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Bob W. White
Bob W. White
(voir p. 107)
DONNER UN SENS À TOUT CECI 329
Après que Bob W. White ait pris part au Programme de formation et d’échanges en vidéo documentaire pour projet
d’art communautaire en novembre 20061, LEVIER lui a demandé de développer davantage les réflexions qu’il avait alors
présentées aux participantes au sujet de la collaboration.
Bob W. White est professeur agrégé en anthropologie à l’Université de Montréal. Il fait de la recherche de terrain à Kinshasa,
République démocratique du Congo (ancien Zaïre), et est l’auteur du livre Rumba Rules: The Politics of Dance Music in
Mobutu’s Zaire [Règles de rumba : les politiques de la musique de danse dans le Zaire de Mobutu], une monographie où
il étudie la relation entre la musique populaire et la culture politique. Il a publié des textes sur la performance et l’histoire
de la musique de danse populaire congolaise, sur la culture politique sous le régime de Mobutu, sur l’étude critique de la
musique du monde et, plus récemment, sur l’intersubjectivité dans les relations transculturelles. Il poursuit actuellement
une analyse comparative des politiques culturelles de l’Afrique francophone et une approche axée sur le public de la culture
et de la politique de l’Afrique subsaharienne contemporaine.
Le pouvoir de la collaboration
Bob W. White
Taupe : petit mammifère, répandu en Europe, en Amérique, etc., caractérisé par un corps oblong,
un pelage ras, velouté, noir ou gris argenté, un museau allongé en boutoir, des yeux très petits,
une ouïe et un odorat développés, des membres antérieurs robustes, aux mains larges, à paume
nue, aux doigts munis d’ongles tranchants, servant à fouir et qui vit sous terre, se nourrissant
d’insectes, de vers, de larves, considéré à la fois comme utile et comme nuisible aux cultures.
— Dictionnaire Larousse
Je ne vois guère plus qu’une taupe ; et d’ailleurs j’irai bientôt dans leur royaume, en regrettant fort
peu celui-ci, mais en vous regrettant beaucoup.
— Voltaire
Une taupe à l’atelier2
En m’adressant aux participantes du Programme de formation et d’échanges en vidéo documentaire pour projet d’art
communautaire organisé par Engrenage Noir / LEVIER en novembre 2006, j’ai expliqué le sentiment de saturation que j’avais
par rapport aux propos de la première journée. Comme pour confirmer cette impression, une des participantes de l’atelier,
avec un mélange d’ironie et d’affection, a comparé ma présence à celle d’une taupe. Tout au long de cette première journée
d’activités et de discussion, j’avais pensé à la possibilité et à l’importance d’intervenir, mais je ne me sentais pas prêt. Je
prenais des notes, j’écoutais, j’essayais de saisir les différents niveaux de complexité sur lesquels on m’avait demandé de
commenter, aux mains larges, à paume nue. Non seulement avais-je peur de ma voix et tout ce qu’elle représentait aux
oreilles des autres (professeur d’université, homme blanc, anthropologue), mais honnêtement, je me questionnais aussi
sur la valeur et la pertinence de mon expertise. Qu’est-ce que je venais faire dans un contexte de pratiques artistiques et
communautaires qui, comme beaucoup de contextes, n’avait probablement ni connaissance ni besoin de l’anthropologie…
considérée à la fois utile et nuisible aux cultures ? Qu’avais-je à rajouter concrètement ? La réponse à cette question, si peu
satisfaisante soit-elle, sera le sujet de ce texte.
La démarche anthropologique, une démarche qui jusqu’à un certain point a toujours requis une collaboration entre les
anthropologistes et leurs sujets, est basée sur l’observation des « autres cultures » — soit les aspects culturels des sociétés
non occidentales, étant donné qu’historiquement, la majorité des anthropologues viennent de l’Occident —, mais aussi dans
l’écoute, même si ce dernier aspect est souvent négligé dans les histoires que la discipline se raconte au sujet de son rôle
dans l’histoire. Depuis quelques années, je travaille sur l’idée de l’écoute, comme méthode3 et aussi comme métaphore4 ;
non seulement l’écoute de l’autre, mais l’écoute du soi en écoutant l’autre5. Pour des raisons qui peuvent sembler évidentes,
l’écoute fait partie intégrante de toute démarche collaborative. Cependant, la collaboration en anthropologie fait plus
souvent référence à la collaboration entre anthropologues qu’à celle entre les anthropologues et les représentants des
330
Bob W. White et Serge Makobo
à Kinshasa, lors d’un appel
conférence par internet avec les
membres de l’équipe de recherche
à Dakar (Sénégal). Photo : JeanClaude Diyongo.
groupes qu’ils étudient. Si dans mes propres recherches j’ai tardé à travailler explicitement sur le sujet de la collaboration,
ce n’est pas seulement parce que je n’étais pas certain que ce soit un sujet acceptable aux yeux de mes collègues, mais
aussi parce que nous avons encore peu de modèles théoriques pour réfléchir sur ce sujet6. C’est pour cette raison que je
suis reconnaissant aux organisatrices du programme de formation d’Engrenage Noir / LEVIER de m’avoir donné l’occasion
de pousser ma réflexion au-delà de ma fonction d’anthropologue. Avant de répondre à la question « Pourquoi produire
ensemble ? », qui est l’objectif principal de mon texte, j’aimerais d’abord définir les différentes composantes et
dynamiques de la collaboration, et évaluer spécifiquement comment le pouvoir peut avoir un impact sur les interactions
entre les personnes.
