée transcendantale qui remet en chantier le
statut de son couplage avec le Geist. C’est à l’aune d’une
telle extension de sens que l’on peut aussi comprendre la
portée ontologique de la chair chez Merleau-Ponty 4, laquelle
se voit rétro-traduite en allemand, de façon intéressante, par
le vocable Fleisch.
Natalie Depraz
✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980.
2 Kant, E., Opus Posthumum, PUF, Paris, 1986.
3 Husserl, E., Idées directrices...II, PUF, Paris, 1982.
4 Merleau-Ponty, M., Le visible et l’invisible, Gallimard, coll. Tel,
Paris, 1979.
! ÂME, CORPS, ESPRIT, MATIÈRE, ORGANISME, PSYCHISME, VIE
CHAMBRE CHINOISE
(ARGUMENT DE LA)
PHILOS. ESPRIT, SC. COGNITIVES
Argument visant à montrer les limitations du modèle
computationnel de l’esprit, et spécifiquement à réfuter
certaines prétentions de l’intelligence artificielle.
Cet argument, dû à J. Searle 1, doit son nom à une parabole
mettant en scène un individu ne parlant pas chinois, qui est
enfermé dans une pièce, et qui a pour tâche de manipuler
des ensembles de symboles chinois en suivant des règles définissant un programme de questions et réponses en chinois.
Searle souligne que même si pour un observateur extérieur
les performances de ce système sont indistinguables de celles
d’un authentique locuteur du chinois, l’individu enfermé qui
manipule les symboles en fonction seulement de leur forme
ne comprend pas le chinois. Si le comportement des programmes d’ordinateurs est déterminé par leurs seules prodownloadModeText.vue.download 146 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
144
priétés formelles ou syntaxiques, l’esprit a lui des propriétés
sémantiques. Par cette parabole, Searle veut illustrer le fait
que la syntaxe ne suffit pas à la sémantique. Il entend ainsi
réfuter la thèse de l’intelligence artificielle « forte », qui soutient que l’esprit est un programme informatique implémenté
par le cerveau.
Élisabeth Pacherie
✐ 1 Searle, J., « Esprit, cerveaux et programmes », in D. Hofstadter et D. Dennett (éd.), Vues de l’esprit, trad. J. Henry, InterÉditions, Paris, 1987, pp. 354-373.
! FONCTIONNALISME, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, SÉMANTIQUE
CHANGEMENT
« Identité et changement sont-ils compatibles ? »
CHAOS
Du grec khaos : dans la cosmogonie antique, « vide obscur, sans borne ».
ÉPISTÉMOLOGIE
1. Dans un sens métaphorique, se dit d’un espace de
comportement soumis au règne de l’aléatoire. – 2. Chaos
déterministe, type d’évolution temporelle déterministe et
imprédictible caractérisé par une dépendance sensitive
aux conditions initiales du mouvement engendrée par des
processus non linéaires.
L’opposition classique entre déterminisme et imprédictibilité, et le découpage corrélatif du réel entre domaines de
l’ordre et du désordre, ont été ébranlés par les théories non
linéaires des systèmes dynamiques 1. Celles-ci montrent que
par amplification des petites perturbations, les interactions
non linéaires peuvent engendrer des dynamiques imprédictibles au sein de systèmes d’équations déterministes, n’ayant
même qu’un petit nombre de degré de liberté 2. La limitation
du pouvoir prédictif est liée à une complexité organisationnelle créatrice de potentialités dont l’actualisation dépend du
contexte. Cette dépendance est spécifique des systèmes dissipatifs maintenus hors de l’équilibre thermodynamique par
une relation de couplage à l’environnement.
▶ Des systèmes générateurs de chaos déterministe permettent une représentation physique du caractère auto-entretenu et innovateur de l’organisation vivante qui dénonce
l’interprétation vitaliste du processus biologique et ont fourni
aux sciences humaines, dans de nombreux domaines, un
nouvel instrument de modélisation.
Isabelle Peschard
✐ 1 Dumouchel, Dupuy, J.-P., l’Auto-Organisation, De la physique au politique, Seuil, Paris, 1983.
2 Bergé, P., dir., le Chaos : Théorie et expériences, série « Synthèses », 1988.
Voir-aussi : Boutot, A., « La philosophie du chaos », Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 2, 1991.
Dalmedico, A. D., « Le déterminisme de P. S. Laplace et le déterminisme aujourd’hui », dans Chaos et Déterminisme, Seuil, Paris,
1992.
! COMPLEXE, COMPLEXITÉ, ÉMERGENCE, INTERACTION
CHARISME
POLITIQUE, SOCIOLOGIE
Qualité personnelle attachée à un individu, qui suscite
l’adhésion de disciples ou de militants indépendamment
de toute médiation institutionnelle.
M. Weber dit avoir emprunté la notion de charisme à la ter-
minologie du christianisme ancien, se référant notamment
à l’ouvrage R. Sohm sur le droit canonique, Kirchenrecht 1.
Il élargit considérablement le champ d’application de la
notion en s’autorisant à l’utiliser non seulement dans le cas
des prophètes ou des chefs religieux en général, mais aussi
pour qualifier le lien qui attache partisans ou militants à de
fortes personnalités, chefs politiques ou guerriers. Le mode
de domination charismatique constitue, à côté du mode de
domination traditionnel et du mode de domination légal, le
troisième type de « domination légitime » : en d’autres termes,
le charisme du chef est un principe de légitimité, dans tous
les cas où les dominés se soumettent au chef ou aux ordres
qu’il énonce du fait du « caractère sacré », de la « vertu héroïque » ou de la « valeur exemplaire » que ce chef revendique
pour lui-même 2. Si les dominations rationnelle (reposant sur
la validité de la loi impersonnelle) et traditionnelle (reposant
sur l’autorité immuable de la tradition) sont caractéristiques
des pouvoirs du quotidien, c’est-à-dire inscrits dans la durée,
la domination charismatique est, au contraire, un pouvoir de
rupture avec les ordres du quotidien : elle est extraordinaire
ou, pour rendre littéralement le terme de Weber, ausseralltäglich, « extra-quotidienne » et, en conséquence, essentiellement instable. La disparition du chef ou, plus généralement, le
procès d’institutionnalisation de cette domination entraînent
une « routinisation », Veralltäglichung, littéralement « quotidianisation », au cours de laquelle la logique de la tradition
ou celle de la loi codifiée se substituent progressivement à la
légitimité charismatique.
Pour faire pièce au procès de bureaucratisation, qui
constituait à ses yeux à la fois le trait marquant des conditions politiques en Allemagne au début du XXe s. et la tendance naturelle d’évolution des structures d’exercice de la
politique dans les sociétés occidentales modernes, Weber
défendit l’idée d’une « démocratie plébiscitaire des chefs ».
Celle-ci devait marier les formes de la démocratie parlementaire, appuyée sur des partis, avec une sélection plébiscitaire
de chefs, dirigeants de partis et chefs de cabinet par exemple,
par l’ensemble des électeurs. Le principe de légitimité charismatique se trouvait ainsi intégré à l’intérieur d’un fonctionnement ordinaire des institutions.
Plus récemment, I. Kershaw s’est essayé à user du concept
wébérien de charisme pour rendre compte du rôle de Hitler
dans l’économie de la domination nationale-socialiste 3. En
concurrence avec les notions de césarisme ou de bonapartisme lorsqu’il s’agit de qualifier une domination fortement
personnalisée, la notion de domination charismatique y
ajoute une nuance affective (renvoyant à l’économie pulsionnelle en jeu dans les processus d’assujettissement des dominés) qui appelle des moyens d’explication autres que ceux de
l’histoire et de la sociologie.
Catherine Colliot-Thélène
✐ 1 Weber, M., Économie et Société, I, Plon, Paris, 1971, p. 222.
2 Ibid., p. 222.
3 Kershaw, I., Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, Paris, 1995.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
145
CHÂTIMENT
Du latin castigare pour « corriger, réprimander sévèrement », dérivé de
castus pour « chaste », au sens de « conforme aux règles ».
MORALE, PHILOS. RELIGION
Punition d’un crime selon la justice, humaine ou divine.
« Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son usage occidental, représentant le nombre. Par extension, on identifie
le chiffre, dans le langage courant, au nombre lui-même, puis
à une écriture symbolique dont le message n’est plus transparent, proche de la notion de code et de secret. »
Dans le cadre d’une éducation ou d’une instruction, le
châtiment est synonyme de blâme, sens qu’on retrouve dans
la locution verbale « Qui aime bien châtie bien » ; davantage
que la punition, il marque la gravité de la faute commise.
Le mot a acquis une connotation religieuse judéo-chrétienne, dans le sens de « sanction méritée par le pécheur »,
qui spécifie le premier usage : Dieu châtie non pas seulement pour blâmer, mais en vue d’une conversion. Le châtiment est la conséquence du péché et l’exigence de la justice ;
il est synonyme de réparation ; d’où le châtiment infligé à
soi-même, à la place de Dieu, signifiant plus précisément
« flagellation », « mortification ». Le châtiment renvoie donc
à l’idée d’une justice divine transcendante, qui punit pour
condamner le mal (Sodome et Gomorrhe) et pour obtenir la
conversion des hommes endurcis dans le péché. Il est une
manifestation, une révélation de cette justice, qu’on retrouve
dans l’usage symbolique et poétique du terme (Dostoïevski,
Crime et Châtiment).
Bérangère Hurand
! JUSTICE, PÉCHÉ
CHIFFRE
De l’arabe sifr, « vide » ; en allemand, Chiffre, Chiffer.
Ce terme originellement mathématique (il désigne en arabe la valeur
zéro) a connu une postérité dans une tradition de la philosophie de
la nature qui prend sa source chez J. Böhme et T. Paracelse, et dont
l’interrogation sur le rapport de la nature au divin est demeurée vivante
au XVIIIe siècle (Hamann), et même au-delà. On le retrouve chez des
penseurs contemporains comme Jaspers ou Bloch.
PHILOS. MODERNE, ESTHÉTIQUE, MATHÉMATIQUES, THÉOLOGIE
Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son
usage occidental, représentant le nombre. Par extension,
on identifie le chiffre, dans le langage courant, au nombre
lui-même, puis à une écriture symbolique dont le message
n’est plus transparent, proche de la notion de code et de
secret.
Le terme « chiffre » s’est introduit dans les langues romanes et
germaniques avec son sens arabe originel au XIIIe s. Cette acception une fois supplantée par l’italien « nulla », il prit le sens
général de signe mathématique. Le sens de message chiffré,
écriture secrète, est attesté dès le XVe s. et se communiqua à
l’allemand au XVIIIe s. par le français. C’est ce dernier sens qui
porte la conception de la nature comme deuxième source de
la révélation divine (le « Livre de la nature ») au Moyen Âge,
chez l’alchimiste et médecin suisse Paracelse, et ensuite, chez
le théosophe et mystique allemand Böhme, qui voit dans le
monde des signatura du divin 1. J. G. Hamann fait du chiffre
un concept métaphysique perpétuant au XVIIIe s., et au-delà,
l’inspiration mystique de la philosophie de la nature. Chez
lui, la théorie du symbole est en fait une ontologie ; le symbolisme englobe à la fois la nature, le langage et l’art. Cette
théorie subvertit la distinction traditionnelle entre allegoria in
verbis et allegoria in factis : les signes naturels ne sont pas de
simples moyens d’expression (conception qu’a renforcée le
rationalisme du XVIIe s. en distinguant signes naturels et signes
arbitraires). Le symbolisme est organiquement fondé dans la
nature et constitue une expression de la nature ; Herder parle
de Natursymbol. La beauté et la force de l’expression ne sont
pas le résultat du travail de l’artiste mais celle d’une « force
de la nature ». Ce sont là les linéaments de la conception
romantique du génie. Mais Kant lui-même parle de l’écriture
des chiffres comme d’une écriture secrète « par laquelle la
nature, en ses belles formes, nous parle de manière figurée » 2.
Cette tradition a été ravivée par deux penseurs contemporains. Le chiffre est chez E. Bloch la catégorie de l’« embrassement réciproque du sujet et de l’objet » 3. La nature est
« co-productrice » du sens de l’histoire humaine sécularisée.
Tandis que l’allégorie est vouée à l’extensio et à l’alteritas,
le symbole, à la profondeur ou à la transcendance, dans les
« chiffres » sont censés s’exprimer non seulement le sens de
cette histoire mais aussi un sens propre à la nature elle-même.
Le « chiffre » relève de la matérialité naturelle mais vise, audelà de l’allégorie qui exprime la chute dans la matérialité, un
sens unique, comme le symbole.
Le chiffre est par ailleurs au centre des débats théologiques entre Jaspers et K. Barth 4. Il est la rencontre entre
la transcendance et l’existence humaine (Dasein), le langage
de l’englobant (das Umgreifende) au sein de la scission, « la
langue historique du dieu lointain ». Pour Jaspers, la foi monothéiste dans la révélation s’illusionne lorsqu’elle croit que
nous pouvons faire l’expérience du divin autrement que sous
la forme d’une expérience particulière 5.
Le chiffre joue également un rôle central dans la poésie
contemporaine. Chez des poètes comme P. Celan, il recouvre
une pratique de l’image verbale différente de la métaphore
traditionnelle. Dans le chiffre se noue la capacité de la langue
à créer un monde plus authentique en transgressant les limites de la désignation et de la comparaison.
Gérard Raulet
✐ 1 Böhme, J., De signatura rerum, oder : von der Geburt und
Bezeichnung aller Wesen (1622), in Sämtliche Schriftent, Stuttgart, 1957, t. IV.
2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 42.
3 Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, M. Suhrkamp,
1972.
4 Jaspers, K., et Bultmann, R., Die Frage der Entmythologisie-
rung, Munich, Piper, 1954.
5 Jaspers, K., Der philosophische Glaube angesichts der Offenbarung, Munich, Piper, 1962, pp. 482-485.
! MÉTAPHORE, SYMBOLE
CHOIX (AXIOME DE)
LOGIQUE
Axiome de la théorie des ensembles selon lequel si A
est un ensemble disjoint (sans aucun élément commun
avec un autre ensemble) composé de sous-ensembles dont
aucun n’est vide, alors il existe un ensemble qui regroupe
exactement un élément de chaque sous-ensemble. Cet
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
146
axiome permet de montrer que tout ensemble peut être
bien ordonné.
Michel Blay
CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU)
MORALE, POLITIQUE
Étude des opérations d’agrégation effectuées à partir
des préférences, des choix ou des jugements des individus
et visant à la sélection d’une ou plusieurs options disponibles. Relevant à la fois de la philosophie morale et politique (problèmes de définition de l’intérêt général ou du
bonheur collectif et analyse des procédures politiques), de
l’économie normative (théorie du bien-être collectif) et
des mathématiques (théorie des relations binaires), cette
théorie, dite aussi des choix collectifs, se distingue d’abord,
sous sa forme contemporaine, par le type d’objet mathématique qu’elle étudie et dont elle contribue à dégager
l’interprétation : des fonctions exprimant l’agrégation
des préférences individuelles en un ordre de préférences
unique ; en d’autres termes, des manières de mettre en
correspondance les souhaits individuels et un classement
« social » sur lequel s’appuient les choix ou les jugements
d’une collectivité.
Ce domaine d’étude a été ouvert par l’ouvrage classique de
K. Arrow, Social Choice and Individual Values, et par une
étude contemporaine de G.-T. Guilbaud. La théorie du choix
social fit en 1970 l’objet d’une nouvelle synthèse dans un
autre ouvrage classique, dû à A. K. Sen, Collective Choice
and Social Welfare 1. L’analyse s’est développée autour de
deux faisceaux de problèmes : ceux qui ont trait aux décisions collectives proprement dites (autour des procédures de
vote particulièrement), et ceux qui concernent la possibilité
de parvenir à une définition du bien-être collectif à partir
d’indices (« fonctions d’utilité ») repérant le bien-être (ou les
préférences) des personnes. Sous ce second aspect, la théorie des choix collectifs est étroitement liée aux débats plus
anciens concernant le bonheur global d’une collectivité, tel
qu’il est approché notamment dans la tradition utilitariste.
Cette théorie a permis à la fois de faire progresser l’analyse des procédures de vote 2 et la clarification des bases
informationnelles des critères éthiques 3. Elle se développe
aujourd’hui en étroite relation avec la théorie des jeux et la
philosophie politique.
▶ La théorie du choix social pose des problèmes philosophiques spéciaux dans la mesure où elle se présente comme
une sorte de mathématique universelle des évaluations et des
choix opérés dans l’existence collective : on s’interroge en
particulier sur ses critères de rationalité, ses implications morales et politiques (a-t-elle vraiment rendu impossible de parler d’intérêt collectif ou de rationalité des procédures démocratiques ?), ses implications économiques (a-t-on vraiment
démontré l’impossibilité de construire une fonction de choix
social ?) et l’on met en question la modélisation sous-jacente
des préférences ou des choix 4.
Emmanuel Picavet
✐ 1 Arrow, K. J., « A Difficulty in the Concept of Social Welfare », Journal of political Economy, 58, 1950 ; et Social
Choice and Individual Values, Wiley, New York, 1951, 2e éd.
revue 1963 (trad. Tradecom, Calmann-Lévy, Paris, 1974).
Guilbaud, G.-T., « Les théories de l’intérêt général et le problème logique de l’agrégation », Économie appliquée, 5, 1952.
Sen, A. K., Collective Choice and Social Welfare, Oliver and
Boyd, Amsterdam, North Holland et Edimbourg, 1970.
2 Black, D., The Theory of Committees and Elections, Cambridge
(U. P.), Cambridge, 1958. Schofield, N. J., Social Choice and
Democracy, Springer, Berlin, 1985. Moulin, H., The Strategy of
Social Choice, Amsterdam, North Holland, 1983.
3 Sen, A. K., Choice, Welfare and Measurement, Basil Blackwell,
Oxford, 1982.
4 Kolm, S.-C., Philosophie de l’économie, Seuil, Paris, 1986.
Elster, J. et Hylland, A. (dir.), Foundations of Social Choice Theory, Cambridge (U. P.), Cambridge, 1986. Picavet, E., Choix rationnel et vie publique, PUF, Paris, 1996. Mongin, P. et Fleurbaey,
M., « Choix social (théorie du) », in Dictionnaire de philosophie
politique, dir. P. Raynaud et S. Rials, PUF, Paris, 1998.
! ARROW (THÉORÈME D’), DÉCISION (THÉORIE DE LA),
RATIONALITÉ, UTILITARISME
CHOSE
Du latin causa, « cause » au sens juridique. En allemand, Ding signifie
d’abord « tribunal », puis « cause juridique », enfin « chose ».
La chose est certainement l’entité philosophique qui, dans les termes
de la logique classique, possède le plus d’extension et le moins de compréhension. Si la relation de la personne à la chose, d’origine juridique
et romaine, a été supplantée par celle du sujet aux objets, d’extraction
métaphysique et cartésienne, du moins la problématique philosophique
est-elle demeurée identique à elle-même : qu’elle soit « acte » (energeia) où la « substance » (ousia) est en retrait chez Aristote, objectivité produite par l’activité du sujet chez Descartes, ou constituée par
le schématisme transcendantal chez Kant, la chose demeure ce qui est
posé en face de la pensée et l’interroge. C’est le sens du retour « aux
choses-mêmes » qui apparaît dans la phénoménologie. Car c’est dans
cette philosophie mise en oeuvre par Husserl avant que d’être modifiée
par la tradition heideggerienne, que se joue le statut ontologique de
l’ensemble des objets constitués en un monde par le sujet. La chose est la
pure positivité de l’être telle qu’elle ne peut être posée que par
l’activité
d’une pensée qui vise, juge, constitue et se constitue dans les choses, audehors. À l’isolement classique de l’âme répond l’idée d’une présence au
monde sous la forme de la chair dans les avancées les plus récentes de la
tradition phénoménologique. Dès lors il n’est pas étonnant de constater
que c’est vers l’art (Heidegger, Sartre et Merleau-Ponty) que se tourne
la phénoménologie, plus que vers la science et son conflit ancestral entre
réalisme et instrumentalisme ou idéalisme physique, lorsqu’elle veut tenter de penser la relation entre le sujet et la chose. Fait déterminant,
c’est à la chose, plutôt qu’à l’objet, que le sujet s’oppose dans la
relation
complexe de constituant à constitué, relation dans laquelle on reconnaît
l’inspiration la plus marquante de la philosophie contemporaine.
ÉPISTÉMOLOGIE
N’importe quelle réalité, plus ou moins individuée, statique, et indépendante du sujet qui l’observe, ou résistant à
des modifications arbitraires.
