Texte de présentation et de la soutenance de thèse de doctorat en théologie orthodoxe du Père Dr. Jean Boboc : Homo absconditus et eschatologicus –Eléments pour une théoanthropologie orthodoxe, ternaire, apophatique et pneumatique. A la gloire de Dieu ! Car c’est bien de la gloire de Dieu qui s’est fait homme pour que nous devenions dieu, que nous allons parler. Il n’y a pas d’autre onto-théo-anthropologie que celleci qui révèle le sens de l’homme, question beaucoup plus taraudante que celle de savoir s’il est le fruit de l’évolutionnisme ou de la création lorsque l’on a enfin compris que l’évolution n’est qu’une des modalités de la création de Dieu « qui fait que les choses se fassent… » Alors, « Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens, et l’homme a-t-il une destinée ? » C’est ainsi que le philosophe Maurice Blondel1 que cite souvent le Père Dumitru Staniloae2, avait formulé son interrogation qui est en fait celle qui sous-tend notre problématique anthropologique dès lors que nous pensons en termes de finitude et d’eschatologie. Nous avons cherché à répondre à cette question en l’abordant sur un plan théo-anthropologique sous le prisme du paradigme anthropologique tripartite et dans une optique orthodoxe pneumatique et apophatique et selon une méthodologie délibérément multidisciplinaire, historique, philosophique, mais surtout scripturaire, patristique, liturgique, hymnographique et scientifique par les avancées de l’embryologie et de la génétique, et cela dans un discours souvent en rupture et en débat contradictoire. La transdisciplinarité s’impose en effet devant les excès de la sur-spécialisation. Dès que l’on utilise le terme d’anthropologie, on se trouve face à un grand malentendu sur celle-ci, car elle est toujours en porte à faux puisque « conçue en terme philosophique, l’anthropologie n’adresse que des disciplines et matières non-philosophiques et que conçue en terme de science positive, on réduit l’homme à une espèce donnée, même si considérée supérieure, avec le risque de rater la cible : l’homme se faisant lui-même, fondant son 1 Maurice BLONDEL, L’action, Alcan, Paris, t.2, 1937. La citation mérite d’être complète : « Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens, et l’homme a-t-il une destinée ? J’agis, mais sans même savoir ce qu’est l’action, sans avoir souhaité de vivre, sans connaître au juste ni qui je suis ni même qui je suis. Cette apparence d’être qui s’agite en moi, ces actions légères et fugitives d’une ombre, j’entends dire qu’elles portent en elles une responsabilité éternellement lourde, et que, même au prix du sang, je ne puis acheter le néant parce que pour moi il n’est plus : je serais donc condamné à la vie, condamné à la mort, condamné à l’éternité ! Comment et de quel droit, si je ne l’ai ni su ni voulu ? » Introduction, p. 15. L’ouvrage de Blondel fut interdit de publication par le Vatican. La philosophie de M. Blondel a eu une influence sur l’école dite « de Fourvières », qui réunissait des esprits tels que J. Daniélou, H. de Lubac, Teilhard de Chardin, H. Urs von Balthasar, G. Fessard. En 1950, une crise éclata entre le Vatican et l’école de Fourvières, à la suite du Surnaturel du père H. de Lubac, auquel l’encyclique De Humani Generis semblait répondre. Par ailleurs, l’influence de l’école et de Blondel dépassa la France et le Père D. Staniloae le cite à plusieurs reprises dans son ouvrage mentionné dans la note suivante, n.2. La même question : « Qu’est ce que l’homme, quelle est sa place dans le cosmos ? » était posée de l’autre côté du Rhin par Max Scheler qui proposait une métanthropologie, c'est-à-dire une anthropologie prenant en compte la transcendance et avançant une anthropologie métaphysique. Auteur auquel faisait aussi référence le Père D. Staniloae, en particulier au regard de l’ouvrage, Vom Ewigen im Menschen (1921) cité dans Ascetica şi Mistica Bisericii Ortodoxe. 2 Dumitru STANILOAE, Ascetica şi Mistica Bisericii Ortodoxe, Editura Institului Biblic şi de Misiune al Bisericii Ortodoxe Române, Bucarest, 2002. Ascétique et Mystique de l’Eglise Orthodoxe, traduction française du père Jean BOBOC et de Romain OTAL, Cerf, 2011. 1 histoire »3. Cette réflexion d’Alphonse De Waehlens est bien entendu valable pour mettre en perspective toute étude anthropologique mais ne l’est plus pour une anthropologie révélée. Si pour le christianisme orthodoxe le défi du XXIe siècle est bien celui d’affirmer « le principe central de son anthropologie : que Dieu a créé l’homme à son image »4, la nécessité d’une vision anthropologique, recentrée sur le Créateur, appelle à une théo-anthropologie faisant front à l’anthropologie occidentale, celle dite des Sciences Humaines et en particulier à l’anthropologie humaniste et à celle du siècle des Lumières et de leurs épigones actuelles, qui ont conduit à la déclaration de la mort de Dieu et par voie de conséquence à celle de l’homme5. Déjà l’on voit se dessiner aujourd’hui les prémices très militants d’une anthropologie contemporaine qui n’est ni moderne, ni même post-moderne, mais posthumaine, selon l’expression de Francis Fukuyama 6 faisant référence aux conséquences des biotechnologies. Quelques théologiens orthodoxes se plaignent à mi-mot de ne pas bénéficier d’une anthropologie orthodoxe, faisant figure de discipline universellement reçue (le cas de C. Andronikoff). Vl. Lossky dit aussi la même chose : « en général, l’anthropologie chrétienne n’a pas reçu une élaboration théologique suffisante, on la connait surtout par le biais de la christologie […] Une anthropologie scientifique, fondée sur l’observation des faits concrets, ne peut avoir qu’une valeur accidentelle pour la théologie. Une anthropologie théologique se construit de haut en bas, en partant des dogmes trinitaire et christologique pour découvrir dans la réalité humaine l’unité de nature et la multiplicité d’hypostases créées, etc. »7. Car il s’agit d’une anthropologie révélée et ce n’est pas du puzzle des fossiles paléontologiques ni de la philosophie qu’il faut partir, mais de l’Archétype. C’est ce que disait aussi le père Rafaïl (Noïca), dans une de ses conférences de carême auprès d’étudiants en théologie, précisant que « l’anthropologie étudie l’homme pour voir ce qu’est l’homme, tandis que nous, nous étudions le Christ pour voir ce qu’est l’homme. Le Christ est Dieu, mais il est le Dieu qui est venu dans notre nature pour nous montrer ce qu’est l’homme tel que Lui, l’a pensé. Aucun des fils d’Adam n’a pu parvenir à la gloire de ce qu’est un homme parfait »8. C’est dire que la démarche sera apophatique. Comme l’écrivait Mgr Kallistos Ware, à une théologie apophatique, (donc orthodoxe), répond aussi une anthropologie apophatique. 3 A. De WAELHENS, article « anthropologie », Encyclopaedia Universalis, vol.2, Paris, mai 1976 et La philosophie et les expériences naturelles, La Haye, 1961. 4 Cf. J. BRECK, Le don sacré de la vie, Cerf, 2005, p. 167. 5 I.ICA jr, dans la préface à l’Animal divinisé de P. NELLAS, version roumaine citée. 