Pouvoir et collaboration
Évidemment, quand je parle du « pouvoir de la collaboration », je joue sur l’ambiguïté du mot pouvoir, qui peut signifier
puissance, mais aussi autorité. Il est important de garder en suspens ces deux définitions du mot en considérant les enjeux
de la collaboration. S’il est vrai, comme dirait Michel Foucault, que le pouvoir n’est pas quelque chose que l’on possède, mais
plutôt un phénomène fondamentalement relationnel, « le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se
partage, quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse échapper ; le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables, et dans le
jeu de relations inégalitaires et mobiles7 ». La notion d’hégémonie utilisée par Gramsci8, qui fait une distinction cruciale entre
pouvoir et rapports de force, nous permet de nous distancer de l’opposition simpliste entre domination et résistance qui a
trop longtemps caractérisé la littérature anthropologique9. Selon l’analyse de Gramsci, l’hégémonie ne fait pas référence
à l’utilisation de la force, mais plutôt à une situation où les classes dominantes imposent une idéologie qui est présentée
comme relevant du « sens commun », acceptée et reproduite de façon globale dans une société, même par ses éléments les
Bob W. White
DONNER UN SENS À TOUT CECI 331
plus marginalisés. C’est dans ce sens que l’on peut dire que les dominés participent à leur propre domination, en partie parce
que l’idéologie des classes dominantes empêche une vision critique de son fonctionnement. Autrement dit, les dominants
ont besoin des dominés. Ce modèle de pouvoir, héritier des traditions marxistes, mais aussi faisant écho aux leçons de
Platon sur la fausse conscience et l’aliénation dans son allégorie de la caverne, nous laisse entrevoir toute la complexité
relationnelle du pouvoir.
L’anthropologie s’est beaucoup penchée sur la question du pouvoir, surtout dans l’étude du « micropolitique10 », ou
l’analyse des dynamiques de pouvoir dans un contexte d’organisation social, local ou affectif. D’autre part, l’anthropologie
en tant que discipline a aussi fait l’objet de plusieurs critiques par rapport à sa façon d’asseoir sa propre autorité comme
manifestation de pouvoir. Dans une analyse toujours aussi fraîche qu’il y a 25 ans, le texte de Johannes Fabian, Time and
the Other11, suggère que l’anthropologie a en effet créé son propre objet d’étude (les peuples exotiques, les prémodernes,
les primitifs et autres) en utilisant des stratégies d’écriture qui créent des distances temporelles et géographiques entre
l’Occident et les autres cultures du monde. En effet, la dénégation du temps et de l’espace partagés — ce que Fabian nomme
co-temporalité — constitue l’effacement non seulement d’une relation d’intersubjectivité entre soi et l’Autre, mais aussi
celui de la présence de l’anthropologue observateur de formes culturelles de savoir.
L’une des critiques que l’on pourrait faire aujourd’hui de l’analyse de Fabian, c’est le fait qu’elle se limite à l’écriture (un
constat qui le met, malgré des différences importantes, dans le même courant que les postmodernistes de l’anthropologie
états-unienne) sans proposer des modèles pour comprendre ce qui est exactement effacé et comment faire pour remédier
à cette situation. Mais l’analyse de Fabian a ouvert les yeux de beaucoup d’anthropologues en les ramenant sur le terrain
ethnographique comme le lieu interculturel par excellence où le savoir produit sur les pratiques, croyances et valeurs d’un
peuple en particulier est le résultat d’une série de rencontres et de conversations. Ses travaux subséquents12 nous mettent
sur la piste d’une revalorisation des savoirs locaux et de l’impossibilité de comprendre la culture des autres en dehors de la
métaphore de la conversation. Dans ce sens-là, les travaux de Fabian ont contribué positivement à la réinscription de la
notion du savoir comme « but en lui-même », sans pour autant parler de la pratique ou de la théorie de la collaboration.
Au cours des dernières années, l’anthropologie a témoigné d’un intérêt croissant pour la question de la collaboration, non
seulement parce que tout travail ethnographique est le produit d’une collaboration soutenue entre chercheur et sujet,
mais aussi parce que la collaboration représente une porte d’entrée pour diverses discussions sur l’éthique. Selon Luke
Eric Lassiter, « l’ethnographie de collaboration est une entreprise avant tout éthique et morale, puis politique ; il ne s’agit
pas d’une entreprise à la recherche du seul savoir13 ». Il n’est plus approprié de simplement parler du « point de vue de
l’indigène », comme dans la précédente génération d’anthropologues, ni des formes « dialogiques » ou « polyphoniques »
des textes ethnographiques de la génération suivante. En anthropologie contemporaine aussi, nous constatons la présence
d’une « irruption/éruption de l’éthique14 » où l’éthique n’est pas « seulement une attitude de questionnement, disposition et
intention, mais un projet, un projet faillible et pensable, en tension avec (et par conséquent lié à) un contexte, une histoire,
une tradition, un langage15 ». S’inspirant en partie des écrits du philosophe Paul Ricoeur, Louise Lachapelle explique que tout
projet visant l’élaboration d’une éthique pour l’art communautaire doit d’abord prendre conscience du rapport historique
entre l’art comme forme autonome (« l’art pour l’art ») et l’art comme engagement social, puisque les « pratiques d’art
communautaire restent tributaires de cette culture artistique qui souhaite agir sur le monde16 ». Cette mise en garde est
aussi importante pour les théories et la pratique de collaboration.
Les dominés participent à leur propre domination, en partie parce que
l’idéologie des classes dominantes empêche une vision critique de son
fonctionnement. Autrement dit, les dominants ont besoin des dominés
Il est difficile de parler d’une « méthode » ou d’une « philosophie » de la collaboration17. Les approches théoriques à ce sujet
sont très variées et la plupart des modèles à notre disposition reconnaissent le fait que chaque collaboration est unique
parce que chaque collaboration est unique. Malgré ces différents facteurs de complexité, on pourrait généralement faire
une distinction entre la collaboration « participative » et « stratégique18 ». La collaboration « participative » combine des
ressources humaines et matérielles autour d’un objectif commun qui profite à tous les participants du projet, mais pas
nécessairement pour les mêmes raisons. La collaboration « stratégique » a tendance à renforcer le statut ou l’autorité de
la ou des personnes qui initient et qui encadrent la collaboration. La différence entre ces deux pôles est souvent difficile à
établir, en partie parce qu’il y a beaucoup de cas où la collaboration s’exprime au moyen d’une rhétorique participative, mais
qui au fond est structurée autour d’une approche stratégique.