La référence aux choses se situe soit en deçà (Aristote), soit
au-delà (d’Espagnat) de la problématique de l’objectivité
scientifique où le réalisme de la chose ne peut que se dissoudre (Bachelard) ou s’inscrire en faux (Heidegger). Une
chose est un système isolable, supposé fixe, de qualités et de
propriétés. Elle est antérieure à l’objet, dont la constitution
suppose l’élimination de faux objets. Se référer à l’ordre des
choses n’implique aucune différence entre représentation et
représenté 1. Aristote forme une science des choses en tant
qu’elles constituent un monde 2. Le droit romain (Justinien)
oppose les choses, supports de propriété, aux actions et aux
personnes. Le déploiement de la problématique du sujet et
de l’objet (Descartes, Kant, Hegel...) entraîne l’abandon de la
notion. La critique de ce recouvrement par Heidegger peut
être considérée comme une résurgence ou comme une régression : « Le savoir de la science a déjà détruit les choses,
longtemps avant l’explosion de la bombe atomique. » 3. En revanche, la psychanalyse de la connaissance vise à dissoudre
les certitudes mal dégrossies du sens commun : « La science
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
147
contemporaine veut connaître des phénomènes et non pas
des choses. Elle n’est nullement chosiste. La chose n’est qu’un
phénomène arrêté. » 4. Toutefois, certains réalistes insistent sur
la valeur régulatrice du « quelque chose » résistant aux variations techniques et symboliques de l’activité scientifique 5.
Vincent Bontems
✐ 1 Foucault, M., Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966.
2 Aristote, Physique, Les Belles Lettres, Paris, 1931.
3 Heidegger, M., Qu’est-ce qu’une chose ?, Gallimard, Paris, 1971.
4 Bachelard, G., La philosophie du non, p. 109, Vrin, Paris, 1975.
5 D’Espagnat, B., À la recherche du réel, Bordas, Paris, 1981.
! ÉPISTÉMOLOGIE, FAIT SCIENTIFIQUE
PSYCHANALYSE
Ce qui a été radicalement perdu du premier objet, la
mère en tant que sein maternel, par-delà les objets pulsionnels et partiels.
Lacan propose d’isoler par ce nom l’objet premier, dont la
perte inaugure la possible objectalité des mondes interne
ou externe. Sans qu’il le dise, la chose renvoie probablement à ce qui existe d’un objet totalitaire, avant que, selon
l’approche kleinienne puis winnicottienne, la réconciliation
du bon et du mauvais objet, paradoxalement associée à la
position dépressive, ne donne à la mère la compétence à
présenter les objets. En d’autres termes, c’est la part réelle des
objets qui s’indique en ce mot.
▶ Si l’« objet a » se constitue, dans un temps logiquement second, de ce qui choit de l’Autre et insiste dans les objets de la
pulsion comme de l’identification, la chose n’est rien d’autre
que le nom donné à la mère primordiale, Autre réel, dans la
théorie lacanienne. Outre son intérêt pour la cohérence de
la doctrine, une telle différenciation permet sans doute de
comprendre, dans la clinique, ce qui s’observe d’un certain
rapport à l’objet, tout autant dans l’autisme ou la schizophrénie que dans la mélancolie.
Jean-Jacques Rassial
✐ Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966.
! NARCISSISME, OBJET, SOUHAIT
CHURCH (THÈSE DE)
D’après le logicien américain Alonzo Church (1903-1995).
LOGIQUE
Affirmation selon laquelle toutes les fonctions effectivement calculables sont « récursives », et qui revient donc
à identifier la notion informelle de calculabilité par algorithme à la notion formellement définie de récursivité, ou
à l’une des notions équivalentes à cette dernière, comme
la « lambda-définissabilité » ou la calculabilité par une
« machine de Turing ».
La thèse de Church 1 n’est pas un théorème susceptible de
démonstration (puisque l’un des termes de l’identification
n’est, justement, pas formellement défini), mais une assertion
en faveur de laquelle une batterie d’arguments extrêmement
convaincants peuvent être avancés, au nombre desquels
(1) le fait que toute fonction reconnue comme effectivement
calculable s’est à ce jour avérée récursive, (2) la convergence
des définitions d’allure fort dissemblables qui ont pu être proposées pour caractériser formellement la notion calculabilité
par algorithme.
L’année même (1936) où la thèse de Church était avancée
par son auteur, Turing 2, de manière indépendante et guidée
par des considérations sensiblement différentes, proposait
quant à lui d’identifier les fonctions effectivement calculables
aux fonctions capables d’être calculées par une « machine de
Turing ». Compte tenu de l’identité, postérieurement établie,
entre les fonctions calculables au sens de Turing et les fonctions que Church avait en vue, la « thèse de Turing » équivaut
à la thèse de Church, et les deux sont souvent désignées sous
le nom de « thèse de Church-Turing ».
Jacques Dubucs
✐ 1 Church, A., An Unsolvable Problem of Elementary Number Theory, repris dans M. Davis (éd.), The Undecidable, Raven
Press, New York, 1965, pp. 89-109.
2
Turing, A., On Computable Numbers, with an Application to
the Entscheidungsproblem, repris dans M. Davis (éd.), op. cit.,
pp. 116-154.
! CALCULABILITÉ, DIAGONAL (ARGUMENT), EFFECTIVITÉ,
MACHINE (LOGIQUE, DE TURING)
CINÉMA
Abréviation courante (dès 1893) de cinématographe (1892), litt. « écriture du mouvement », du grec kinêma, « mouvement », et graphein,
« écrire ».
ESTHÉTIQUE
Projection lumineuse de l’enregistrement photographique d’un spectacle en mouvement, l’illusion étant rendue possible par le phénomène de persistance rétinienne.
Apparu dans les dernières années du XIXe s., le cinéma
s’est rapidement imposé comme un art majeur et même
comme l’art le plus représentatif du XXe s.
L’acte de naissance officiel du cinéma est la projection publique réalisée par les frères Lumière, le 28 décembre 1895,
dans les sous-sols du Grand Café, à Paris. Son invention est la
résultante d’une longue série de travaux scientifiques destinés
à l’étude des phénomènes de la nature (Marey, Muybridge),
mais également de la tradition des spectacles d’ombre et de
lumière obtenus à l’aide de la « lanterne magique ». Dès son
apparition, le cinéma a suscité une fascination particulière,
autant du point de vue du spectateur que de celui du théoricien pour lequel il renouvelle les vieilles interrogations de
Zénon sur la continuité. Il n’est donc pas surprenant que
les premières mentions philosophiques se soient concentrées
avec Bergson 1 sur la question du temps et de la décomposition du mouvement. Le grand public a été surtout sensible
aux progrès techniques qui jalonnent son histoire : passage
du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, intégration du son, effets spéciaux, etc., en oubliant souvent que
le cinéma renvoie à bien d’autres formes et usages que les
films diffusés en salle : cinéma scientifique, documentaire,
expérimental, films d’animation, d’entreprise, de propagande,
cinéma institutionnel, pédagogique, etc.
Fiction et documentaire
Instrument de saisie du réel, du moins tel que la caméra permet de le conserver et de le restituer, le cinéma est néanmoins devenu très tôt un puissant mode d’expression tourné
vers l’imaginaire : « N’est-ce pas un rêve que le cinéma ? » se
demande Valéry. La tension entre réalité et fiction est donc
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
148
à la base même de la réflexion cinématographique, dès la
polarité entre Lumière et Méliès, mais surtout à travers l’interaction des deux pôles, toute fiction contenant une part
documentaire et tout documentaire tendant à fictionaliser le
réel. C’est pourquoi le concept d’« évasion » attaché au spectacle cinématographique conserve toute sa valeur opératoire.
L’on peut même se demander si la principale fonction sociale
du cinéma (à tout le moins celle qui motive le plus grand
nombre d’entrées dans les salles) ne relève pas d’une insatisfaction fondamentale : le monde qui est ne devrait pas exister
et celui qui devrait être n’existe pas. « Le cinéma substitue
à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », fait
dire J.-L. Godard à A. Bazin au début de son film le Mépris.
Célèbre formule qu’il convient certainement de compléter en
la dialectisant. On l’a souvent dit, tout film est (en pratique)
toujours vécu au présent. De sorte que le cinéma s’appuie
pleinement sur cet attribut de la conscience : être présent
à ce qui l’affecte actuellement. Aussi le cinéma se nourritil d’une double opposition : la volonté de substitution d’un
monde à un autre, en somme réalisée pour le spectateur le
temps d’une projection, conduit aussi bien à la négation qu’à
l’affirmation du seul monde existant – celui que le spectateur retrouve inéluctablement au sortir de la salle mais dont
il ne prend pas nécessairement une conscience propre. Le
souci « documentaire » oriente le cinéma vers une fonction de
monstration du réel ou, comme préfère dire Rossellini, vers
la recherche de la connaissance. Le souci « fictionnel », ici
entendu au sens premier, sert le besoin de refuge ou de fuite
dans l’imaginaire. À ce titre, la distinction également classique
entre cinéma de spectacle et cinéma d’art et d’essai semble
bien peu pertinente, l’un et l’autre cinéma privilégiant l’un et
l’autre souci selon les films, les époques ou les auteurs.
▶ Mixte d’art et d’industrie, le cinéma est partagé entre la
tendance à l’uniformisation imposée par les lois économiques
de l’institution et le besoin de diversité et de renouvellement
recherché par le spectateur. Plus profondément encore que
la reproductibilité relevée par Benjamin, une nouvelle culture
visuelle fondée sur l’essor des technologies numériques est
en voie de transformer son statut d’art et au-delà celle des arts
en général, y compris dans leurs implications esthétiques et
leur mode individuel d’appropriation.
Daniel Serceau
✐ 1 Bergson, H., l’Évolution créatrice (1907), PUF, Édition du
centenaire, Paris, 1959, pp. 752-754. Voir les commentaires de
Deleuze, G., in Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris,
1983.
Voir-aussi : Metz, C., « Le film de fiction et son spectateur », in
Psychanalyse et cinéma, Communications, no 23, Seuil, Paris,
1975.
Mitry, J., Histoire du cinéma, Éditions universitaires, Paris, 1973.
Morin, E., le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, Minuit, Paris, 1956.
! CINÉMA ET PHILOSOPHIE, FICTION, FILM, VISIBLE
∼ CINÉMA ET PHILOSOPHIE
ESTHÉTIQUE
Dès son apparition, les théories du cinéma n’ont cessé
de s’interroger sur les divers aspects de ce phénomène (invention technique, pratique sociale, expression artistique
du mouvement) et d’envisager cette succession d’imagessons projetés sur l’écran de la salle obscure selon différents
modèles (langage cinématographique, « texte » filmique,
« dispositif » de projection, « signifiant imaginaire », lieu
de pensée, instance de restitution du réel).
Approches théoriques du cinéma
Les propos de cinéastes et des critiques des années 1920,
notamment le manifeste de Canudo 1, se conçoivent dans une
perspective de promotion et d’élection du cinéma en tant que
« septième art ». Ces poétiques d’auteurs, de Gance à Delluc,
ne constituent pas de réels discours théoriques, sauf peut-être
chez Epstein qui réfléchit le cinéma comme « une machine
philosophique à re-monter le temps » 2. Les premiers théoriciens du cinéma s’inscrivent dans la mouvance du gestaltisme
(Münsternberg, Arnheim 3) et dans la tradition du formalisme
(Balázs et les cinéastes russes 4, de Vertov à Eisenstein). Avec
des différences notables, ils établissent les caractéristiques
fondamentales du « langage cinématographique », en insistant
sur le montage, dans leur défense du cinéma muet en tant
qu’art de transformation stylistique du réel.
Le dialogue entre le cinéma parlant et le discours théorique ne s’est noué qu’après la Seconde Guerre mondiale 5. Il
convient de distinguer chronologiquement les théories ontologiques sur l’essence du cinéma (la défense du réalisme de
A. Bazin ou l’essai anthropologique de E. Morin 6 qui enracine
le cinéma dans l’imaginaire), les théories méthodologiques
sur la pertinence des différentes perspectives d’approche
(l’approche sémiologique du cinéma, « langue ou langage »,
conduite par C. Metz, l’analyse textuelle, l’éclairage psychanalytique de la place du spectateur dans le « dispositif ») et
enfin des réflexions nourries par les problématiques que soulèvent les oeuvres filmiques (la pensée figurale de l’image
développée par J. Aumont, la notion de « l’entre-images »
articulée par R. Bellour, la proposition croisée de montages
cinématographiques et de montages interprétatifs énoncée
par M. Gagnebin).
Éclairages philosophiques :
cinéma, pensée et réalité
La relation entre cinéma et philosophie a pour origine le
questionnement par l’image du réel et de la pensée. A. Bazin
a développé dans l’après-guerre une réflexion ontologique
sur le cinéma à partir du rapport entre septième art et réalité.
Dans son optique esthétique et métaphysique, l’objectivité
de la représentation, la reproduction du réel, se comprend
comme le fondement de la vérité artistique. Le premier essai du recueil théorique, Qu’est-ce que le cinéma ?, définit
l’« ontologie de l’image photographique » comme l’objectivité
essentielle garantie par le dispositif mécanique de prise de
vue. Le cinéma « apparaît comme l’achèvement dans le temps
de l’objectivité photographique » 7. En ajoutant à « l’empreinte
digitale » de la photographie la reproduction du temps dans
la durée, il entretient un rapport existentiel avec la réalité.
Le cinéma non seulement adhère au réel par la puissance de
crédibilité des images, mais il participe aussi à son existence
en le révélant. Cette pensée du cinéma, qui fait émerger le
réalisme ontologique du septième art d’une description phénoménologique, peut être mise en étroite relation avec la philosophie de Merleau-Ponty. L’auteur de la Phénoménologie de
la perception a réfléchi sur les accords et les désaccords du
cinéma et de la pensée. Pour lui, « le cinéma est particulièredownloadModeText.vue.download 151 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
149
ment apte à faire paraître l’union de l’esprit et du corps, de
l’esprit et du monde et de l’expression de l’un dans l’autre » 8.
Par réaction contre les approches en termes de texte filmique dans les années 1970, Deleuze a réactivé le lien entre
le cinéma et la philosophie dans ses deux ouvrages fondamentaux 9. Il précise que le cinéma « est une nouvelle pratique
des images et des signes, dont la philosophie doit faire la
théorie comme pratique conceptuelle » 10. Aussi le cinéma estil présenté comme un « lieu de pensée », mais il ne lui appartient pas de construire ses concepts. La philosophie de Deleuze consiste ainsi à classer les différentes formes filmiques
dérivées de la théorie des signes de Peirce et de la pensée du
mouvement de Bergson. Elle reprend donc l’articulation entre
les trois niveaux bergsoniens : les ensembles et leurs parties,
le Tout, le mouvement qui se décompose d’après les éléments
entre lesquels il joue dans un ensemble et qui se recompose
comme expression du changement qualitatif du Tout dans la
durée. Trois types d’images sont ainsi isolés : « l’image-instantanée », c’est-à-dire le photogramme, instant quelconque de
la prise de vue ; « l’image-mouvement », la « coupe mobile de
la durée » donnée immédiatement par le cinéma ; et « l’imagetemps », qui est une image de la durée elle-même. Le passage
du cinéma classique (Hawks, Hitchcock, Kurosawa,...) au cinéma moderne (Antonioni, Resnais, Godard...) se comprend
comme la crise de l’image-mouvement dans sa composante
« d’image-action », et l’émergence de l’image-temps dans son
aspect fondateur d’« image-cristal ».
▶ La relation entre cinéma et philosophie a été particulièrement illustrée par Bazin et Deleuze. Le cinéma aura donc
intéressé les penseurs au point de donner véritablement une
image à la pensée et de faire participer le septième art à
l’existence même.
Diane Arnaud
✐ 1 Canudo, R., Manifeste des Sept Arts, 1923, Séguier, Paris,
1995.
2 Aumont, J., Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, « Cinégénie ou la machine à re-monter le temps », Cinémathèque française, Paris, 1996, pp. 87-108.
3 Arnheim, R., Film als Kunst (1932), « Le cinéma est un art »,
trad. de F. Pinel, L’Arche, Paris, 1989.
4 Albéra, F., les Formalistes russes et le cinéma. Poétique du film,
Nathan, Paris, 1996.
5 Casetti, F., les Théories du cinéma depuis 1945, 1993, trad. de
S. Saffi, Nathan, Paris, 1999.
6 Morin, E., le Cinéma ou l’homme imaginaire, 1956, Minuit,
Paris, 1985.
7 Bazin, A., Qu’est-ce que le cinéma ? (1958), chap. 1, « Ontologie de l’image photographique » (1945), Cerf, Paris, 1997, p. 14.
8 Merleau-Ponty, M., Sens et non-sens, « Le cinéma et la nouvelle
psychologie », Gallimard, Paris, 1996, p. 74.
9 Deleuze, G., Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris,
1983.
10 Deleuze, G., Cinéma 2. L’image-temps, p. 366, Minuit, Paris,
1985.
Voir-aussi : Aumont, J., À quoi pensent les films, Séguier, Paris,
1996.
Bellour, R., l’Entre-images 2. Mots, Images, P.O.L., Paris, 1999.
Cavell, S., The World Viewed. Reflections on the Ontology of Film
(1971), trad. [line] Ch. Fournier, « La projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma », Belin, Paris, 1999.
Gagnebin, M., Du Divan à l’écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999.
Metz, C., Langage et cinéma, Albatros, Paris, 1982 ; le Signifiant
imaginaire, Bourgois, Paris, 1993.
Schefer, J.-L., l’Homme ordinaire du cinéma, Cahiers du Cinéma, Paris, 1997.
! ART, EXPRESSION, FILM, IMAGE, MOUVEMENT, PERCEPTION, RÉEL,
SÉMIOTIQUE, VISIBLE
CINÉMATIQUE
ÉPISTÉMOLOGIE, HIST. SCIENCES
Partie de la mécanique qui étudie la géométrie des
mouvements indépendamment des forces ou des causes
qui sont supposées le produire. SYN. : phoronomie.
La cinématique commence à se constituer comme discipline
au tournant des XVIIe et XVIIIe s. avec la construction par Varignon (1654-1722) de l’algorithme de la science du mouvement ou algorithme de la cinématique. La vitesse y est alors
définie comme la différentielle de l’espace par rapport au
temps, puis l’accélération comme celle de la vitesse par rapport au temps. L’organisation du champ de la cinématique du
point trouve sa forme définitive avec la rédaction par Euler
de son traité de mécanique du point, en 1736, sous le titre
Mechanica, sive motus scientia analytica exposita et par celle
du Traité de dynamique de d’Alembert, en 1743.
Michel Blay
✐ Blay, M., La naissance de la mécanique analytique. La
science du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, PUF,
Paris, 1992.
CITATION
Du latin citare, « convoquer en justice », d’où « invoquer le témoignage
de », « mentionner ».
ESTHÉTIQUE
Insertion d’un fragment d’oeuvre au sein d’un nouveau
contexte, cet emprunt devant être normalement repérable par l’interprète.
Lorsque l’on passe du niveau textuel au niveau opéral, c’est
l’effectivité du lien référentiel et non la simple présence d’une
réplique syntaxique qui constitue l’aspect déterminant ; celleci se trouve en pratique validée par l’indication de la source,
le plus souvent sous forme de note. La musique offre par
ailleurs une circonstance privilégiée, en raison de l’existence
d’un genre « thème et variations ».
Se pose aussi la question délicate de la généralisation de
la citation au-delà du domaine linguistique et notationnel.
Puisqu’une peinture est dénuée d’articulation sémiotique, on
ne saurait parler strictement de citation iconique, même si
c’est un fait que de nombreux artistes se sont explicitement
inspirés d’autres oeuvres et les ont parfois utilisées littéralement, sur le mode de l’hommage, du prolongement ou du
détournement. La possibilité d’une citation trans-sémiotique
est encore plus problématique, en dépit des perspectives
ouvertes par les procédés de numérisation.
Jacques Morizot
✐ Compagnon, A., la Seconde main ou le travail de la citation,
Seuil, Paris, 1979.
Goodman, N., Manières de faire des mondes, chap. 3, J. Chambon, Paris, 1992.
Lipman, J., et Marshall R., Art about Art, Dutton and Whitney
Museum, New York, 1978.
! POST-MODERNISME, USAGE / MENTION
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
150
LINGUISTIQUE
Moyen conventionnel au travers duquel un signe linguistique ou un ensemble de tels signes peuvent être mentionnés, plutôt qu’utilisés.
