L`absence d`antisémitisme ne suffit nullement. Variations 2, Jacques

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Die Zukunft gehört den Phantomen (Programm 7/7 2014)
L’absence d’antisémitisme ne suffit nullement
L’œuvre de Derrida, une hantologie. Soit ! Mais qu’est-ce qu’agitent, ou qu’est-ce qui agite, les
spectres ? Une hantologie, ne serait-ce que dans sa forme, laquelle interdit la collation, la
sommation : des livres, plus d’un livre, une cinquantaine, peut-être une centaine, des articles,
des cours, des conférences, dans toutes les langues, et des inédits, un peu partout. « Tout
Derrida » : l’expression a-t-elle même un sens ? Une œuvre aux bords incertains,
indéterminables, indécidables. Derrida, peu avant sa mort, dans l’entretien accordé à Jean
Birnbaum dans le Monde, pose la question de cette indécidabilité : « j’ai simultanément, je
vous prie de me croire, le double sentiment que, d’un côté, pour le dire en souriant et
immodestement, on n’a pas commencé à me lire, que s’il y a, certes, beaucoup de très bons
lecteurs (quelques dizaines au monde, peut-être), au fond, c’est plus tard que tout cela a une
chance d’apparaître : mais aussi bien que, d’un autre côté, quinze jours ou un mois après ma
mort, il ne restera plus rien. Sauf ce qui est gardé par le dépôt légal en bibliothèque ; je vous le
jure, je crois sincèrement et simultanément à ces deux hypothèses. » L’œuvre, donc, peut-être :
sous la condition du désoeuvrement, de la disparition qui la constitue.
J’invoquerai (comme on peut invoquer les fantômes) ici, quant à ce désoeuvrement, Proust, au
seuil de la Recherche : le hasard. « Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un autre hasard, celui de
notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier ». Le hasard de la mort,
hasard par excellence se redouble du hasard – dit Proust - de ce qui conjure la mort, les
situations romanesques (« mort à jamais, peut-être pas… »), L’œuvre, selon quoi le hasard est
converti en nécessité. Finalement cet entrelacement (Verflechtung : « la vue de la couverture
d’un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d’une lointaine nuit
d’été ») de la mort et de la littérature. « Des livres, s’il y en a… », Dit, de manière récurrente,
Derrida. Et Levinas : « plus intime que l’intimité, c’est un livre », affirmant une intériorité,
palimpseste à l’extériorité phénoménologique du monde.
Je pose que les fantômes sont cette intrication du hasard et de la nécessité.
Intrication du hasard et de la nécessité : le spectre qui hante l’Europe, c’est-à-dire hante la
philosophie. Treibt sein Unwesen : Husserl en convient, au moment même où voulant conjurer le
spectre il pressent que l’Europe est livrée à cet Unwesen – « das Unwesen der gegenwärtigen Krise ».
Et dans un appendice de Zeitbewusstsein : « De temps à autre, après de longs efforts, la clarté
tant désirée nous fait signe, nous croyons les résultats les plus magnifiques si proches de nous
que nous n’aurions plus qu’à tendre la main. Toutes les apories semblent se résoudre, le sens
critique tranche les contradictions par le calcul, et il ne reste plus dès lors qu’un dernier pas à
accomplir. Nous faisons le total ; nous commençons avec un « donc » très conscient : et alors
nous découvrons tout à coup un point obscur, qui ne cesse de s’accroître. Il se développe en
énormité effrayante, qui engloutit tous nos arguments et anime d’une vie nouvelle les
contradictions que l’on venait de trancher. Les cadavres revivent et se dressent en ricanant. Le
travail et le combat reprennent au point de départ. »
Mitunter winkt uns nach langen Mühen die ersehnte Klarheit, wir glauben die herrlichsten Resultate uns so
nahe, dass wir nur danach zu greifen brauchten. Alle Aporien scheinen sich zu lösen, die kritische Sense mäht
die Widersprüche reihenweise nieder, und nun bleibt noch ein letzter Schritt : wir ziehen die Summe, wir
beginnen mit einem selbstbewussten « Also : und nun entdecken wir mit einemmal einen dunklen Punkt, der
sich immer vergrössert ; er wächst empor zu einem greulichen Ungeheuer, das alle unsere Argumente verschlingt
und die so eben niedergemähten Widersprüche mit neuem Leben beseelt. Die Leichname werden wieder lebendig
und grinsen uns hohnlächelnd an. Die Arbeit und der Kampf beginnt von vorn. »
Les spectres sont là, précisément, dans cet entrelacs, ils parlent, nous ne les entendons qu’à
peine ; ils parlent de cette voix qui se confond avec le bruit ambiant, voix caverneuse et
silhouettes improbables défilant sur le mur, au fond de la caverne ; bruissement du silence, qui
déchire l’horizon : hören Sie denn nicht diese entsetzliche Stimme, die um den ganzen Horizont schreit, und
die man gewöhnlich die Stille heisst ? » (Büchner, Lenz) ; silence, voix, « le silence fuyant du cri
innombrable » (Blanchot, L’Ecriture du désastre) ; spectres et voix, dès le début, chez Derrida :
La voix et le phénomène, la citation de Poe en exergue : « et maintenant – maintenant – je suis mort »,
avec l’entrelacs, la Verflechtung, relevé dès le coup d’envoi de la phénoménologie, de l’indice et
de l’expression (Anzeichen, Ausdruck). C’est tout, mais ce n’est pas tout, ce n’est jamais tout,
justement : au-delà d’une œuvre océanique, quarante ans plus tard, quand se referme la
dernière page, quand « l’air immense ouvre et referme le livre », ces paroles de la fin, d’après la
fin, au cimetière :
« Mes amis ! Je vous remercie d’être venus. Je vous remercie pour la chance de votre amitié. Ne pleurez pas.