332
Les pièges de la collaboration
Le film Culture de réparation d’Edith Regier19, projeté lors du programme de formation en vidéo documentaire organisé par
LEVIER, commence avec une phrase souvent attribuée à l’éducatrice et activiste aborigène Lila Watson : « Si tu viens ici pour
m’aider, tu perds ton temps ; mais si tu viens ici parce que ta libération est liée à la mienne, dans ce cas-là, nous pourrions
travailler ensemble. » Mais selon une contribution sur le blogue du Northland Poster Collective (un magasin en ligne de
matériel en lien avec la justice sociale), cette citation — qui a été reprise « des milliers de fois » — n’est pas le produit de la
pensée de Lila Watson. « Ricardo » (membre fondateur et artiste) explique :
Nous créons beaucoup d’art à partir de citations, et nous essayons toujours d’obtenir l’information
la plus juste possible à leur endroit. Après plusieurs années, nous avons trouvé des références
à cette citation qui mentionnaient le nom de Lila Watson. Excités d’avoir finalement trouvé
une source pour la citation, nous avons décidé de faire des recherches à son sujet. Nous avons
finalement retrouvé Lila. Elle agit toujours comme leader communautaire et activiste (à Brisbane,
je crois). En tout cas, nous lui avons expliqué que nous aimerions avoir la permission d’utiliser la
citation sur une affiche. Son mari (qui servait d’intermédiaire lors de ces conversations) savait
exactement de quelle citation il s’agissait. Elle avait déjà été largement diffusée. Lila a expliqué
qu’elle avait fait partie d’un groupe de défense des droits des aborigènes dans le Queensland
(le foyer de l’organisation du mouvement Black Power à l’époque) au début des années 1970.
Ils avaient trouvé la phrase pendant qu’ils travaillaient — probablement pour la documentation
imprimée qu’ils produisaient dans le cadre de leur mouvement d’organisation. Elle ne se rappelait pas
exactement comment cela s’était produit. Toutefois, elle a exprimé clairement qu’elle se sentait mal
à l’aise de se voir attribuer quelque chose qui avait émergé lors d’un processus collectif20.
À la suite de cette information, Northland a commencé à utiliser l’attribution « Aboriginal activists group, Queensland,
1970s », malgré les messages accusateurs qu’ils reçoivent de temps à autre à ce sujet : « Bien sûr, nous recevions encore
quelques courriels indignés du genre “vous savez que vous devriez attribuer cette citation à Lila Watson, activiste et
éducatrice aborigène21”… » L’ironie de cette histoire est évidente : malgré l’importance que la citation donne à une
démarche collaborative, le processus du travail collectif est globalement effacé en voulant attribuer l’idée au génie d’un
individu22. Dans la section suivante, je vais explorer la complexité de cette phrase en considérant la signification de ses
différentes composantes.
« Si tu viens ici pour m’aider tu perds ton temps… »
La deuxième moitié du 20e siècle pourrait être décrite comme l’ère humanitaire et plusieurs auteurs ont décrit les effets
politiques d’une culture ou d’une industrie d’intervention23. Mais cette tradition de « venir pour vous aider » n’a certainement
pas commencé avec l’émergence de la catégorie « tiers-monde24 ». Avant l’aide humanitaire, l’anthropologie voulait sauver
des cultures autochtones dont les traditions semblaient être en voie de disparition, mais l’anthropologie a aussi été un
instrument de domination dans l’élaboration du projet colonial25. En outre, et depuis plus longtemps, le christianisme s’est
répandu partout dans le monde pour sauver des âmes, souvent avec des effets dévastateurs. La volonté d’aider les autres
n’est pas mauvaise en soi, mais le désir de les sauver présente certains pièges :
La violence, la créativité et la tendance à vouloir sauver les autres sont si
étroitement liées qu’il n’est pas surprenant que l’anxiété vécue au seuil du
changement soit souvent exprimée par de la violence ou par des tentatives
d’héroïsme — tandis que la créativité et le développement personnel sont
beaucoup plus exigeants26.
Je partage avec Julie Fiala le souci de vouloir distinguer les collaborations authentiques
de « celles qui prétendent le faire », même si je sais que la notion d’authenticité est
problématique et que le modèle du continuum ne règle pas la question de l’opposition. Dans
un des rares textes qui analysent en termes concrets le rapport entre les intentions et les
retombées du travail collaboratif, Fiala présente trois exemples de collaboration dans le
contexte de l’art communautaire. Selon elle, le projet collaboratif de l’artiste Judy Chicago
(The Dinner Party27) « est moins collaboratif que directif, plus directif que coopératif28 », et
la démarche de l’artiste Suzanne Lacy29 se cache derrière une rhétorique collaborative : « La
relation entre son soi et Autrui n’a plus rien de réciproque : les autres sont devenus les pions
Entrevue de groupe avec les membres de la première génération d’amateurs de musique à Kinshasa en 2005. Photo : Serge Makobo.
Bob W. White
DONNER UN SENS À TOUT CECI 333
de son jeu de société30. » L’analyse de Fiala est détaillée et pointue, autant du point de vue artistique que dans sa réflexion
éthique. Elle oppose le travail de Chicago et de Lacy avec celui de Carol Condé et Karl Beveridge31, qu’elle considère beaucoup
plus collaboratif. On remarque toutefois que Fiala apporte moins de preuves à l’appui pour l’exemple collaboratif (Condé et
Beveridge) que pour les exemples directifs (Chicago et Lacy), soit parce qu’il est plus facile de dire ce que la collaboration
n’est pas que de dire ce qu’elle est, soit parce que Fiala serait plus favorable à la collaboration de Condé et Beveridge. Dans
l’un ou l’autre cas, ce qui n’est pas dit semble important ici.
Quand nous nous mettons au défi de produire quelque chose ensemble,
les dynamiques de pouvoir et les objectifs par rapport au travail
à effectuer ensemble deviennent explicites
« Mais si tu viens ici parce que ta libération est liée à la mienne… »
L’un des plus grands pièges de vouloir venir en aide à l’Autre, c’est le manque de distance de soi et le danger que le soi
projette son besoin d’efficacité (« C’est horrible ! Il faut faire quelque chose ! ») et de reconnaissance (« Nous sommes
leur seul espoir ») sur les autres. Alors de ce point de vue, l’Autre n’est pas quelqu’un qui se bat tous les jours pour atteindre
ses objectifs et qui fait face à des obstacles invisibles à l’étranger, mais quelqu’un qui a besoin d’être libéré, quelqu’un qui
souffre, quelqu’un sans ressource et sans recours. La notion de la résonance, un concept important dans la compréhension
des dynamiques intersubjectives et interculturelles, pourrait aider le soi à se détacher de lui-même. Selon l’ethnologue
norvégienne Unni Wikan :
Ainsi, la résonance exige quelque chose des deux partis dans la communication, autant du lecteur
que de l’auteur : un effort de sentiment-pensée, une volonté d’entrer en contact avec un autre
univers, une autre vie, ou une autre idée : une capacité de recourir à sa propre expérience [...]
pour tenter de saisir ou de véhiculer des significations qui ne sont logées ni dans les mots, ni dans
les « faits » ou le texte, mais qui sont suggérées dans la rencontre entre deux sujets expérientiels,
ou entre un tel sujet et un texte32.