La citation appartient au langage en tant qu’il est écrit plutôt
que parlé : un matériel linguistique est cité s’il se trouve
entre deux guillemets. Elle tire son importance philosophique des relations étroites qu’elle entretient avec la mention. La citation permet en effet d’utiliser les signes d’un
langage pour désigner d’autres signes. C’est le cas lorsqu’on
formule les propriétés d’un langage objet dans un métalangage, comme dans « Paris est la capitale de la France » qui
est une phrase grammaticale du français. On utilise d’autre
part la citation pour rapporter les propos d’autrui. Au discours direct, les paroles sont explicitement citées, comme
dans (1) « Paul a dit : “J’aime Marie.” » ; en revanche, la citation disparaît au discours indirect, comme dans (2) « Paul
a dit qu’il aimait Marie ». Les rapports au discours indirect,
comme ceux effectués au discours direct, sont opaques : on
ne peut y substituer les termes coréférentiels salva veritate.
Certains philosophes ont soutenu, pour cette raison, que le
discours indirect faisait intervenir un mécanisme caché de
citation 1.
Pascal Ludwig
✐ 1 Davidson, D., « On Saying that », 1968, repr. et trad. par
Engel, P., in Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Jacqueline
Chambon, Paris, 1993, pp. 144-166.
Voir-aussi : Cappellen, G., et Le Pore, E., « Varieties of Quotation », Mind, 106, 1997, pp. 429-450.
! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, USAGE / MENTION
CITOYEN
Du latin civis, pour le grec politès, littéralement, « membre de la cité ».
PHILOS. DROIT, POLITIQUE
Celui qui appartient à une société politique quelconque.
Cette appartenance peut impliquer la participation effective à toutes les décisions qui concernent la communauté,
ou être réduite à un ensemble d’obligations et de droits
spécifiques.
Adopter la définition large, c’est reprendre une tradition qui
remonte à la cité grecque et à la république romaine, et qui
a acquis une nouvelle vitalité dans certaines cités italiennes à
la Renaissance (Florence, Venise) : dans une libre république,
les « citoyens » participent nécessairement aux décisions communes, à la différence des « sujets » des États monarchiques
ou de la même république (ceux qui y résident sans bénéficier des privilèges de la citoyenneté).
Adopter la définition étroite (réduire la citoyenneté à un
simple statut juridique), c’est être tributaire d’une autre définition de la société politique. La république devient l’ensemble des sujets qui obéissent au même souverain, même
s’il s’agit d’un monarque ; lui appartenir revient à obéir
aux lois qui vous protègent. Cette réduction du citoyen au
sujet peut être plus ou moins complète. En 1576, Bodin
distingue encore le sujet ordinaire et le citoyen – un sujet
auquel le souverain laisse la liberté de gouverner sa famille
et ses biens, qui partage avec ses pairs de la même cité
(une république peut comporter plusieurs cités) une même
législation à propos de laquelle il peut être consulté 1. Tout
en distinguant les francs sujets (ou citoyens libres) et les
esclaves (des sujets de l’État assujettis aussi à certains de
leurs concitoyens) 2, Hobbes assimile le citoyen au sujet 3 :
l’activité civique est réduite à l’obéissance volontaire et au
pacte fictif par lequel chacun est censé avoir institué l’État
qui le protège.
L’homme et le citoyen
Pour les tenants de la libre république antérieurs à Rousseau,
tout homme a une capacité politique (une capacité à coopérer à une oeuvre commune) que les rares citoyens sont seuls
à réaliser dans sa plénitude. Tous sont hommes, certains le
sont plus que d’autres !
Chez les tenants du droit naturel moderne (Hobbes, Pufendorf, Locke), la réduction du citoyen à un sujet qui accepte
d’obéir pour protéger ses droits conduit à séparer l’homme et
le citoyen. Que l’homme soit insociable ou sociable, il n’est
plus, comme le voulait Aristote, un animal politique. Le droit
politique (qui inclut les droits reconnus aux citoyens) est un
moyen subordonné à une fin extérieure à l’État, la sauvegarde des droits attachés également à tous les hommes du
seul fait de leur nature.
Rousseau tente de concilier les deux définitions. Héritier
du droit naturel moderne, il postule l’égale liberté de tous.
Héritier du républicanisme, il refuse de séparer l’homme et
le citoyen : l’homme naturel (celui qui vivrait en dehors de
toute société politique et de toute relation stable avec ses
semblables) est presque un animal : ce qui en lui est proprement humain (la capacité de se perfectionner et de s’écarter
de la nature) ne peut se développer sans vie politique organisée. C’est en devenant citoyen que l’animal stupide et borné
accède à l’humanité 4 : « sujet » par sa soumission aux lois de
l’État, il est « citoyen » par sa participation à l’autorité souveraine définie de manière nouvelle 5 : elle consiste uniquement
à légiférer, c’est-à-dire à décider des règles qui valent pour
tous, abstraction faite des particularités de chacun 6. Les droits
naturels que la république doit sauvegarder ne peuvent être
ceux de l’animal stupide et borné. Si on devient homme en
devenant citoyen, on ne peut protéger les droits de l’homme
en faisant appel à un principe naturel extérieur à la république. On cherchera plutôt des institutions qui, par leur
fonctionnement (la claire distinction des fonctions législative
et executive, du souverain et du gouvernement), contraindront les citoyens à exercer leur souveraineté en respectant
les droits de chacun.
▶ À définir le citoyen par l’activité civique, bien peu d’entre
nous sont citoyens, car l’État représentatif tend à réduire
notre citoyenneté à ce que Hobbes avait imaginé : l’obéissance volontaire. À nous de résister à cette réduction.
Jean Terrel
✐ 1 Bodin, J., la République, I, chap. 6, p. 111 sq., Fayard, Paris,
1986.
2 Hobbes, Th., De cive, chap. 5, § 11.
3
Ibid., chap. 9, § 9.
4 Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, chap. 8.
5 Ibid., I, chap. 6.
6 Ibid., II, chap. 4 et 6.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
151
Qu’est-ce qu’un citoyen ?
Nous usons et abusons du vocabulaire de
la citoyenneté. Alors que la plupart des
grandes démocraties subissent un vaste
mouvement de désintérêt à l’égard de la
chose publique, les actes les plus ordinaires de la vie sociale doivent, pour avoir quelque valeur, être affublés du
qualificatif « citoyen ». La politesse, le respect, la tolérance, le souci des « exclus », l’humanitarisme, voilà les
traits de cette nouvelle citoyenneté. Mais cet usage sans
mesure du mot ne traduit-il pas le fait que nous sommes
en train de perdre le sens de la citoyenneté ? Né il y a
quelque 2 500 ans en Grèce, le citoyen est-il encore une
figure pertinente de l’existence digne d’un homme ?
L’ANIMAL POLITIQUE
É tymologiquement, le citoyen est celui qui vit dans une cité
gouvernée par des lois. Quand Aristote dit que l’homme
est un « animal politique », il affirme que l’homme est, par
nature, citoyen. Mais, pour un citoyen d’Athènes, cette définition est très précise. Elle exclut tous ceux qui ne sont pas
athéniens « de sang » – les étrangers restent, sauf dans des
cas restreints, des métèques – ainsi que les femmes et les
esclaves. D’un autre côté, cependant, elle affirme l’égalité des
citoyens comme condition de leur liberté.
Se posant la question du meilleur gouvernement, Aristote
examine plusieurs possibilités 1. Le gouvernement d’un seul,
ou monarchie, qui relève d’une généralisation de la domination paternelle et dont le principe est l’amour du monarque
pour le bien de ses sujets. Mais, réaliste, Aristote constate
que ce genre de gouvernement est prompt à dégénérer en
despotisme, lequel correspond au rapport du maître à ses
esclaves. Le gouvernement de la minorité des meilleurs
(l’aristocratie) est, quant à lui, menacé de se transformer
en une oligarchie où la puissance de l’argent remplace la
vertu. C’est que en dépit des menaces de dégénérescence
en anarchie, le gouvernement de la masse des citoyens, tout
bien pesé, est, sans doute, le meilleur en pratique. Mais quoi
qu’il en soit, si « le pouvoir du chef de famille est une monarchie », un gouvernement non dégénéré, qu’il soit celui
d’un seul ou celui de la majorité, n’est jamais assimilable au
pouvoir d’un maître. En effet, dans la plupart des régimes
politiques, on est tour à tour gouvernant et gouverné (car
on veut être égaux de nature, sans différence aucune) 2. C’est
pourquoi, « un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux
défini que par la participation à une fonction judiciaire ou à
une magistrature » 3.
La citoyenneté n’est possible que là où il existe un espace
public, là où les hommes se rencontrent directement, là où
la parole est action. Ce qu’exprime la citoyenneté grecque,
c’est une certaine conception de la vie digne d’un homme,
une vie qui n’est pas enfermée dans la sphère privée, mais
s’exprime d’abord dans l’espace public. Cela signifie que les
intérêts privés – aussi importants soient-ils en pratique – ne
peuvent dominer la vie publique. D’où la condamnation
comme « contre nature » de ce qu’Aristote nomme « chrématistique », c’est-à-dire l’activité consacrée à la recherche de
l’argent pour lui-même.
CITOYEN ET SUJET
C ette prodigieuse invention de la démocratie grecque
doit cependant être comprise sans anachronisme. Tout
d’abord, l’homme grec n’est pas citoyen par nature. C’est,
inversement, le citoyen qui, seul, est un homme au sens
plein du terme. Celui qui n’est pas citoyen ne l’est pas pour
de bonnes raisons : il diffère en nature de l’homme libre.
Ainsi les « barbares » étaient-ils esclaves « par nature », car les
Grecs se demandaient comment des hommes libres auraient
pu accepter de vivre sous la coupe d’un despote. En second
lieu, la conception grecque de la citoyenneté est aux antipodes de la conception individualiste moderne. La cité n’est
pas une assemblée d’individus ; elle est un tout qui forme le
Bien suprême. L’homme recherche le bonheur, certes, mais
le bonheur réside dans la vie dans une cité régie par des
lois. La liberté est essentiellement la liberté politique, celle
de participer à la vie publique, mais nullement la liberté de
conscience, au sens des Modernes – l’impiété, pour les Grecs,
est un crime majeur, car en offensant les Dieux, c’est à la cité
tout entière qu’on s’attaque.
Ainsi semble justifiée l’affirmation de Hegel selon laquelle
la liberté des Grecs fut « une fleur due au hasard, caduque,
renfermée dans d’étroites bornes et, d’autre part, une dure
servitude de ce qui caractérise l’homme, de l’humain » 4. La
philosophie moderne, fondée sur la théorie du contrat, tente
de construire l’état civil à partir d’une conception de l’homme
profondément différente. L’homme est, par nature, libre.
Comment dès lors concilier cette liberté essentielle et l’obéissance au pouvoir politique ? Tout simplement en concevant
le pouvoir politique comme le résultat des volontés libres
des individus qui s’associent pour régler leurs différends et
protéger leurs biens et, à cette fin, instituent un gouvernement commun. Par nature, l’homme a le droit de faire tout ce
qu’il juge nécessaire pour la défense de sa propre vie, mais
la raison lui dicte la voie de l’association politique comme la
plus appropriée.
Pourtant, si l’homme est citoyen au sens où l’existence de
la cité est, en dernière analyse, fondée sur un acte de sa volonté, il est aussi, et presque immédiatement, sujet. Car, une
fois le pouvoir politique institué, il doit lui obéir. « Est sujet,
dit Spinoza, celui qui fait, par ordre du Souverain, ce qui
est utile à la communauté et, par conséquent, à lui-même » 5.
L’habitant de la cité peut donc être considéré tantôt comme
citoyen, tantôt comme sujet. Tantôt comme auteur des lois,
tantôt comme celui qui obéit aux lois. Mais dans les deux,
si la cité est bien gouvernée, il reste libre. Cette ambiguïté
traverse toute la philosophie politique classique. Elle autorise
la division kantienne entre le citoyen actif – celui qui peut
effectivement participer à l’exercice du pouvoir législatif – et
le citoyen passif, qui jouit des libertés fondamentales mais
non de la participation à la décision politique.
L’ALIÉNATION POLITIQUE
R ousseau 6 perçoit clairement ce problème. Le Contrat
social ne peut tirer sa légitimité que de l’identification
du sujet et du citoyen. Étant donné que la liberté consiste
à n’obéir qu’à soi-même, le sujet ne reste libre dans l’obéissance à l’autorité politique que s’il est lui-même une partie du
corps qui exerce cette autorité politique. La volonté générale
et la volonté de tous sont une seule et même chose.
Il faut en tirer les conséquences. La volonté ne saurait être
représentée, car personne ne peut, à ma place, vouloir ce
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
152
que je veux. Par conséquent aucune autre autorité n’est légitime que celle du peuple assemblé, délibérant dans le silence
des passions. Être soumis au pouvoir des représentants, c’est
accepter d’être dessaisi de sa propre liberté. Autrement dit,
l’État de droit traditionnel, y compris la démocratie représentative, n’est qu’une des figures de l’aliénation politique. Ce
qui m’est propre a été transféré à quelqu’un d’autre, repré-
sentant élu ou monarque, au fond peu importe. Est-ce encore
être libre que de pouvoir une fois tous les quatre ou cinq
ans choisir qui va décider de tout à la place des citoyens,
et, de plus, se trouve même expressément dégagé de toute
obligation envers ses mandats, puisque la démocratie représentative exclut tout mandat impératif et toute forme de soumission du député à l’assemblée de ses électeurs ?
Ainsi cette exigeante conception rousseauiste de la citoyenneté conduit-elle paradoxalement à penser que les
démocraties réellement existantes sont bien plutôt conformes
au modèle hobbesien. Le citoyen est celui qui a autorisé
de manière irréversible le représentant du corps politique à
parler en ses lieux et places. L’entrée dans l’état civil est la
renonciation à la liberté naturelle pour passer sous le joug de
l’obligation légale, et devenir citoyen, c’est seulement cela.
D’un côté, donc, nous avons une conception rigoureuse de
la liberté politique et de la citoyenneté, mais qui semble inapplicable – c’est un régime fait pour les dieux et non pour
les hommes, semble parfois penser Rousseau. Et, de l’autre
côté, seul demeure le froid réalisme machiavélien de Hobbes
qui énonce que, dans son essence, tout État, quelle qu’en
soit la forme – régime d’assemblée ou monarchie – est un
État absolu. Ne reste plus alors qu’à estimer que c’est l’État
lui-même, et donc le politique, en tant que tel, qui doit être
remis en cause. L’homme n’est pas, par nature, un citoyen,
un « animal politique ». La soumission de la vie à la politique
est aliénation. Si la politique est le passage au « nous », sortir
de l’aliénation politique, c’est, si on suit M. Stirner, refuser ce
« nous », retourner au « je » unique.
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET L’ÉTAT
L a contradiction dans laquelle nous conduit l’analyse de
l’aliénation politique tient à ce que l’homme, dès qu’il
est entré dans la vie sociale, est défini exclusivement comme
citoyen ou comme sujet, c’est-à-dire dans le rapport direct au
politique. L’État est conçu comme une totalité indifférenciée
formée d’individus libres et rationnels. Mais ce qui nous fait
proprement citoyens, c’est l’appartenance à des sphères différentes, certes liées, mais ayant leur propre autonomie. L’État
au sens de Hegel, ce n’est pas le pouvoir de faire des lois ou
d’administrer ; c’est la sphère englobant toutes ces sphères
de la vie sociale.
L’État est, comme le dit Hegel, la réalité effective de la
liberté des individus. Il repose sur une double reconnaissance : reconnaissance négative par l’État de la liberté et des
droits de l’individu de mener une vie privée et d’exercer une
profession librement choisie, et reconnaissance positive par
l’individu que l’État est vraiment le domaine des satisfactions
individuelles. Reposant sur des lois, l’État garantit la reconnaissance de l’égale dignité des personnes. Dans l’État, les
droits deviennent effectifs, puisque la puissance publique
seule peut organiser les conditions générales dans lesquelles
chacun peut poursuivre ses propres buts. Le citoyen n’est
donc pas posé face à l’État. Il n’est pas un individu abstrait.
« Ce qui assure l’État et les gouvernés contre le mauvais usage
du pouvoir de la part des autorités et de leurs fonctionnaires,
c’est, pour une part leur hiérarchie et leur responsabilité,
pour une autre part, l’attribution de droits aux communautés,
aux corporations » 7. Autrement dit, la citoyenneté réside dans
l’appartenance à une société organisée, réglée par un système de droits, à des communautés ou des corporations, qui
constituent la réalité effective de l’État.
Si séduisante que soit cette réconciliation des oppositions,
elle reste cependant problématique. N’est-elle pas la rationalisation, post festum, d’un système étatique qui éloigne durablement le citoyen de tout pouvoir proprement politique ? Ou
encore une manière sophistiquée de reconduire l’opposition,
posée par B. Constant, de la liberté des anciens (liberté exclusivement politique) et de la liberté des modernes (liberté de
conscience et liberté de vivre selon ses goûts et ses talents
dans la société civile) ? Hegel permet de penser la complexité
de nos sociétés, mais c’est peut-être au prix de ce qui faisait la valeur de la définition traditionnelle de la citoyenneté.
Peut-on être citoyen aux yeux de la loi tout en étant privé
de pouvoir de décision effectif dans le domaine politique ?
Et si la liberté est garantie par les droits des « corporations »
auxquelles nous appartenons, par exemple dans le travail,
être citoyen, n’est-ce pas être en mesure de participer à la
décision dans chacune de ces sphères ?
CRISE DE LA CITOYENNETÉ ?
N ous ne pouvons pas rêver d’un retour à la cité antique
ou à la république de Genève idéalisée par Rousseau,
quelles que soient la force et la valeur d’idéal normatif des
conceptions aristotélicienne ou rousseauiste du citoyen.
Pourtant, nous ne pouvons accepter que la liberté politique
n’existe que comme une abstraction rationnelle face à l’individu réduit, lui, du statut de citoyen à celui de consommateur.
Tout d’abord, l’interconnexion croissante des économies
et des politiques de toutes les nations semble laisser peu
de place à la souveraineté du peuple – à moins de tomber dans l’utopie d’un État mondial, dont Kant avez perçu
la dimension potentiellement tyrannique 8. Nous sommes, en
tant que membres de la communauté humaine, des citoyens
du monde. Mais cette citoyenneté abstraite doit être articulée
concrètement : l’appartenance à un État de droit en constitue
le premier étage ; la garantie du droit des nations – le droit
des gens, dit Kant – en constitue le second ; et le troisième
résiderait alors dans une association internationale des États
nationaux, acceptant des règles communes pour garantir la
paix et l’universelle hospitalité. C’est donc bien comme citoyen d’une nation particulière que nous pouvons participer
à un ordre mondial juridiquement organisé. De ce point de
vue, la dislocation des espaces publics nationaux au profit
d’un « monde en réseaux » défait la citoyenneté au seul profit
des réseaux disposant d’un pouvoir réel, grandes multinationales et réseaux financiers.
Ensuite, la « marchandisation » croissante de la vie humaine,
qui va de pair avec les progrès d’un certain individualisme
hédoniste, met en cause l’idée même d’appartenance à un
corps politique. Le bien public s’efface devant la recherche
du bonheur privé. Sans doute sommes-nous prêts à participer à la vie associative quand il y va de nos intérêts ou de
ce vers quoi nous portent nos bons sentiments. Mais cette
montée de la « société civile », loin d’être une manifestation de
l’esprit « citoyen », pourrait bien n’être que la contrepartie de
la désaffection croissante à l’égard du politique. Au lieu d’un
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
153
espace public, nous aurions des communautés. À la place de
la raison politique, le triomphe du sentiment.
Enfin, le caractère de plus en plus technique des tâches
du gouvernement tend à faire du politique le domaine par
excellence des spécialistes. Si Platon confiait le pouvoir aux
« philosophes-rois », c’est parce que le politique était considéré comme l’objet d’une science théorique. Si l’exercice du
pouvoir dépend de la capacité technique à appliquer ce que
la science (économique) prescrit, il faut donc, selon la même
logique, confier le pouvoir aux spécialistes de la technique,
ce qui donne, au sens étymologique, la technocratie. Dès
lors, on comprend que le citoyen, expulsé de son pouvoir de
citoyen par la montée de cette technocratie, ne trouve plus
d’autre recours que de s’en prendre à l’État lui-même.
▶ Si nous sentons que la pente de l’évolution sociale et historique conduit à l’effacement de la figure du citoyen, nous
savons pourtant, en même temps, qu’à nous laisser aller à ce
mouvement, nous perdrions notre bien le plus précieux, cette
liberté publique qui donne sens à l’existence humaine. Penser la citoyenneté dans la complexité de la société contemporaine, voilà la question devant laquelle nous nous trouvons.
Et cela nous ne le pourrons pas sans reprendre appui sur la
tradition classique, celle qui a donné au citoyen ses lettres
de noblesse.
