-1- Université Paris VIII Vincennes à Saint-Denis DÉPARTEMENT DE SCIENCES POLITIQUES Laboratoire Pratiques du Sens Doctorat de sciences politiques Philosophie matérialiste et autonomie politique, le cas des matérialistes français du XVIII° siècle : Julien Offroy de La Mettrie et Claude-Adrien Helvétius La quête du bonheur, déterminations matérialistes de la politique Benoît SCHNECKENBURGER Thèse dirigée par Gérard MAIRET -2- Résumé – Summary Acteurs déterminants des Lumières, les matérialistes français du XVIII° siècle ont longtemps été méprisés, tant par les penseurs idéalistes que par des théoriciens marxistes soulignant l'absence de dialectique de leur approche. Le renouveau de l'étude de ce courant radical permet de mettre en perspective leur relation complexe à la question politique. Peut-on discerner dans le matérialisme une approche spécifique de la politique ? Elle suppose une autre conception de la causalité appliquée à l'action et aux fins. L'histoire du matérialisme démontre que la politique est seconde par rapport à une préoccupation anthropologique plus fondamentale : l'eudémonisme. Les cadres conceptuels de la philosophie politique doivent être renouvelés car l'axiologie matérialiste se comprend en termes d'émergence ; la totalité synthétique découle d'une conception atomistique de la société ; l'action repose sur une production et non une création. Malgré leur empirisme radical, Julien Offroy de La Mettrie et Claude-Adrien Helvétius manifestent deux approches opposées : celle du réductionnisme biologique et celle du travail de la culture. Tous deux mènent le combat contre la censure et l'obscurantisme religieux, mais au réductionnisme corporel répond une préoccupation de l'éducation et du social. L'un considère le politique comme un fait ; l'autre la politique comme à faire. Le matérialisme lamettrien dessine une politique despotique gérant les affects du troupeau humain ; celui d'Helvétius une voie vers les politiques d'émancipation. L'hypothèse du tout biologique reprend une approche inégalitaire, là où le hasard de la rencontre des corps appelle pour Helvétius une politique de l'égalité. MOTS CLÉS : MATÉRIALISME – POLITIQUE – LUMIÈRES - LA METTRIE HELVÉTIUS Though major players of the Enlightenment, the French materialists of the 18th century were long looked down on, both by the idealistic philosophers and Marxist's theorists who denounced their undialectic approach. The revival of the study of this radical current of thought allows to put their complex relation to the political question in perspective . Can we make out a specific materialist approach to politics ? This implies another conception of causality applied to action and to ends. The history of materialist tradition shows that the political issue is second in regard to a more fundamental anthropological concern : eudemonism. Abstract concepts of political philosophy must be renewed, because materialism implies emergence ; synthetic totality ensues from an atomic conception of society ; action must be explained as production rather than creation. In spite of their common radical empiricism, Julien Offroy de La Mettrie and Claude-Adrien Helvétius show two opposite approaches: biological réductionism on one hand and culture on the other. Both stand against censorship and religious obscurantism, but physical réductionism goes with a concern for education and social issues. The first one considers politics as a fact ; the other considers politics should be something to be done. La Mettrie's materialism leads to a despotic government ruling the affects of the human herd; that of Helvétius a way towards the policy of emancipation. The hypothesis of biological determinism leads to an inegalitarian approach, whereas to Helvétius, the chance encounter of bodies calls for human equality. KEYWORDS : MATERIALISM – POLITICS – ENLIGHTENMENT – LA METTRIE HELVÉTIUS -3- Remerciements La vie donne raison à nos auteurs : le hasard des rencontres et des circonstances forme une personnalité. Je tiens à remercier d'abord ceux qui sont à l'origine de mes orientations en philosophie politique, même s'ils ne peuvent être tenus responsables des conséquences de leurs encouragements. Gérard Mairet, malgré ses dénégations, a fortement marqué l'étudiant en sciences politiques qui, il y aujourd'hui vingt ans, a choisi de se tourner vers la philosophie pure. Jean-Luc Mélenchon et Daniel Bensaïd, chacun à sa manière, ont su me convaincre du passage au matérialisme. Le premier sait que ma fidélité lui est acquise, et je veux ici rendre hommage aux grandes qualités pédagogiques du second, disparu l'an dernier. La préparation de l'agrégation de philosophie a été l'occasion de rencontrer Annie Ibrahim, qui a animé pendant de nombreuses années un séminaire au Collège International de Philosophie où j'ai croisé bien des spécialistes des philosophes matérialistes du XVIII° siècle, dont nombre d'entre eux figurent dans ces pages : Geneviève Le Ru et Ann Thomson, Bruno Bernardi et Jean-claude Bourdin notamment. Ils et elles ont toujours su apporter de judicieux conseils. Je remercie spécifiquement Jean-Claude Bourdin qui a bien voulu m'orienter dès mes toutes premières recherches et a toujours répondu à mes questions, souvent naïves. Il n'y a pas de cheminement intellectuel sans amitié. Jean Poussin, philosophe avant moi, m'accompagne depuis près de trente ans, stimulant mes recherches. C'est dans un dojo de Karaté que le hasard m'a permis de rencontrer deux excellents épicuriens : Jean-François Robredo et Patrick Gauthier. Parmi les étudiants de sciences politiques, sans les citer tous, j'espère être à la hauteur des encouragements reçus de Pascual et Violaine, et