On peut définir la résonance comme le sentiment ou réaction émotive qui remonte en nous devant la différence de l’Autre :
dédain, peur, frustration, confusion, fascination, inquiétude, colère, etc. La résonance en soi n’est pas productive. Au
contraire, si elle reste dans le domaine du non-dit, elle peut avoir des conséquences très négatives sur le rapport entre le
soi et l’Autre. Mais comme la notion du préjugé présentée par Hans-Georg Gadamer33, et puisque comme le préjugé elle est
universelle, l’utilisation éclairée de la résonance est une condition nécessaire pour une démarche intersubjective ou
collaborative. Autrement dit, la prise de conscience du bagage individuel, social et culturel du soi est essentielle à notre
compréhension de l’Autre ; en effet, selon Gadamer, il en est la condition même.
La résonance, comme prise de conscience de la souffrance du soi, permet au soi de mieux comprendre le lien entre sa propre
libération et celle de l’Autre. Il est vrai, comme Martin Luther King le proposait, que l’injustice serait l’affaire de tout le
monde (« Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier »), mais il est important
aussi de montrer comment le privilège se cache derrière une idéologie de la circonstance opportune ou de la persévérance
(dont la plus haute expression demeure le fameux « rêve américain ») et comment, dans l’histoire du monde, l’accumulation
de la richesse n’est pas tant le fruit du progrès que la conséquence de l’exploitation. C’est dans ce sens que la libération du
soi est liée à la libération de l’Autre : pendant que certains sont menacés dans leur survie, d’autres sont emprisonnés par les
toiles de l’idéologie qui justifie leur privilège :
Malgré son amertume et sa violence, l’essentiel de l’œuvre de Fanon est de forcer la métropole
européenne à penser son histoire conjointement à celle des colonies qui se relèvent de la stupeur
cruelle et de l’immobilité abusée de la domination impériale…34 Travailler avec l’Autre nécessite une reconnaissance de la part du soi de sa propre perception, mais aussi de sa vulnérabilité :
C’est précisément cette « vulnérabilité intersubjective » qui situe la collaboration par rapport à
l’éthique, non pas une éthique d’individuation qui sépare le soi de l’Autre, mais plutôt une éthique
de responsabilité qui réunit le soi et l’Autre. L’éthique collaborative, je crois, se rapproche du
second modèle de Gilligan : c’est une éthique d’attention, de réactivité, de responsabilité35.
334
« Dans ce cas-là, nous pourrions travailler ensemble… »
Si la notion de la collaboration fait référence à la possibilité de « travailler ensemble », une théorie de la collaboration
ne devrait pas faire l’erreur de présumer le consensus, l’harmonie et l’égalité. Autrement dit, toute réflexion sur la
collaboration devrait prendre en considération les dynamiques et les enjeux du pouvoir (dans le sens du pouvoir comme
imposition d’autorité). En même temps, nous avons besoin d’un modèle positif pour le travail collaboratif (dans le sens
du mot « puissance »), un idéal à atteindre si nous voulons effectuer le changement social par des projets communs
ou partagés. Pour arriver à parler d’une véritable « éthique collaborative », quels sont les facteurs qui favorisent son
développement ? D’abord, il y a l’importance de la souplesse par rapport aux objectifs et aux résultats du projet, une
disposition de détachement, « sans être attachée à aucun résultat précis36 ». Il y a aussi le rôle joué par l’écoute, à condition
que ce soit une écoute active qui cherche réellement à aider l’Autre à s’épanouir37. Finalement, il y a la créativité, source
d’inspiration certainement, mais également source de problèmes parce que les processus créatifs — comme les notions de la
beauté — sont non seulement subjectifs et personnels, mais restent souvent dans le domaine du non-dit38.
La préoccupation de l’obtention des résultats peut signaler que le
projet ne donne pas assez de temps pour une collaboration de qualité
Critères pour évaluer la collaboration
Si on accepte la proposition que les relations humaines sont toujours et déjà marquées par l’inégalité, comment ceux qui
possèdent le pouvoir peuvent-ils assurer qu’ils n’abusent pas de leur statut et comment les subalternes peuvent-ils « dire
la vérité » au pouvoir sans mettre en péril l’avenir de la collaboration ou leur rôle en son sein ? Quels sont les signes qui
permettent aux différents collaborateurs de « lire » les dynamiques de pouvoir dans l’évolution d’un projet collaboratif ?
Quels critères devrait-on utiliser pour évaluer la nature et la qualité d’une collaboration39 ?
• La gestion du corps
Quels sont les signes visibles dans le langage corporel échangés entre les différents membres de la
collaboration ? Ici, il faut surtout s’intéresser aux dynamiques entre des personnes qui ont différents niveaux
de pouvoir dans la collaboration. S’agit-il d’une distance, d’un regard mutuel admirateur, d’un positionnement
d’autorité, de complicité, d’affection ou d’indifférence ?
• La gestion de la parole
L’idée de « donner la voix » (en anglais, give a voice to…) est problématique parce qu’elle ne fait pas la
distinction entre la capacité de parler et le droit de parler. Prenez l’exemple de Cathy Stubington (Something
From Nothing40) qui est un instrument pour la voix des autres ; elle est toujours présente, et on l’écoute en
train d’écouter les autres. Comparez sa voix avec celle d’Edith Regier (Culture de réparation41) et vous verrez
une assez grande différence en ce qui a trait à la gestion de la parole. Ce n’est pas parce que la parole est
distribuée (comme dans l’expression « donner la parole ») qu’il s’agit nécessairement d’un problème de
pouvoir. Il ne s’agit pas de « donner la parole », mais de créer les conditions qui vont permettre la parole
(voir l’exemple du groupe Ouvrez votre coffre à trésors42).