DENIS COLLIN
✐ 1 Aristote, les Politiques, trad. P. Pellegrin, Garnier-Flammarion, Paris, 1992.
2 Ibid., pp. 127-128.
3 Ibid.
4 Hegel, G. W. F., Leçons sur la philosophie de l’histoire, 1837,
trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1963.
5 Spinoza, B., Traité théologico-politique, trad. P.-F. Moreau et
J. Lagrée, OEuvres III, PUF, Paris, 2000.
6 Rousseau, J.-J., Du contrat social, in OEuvres III, Gallimard, La
Pléiade, Paris, 1964.
7 Hegel, G. W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1820,
trad. J.-L. Vieillard-Baron, Philosophie du droit, Garnier-Flammarion, Paris, 1999.
8 Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. H. Wismann, Projet
de paix perpétuelle, in OEuvres III, Gallimard, La Pléiade, Paris,
1986.
Peut-on être citoyen du
monde ?
Le citoyen du monde est à la croisée de deux
problématiques politiques majeures. La première relève du problème classique de l’extension de la théorie contractualiste au-delà
des frontières nationales et de la question de la construction d’un monde commun. La seconde s’inscrit dans un
contexte contemporain : c’est désormais le problème de
l’institution d’un monde réellement démocratique qui
se pose. Partant d’un état de fait (la mondialisation de
l’économie), il s’agit de repenser une souveraineté élargie, et de donner à la politique une nouvelle envergure.
On lit dans l’Encyclopédie (1754) à propos du mot « cosmopolite » : « On se sert quelquefois de ce nom en plaisantant, pour signifier un homme qui n’a point de demeure
fixe, ou bien un homme qui n’est étranger nulle part. Il
vient de cosmos, “monde”, et polis, “ville”. Comme on
demandait à un ancien philosophe d’où il était, il répondit : “Je suis cosmopolite, c’est-à-dire citoyen de l’univers”. “Je préfère, disait un autre, ma famille à moi,
ma patrie à ma famille, et le genre humain à ma patrie.” ». Est cosmopolite celui qui à la fois refuse toute
assignation à résidence et qui est membre d’une cité
sans bornes, tel le Socrate des stoïciens, pour lesquels
est citoyen du monde, naturellement, tout homme,
du fait même de son appartenance à l’humanité.
Citoyen du monde.$$$ 1 N’est-ce là que le statut privilégié de l’élite lettrée, voyageuse et polyglotte de la république universelle des esprits libres ? Une expression
imagée que l’on ne pourrait pas prendre vraiment au
sérieux ? Ou peut-il y avoir, en deçà d’une humanité abstraite, une citoyenneté positive, garantie par un ordre
politico-juridique à l’échelle mondiale ? Le sujet du droit
naturel peut-il devenir membre d’une société civile
universelle ?
LE « DROIT DE CITOYEN DU MONDE »
F aisant observer que « la nature a renfermé tous les hommes
ensemble (au moyen de la forme sphérique qu’elle a donnée à leur séjour, en tant que globus terraqueus) à l’intérieur
de certaines limites », Kant prend conscience que la finitude
du monde et la « communauté du sol » signifient la « possibilité d’entrer dans une relation continuelle de chacun avec
tous les autres »
ou moins étroite)
globalement gagné
atteinte au droit
2. Et, en constatant que « la communauté (plus
formée par les peuples de la terre ayant
du terrain, on est arrivé au point où toute
en un seul lieu de la terre est ressentie en
tous » 3, il fait du cosmopolitisme une question juridique, et
non plus seulement philanthropique.
C’est en plaçant l’individu hors de son État que Kant définit
le « droit de citoyen du monde » (Weltbürgerrecht). Il s’agit
du « droit que possède le citoyen de la Terre de faire la tentative d’une communauté avec tous et, à cette fin, de visiter
toutes les régions de la Terre » (Doctrine du droit, § 62), droit
que le troisième article définitif en vue de la paix perpétuelle
restreint « aux conditions de l’hospitalité universelle », c’està-dire au « droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire
d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi ». Le droit
cosmopolitique « s’arrête à la recherche des conditions de
possibilité d’un commerce avec les anciens habitants ».
Comme le résume J. Habermas, « la clef du droit cosmopolitique réside dans le fait qu’il concerne, par-delà les sujets
collectifs du droit international, le statut des sujets de droit
individuels, fondant pour ceux-ci une appartenance directe
à l’association des cosmopolites libres et égaux » 4. Kant sort
du cadre strict du droit des gens pour poser la question de
l’organisation juridique des relations transnationales et définir
le « droit d’être étranger ». Cependant, si le droit de citoyen du
monde « suppose qu’il existe un standard juridique minimal et
universel définissant ce à quoi l’étranger a droit » 5, l’individu
demeure le sujet d’un État donné et, même doté de certains
droits, reste donc un étranger par rapport aux autres États.
La gageure est de penser l’existence de citoyens du monde
et la nécessité de lois universelles pour garantir leurs droits,
au regard de l’impossibilité d’un État mondial. En effet, si « à
la faveur de l’extension vraiment excessive d’un tel État des
peuples [une universelle union des États], jusqu’à de lointains
territoires, son gouvernement finit nécessairement par devenir impossible » (Doctrine du droit, § 61), seule est donc posdownloadModeText.vue.download 156 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
154
sible, pour Kant, une « union de quelques États », organisée
en un « congrès permanent ». Le projet kantien d’une Société
de Nations reposant sur le pluralisme des États – projet qui a
servi de modèle aux organismes internationaux du XXe s. – révèle bien une tension entre la définition de droits de citoyen
du monde et les difficultés de réalisation d’une constitution
mondiale qui fonderait une cosmocitoyenneté entière.
VERS UNE « DÉMOCRATIE COSMOPOLITE »
L a totalité du monde est aujourd’hui constituée sur des
bases économiques. Les activités industrielles, les flux de
capitaux, les systèmes de communication ont pris une dimension supranationale, affaiblissant la souveraineté des Étatsnations, et rendant caduque leur forme de gouvernement
et de citoyenneté. Comme l’analysent M. Hardt et A. Negri,
« la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d’une
série d’organismes nationaux et supranationaux unis sous
une logique unique de gouvernement » : c’est l’avènement de
« l’Empire », c’est-à-dire d’un « appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes
et en perpétuelle expansion » 6. Que devient le citoyen dans
un tel contexte ? Le paradigme du commerce suffit-il à fonder
une communauté mondiale ? La question du cosmopolitisme
ne doit-elle pas se poser dans des termes neufs, si la citoyenneté ne doit pas se résoudre en simple sujétion ?
Pour C. Schmitt, très critique à l’égard de la Société des
Nations, « si l’unité de l’humanité et de la terre entières se
réalisait effectivement sur une base relevant exclusivement
de l’économie et de la technique des communications, il n’y
aurait d’unité sociale à ce stade qu’au titre où les locataires
d’un même bâtiment, les abonnés du gaz reliés à une même
usine ou les voyageurs d’un même car constituent une unité sociale » 7. Face à une conception du droit interétatique
fondée sur des accords de libre-échange, ou sur des programmes communs de défense, se tient la cité aristotélicienne
qui n’était pas définie d’abord comme un marché commun
ou une alliance militaire, mais essentiellement comme un
ensemble de citoyens participant au pouvoir délibératif et
judiciaire et cherchant ensemble la vie bonne 8.
Réfléchir à la possibilité d’une cosmocitoyenneté, c’est
donc chercher « une réponse politique aux défis de la constellation postnationale » 9, et tenter de reconduire cette exigence
de participation. C’est l’objectif des tenants de la « démocratie
cosmopolite » 10, selon lesquels, prenant appui sur une société
civile mondiale naissante, et prenant pour modèle l’Union
européenne, il faut renforcer les procédures démocratiques
de représentation au niveau international (notamment en
réformant l’Organisation des Nations unies).
Or, si la cosmocitoyenneté suppose idéalement une communauté constitutionnelle à l’échelle du globe, une défiance
par rapport à un État mondial subsiste dans ces projets cosmopolitiques, et la référence à l’appartenance nationale est
conservée comme condition d’adhésion à la citoyenneté
européenne. Penser « un nouveau sens du “nous”, au-delà
de l’habitus national » 11 revient alors à concevoir une « pluralité ordonnée » 12, « une politique intérieure à l’échelle de
la planète sans gouvernement mondial » (Après l’État-nation,
p. 120), de « nouveaux modes de citoyenneté dans lesquels
identités et loyautés politiques multiples sont en rupture avec
la conception unitaire de la souveraineté » (Re-imagining
Political Community, p. 130). Mais peut-on se satisfaire pour
une « citoyenneté différenciée » 13 de ce type d’une « base de
légitimation moins exigeante » (Après l’État-nation, p. 119)
que celle des citoyennetés nationales ? Le citoyen du monde
n’est-il pas encore majeur ?
DES CITOYENS SANS ÉTATS
E n radicalisant la logique fédérative qui étend la sphère
de citoyenneté à partir d’une partie du monde (l’Europe),
la cosmocitoyenneté peut être envisagée selon une stratégie
rhizomatique qui vise à la création d’une nouvelle subjectivité politique à l’horizon du monde entier. Pour Bergson en
effet, « entre la nation, si grande soit-elle, et l’humanité, il y
a toute la distance du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert », ce
qui fait que « de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par
voie d’élargissement » : « Nous n’arrivons [pas] à l’humanité
par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que,
d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle
et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la
dépassant » 14. La cosmocitoyenneté, c’est la « société ouverte ».
Pour Hardt et Negri, le droit cosmopolitique doit rattraper
le fait de la mobilité de la main-d’oeuvre induit par la production capitaliste. La « multitude » peut s’ériger en pouvoir politique contre « l’Empire », grâce au nomadisme et au métissage.
« La citoyenneté mondiale est le pouvoir de la multitude de
se réapproprier le contrôle sur l’espace, et de dessiner ainsi
la cartographie nouvelle » (Empire, p. 481).
Bolo’bolo dessine sur cette carte une image concrète de
ce que pourrait être la cosmocitoyenneté : un « patchwork
ouvert de micro-systèmes » 15. Par une politique planétaire
fondée sur l’hospitalité généralisée, une coopération réelle et
des contacts directs entre les citoyens des régions des pays
occidentaux, de l’ancien bloc de l’Est et du tiers-monde, un
réseau transcontinental peut s’établir indépendamment des
gouvernements nationaux ou des organisations internationales. Le respect des droits cosmopolitiques serait assuré par
une assemblée planétaire, et par la présence d’observateurs
extérieurs dans toutes les assemblées locales.
▶ L’idéal de cosmocitoyenneté est ravivé par le contexte
contemporain. Dans la mesure où, « objectivement, la population mondiale forme depuis longtemps une communauté
involontaire de risques partagés » (Après l’État-nation, p. 38),
il ne suffit plus aux États-nations de passer des traités pour
garantir leur sécurité ; il est désormais indispensable à l’espèce humaine de se protéger contre ses propres excès. Il
faut être citoyen du monde. Dans cette perspective globale,
l’ensemble des citoyens est pensé comme une « une tribu
dans le désert, au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de
l’Être englobant » 16. Et si le gouvernement d’un État universel
est impossible, voire peu souhaitable, c’est à la société mondiale des citoyens qu’il faut donner ses chances.
ANTOINE HATZENBERGER
✐ 1 Mattelart, A., Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, La Découverte, Paris, 1999.
2 Kant, E., Metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre, 1797,
trad. Doctrine du droit, § 62, Garnier-Flammarion, Paris, 1994.
3 Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. Vers la paix perpétuelle, tome II, 3, Garnier-Flammarion, Paris, 1991.
4 Habermas, J., Kants Idee des ewigen Friedens – aus dem historischen Abstand von 200 Jahren, 1996, trad. la Paix perpétuelle
– le Bicentenaire d’une idée kantienne, p. 57, Cerf, Paris, 1996.
5 Chauvier, S., Du droit d’être étranger. Essai sur le concept kantien d’un droit cosmopolitique, chap. II, Harmattan, Paris, 1996.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
155
6 Hardt, M., et Negri, A., Empire, trad., pp. 16-17, 67, Exils, Paris,
2000.
7 Schmitt, C., Der Begriff des Politischen, 1932, trad. la Notion de
politique, chap. VI, Flammarion, Paris, 1992.
8 Aristote, les Politiques, trad., II, 2, III, 1, III, 9, Garnier-Flammarion, Paris, 1990.
9 Habermas, J., Après l’État-nation. Une nouvelle constellation
politique, trad., p. 48, Fayard, Paris, 2000.
10 Archibugi, D., Held, D., et Köhler, M., Re-imagining Political
Community. Studies in Cosmopolitan Democracy, Polity Press,
Cambridge, 1998.
11 Ferry, J.-M., la Question de l’État européen, p. 39, Gallimard,
Paris, 2000.
12 Delmas-Marty, M., Pour un droit commun, Seuil, Paris, 1994.
13 Kymlicka, W., Multicultural Citizenship, p. 174, Clarendon
Press, Oxford, 1995.
14 Bergson, H., les Deux Sources de la morale et de la religion,
PUF, Paris, 1932, pp. 27-28, 284.
15 Bolo’bolo, P. M., 1983, trad., p. 84, Paris, L’Éclat, 1998.
16 Deleuze, G., et Guattari, F., « Traité de nomadologie », in Mille
Plateaux, p. 470, Minuit, Paris, 1980.
CIVILISATION
« Du projet de civilisation au tout culturel »
et « Culture ou civilisation »
CLASSE
Du latin classis.
POLITIQUE, SOCIOLOGIE
Groupe d’individus constituant au sein d’une société un
sous-ensemble caractérisé par son statut socio-politique
et / ou sa position économique.
Toutes les sociétés historiquement connues se caractérisent
par des différences de statut politique ou socio-économique
entre leurs membres. Les Romains connaissaient cinq classes
(pluriel de classis). Elles ne correspondent toutefois pas plus
aux états de l’Ancien régime qu’aux classes économiques
dont parle le marxisme. Les classes romaines sont issues de
la réforme du census et de la composition des centuries par
le roi Servius Tullius (Ve-IVe s. av. J.-C.). Contraints de déclarer
leurs revenus les citoyens romains furent désormais classés,
tant pour l’accès à l’exercice de la citoyenneté que pour leur
service dans l’armée, selon leur fortune 1. S’il était donc originellement lié à un statut à la fois socio-économique et politique, ce n’est que progressivement, au fur et à mesure de la
mise en question d’un ordo voulu par Dieu au sein duquel
les états ou ordres sociaux avaient leur place assignée, que
le terme de classe acquit un sens politique spécifique. Dans
l’Encyclopédie, il n’est encore question que des ordres et des
états, et A. Smith n’utilise le terme de classe que pour caractériser des statuts particuliers au sein des états 2.
Les physiocrates (Necker, Quesnay, Turgot) ont fortement
contribué à la spécification à la fois politique et économique
du terme de classe, mais dans les limites de leur théorie. Ainsi
Quesnay oppose la « classe productive », qui travaille la terre,
à la « classe des propriétaires » (nobles et bourgeois qui la
possèdent) et à la « classe stérile », qui est extérieure à la production de la richesse et ne s’occupe que de sa gestion. Turgot distingue quant à lui la « classe productive » de la « classe
stipendiaire », qui tire ses revenus d’une autre source que le
travail de la terre ; mais il perçoit que la classe productive se
décompose en propriétaires et en non-propriétaires et crée
la catégorie de « classe disponible » pour désigner ceux qui
peuvent se consacrer aux fonctions politiques et militaires.
Pendant la période révolutionnaire, la « classification » se
politise. Sieyès parle de quatre classes de citoyens utiles (agriculture, artisanat et industrie, commerce, services) et lorsqu’il
envisage les quatre « fonctions publiques » (noblesse d’épée,
noblesse de robe, clergé, administration), il ne reconnaît qu’à
la dernière une véritable utilité et qualifie la noblesse et le
clergé de « classes inutiles ». C’est également dans le contexte
révolutionnaire qu’apparaît l’expression « classe ouvrière » 3.
Dans cette politisation et cette spécification socio-économique, le saint-simonisme fait figure de diversion. Certes la
« classe des industriels », productive, s’oppose à la « classe
bourgeoise », improductive, et à la « classe noble », tout aussi
improductive, et saint Simon prédit la prise du pouvoir par la
classe des industriels. Mais celle-ci recouvre à la fois les industriels, les manufacturiers, les commerçants, les banquiers
et la masse des artisans et des salariés. Le mérite de saint
Simon réside plutôt, à terme, dans la création de la notion
de « classes intermédiaires » pour désigner les couches de la
noblesse et de la bourgeoisie vouées à être dépassées par
l’évolution économique. Marx ne négligera pas cet apport
dans son Manifeste communiste lorsqu’il formulera l’idée de
la polarisation de la société en deux classes antagonistes. À
cet égard, Blanqui est également un maillon important ; il distingue les « classes très élevées » et les « classes laborieuses »
mais tient compte lui aussi de la « classe moyenne ».
Marx s’efforce de remettre à plat toute cette sociologie
balbutiante. Pour lui « l’histoire de toute société jusqu’à nos
jours est l’histoire de luttes de classes » 4. Le premier chapitre
du Manifeste communiste (1848) énumère les formes prises
par ces luttes : entre hommes libres et esclaves, patriciens et
plébéiens, maîtres et compagnons, etc. Si cette déclaration
provocante assimile les classes romaines, les états de l’Ancien
régime et les classes qui se constituent dans le mode de production capitaliste, la conception économique de la société
et de l’histoire définit les classes stricto sensu par les rapports
de production. Un noble ne cesse pas d’être noble s’il devient
capitaliste ; la bourgeoisie, quant à elle, est partie du tiersétat ; elle devient une classe en tant que propriétaire des
moyens de production. « Le capital n’est pas une puissance
personnelle, il est une puissance sociale » 5. Au fur et à mesure
de l’accumulation et de la concentration du capital, l’histoire
européenne moderne a en quelque sorte simplifié la structure sociale en dressant face à face une classe de moins en
moins nombreuse de capitalistes et une classe de plus en plus
nombreuse de prolétaires – ainsi nommés parce que ce processus implique nécessairement une aggravation de l’exploitation. La classe n’est cependant pas uniquement un concept
économique ; c’est aussi, dès l’Introduction à la critique de
la philosophie du droit de Hegel (1844) et dans le Manifeste
communiste, un concept politique et sans doute le conceptpivot de la conception marxienne de la praxis. Il n’y a pas à
proprement parler de classe sans conscience de classe. C’est
de cette proposition que se réclame Lukács dans Histoire et
conscience de classe (1923). Dans la démarche hégélienne de
l’Introduction de 1844, la classe en soi (économique) doit
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
156
devenir classe pour soi (consciente de soi, apte à s’organiser
et à agir).
Le Manifeste définit quant à lui ainsi la lutte de classes :
« Le but immédiat des communistes est le même que celui de
tous les autres partis prolétariens : constitution du prolétariat
en classe, renversement de la domination de la bourgeoisie,
conquête du pouvoir politique par le prolétariat » 6. Le prolétariat ne conquiert cependant pas le pouvoir politique pour
exercer à son tour une domination de classe. Non seulement
dans l’Introduction et dans le Manifeste, mais dans toute
l’oeuvre de la maturité, la conception selon laquelle le prolétariat, classe radicalement exploitée, tendanciellement vouée
à n’être rien, est du même coup investie de la mission de
libérer toute l’humanité se maintient : « Lorsque dans la lutte
contre la bourgeoisie, le prolétariat s’unit nécessairement en
une classe, qu’il s’érige en classe dirigeante par une révolution et que, classe dirigeante, il abolit du même coup les
conditions d’existence de l’opposition des classes, les classes
en général et par suite sa propre domination de classe. À la
vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions
de classes se substitue une association dans laquelle le libre
développement de chacun est la condition du libre développement de tous » 7. La dictature du prolétariat ne saurait être
que transitoire ; elle doit conduire à la société sans classes 8.
Si l’usage marxiste du terme (en allemand : Klasse) a
constitué une clarification épistémologique décisive, le terme
de classe tant dans son acception sociologique empirique
que dans son acception politologique (« classe dirigeante »)
reste plus vague (le marxisme parle quant à lui de « classe dominante ») 9. L’usage empirique a son origine chez M. Weber,
dans le concept de « situation de classe » 10, qui a pu servir à
dépolitiser la notion de classe pour en faire une instrument
de caractérisation de la stratification sociale en fonction de
critères de revenus, de culture, d’accès aux fonctions, etc. La
« classe dirigeante » au sens politologique se recrute, selon
les régimes politiques, tout autant dans l’establishment éco-
nomique que parmi les élites intellectuelles, les apparatchiks
et les caciques des systèmes politiques représentatifs 11. C’est
aussi l’usage que font du concept de classe des sociologues
comme Bourdieu 12. Même dans le registre strictement socioéconomique la notion de classe prend des contours flottants
lorsqu’il est question des « classes moyennes ». La pensée
marxiste n’a d’ailleurs pas été insensible à ce flou, qu’elle a
bien plutôt traité comme une donnée essentielle de la lutte
des classes, envisageant la polarisation politique du conflit
économique fondamental comme « hégémonie » (R. Luxemburg, A. Gramsci) permettant d’agréger à un noyau prolétarien des oppositions politiques et socio-économiques non
prolétariennes. Dans le Manifeste communiste, Marx avait du
reste encouragé cette démarche politique.