Souriez comme je vous aurais souri. Je vous bénis. Je vous souris, où que je sois. »
Sont-ce les paroles qui ont été prononcées sur la tombe ? Présent, je les ai peut-être entendues,
ou à peine, murmurées devant la foule des amis venus de partout, par l’un des fils de Derrida,
puis reçues, le lendemain de la cérémonie, dans un mail. Sont-elles de lui, de Derrida ?
Et si elles ont vraiment été retranscrites, l’ont-elles été correctement ? Quoi qu’il en soit, elles
sont vraisemblables, ressemblantes : ne ressemblent-elles pas à Derrida ? Néanmoins, quelle
serait cette semblance, que voudrait dire « ressembler à Derrida » ?
La question se pose d’autant plus qu’un second texte se superpose à celui-là, à son tour lui
ressemblant. En effet, au début de l’hommage publié dans la revue du Collège international de
philosophie – institution, ou insolite instance, voulue par Derrida – on trouve, attestée par la
photocopie d’un autographe, les lignes suivantes :
« Jacques n’a voulu ni rituel ni oraison. Il sait par expérience quelle épreuve c’est pour l’ami qui s’en charge. Il
me demande de vous remercier d’être venus, de vous bénir, il vous supplie de ne pas être tristes, de ne penser
qu’aux nombreux moments heureux que vous lui avez donné la chance de partager avec lui.
Souriez-moi, dit-il, comme je vous aurai souri jusqu’à la fin.
Préférez toujours la vie et affirmez sans cesse la survie. »
Faudrait-il estimer que ce second texte est le vrai, l’original, dont le premier ne serait qu’une
approximation mal entendue et retranscrite de façon incertaine ? Je ne le crois pas. Je ne le
crois pas car le second texte, qui dit presque la même chose que le premier, remplit cependant
une autre fonction. Parlant de Derrida (« Jacques ») à la troisième personne, comme d’un
absent dont on rapporterait les paroles ou les intentions, avant de se clore par une citation
directe, il réserve la place du sujet de l’énonciation, confié à lui mais de façon indécidable se
confondant avec le sujet de l’énoncé. Jacques parlerait alors de Jacques, ou, plus précisément,
Jacques vivant parlerait depuis sa mort anticipée, absent lui-même – c’est-à-dire mort – dans
cette anticipation, du Jacques mort, présent-absent dans l’énoncé qu’il aurait anticipé :
dispositif complexe de la survie et improbable chassé-croisé, crossing over, des sujets au cours
duquel la présence attestée de l’énonciation rend indécidable l’énoncé même qu’elle profère.
Ou encore, c’est le témoignage du disparu qui témoigne pour le témoin disparu, de ce fait
laissant disparaître jusqu’à la disparition du témoin. L’indécidabilité, au contraire, dans le
premier texte, porte sur la réalité de l’énonciation elle-même. Les deux versions se complètent
ou se superposent, incertaines comme le vent dans un cimetière, se ressemblent si la
semblance est celle, comme le dit Blanchot, de la semblance cadavérique - improbable et
inaudible parole d’un mort.
C’est justement avec Blanchot que je voudrais à présent enchaîner : Blanchot qui joue un rôle
très singulier dans le tryptique revendiqué par Derrida en 1980 lorsqu’à la Sorbonne, devant
Pierre Aubenque, Jean-Toussaint Desanti, Henri Joly, Gilbert Lascault et Emmanuel Levinas il
soutient sa thèse, « sur travaux ».
Trois noms sont invoqués, sous le patronage desquels Derrida place l’œuvre, « son » œuvre,
déconstructrice et spectrale : Heidegger, Blanchot, Levinas. Ces trois noms ne sont pas
symétriques, ils ne jouent pas l’un et l’autre le même rôle. Un seul de ces trois est présent ;
entre les trois, de l’un à l’autre, passe quelque chose dans cette étrange et paradoxale
cérémonie de la thèse, qui est comme l’indice – Anzeichen – de ce qui se soustrait au regard
acribique de l’université : mais cela de manière complexe, dans la conjonction et la disjonction
des trois. Blanchot, invoqué en second, joue, selon ce que j’en entends aujourd’hui, un rôle qui
n’est évidemment pas celui de médiation, mais qui par sa culture, par sa langue, est
effectivement au milieu, entre les deux autres, proche des questions par lesquelles Derrida se
laisse interpeller par la singularité de Heidegger et de Levinas.
Certes, Heidegger, Blanchot, Levinas, Derrida sont morts. Ce n’est pas cela qui ferait d’eux
des spectres. Il faudrait encore que ce qui fut pour eux l’avenir et qui leur appartenait
(gehören) – je rejoins donc l’intitulé de notre colloque – ne soit pas notre présent : cas où ce
présent, dans l’incertitude de la parole spectrale, resterait peu audible (kaum hörbar), peut-être
définitivement inaudible et inouï (unerhört). De cet inaudible je me propose maintenant de
retenir une expression prononcée de leur vivant – tous étaient encore en vie, et chacun, à sa
manière l’a entendue - mais une expression sans doute inaudible (unhörbar) et inappropriable
pour chacun d’entre eux, inaudible et inappropriable en des sens différents, et en un sens
encore tout autre entendue également par nous et néanmoins inaudible. Elle figure dans une
lettre envoyée par Blanchot à Levinas : « l’absence d’antisémitisme ne suffit nullement ».