• La gestion du conflit
L’autocensure est un vrai problème, mais ici je pense surtout à la notion de « conflit créateur » telle
qu’expliquée lors du programme de formation de LEVIER. Ceci ne veut pas dire qu’il faut chercher le conflit ;
mais quand le conflit survient, il faut savoir le laisser respirer afin de chercher une solution durable
qui dégage la tension au sein du groupe et qui calme les feux du ressentiment. Les intérêts et les valeurs
des différents membres du groupe sont-ils explicités ? La responsabilité du conflit est-elle partagée ? La
réconciliation est-elle authentique ? Est-elle capable de changer les dynamiques relationnelles autant
que les perceptions du soi ?
• La gestion du temps
Le temps est l’une des ressources les plus précieuses de la collaboration. Autrement dit, la collaboration
demande beaucoup de temps. La préoccupation de l’obtention des résultats peut signaler que le projet ne
donne pas assez de temps pour une collaboration de qualité. Y a-t-il du temps alloué pour l’exploration,
pour la correction des erreurs et de la compréhension ? Pour assurer que tous les membres du groupe
possèdent les mêmes informations ? Y a-t-il assez de temps pour toutes les étapes de la collaboration,
surtout celles ayant trait avec les objectifs et la conception du projet ?
Bob W. White
DONNER UN SENS À TOUT CECI 335
• La gestion du pouvoir
Le pouvoir est quelque chose de très subtil, surtout dans les contextes où les discours égalitaires
prédominent (le milieu d’action communautaire, certains milieux artistiques, la coopération internationale,
certains secteurs du monde universitaire, etc.). Les différences de statut au sein du groupe sont-elles
explicites ? Les rôles des différents membres du groupe sont-ils clairement définis ? Les processus de
consultation visant la prise de décision permettent-ils aux décideurs de se laisser orienter par les sentiments
et les inquiétudes du groupe ? Si les décisions ne sont pas prises par consensus, les critères décisionnels sontils connus et compris par tous les membres du groupe ? Quelles sont les motivations et les inspirations des
organisatrices du projet ?
• La gestion de la diversité
Les responsables du projet sont-ils conscients des multiples formes de diversité au sein du groupe ? Non
seulement les êtres humains arrivent à un projet collaboratif avec des objectifs personnels très variés
(autoréalisation, cheminement professionnel, souci humanitaire, curiosité, élargissement du réseau social,
etc.), mais ils viennent aussi avec des traditions diverses (tradition spirituelle, statut socioéconomique, niveau
d’éducation, appartenance linguistique, identité sexuelle ou culturelle, etc.). Certaines de ces différences
sont plus importantes que d’autres et à des moments différents. Les responsables du projet sont-ils capables
de nommer ces différences sans réduire les participants à des stéréotypes ? Les participants sont-ils ouverts à
la discussion de ces différences et de l’impact qu’elles pourraient avoir sur la façon d’interpréter la réalité ou
l’évolution de la collaboration ?
• La gestion de la peur
Beaucoup de problèmes relèvent d’une source commune : la peur. Dans chaque situation de collaboration, les
peurs sont multiples : la peur de se perdre dans le projet, la peur de perdre la participation de l’autre, la peur de
l’échec, etc. Une participante au programme de formation a utilisé l’expression magique de « saboteur interne »
pour parler de la petite voix interne dans chacun de nous qui nous fait douter de notre capacité et, souvent par
extension, des intentions des autres. Les responsables du projet vont-ils créer des conditions pour permettre
à cette voix de s’exprimer, de nommer le « saboteur interne », et de l’orienter pour assurer qu’il devienne un
élément positif dans l’avancement du projet d’ensemble ?
Pourquoi travailler ensemble ?
L’expérience d’une démarche collaborative démontre clairement qu’on ne peut pas collaborer avec tout le monde et
qu’on ne peut pas collaborer dans toutes les situations. Dans le cadre d’un projet de recherche sur la réception de la
musique populaire en République démocratique du Congo, mon collègue Lye Yoka et moi avons remis en question le
statut « collaboratif » du projet :
Si nous avons mis ce mot entre guillemets, c’est parce que nous ne sommes pas certains que ce
que nous avons vécu est une véritable collaboration, ou même si, au moment où nous écrivons ce
texte la collaboration devrait être le standard par lequel nous mesurons le succès du projet. Après
tout, il n’a jamais été prouvé que la collaboration soit capable de changer le monde43.
Dans une démarche d’analyse autocritique, les obstacles au travail (conflits, différences d’opinions, malentendus, etc.)
peuvent nous servir comme éléments d’analyse non seulement pour comprendre les différences culturelles des différents
membres de l’équipe, mais aussi pour démystifier les relations de pouvoir qui caractérisent un projet articulé avec la
vision de la coopération « Nord-Sud ». Eric Luke Lassiter, dans un livre qui fait un survol
impressionnant de la question de la collaboration comme démarche méthodologique et
éthique en sciences sociales, a souligné les potentiels ethnocentriques de ce créneau de
recherche : « Là encore, l’ethnographie de collaboration a des limites évidentes, dont l’une
des plus importantes est son émergence en tant que projet à prépondérance fortement
– mais non exclusivement – américaine, teintée d’ethnocentrisme en ce qui a trait à la
construction de l’équité, de la démocratie et de la justice sociale44. »
Photo tirée du livre The Other Side of Middletown :
Exploring Muncie’s African American Community
Malgré cette critique, tout à fait juste, je continue à croire que la notion de « collaboration »
mérite plus d’attention, autant dans le milieu de la recherche que dans le cadre de la
lutte pour la justice et le changement social. Devora Neumark a souligné le potentiel
transformateur du travail collaboratif : « …souvent ce qui apparaît de prime abord
336
Carol Condé et Karl Beveridge, Ill Wind, 2001, 20" × 32", tirage Lightjet (d’une série de sept images). © CARCC 2011.