Gérard Raulet
✐ 1 Cf. Tite Live, Histoires (Ab urbe condita), I, 42, 43.
2 Smith, A., Inquiry into the Nature and the Causes of the Wealth
of Nations, Londres, 1776, cf. Introduction, I, 10 et IV, 9.
3 Frey, M., les Transformations du vocabulaire français à
l’époque de la révolution, Paris, 1925.
4 Marx, K., Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris,
1998, p. 73.
5 Ibid., p. 93.
6 Ibid., p. 92.
7 Ibid., p. 102.
8 Marx, K., Lettre du 5 mars 1852, MEW, 28, 508.
9 Aron, R., « Classe sociale, classe politique, classe dirigeante » in
Archives européennes de sociologie, vol. I, 1960.
10 Weber, M., Wirtschaft und Gesellschaft, éd. Güterson, Winckelmann, 1964, 223ff, 368ff.
11 Birnbaum, P., les Sommes de l’État, Seuil, Paris, 1977.
12 Bourdieu, P., la Distinction, Minuit, Paris, 1979.
! COMMUNISME
∼ LUTTE DES CLASSES
Expression empruntée par Marx aux économistes du XVIIIe s. et aux historiens français du XIXe s.
POLITIQUE
Tentative des classes dominées pour s’assujettir la
société.
Ce sont les rapports sociaux de production, c’est-à-dire un
facteur objectif, qui distinguent les différentes classes. Subjectivement, les classes dominées luttent contre les classes
dominantes et, lorsque les forces productives rentrent en
contradiction avec les rapports de production (l’union des
travailleurs est de plus en plus large, du fait que leurs compétences particulières sont dépréciées par la machinerie), s’engage le processus révolutionnaire : « [...] il suffit de cette prise
de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, partout de même caractère, en une lutte nationale, pour en faire
une lutte de classes » 1.
André Charrak
✐ 1 Marx, K., et Engels, P., Manifeste du parti communiste, Éditions sociales, Paris, 1986, p. 68.
◼ La notion de lutte des classes est une notion composite,
qui présente plusieurs dimensions. En effet, on peut affirmer
que toute l’histoire de la philosophie politique est marquée
par l’effort pour caractériser les différents groupes qui structurent la société et pour définir leurs rapports. On peut trouver, en particulier, une première analyse avant la lettre des
luttes sociales et politiques chez Machiavel. Au XVIIIe s., des
théoriciens politiques comme Sieyès ou Babeuf précisent une
telle analyse. Parallèlement, dans son Tableau économique
(1758), Quesnay distingue des classes, et non plus des états
ou des ordres, en définissant leur rôle propre au sein de la
production.
Cette distinction se trouve reprise par l’économie politique
anglaise, Smith et Ricardo notamment, qui définissent les trois
grandes classes modernes (salariés, capitalistes, propriétaires
fonciers) à partir de leurs types de revenus (salaires, profits
et rentes foncières). Il s’agit de définir les intérêts propres
à chaque groupe, mais surtout les conditions d’un équilibre
social réalisant l’intérêt général, par-delà une opposition de
surface.
Mais on rencontre l’idée d’un affrontement essentiel entre
groupes sociaux chez les historiens français du XIXe s. dont
certains sont aussi des responsables politiques de premier
plan : A. Thierry, Fr. Guizot, A. Thiers. M. Foucault a montré
qu’ils héritent de l’analyse des théoriciens de la noblesse du
XVIIe s., réactivant le thème de la guerre des peuples et des
races au sein de l’analyse moderne de la lutte des classes.
Dans la littérature sociale et politique française, certains
analystes, comme Le Play et Chevalier, justifient le rapport
de force existant et théorisent la peur d’une classe ouvrière
organisée et revendicative, alors que les théoriciens socialistes dénoncent, à l’inverse, la domination et l’exploitation de
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la classe ouvrière par la bourgeoisie. Ces derniers appellent
à mener jusqu’à son terme cette lutte de classes imposée par
ceux qui détiennent la puissance politique, économique et
sociale.
Marx, bon connaisseur de ces analyses, mais aussi héritier
direct de l’analyse hégélienne de la société civile comme lieu
d’affrontement des intérêts privés, reprend d’abord la notion
de classe, puis donne un rôle central à l’idée d’une lutte de
classes comme moteur du devenir historique et débouchant
sur la victoire du prolétariat et sur l’instauration d’un nouveau mode de production, le communisme. Les classes ne
se distinguent pas par un type de revenu, pas plus que par
des formes juridiques de propriété, mais par des rapports
de production, rapports caractérisés par la domination et par
l’exploitation de ceux qui ne disposent que de leur force de
travail. En ce sens, la définition de chaque classe inclut son
rapport aux autres et enveloppe un certain état des luttes de
classes.
Si, dans les modes de production antérieurs au capitalisme, ces rapports de domination sont manifestes, dans le
capitalisme la forme du contrat tend à en masquer la nature.
C’est pourquoi la lutte des classes est alors définie de manière
originale, comme un rapport de force incluant la conscience
de chacun de ses protagonistes. Se voulant descriptive, la
notion marxienne présente une nette dimension prescriptive
et militante, puisque la connaissance du rapport de force
contribue à le modifier. Marx est partagé entre la thèse d’une
nécessité historique, la victoire du prolétariat et la disparition concomitante des classes, d’un côté, et, de l’autre côté,
l’affirmation du primat de l’action sociale et politique, seule
capable de décider du terme de l’affrontement. Part subjective du devenir historique moderne, la lutte de classe est, en
même temps, le nom du rapport social objectif, historiquement déterminé, qui en conditionne la possibilité.
▶ La notion de lutte de classes a subi un discrédit encore plus
fort que celle de classe. La thèse marxienne d’une polarisation croissante des conflits sociaux a été clairement démentie.
Mais la question reste de savoir si on assiste à une réelle
homogénéisation sociale, qui donne enfin son contenu à
l’idée d’harmonie et d’intérêt collectif, ou bien si l’effacement
relatif des lignes d’affrontement, détruisant l’idée d’un but à
atteindre qui soit une autre organisation sociale et politique,
n’est pas la source première de cette désaffection.
Isabelle Garo
✐ Chevalier, L., Classes laborieuses et classes dangereuses, Livre
de poche, Paris, 1982.
Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard-Seuil, Paris,
1997.
Marx, K., et Engels, P., Le Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris, 1998.
Smith, A., La richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991.
! CLASSE, CLASSES (LUTTE DES), COMMUNISME
CLASSES (PARADOXE DES)
LOGIQUE, MATHÉMATIQUES
En construisant, parallèlement à Frege, les premiers
systèmes de logique, Russell se heurta dès 1901 au fameux
paradoxe des classes (dit paradoxe de Russell) 1. Si on
admet que toute classe peut appartenir à elle-même : la
classe de toutes les classes est une classe, elle peut aussi
ne pas s’appartenir : la classe des hommes n’est pas un
homme. Mais alors la classe de toutes les classes qui ne
s’appartiennent pas s’appartient-elle ? Si oui, elle possède
la propriété qui la caractérise et ne s’appartient pas ; sinon, elle ne possède pas sa propriété caractéristique : il est
faux qu’elle ne s’appartienne pas, donc elle s’appartient.
On aboutit à un paradoxe : chaque branche de l’alternative
conduit inéluctablement à une contradiction.
Russell communiqua à Frege ce paradoxe sous la forme suivante : soit W la classe des classes C qui ne s’appartiennent
pas : {C : C ∉ C}, on a alors : (C) [(C ∈ W) = (C ∉ C)]. Puisque
W est une classe comme une autre, on peut la substituer à
la variable C dans la formule précédente, ce qui inéluctablement engendre la contradiction : [(W ∈ W) = (W ∉ W)] 2.
Retrouvant les réflexions des Mégariques sur les limites de
la rationalité discursive, Russell prit très au sérieux ce paradoxe et chercha le moyen de l’éviter. Après six ans d’efforts,
il proposa une solution : sa théorie des types. Il s’agissait
de prohiber la circularité tératologique en interdisant à une
classe de s’appartenir, toute classe devant être d’un type supérieur à ses membres.
Denis Vernant
✐ 1 Russell, B., Principes des mathématiques, chap. X, § 100106, in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF,
Paris, 1989, pp. 148-158.
2 Russell, B., Lettre du 16 juin 1902.
Voir-aussi : Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, chap. II, § 41-42, pp. 271-289.
! ANTINOMIE, TYPES (THÉORIE DES)
CLASSIFICATION
Du latin classis, pour « classe ». Du latin médiéval classificatio, « je
fais
(facio) des classes (classis) ». Le terme de « classification » apparaît au
milieu du XVIIIe siècle.
On sait depuis Michel Foucault que classer ne consiste pas en une attitude passive face au monde et à sa représentation. Ainsi la recherche
d’une articulation des êtres qui soit au plus près des desseins de la
nature
répond à l’un des plus anciens problèmes de la philosophie : comment
accorder le multiple, l’effroyablement divers de la création des êtres
naturels, et l’un, principe ou cause. L’histoire des classifications est
aussi
celle des principes requis pour penser la diversité des êtres qui sont dans
le monde. Aristote, Leibniz puis les grands biologistes qui interviennent
sur cette scène donnent avec l’idée de classification une justification de
la création du monde qui est souvent de l’ordre de la rationalisation du
divers.
HIST. SCIENCES, LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES
Opération de l’esprit consistant à ranger par catégories les multiples objets qui s’offrent à la connaissance de
l’homme afin d’y mettre de l’ordre.
Si le terme n’apparaît qu’au XVIIIe s., l’activité de classification est pratiquée dès la philosophie grecque et semble être
inhérente à la raison. Aristote est le premier philosophe à
construire, par sa distinction des genres, des substances
secondes (espèces) et des substances premières (êtres individuels), une classification ou un système de concepts qui
permet d’élaborer une théorie de la définition : une substance seconde est définie par la mention du genre duquel elle
relève et de la différence spécifique qui la caractérise 1. Par
exemple, l’homme est un animal raisonnable. Quant à l’individu, si on peut le ranger sous telle espèce et sous tel genre
en ce qu’il est le support de toute classification en genres et
en espèces, il échappe toujours, en tant qu’être individuel, à
une définition : on ne peut définir Socrate, mais on peut dire
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que Socrate est un homme (qu’il appartient à l’espèce homme
et au genre animal).
Aristote, s’il est l’auteur des Catégories, est aussi l’auteur
de la première histoire naturelle, qu’il a appelée les Parties
des animaux. Il exprime ainsi, dans son oeuvre, la corrélation d’un système logique de classification et d’une pratique
effective de classification des êtres qui se double, comme
toute classification, d’une hiérarchisation des êtres. Aristote
distingue les êtres naturels (qui ont un principe interne de
mouvement) des êtres artificiels (qui ont un principe externe
de mouvement), puis, au sein des êtres naturels, il distingue
les êtres animés (dotés d’une âme, c’est-à-dire d’un principe
de vie) des êtres inanimés et, enfin, au sein des êtres animés,
il sépare les espèces végétales (qui ont une âme seulement
végétative ou nutritive) des espèces animales (qui ont une
âme dotée en plus d’une fonction sensitive ou motrice, au
sein desquelles il isole l’espèce humaine, qui est la seule à
posséder une âme dotée d’une fonction rationnelle).
La classification devient aux XVIIe et XVIIIe s. une discipline
à part entière, mais qui, paradoxalement, n’a pas de contenu
disciplinaire : elle vise tout objet, aussi bien les êtres vivants,
les concepts, les connaissances que les sciences, les arts ou
les métiers. Elle répond, avec l’entreprise encyclopédique,
au projet cartésien d’une mathesis universalis, d’une science
universelle de l’ordre et de la mesure, dotée d’une double
exigence d’unité (qui dit classification dit hiérarchie et unité
donnée par l’objet premier ou la valeur première, que ce
soit un être transcendant – Dieu [pour les métaphysiciens
du XVIIe s.] ou l’Esprit ou la Raison [pour Hegel] – ou une
science [les mathématiques, par exemple]) et d’exhaustivité –
on cherche à classer tous les êtres vivants, d’où l’émergence
de la taxinomie qui est la science de classification des êtres
vivants.
Linné, au XVIIIe s., construit un système de classification
qui est aujourd’hui encore incontournable 2. Il invente la classification des êtres par nomenclature binominale en latin (un
substantif dont la première lettre est en majuscule pour le
genre, un adjectif pour l’espèce : par exemple, tout botaniste
reconnaît derrière Brassica rapa la plante qu’on appelle communément en français le chourave). Le système de Linné, qui
donnait une langue pratique, simple et universelle aux botanistes, s’est révélé tellement économique qu’il s’est étendu à
toutes les espèces, y compris les espèces paléontologiques
(Homo habilis, par exemple). Cette extension du système de
classification de Linné à la paléontologie s’explique par la
proximité de la taxinomie et de la théorie de l’évolution : c’est
au cours de la classification des Invertébrés et par sa mise
en ordre que Lamarck a commencé à construire sa théorie
de l’évolution 3. On pourrait dire la même chose de Darwin,
qui a effectué pendant plusieurs années, lors de son voyage
à bord du Beagle, un immense travail d’observation et de
classification des espèces avant d’écrire l’Origine des espèces 4.
La classification permet dorénavant de ranger les êtres
vivants selon une perspective synchronique, mais également
diachronique. Aujourd’hui, la distinction des caractères apomorphes (évolués, dérivés) et plésiomorphes (ancestraux
et primitifs) permet un raisonnement classificatoire et phylétique. Un caractère apomorphe indique que l’espèce s’est
engagée dans une spécialisation, et cette dérive est irréversible : si les caractères apomorphes d’une espèce A n’existent
pas chez une espèce plus récente B, alors A ne peut être à
l’origine de B. Au contraire, un trait plésiomorphe est un trait
archaïque au sens d’ancestral, il peut être retenu par une
espèce, mais n’apporte pas d’information d’ordre phylétique :
que les caractères plésiomorphes d’une espèce A existent ou
n’existent pas chez une espèce plus récente B, on ne peut rien
en conclure. Par exemple, Homo neandertalensis (espèce A)
a le trait plésiomorphe d’une main à cinq doigts ou d’un
pied à cinq orteils ; l’espèce actuelle du Cheval (espèce B)
ne possède pas ce trait (il a un pied à seul doigt, caractère
apomorphe), et Homo sapiens (autre espèce B), en revanche,
le possède, mais aucune information classificatoire entre A
et B n’émane de ces constats ; si, à présent, on appelle A
l’espèce du Cheval archaïque qui vivait il y a 200 000 ans, cet
ancêtre du Cheval actuel avait déjà le trait apomorphe d’un
pied à un seul doigt, et, si l’on prend pour espèce B Homo
neandertalensis (qui a vécu entre 150 000 et 30 000 ans) ou
Homo sapiens (apparu il y a environ 120 000 ans), on en
conclut que A, le Cheval archaïque, ne peut être à l’origine
de B, Homo neanderthalensis ou Homo sapiens.
Véronique Le Ru
✐ 1 Aristote, Les Catégories, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1959 ; Les
Parties des animaux, trad. J.-M. Leblond, livre premier, Aubier,
Paris, 1945.
2 Linné, C. (von), L’équilibre de la nature, textes traduits par
B. Jasmin, Vrin, Paris, 1972.
3 Lamarck, J.-B. (de), La philosophie zoologique, 1809, GarnierFlammarion, Paris, 1994.
4 Darwin, Ch., L’origine des espèces, 1880, trad. E. Barbier, La
Découverte, Paris, 1989.
Voir-aussi : Coppens, Y., Pré-ambules : les premiers pas de
l’Homme, Odile Jacob, Paris, 1988.
Mayr, E., « Classification », in Dictionnaire du darwinisme, PUF,
Paris, 1996.
Tort, P., La raison classificatoire, Aubier, Paris, 1989.
! ENCYCLOPÉDIE, ENCYCLOPÉDISME, MÉTHODE, ORDRE
BIOLOGIE
En biologie, distribution d’êtres naturels dans des
classes logiques (ordre, genre, espèce, etc.).
L’essor des classifications du monde vivant au XVIIIe s. a ravivé les anciennes querelles des universaux. Nominalistes et
essentialistes se sont opposés, les uns proposant des « systèmes » artificiels utilisant le moins de critères possibles et
revendiquant des qualités heuristiques ; les autres décrivant
des « méthodes », souvent « naturelles », réunissant le plus de
critères possibles pour affirmer la naturalité des regroupements effectués.
La classification linnéenne (1758), dite « descendante »,
repose sur l’absence / présence d’un ensemble de caractères
diagnostiques, et ne prend pas en compte une potentielle
parenté.
La classification phylogénétique, s’appuyant sur l’hypothèse darwinienne d’ancêtre commun, reflète les parentés
entre les organismes grâce à des critères morphologiques.
La méthode cladiste (W. Hennig, 1950) fonde sa classification sur des groupes dits « monophylétiques », c’est-à-dire
comprenant tous les descendants d’un même taxon (groupe
d’organismes désigné comme unité formelle dans un cadre
classificatoire : classe, genre, famille, etc.) ancestral.
▶ Les nouvelles méthodes d’investigation du vivant permettent
de prendre en compte, entre autres, des caractères moléculaires qui complètent ainsi les données morphologiques.
Cédric Crémière
✐ Dagognet, Fr., le Catalogue de la vie. Étude méthodologique
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
159
sur la taxinomie. PUF, Paris, 1970.
Daudin, H., De Linné à Jussieu : méthodes de la classification et
idée de série en botanique et en zoologie (1740-1790), F. Alcan,
Paris, 1926 (Éditions des archives contemporaines, Montreux,
1983).
Daudin, H., Cuvier et Lamarck : les classes zoologiques et l’idée
de série animale (1790-1830), F. Alcan, Paris, 1926 (Éditions des
archives contemporaines, Montreux, 1983).
Simpson, G. G., « The principles of classification and a classification of mammals », in Bulletin of the American Museum of
Natural History, 1945, 85 : 1-350.
Tassy, P., l’Arbre à remonter le temps. Les rencontres de la systématique et de l’évolution, Bourgois, Paris, 1991.
Tassy, P. (coord.), l’Ordre et la diversité du vivant, Fayard-fondation Diderot, Paris, 1986.
CLIMAT
Du grec klima, l’inclinaison (de la Terre par rapport aux rayons du
Soleil).
POLITIQUE
Dans la pensée politique classique, le milieu physique
(essentiellement atmosphérique) en tant qu’il exerce une
influence sur les moeurs des différents peuples.
Selon la fameuse formule de Montesquieu, « l’empire du climat est le premier de tous les empires » 1, en ce sens qu’il
constitue chronologiquement le premier élément qui détermine l’histoire des peuples. C’est essentiellement la température de l’air qui permet à l’auteur de l’Esprit des lois de
distinguer des grandes zones et d’associer l’esprit d’un peuple
à son environnement climatique – la chaleur se prêtant au
despotisme, le froid à la liberté et les températures tempérées
à l’industrie.
Il convient d’éviter une interprétation simpliste du rôle
du climat. En effet, Montesquieu précise qu’il faut toujours
rapporter les lois au « genre de vie des peuples » qui, ici,
désigne avant tout le mode économique d’existence. Autrement dit, de l’étude des pesanteurs physiques proprement
dites, il convient de passer à une prise en compte des besoins
naturels, selon laquelle « la qualité du terrain » et l’organisation économique et sociale conduisent les peuples à des
institutions politiques (nature) et à des lois civiles (principe)
déterminées 2. De plus, le fait que les lois se rapportent au
déterminisme géographique ne signifie pas systématiquement
qu’elles doivent le ratifier : « Plus les causes physiques portent
les hommes au repos, plus les causes morales doivent les en
éloigner » 3. Autrement dit, la liberté et le devoir du législateur
sont partie prenante dans la nature des choses, qui s’exprime
dans les lois.
André Charrak
✐ 1 Montesquieu, Ch.-L. (de), Esprit des lois, liv. XIX, chap. XIV.