6 Francis FUKUYAMA, Our posthuman Future. Consequences of the Biotechnology Revolution, Londres, Profile Books, 2003. Ce que disait déjà C.S. LEWIS en 1943 : « L’étape finale, ce sera lorsque l’Homme, par l’eugénisme, le conditionnement prénatal, une éducation et une propagande basées sur une psychologie appliquée parfaite, sera parvenu à une maîtrise totale sur lui-même. La nature humaine sera le dernier bastion de la Nature à se rendre à l’Homme », dans The Abolition of Man, Londres, Harper-Collins, 1999, p. 36-37. 7 A l’image et à la ressemblance, Cerf, p. 182. 8 Rafaïl NOICA, « Sur l’Homme », conférence donné aux étudiants en théologie d’Alba Iulia. Grand Carême de 1995. In Cultura duhului, Editura Reîntregirea, Alaba Iulia, 2002, p. 148, (en roumain). 2 Cette démarche d’affirmation et de défense de l’anthropologie orthodoxe, génère puis implique toute une série de questionnements issus de la première et principale interrogation, qui n’est pas de savoir qu’est-ce que l’homme ?, mais qui est l’homme ?9, et pourquoi l’homme ? Ce « qui est l’homme ? » conduit à la découverte de l’homo absconditus (en regard du Deus absconditus), et ce « pourquoi l’homme ? » conduit à son tour à l’homo eschatologicus. Le dynamisme entre les deux n’est autre que la « métamorphose » paulinienne qui va de l’image à la ressemblance, de l’homme psychique composé d’un corps et d’une âme à l’homme spirituel, né à l’esprit. « Transformez-vous »10 dit Paul. La question de l’image demeure donc primordiale et justifie de comprendre l’évolution de ce concept dans les Anthropologies premières (hic, ch. I) et dans l’Antiquité classique (hic, ch. II). Nous avons alterné deux modules : l’anthropo-morphologie des dieux – et la divinomorphologie des hommes.11 Le passage de la condition humaine à l’anthropologie proprement dite sous l’impact des cultes mystériques, de l’influence considérable de l’Orphisme, de la pénétration du chamanisme et des expériences extatiques, greffe sur l’ancien schéma de représentation de l’homme le concept hellénique de l’immortalité de l’âme et confère finalement à une configuration humaine duelle, un dualisme selon la terminologie moderne que l’on en donne aujourd’hui12. Cette pénétration de l’hellénisme et de son paradigme anthropologique dualiste asymétrique conduit à des conséquences durables quant à la représentation de l’homme devenu désormais corps et âme (donc duel et bientôt dualiste par glissement), alors qu’il était « un » dans sa ternarité holistique vétérotestamentaire13. Le tripartisme anthropologique néotestamentaire, que l’on s’est efforcé de démontrer, héritier de l’ancien assure l’unité de l’homme à l’image du Créateur Un en son essence et Trine dans ses hypostases, tripartition anthropologique si évidente chez les Pères, en particulier chez saint Irénée et saint Ephrem, jusque dans l’anthropologie palamite comme l’a montré Mgr. Amphiloque dans sa thèse.14 Le distinguo entre les paradigmes anthropologiques bipartiste et tripartiste n’est pas anodin, contrairement à certaines positions15, ni une simple question de sémantique car les tenants du dualisme anthropologique ont peu à peu scotomisé l’ontologie du πνεῦμα, qui fera 9 J. BRUN, « Qui est l’homme ? », in Hommage à Alphonse de Waehlens, Faculté universitaire Saint-Louis, Bruxelles, 1982, p. 49. L’auteur montre comment l’on a glissé de la question qui est l’homme ? à celle de qu’estce que l’homme ?, de même que la révélation fait place au dévoilement, la chute de l’homme à la chute des corps, etc. 10 Rm 12, 2 : “μεταμορφοῦσθε τῇ ἀνακαινώσει…” Transformez-vous par le renouvellement… 11 Sur le statut de l’image, cf. Corps des dieux, sous la direction de Charles Malamoud et Jean-Pierre Vernant, Gallimard, 1986. 12 S. PETREMENT, Le dualisme dans l’Histoire, ch. V. 13 Sur cette question controversée voir Ephraïm E. URBACH, Les Sages d’Israël, Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Ch. X, L’Homme, Cerf/Verdier, 1996. 14 Métropolite AMPHILOQUE, Le mystère de la Sainte Trinité selon Saint Grégoire Palamas, traduction française d’Yvan Koenig, Cerf, 2012. 15 Celles de J-C Larchet et même de Vl. Lossky à certains égards. 3 progressivement place à un νοῦς intégré comme partie de la ψυχή 16, selon le modèle du Timée, dont on sait la carrière. Le tripartisme anthropologique garant de l’ontologie de l’esprit de l’homme (et là est bien la question) et non de l’Esprit dans l’homme, est une position défendue tant par Paul que par saint Irénée, saint Ephrem, et bien d’autres, dans la conception de « l’homme achevé » ou de « l’homme spirituel » à partir de l’homme psychique (corps et âme), implique justement le passage de l’image à la ressemblance par la nécessaire métamorphose.17 L’omniprésent paradigme anthropologique dualiste occidental n’est en fait qu’un postulat qui ne démontre rien – et en particulier rien de déterminant sur l’ontologie de l’âme – mais prétend configurer la réalité de notre être non à ce qu’il est mais à ce qu’il en dit. Seul le paradigme de l’anthropologie tripartite peut rendre compte de l’enseignement pneumatique du Christ à Nicodème, l’appelant à une seconde naissance, celle en esprit, véritable métamorphose permettant à l’homme de trouver la voie de son achèvement anthropologique, c'est-à-dire dans la dynamique de l’eschatologie. « C’est l’Esprit, dit saint Cyrille, qui nous fait passer à un autre état. »18 Le terme grec utilisé est fort, ἔξις signifie une autre manière d’être, un autre état. Il est vraiment question ici d’une métamorphose, dont nombre d’indices sont mêmes visibles à des tiers et dont M. Fromaget donne quelques exemples analogiques tirés de la vie biologique. Je cite largement Fromaget et reprend à mon compte pratiquement tout ce qu’il dit sur le tripartisme et la métamorphose. Evoquant les métamorphoses des chenilles en papillons, celles de différentes larves en cétoines, libellules ou cigales, celles de différents têtards en grenouilles, tritons ou salamandres, l’auteur insiste sur le fait que la métamorphose, et c’est cela qui nous importe « délivre le sujet caché dans la larve »19. C’est là un point essentiel. Il est intéressant de noter aussi cette remarque de l’auteur : « Sait-on, d’ailleurs, dit-il, qu’en latin, les mots larva et persona peuvent être synonymes ? »20 et que « l’être parfait qu’elles délivrent s’appelle, chez les insectes, imago »21. L’analogie avec notre sujet est évidente, sinon pertinente. Chez l’homme, ce passage de la larva à l’imago, c’est en fait le passage de l’homme psychique (corps et âme) à l’homme spirituel par la naissance à l’esprit. C’est dire que nous sommes dans un paradigme anthropologique de type ternaire et non pas duel, ou dualiste. Ceux qui ne veulent cultiver que le vieil homme et se refusent à la métamorphose, demeurent donc à « l’état larvaire » : c'est-à-dire à celui de l’homme psychique. L’homme vrai, accompli, c’est celui que nous décrit saint Irénée : « La chair modelée à elle seule n’est pas l’homme achevé : elle n’est que le corps de l’homme, donc une dimension de l’homme. L’âme à elle seule n’est pas d’avantage l’homme : elle n’est que l’âme de l’homme, donc une dimension de l’homme. L’Esprit non 16 Sur la question de la spiritualisation du pneuma, voir le travail controversé de G. V ERBEKE, L’évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à Augustin, Paris – Louvain, 1945. 