Formule insolite, voire irritante et choquante : et il n’arrange rien qu’elle soit de Blanchot. Ce
dernier n’est-il pas, comme y revient un numéro récent de la revue Lignes, celui qui est le
moins bien placé pour s’avancer sur le sujet de l’antisémitisme ? N’a-t-il pas été antisémite luimême ? N’a-t-il pas, surtout, menti sur cet antisémitisme, tergiversé à l’infini sans s’expliquer
véritablement, sans faire l’amende honorable qu’au minimum on aurait attendu de lui ? Je ne
voudrais cependant pas me précipiter pour conclure qu’il ne s’agit avec cette formule que de la
dénégation de Blanchot quant à un passé inavouable. Regardons-la, restituons-lui déjà son
contexte et peut-être sa vérité, incertaine et indécidable pour celui qui l’a prononcée, pour
celui à qui elle fut adressée, et pour celui, absent de l’échange, mais dont il est d’une certaine
façon toujours question (ne serait-ce pas là une répétition inédite du tryptique de la question :
das Gefragte, das Befragte, das Erfragte ? Comme si, sur ce thème particulier de l’antisémitisme,
une certaine qualité de l’absence – l’absence spectrale – supplémentait le registre propre de la
question).
Voici donc la manière, embarrassée, interloquée peut-être, dont Levinas évoque la formule qui
lui est adressée par Blanchot. C’était à un colloque des Intellectuels juifs de langue française,
en 1969, colloque portant sur la Révolution :
« L’auteur de cette lettre occupe une place éminente dans le monde littéraire français d’aujourd’hui, si d’un
homme comme lui on peut dire qu’il occupe une place sans le choquer par tout ce que l’idée même de place
occupée – et serait-elle pure métaphore – évoque de bourgeoisie et de confort. Je ne vous dirai pas son nom. Aux
événements de mai il a participé d’une façon totale mais lucide. Il y fut associé dangereusement au-delà du mois
de mai. Et voici qu’il se retire brusquement. »
Remarquables précautions oratoires : comme si les circonstances particulières, pittoresques
même, de mai 68 dans lesquelles Blanchot fut engagé, représentaient une explication ou une
introduction à l’extravagance de la proposition qui va suivre ; comme si Levinas lui-même ne
venait pas à bout de cette extravagance, et comme si cette extravagance trouvait sa place à cet
endroit précis d’une leçon talmudique dans laquelle, réfléchissant à ce qui mérite de s’appeler
révolution, il en arrivait à la conclusion que la lutte des classes était elle-même précédée par
une exigence plus élevée, contenue dans le judaïsme (plus tard, dans un texte de 1975 il notera
« le racisme n’est pas un concept biologique ; l’antisémitisme est l’archétype de tout
enfermement ; l’oppression sociale elle-même ne fait qu’imiter ce modèle »). Mais, objectera-ton encore, n’est-on pas simplement en présence d’un penseur juif qui revendique, en
s’appuyant sur le témoignage d’un ami prestigieux, lequel lui-même cherche à compenser le
souvenir d’un passé douteux, son enracinement dans une culture particulière ? Ce serait
méconnaître le prestige que conserve la révolution dans l’imaginaire personnel de Levinas. Il
lui arrive ainsi de mentionner Lénine, voire de faire appel à Trotsky pour définir la tâche de la
philosophie, c’est-à-dire la tâche de la phénoménologie. « Et c’est la révolution de la réduction
transcendantale : révolution permanente », écrit-il dans l’article « La philosophie et l’éveil ».
Voilà donc la quatrième internationale propulsée, au prix d’un rapprochement acrobatique, au
plus près de ce qu’il y a aux yeux de Levinas d’incandescent dans la pensée, l’énigme de la
réduction, énigme assimilée donc ainsi au judaïsme.
Après cette entrée en matière si singulière de Levinas, j’en viens à la lettre de Blanchot :
« Non, j’ai toujours dit que là était la limite que je ne franchirai pas, mais maintenant je voudrais un instant
m’interroger… Me demander pourquoi ces jeunes gens qui agissent dans la violence, mais aussi la générosité,
ont cru devoir faire un tel choix, ont joué l’irréflexion, l’usage de concepts vides (impérialisme, colonisation) et
aussi le sentiment que ce sont les Palestiniens les plus faibles et qu’il faut être du côté des faibles (comme si
Israël n’était pas extrêmement, effroyablement vulnérable) [Levinas éprouvant le besoin de préciser
alors : « les deux Israël, je pense : M. Israël, et l’Etat d’Israël, car Israël c’est la vulnérabilité
même. »] Mais il y a à mon sens une autre raison, c’est que chez aucun d’entre eux il n’y a d’antisémitisme,
fût-il latent, et même aucune idée de ce qu’est et a été l’antisémitisme.