aurais aimé que Christophe soit encore parmi nous. Mes camarades et amis de militantisme syndical et politique ont, parfois sans le savoir, justifié mes recherches. À Camille, Laura et Nancy, avec affection. -4- Table des matières Introduction.............................................................................................................................6 I Entrée en matières..............................................................................................................14 A/ Qu'est-ce que le matérialisme ?..............................................................................................15 1. Le mot – l'histoire – une philosophie décriée.........................................................................16 2. Le matérialisme antique et la question épistémologique........................................................19 3. Le matérialisme des Lumières, l'apport des sciences et des techniques.................................42 B / Matérialisme et politique........................................................................................................56 1. Le rejet du matérialisme : Platon contre Anaxagore..............................................................61 2. La causalité matérielle et la politique.....................................................................................62 3. Redéfinition d'une politique matérialiste ...............................................................................68 C/ Matérialismes et politique des Lumières...............................................................................74 1. Matérialismes politiques : Épicure et Hobbes........................................................................74 2. Le contexte historique – le mouvement encyclopédique au tournant du siècle....................83 II Le fondement matérialiste ...............................................................................................87 A/ Le matérialisme de La Mettrie et d'Helvétius.......................................................................88 1. La Mettrie : enseigner le matérialisme...................................................................................90 2. Helvétius : un livre consacré à l'Esprit.................................................................................109 3. Le hasard originel.................................................................................................................124 B/ anthropologie..........................................................................................................................130 1. L'anthropologie au cœur des analyses.................................................................................130 2. Sensation, connaissance et idées..........................................................................................154 3. Les déterminants de l'action : le principe de plaisir .............................................................168 C/ Conditions de possibilité de la politique..............................................................................197 1. La notion de politique entre atomisme et holisme.........................................................198 1. La notion de politique entre atomisme et holisme................................................................198 III Politiques matérialistes.................................................................................................217 A/ La politique est un « fait » : La Mettrie...............................................................................218 1. Rencontres de la politique....................................................................................................218 2. La gestion des affects humains............................................................................................224 3. Le despotisme éclairé, aspect paradoxal de la notion d'éducation.......................................231 -5B/ Faire la politique : Helvétius.................................................................................................238 1. Possibilité de la politique : la politique comme seconde nature, la notion d'éducation et la perfectibilité humaine...............................................................................................................238 2. Faire la politique...................................................................................................................245 3. Le calcul de l'intérêt, alpha et oméga de la politique............................................................252 4. L'égalitarisme et l'axiologie helvétienne..............................................................................260 C/ Stratégies matérialistes .........................................................................................................272 1. Les jeux d'écriture.................................................................................................................272 2. Le refus du théologico-politique...........................................................................................279 Conclusion...........................................................................................................................291 Réhabilitation des matérialistes des Lumières.........................................................................292 La nécessité de penser matériellement la politique et l'humanité..........................................296 Annexes...............................................................................................................................299 1 - Attribution des œuvres de La