Ill Wind a été réalisé avec des travailleurs de la santé de l’Ontario, et exprime leur frustration et colère de ne pas pouvoir prodiguer les soins requis par leur malades,
et le stress dû aux exigences de leur emploi.
comme une situation désavantageuse (ou pire) se révèle en bout de ligne un véritable cadeau, une possibilité de
guérison45 ». Le soi est forcément transformé par la rencontre avec l’Autre, mais cette transformation implique certains
risques : « La transformation du risque en langage symbolique peut contribuer à atténuer le doute et la peur au sujet de
ce qui ressemble parfois à la mort, lorsqu’on se départit de ses anciennes croyances46. » D’où le véritable intérêt du travail
collaboratif. Par une extériorisation des valeurs et des expériences, et souvent par la représentation symbolique, le soi se
détache des aspects identitaires qui l’empêchent de s’épanouir47. Mais les avantages de la collaboration ne se limitent pas
au développement personnel puisque la démarche collaborative a beaucoup de potentiel dans l’élaboration des projets
de l’action communautaire. L’exemple de la démarche de Cathy Stubington (dans son vidéo Something from Nothing)
démontre que la démarche collaborative donne accès à un plus grand nombre de spectateurs. Ceci peut faire en sorte que
la participation du public prenne des formes inattendues, souvent très personnelles, brisant les structures qui reproduisent
une distinction rigide entre le savoir « expert » et d’autres formes de savoir (voir par exemple la campagne de lettres dans le
vidéo La Piel de la memoria de Pilar Riano-Alcala48).
On pourrait dire que la véritable valeur d’une démarche collaborative est sa capacité de mettre en lumière la nature
« coproduite » du savoir, c’est-à-dire le fait que le savoir se construit au moyen de la communication entre le soi et l’Autre.
Le projet de recherche ethnographique communautaire The Other Side of Middletown49 en est un excellent exemple. Dans
ce livre, résultat d’un long processus de réflexion et de consultation entre un groupe de chercheurs états-uniens et des
membres de la communauté noire de la ville de Muncie (dans l’État d’Indiana), les auteurs se donnent comme objectif de
rapprocher ces deux communautés par l’intermédiaire d’une exploration de l’histoire orale. Muncie, connue autrement sous le
pseudonyme Middletown, a été, au moins depuis les années 1920, l’objet d’observation et d’analyse de la part de chercheurs
en anthropologie et sociologie qui voyaient en elle la possibilité de documenter les changements sociodémographiques dans
une ville « typique » de la partie centrale des États-Unis. Les études antérieures avaient tendance à décrire la ville de Muncie
comme une ville composée uniquement de Blancs et assez homogène, ce qui était assez loin de la vérité surtout si on regarde
la participation des membres de sa communauté noire au mouvement pour les droits civiques.
C’était donc dans l’esprit de vouloir corriger l’histoire que l’ethnologue Eric Luke Lassiter et son collaborateur de longue
date, l’activiste et politicien natif de Muncie, Hurley Goodall ont décidé d’organiser un projet d’ethnographie collaborative
sur le rôle de cette minorité invisible dans l’histoire de la communauté. The Other Side of Middletown a intégré la notion
Bob W. White
DONNER UN SENS À TOUT CECI 337
de collaboration à plusieurs niveaux. D’abord, le projet s’articule à la frontière entre la recherche universitaire et la
conservation de la mémoire d’une communauté marginalisée. Étant donné que l’idée est née d’une conversation entre les
deux collaborateurs principaux — et non par suite de l’initiative de l’un d’eux envers l’autre —, l’identification d’objectifs
s’est faite de façon plus collective, en partie parce que Lassiter et Goodall avaient déjà une expérience de travail ensemble.
Deuxièmement, il y a la collaboration entre les différents chercheurs du groupe, chacun venant d’une tradition disciplinaire
différente : anthropologie, études folkloriques, histoire, sciences de la communication. La diversité de l’équipe a souligné
l’importance d’avoir une approche délibérée par rapport aux méthodes, entre autres la formation des équipes d’enquête
composées d’étudiants chercheurs, mais aussi des conseillers de la communauté et l’utilisation systématique de
mécanismes de retour (feedback technique). Par exemple, l’équipe a mis sur pied un processus de consultation avec
certains membres de la communauté dans l’élaboration des questions d’entrevue, mais aussi pendant l’interprétation
des données, un aspect qui, selon Lassiter, fait partie des plus grands défis pour toute démarche collaborative50.
Malgré les doutes exprimés par Lassiter par rapport à la nature exhaustive du travail effectué, les résultats de ce projet
semblent être signifiants autant pour la communauté noire de Muncie que pour la communauté scientifique. Le projet a
non seulement donné suite à un ouvrage collectif avec la participation d’une vingtaine de contributeurs, mais aussi à une
exposition publique et plusieurs projections du film documentaire qui avait été produit dans le contexte du projet. Cette
expérience, que les éditeurs présentent de façon réaliste avec autant de succès que d’échec et de déceptions, nous permet de
tirer plusieurs conclusions par rapport à la collaboration. Premièrement, il faut distinguer entre la notion de réciprocité qui
est si chère aux chercheurs en sciences sociales (l’idée que le chercheur doit trouver une façon de récompenser les personnes
avec qui il travaille) et la notion de collaboration51. Le modèle anthropologique classique repose sur l’idée de la réciprocité
(et son corollaire conceptuel « le don ») comme récompense aux membres d’une communauté pour leur générosité,
hospitalité et participation, mais la réciprocité n’a pas d’impact sur les objectifs du projet, qui restent néanmoins des
objectifs scientifiques. La démarche collaborative nous permet d’aller au-delà des paradigmes proposés par l’anthropologie
classique. Il n’est pas suffisant de « regarder par-dessus l’épaule » de nos interlocuteurs52 ou même de prôner une approche
« dialogique53 », puisque les deux visent le même résultat : perfectionner la science et non repenser notre rapport avec le
savoir. Le projet Middletown nous permet de comprendre les conditions et les dynamiques d’un savoir qui est le résultat d’une
rencontre où le soi et l’Autre participent à l’élaboration d’une signification temporaire, mais commune54, non nécessairement
une communion spirituelle ou culturelle.