Il n’est donc pas vrai que l’antisionisme c’est l’antisémitisme d’aujourd’hui [« aujourd’hui », en 1969, au
moment où sans doute Blanchot écrit, venait de sortir le livre de Léon Poliakov De
l’antisionisme à l’antisémitisme] ; c’est pourquoi le sens d’Israël même, dans ce qu’il a de plus manifeste, leur
échappe absolument ; je trouve cela grave ; c’est comme si Israël était mis en péril par l’ignorance – ou une
ignorance peut-être innocente, mais dès lors lourdement responsable et privée d’innocence – mis en péril par ceux
qui veulent exterminer le Juif parce que Juif, et par ceux qui ignorent absolument ce que c’est qu’être Juif.
L’antisémitisme aurait donc désormais pour alliés ceux qui sont comme privés d’antisémitisme.
N’est-ce pas un retournement étrange, et qui prouve que l’absence d’antisémitisme ne suffit nullement ? »
Le contexte dans lequel est écrite cette lettre permet sans doute de lui donner un sens, un
certain sens : il est celui du lendemain de mai 68, du surlendemain de la guerre des six jours.
Ce que Blanchot écrit sur la faiblesse d’Israël correspond sans doute à l’angoisse qui s’était
emparée de l’opinion française à la veille de la guerre, mais s’explique déjà beaucoup plus
difficilement après la spectaculaire victoire d’Israël, à telle enseigne que Levinas éprouve le
besoin de généraliser en précisant « Monsieur Israël » - expression bizarre et qui force le
passage. Et si, de surcroît, on lisait cette lettre sur le fond non plus de 1967 ou de 1968, mais
de l’été 2014, de la situation actuelle au Moyen Orient, ne faudrait-il pas convenir que
l’argumentation de Blanchot, ou son esquisse d’argumentation, sur la faiblesse d’Israël, est
devenue difficilement audible.
Par ailleurs, par-delà toute contextualisation, à considérer seulement la sentence qui me retient
ici et qui conclut cette argumentation – l’absence d’antisémitisme ne suffit nullement – doiton conclure que l’antisémitisme serait préférable à l’absence d’antisémitisme ? Ne se trouve-ton pas plutôt dans une situation paradoxale, qui rappelle singulièrement l’argument ancien en
faveur de la philosophie : « tu dis qu’il faut philosopher, alors philosophons. Tu dis qu’il ne
faut pas philosopher : mais il faut encore philosopher pour le soutenir. » Le même et son
contraire conduisent à une conséquence identique, la nécessité de la philosophie. Mais dans le
cas présent l’argument ne joue-t-il pas en sens inverse, en défaveur de la philosophie : car
l’absence d’antisémitisme est en philosophie la moindre des choses, va de soi, comme un
implicite. La philosophie qui définit l’humanité telle qu’elle a à être (l’humanité « européenne »,
gouvernée par la raison) ne fait aucune référence à l’antisémitisme, ne l’imagine même pas. Là
où les Juifs sont mentionnés, chez Hegel par exemple, ce n’est qu’en résonance avec les
préjugés de son temps, pour situer le judaïsme hors philosophie, hors du mouvement de la
dialectique, comme un entêtement.
Et au-delà de Hegel, l’expression « la question juive » ne figure, jusqu’en 1946, que chez Marx,
et d’une façon complexe, à un niveau du reste qui interroge la philosophie, et qui, ce faisant,
n’échappe pas non plus aux préjugés. Elle apparaît à nouveau dans l’essai de Sartre, Réflexions
sur la question juive,
sans d’ailleurs que ce dernier fasse mention de l’extermination.
L’antisémitisme est donc abandonné, comme comportement pathologique, ou comme un
objet indéterminable, après avoir été une découverte de la pensée raciale, aux historiens (et
évidemment à la psychanalyse). La philosophie universitaire comme telle (en France après la
tourmente de l’affaire Dreyfus) n’en fait à peu près rien. Par exemple – il me semble utile de
prendre quelques exemples - l’un de ceux qui la représenta de façon éminente, Albert Rivaud,
auteur d’une histoire de la philosophie qui parallèlement à celle d’Emile Bréhier, faisait
autorité, a pu souscrire sans sourciller à la politique de Vichy, dont il se fit l’un des acteurs. Et
au sortir de la guerre encore, au moment où l’on découvrait les camps, Martial Gueroult, le
défenseur illustre d’une histoire de la philosophie structuraliste, notait à propos d’une allusion
anti-juive de Fichte, que d’une part elle ne tirait pas à conséquence, ne concernant en rien la
pensée de Fichte, d’autre part que certains juifs exagéraient. Levinas, de son côté, pourtant
tout prêt à reconnaître l’autorité de l’ordre universitaire, ne put s’empêcher de s’inquiéter de
l’absence d’empathie manifesté par le professeur Bernard Bourgeois envers le destin juif, au
moment où il rendait compte des propos violents contre les Juifs du Hegel de la période
francfortoise (« on se demande …si la propagande hitlérienne elle-même ne puisait pas à
pleine main dans ce fonds, que, sans prendre la moindre distance à son égard, un universitaire
français de grande classe nous rouvre en 1970 »). Enfin, dernier exemple parmi beaucoup
d’autres, mais intéressant en ce qu’il vient de la gauche universitaire, au début des années 80,
dans le dictionnaire des idéologies de François Châtelet d’inspiration marxiste, on ne trouve
pas d’entrée pour l’antisémitisme.
Absence d’antisémitisme donc dans et de la philosophie, l’antisémitisme n’étant pas pour elle
un objet. Vient là-dessus la question posée, de façon récurrente, et aujourd’hui comme jamais
depuis la publication des Cahiers noirs, par Heidegger.