Mettrie.................................................................................300 2 – Bibliographie raisonnée.......................................................................................................303 3 - Index Rerum..........................................................................................................................316 4 - Index Nominum.....................................................................................................................317 -6- Introduction « Entrons en matière. »1 Il est étonnant que la pensée politique contemporaine ce soit si peu intéressée au matérialisme des Lumières, alors qu'il jouit depuis plusieurs années d'un certain regain d'intérêt, singulièrement dans son expression française. Subversifs, radicaux2, les philosophes matérialistes des Lumières sortent de l'ombre où une histoire officielle aurait voulu les confiner, amoindrissant leur importance. Ce fait n'est pas nouveau. La tradition cachée du matérialisme constitue un fil rouge de l'histoire de la philosophie, mais la réfutation platonicienne et aristotélicienne de la philosophie ionienne, la condamnation catholique du matérialisme ont contribué à masquer 1 La Mettrie, Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur, p. 296 (Coda) Il faut ici saluer les travaux récents de J. I. Israël – quelles que soient les objections qu'on peut faire à sa thèse concernant les Lumières radicales – et de Véronique Le Ru sur les Subversives Lumières, mais surtout le travail de longue haleine d'Olivier Bloch qui a dirigé et écrit tant d'études sur le matérialisme. Pour ce qui concerne plus spécifiquement nos auteurs, Jean-Claude Bourdin montre, à plus d'un titre la voie à suivre, depuis son Hegel et les matérialistes français du XVIII°, jusqu'aux récents Les matérialistes au XVIII° (1996) et Matérialistes français du XVIII°en collaboration avec Sophie Audidière, Jean-Marie Lardic, Francine Markovits et Yves Charles Zarka (2006). 2 -7l'importance de ce courant de pensée. « L’histoire “classique“ de la philosophie a rendu un singulier hommage à la tradition épicurienne, à Lucrèce et à leurs modernes héritiers matérialistes : elle a inventé diverses stratégies d’oubli. Occultation pure et simple d’Épicure, dénigrement de Lucrèce – poète, certes, mais fou, et dont le suicide aurait été la conséquence de la dégustation d’un philtre d’amour ! – mépris pour Gassendi et les libertins du XVII° siècle, relégués dans la non philosophie ou l’antiphilosophie. »1 Les auteurs matérialistes ont souvent dû pour cette raison ruser pour exposer leurs thèses, se défendre des attaques et des suspicions d'amoralisme liées à leurs principes. Y a-t-il une pensée matérialiste de la politique ? Le matérialisme philosophique entretient des rapports ambigus avec la théorie politique : il n'a certes pas manqué d'auteurs matérialistes théoriciens politiques, mais peut-on dire à leur égard qu'ils ont proposé une pensée matérialiste de la politique ? On peut en effet relever bien des auteurs matérialistes qui ont pensé la politique, reste à déterminer s'ils l'ont fait en matérialistes, c'est-à-dire que leurs conceptions politiques dérivent des principes anthropologiques et philosophiques matérialistes. Or, si cela peut sembler certain pour un auteur comme Marx, il n'en est pas de même pour les auteurs matérialistes qui l'ont précédé. Certes, on ne saurait non plus mésestimer la place d'auteurs – que l'on peut qualifier de matérialistes avec précaution – comme Spinoza, Hobbes ou Machiavel, dans l'instauration d'une pensée matérialiste de la politique, mais pour la France, il est assez édifiant que l'âge d'or du matérialisme n'ait pas donné lieu à une théorie générale de la politique. Les théoriciens politiques que l'on retient des Lumières ne sont en général pas qualifiés de matérialistes, à l'instar de Montesquieu et Rousseau, et on ne trouve que peu de mention de la pensée politique des matérialistes. Les raisons d'un silence apparent à propos de la chose publique sont multiples. Au delà du dénigrement de leur pensée, on doit se demander si l'attitude matérialiste ne met pas elle-même en difficulté la pensée politique. En effet, comme le remarque Jean-Claude Bourdin dans un article de 1992, à propos d'Helvétius, « S'il est incontestable que les philosophes matérialistes ont écrit sur cette partie de la philosophie morale que l'on appelle encore morale spéciale, il est moins évident que leur doctrine sur ce sujet puisse être qualifiée de matérialiste, ou, pour le dire autrement et éviter de susciter des querelles de définitions nominales, il ne va pas de soi que de leurs thèses expressément matérialistes portant sur la nature de l'homme, on puisse tirer, selon une conséquence 1 IBRAHIM Annie, « Lucrèce ou les pactes du hasard », in GRATELOUP dir. Les philosophes, tome I, de Platon à Montesquieu, Hachette 1985 -8rigoureuse, des thèses de politique matérialiste. »1 Est-ce en raison des présupposés de la pensée matérialiste, parce qu'elle rendrait impensables certaines catégories centrales de la politique, comme une conception de la liberté, ou encore les valeurs ? En effet, la politique se proposant comme un système régulateur orienté par les fins, il y a une contradiction à penser la politique en matérialiste, dès lors que ce dernier repose sur une conception moniste du monde qui s’interdit de recourir à des fins extra mondaines. De là découle sans doute le refus pour certains matérialistes d'une implication dans les débats politiques qui n'est pas nouvelle si l'on songe au mot d'ordre épicurien : vivons cachés2. Et pourtant il existe de nombreux textes d'auteurs matérialistes qui se confrontent à la question politique, ne