17 M. FROMAGET, Dix Essais sur la conception anthropologique « Corps, Âme, Esprit », L’Harmattan, 2000. 18 Cyrille D’ALEXANDRIE, In Io XVI, 6-7, P.G., 74, 433 CD. 19 Op. cit., p. 19. 20 Ibidem. 21 Ibid. 4 plus n’est pas l’homme : on lui donne le nom d’Esprit, non celui d’homme. C’est l’union, dans la communion, de ces trois réalités qui constitue l’homme achevé. » Irénée (Contra haereses, V, 6, 1). Voici donc mon Credo ! Or, précisément une des ces trois réalités qui forment ensemble l’homme achevé, la dimension de l’âme, doit être revue et recouvrer, certes, la place qui lui revient, mais en même temps laisser surtout place à l’esprit dont l’ontologie est indépendante de cette dernière. Dès lors que l’on approche la question de l’ontologie de l’esprit et celle de l’âme, on est confronté à des questions non résolues ou du moins insuffisamment réévaluées à l’aune des connaissances actuelles, dont celles embryologiques. Il nous a paru que concernant l’âme, nous demeurons dans un flou théologique périlleux. La question de l’animation doit être reconsidérée du fait de son « obsolescence », elle aussi, dès lors que nous savons que dès la syngamie, le zygote est animé et n’a donc pas besoin de l’être de l’extérieur. (Tertullien, Grégoire de Nysse, Anastase le Sinaïte, Jean Damascène …) ne disent pas autre chose, conscients de cette intuition antique de la « semence porteuse d’âme ». La doctrine du traducianisme obstinément refusée par Rome semble pourtant une évidence scientifique et théologique. Quant à la question de l’immortalité de l’âme, elle n’est acceptable que dans le distinguo entre sa mortalité naturelle et son éventuelle immortalité par grâce. Aussi proposons-nous une nouvelle donnée, celle de la saisie du zygote humain par l’Esprit dès la formation de celui-ci, proposition que nous posons face à la doctrine hautement discutable du créatianisme. Autant de questions anthropologiques fondamentales qui ont donné lieu à des développements dans cette thèse, avant d’aborder la déification (sous sa forme ternaire et unifiée) et sans lesquelles, on en resterait à l’amertume d’Origène sur l’inconséquence de l’enseignement ecclésiastique sur l’âme. Telles sont les lignes de réflexion fondamentales qui forment la toile de fond permanente aux différentes déclinaisons tripartites de notre théoanthropologie. -----------------------Une fracture entre l’Orient et l’Occident sur la conception anthropologique – peut être la première fracture avant toute autre fracture ecclésiologique - devenait donc inévitable dès lors que des notions telles que nature pure (augustinienne) et suradditum, confinant à un dualisme anthropologique patent et a-pneumatique, avec ses conséquences théologiques et liturgiques évidentes, et ce d’autant plus qu’il y avait (et qu’il y a encore) carence d’explication sur l’âme comme le dénonçait déjà Origène dans le Traité des Principes22. C’est cette anthropologie dualiste, a-pneumatique qu’a dénoncé plus tard aussi le père Henri de Lubac (futur cardinal) sous le vocable « d’anthropologie étriquée »23, qui est source de l’a-pneumatisation des anthropologies contemporaines et de leur déficit pneumatologique. La méconnaissance et la scotomisation volontaire de l’ontologie de l’esprit de l’homme, telles qu’elles prédominent en Occident (Concile de Vienne, Concile Tridentin, Vatican II ’’gaudium et spes’’ etc.), demandent donc un contre-feu qui doit dans un premier temps tenter 22 ORIGENE, Traité des principes, tome 1, préface, introduction, texte critique de la version de Rufin, trd.par Henri CROUZEL et Manlio SIMONETTI, SC 252, p. 85. 23 H. de LUBAC, Introduction à l’anthropologie tripartite, p.172. 5 de prouver la réalité de cette ontologie, question dont la théologie mystique de l’Eglise d’Orient dans son vécu spirituel a pu faire l’économie. Cette démonstration pour satisfaire à la logique occidentale rationnelle, devrait passer par une tentative sérieuse de définition de l’âme et non pas par les énumérations si commodément répétées de ses qualités et propriétés, et aussi par l’étude des caractères différentiels de l’âme et de l’esprit humain. Les définitions de l’âme étant, d’après nous, à géométrie variable et non unitaire – tantôt l’on parle d’un principe vital unique, tantôt c’est l’addition de caractéristiques psychiques et spirituelles, ou enfin le tout à la fois – les tenants de la thèse que l’âme est définie par ses qualités devront alors accepter honnêtement qu’il en soit méthodologiquement de même pour l’esprit de l’homme. Ainsi, par exemple, le cadre nosologique des maladies psychosomatiques, des maladies mentales, et des maladies spirituelles, bien individualisées et définies par leur symptômes, forme une des méthodes d’identification de l’esprit qui le montre totalement autre que l’âme24, même s’il y a proximité des deux. Ainsi peut-on déjà discerner ce qui ressort du psychique et ce qui tient du spirituel car « Le maintien de la distinction, disait H. de Lubac, entre la zone du psychisme et celle du spirituel est d’une importance majeure pour maintenir leur juste place, dans les limites de leur compétence, toutes sortes de psychologies. Elle s’oppose à la ‘‘dissolvante confusion psychanalytique du psychisme et du spirituel’’ 25. Si l’arrêt de la visée au ‘‘rationnel’’ et au ‘‘moral’’ fut souvent la grande tentation, et si cette tentation demeure, ce qui est le plus à redouter aujourd’hui est l’arrêt au ‘‘psychique’’ ».26 Entre psychique et spirituel, il y a autant de différence, dis-je, qu’entre le « Moi » et le « Je », et qu’entre « l’Avoir » et « l’Être ». La distinction ontologique entre l’âme et l’esprit est un argument fondamental du paradigme anthropologique ternaire dans le NT. A titre d’exemples connus de tout le monde : « Mon âme est triste à en mourir… », dit le Seigneur (Mt 26, 37). Le Christ au Mont des Oliviers n’a pas dit « mon esprit est triste », mais « mon âme est triste ». Sur la Croix le Christ a remis son esprit et non pas son âme. « Et Jésus poussa un grand cri et rendit son esprit » (Mt 27, 50). « Père, en tes mains, je remets mon esprit » (Lc 23, 46). Chez Jean, l’expression est encore plus forte car elle annonce l’effusion de l’EspritSaint : « Et inclinant la tête, il rendit l’esprit ». Le protomartyr Etienne ployant les genoux sous les jets de pierres de la lapidation, invoque le Christ : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit » (Act 7, 59). Ainsi l’esprit va à Dieu, tandis que le corps va à la tombe et l’âme en enfer. 27 24 Voir les ouvrages que M. Fromaget, op.cit., consacre à cette question, ainsi que le cadre nosologique des maladies mentales et spirituelles de J-C Larchet, par exemple. 25 Jacques-Albert. CUTTAT, La rencontre des Religions avec une étude La spiritualité de l’Orient Chrétien, 12 Aubier, Éditions Montaigne, 1957, p. 40. 26 Henri de LUBAC, Introduction à l’anthropologie tripartite. Théologie dans l’Histoire, Paris, D.D.B., 1990, vol. I, p. 198. 