Vis-à-vis de cette question, adressée à Heidegger, l’attitude, jusqu’à la publication des Cahiers
noirs en 2014 a été double : ou bien elle a consisté à récuser Heidegger, à récuser sa pensée en
arguant de son allégeance au nazisme et de son antisémitisme (par exemple Schneeberger,
Minder, Farias, Emmanuel Faye…), en soulignant que le vocabulaire même de Heidegger
trahissait son approbation des thèmes les plus constants de l’idéologie nazie, ou bien elle a
consisté à considérer en Heidegger le penseur, et l’allégeance au nazisme comme un moment
de naïveté politique, égarement passager dépassé ensuite par son éloignement voire sa critique
résolue du régime, cryptée dans les textes d’après le Rectorat mais aisément décelable pour qui
savait lire (et même pour certains défenseurs de Heidegger les textes de la période du Rectorat
eux-mêmes sont à lire de cette manière : François Fédier par exemple proposant de traduire
Selbstbehauptung der deutschen Universität par l’université allemande envers et contre tout, faisant
de l’autoaffirmation l’expression de la résistance la plus radicale. Pascal David, philosophe de
grande valeur, peut encore écrire, en 2005, dans un texte de présentation de la pensée de
Heidegger : « contrairement à une légende assez tenace en France, son Discours du Rectorat
est tout sauf l’expression d’une allégeance envers le nouveau pouvoir »). J’ai tenu à rappeler
avec un peu de précision ces quelques éléments d’un énorme dossier, pour bien faire entendre
que dans ce contexte, très français, poser la question de l’antisémitisme de Heidegger a paru,
des années durant, simplement inconvenant (l’argument couramment avancé, et accepté par
les lecteurs les plus attentifs de son œuvre, étant que Heidegger n’avait pu que rejeter le
biologisme de l’antisémitisme hitlérien, et qu’il était absurde et odieux de le lui imputer :
comme si le mot « völkisch », depuis son introduction par Fichte dans le champ intellectuel
allemand, avait été un terme biologique ou biologisant !) Embarras donc, en dépit de quelques
formules souvent citées, en face desquelles on convoquait d’autres formules, ou on
mentionnait des attitudes – le refus d’apposer les placards antisémites pendant la période du
Rectorat, l’appui accordé à des élèves juifs etc…- donnant à comprendre que Heidegger avait
finalement, ou très vite, rejeté l’antisémitisme nazi.
Ces deux attitudes (résumées ici de manière sans doute trop simple et qui laisserait la place à
bien des nuances), font apparaître une opposition frontale. Mais à bien les considérer ne
présentent-elles pas un élément commun : car elles signifient soit le refus de l’œuvre de
Heidegger, soit le rejet, au nom de la validité de l’oeuvre, de tout soupçon d’antisémitisme.
Dans les deux cas on s’accorde sur un point : l’antisémitisme n’a rien à voir avec la pensée,
laquelle ne fait rien de l’antisémitisme.
La publication des Cahiers noirs force en quelque sorte le passage en contraignant eux-mêmes
qui se refusent à douter du génie de Heidegger à reconnaître en même temps la réalité de son
antisémitisme. Dès lors, ne s’agit-il pas d’engager la pensée, peut-être même au-delà de la
personne de Heidegger, dans un étroit débat (Auseinandersetzung) avec l’antisémitisme ?
Ce n’est pas le lieu ici d’aborder de front toutes les questions soulevées par la publication des
Cahiers noirs. Je voudrais néanmoins, dans la perspective que j’essaie d’ouvrir et qui consiste à
tenter d’entrer en résonance avec la formule improbable de Blanchot, au moins amorcer une
interprétation de ce qu’on peut comprendre aujourd’hui de Heidegger et à partir de lui.
Rappelons seulement comment se présentent les fragments dits antisémites.