2 Ibid., liv. I, chap. III.
3 Ibid., liv. XIV, chap. V.
Benrekassa, G., Montesquieu, la liberté et l’histoire, Le Livre de
Poche, Paris, 1987.
Binoche, B., Introduction à l’Esprit des lois de Montesquieu,
PUF, Paris, 1998.
! MOEURS
CLINAMEN
! DÉCLINAISON
COEUR
En allemand : Herz ; Gemüt, dont la racine est Mut, « le courage ».
Herz : central chez les poètes et philosophes romantiques allemands
(Goethe) jusqu’à Hegel compris ; présent dans la psycho-physiologie de
la fin du XIXe s. (Fechner, Helmholtz, mais aussi Feuerbach, Schopenhauer,
Nietzsche) ; Gemüt : déterminant dans la mystique allemande (Eckhart,
Boehm, Angelus Silesius ; réinvesti en un sens plus neutre par Kant et
Fichte ; encore utilisé dans l’idéalisme du XIXe s. (Schlegel, Hegel),
mais en
un sens beaucoup plus restreint ; en phénoménologie, le terme apparaît
aussi, selon une acception très limitée ; enfin, c’est en psychopathologie et en psychiatrie que Gemüt retrouve certaines de ses lettres de
noblesse.
PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE
Herz et Gemüt ont en partage la sphère des émotions
et des affects ; mais leurs terrains respectifs d’enracinement
demeure hétérogène, et leur histoire ne se recoupe au fond
que fort partiellement : le premier terme trouve son inflexion
principale dans la dimension organique voire physiologique,
tandis que le second reçoit une acception plus globale, soit
spirituelle, soit affective et existentielle. En fonction des perspectives et des époques, on sera néanmoins amené à interroger la pertinence de cette polarisation entre le physique /
physiologique et le spirituel / existentiel.
De la mystique au romantisme : émergences et
empiétements
Dans la mystique allemande (Echkart 1, Boehm), Gemüt désigne le monde intérieur de l’homme, la profondeur et la
force de son intimité avec Dieu, au point de faire s’effondrer
l’opposition entre raison / entendement et sensation / sensibilité ; c’est d’ailleurs une acception globale, quoique laïcisée,
que perpétuent à leur manière Kant 2 et Fichte, en faisant du
Gemüt un principe général de l’être humain qui excède les
différentes facultés (entendement, imagination, raison, sensibilité), et se trouve en ce sens parfois traduit par « esprit »
ou entendu comme le foyer de l’affectivité originaire ; par
contraste, Schopenhauer 3 identifie le Gemüt au thumos grec
(« courage »), ce qui le situe dans la sphère des valeurs et
des affects ; c’est là qu’intervient une première conjonction
possible avec Herz, lequel a été principalement thématisé par
les romantiques (Herder, Goethe) au titre de foyer des sentiments et des affects ; il en va de même chez Hegel, qui, dans
son Esthétique, place ensemble Herz et Gemüt du côté des
pulsions naturelles et des passions.
Psycho-physique, phénoménologie et
psychiatrie : lignes de fracture
Alors que Herz acquiert un sens exclusivement physiologique
dans la psycho-physique de la fin du XIXe s. (Fechner, Wundt,
Helmholtz), Gemüt se voit délimité par les phénoménologues (Brentano 4, Husserl 5, Scheler 6) comme ressortissant de
l’expression des actes émotionnels (sentiments, affects) ; ce
n’est que dans la psychiatrie naissante (E. Kraepelin 7) ou plus
récente (H. Albrecht 8, H. Tellenbach 9) que Gemüt acquiert un
sens à nouveau plus englobant, étendu à la dimension sociale
via la perception des atmosphères (moods, Stimmungen) ;
très récemment, enfin, le phénoménologue G. Strasser 10 a su
ressaisir l’ampleur du phénomène du Gemüt en lui conférant
à son tour le statut intégrant de la dimension centrale, affectivo-spirituelle, de notre vie psychique.
Natalie Depraz
✐ 1 Echkart, J., Sermons-Traités, Gallimard, Paris, 1987.
2 Kant, E., Opus Posthumum, PUF, Paris, 1986.
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
160
3 Schopenhauer, A., Die Welt als Wille und Vorstellung, Frankfurt, Suhrkamp, 1986.
4 Brentano, F., La psychologie d’un point de vue empirique, 1883.
5 Husserl, E., Idées directrices...I, Paris, 1950.
6 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie, Bern &
München, Francke Verlag, 1973.
7 Kraepelin, E., Psychiatrie, 1889.
8 Albrecht, Über das Gemüt, 1961.
9 Tellenbach, H., Le goût et l’atmosphère, PUF, Paris, 1982.
10 Strasser, G., Das Gemüt, Utrecht, 1956.
! AFFECT, ÂME, ÉMOTION, ESPRIT
COGITO
Mot latin signifiant je pense.
MÉTAPHYSIQUE
Premier principe, donné dans une expérience radicale
où l’âme suspend toutes ses connaissances, que rencontre
Descartes dans la recherche de la vérité.
Le cogito est le premier principe que rencontre Descartes dans
l’itinéraire qui conduit du doute généralisé à la constitution
d’une science certaine. Lors même que je doute, je découvre
ce doute comme l’opération de l’ego qui pense et, dans ce
moment, qui se saisit comme existant. Et cette découverte est
immédiatement féconde, puisqu’elle permet de dégager une
règle générale de vérité qu’il sera possible d’appliquer aux
autres connaissances : « Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du
tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis
la vérité, sinon que je vois très clairement que pour penser il
faut être : je jugeai que je pouvais prendre, pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et
fort distinctement sont toutes vraies » 1.
Le cogito me désigne donc mon existence en toute évidence au moment où je la pense, même s’il ne m’instruit pas
encore sur le caractère substantiel de cette existence. Autrement dit, et jusque dans l’hypothèse d’un Dieu trompeur qui
ferait tomber dans l’incertitude les évidences passées, il est
certain que j’existe lorsque je pense, même si je ne reconnais
pas encore la pensée comme l’essence de cette existence :
« [...] qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais
faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque
chose » 2. Cette vérité exceptionnelle résiste donc au doute,
mais elle ne le supprime pas, en ce qu’elle ne convertit pas
les raisons de douter en raisons de croire ce qu’elles nient.
En somme, le doute ne s’arrête pas devant un objet privilégié,
mais, bien plutôt, se renverse : il cesse de viser un objet pour
s’apercevoir lui-même comme acte de l’ego et laisse place à
une affirmation d’existence.
Faut-il cependant considérer que l’existence est conclue
de la pensée ? Cette présentation du cogito comme opération
réflexive ne correspond sans doute pas à la vérité de l’expérience visée par Descartes. Les changements qui, du Discours
de la méthode aux Méditations, affectent la présentation de
l’ego cogito s’avèrent à cet égard très instructifs. Selon la formule du Discours, il revient bien à la cogitatio de conduire
à l’existence : je pense donc je suis. La formulation originale
de la seconde Méditation est bien plus adéquate, qui biffe le
moment antérieur de la cogitatio pour passer directement à
l’existence : « Ego sum, ego existo ». Ce n’est pas que la pensée disparaisse ici ; elle se donne plutôt comme un acte (pensée pensante), et non comme un objet qui devrait être pensé
pour accéder à l’existence. Il reste évidemment à déterminer
comment l’existence peut ainsi intervenir dans la cogitatio.
C’est ce que permet de comprendre la thèse de Hintikka sur
la performance du cogito – le cogito est un performatif parce
qu’énoncé en première personne, il n’a besoin d’aucune vérification empirique mais valide ce qu’il dit du simple fait qu’il
le dit 3. L’énoncé est performatif lorsqu’il se réalise du moment
qu’il s’énonce ; et c’est ainsi que le cogito conclut à l’existence, non point à partir d’une pensée pensée, mais bien de
la pensée pensante qui pense directement qu’elle est. L’existence ne s’ajoute pas à l’énoncé comme un résultat distinct
mais elle se confond véritablement avec lui, comme le souligne très clairement Descartes : « [...] enfin il faut conclure, et
tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est
nécessairement vraie, toutes les fois que je prononce, ou que
la conçois en mon esprit » 4.
André Charrak
✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié,
Paris, Garnier, 1988, t. I, p. 604-605.
2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Méditation seconde,
éd. citée, t. II, p. 415.
3 Hintikka, J., « Cogito ergo sum, comme inférence et comme
performance », trad. in Revue de métaphysique et de morale,
2000 (1).
4 Descartes, R., « Méditation seconde », p. 415-416.
! DOUTE, PRINCIPE
∼ LE COGITO CHEZ SAINT AUGUSTIN
GÉNÉR., PHILOS. CONN.
Acte mental par lequel le sujet, par un retour de sa
conscience sur elle-même, s’assure du fait indiscutable de
son existence en tant que sujet pensant.
Saint Augustin est sans doute l’un des premiers à avoir formulé ce principe, sous forme d’un argument contre la philosophie de la Nouvelle Académie. Cette École, fondée par
Arcésilas de Pitane au IIIe s. avant J.-C., qui s’apparente fort au
scepticisme, nie qu’il y ait des critères de vérité et préconise
la suspension du jugement. S’étant mis dans l’état d’esprit
d’un académicien qui, par crainte de se tromper, préférerait
douter de tout, y compris de sa propre existence, une certitude s’impose alors à saint Augustin : pour douter il faut
être, on peut donc douter de tout sauf d’exister : « Celui qui
n’existe pas ne peut pas se tromper. C’est pourquoi je suis,
si je me trompe. Donc, puisque je suis si je me trompe, comment puis-je me tromper en croyant que je suis ? »1
La portée du cogito est beaucoup plus large qu’elle n’en
a d’abord l’air, en effet, ce n’est pas tant l’objet du cogito
qui importe, à savoir la certitude que nous existons, que la
manière dont ce cogito se déploie : si l’homme est capable de
connaître quelque chose avec certitude, à savoir lui-même,
c’est qu’il possède une faculté qui lui permet d’accéder à
cette certitude : la pensée. Par le cogito, l’homme prend donc
connaissance non seulement de son existence mais aussi et
surtout de sa nature pensante : « Même s’il doute, il vit ; s’il
doute d’où vient son doute, il se souvient ; s’il doute, il comprend qu’il doute ; s’il doute, il veut arriver à la certitude ; s’il
doute, il pense ; s’il doute, il sait qu’il ne sait pas ; s’il doute,
il sait qu’il ne faut pas donner son assentiment à la légère. On
peut donc douter du reste, mais de tous ces actes de l’esprit,
on ne doit pas douter ; si ces actes n’étaient pas, impossible
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
161
de douter de quoi que ce soit. » 2. Le cogito augustinien vient
ainsi réfuter l’aporie développée par Sextus Empiricus (IIe-IIIe
s. après J.-C.), sceptique grec qui professe que « si l’intelligence se perçoit elle-même, ou bien c’est elle tout entière qui
se perçoit, ou bien elle se perçoit par quelque partie d’ellemême. Or le premier cas est impossible ; car si c’est elle tout
entière qui se perçoit, elle sera tout entière perception et
percevante, et, si elle est tout entière percevante, il n’y aura
plus rien qui soit perçu [...]. L’intelligence ne peut davantage
user d’une partie d’elle-même pour se percevoir : car comment cette partie se percevra-t-elle elle-même ? Est-ce cette
partie tout entière qui se perçoit ? Elle n’a plus alors rien à
percevoir. Est-ce par une partie d’elle-même ? On demande
alors comment cette partie se perçoit, et ainsi à l’infini. » 3. Si
saint Augustin arrive à résoudre le problème de la réflexivité
de la pensée sur elle-même, c’est parce qu’il met en lumière
que l’aporie de Sextus Empiricus repose sur un postulat erroné selon lequel la connaissance de soi procède de la même
manière que la connaissance objective, c’est-à-dire en distinguant ce qui connaît de ce qui est connu, en séparant le sujet
de l’objet de la connaissance. Or, en réalité, comme le montre
saint Augustin (en particulier dans La Trinité, X, III, 5), dans
la connaissance de soi, l’âme se connaît simultanément en
tant que sujet et objet.
Cogito augustinien et cogito cartésien
On peut voir une certaine ressemblance entre le cogito augustinien et le cogito cartésien, mais en ce qui concerne une
possible influence de la pensée de saint Augustin sur celle de
Descartes, les avis divergent. Pour certains commentateurs, le
cogito cartésien est véritablement novateur et introduit une
dimension nouvelle par rapport au cogito augustinien. Ainsi,
Pascal affirme que là où saint Augustin ne fait que parler du
cogito « à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue
et plus étendue », Descartes, lui, a aperçu dans ce mot « une
suite admirable de conséquences. » 4.
Mais il faut reconnaître que l’attitude de Descartes semble
ambiguë : face à l’accusation portée contre lui par Arnauld 5,
accusation selon laquelle Descartes se serait très amplement
inspiré du cogito augustinien pour élaborer le sien, Descartes
ne se justifie pas réellement. Plutôt que d’opposer des arguments pour s’innocenter, Descartes feint de prendre l’accusation d’Arnauld pour un hommage, et il répond : « Je ne
m’arrêterai point ici à le remercier du secours qu’il m’a donné
en me fortifiant de l’autorité de saint Augustin. » 6. Il ajoute
encore : « il ne me semble pas s’en servir à même usage que
je fais. » 7.
Portés par cette ambiguïté de Descartes, certains commentateurs pensent voir dans la pensée de Descartes une
influence certaine de la pensée de saint Augustin. Descartes
ne serait alors qu’un « plagiaire », et sa formulation du cogito
serait beaucoup moins probante que celle de saint Augustin : « Saint Augustin est en fait parti du cogito pour prouver,
non seulement l’existence de la certitude et de la vérité, mais
encore l’existence de Dieu, l’immatérialité de l’âme, la distinction de l’homme et de l’animal. » 8. Ainsi « le cogito n’est pas
un mot écrit à l’aventure comme le laisserait entendre Pascal,
mais le résultat d’une réflexion longuement mûrie et reprise
par cinq fois, depuis le moment de sa conversion jusqu’à la
fin de sa vie. »9 (d’abord dans les Soliloques, puis dans la
vie heureuse II, 7, puis dans le libre arbitre II, 3, 7, ensuite
dans la Trinité X, 10, 14-16, et enfin dans la cité de Dieu
XI, ch. 26). Fénelon déclare ainsi que « si un homme éclairé
rassemblait dans les livres de saint Augustin toutes les vérités
sublimes que ce Père y a répandues comme par hasard, cet
extrait fait avec choix, serait très supérieur aux Méditations de
Descartes, quoique ces Méditations soient le plus grand effort
de l’esprit de ce philosophe. » 10.
L’attitude la plus sage semble donc être celle de E. Gilson
d’après qui : « [...] nous ne saurons sans doute jamais dans
quelle mesure Descartes a pu être touché, directement ou
indirectement, par saint Augustin ou par la tradition augustinienne, et il serait d’ailleurs imprudent de méconnaître ce
qu’a d’original le cogito cartésien, mais la parenté des doctrines est évidente même à qui ne pousse pas la comparaison
des textes jusque dans le détail ; pour l’un et l’autre philosophe, le doute sceptique est une maladie d’origine sensible
dont l’évidence de la pensée pure est le remède, et cette
première certitude ouvre la route qui, par la démonstration
de la spiritualité de l’âme, conduit à la preuve de l’existence
de Dieu. » 11.
Il faut remarquer que malgré les nombreuses ressemblances qui existent entre le cogito augustinien et le cogito
cartésien, il y a également une différence essentielle entre
les deux démonstrations. En effet, il est significatif que là
où Descartes passe directement du doute à la pensée puis à
l’être (« Je doute, donc je pense, donc je suis. »), saint Augustin pose une étape supplémentaire, à savoir la vie. Dans un
cas l’accent est mis sur la pensée (chez Descartes) tandis que
dans l’autre cas l’accent est mis sur la pensée de la vie (chez
saint Augustin) 12. Il y a donc un réalisme immanent au cogito
augustinien, alors que chez Descartes, c’est l’idéalisme qui
découle du cogito 13. En résumé, il y a donc chez Descartes un
idéalisme provoqué par le fait qu’il prend le cogito en dehors
de l’être alors que saint Augustin, lui, rend indissociables être,
vie et pensée. Ainsi, les deux cogito étant de natures distinctes, il n’y a peut-être pas lieu de chercher une filiation ou
un héritage entre les deux.
Tiphaine Jahier
✐ 1 Saint Augustin, La cité de Dieu, XI, XXVI.
2
Saint Augustin, La Trinité, X, X, 14.
3 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 310.
4 Pascal, B., De l’art de persuader in Pensées et Opuscules, Hachette, éd. Brunschvicg (minor), Paris, p. 192.
5 Arnauld, Quatrièmes objections aux méditations métaphysiques, Descartes in OEuvres philosophiques, op. cit., t. II, Paris,
1996, p. 633.
6
Descartes, R., Réponses aux quatrièmes objections aux méditations métaphysiques, in OEuvres philosophiques, op. cit., t. II,
Paris, 1996, p. 658.
7 Descartes, R., Lettre à Mersenne du 25 mai 1637.
8 Boyer, Ch., L’idée de vérité dans la philosophie de saint Augustin, Beauschesne, Paris, 1920, p. 40.
9 Vannier, M.-A., « Les anticipations du cogito chez saint Augustin », p. 668, in Revista Augustiniana, Madrid, 1997.
10 Fénelon, Lettre sur la métaphysique, (lettre quatrième).
11 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin,
Paris, 1987, p. 55.
12 Allard, G.-H., « Le contenu du cogito augustinien », Dialogue,
1965-1966, p. 466.
13 Cayré, F., Initiation à la philosophie de saint Augustin, Desclée de Brouwer, Paris, 1947, p. 267.
! AUGUSTINISME, DOUTE
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
162
∼ LE COGITO CHEZ KANT ET HUSSERL
GÉNÉR., PHILOS. CONN.
Le cogito est un principe qui survivra à Descartes. C’est
par le cogito que va s’opérer un retournement complet
dont on percevra l’écho dans la « révolution copernicienne »
décrite par Kant dans la Critique de la raison pure : par
le primat de la pensée sur tout objet connu, la connaissance de la constitution de la raison devenant la condition
nécessaire et suffisante, l’étape obligée pour connaître les
objets extérieurs : « Les diverses représentations qui sont
données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes
ensemble mes représentations si elles n’appartenaient pas
toutes ensemble à une conscience de soi, c’est-à-dire qu’en
tant qu’elles sont mes représentations (bien que je n’en aie
pas conscience à ce titre) elles doivent pourtant être nécessairement conformes à la condition sous laquelle seulement
elles peuvent être réunies dans une conscience générale de
soi, puisque autrement elles ne m’appartiendraient pas entièrement ». Ainsi, la condition nécessaire à la connaissance
est chez Kant l’unification par le sujet du divers des données sensibles : « Tout le divers de l’intuition a un rapport
nécessaire au Je pense dans le même sujet où se rencontre
ce divers. » 1. Mais, selon A. Philonenko qui se fait ici le
porte-parole de Kant, « penser cette condition transcendantale uniquement comme sens interne, ou comme conscience
empirique, c’est sombrer dans le psychologisme et ébaucher
une philosophie du sujet, auquel toutes les représentations
seront réduites et intégrées puisqu’il manquera un principe
de détermination – enfin, penser cette conscience empirique
elle-même comme substance, comme le fait Descartes, c’est
élever au rang de « chose en soi » [...] le simple phénomène
déterminable qu’est le sens interne et ainsi succomber aux
paralogismes de la dialectique de la raison pure. » 2. Selon
Kant, si Descartes a eu le mérite de poser, à travers le cogito, le Je pense comme condition suprême de toute pensée,
il reste qu’il a confondu la condition ou méthode qu’est le
cogito avec un existant, un être ou une chose, ce qui l’a
conduit, erreur fatale, à séparer le Je pense de la connaissance dont il est le principe méthodique.
Dans sa phénoménologie, Husserl reprend lui aussi la
formulation cartésienne du cogito, même s’il se refuse à
« réifier » la pensée, à en faire une chose coupée de l’objet
à connaître, et s’il suppose par sa conception de l’intentionnalité que la pensée est nécessairement pensée de quelque
chose. Et c’est sans doute lui qui résume le mieux la place
fondamentale qu’occupe, à travers le cogito, la pensée
de Descartes dans l’histoire de la philosophie : « Avec lui
(Descartes) la philosophie change totalement d’allure et
passe radicalement de l’objectivisme naïf au subjectivisme
transcendantal. » 3.
Tiphaine Jahier
✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Analytique transcendantale, I, ch. II, Section 2, para 16.
2 Philonenko, A., L’oeuvre de Kant, Vrin, Paris, t. 1, 1969, p. 164.
3 Husserl, E., Méditations cartésiennes, Introduction à la phénoménologie, Paris [Armand Colin, 1931], Vrin, Paris, 2001, p. 21.