serait-ce que dans la perspective d'obtenir l'autorisation de penser et de diffuser ces thèse. Au-delà de cet intérêt tactique qui pourrait conduire des matérialistes à prendre en compte le fait politique, on peut se demander s'il y a bien une conception matérialiste de l'autonomie politique et quelles sont les conséquences. Si l'on prend au sérieux les fondements de l'approche matérialiste, cette question suppose que l'on ne réduise pas la question de la politique aux seules formes d'organisation du pouvoir d'Etat, qui présupposent déjà une métaphysique des fins où l'anthropomorphisme se joint à la mystique de l'Un. En conséquence, notre travail vise à reconstituer le système matérialiste, prenant assise sur ses présupposés métaphysiques3, conduisant à une anthropologie qui seule peut rendre compte de la possibilité d'une politique. Dans ce contexte, la question majeure n'est pas l'institution en tant que telle, mais le ressort de l'action humaine : l'eudémonisme. La recherche du bonheur constitue le paradigme général selon lequel pensent les matérialistes, singulièrement de tradition épicurienne, et en conséquence, il nous faut opérer un changement de perspective dans la saisie de la question politique. Elle n'est qu'une des modalités dans lesquelles se déploie la quête immanente du bonheur. La première partie de ce travail vise précisément à montrer comment la longue histoire du 1 Corpus, revue de philosophie, n° 22, 1992 p. 163 Ce qui n'exclut cependant pas une pensée du droit et de la relation à la chose publique, cf. notamment GOLDSCHMIDT Victor, La doctrine d'Épicure et le droit, Vrin, 1977, 334 p. Nous avons également proposé une présentation de la pensée épicurienne de la politique dans « Une philosophie épicurienne de la politique ? » L'enseignement philosophique, 60° année, numéro 1, p. 3-10 3 On peut trouver paradoxale l’expression « métaphysique matérialiste ». Toutefois, si de nombreux matérialistes des Lumières critiquent le recours à la métaphysique, assimilée aux qualités occultes des scolastiques, telle n’est pas l’attitude d’Helvétius qui se propose de fournir un système complet. Plus généralement nous désignons par « métaphysique matérialiste » le système épistémologique et ontologique qui constitue les conditions de pensées par lesquelles seront pensées la politique et la morale. Toutefois, en raison même des présupposés épistémologiques empiristes de nos auteurs, notons d'emblée qu'il ne saurait y avoir de métaphysique sans anthropologie. 2 -9matérialisme, depuis l'antiquité, déplace les catégories de pensées nécessaires à la compréhension de la politique. Il faut commencer par redonner un sens à la perspective matérialiste qui se voit souvent obligée de se justifier d'apories qui en fait ne le deviennent que dans le contexte d'une analyse implicitement idéaliste ou moniste. Pour ce faire, il y a une nécessité à redonner une vision d'ensemble des objets et méthodes de la pensée matérialiste, qui ne se confondent pas avec celles de la tradition dominante de l'expression philosophique. La saisie du matérialisme commence par sa difficile caractérisation, dans la mesure où la philosophie s'identifiant avec la pensée spéculative, elle a pu être rétive à prendre la mesure du corps et de ses puissances, selon le mot d'ordre spinoziste : « personne, il est vrai, n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps. »1 Dès lors, il nous faut établir par quels biais la pensée matérialiste est une pensée du corps, tant dans ses attendus métaphysiques, qu'épistémologiques et pratiques. Nous défendons ici l'idée que le matérialisme, loin d'être seulement une thèse ontologique, relève d'abord dans son approche d'une épistémologie immanentiste, méthode que nous suivrons pour étudier nos auteurs et reconstituer leur système de pensée. En effet, le matérialisme se déploie essentiellement selon un monisme ontologique, qui a pour trait l'unité indissociable du réel, une métaphysique qui refuse toute transcendance. Pourtant ces thèses majeures découlent d'une épistémologie qui fait toute sa part à l'immanence. Ces thèses ne constituent pas le fondement du matérialisme, mais viennent rendre compte a posteriori de l'attitude empiriste dont se réclament la plupart des penseurs matérialistes. En effet, comme nous le montrerons en première partie, ce sont les conditions anthropologiques de la connaissance possible, qui part du corps humain sensible pour atteindre les corps, qui aboutissent à une explication moniste. L'épistémologie est en fait comme en droit ici première. Cela explique d'ailleurs que nos auteurs des Lumières n'auront de cesse de se revendiquer du bâton de l'expérience comme argument décisif. Cependant, il nous faudra prendre la part de la spécificité du matérialisme des Lumières, de son histoire et de ses concepts, hérités tant de la tradition antique, des pré-socratiques à Épicure, que des conditions d'émergence de la pensée moderne et du mouvement scientifique, notamment le cartésianisme et le sensualisme lockien. En effet, le matérialisme des Lumières n'est pas le fait d'une génération spontanée d'auteurs, mais traduit la sortie de la clandestinité d'une manière de saisir le réel qui a une longue histoire, ses propres concepts et méthodes. Nous devons prendre la part des polémiques qui depuis le XVII° siècle ont émaillé les milieux de pensée. L'essor des sciences a profondément modifié les conceptions du monde et de la matière. Des intuitions matérialistes 1 Ethique, Troisième partie, proposition II, Scolie. Notre référence dans l'édition Appuhn, Garnier Flammarion, Œuvres, Tome 3, p. 137 - 10 antiques peuvent de nouveau surgir, notamment au gré des attaques de plus en plus