27 Cette question de l’anthropologie tripartite de l’humanité du Christ, est discutée au paragraphe VIII.4.e., où nous examinons l’analyse de J. D ANIÉLOU sur la trichotomie d’Origène et l’apparent dualisme de Grégoire de Nysse. 6 Tout ceci a été dit bien avant nous par Origène, distinguant l’âme et l’esprit du Seigneur : « on peut observer que, quand l’Évangile parle d’âme du Sauveur, autre est ce qui lui est attribué avec le mot âme, autre est ce qui lui est attribué avec le mot esprit. Lorsque l’Évangile mentionne quelque passion ou trouble, il emploie le mot âme ; comme dans : ‘‘Maintenant mon âme est troublée ; Mon âme est triste jusqu’à la mort, et : Personne ne m’ôte mon âme, mais c’est moi qui la dépose. Mais ce qu’il confie aux mains du Père, ce n’est pas son âme, mais son esprit, et, lorsqu’il dit que la chair est infirme, il ne dit pas que l’âme est prompte, mais que l’esprit est prompt : d’où il semble que l’âme soit quelque chose d’intermédiaire entre la chair infirme et l’esprit prompt »28. La même idée est retrouvée chez saint Irénée. De même dans le Magnificat, l’évidence du tripartisme anthropologique est patente. Pour parler de Marie, fille de la race humaine, il serait logique de parler sur la base de simple anthropologie. Mais la réflexion apophatique, prend immédiatement conscience de l’insuffisance des termes pour celle qui est Théotokos. Plus que toute créature, Marie relève d’une anthropologie tripartite dès le premier chapitre lucanien, par son rapport direct avec l’Esprit-Saint. Son dialogue avec l’Archange, confirme qu’elle sera ombragée par l’Esprit. Lors de sa visite à Élisabeth, Marie dit : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit s’est rempli d’allégresse à cause de Dieu, mon Sauveur » (Lc 1, 46-47). Il n’y a ici aucune polysémie des termes, mais une précision parfaite entre l’âme qui exalte en tant que sentiment et l’esprit réceptif qui reçoit et s’est empli d’allégresse : « Μεγαλύνει ἡ ψυχή μου τὸν κύριον, καὶ ἠγαλλίασεν τὸ πνεῦμα μου ἐπὶ τῷ θεῷ τῷ σωτῆρί μου ». Si le Magnificat renvoie au Cantique d’Anne (1S 2,1), en tant que prototype du Magnificat, nous ne nous intéressons ici qu’aux aspects anthropologiques du verset lucanien et à ses renvois aux Psaumes et en particulier au Psaume 16, 9, comme le fait la Bible de L. Segond. En effet, le verset 9 du Psaume est d’une grande richesse d’anthropologie ternaire sémitique. Ne nous aventurerons pas dans des discussions de traduction, nous contentant simplement de remarquer d’une part l’unicité de l’être en ses trois dimensions dans le Psaume 16, et d’autre part la différenciation ontologique bien nette entre l’âme et l’esprit, ainsi qu’entre les modalités d’action de ces deux entités, l’une passive, l’autre active, dans le verset lucanien (Lc 1, 46-47). Il faut cependant remarquer avec Mgr. A. B. Calkins29, que ces traductions portent en elles-mêmes une insuffisance par rapport au texte grec. En effet, l’expression « mon âme magnifie (μεγαλύνει) le Seigneur » est grammaticalement au temps présent, tandis que l’expression « mon esprit s’est réjoui (ἠγαλλίασεν) en Dieu mon Sauveur » est au temps passé. Ce qui signifie que la joie de l’esprit de Marie précède celle de son âme. Calkins fait remarquer que la plupart des exégètes contemporains ne font pas cette différence entre les fonctions de l’âme et de l’esprit et que les traductions ne respectent pas non plus cette 28 De Principiis, Peri Archon, II, 8, 4, Introduction, texte critique de la version de R UFIN, traduction par H. CROUZEL et M. SIMONETTI, Cerf, 1978, SC 252, p. 349. 29 Arthur Burton. CALKINS, « The tripartite Biblical vision of Man: A Key to the Christian Life”, 22 avril 2007. 7 différence des temps, ajoutant qu’elles reflètent ainsi « une incapacité à reconnaître la précision du langage biblique et son utilisation dans le fonctionnement de ‘‘l’organisme spirituel’’.30 Défendre le paradigme anthropologique tripartite implique donc de tenter de proposer des éléments ontologiques distinctifs entre l’âme et l’esprit, bien qu’il y ait proximité des deux et trop souvent une confusion masquée par un flou théologique du fait d’avoir louablement voulu faire du νοῦς, avec le néo-platonisme, la fine pointe de l’âme et d’avoir finalement dans la foulée platonicienne du Timée, accepter de mettre dans l’âme une hiérarchie d’étages. Alors que le νοῦς, comme le dit Palamas, héritier de la tradition de la spiritualisation du πνεῦμα, existe en lui-même et donc se distingue de l’âme composite, fallait-il vraiment en faire un supplément d’âme, intégré à l’âme et prendre ainsi le risque d’assimiler deux entités ontologiquement différentes en un seul concept ? Voici ce que nous appelons : l’erreur du dualisme anthropologique ou du moins un de ses effets secondaires pernicieux avec ses dégâts collatéraux. La pneumatologie de l’homme n’est qu’une chimère tant que celui-ci persiste à s’éprouver comme un être duel, fait d’une âme et d’un corps, dont l’opposition dialectique de l’altérité ne peut conduire et/ou reconduire qu’au mépris platonicien du corps, à son assimilation à une prison méprisable et contraignante ou au mieux à un simple instrument de l’âme, alors qu’il est pourtant le « Temple de l’Esprit ». Comprise dans cette perspective, l’anthropologie dualiste ne peut conduire qu’à cultiver le vieil homme. Il faut redire tout le drame de la confusion ontologique entre l’âme et l’esprit et les conséquences de ce fameux flou dans les conceptions théologiques, essentiellement occidentales, se cachant souvent derrière l’excuse de la polysémie des termes. La pensée orthodoxe, fidèle à l’apophatisme et à la prière pure, sait que l’illumination et la divinisation déjà ici-bas, commencent justement à l’arrêt de l’activité mentale, comme l’ont répété tous les hésychastes, pour que l’Esprit (grand E) puisse se manifester à l’esprit (petit e). Le flou de ces imprécisions sur les notions d’âme et d’esprit, est parvenu à ce point de confusion que l’on pense le mental comme relevant de l’ordre de l’esprit, ou le psychique de l’ordre du spirituel ! Il y a pourtant distinction. Est psychique ce qui relève du psychisme, c'est-à-dire tout un ensemble de facultés, telles que la perception, l’émotion, l’intelligence, la compréhension, la conscience, la volonté, la mémoire, l’imagination intuitive, le rêve, la réflexion, etc. dont on remarque d’emblée la forte note psychosomatique pour plusieurs de ces facultés constitutives du psychisme. Or dans son option vitaliste, la ψυχή ou l’anima a seulement pour fonction essentielle d’animer le corps. L’aporie est totale sur cette question de l’ontologie de l’âme et force est de constater que si l’on décrit fort bien les caractéristiques et multiples fonctions de l’âme, on ne lui donne pas de définition autre que de dire qu’elle se définit par ses fonctions, et cela a semblé suffire à beaucoup. . 