Il me semble qu’il faut prendre acte d’abord de la nature de ces textes. Je veux dire qu’en dépit
d’une adhésion consternante au régime nazi (particulièrement illustrée dans le volume 93 de la
GA) Heidegger ne se lance pas dans des proclamations antisémites hystériques, mettons, à la
manière de Streicher. Comme le souligne Holger Zaborowski (cité par Peter Trawny, p. 15)
« Wäre Heidegger tatsächlich ein innerlich und zutiefst überzeugter Antisemit im Sinne des
von den Nationalsozialisten vertretenen rassistischen Antisemitismus gewesen, dann hätte er
in der Zeit von 1933 bis 1945 und vor allem während des Rektorats reichlich Gelegenheit
gehabt,
dies
auch
öffentlich
zu
zeigen
und
damit
den
neuen
Machthabern
entgegenzuarbeiten. » Cet argument (formulé il est vrai en 2010, quatre ans avant la
publication des Cahiers noirs) cependant ne convainc pas totalement Peter Trawny qui fait
état de la tendance de Heidegger à ne pas livrer au public l’essentiel de sa pensée : « Heidegger
hat nicht nur seinen Antisemitismus vor der Öffentlichkeit verborgen, sondern sein Denken
schlechthin » (p. 16). Il reste alors à se demander ce qu’il en est de l’antisémitisme des Cahiers
noirs. Il me semble malgré l’objection de Trawny qu’on pourrait lui appliquer la remarque de
Zaborowski. Car les passages explicitement dirigés contre les Juifs sont peu nombreux quatre
passages, si je ne me trompe pas, p. 46, 56, 243, 262 du volume 96 de la GA, une ou deux
pages sur quelque 1200 que comptent les Cahiers. De surcroît ils ne sont pas, à l’exception
d’un seul (où il suggère que les Juifs fomentent une guerre à laquelle ils se gardent de
participer directement pour servir leurs intérêts, aux dépens des meilleurs fils du peuple
allemand), très virulents, Heidegger y reprenant des formulations antisémites banales, circulant
couramment dans l’Allemagne de Guillaume comme dans celle de Weimar, chez les non-Juifs
comme chez les Juifs, sans commune mesure avec l’hystérie de l’antisémitisme hitlérien : les
Juifs sont doués pour le calcul, et portés sur l’argent, et sont donc l’incarnation de la
Machenschaft. Et aux yeux de Heidegger, cette dernière n’est pas mauvaise parce qu’elle serait
portée par les Juifs (eux-mêmes sont présentés d’ailleurs dans certains passages du volume 95,
comme des victimes de celle-ci), mais à l’inverse l’antisémitisme trouve une justification dans
le danger que signifie la Machenschaft (danger qui prend d’autres formes, comme le
christianisme lui-même). Tout se passe donc comme si Heidegger qui acceptait l’idée d’une
« vérité interne du nazisme » (die innere Wahrheit und Grösse dieser Bewegung, in
Einführung in die Metaphysik, formule de 1934/35, dont l’esprit est très présent dans le
volume 94 des Cahiers) n’y avait étrangement pas vu l’antisémitisme – et que serait le nazisme
sans l’antisémitisme ? - comme si il s’était montré sourd ou aveugle à ce que représentait le
délire antisémite des nazis, le trait d’évidence le plus marquant de leur idéologie.
Si je ne me trompe pas en formulant ainsi les choses, la question qui se pose est alors celle
mise en exergue par Blanchot. Car si l’antisémitisme des Cahiers a véritablement cette
dimension de banalité, et que la pensée de Heidegger se borne à mentionner l’antisémitisme,
sans rien lui devoir, autrement dit, s’il est vrai que la Machenschaft est la clé des formulations
les plus critiquables des Cahiers, que faire de l’antisémitisme lui-même, comment s’y
rapporter ? Trawny, en évoquant un seinsgeschichtlichen Antisemitismus, un antisémitisme
historial, se donne peut-être une facilité ; il considère que l’antisémitisme, un antisémitisme
connu, identifié (par exemple dans la référence aux Protocoles des sages de Sion) fait partie de la
pensée de Heidegger, qu’elle s’y était plus ou moins cachée et qu’il n’est, à présent, qu’à faire le
tri, séparer le bon grain de l’ivraie. Je voudrais défendre une thèse un peu différente : ce n’est
pas l’antisémitisme qui est intriqué dans la pensée de Heidegger, mais son absence, une
absence, comme dit Blanchot, lourdement responsable et qui laisse en déshérence la question
de l’antisémitisme, configurant celui-ci comme un effet de la Machenschaft, mais incapable de
ce fait d’en peser la signification et la gravité. C’est ainsi que dans la conférence de Brême, die
Gefahr, l’extermination dans les camps est privée de sa signification propre, comparée à
l’agriculture industrielle, l’une et l’autre pouvant être rangées dans les catégories du
gigantesque (das Riesige) et de l’américanisme. Il faut donc se demander ce qui manque à la
pensée de la Machenschaft, quel supplément s’ajoute à elle qui pourrait signifier ce que
Blanchot décrit comme « insuffisance ».
Faute de temps pour essayer de m’engager in medias res, directement dans cette question, je
voudrais tenter d’en concrétiser les effets pour le présent, en l’étayant de deux exemples
offerts par l’actualité, et qui dans leur caractère problématique configurent cet impensable
futur, ce futur unhörbar, et qui appartient aux fantômes). Le premier a été remis dans
l’actualité par le film Hannah Arendt. On y voit la personnalité de Eichmann, telle qu’elle
figure dans Eichmann à Jérusalem, incarnant la banalité du mal, mais aussi un personnage non
antisémite. Cela est déjà dans le livre de Arendt, mais le film y insiste, d’une façon dont la
réception met en évidence qu’elle n’est pas sans rapport avec une certaine volonté actuelle de
désacraliser la shoah. Autrement dit il n’y aurait même pas à la clé de la catastrophe du
judaïsme européen cet élément diabolique qui s’appelle l’antisémitisme, mais une conjonction
d’insignifiances, une succession de hasards, un personnage pâle et sans envergure, et de
surcroît exempt, à titre personnel, de fièvre antisémite. Ayant assisté à un débat sur le film, je
puis attester que sa réception, pour des spectateurs peu familiers de Arendt, était de manière
très directe celle d’un soulagement, d’une expression du ressentiment, d’un négationnisme à
peine déguisé : autrement dit, contre le politiquement correct, l’Arendt du film montre que les
Juifs (les Israéliens et leurs soutiens, contre qui courageusement et seule elle lutte, au nom de
la vérité) n’ont aucune légitimité à se revendiquer de la Shoah, l’antisémitisme n’est pour rien
dans l’extermination, puisque seule a prévalu la compulsion de Eichmann à l’obéissance et son
incapacité à penser par lui-même.