Si la notion de la collaboration fait référence à la possibilité de
« travailler ensemble », une théorie de la collaboration ne devrait pas faire
l’erreur de présumer le consensus, l’harmonie et l’égalité
Quand nous nous mettons au défi de produire quelque chose ensemble, l’implicite devient explicite, non seulement les différentes notions esthétiques, mais aussi les dynamiques de pouvoir, les présuppositions et les objectifs par rapport au travail à
effectuer ensemble. Le fait d’être contraint à produire quelque chose (un spectacle, un vidéo, une chanson, un texte) a
pour effet d’obliger les collaborateurs à s’accorder sur une démarche, sur un public et sur le produit final. Si l’accordement
n’a pas lieu, le groupe se disloque et la collaboration tombe à l’eau. Sans comprendre les dynamiques de cette rupture55,
il est impossible de promouvoir une « éthique collaborative » puisque dans l’abstrait, l’idée de la collaboration tombe trop
facilement dans les discours d’égalité, de réciprocité et de partage, des notions qui peuvent facilement cacher le vrai visage
du pouvoir56. Si nous voulons travailler pour changer le monde, et si nous croyons que le simple fait de travailler ensemble constitue une façon concrète de travailler vers cet objectif, nous sommes obligés de décortiquer la collaboration et de chercher
des balises qui nous permettraient enfin de découvrir son pouvoir sans cynisme, mais aussi sans illusion.
NOTES
1. Voir sa participation dans le Programme de formation et d’échanges
en vidéo documentaire pour projet d’art communautaire, p. 107 et
112, et la référence à cette activité dans le compte-rendu critique
de Rachel Heap-Lalonde Entre moyens et fins, p. 120.
2. J’aimerais remercier Devora Neumark pour son aide avec ce texte et
pour m’avoir proposé un certain nombre de références importantes.
Merci également à Devora et Louise Lachapelle pour l’invitation à
participer à l’atelier qui a été à l’origine de cette publication.
3. Bob W. White, « La démarche ethnographique et la collaboration »
et « Écouter ensemble, penser tout haut : Musique populaire et la
prise de conscience politique au Congo-Zaire (1980-1997, 2006) »
dans Bob W. White et Lye M. Yoka (dir.), L’ethnographie de l’écoute :
Culture et société à travers la réception de la musique populaire à
Kinshasa, Paris, L’Harmattan [à paraître].
4. Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002. Peter Szendy, Écoute :
Une histoire de nos oreilles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2001.
5. David Michael Levin, The Listening Self: Personal Growth, Social
Change and the Closure of Metaphysics, New York, Routledge, 1989.
Brenda Ueland, Tell Me More: On the Fine Art of Listening, Tuscon,
Kore Press, 1998. Unni Wikan, « Beyond the Words: The Power of
Resonance », American Ethnologist, 19 (3 août 1992), p. 460-482.
6. Luke Eric Lassiter, The Chicago Guide to Collaborative Ethnography,
Chicago, University of Chicago Press, 2005.
7. Michel Foucault, Dits et écrits, tome III, Paris, Gallimard, 1994,
p. 794.
8. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, traduction en 5 tomes, Paris,
Gallimard,1978-1992.
9. Lila Abu-Lughod, « The Romance of Resistance: Tracing
Transformations of Power Through Bedouin Women », American
Ethnologist, vol. 17, no 1 (février 1990), p. 41-55.
10.Bob W. White, Rumba Rules: The Politics of Dance Music in Mobutu’s
Zaire, Durham, Duke University Press, 2008.
338
11.Johannes Fabian, Time and the Other, New York, Columbia University
Press, 1983.
12.Surtout Johannes Fabian, Remembering the Present: Painting and
Popular History in Zaire, Berkeley, University of California Press,
1996. Mais voir aussi Johannes Fabian, Power and Performance:
Ethnographic Explorations Through Proverbial Wisdom and Theater in
Shaba, Zaire, Madison, University of Wisconsin Press, 1990.
13.Luke Eric Lassiter, p. 79 (voir note 6).
14.Louise Lachapelle, L’art communautaire ou retrouver le chemin de la
maison ? Voir le texte dans cette publication, p. 54-63.
15.Louise Lachapelle, p. 55 (voir note 14).
16.Louise Lachapelle, p. 56 (voir note 14).
17.Luke Eric Lassiter (voir note 6).
18.Ce deuxième sens correspondrait à une autre utilisation du terme elle
aussi assez courante, celle de coopération politique avec l’ennemi,
synonyme de la trahison.
19.Voir la présentation de ce vidéo dans l’horaire du Programme de
formation et d’échanges en vidéo documentaire pour projet d’art
communautaire, p. 109, et la référence à cette activité dans le
compte-rendu critique de Rachel Heap-Lalonde Entre moyens et fins,
p. 118.
20.northlandposter.com/blog/2006/12/18/lila-watson-if-you-havecome-to-help-me-you-are-wasting-your-time-but-if-you-havecome-because-your-liberation-is-bound-up-with-mine-then-letus-work-together-2/ [page consulté le 23 juin 2008].
21.Voir note 20.
22.Julie Fiala, L’éthique liée à la collaboration, 2001 (essai disponible en
ligne à engrenagenoir.ca/blog/ressources/textes). Louise Lachapelle
(voir note 14).
23.James Ferguson, The Anti-Politics Machine: ‘Development’,
Depoliticization, and Bureaucratic Power in Lesotho, Cambridge,
Cambridge University Press, 1990. Vinh-Kim Nguyen, « Sida, ONG et
la politique du témoignage en Afrique de l’Ouest », Anthropologie et
sociétés, volume 26, no 1 (2002). M. Pandolfi et D. Fassin, States of
Emergency. Anthropology of Humanitarian Intervention, New York,
Zone Books, 2008.
24.L’origine du terme tiers-monde se trouve dans le conflit de la guerre
froide. Il s’agit d’un terme pour désigner les pays qui n’étaient ni
capitalistes ni communistes. Le terme s’utilise encore de nos jours
malgré la défaite du système russe et en dépit du fait que le terme
porte quelques connotations péjoratives.
25.Talal Asad (éd.), Anthropology and the Colonial Encounter, Londres,
Ithaca Press, 1973.
26.Devora Neumark, « I Am Because We Are…and in order to », www.
devoraneumark.com/site/texts/iambecauseweare.pdf, 2005, p. 8
[page consultée le 6 novembre 2009].
27.Une installation en hommage à l’histoire des femmes sous la forme
d’une grande table triangulaire comprenant 39 couverts dont les
assiettes stylisées rendent hommage à 39 femmes célèbres. Les
couverts ont été produits entre 1974 et 1979 grâce à la participation
de centaines de bénévoles, et l’installation a été présentée pour la
première fois en 1979.
28.Julie Fiala, p. 9 (voir note 22).