30 Ibid. 8 Le lien entre l’âme et le corps est, certes, essentiel, formant l’homme psychique, mais le clivage volontaire qui est fait entre l’âme et le corps dans une apparence d’évidence, n’est qu’une regrettable commodité de langage qui ne répond pas non plus à la question fondamentale de l’être et de l’avoir: « suis-je une âme ou ai-je une âme? » Est spirituel, par contre, ce qui relève de la transcendance, donc d’origine non spécifiquement humaine, relevant du divin, de l’incréé par opposition au psychisme et au physique qui, eux, relèvent du créé. Il convient d’écarter les théories spirites et leurs âmes désincarnées et pour qui âme et esprit sont une seule et même chose, tout autant que certains récits de décorporation31, d’extases et de voyages chamaniques32 qui relèvent de la littérature, de l’histoire et de la phénoménologie des religions. Le spirituel en tant que dimension transcendantale réfute toute ontologie commune à l’âme et à l’esprit et oriente vers une vision de l’homme ternaire, corps, âme, esprit, conformément à l’enseignement de Paul qui fait que toute la nature biopsychique de l’homme peut participer à l’esprit et entrainer le passage du corps psychique au corps spirituel, c'est-à-dire la pneumatisation. Ainsi peut-on opposer l’esprit à l’âme, ce qui est incréé à ce qui est créé et ce qui est unicité à ce qui est diversité. La rupture ontologique se situe entre l’âme et l’esprit, mais il y a par contre une continuité entre l’esprit et l’Esprit de façon à ce que la communication puisse avoir lieu. Si c’est à ses fruits que l’on reconnait l’arbre, ainsi reconnaitra-t-on ce qui est de l’esprit par les fruits qui mûriront avec le temps et qui seront frappés au coin de permanence, d’unité et d’immuabilité, tandis que ce qui relève de l’âme, du psychique, reste marqué d’inconstance, d’instabilité car il n’y a de certitude exempte de doute, ni d’amour toujours égal. Le fruit demeure finalement le critère de distinction. [Enfin, un détail sémantique ne devrait pas échapper à l’analyse. L’amour qui vient de l’esprit n’est pas celui qui vient de l’âme au sens sémitique du terme. Le grec des évangiles a su faire le distinguo. Ainsi le verbe ἀγαπάω signifie aimer au sens chrétien d’un amour venant de l’esprit, tandis que le verbe φιλέϖ exprime l’amour en général, celui qui vient de l’âme, 31 Raymond MOODY, La vie après la vie, Paris, 1977 et S. Rose, The Soul after Death, Platina, CA. 1977. Sans mettre systématiquement en cause les travaux du Dr. Moody, repris en grande partie par l’Archimandrite Seraphim Rose, notons que beaucoup de ces témoignages doivent être tempérés par l’observation clinique actuelle des états comateux et pré-comateux, par l’appréciation plus fine des effets narcotiques et hallucinatoires de nombreuses drogues utilisées à cette période et des effets pharmaco-cliniques secondaires et/ou paradoxaux des tranquillisants et analgésiques utilisés en phase terminale. De même l’utilisation de champignons hallucinogènes et de différentes herbes est-elle de mise dans les expériences chamaniques. Beaucoup de récits présentés comme des expériences post-mortem ne sont en fait que des comptes rendus de souvenirs oniriques de la conscience ou du subconscient en période d’agonie dite terminale mais n’ayant pas finalement abouti à la mort. Les témoignages de ceux qui sont sortis d’un coma plus ou moins prolongé, sont édifiants à cet égard. Par ailleurs, les ouvrages du Dr. Moody ont abreuvé le prosélytisme bouddhiste tibétain de Sogyal Rinpoché dans les programmes d’accompagnement spirituel dans les centres palliatifs et autres collecteurs d’expériences parapsychiques aux Etats Unis notamment. 32 Voir Le Chamanisme de M. ELIADE, op.,cit. 9 c'est-à-dire de l’homme charnel.33 C’est aussi ce qu’enseigne Diadoque de Photicée : « Autre est l’amour de type naturel de l’âme, et autre celui qui vient en elle de l’Esprit Saint »34.] Si pour le corps « temple de l’Esprit » appelé à la pneumatisation de la matière, les choses sont relativement claires, de même que pour l’esprit de l’homme que nous pensons pouvoir affirmer dans son ontologie, des questions concernant l’âme se posent, dont trois majeures : celle de l’animation, celle du traducianisme, et celle de son immortalité. La question de l’animation, (si fondamentale dans le passé – combien de traités intitulés De anima ? – et tellement obsolète aujourd’hui si l’on veut bien réfléchir tant soit peu à la réalité concrète de la syngamie et du zygote humain), se révèle avoir été mal posée justement du fait de la conception anthropologique dualiste. La fameuse question de l’animation immédiate ou retardée a aussi participé à creuser ce fossé anthropologique entre l’Orient et l’Occident. Ainsi la leçon aristotélicienne de l’animation tardive s’est révélée particulièrement toxique en Occident, avec la doctrine de la succession des âmes nutritives, sensitives et rationnelles, (reprise par Thomas d’Aquin), tandis que l’Orient considérait la coexistence immédiate de l’âme et du corps dès la conception, selon les leçons de la synthèse anthropologique de Grégoire de Nysse (hic, ch. VIII), et de la récapitulation de Maxime le Confesseur (hic, ch. IX), qui suivaient en fait et les développaient les idées de Tertullien, le grand précurseur en ce domaine, et n’avaient pas eu besoin pour cela des données de l’embryologie actuelle. La question du traducianisme s’est avérée elle aussi manquer de clarté. L’âme provient-elle des parents ? Ou est-elle donnée par Dieu, créée par Dieu à chaque fécondation ? Tenté par le traducianisme, le bienheureux Augustin a fini par reconnaître ne pas pouvoir trancher et même ne plus rien y comprendre.35 Cette incertitude augustinienne et ce louvoiement entre créatianisme et traducianisme, a finalement doté l’Occident de la doctrine de l’hérédité de la faute originelle, ce que les auteurs de la littérature intertestamentaire avaient justement voulu éviter en dédouanant Adam de cette responsabilité et voulant même en faire le premier patriarche pré-abrahamique36. Toutes choses impliquant de reconsidérer les conséquences anthropologiques de la transgression (hic, ch. X) et la signification des tuniques de peau, en tant que mortalité, élément essentiel de l’anthropologie orthodoxe. La question de l’immortalité de l’âme n’a pas non plus manqué d’ambiguïté. La conception dualiste de l’homme nous présente donc un composé naturel d’un corps et d’une âme, sans nous dire si cette âme vient au corps par créatianisme ou par traducianisme, ni d’où et quand vient cette âme au corps, ni ne précise non plus leur contemporanéité et coexistence, laissant un choix de type optionnel, et entraînant une conséquence évidente et même une 33 Remarque que nous empruntons à M. FROMAGET, op. cit., p. 67, qui ajoute que « cette règle connaît quelques rares exceptions ». 34 DIADOQUE DE PHOTICÉ, Discours ascétique, 34 ; P.G., 45, 1178 B. 35 AUGUSTIN, De Genesi ad litteram, X, 37-39, t.2, trad, introd. Et notes par P. Agaësse et A. Solignac, BA 48-49, Paris 20002, 20012, p. 212-215. 3636 Sur cette question anthropologique de la responsabilité d’Adam, voir Peter C. B OUTENEFF, Beginnings, Baker Academic, Grand Rapids, Michigan, 2008, ch.1, p. 14-26. 