Le second exemple est celui d’un ensemble d’événements récents en France (mais pas
seulement en France, je pense aux cris poussés dans des manifestations berlinoises – Jude,
Jude, feiges Schwein, komm runter und kämpf allein), qui mettent en évidence un
antisémitisme – disons pour simplifier, un antisémitisme, mais quoi dans cet antisémitisme,
c’est toute la question - qui ne dit pas son nom, qui ne s’identifie pas comme tel : pêle-mêle,
l’affaire Dieudonné, la manifestation « jour de colère » (où l’on entend le slogan « Juif dehors,
la France n’est pas à toi ») la poussée de l’extrême-droite aux élections municipales et
européennes, le Front national devenant le premier parti de France, la querelle sur le genre, le
développement d’un ressentiment contre le judaïsme, qui prenant le prétexte de l’antisionisme
s’exprime ouvertement comme tel. Une image pour résumer tout cela : à Nantes, en janvier,
lorsque Manuel Valls prend la décision d’interdire le spectacle de Dieudonné qui devait y avoir
lieu. Un journaliste enregistre les réactions d’un jeune qui, un ananas à la main (pour chanter
shoananas, un triste jeu de mots de Dieudonné) explique qu’il n’est bien sûr pas antisémite,
qu’il ne sait d’ailleurs pas ce que c’est, que tout cela n’a rien à voir, qu’il est venu seulement
« rire un bon coup, parce que ça fait du bien ».
L’absence d’antisémitisme donc, en tant que ressentiment, qui se greffe sur le supplément
d’identité focalisé sur la shoah (par-delà le film de Lanzmann, le mot même de shoah
configure cette sacralisation) entraînant des effets de rivalité mimétique : la nakbah, comme
symétrique de la shoah, l’islamophobie de la judéophobie, la figure du Palestinien devenu
victime d’un Israël réclamant auprès de l’Occident le supplément de légitimité conféré par
l’extermination. Disant cela je ne prétends pas m’avancer sur le terrain d’une analyse de la
situation politique du Proche-Orient, ni, encore moins, surtout pas, passer par profits et pertes
le drame humanitaire qui s’y joue, mais je voudrais interroger sur la réception de ce drame, le
surinvestissement affectif qui l’accompagne, à l’exclusion de tout autre théâtre des
catastrophes humanitaires mondiales. A-t-on le droit de critiquer Israël, demande-t-on alors –
et Derrida lui-même réclame ce droit, c’est-à-dire le droit, pour lui et pour tout autre, de ne
pas être, à propos de cette critique, exposé à ce qu’il présente comme un insupportable
chantage, le chantage à l’antisémitisme. Ou encore le droit de transgresser les barrières du
« politiquement correct » - transgression qui passe alors pour un signe de l’authenticité de la
pensée qui, se dressant contre un supposé ordre établi, se revendique de la vérité et de la
réalité. A-t-on le droit de critiquer Israël ? C’est là, au passage, le titre, souvent repris, d’un livre du
politologue Pascal Boniface. Mais l’important est d’entendre ce qu’on dit avec cette question.
Bien sûr, que l’on souhaite critiquer la politique israélienne, la politique de la droite israélienne,
voire de l’extrême-droite israélienne, les colonies, le mur, les morts d’enfants, la répression à
Gaza etc… Que d’ailleurs en Israël même il existe – il doit exister, car ceux qui protestent ainsi
connaissent peu ou font peu de cas de l’état de l’opinion israélienne – une gauche, qui refuse la
politique de son gouvernement, le racisme, qui souhaite la cohabitation avec les Palestiniens.
Et que donc, en prenant le parti des droits de l’homme on ne donne aucun gage à
l’antisémitisme. Mais ne dit-on pas également autre chose, peut-être surtout autre chose : que
tous ces excellents principes que l’on défend sont mis à mal dans le monde principalement par
Israël, soutenu par une Amérique néo-libérale et travaillée par son extrême-droite et les
lobbies juifs. Que le sionisme est la version la plus actuelle du fascisme. Un tel
surinvestissement affectif n’est justifié par aucun fait (je ne fais pas ici l’inventaire de tous les
théâtres de catastrophe humanitaire, actuels ou dans un passé récent, qui auraient légitimé une
protestation au moins aussi indignée, mais qui laissent les protestataires de marbre).
Ce caractère spectaculairement unilatéral de l’indignation – telle que la prônait encore il y a
peu Stéphane Hessel – renvoie à la question de ce qui est véritablement en train de se passer.