importantes contre la physique scolastique et ses catégories. Tout l'arsenal des qualités occultes ou des causes finales s'estompe, laissant en science la place à une conception immanentiste du monde, où causalité formelle et matérielle se confondent. Ce qui est vrai en sciences de la nature ne tarde pas à appeler de nouvelles conceptions politiques et morales. Le matérialisme participe de ce fait de l'essor des sciences modernes, et annonce l'émergence d'une nouvelle science de l'homme. Ces éléments nous conduisent à élaborer le cadre problématique d'une pensée matérialiste de la politique. Le rejet dont le matérialisme fut l'objet, et ce dès l'origine du développement de la philosophie politique, ne tient d'ailleurs pas à un conflit entre deux thèses métaphysiques, ce qui serait accorder beaucoup au discours spéculatif. Dès l'origine, ce sont les conséquences morales et politiques du matérialisme qui sont rejetées, comme le montre l'appellation platonicienne des amis de la terre : des gens méchants. La question de la possibilité d'une justice ici bas sans recours à la transcendance constitue en effet depuis l'antiquité le point de divergence entre idéalistes et matérialistes1. Les raisons d'un choix : le tournant du matérialisme aux Lumières. Dans ce contexte, le retour aux matérialistes français des Lumières nous semble une bonne manière de comprendre les difficultés de conception de la politique internes au matérialisme. En effet, leur pensée se déploie au moment même où l'édifice moderne de la pensée politique s'achève, notamment avec la définition rousseauiste de la souveraineté populaire. Le matérialisme pour sa part se transforme radicalement dans la mesure où il devient public, et ce autour des années 1750, accompagnant l'extraordinaire épopée de l'Encyclopédie. Du reste, les matérialistes du XVIII° siècle posent les jalons de la pensée matérialiste contemporaine, en formulant les principes qui seront ceux des utilitaristes anglais, du marxisme – et ce par delà ses propres dénégations concernant leur prétendu mécanisme – et annonçant les travaux scientifiques modernes qui, de Darwin à l'édification des sciences humaines, leur doivent souvent des intuitions décisives. Mais, comme la question de la paternité ou de la préfiguration relève souvent d'autres interprétations que rationnelles, il nous faut retourner à leurs pensées respectives, sans préjuger de leur prolongements ultérieurs. Cela est d'autant plus facile que leur immanentisme devrait nous inciter à ne prendre en compte que leurs productions. Elles suffisent déjà à poser des problèmes décisifs pour la pensée politique. 1 Sur les définitions du matérialisme et de ses détracteurs, cf. Première partie, A/ qu'est-ce que le matérialisme ? - 11 Reste que parmi les auteurs matérialistes du XVIII° siècle, le choix est vaste. En raison de la radicalité de leurs options respectives, dans le cadre d'un débat interne au matérialisme du XVIII° siècle, notre choix a porté sur une étude comparative de Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751), « Monsieur Machine » lui-même et de Claude Adrien Helvétius (1715-1771) penseur de l'éducation. On aura reconnu ici l'opposition classique au XVIII° siècle entre l'organisation et l'éducation, ou pour parler en catégories plus générales, de la nature et de la culture. D'autres motifs renforcent cependant ce choix, notamment leur place dans l'histoire moderne du matérialisme. La Mettrie meurt en 1751 et n'a pu participer à l'aventure de l'Encyclopédie. Il appartient par bien des traits au matérialisme caché, celui du libertinage érudit et de la littérature clandestine. Helvétius est un familier de Diderot et de la coterie holbachique. Il fréquente les salons, est l'un des financiers de l'Encyclopédie, et, s'il n'a pas écrit d'articles, il a joué un rôle non négligeable dans sa publication – comme du reste dans son interdiction à la suite notamment de l'affaire De l'Esprit. De ce fait leur relation à la question politique permet d'interroger deux traditions opposées : l'une du nécessitarisme de la matière et du corps organique, l'autre de la part prise par les institutions, les lois et en un sens la production culturelle de l'homme. Présentation des auteurs : La Mettrie et Helvétius Présentons succinctement leur bibliographie, mais également leur biographie, car nous pensons, en matérialiste, que l'on ne peut séparer radicalement une œuvre de la chair qui l'a portée. Force est de constater d'ailleurs que sur ce point nos deux auteurs ne nous déçoivent pas. Julien Offray de La Mettrie est né le 19 décembre 1709 à Saint-Malo où il exercera la profession de médecin, à partir des années 1734. À l'instar de Descartes, dont la fréquentation des émanations d'un poêle lui aurait suggéré les règles de la méthode, La Mettrie a déduit ses thèses sur la machine humaine du fait de la dégustation d'huîtres à la fraicheur douteuse en plein mois d'août 1. On doit surtout relever la pratique médicale de cet auteur qui fit ses études auprès de Boerhaave, dont il traduit bien des textes, et pris parti pour les chirurgiens au nom de la nécessaire connaissance de l'anatomie humaine. Ses thèses philosophiques prennent appui sur la médecine, et les premières implications politiques de son travail viennent de la médecine elle-même, dans la mesure où il fait l'objet d'une cabale de la part de confrères se sentant humiliés par la description qu'il donne de leur art dans Politique du Médecin de Machiavel, condamné en même temps que les Pensées philosophiques de Diderot en 1746. Deux ans plus tard, en 1748, l'Homme Machine est à son tour 1 C'est du moins la thèse qu'il propage lui-même dans ses Observations de médecine