10 inconséquence notoire : l’homme s’expliquerait simplement par ses deux composants, son corps et son psychisme, et trouvera donc logiquement son accomplissement par la mise en valeur de ces deux composants, comme seule finalité quasi eschatologique. La question de l’animation immédiate ou retardée, préoccupera les philosophes et les médecins de l’antiquité, puis les Pères de l’Eglise qui opteront avec Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur pour la contemporanéité des deux composants. Nous avons souligné par quelles réflexions les deux théologiens aboutirent à cette nécessaire conclusion, du moins pour l’époque. Le dualisme induit donc que l’âme, le moi – la conscience de moi-même – l’individu : unité indivisible et possédant une identité – et la personne – celle qui parle au travers du masque des apparences – se trouvent sur un même plan, de type horizontal. Cela fait beaucoup d’éléments distincts pour ce qui devait être un principe simple, le principe vital! Dans ces conditions, il devient alors difficile de considérer cette âme autrement que mortelle, tant ses caractéristiques relèvent de l’union au corps, ce qui définit bien l’homme de chair, l’homme psychique mortel par nature – en fait par nature « contre nature ». La question de la position chrétienne vis à vis de l’idée grecque de l’immortalité de l’âme avait été posée par G. Florovsky : « Are Christians, as Christians, necessarily commited to the belief in the Immortality of the human Soul ? »37. Citant Etienne Gilson, G. Florovsky rajoute: « What is, on the contrary, absolutely inconceivable, is Christianity without a Resurrection of Man”. Si l’âme est crée et même créée pour chaque nouvel individu - doctrine du créatianisme -, elle a donc un début et se trouve alors liée à une fin. L’âme immortelle ne peut donc l’être que par le bon vouloir de Dieu, c’est à dire par grâce et non par nature. Saint Théophile d’Antioche penche d’ailleurs pour le caractère neutre de l’homme, ni mortel ni immortel par nature mais capable des deux38. Les premiers Pères ont bien nié l’immortalité de l’âme par nature. Ce faisant, ils fondaient la différence entre âme et esprit. S’il y avait une âme elle ne pouvait qu’être créée et si créée, il lui fallait une fin, elle ne pouvait que mourir. Si cette âme devait être immortelle, alors ne le pouvait-elle que par Grâce. Ainsi l’âme humaine rationnelle devenait-elle immortelle par Grâce…Encore fallait-il expliquer comment et quand elle s’incarnait et s’inscrivait dans la matière, c'est-à-dire se déterminer sur l’animation de l’embryon et comment se détachant du corps elle pouvait alors retourner à Dieu et attendre la Résurrection. 37 Georges FLOROVSKY, Creation and Redemption, vol. III, Nordland Publishing Company, Belmont, Massachussetts, 1976, p. 213. 38 THÉOPHILE D’ANTIOCHE, Ad Autolycum, 2, 27. OECT, Oxford, Clarendon, 1970. La logique de l’interprétation théologique de Théophyle mérite de donner ici la citation in extenso : « Mais, on nous dira : mourir n’était-il pas dans la nature de l’homme ? Pas du tout ! Etait-il donc immortel ? Nous ne disons pas cela non plus. On va répliquer : il n’était donc rien du tout ? Ce n’est pas non plus ce que nous supposons. Voilà : par nature l’homme n’est pas plus mortel qu’immortel, s’il avait été créé dans le principe immortel, il eut été créé Dieu. D’autre part s’il avait été créé mortel, il eût semblé que Dieu fut la cause de sa mort. Ce n’est donc, ni mortel qu’il a été créé, ni immortel, mais capable des deux », dans Trois livres à Autolycus, texte grec établi par G. Bardy, traduction de Jean Sender, introduction et notes de Gustave Bardy, SC 20, Cerf, 1948, p. 165. 11 Tatien pensait que l’âme n’est pas immortelle en elle-même : « L’âme n’est pas en soi immortelle, ô Grecs, mais mortelle, mais il est possible pour elle de ne pas mourir ! »39 La pneumatologie de Tatien distingue en fait « deux espèces d’esprit (δύο πνεύματων διαφοράς) dont l’un s’appelle l’âme et l’autre est supérieur à l’âme (étant) image et ressemblance de Dieu ; l’un et l’autre se trouvaient chez les premiers hommes, de façon qu’ils fussent en partie matériels, en partie supérieurs à la matière »40. S’attaquant au dualisme grec, Tatien affirme sa trichotomie anthropologique et maintient que l’âme ne peut échapper à la mort, si elle n’est sauvée par l’esprit, ce qui est aussi la thèse de Justin martyr. « Ce n’est pas l’âme qui a sauvé l’esprit, dit Tatien ; elle a été sauvé par lui ; et la lumière a reçu les ténèbres, en tant que la lumière de Dieu est verbe et que l’âme ignorante est ténèbres. C’est pourquoi l’âme livrée à elle-même s’abîme dans la matière et meurt avec la chair ; mais si elle possède l’union avec l’esprit divin (συζυγίαν…τὴν τοῦ θείου πνεύματος), elle ne manque plus d’aide ; elle monte vers les régions où la guide l’esprit, car c’est en haut qu’il a sa demeure, et c’est en bas qu’elle a son origine.»41 Non seulement Tatien pose clairement le paradigme anthropologique tripartite, mais il en donne la justification eschatologique, l’esprit doit pneumatiser l’âme mortelle par nature qui s’élève grâce à lui. Un autre passage confirme sa vision anthropologique tripartite. « Or le Dieu parfait n’a pas de chair, mais l’homme est chair ; l’âme est le lien de la chair (δεσμός), et la chair est ce qui contient (σχετική) l’âme. Si la forme d’un tel arrangement est comme un temple, Dieu veut y habiter par le moyen de l’esprit, son représentant. Mais si l’habitation n’est point telle, l’homme ne l’emporte sur la bête que par la parole articulée ; pour le reste, il mène la même vie, n’étant pas à la ressemblance de Dieu ».42 Ainsi Tatien nous informe que c’est bien par l’esprit de l’homme que Dieu opère la pneumatisation de l’âme, qui, si elle n’a pas lieu, abandonne l’homme à son état naturel, celui d’homme psychique ou si l’on se réfère à ce qui a été dit plus haut, à son état de larva, n’accomplissant pas son parachèvement anthropologique++++ Pour Justin (Martyr) aussi, l’âme est naturellement mortelle : « toutes les choses créées ont la nature de la corruption. Les créatures en tant que telles sont corruptibles »43 et allant plus loin, Justin ajoute : « Dieu a appelé l’homme pour la vie et la résurrection, et non une partie mais le tout, qui est l’âme et le corps »44 et ailleurs sur la même idée Justin conclue : « Ceux qui disent qu’il n’y a pas de résurrection des morts et que leur âme à leur mort, est enlevée aux cieux, ne sont pas du tout chrétiens »45. On voit ici tout le chemin parcouru par l’ancien philosophe qui prend d’ailleurs ses distances avec le dualisme platonicien en forçant même la note anthropologique tripartite de la façon suivante: « Il y a résurrection pour le corps qui a 39 TATIEN , Oratio ad Graecos, Édition M. Whittaker = OECT, 1982 [Texte et trad. anglaise]. Trad. française A. PUECH, Recherches sur le Discours aux Grecs de Tatien, suivies d’une trad. française du Discours avec notes, Paris, 1903. 40 Ibid., (12, 1 ; p. 12, 18-21 SCHWARTZ), cité par P.-H. POIRIER in « La lecture pneumatologique de Gn 2, 7 » art.cité. 41 Ibid., 12, 1-2 ; p. 14, 18-26 SCHWARTZ, cité et traduit par P.-H., POIRIER, art. cité. 42 Ibid., 15, 1-3 ; p. 16, 6-27 SCHWARTZ, cité et traduit par P.-H., POIRIER, art. cité, p. 10. 43 JUSTIN, Dialogue avec le Juif Tryphon, 5 et 6. Collection Ichtus, DDB, 1982. 