! DOUTE
COGNITION
« Les sciences cognitives »
COHÉRENCE (THÉORIE DE LA VÉRITÉ
COMME)
Cette théorie est attribuée aux philosophies monistes de Spinoza, de
Hegel ou de Bradley, mais aussi à certains épistémologues contemporains.
ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.
Thèse selon laquelle la vérité d’une pensée dépend
de son appartenance à un ensemble cohérent d’autres
pensées.
Le concept de vérité comme cohérence remonte aux idéalistes britanniques du XIXe s., comme F. H. Bradley, qui soutenaient des versions de l’idée hégélienne selon laquelle « le
vrai c’est le tout ». Dans la mesure où la relation de cohérence porte sur des jugements, indépendamment de leur rapport à une réalité extérieure, la théorie cohérentiste du vrai
tend à réduire l’être à la pensée. Russell 1 la critiqua au nom
de l’atomisme logique, selon lequel nos jugements peuvent
être rendus vrais par des faits indépendants, au nom d’une
conception de la vérité comme correspondance. Ensuite, la
théorie cohérentiste a été défendue par des épistémologues
positivistes, comme Neurath, qui soutiennent que les énoncés
scientifiques ne sont pas vrais isolément, mais globalement.
Cette thèse est souvent associée au « holisme » de Quine, qui
s’inspire de la philosophie des sciences de Duhem.
▶ Si on la dissocie de ses implications mystiques renvoyant
à une intuition du Tout, la théorie de la vérité-cohérence
fait face à deux difficultés. Comment définir la relation de
cohérence ? La simple non-contradiction entre jugements
est insuffisante, car des ensembles d’énoncés faux mais non
contradictoires peuvent être cohérents. Et si la vérité d’un
ensemble de propositions dépend seulement de leurs relations entre elles, comment rendre compte des connaissances
perceptives, qui semblent dépendre de l’expérience d’une
réalité externe ?
Pascal Engel
✐ 1 Russell, B., Signification et vérité, Flammarion, Paris, 1969.
Voir-aussi : Walker, R., The Coherence Theory of Truth, Routledge, Londres, 1989.
! CONNAISSANCE, CORRESPONDANCE, HOLISME, VÉRITÉ
Les sciences cognitives
Le mot « cognition » vient du latin cognoscere et il a approximativement la même
extension que le mot « intelligence ». Les
sciences cognitives étudient l’ensemble des
manifestations de l’intelligence humaine. Comment un
bébé humain apprend-il la référence des mots de sa
langue maternelle ? Comment reconnaît-on un visage
qu’on n’a pas revu depuis vingt ans ? Pourquoi est-il plus
facile de mémoriser le Petit Chaperon rouge qu’une liste
de numéros de téléphone ? Pourquoi est-il plus facile de
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163
juger « 9 est plus grand que 2 » que « 6 est plus grand
que 5 » ? Pourquoi la couleur des objets nous paraîtelle constante en dépit des variations dans les longueurs
d’onde de la lumière qu’ils réfléchissent ? Quel rôle
jouent les émotions dans les prises de décision ?
L’importance théorique des sciences cognitives tient à trois
caractéristiques. Premièrement, les sciences cognitives poursuivent par d’autres moyens – des moyens scientifiques, formels et expérimentaux – le projet traditionnel de ce qu’on
nomme en philosophie l’« épistémologie », c’est-à-dire la
théorie de la connaissance. Les sciences cognitives ont en
effet pour ambition de fournir une connaissance des mécanismes de la connaissance qui soit aussi exacte, objective
et impartiale que la connaissance physique des particules
élémentaires, la connaissance chimique des molécules ou la
connaissance biologique des cellules vivantes. Deuxièmement, les sciences cognitives occupent l’interface entre les
sciences humaines et les sciences de la nature. Comme les
sciences humaines, elles étudient la formation et la transformation des représentations mentales. Comme les sciences de
la nature, elles ont l’ambition d’offrir des explications causales. Enfin, si les sciences humaines ont pour vocation d’étudier le rôle des idées dans la vie des hommes et des femmes,
les sciences cognitives ont pour vocation de nous renseigner
sur le propre de l’homme, c’est-à-dire sur ce qui distingue
l’intelligence humaine de l’intelligence des machines et des
animaux.
Dans le foisonnement des paradigmes théoriques et expérimentaux en sciences cognitives, trois thèmes retiendront
notre attention en raison de leur intérêt philosophique intrinsèque. La théorie computationnelle de l’esprit constitue un
cadre pour une conception moniste matérialiste de la pen-
sée. Les recherches sur le développement ontogénétique des
capacités cognitives du bébé humain suggèrent que l’intelligence humaine n’est pas un système polyvalent de résolution
de problèmes généraux. Enfin, les recherches sur les illusions
cognitives démontrent l’importance du format dans lequel les
problèmes sont traités par l’esprit humain.
LA THÉORIE COMPUTATIONNELLE DE L’ESPRIT
L ’étude des capacités cognitives du cerveau humain remonte au milieu des années 1950. Grâce aux progrès spectaculaires de la logique et des mathématiques, la construction
des premiers ordinateurs capables d’accomplir des opérations
numériques réhabilita sur des bases scientifiques l’idée déjà
émise au XVIIe s. par Hobbes et Leibniz selon laquelle penser, c’est calculer. Calculer, c’est manipuler, selon des règles,
des symboles dans un système formel, indépendamment de
leur sens. Un système formel est un langage dans lequel on
peut déterminer de manière mécanique si un ensemble de
propositions apporte la preuve d’un théorème. On dispose
de règles explicites déterminant si une suite de symboles est
une formule du système. On détermine la structure logique
des suites de symboles qui sont des formules du système.
On dispose de règles explicites de déduction ou de preuves
qui déterminent si une séquence de formules est une preuve
valide d’un théorème. Selon la célèbre thèse de Turing /
Church, toute manipulation ou fonction d’entiers que l’esprit
humain peut calculer effectivement peut être aussi calculée
par une « machine de Turing ». Une machine de Turing est
une machine abstraite munie d’un ruban abstrait infini, d’une
tête de lecture-et-d’écriture, et d’une table d’instructions (un
programme). À chaque instant, la tête est placée devant l’une
des cases du ruban. Elle est capable (1) de déterminer si la
case contient un symbole ; (2) si oui, de le lire ; (3) d’effacer
ce symbole ou (4) d’en inscrire un nouveau. Elle est enfin capable (5) de se déplacer d’une case le long du ruban à droite
ou à gauche en fonction des instructions contenues dans sa
table. Si la tête est placée devant une case dont le « contenu »
ne correspond à aucune instruction contenue dans la table,
la machine s’arrête.
Deux sortes d’arguments militent en faveur de la théorie
computationnelle de l’esprit : des arguments épistémologiques ou méthodologiques et des arguments ontologiques.
Premièrement, grâce au « computationnalisme », un système
cognitif peut être étudié à trois niveaux complémentaires
(Chomsky, Marr, Newell). On commence par caractériser une
compétence cognitive : par exemple, la capacité d’effectuer
des additions, c’est-à-dire d’associer un entier positif à toute
paire d’entiers positifs. On caractérise ensuite l’algorithme ou
la procédure particulière employée pour exécuter la compétence. Pour exécuter une addition, il faut choisir un système
de représentation des nombres entiers (par exemple, le système décimal et les chiffres arabes) et un ordre d’application
des opérations. Enfin, on recherche le mécanisme physique
grâce auquel l’algorithme est « implémenté » : une calculatrice
électronique et un cerveau humain sont deux mécanismes
physiques distincts susceptibles d’implémenter un algorithme
d’exécution d’une addition 1. Deuxièmement, la théorie computationnelle de l’esprit est compatible avec une conception
moniste matérialiste de la pensée. Souscrire au monisme matérialiste, c’est s’opposer au dualisme cartésien entre des entités (une « substance ») pensantes immatérielles et des entités
(une « substance ») étendues matérielles. Selon cette théorie
aujourd’hui défendue par Fodor 2 et Pinker 3, la pensée n’est
en effet rien d’autre qu’un ensemble d’opérations élémentaires effectuables par un dispositif physique inconscient.
L’ESPRIT HUMAIN : UN ENSEMBLE DE
COMPÉTENCES SPÉCIALISÉES
A u milieu des années 1950, les travaux de Chomsky sur
les propriétés combinatoires des grammaires des langues
humaines mirent en évidence le fait que savoir parler ou
avoir la « faculté de langage », c’est connaître implicitement
des règles syntaxiques et que ce savoir est riche, complexe,
largement inconscient et partiellement inné. Selon l’argument
dit de « la pauvreté du stimulus », tous les enfants humains apprennent uniformément la grammaire de leur langue maternelle. Or, grâce à leur expérience linguistique, ils n’ont accès
qu’à un sous-ensemble fini de l’ensemble infini des phrases
grammaticales de leur langue. Donc : les enfants humains
sont prédisposés génétiquement à acquérir la grammaire
d’une langue naturelle. Selon Chomsky, cette prédisposition
(nommée « grammaire universelle ») est propre à l’espèce
humaine et elle est spécialisée dans l’acquisition du langage 4.
Les travaux formels sur la faculté de langage ont donné
naissance à des recherches expérimentales en psycholinguistique sur la compréhension du langage chez l’adulte et
sur l’acquisition du langage chez le bébé humain. L’étude
de l’apprentissage du langage a, à son tour, inspiré des
recherches expérimentales sur le développement ontogénétique des capacités cognitives humaines dans différents
domaines cognitifs. Ces recherches s’appuient sur le paradigme méthodologique de la mesure de la durée du regard
du bébé. Cette méthodologie suppose qu’un bébé est enclin
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à regarder plus longuement un événement inattendu qu’un
événement familier. En mesurant la durée du regard du bébé,
les psychologues du développement ont obtenu des indices
expérimentaux sur la surprise, les anticipations et donc les
« connaissances » du bébé sur son environnement dans les
domaines de la physique naïve, la géométrie naïve, l’arithmétique naïve et la psychologie naïve.
Dans une série d’expériences réalisées par Wynn, des bébés de 4-6 mois voient un théâtre de marionnettes muni d’un
écran. Lorsque l’écran est abaissé, ils voient une main apporter un Mickey sur la scène. La main repart vide et l’écran est
relevé. Puis ils voient une main tenant un second Mickey
passer derrière l’écran et repartir vide. L’écran est abaissé et
on présente au bébé deux conditions : tantôt le bébé voit
deux Mickey sur la scène (situation arithmétiquement possible), tantôt il voit un Mickey (situation arithmétiquement
impossible). Les bébés de 4-6 mois regardent plus longtemps
la situation impossible que la situation possible. Les bébés
préfèrent-ils contempler un objet que deux objets ? Cette
hypothèse est réfutée par le fait que si on leur présente
deux Mickey et qu’on en soustrait un, les bébés regardent
plus longtemps deux objets qu’un seul. Peut-être les bébés
pensent-ils, non pas que 1 + 1 = 2, mais simplement que
1 + 1 = 1. L’expérience montre que les bébés regardent plus
longuement la situation correspondant à l’addition incorrecte
1 + 1 = 3 que celle correspondant à l’addition correcte. Les
bébés semblent capables d’extraire certaines informations
numériques élémentaires à partir des stimuli perçus 5.
À la suite d’expériences réalisées par Cheng et Gallistel sur
des rats adultes, Spelke et Hermes ont étudié les capacités
humaines de navigation. Elles ont constaté que, dans une
tâche de réorientation spatiale, à la différence des adultes,
les enfants de moins de 5 ans n’exploitent que les indices
géométriques sur la forme de l’environnement et négligent
les couleurs. Elles en concluent, d’une part, que la cognition
humaine inclut un « module » spécialisé dans le traitement
des propriétés géométriques de l’environnement. Elles supposent, d’autre part, que l’aptitude à combiner les informations géométriques et non géométriques dépend de la capacité d’utiliser des expressions spatiales du langage public
comme les mots « droite » et « gauche ». Spelke et Hermes ont
de surcroît montré que l’interférence entre une tâche de répétition verbale et une tâche de réorientation spatiale diminue
considérablement l’aptitude des adultes à combiner les informations géométriques et non géométriques requises pour
résoudre la tâche de réorientation spatiale. Ces recherches
suggèrent que la faculté de langage contribue à la flexibilité
des comportements humains de navigation dans l’espace, qui
se manifeste dans l’emploi d’artefacts aussi complexes que
les directions verbales, le compas, la boussole ou les cartes
géographiques 6.
Les recherches sur le développement ontogénétique des
capacités cognitives du bébé humain suggèrent fortement
que l’intelligence humaine n’est pas un système polyvalent
capable de résoudre n’importe quel problème général. La cognition humaine ne peut pas avoir pour tâche de construire
des « solutions générales » parce que, dans la nature, il n’existe
pas de « problème général ». L’intelligence humaine se révèle
donc être un ensemble adapté d’aptitudes à résoudre des
problèmes particuliers apparus au cours de l’évolution de
l’espèce.
L’ÉTUDE DES ILLUSIONS COGNITIVES
ET LA RATIONALITÉ
L es illusions de la perception visuelle – comme l’illusion
de Müller-Lyer – ont été abondamment étudiées par la
psycho-physique de la vision. L’étude psychologique des
inférences démonstratives et inductives (ou non démonstratives) soulève la question de savoir s’il existe aussi des
illusions cognitives. À la différence du modus ponens et du
modus tollens, la négation de l’antécédent – conclure « – q »
à partir des prémisses « p ! q » et « – p » – et l’affirmation du
conséquent – conclure « p » à partir des prémisses « p ! q »
et « q » – sont des sophismes. L’étude expérimentale du raisonnement démonstratif révèle que l’esprit humain succombe
facilement au charme des sophismes. L’étude des inférences
inductives et des jugements dans l’incertitude suggère que
l’esprit humain éprouve des difficultés dirimantes à apprécier
les probabilités.
Les psychologues Tversky et Kahneman, qui ont mené
des études pilotes sur l’aptitude humaine à raisonner dans
l’incertitude, ont notamment donné à des sujets la description
suivante : « Linda est une jeune femme intelligente de 31 ans.
Elle a une licence de philosophie. Lorsqu’elle était étudiante,
elle a milité contre les discriminations raciales et contre l’in-
justice sociale ». Ils ont demandé ensuite aux sujets d’estimer
respectivement la probabilité que Linda soit caissière dans
une banque et la probabilité qu’elle soit caissière dans une
banque et active dans le mouvement féministe. Typiquement,
80 % – 90 % des sujets violent la règle de la conjonction
de la probabilité selon laquelle la probabilité d’une conjonction ne peut excéder la probabilité de chaque membre de la
conjonction. Tversky et Kahneman ont expliqué cette illusion en invoquant ce qu’ils nomment l’« heuristique de représentativité » : compte tenu de la description, Linda est jugée
plus représentative (ou prototypique) des caissières dans
une banque qui sont féministes que des caissières dans une
banque en général 7. Le psychologue évolutionniste Gigerenzer a fait valoir que cette illusion cognitive diminue lorsque
le même problème est formulé en termes de fréquences naturelles : les sujets sont informés que 200 femmes satisfont la
description de Linda. Combien d’entre elles sont caissières
dans une banque ? Combien sont caissières dans une banque
et actives dans le mouvement féministe ? La violation de la
règle de la conjonction n’est plus commise que par 0 % à
20 % des sujets 8.
Supposons que la probabilité a priori qu’un individu ait le
cancer du côlon soit 0,3 %. La probabilité qu’un individu réagisse positivement à la coloscopie s’il a le cancer du côlon est
50 %. La probabilité qu’un individu réagisse positivement à la
coloscopie s’il n’a pas le cancer du côlon est 3 %. Quelle est
la probabilité qu’un individu ait le cancer du côlon s’il réagit
positivement à la coloscopie ? Dans cette version, la solution du problème requiert l’usage du théorème de Bayes 9.
Or, la même information peut être présentée dans un format
fréquentiste : 30 / 10 000 individus ont le cancer du côlon.
15 / 30 individus ayant le cancer réagissent positivement à la
coloscopie. 300 / 9 970 individus qui n’ont pas le cancer réagissent aussi positivement à la coloscopie. Dans cette population, si un individu réagit positivement à la coloscopie, quelle
est la probabilité qu’il ait le cancer du côlon ? On calcule la
réponse en divisant le nombre des individus ayant le cancer
du côlon et réagissant positivement au test par la somme de
ceux qui réagissent positivement au test sans avoir le cancer
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et de ceux qui ont le cancer et ne réagissent pas au test :
15 / (300 + 15). Ce nombre est légèrement inférieur à 5 %.
L’esprit humain paraît incontestablement mieux adapté pour
traiter l’information dans sa version fréquentiste que dans sa
version probabiliste.
Tversky et Kahneman ont découvert que certains problèmes de raisonnement dans l’incertitude engendrent de
véritables illusions cognitives lorsque le problème est présenté dans un certain format. Dans le domaine visuel, une
illusion perceptive conduit à une représentation fallacieuse
d’un stimulus visuel. Une illusion cognitive pousse l’esprit à
accepter une conclusion que les prémisses ne justifient pas.
Cette découverte ne plaide pas en faveur de la rationalité
des processus de raisonnement humains. Gigerenzer soutient cependant que l’esprit humain est spécialement préparé
pour la manipulation des fréquences naturelles et non pas
pour apprécier la probabilité des événements individuels. Ce
débat donne raison à Marr, le spécialiste de la vision computationnelle, qui avait souligné qu’un système de traitement de
l’information est sensible au format dans lequel l’information
lui est présentée.
▶ Grâce aux sciences cognitives, les êtres humains seront-ils
capables d’atteindre une compréhension scientifique détaillée de l’intelligence humaine ? Une connaissance scientifique
authentique des mécanismes de la connaissance est-elle possible ? Il est sans doute prématuré de prétendre répondre à
ces questions. Parce qu’elles occupent le carrefour entre les
sciences humaines et les sciences de la nature, les sciences
cognitives peuvent toutefois d’ores et déjà faire une contribution à la fameuse querelle sur le « dualisme méthodologique »
entre les Geisteswissenschaften (ou « sciences de l’esprit ») et
les sciences de la nature. Selon une tradition philosophique
allant d’Aristote à Hempel en passant par Hume et Mill, toute
explication scientifique est une explication causale et expliquer un phénomène particulier consiste à le subsumer sous
une ou plusieurs lois générales. Pour les partisans du « dualisme méthodologique », les « sciences de l’esprit » ont pour
tâche de comprendre les actions humaines. À la différence
des phénomènes physiques, astronomiques, chimiques,
géologiques ou biologiques, les actions humaines n’ont pas
seulement des causes, elles ont aussi des raisons. À la différence de l’explication causale d’un phénomène non humain,
la compréhension d’une action humaine consiste aussi, selon
les partisans du dualisme méthodologique, à découvrir ses
raisons. De surcroît, seule l’empathie permet de comprendre
les raisons d’un agent. Comme le montrent les recherches sur
le développement ontogénétique des compétences psychologiques, la perception d’une action humaine ne provoque
pas chez un bébé humain la même réponse que sa perception d’un stimulus physique quelconque. Non seulement les
sciences cognitives modifient les frontières entre les sciences
de la nature et les sciences humaines et sociales, mais grâce
à leur démarche expérimentale, elles contribuent aussi à une
meilleure compréhension scientifique des mécanismes de
l’empathie elle-même.
PIERRE JACOB
✐ 1 Marr, D., Vision, Freeman, San Francisco, 1982.
2 Fodor, J. A., The Elm and the Expert, MIT Press, Cambridge
(MA), 1994.
3 Pinker, S., How the Mind Works, Norton, New York, 1997.
4 Chomsky, N., Reflections on Language, Pantheon Books, New
York, 1975.
5 Dehaene, S., la Bosse des maths, Odile Jacob, Paris, 1997.
6
Hermer, L., et Spelke, E., « Modularity and Development : the
Case of Spatial Reorientation », Cognition, 61, 1996, pp. 195-232.
Hermer-Vasquez, L., et Spelke, E., « Sources of Flexibility in
Human Cognition : Dual-task Studies of Space and Language »,
Cognitive Psychology, 39, pp. 3-36, 1999.
7 Kahneman, S. D., et Tversky, A. (dir.), Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases, Cambridge UP, 1982.
8 Gigerenzer, G.
9 Le théorème de Bayes se formule ainsi : « P(H/D) = P(H)
P(D/H)/P(H)P(D/H) » où « H » désigne l’hypothèse, et « D », les
données.
COLLECTION
Du latin collectio (de colligo), « action de réunir » et résultat obtenu,
d’abord utilisé dans le domaine littéraire et pour des objets rares, avant
d’être généralisé et démocratisé.