pratique. Cf. Lemée Pierre Une figure peu connue, Julien Offray de La Mettrie (1927), p. 19 Jean Haize, Imprimeur -Éditeur à Saint-Servay. - 12 interdit et brûlé. De son exil auprès de Frédéric II de Prusse nous parviennent les éditions de ses Œuvres philosophiques, précédées, outre l'hommage posthume du despote éclairé, d'un Discours préliminaire qui synthétise la plupart des thèmes de sa pensée. Si ce sont des huîtres qui ont fait naître en lui le sens de la machinerie humaine, c'est à un pâté avarié que l'on doit sa mort 1. Notons cependant que les publications posthumes ne résolvent pas la question de l'établissement d'un corpus complet et cohérent, notamment de la part d'un auteur qui a remanié et re-publié ses textes, changeant titres et organisation, mais surtout d'un auteur qui publiait souvent de manière anonyme, n'hésitant pas à écrire des pamphlets contre lui-même, parant ainsi par avance à certaines critiques en les caricaturant. Nous donnerons en annexe une présentation de l'état de la bibliographie de La Mettrie2. Claude Adrien Helvétius est né en janvier 1715. À propos de son éducation, Albert Keim3 note qu'il eût le même précepteur que Voltaire, le Père Porée, à une vingtaine d'années près et qu'il lut sans doute Locke au collège des Jésuites. Peut-être faut-il y voir le lien qui va très tôt l'unir à Voltaire, à qui il adresse ses premiers écrits, quelques Épîtres et poèmes, dont un poème sur le bonheur4 dont la rédaction s'échelonne de 1739 à 1750, par lequel il entend entrer dans la carrière littéraire, et de nombreuses lettres. Toutefois ses deux ouvrages majeurs5 demeurent De l'Esprit, publié et censuré en 1758, puis De l'Homme qu'il choisit de faire paraître à titre posthume, en 1773. Dès 1738, il épouse la carrière de Fermier Général, grâce à ses parents qui lui achètent la charge. Cependant, il ne s'y consacre pas pleinement, préférant la vie galante et de salon, ce qui fait vite sa réputation, rapportée par Grimm qui note qu'il avait de nombreuses aventures, ayant « ouï dire que ç'a été pendant de longues années régulièrement la première et la dernière des occupations de sa journée, sans préjudice des occasions qui s'offraient dans l'intervalle. »6 Très vite, sa fréquentation des Salons lui fait côtoyer les plus grands esprits de son temps, dont Montesquieu, ou Fontenelle. À 35 ans, il se détourne de la charge de Fermier général, pour se consacrer à la vie intellectuelle. Il 1 « Un pâté corrompu, dit-on , terrassa sa machine. Mort machinale s'il en est, qui noue la fin réelle à la fin imaginée. Mort épicurienne à la Pétrone. Mort matérialiste en quelque sorte… » Paul Laurent Assoun, « Lire La Mettrie » in La Mettrie, l'Homme-Machine, gallimard folio 1981, p. 40-41 2 Mais signalons tout de suite que pour ce qui concerne ses Œuvres philosophiques, nous retiendrons l'édition Coda établie par Jean-Pierre Jackson, 2004, 425 p. Nous recourrons également à l'édition de l'HommeMachine par Paul-Laurent Assoun, op. cit. 3 KEIM Albert, Helvétius, sa vie et son œuvre, d'après ses ouvrages, des écrits divers et des documents inédits (1907) Réédition Slatkine reprints, Genève, 1970 717 p. 4 Helvétius, Le Bonheur, Poème allégorique In œuvres complètes, XIII, Georg olms verlagsbuhhandlung, 1967, p. 15-91 5 Nous-nous référerons à l'édition Corpus de ces deux ouvrages, De l'Esprit, édition établie par J. Moutaux, Fayard 1988 576 p. et De l'Homme, en deux volumes, édition établie par J. Moutaux, Fayard 1989, 971 p. 6 Cité par Albert Keim, op. cit. p. 27 - 13 tient un Salon, 16 de la rue Sainte-Anne, ouvert tous les mardis. Sa femme, Anne-Catherine Helvétius, née De Ligniville, tiendra également Salon à Auteuil après sa mort en 1771. Matérialisme, anthropologie et politique. On ne peut saisir les conséquences politiques de la pensée de ces deux auteurs sans en reconstituer tout le système, et notamment relever de quelle anthropologie et de quelle épistémologie ils se réclament. Conformément à leur propres attendus, il s'agira de marquer quelles en sont les spécificités. Tous deux s'en remettent à la méthode empiriste, qui s'étend à la conception qu'ils ont de l'homme. De ce fait, ils ne développent pas une ontologie a priori de la matière, mais déduisent du sensualisme, reconnu par la pratique du médecin La Mettrie, ou hérité de Locke pour Helvétius, une conception du monde où la matière possède les propriétés que nous révèlent la nature sensible de l'homme. Leur matérialisme permet alors de combiner l'attention à la causalité physique et la prise en compte du hasard. Sur ce fond se déploie une anthropologie où le principe de plaisir devient l'alpha et l'oméga de l'existence humaine. Ces attendus nous permettent de formuler, au terme de la deuxième partie, leurs approches réciproques de la question politique : la politique comme fait pour La Mettrie, et la possibilité de faire la politique pour Helvétius. Dès lors nous pouvons déployer en troisième partie les conséquences politiques de leurs thèses, qui diffèrent nettement. Le premier, La Mettrie se contente d'intégrer le fait politique institué dans la chaîne des causalités auxquelles les corps sont soumis. De là découle une forme de pessimisme et de conservatisme qui se refuse à bouleverser l'ordre social qui prolonge les disparités du corps, même si sa pensée subit une inflexion dans ses derniers textes. Son recours au despotisme éclairé en traduit à la fois les présupposés et les contradictions. Helvétius en revanche manifeste une attention constante à la possibilité de changer les hommes par l'éducation, si bien qu'il finit par en faire l'un des ressorts essentiels de la politique, car « l'éducation peut tout. » L'autre aspect de ce matérialisme tient