44 JUSTIN, De resurrectione, 8.Texte établi par K. HOLL, Texte und Untersuchungen, N. F., V2 Leipzig, 1899. 45 JUSTIN, Dial., 80. op. cit. 12 succombé car l’esprit ne succombe pas. Dans le corps il y a l’âme ; le corps ne peut vivre sans l’âme ; quand l’âme l’a quitté, il n’existe plus, car le corps est la maison de l’âme et l’âme celle de l’esprit. Ces trois éléments seront sauvés chez ceux qui mettent en Dieu tout leur espoir et leur foi absolue »46. On touche ici avec Justin à l’un des fondements de l’anthropologie ternaire, dans la mesure où ce qui a été avancé par Tatien ne peut être considéré comme un enseignement des Pères de l’Église, même si sur ce point, il est parfaitement orthodoxe. Saint Irénée et même Clément d’Alexandrie dont la réputation de platonicien n’est plus à faire, affirmaient que l’âme n’est pas immortelle « par nature ». Augustin qui s’était détourné si difficilement du platonisme parlait de la mortalité de l’âme et dans son ouvrage déjà mentionné, G. Florovsky le cite : « According to the mutability of this life, it may be said to be mortal ». Quant à saint Jean Damascène, les Anges eux-mêmes ne sont pas pour lui immortels par nature mais bien par grâce. L’assertion anthropologique d’Athénagore d’Athènes fait de l’âme et du corps « une entité vivante ». D’ailleurs « l’Ancien Testament ne sait rien d’une âme à sauver : l’âme c’est l’homme lui-même, en son essence, sa potentialité, exactement comme dans la structure d’une âme primitive » déclare Van der Leuuw47 s’inspirant de J. Pedersen48. Le primitif qui dévore le cœur de son ennemi s’en assimile la puissance. Il n’y a pas de dualisme pour lui ! « L’âme n’est pas pour lui une partie de l’homme mais l’homme tout entier dans sa sainteté »49. A l’exception de la parabole du Riche et du pauvre Lazare (Lc 16, 19-21) et de celle du Riche insensé (Lc 12, 20), le Christ ne parle pratiquement jamais d’âme mais de vie et d’esprit. « Je suis la Résurrection et la vie » (Jn 11, 25). D’ailleurs le Nouveau Testament parle peu de l’âme mais surtout de l’esprit. Nous y reviendrons dans le chapitre sur les sources scripturaires du tripartisme anthropologique. Et G. Florovsky de conclure sur ce point: « Christians as Christians, are not commited to any philosophical doctrine of immortality. But they are commited to the belief in the general Resurrection”50. Van der Leuuw remarquait qu’avec le christianisme, l’immortalité cédait la place à la Résurrection. C’est bien le point de vue d’O. Cullmann qui va aussi dans le même sens que le théologien orthodoxe (Florovsky). Dans un ouvrage de tendance exégétique, Immortalité de l’âme ou résurrection des morts51, le théologien protestant cerne « la différence considérable entre l’attente chrétienne de la résurrection des morts et la croyance grecque à l’immortalité de l’âme »52. Cullmann n’hésite pas à avancer que l’on aurait volontiers sacrifié au Phédon, le chapitre 15 de la première lettre aux Corinthiens, si précise dans sa dialectique quant à la résurrection des morts! 46 JUSTIN, De Resur., 7-10. Cité par A.G HAMMAN dans L’Homme Icône de Dieu, PDF, Migne, Paris 1998, p. 70,71. 47 Gerardus VAN DER LEUUW, La Religion dans son essence et ses manifestations, Payot, Paris, 1970, § 45,3. 48 J. PEDERSEN, Israel, I-II, 1920, 68 ss. « Le corps, c’est l’âme sous la forme extérieure »,125. 49 Gerardus VAN DER LEUUW, op. cit, p. 272. 50 G. FLOROVSKY, op. cit, p. 239. 51 O. CULLMANN, Immortalité de l’âme ou Résurrection des morts, Éd. Delachaux et Niestlé, Neuchatel, Suisse, 1956. 52 O. CULLMANN, op. cit, p.8-9. 13 « Pour les premiers chrétiens, dit Cullmann, l’âme n’est pas immortelle en soi, mais l’est devenue uniquement par la résurrection de Jésus Christ le premier d’entre les morts et par la foi en Lui. »53 Cullmann ne parle cependant pas d’hypostase humaine ! Au terme âme, il préfère celui d’homme intérieur. Si bien que lorsque Paul parle de la nudité de l’âme privée du corps, qui vit donc bien et n’est pas mortelle et qu’il dit : « nous préférons demeurer hors du corps et demeurer auprès du Seigneur », Cullmann comprend que « l’homme intérieur dépouillé du corps n’est plus seul » et qu’il y a continuité de la vie en esprit. Il y a là simplement une analogie avec l’immortalité de l’âme mais la différence est anthropologiquement radicale. Dépassant donc la question ontologique de l’âme, Florovsky insiste sur le fait que les chrétiens n’aspirent pas à une immortalité naturelle systématique mais bien « à une continuelle communion avec Dieu, à une théosis »54. Ce point rejoint en fait ce que dit le père D. Staniloae sur la continuation de la vie « sans hiatus », dans ce que nous proposons comme paradigme anthropologique tripartite : c'est-à-dire dans le dynamisme de la métamorphose eschatologique épectasique et donc sans fin ni satiété. Notre démarche apophatique s’avère donc nécessaire pour comprendre l’hégémonie de l’esprit sur les autres composants de l’homme (le corps et l’âme) et de lui faire recouvrer paradoxalement son caractère holistique et unitaire justement dans sa ternarité qui le fonde. La démarche s’appuie sur la richesse de l’héritage scripturaire qui plaide en faveur du tripartisme et de son paradigme anthropologique, conforté par la découverte de l’esprit et de la seconde naissance, celle de l’esprit à l’esprit (hic, ch. V), par le distinguo entre l’esprit et l’âme (hic, ch. VI), et la dimension apophatique de la personne (hic, ch. VII). Concernant les arguments, nous nous sommes adossés à:l’héritage scripturaire biblique, vétérotestamentaire (en particulier Genèse et Deutéronome), néotestamentaire (synoptique, johannique et épistolaire55, dont l’incontournable évangile de Jean sur la seconde naissance et la primordiale affirmation paulinienne de l’homme complet et spirituel, tripartite, (1 Th 5, 23),à l’héritage patristique, ainsi qu‘à celui liturgique, hymnologique ‚en particulier l’anthropologie du Grand Canon pénitentiel de saint André de Crète, et à toute la littérature philocalique et à la tradition hésychaste, qui viennent soutenir les thèmes du paradigme anthropologique tripartite et la dimension apophatique de la personne dans son eschatologie. L’hégémonie de l’esprit sur l’âme et de l’âme sur le corps (saint Ephrem 56), rend possible la spiritualisation de ces derniers, quasiment par induction pneumatique et peut assurer la théosis. 53 Ibid., p. 20. G. FLOROVSKY, op. cit, p. 240. 55 1 Th 5, 23. 56 Paradis, sermon IX, t. III, p. 591. 