Certes l’antisémitisme dans sa forme la plus classique n’est pas absent et s’exprime parfois
explicitement par exemple dans les manifestations, parmi les éléments les moins contrôlés, ou
sur internet. Mais il faut prendre au sérieux la protestation de ceux qui répondent « nous ne
sommes pas antisémites », « la shoah est du passé et ne nous concerne pas ». Que se passe-t-il
alors avec ceux-là ? Pour essayer, à trop grandes enjambées, de le faire entendre, je voudrais
mentionner à nouveau un élément d’actualité, une polémique récente en France autour d’Alain
Badiou. Elle trouve son départ dans les prises de position de ce dernier, notamment dans un
petit livre publié il y a quelques années Circonstances 3, portée du nom juif (livre écrit sans doute
avec un souci polémique contre Jean-Claude Milner, ancien ami très proche de Badiou). Or
dans un article de Libération du 23 juillet Gérard Bensussan, se retournant sur la situation
surgie depuis plusieurs mois en France, épingle, comme l’un de ses symptômes sinon l’une de
ses causes, les propos de Badiou : « lorsqu’on écrit, en dépit de tout bon sens, que « le nom de
juif » est une « création politique nazie », sans référent préexistant, qu’il constitue une
invention hitlérienne au service de l’extermination, quand on affirme que « juif » est désormais
le signifiant-maître des nouveaux aryens, que les Israéliens sont tout sauf juifs (…) quand on
claironne qu’Israël est un pays antisémite, on donne à la logique diabolique du retournement le
statut d’une figure de pensée : non seulement les « juifs » ne sont pas juifs mais ils sont, eux,
les véritables nazis. Et par voie de conséquence ceux qui les combattent, ici, là-bas, sont
d’authentiques anti-nazis, courageux et exposés à la vindicte haineuse des juifs-nazis ou des
nazis-juifs ». Je passe très vite sur la réponse de Badiou, très outrancière (il parle de gifler
Bensussan à la première occasion). Sa véhémence repose pourtant sur un point particulier, il
rejette toute accusation d’antisémitisme (que d’ailleurs n’avait pas portée Bensussan) Et
(contrairement à ce que propose trop rapidement L’hypothèse du Marrane, un livre paru cette
année de Marc Goldschmit, – auteur par ailleurs d’un très bon livre sur Derrida) il me semble
qu’il faille accepter cette protestation. Dire que « Badiou est antisémite » est simplement
injurieux et est de surcroît insuffisant pour tenter d’entendre ce qui se passe avec lui et au-delà
de lui. Et néanmoins le propos de Badiou est celui que rappelle Bensussan, ou du moins il en
autorise tous les effets : globalement l’invalidation du « signifiant juif », l’invalidation du
génocide (la seule mention de génocide qui vaille étant désormais Gaza).
Je voudrais insister, pour finir, sur ce dernier point. Il me semble qu’il porte bien ce qui est en
cause dans la phrase de Blanchot, et qui reste devant nous. La pensée de Heidegger (et c’est
son extraordinaire pertinence, et c’est ce qu’elle a de commun avec la pensée de Marx) décrit
le monde de la mondialisation, celui où le sens est ramené à l’information et à la valeur
d’échange. L’antisémitisme (ce que diagnostique également Jean-Claude Milner notamment
dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique ou dans Le sage trompeur) s’y absorbe et
disparaît, ne figurant plus, dans cette disparition même, que sur le mode du ressentiment créé
par la revendication identitaire autour de la Shoah. « Tout a disparu, note quelque part
Blanchot, et « tout a disparu » apparaît ». Mais comment ?
Le spectaculaire de cette apparaître tient à la faiblesse de la référence au génocide : au
génocide, ou aux génocides, on s’aperçoit très vite du caractère insatisfaisant du singulier (y at-il seulement Auschwitz, demandait Derrida en 1980, après la conférence de Lyotard à Cerisy
la Salle, « Phraser après Auschwitz » - en un temps où Auschwitz était la métonymie de la
catastrophe du judaïsme européen). Mais à utiliser le pluriel on fait plus et moins que de faire
droit aux « autres génocides », on fait du génocide un genre ou une notion, lors même qu’il
s’agirait de penser le génocide, « chaque » génocide, dans sa singularité incatégorisable – de
penser en-dehors des catégories, avant elles. N’est-ce pas cette singularité plurielle, ou ce
pluriel dans la singularité, que Levinas laisse entrevoir dans la dédicace d’Autrement qu’être : « A
la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationauxsocialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes
nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme (dem
Gedenken der nächsten Angehörigen unter den sechs Millionen, der von den
Nationalsozialisten Ermordeten, neben den Millionen und Abermillionen von Menschen aller
Konfessionen und aller Nationen, Opfer desselben Hasses auf den anderen Menschen,
desselben Antisemitismus). En des modalités qui défient la conceptualisation l’antisémitisme
est le même, la même cause, la cause même, de l’extermination. Mais que se passe-t-il avec
celle-ci, que ne décrive pas la pensée de la Machenschaft ? Peut-être le « faire vivre et laisser
mourir » du biopouvoir de Foucault (mais que ce dernier n’a pas impliqué dans la question du
génocide) autrement dit l’inscription d’un illimité que la limite de la mort n’arrête pas, qui va
au-delà la sacralisation des corps. La comparaison de die Gefahr avec l’agriculture industrielle a
pu choquer. Elle est pourtant reprise, tout autrement que par Heidegger, par des auteurs qui
sont loin d’écarter la question du judaïsme de la pensée, comme Elisabeth de Fontenay. Et en
refusant de désolidariser la question de l’animal de celle de l’homme, Derrida lui-même
n’implique-t-il pas la nécessité d’en venir, pour penser le politique, à un champ qui n’est plus
déterminé par l’ouverture à l’être, et qui implique en cela l’illimité du génocide, l’illimité d’un
arraisonnement de la vie, le génocide donc, en tant que le paramètre majeur d’une politique à
venir. Entre Blanchot, Heidegger et Levinas, n’est-ce pas là, au défaut d’un humanisme qui se
fixe sur la limite du zum Tod, ce qu’offre à penser de ce qui se trouve devant nous, cette voix
qui ne s’arrête pas à la mort, peu audible parce qu’elle ne s’arrête pas à la mort : « et maintenant
– maintenant, je suis mort ».
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