ESTHÉTIQUE
« Assemblage d’objets d’art ou de science » (Littré) qui
permet classiquement la transmission à la postérité d’objets choisis. De son archétype, l’arche de Noé, la collection
garde le double souci du nombre et de l’unité.
Pausanias 1 a laissé la description de collections conservées
dans des temples fameux, et l’Histoire naturelle de Pline fournit un premier panorama encyclopédique du phénomène. Si
les églises du Moyen Âge rassemblaient les offrandes consenties pour obtenir une protection particulière de la communauté, les cabinets de curiosités des XVIe et XVIIe s. obéissent
au principe de la cornucopia susceptible d’illustrer la maîtrise
de leur propriétaire sur le monde et d’alimenter ses fables.
Ces collections de merveilles, dévolues au précieux, au rare,
au monstrueux, se nourrissent des voyages de découverte,
témoignant d’une construction de l’identité et de l’altérité fondée sur l’appropriation et le baptême de toutes choses.
À l’époque contemporaine, la collection incarne de manière exemplaire une série de médiations dont s’inquiètent
l’histoire et la sociologie des arts (architectures, classements,
catalogues, suggestions de visites, états de liquidation, volontés testamentaires). Simultanément, le triomphe de l’individualisme et de la consommation multiplie les types et les
modalités du collectionnisme et remet en question, certes à
la marge, le processus de « singularisation » de ses objets par
rapport à ceux qui sont simultanément consommés, négligés,
détruits. Les cultures de collectionneurs engagent ce faisant
des identités sociales construites sur la différenciation des
usages de matériaux communs autant que sur la mobilisation
de sémiophores singuliers ; elles tendent aussi à s’identifier
à des styles de vie, à des passions privées 2. L’objet de collection s’inscrit idéalement dans la construction d’un univers
cohérent, qui donne à voir comment l’amateur revient sur
son goût, élabore et pense son développement pour mieux
l’affirmer.
▶ Pour reprendre une formule de Lévi-Strauss à propos du
totémisme, la collection réunit des objets « bons à penser »
au sein des sociétés : elle renvoie aux constructions du regard et du savoir dans leurs aspects sociaux, institutionnels,
idéologiques. Mais la collection produit aussi ses propres
pratiques, dont l’efficacité sociale et culturelle est elle-même
considérable.
Dominique Poulot
✐ 1 Pausanias, Description de la Grèce, trad. en cours, Les
Belles Lettres, Paris.
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166
2 Passions privées. Collections particulières d’art moderne et
contemporain de France, Musée d’art moderne de la ville de
Paris, 1995.
Voir-aussi : Alsop, J., The Rare Art and Traditions. The History of
Art Collecting and its Linked Phenomena wherever these Have
Appeared, Thames and Hudson, Londres, 1982.
Benjamin, W., « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », in
OEuvres, III, Gallimard, Paris, 2000.
Benjamin, W., Je déballe ma bibliothèque, une pratique de la
collection, Payot-Rivages, Paris, 2000.
Pomian, K., Collectionneurs, amateurs et curieux, Gallimard,
Paris, 1987.
Praz, P., La Casa della vita, Adelphi, Milan, 1979.
COMBINATOIRE
MATHÉMATIQUE
Domaine des mathématiques qui se donne pour objet
de former par ordre toutes les combinaisons possibles d’un
nombre donné d’objets afin de les dénombrer et d’étudier
leurs relations.
Raymond Lulle d’abord, puis plus tard G. W. Leibniz 1 sont
attachés à combiner des concepts afin d’en dégager de
nouveaux ; cette approche essentiellement calculatrice se
confond finalement avec l’art d’inventer (Ars inveniendi).
Michel Blay
✐ 1 Leibniz, G. W., De Arte combinatoria, 1666.
! ALGÈBRE, ARS INVENIENDI, MÉTHODE
∼ LOGIQUE COMBINATOIRE
LOGIQUE
Logique qui prend pour objet spécifique les règles de
combinaison et de transformation de séquences de symboles quelconques.
Pour H.B. Curry, un combinateur est conçu comme une
action de transformation d’une séquence de symboles en
une autre obtenue en changeant l’ordre, le groupement ou
en supprimant un élément (mais sans ajout d’élément nouveau) : Xx 1, ..., xn ! y 1, ..., yn (où la relation de réductibilité !
est réflexive et transitive et où les métavariables valent pour
tout élément simple ou complexe, y compris les combinateurs). On admet par exemple
Ix ! x (Identificateur)
Kxy ! x (Éliminateur)
Wxy ! xyy (Duplicateur)
Cxyz ! xzy (Permutateur)
Bxyz ! x(yz) (Compositeur)
Sxyz ! xz(yz) (Distributeur).
On peut montrer que tous les combinateurs sont réductibles aux deux opérateurs primitifs K et S. Par exemple,
l’Identificateur est ainsi définissable : I = Df SKK parce que
Ia ! a et SKKa ! Ka(Ka) ! a. Un calcul axiomatisé devient
possible qui satisfait les exigences métalogiques habituelles 1.
Un tel calcul permet de formaliser toutes les combinaisons
possibles de symboles. À ce titre, il constitue une « prélogique » qui explicite des opérations généralement sous-entendues dans la présentation habituelle des calculs logiques.
Denis Vernant
✐ 1 Curry, H. B., et Feys, R., Combinatory Logic 1, North-Holland Publ. Comp., 1958.
Voir-aussi : Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris,
1997.
Leibniz, G. W., Recherches générales sur l’analyse des notions et
des vérités, PUF, Paris, 1998.
Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris, 1997.
COMÉDIE
Du grec kômôidia, chanson rituelle accompagnant les kômoi ou « cortèges dionysiaques ».
ESTHÉTIQUE
Pièce de théâtre destinée à faire rire en montrant généralement les travers des moeurs et des caractères. Elle
recouvre, dès l’origine, un corpus composite de textes et
de situations de jeu qui se présentent comme l’antidote et
le renversement de l’angoisse tragique.
Dans ses Papiers 1, après une lecture d’Aristote et de Hegel,
Kierkegaard laisse apparaître l’idée que le comique constitue
l’aboutissement d’un « mouvement à travers l’esthétique » qui
atteindrait précisément ce territoire – dernière étape avant
l’éthique – où « l’esthétique est dépassée ». Dans ce droit
fil, en établissant un classement des formes de comédies, il
place au sommet le vaudeville, l’utilisant à nouveau dans la
Reprise 2, sous la dénomination de « farce-vaudeville », pour
démontrer que ce comique joue un rôle de passeur entre un
« monde artificiel » et la réalité.
Une telle proposition place la comédie loin du mépris traditionnellement attaché à la réception des différents genres
comiques. Dès l’Antiquité pourtant, les Grecs conféraient
aux pitreries du « drame satyrique » le soin d’être la cauda
bouffonne de la tétralogie, la porte de sortie du tragique.
Dans ce contexte, on regrette d’autant plus la disparition des
chapitres de la Poétique d’Aristote consacrés à l’étude du co-
mique. Le malentendu, qui dure pourtant, tient au fait qu’il
est malaisé de cataloguer et de différencier les composantes
contrastées d’un nuancier comique allant, par exemple chez
Molière, d’un trait d’esprit de Célimène aux bastonnades de
Scapin. Si l’analyse désespère de venir à bout de l’observation de tous les rouages, c’est aussi que le comique n’est pas
réductible à la seule comédie et que les solutions proposées
par exemple par Schopenhauer 3 d’expliquer le risible par
un désaccord entre le sujet et le monde, ou par Bergson 4
de caractériser le rire par du « mécanique plaqué sur du
vivant », restent, par leur généralité même et malgré leur
pertinence, insatisfaisantes. En effet, au-delà de l’opposition
du concept et de l’intuition, ou d’une simple automatisation
des comportements, la comédie, quelle qu’elle soit, propose
de vivre dans un lieu et un temps protégés, hors des ultimes
conséquences du quotidien qu’elle dépeint. Pour elle, ce
qui compte, rappelle Gouhier 5, c’est « moins de finir que de
bien finir ».
▶ Cette prise de distance à l’égard du monde extérieur, qui
adopte souvent l’alibi de la peinture et de la correction des
moeurs (castigat ridendo mores est la devise traditionnelle de
la comédie) n’est, en somme, qu’une façon de se positionner dans un espace cerné de vide pour quérir une vérité ou
du moins chercher un sens. Nietzsche 6 rappelle ainsi qu’à la
mort de Platon, on trouva sous son oreiller un exemplaire
d’Aristophane : « Comment un Platon, commente Nietzsche,
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GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
167
aurait-il pu supporter la vie – cette vie grecque à laquelle il
disait non – sans Aristophane ? »
Jean-Marie Thomasseau
✐ 1 Kierkegaard, S., Papiers, 4, C, 127, cité dans la Reprise, éd.
de N. Viallaneix, note 85, Flammarion, Paris, 1990.
2 Kierkegaard, S., la Reprise, op. cit.
3
Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau, PUF, Paris, 1966.
4 Bergson, H., le Rire. Essai sur la signification du comique
(1900), PUF, coll. Quadrige, Paris, 2000.
5 Gouhier, H., le Théâtre et l’existence, Vrin, Paris, 1973.
6 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, § 28, trad. H. Albert,
revue par M. Sautet, le Livre de Poche, Paris, 1991.
! DRAME, TRAGÉDIE
COMMANDEMENT
Du latin commendare, construit à partir de mandare, « prescrire ».
« confier ».
MORALE, PHILOS. RELIGION, POLITIQUE
Ordre, injonction, se distinguant de la loi par leur caractère impératif, par le fait qu’ils « s’adressent à ».
Le commandement apparaît notamment dans le texte biblique où, comme le montre F. Rosenzweig, il permet de
constituer le « tu » en une extériorité absolue. Pour l’homme,
le commandement est comme l’irruption, au sein de la subjectivité, d’une altérité radicale, celle de l’injonction. Il est
brisure de l’autonomie de l’homme et relation à l’absolument
autre qui l’investit du dehors. À l’inverse, la loi est formulation spécifique d’un principe qui concerne le comportement
de l’homme dans le monde. Alors que la loi désigne un état,
un donné toujours antérieur à la conscience qui s’y soumet,
le commandement est au contraire découverte toujours nouvelle et toujours fulgurante. Seul le commandement est expérience, alors que la loi est objet de connaissance : « L’impératif du commandement ne fait aucune prévision pour l’avenir ;
il ne peut imaginer que l’immédiateté de l’obéissance. [...] La
loi compte sur des périodes, sur un avenir, sur une durée. Le
commandement ne connaît que l’instant [...] » 1.
▶ La question du statut du commandement, en tant qu’il s’impose à l’homme du dehors, se situe au coeur des débats sur
l’autonomie de l’homme, la nature de la morale et le statut de
la religion. Kant place la morale sous le signe de l’autonomie,
à partir de quoi la religion doit nécessairement être ramenée à un noyau éthique. Les tentatives, après Kant, pour lui
donner un statut autre passent souvent par une philosophie
du « commandement », qui laisse une place à l’hétéronomie.
Sophie Nordmann
✐ 1 Rosenzweig, F., l’Étoile de la Rédemption, Seuil, Paris, 1982,
p. 210.
! HÉTÉRONOMIE, PROCHAIN, RELIGION
COMME
! STRUCTURE DU COMME
COMMENSURABILITÉ
Du latin commensurabilis, de mensura, « mesure ».
MATHÉMATIQUES
Propriété de deux grandeurs ou plus, qui ont une mesure commune.
Le premier sens de la commensurabilité est presque entièrement traité dans les livres VII à IX des Éléments d’Euclide et
dans les commentaires de ces textes (commentaires poursuivis jusqu’au XIXe s.). Cette notion ne se comprend qu’à partir
de celle de multiples. Si deux grandeurs A et B sont telles
qu’il existe deux nombres entiers m et n tels que mA = nB,
alors elles sont commensurables ; leur rapport est analogue
au rapport de ces deux nombres entiers et elles admettent
l’unité comme mesure commune. Les pythagoriciens estimaient que le rapport des choses entre elles devait pouvoir
être exprimé ainsi. La crise dite des irrationnelles naît de la
découverte que des grandeurs simples – qui ne pouvaient
pas ne pas entretenir de rapport – n’étaient pas commensurables : c’est par exemple le cas de la diagonale et du côté du
carré. Il fallu étendre la théorie des proportions (l’intelligibilité des rapports) à de telles grandeurs. Cette tâche est effectuée dans le livre V des Éléments (largement du à Eudoxe) ;
l’élaboration de critères de commensurabilité l’est notamment
au livre VII. La résolution complète de la question ne sera
acquise qu’avec l’élargissement du concept de nombre, non
seulement aux nombres sourds, ou rationnels, obtenus par le
rapport de commensurables), mais encore aux réels.
En un second sens, plus radical, la commensurabilité entre
grandeurs exige que celles-ci soient comparables. Bien évidemment, ceci implique que les surfaces et les lignes, les
volumes et les surfaces sont incommensurables, mais aussi
les angles et les surfaces par exemples. Pour être commensurables, les grandeurs doivent être homogènes. Mais encore, il
faut que l’une ne soit pas infiniment plus grande qu’une autre,
ce qui ôterait toute possibilité de leur trouver une commune
mesure. Cette exigence fut la source des difficultés liées aux
infiniment petits, difficultés surmontées, dans les faits avec les
algorithmes infinitésimaux du XVIIe s. et, en théorie, avec la
formalisation de l’analyse des deux siècles suivants.
Un cas particulièrement intéressant d’emploi d’un argument d’incommensurabilité (en ce second sens) est donné
par Copernic lorsque son cosmos, du fait du modèle héliocentriste, devient un immensum. Si les effets attendus comme
la parallaxe sont indétectables, c’est justement parce que les
distances de la terre aux planètes, et au soleil ne sont pas
commensurables avec les distances de la terre (ou du soleil)
avec la sphère des fixes.
Vincent Jullien
COMMUNAUTARISME
Concept essentiel à l’aune du débat qui oppose aujourd’hui, aux ÉtatsUnis et en Europe, les philosophes libéraux aux « communautariens ».
MORALE, POLITIQUE
Courant de pensée contemporain, qui érige la valeur
de la communauté (religieuse, sociale, ethnique, culturelle
ou politique) au même rang que celles de liberté et / ou
d’égalité, voire lui accorde la priorité. En ce sens, les comdownloadModeText.vue.download 170 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE
168
munautariens reprochent principalement au libéralisme
ses fondements individualistes.
Le « front » communautarien, qui rassemble principalement
des Anglo-Saxons comme A. MacIntyre, M. Sandel, Ch. Taylor et M. Walzer, semble plus difficile à cerner que celui
des libéraux. Ne serait-ce que parce que certains des philosophes désignés par cette appellation la récusent. On peut
cependant constater que ces auteurs, qui se réfèrent dans
l’ensemble à Aristote (à son éthique des vertus et du souverain Bien) et à Hegel (tout jugement pratique s’inscrit dans
une vie éthique partagée), s’accordent sur l’importance de
l’espace intersubjectif et social dans l’élaboration d’une pensée morale et politique.
De l’anthropologie à la morale
Selon les communautariens, une perspective extérieure à la
communauté n’existe pas, car il est impossible de s’arracher
à son histoire et à sa culture. Au contraire, notre existence
puise son sens dans des contenus moraux substantiels, qui
ordonnent l’histoire de chacun. Or, parce que ces valeurs et
ces fins sont déjà inscrites dans le tissu social, elles précèdent
l’individu et déterminent non seulement la manière dont il
définit son identité, mais aussi celle dont il exerce sa liberté.
Cette dernière est alors conçue comme l’autoréalisation de
l’homme au sein d’une communauté politique ou culturelle
particulière 1.
De cette anthropologie, qu’on peut qualifier de « holiste »,
découle une définition substantielle et téléologique de la morale. Substantielle, car celle-ci est conçue comme le fruit d’un
consensus autour de valeurs traditionnelles (historiquement
situées). Téléologique, car, à la morale d’inspiration kantienne des règles formelles de justice défendue par les philosophes libéraux, les communautariens préfèrent une éthique
aristotélicienne des vertus et des fins de la vie humaine.
Les conséquences politiques
Pour la plupart des communautariens, la communauté précède l’individu non seulement en fait, mais aussi en droit. Dès
lors, ils voient dans la recherche du bien commun – dans la
quête d’un idéal partagé – une exigence politique tout aussi
impérieuse que la défense du droit à la liberté individuelle 2.
En outre, parce que ce bien se définit à l’aune du mode de
vie de la communauté, l’État ne peut ni ne doit, dans une logique communautarienne, garder une quelconque neutralité
vis-à-vis des choix de vie culturels de ses citoyens. Ce qu’il
est politiquement juste de faire est déterminé en référence à
un ensemble de valeurs sociales 3, de sorte que la légitimité
des institutions est avant tout traditionnelle. C’est sur ce point
que les communautariens s’opposent le plus radicalement
aux philosophes libéraux, selon lesquels l’État ne doit en
aucun cas promouvoir une conception morale ou religieuse
particulière, et tire sa légitimité d’un contrat.
Charlotte de Parseval
✐ Bibliographie
1 Sandel, M., le Libéralisme et les limites de la justice (1982),
trad. J.-F. Spitz, Seuil, Paris, 1999. MacIntyre, A., Après la vertu
(1981), trad. L. Bury, PUF, Paris, 1997, p. 210.
2 Taylor, Ch., la Liberté des modernes, trad. P. de Lara, PUF, Paris,
1997, pp. 223-283.
3 Walzer, M., Sphères de justice (1983), trad. P. Engel, Seuil, Paris,
1997, pp. 23-32.
Voir-aussi : Berten, A., Da Silveira, P., Pourtois, H. (dir.), Libéraux
et Communautariens, PUF, Paris, 1997.
! LIBÉRALISME, RECONNAISSANCE
COMMUNAUTÉ
En anglais : community.
PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE
Concept forgé par le philosophe américain J. Royce
pour désigner une figure de l’absolu, et repris par les pragmatistes contemporains, comme G. H. Mead et J. Dewey.
J. Royce 1 appartient à la branche idéaliste du pragmatisme :
l’une de ses idées forces est que la réalité est une conscience
étendue dans le temps ou un « soi absolu » qui connaît toutes
les vérités. Ce monisme idéaliste a des accents hégéliens et
chrétiens, mais il se rattache aussi à la conception de Peirce
selon laquelle le soi n’a de réalité que dans la communication et l’interprétation des signes, qui ne sont jamais l’affaire
d’un individu isolé, mais d’une communauté d’interprètes
(« l’intelligence scientifique »). Aussi la communauté est-elle,
à la fois, la condition de la pensée et de l’accès au réel et
la fin visée par toute vie éthique et religieuse. Cette idée,
même débarrassée de ses accents spiritualistes, est au coeur
du pragmatisme américain : c’est au sein d’un monde social
et public que s’épanouissent la pensée et l’enquête (et en
ce sens, contrairement à l’image reçue, la pensée américaine
classique est tout sauf une forme d’individualisme). L’idée
de communauté a des fondements évolutionnistes : c’est au
sein de l’espèce que l’homme comme animal social acquiert
sa nature. On retrouve ce thème chez G. H. Mead 2, qui développe une conception holiste de la société : l’identité des
individus se construit par leur appartenance à la société et
par leurs rôles et leur gestuelle sociale au sein d’un processus
de communication des signes (idée qui influencera l’école de
sociologie de Chicago). On le retrouve aussi chez Dewey 3, lui
aussi lié au fonctionnalisme social de l’école de Chicago, et
promoteur aux États-Unis d’une théorie de l’éducation et de
la réforme sociale. Dans le néopragmatisme contemporain,
des philosophes comme R. Rorty, qui insistent sur la priorité
de l’idéal de solidarité sociale par rapport à celui de justice,
restent fidèles à cette inspiration. Des philosophes allemands,
comme Tönnies, K. O. Apel et Habermas, ou encore le phénoménologue A. Schutz, ont été, eux aussi, influencés par ce
thème pragmatiste.
Claudine Tiercelin
✐ 1 Royce, J., The World and the Individual, McMillan, New
York, 1899.
2 Mead, G. H., Mind, Self and Society, Chicago, 1934.
3 Dewey, J., Expérience and Nature, Chicago, 1925.
Voir-aussi : Smith, J. E., America’s Philosophical Vision, University of Chicago Press, 1992.
« Communauté et société »
Communauté et société
Le débat communauté-société habite
toute la pensée occidentale ; c’est un de
ces grands débats qui resurgit à intervalles
réguliers et avec une virulence toujours
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égale, jusqu’à son dernier avatar en date : le débat entre
libéraux et communautaristes américains. Il scand
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