54 14 « Avant de se modeler sur la théologie académique occidentale, la théologie orthodoxe a été par excellence mystagogique ». Dans notre vision théoanthropologique, il n’y a pas de chemin plus mystagogique que celui de la naissance à l’Esprit par l’esprit de l’homme. Au plan méthodologique, la logique analytique est présente mais tient peu de place dans nos développements, qui relèvent plus de la logique apophatique, car l’apophatisme n’est pas dénué de sa propre logique. « La logique analytique n’épuisera jamais le contenu ontologique profond des réalités, leur fond inexprimable de façon conceptuelle, leur essence indéfinissable. »57 C’est bien ce que saint Basile écrivant contre Eunome, affirme : « Non seulement l’essence divine mais aussi les essences créées, elles mêmes, ne peuvent être connues et exprimées à l’aide de concepts »58. Si notre être se réduisait à une simple existence naturelle, privée de cette profondeur de sa structure apophatique, il se diluerait vite dans une existence strictement naturelle, ayant perdu sa consistance ontologique spécifique. Afin de réunir le faisceau d’arguments permettant de proposer le paradigme anthropologique tripartite, et sa caractéristique pneumatique et apophatique, en individualisant l’ontologie de l’esprit de l’homme, il fallait survoler à nouveau des pans entiers de culture, que nous n’allons pas développer maintenant, mais qui ont été brossés en plusieurs tableaux dans la première partie de ce travail, intitulée : Sous le signe de l’incomplétude, la seconde partie étant Sous le signe de la métamorphose, (ou l’alternative anthropologique) et la troisième partie : La Révolution anthropologique, celle de l’Incarnation-Résurrection et des conséquences jusqu’à la déification de l’homme un et trine, lui aussi, puisqu’à l’image de Dieu. Sous le signe de l’incomplétude fait l’état des lieux des Anthropologies premières au regard de la condition humaine et de la finitude dans le contexte du Proche Orient, depuis le monde suméro-babylonien, à celui du Nil (et à son au-delà) et à la moïra grecque. L’objectif étant de sortir de la condition humaine et de passer du destin à l’intériorité, l’Orphisme prend alors toute sa place, ainsi que les Mystères, et inaugurent ensemble une anthropologie proprement dite pour certains auteurs, qui considèrent que l’on ne peut parler d’anthropologie que dès ce tournant spirituel. La seconde partie de ce travail est intitulée Sous le signe de la métamorphose et traite de l’alternative anthropologique : naître à l’esprit ou cultiver le vieil homme. Cette métamorphose dont nous avons parlé de manière analogique, est en fait la dynamique spirituelle qui se met en marche dès lors que naissant à l’esprit qui est en lui, l’homme va vers ce qu’il est ou devrait être, c'est-à-dire son imago, et plus précisément son image dans la ressemblance. 57 58 Ibid., p. 102. Contra Eunomium, I, 1, c, 6, P.G. 29, col. 521-524. 15 La troisième partie de ce travail tente de tirer les conséquences anthropologiques de la seule mutation anthropologique historique, celle de L’Incarnation-Résurrection, entrainant la double mutation ontologique, où Dieu se fait homme pour que l’homme se fasse dieu, afin que l’homo eschatologicus parachevant sa mutation participe à la théosis et ce dans l’épectase. Ayant justifié la démarche apophatique en anthropologie, reconnu à l’esprit de l’homme son ontologie propre et proposé une nouvelle approche de l’intervention divine dans la survenue d’une nouvelle vie par la saisie du zygote humain par l’esprit – ce qui a de profondes implications en bioéthique - nous parlons désormais d’une onto-théo-anthropologie orthodoxe, tripartite et unitaire, apophatique et pneumatique, qui considère la métamorphose de l’homo absconditus en homo eschatologicus, ou de l’image à la ressemblance, en vue de sa théosis epectasique. Cela nous semble réclamer une révision du concept d’âme, une réhabilitation du traducianisme partiel et de nouvelles avancées sur l’anatomie de la métamorphose. Avec tout le respect que l’on doit aux anciens, nous ne pouvons cependant plus les suivre dans leurs modes de pensée. Sans être totalement en rupture, nous ressentons la nécessité de réfléchir autrement et en dehors des catégories de pensée qui ont généré une scolastique contagieuse. Est-il obligatoire de continuer de réfléchir en termes de thèse, d’antithèse et de synthèse, de toujours penser l’autre en termes de simple dualité dans l’altérité, d’avoir le tiers exclu pour logique, alors que le tiers inclus solutionne tant de questions, que l’altérité dévoile le plus ontologique de l’autre au-delà de la simple contingence. Nous entendons échapper au stérilisant corsetage des cataphatismes scolastiques, qui conduisent comme le dénonçait A.V. Kartachov, à une théologie émasculée, au manque d’audace. Dans le domaine de la philosophie nous avons montré comment cette exigence de rupture s’est finalement imposée à M. Merleau-Ponty qui désirait se détacher des modes de pensée universitaires et tourner le dos avec combien de difficultés, au dualisme. Par contre la démarche apophatique appliquée non pas à la question de l’homme naturel (que nous avons vu « contre-nature » selon les Pères) et que nous abandonnons aux sciences humaines, mais à celle de l’homme en son lien infrangible (même si celui-ci n’est pas reconnu) avec son Créateur, ouvre des perspectives eschatologiques infinies jusqu’à la dynamique de l’épectase. Toute la théo-anthropologie est dépendante de la révolution anthropologique de l’Incarnation-Résurrection. Quand le Verbe s’est fait chair, Il s’est fait chair dans un homme aux trois dimensions, de corps, d’âme et d’esprit –ce que n’avait pas compris Apollinaire de Laodicée, et a même endossé les tuniques de peau. Aussi lorsque l’homme se fait dieu, par la pneumatisation de tout son être et par la participation aux énergies incréés, c’est l’ensemble de l’être qui se fait dieu et non pas son âme seule, ou plutôt son νοῦς. C’est pourquoi, il a fallu dans la troisième partie revenir sur différents aspects du corps et en particulier du corps pneumatisé et faire quelques avancées peut être présomptueuses et risquées sur une théoanthropologie ternaire de la déification et même de l’eschatologie universelle en nous assurant de la consistance de nos propos audacieux et peut-être osés, par leur adéquation à la pensée 16 d’un grand théologien, en l’occurrence celle du père D. Staniloae, sur qui nous nous sommes adossé, du moins sur les aspects anthropologiques eschatologiques. Deux points nous ont paru essentiels, concernant l’éternité de l’homme, sous le prisme de la théo-anthropologie. D’une part la continuité hypostatique en ses trois dimensions ou si l’on préfère, celle de la personne, et d’autre part l’indestructibilité de la relation de la personne à Dieu, la survie sans hiatus et le maintien par Dieu du lien dont sans doute il ne veut pas se défaire, celui qui est le lieu de l’amour et de la prière. L’amour incessant de Dieu pour sa créature ne saurait être limité par la mort. Et « nous ne voyons pas, dit le père D. Staniloae, le motif pour lequel Dieu se priverait un temps si long de ce qui est son trône, la relation d’amour avec l’homme croyant ou comment Dieu tolérerait que soit détruit l’homme divinisé ou qu’il demeure dans un sommeil aussi prolongé. La mort, comme disent les spirituels, ne peut parvenir jusqu’à l’esprit qui déjà d’ici s’est éclairé aux rayons de l’éternité »59. La théo-anthropologie, tripartite, pneumatique et eschatologique, sans rien renier de la Tradition et sans relativisme, répond pleinement au sens de l’homme dans le monde : l’homme projet de Dieu qui attend dans le plérome l’humanité maximale participante à la déification. 59 D. STANILOAE, Teologia dogmatică ortodoxă, op. cit., t. III, Bucureşti, 2003, p. 247 (trad. personnelle). 17