29.Particulièrement pour les performances publiques dans lesquelles
Lacy collabore avec des femmes âgées : Inevitable Associations en
1976, et les deux projets Whisper, Whisper, the Waves, the Wind en
1984 et Crystal Quilt en 1987.
30.Julie Fiala, p. 12 (voir note 22).
31.Ces deux artistes ont développé des partenariats avec différents
syndicats locaux, en majorité canadiens.
32.Unni Wikan, p. 463 (voir note 5).
33.Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode: les grandes lignes d’une
herméneutique philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 1996.
34.Edward Said, « Representing the Colonized: Anthropology’s
Interlocutors », Critical Inquiry, 15 (1989), p. 223. Au sujet de Franz
Fanon, psychiatre et essayiste français d’origine martiniquaise, et
l’un des fondateurs du courant de pensée tiers-mondiste.
35.Julie Fiala, p. 4 (voir note 22).
36.Devora Neumark, p. 7 (voir note 26). Comparez avec la discussion du
« jeu » de Hans-Georg Gadamer (voir note 33).
37.Carl Rogers et Richard Farson, « Active Listening », dans David Kolb,
Irwin Rubin et James MacIntyre (dir.), Organizational Psychology
(troisième édition), New Jersey, Prentice Hall, 1979.
38.Voir Devora Neumark (voir note 26) sur la créativité dans le processus
collaboratif.
39.Cette section est inspirée par la discussion de Habermas entourant
le discours éthique. Dans des écrits à venir, je développerai ce cadre
plus amplement afin de démontrer sa pertinence pour les pratiques
artistique et ethnographique.
40.Vidéo documentant un projet d’art communautaire visionné, à titre
d’exemple de cas, lors du Programme de formation et d’échanges en
vidéo documentaire pour projet d’art communautaire de LEVIER. Voir
la présentation de ce vidéo dans l’horaire du programme, p. 110, et
la référence à cette activité dans le compte-rendu critique de Rachel
Heap-Lalonde Entre moyen et fins, p.119.
41.Vidéo documentant un projet d’art communautaire visionné, à titre
d’exemple de cas, lors du Programme de formation et d’échanges en
vidéo documentaire pour projet d’art communautaire de LEVIER. Voir
la présentation de ce vidéo dans l’horaire du programme, p. 109, et
la référence à cette activité dans le compte-rendu critique de Rachel
Heap-Lalonde Entre moyen et fins, p. 118.
42.Projet d’art communautaire réalisé avec l’organisme Le CARRÉ en
2003-2005. Voir la description de ce projet, p. 162-165 ; voir aussi la
mention de la participation des membres de ce projet au Programme
de formation et d’échanges en art communautaire (2004), p. 69, au
Programme de formation et d’échanges en vidéo communautaire pour
projet d’art communautaire, p. 112, et au programme de formation
et d’échanges Art communautaire : imagination, collaboration et
éthique, p. 129 ; voir égalementla référence à ces activités dans
les comptes-rendus critiques de Rachel Heap-Lalonde Et si on se
racontait… Réflexions sur un parcours, p. 80, et Entre moyens et
fins, p. 122. Voir en plus le vidéo Voir son intérieur pour mieux vivre
dehors réalisé par les membres de ce projet, dans la compilation
Documenter la collaboration insérée au centre de cette publication.
43.Bob W. White et Lye M. Yoka (voir note 3).
44.Luke Eric Lassiter, p. xii (voir note 6).
45.Devora Neumark (avec la participation de Caroline AlexanderStevens), « Entre nous : Valeurs communes et pratiques créatives
partagées », Cahiers de l’action culturelle, vol. 4, no 1 (2005), p. 28.
46.Devora Neumark, p. 7 (voir note 26).
47.Au sujet du silence, voir l’entrevue avec Vincent Crapanzano :
Chowra Makaremi, « Engaging with Silence : Interview with Vincent
Crapanzano », Alterités, vol 5, no 2 (2008). Cet article peut être
consulté à www.alterites.ca/vol5no2.html.
48.Vidéo documentant un projet d’art communautaire visionné, à titre
d’exemple de cas, lors du Programme de formation et d’échanges en
vidéo documentaire pour projet d’art communautaire de LEVIER. Voir
la présentation de ce vidéo dans l’horaire du programme, p. 110,
et la référence à cette activité dans le compte-rendu critique de
Rachel Heap-Lalonde Entre moyens et fins, p. 119. Ce projet incluait
une collecte d’objets porteurs d’une mémoire significative pour les
personnes d’un quartier de Medellin en Colombie : on leur demandait
d’écrire une lettre adressée à un voisin inconnu portant sur l’histoire
de leur objet et sur leur vision du futur collectif du quartier, lettres
qui furent distribuées à la fin du projet.
Le philosophe et critique littéraire Edward Said (Representations
of the Intellectual : The 1993 Reith Lectures, New York, Vintage,
1996) propose l’image de l’« amateur » (par opposition au rôle
d’« expert » habituellement joué par l’intellectuel) comme
modèle d’intervention intellectuelle. Par l’utilisation du terme
« amateur », il veut faire référence au savoir non motivé par
l’argent ou la promotion professionnelle.
49.Luke Eric Lassiter, Hurley Goodall, Elizabeth Campbell et Michelle
Natasya Johnson (dir.), The Other Side of Middletown : Exploring
Muncie’s African American Community, New York, Altamira Press,
2004.
50.Luke Eric Lassiter, chapitre 8 (voir note 6).
51.Selon Lassiter toujours.
52.Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic
Books, 1973.
53.James Clifford, « On Ethnographic Authority » dans The Predicament
of Culture : Twentieth-Century Ethnography, Literature and Art,
Cambridge, Harvard University Press, 1988.
54.Hans-Geor Gadamer (voir note 33).
55.Michael H. Agar, « Towards an Ethnographic Language », American
Anthropologist, 84 (1983).
56.Un bon exemple de cet abus, c’est la célèbre « anthropologie
partagée » de Jean Rouch, le cinéaste et ethnologue français qui a
tant fait pour aider ses « amis africains », mais qui, en fin de compte,
ne leur a rien légué comme héritage intellectuel à part le culte de sa
personnalité (Bob W. White, «Caméra Intouchable», Hors Champs,
février 2005).
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