à l'affirmation constante de l'égalité des êtres humains que l'action politique se doit de réaliser. Leur appartenance au courant clandestin qu'est le matérialisme n'est pas sans incidence sur leur écriture : ils déploient des stratégies matérialistes pour contourner la censure, et n'hésitent pas à s'affronter au pouvoir ecclésiastique qui a toujours tenté de les faire taire. - 14 - I Entrée en matières La détermination des conditions de possibilité d'une analyse matérialiste de la politique ne va pas si aisément de soi. Il ne s'agit pas en effet de se contenter d'exposer les positions politiques de tel ou tel matérialiste, mais en bien de montrer en quoi une interprétation matérialiste du monde peut impliquer une pensée de cette sphère spécifique de l'agir humain que constitue la politique. Avant cela il importe de mieux cerner ce que l'on entend par matérialisme tant sa définition ne va pas de soi. Des philosophes présocratiques aux penseurs contemporains des neuro-sciences ou d'une certaine philosophie analytique nourrie à l'atomisme logique de Russel, il n'y a pas un mais des matérialismes. En sorte que tenter de saisir cette période du matérialisme du XVIII° siècle dans ses implications politique suppose en effet trois moments clés : la définition du matérialisme (A), la spécification de la problématique du matérialisme politique (B), les traits majeurs du matérialisme des Lumières (C). - 15 - A/ Qu'est-ce que le matérialisme ? On doit, au XIX° siècle1, à Karl Marx l'une des tentatives les plus abouties de formulation d'un matérialisme politique, si l'on entend par là la fondation d'un corpus politique à partir d'une philosophie matérialiste. Le texte canonique de cette démarche a longtemps été la Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique de 1859 : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. » On ne saurait certes réduire le marxisme à ce texte, néanmoins il formule de manière décisive la détermination d'une action et d'une théorie politique à partir d'une philosophie matérialiste, que les théoriciens ultérieurs ont décliné en matérialisme dialectique et matérialisme historique. On peut caractériser à grands traits le matérialisme politique du marxisme : à partir de la notion d'idéologie, il rapporte les différentes expressions juridiques et morales aux seuls intérêts des classes sociales en lutte antagonique, et considère de ce fait que les valeurs politiques ne sont jamais désincarnées, mais toujours le fruit des circonstances, et que la liberté des hommes n'est pas absolue, mais encadrée historiquement, puisque aussi bien « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. »2 Est-ce à dire qu'il n'y a pas eu d'approches matérialistes de la politique auparavant ? Comment envisager le fait que des auteurs que l'historiographie peut citer au rang de matérialistes, et pas des moindres, ont également été des théoriciens politiques ou penseurs du politique, comme Machiavel3, Hobbes4 ou Spinoza5, pour ne rien dire des stoïciens ? Il est vrai que la tradition épicurienne semble interdire un intérêt pour la politique dans la mesure où il faudrait vivre caché 1 L'entreprise de Hobbes demeurant cependant à notre avis sans équivalent dans l'histoire de la pensée matérialiste. cf. TERREL Jean, Hobbes, Matérialisme et politique. Vrin, 1994, 397 p. 2 Marx, Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte in Les luttes de classes en France, Gallimard folio p. 176 3 Les travaux récents de Jean-Claude Zancarini, dont sa nouvelle traduction du Prince, met l'accent sur ce matérialisme, notamment à partir de l'émergence du vocabulaire de l'État et de l'influence des modes de pensée marchands de l'époque. Le Prince, De Principatibus. Puf, 2000 640 p. 4 Le matérialisme de Hobbes peut parfois être discuté. Pourtant au XVIII° siècle il ne faisait pas débat, comme du reste son athéisme et son despotisme. Jean Terrel et Patrick Tort on tenté, chacun à sa manière, d'en rendre compte, cf. respectivement TERREL Jean, Hobbes, matérialisme et politique, op. cit. Vrin, TORT Patrick, Physique de l'État, Vrin, 1978, 72 p. 5 Là encore, le matérialisme de Spinoza peut faire débat, entre panthéisme et naturalisme. Nous nous rangeons à l'interprétation de Gilles Deleuze, in Spinoza, Philosophie pratique Puf. Notons d'ailleurs d'emblée que Spinoza est vécu au XVIII° siècle comme athée et matérialiste, notamment par La Mettrie dans son Discours Préliminaire. Contrairement à ce qu'affirme Cassirer dans La philosophie des Lumières, p. 127 nous ne pensons pas qu'il « n'ait exercé aucune influence directe sur la pensée du XVIII° siècle. » Au contraire, le fait qu' « on évite soigneusement de prononcer son nom » (id.) - ce qui est d'ailleurs relativement erroné - est le signe d'une certaine conscience des enjeux de sa réflexion. - 16 pour vivre heureux1. Faut-il alors considérer qu'il y aurait une indépendance entre une conception matérialiste du monde et une théorie politique ? Ce serait une contradiction certaine dans la philosophie de ceux à qui on reproche souvent de réduire toute l'activité humaine à un unique principe matériel. Osons donc le principe de sympathie herméneutique et faisons grâce aux penseurs matérialistes de la politique qu'ils ont bien une pensée matérialiste de la politique. Reste alors deux questions fondamentales : en quoi une pensée de la politique peut-elle être qualifiée de matérialiste, et tout matérialisme entraîne-t-il une pensée de la politique ? 1. Le mot – l'histoire – une philosophie décriée Le matérialisme prend corps dans la pensée pré-socratique, mais le mot qui regroupe les penseurs ayant en commun le recours aux principes matériels, lui, est bien ultérieur. On ne peut qu'être marqués par l'histoire d'un concept et d'hommes souvent mis au ban de la société philosophique. Comprendre le matérialisme suppose donc que l'on prenne la part du rejet dont il fut l'objet et dont dépendent sans doute bien de ses théories. Une philosophie décriée Qui sont les matérialistes français ? En quoi sont-ils matérialistes, et qu'appelle-t-on le matérialisme ? Les difficultés sont nombreuses pour décrire un courant philosophique dont l'origine remonte à l'antiquité, mais qui n'a eu de cesse d'être rejeté. « L’histoire “classique“ de la philosophie a rendu un singulier hommage à la tradition épicurienne, à Lucrèce et à leurs modernes héritiers matérialistes : elle a inventé diverses stratégies d’oubli. Occultation pure et simple d’Épicure, dénigrement de Lucrèce – poète, certes, mais fou, et dont le suicide aurait été la conséquence de la dégustation d’un philtre d’amour ! – mépris pour Gassendi et les libertins du XVII° siècle, relégués dans la non philosophie ou l’antiphilosophie. »2 Lectures critiques du XIX° et du XX° siècle Emmanuel Kant, qui à plus d'un titre exprime l'achèvement des Lumières, condamne d'un 1 Diogène d'Œnoada, Frg. 3 : « même si je ne fais pas de politique » Etienne et O'Meara p. 76 édition Cerf 1996 ; Sentence Vaticane 58 : « Il faut se libérer des occupations quotidiennes et des affaires publiques » D.L X, 119 : « Et il [le sage] ne fera pas de politique » Cependant ce thème n'est pas spécifiquement épicurien, si l'on songe à la destinée singulière d'Ulysse qui choisit de se retirer de la vie politique. Nous montrerons plus loin qu'on ne peut parler de désintérêt épicurien pour la politique. 2 IBRAHIM Annie, « Lucrèce ou les pactes du hasard », in GRATELOUP dir. Les philosophes, tome I, de Platon à Montesquieu, Hachette 1985 - 17 même geste matérialisme et idéalisme1. Ernst Cassirer, dans sa tentative de saisir l'esprit des Lumières2 exclut les matérialistes français : l'œuvre d'Helvétius est considérée comme « assez faible et peu originale », et il y voit une « exagération confinant à la parodie. »3 Il condamne d'un trait les matérialistes : « En vérité, ce matérialisme, tel qu'il apparaît par exemple dans Le Système de la Nature, d'Holbach et dans L'Homme Machine de La Mettrie, ne représente qu'un phénomène isolé qui ne peut en aucune façon passer pour représentatif de cette période. »4 Il est vrai qu'il déploie dans cet ouvrage une analyse proposant une phénoménologie de la raison, où elle prendrait conscience d'elle même, ce qui s'accorde peu avec les présupposés matérialistes. Les auteurs du XIX° siècle ont à leur tour souvent dénaturé ce matérialisme. Même si Hegel en fait un moment, certes négatif, de son histoire de la philosophie, il ne peut se résoudre à réhabiliter le matérialisme : « Une philosophie qui attribuerait à l'être fini comme tel un être vrai-absolu, dernier, ne mériterait pas le nom de philosophie. » écrit-il dans La science de la logique de 18315. Hegel a d'ailleurs inscrit toute la philosophie dans la perspective idéaliste, dans la mesure où il affirme : « Toute philosophie est essentiellement idéaliste, ou a, tout au moins, l'idéalisme pour principe. »6 Du reste, même Marx reprend les caricatures mécanistes dont sont l'objet les matérialistes français, se fondant cependant sur le manuel de Renouvier7 et contribue à perpétuer l'idée que les matérialistes du XVIII° siècle n'avaient saisi ni l'importance du social, ni celle de l'histoire, et encore moins celle de la dialectique. Il qualifie les matérialistes français du XVIII° siècle d'intuitifs et bourgeois8. L'université française9 et la philosophie officielle voient dans le mouvement matérialiste 1 « La critique seule peut couper les racines du matérialisme, du fatalisme, de l'athéisme, de l'incrédulité des esprits forts, du fanatisme, et de la superstition, ces fléaux qui peuvent devenir nuisibles à tous,comme aussi de l'idéalisme et du scepticisme qui du moins ne sont guère dangereux que dans les écoles et pénètrent difficilement dans le public. » 2nde Préface de la Critique de la raison pure, 1787 (traduction Barni) 2 CASSIRER, Ernst, La philosophie des Lumières(1932), Fayard, 1966, 351 p. op. cit. 3 La philosophie des Lumières p.59 4 La philosophie des Lumières, p. 85 5 Cité par BOURDIN Jean-Claude, Hegel et les matérialistes français du XVIII° siècle, méridiens Klincksieck 1992. 6 HEGEL, Science de la logique, Paris Aubier, 1969, p. 158 7 Cf. BLOCH Olivier, Matières à histoires, Vrin p. 358, 464 p. 8 Outre les passages fameux qu'il leur consacre dans la sainte famille, VI, III et l'Idéologie Allemande – sur lesquels nous reviendrons -, cf. les Thèses sur Feuerbach, notamment IX : « Le point le plus élevé auquel atteint le matérialisme intuitif, c'est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le monde matériel comme activité pratique, est la façon de voir des individus pris isolément dans la “société bourgeoise“. »Éditions sociales 1982, p. 49 Il y va également d'une critique de l'atomisme, dont nous montrerons qu'elle ne peut rigoureusement s'appliquer à Helvétius – ni même parfois à La Mettrie – en raison du recours à la notion d'éducation. 9 Remarquons à ce propos, que la distinction entre matérialisme et idéalisme, ou matérialisme et spiritualisme n'est pas toujours fixée. Olivier Bloch, op. cit. remarquait que si Marx opposait matérialisme et idéalisme, l'université française l'opposait au spiritualisme, conservant l'opposition empirisme – idéalisme. La Mettrie oppose pour sa part, au deuxième § de l'Homme-Machine, matérialisme et spiritualisme. - 18 une « faute »1 qui doit reposer sur un réductionnisme épistémologique qui « explique toujours le supérieur par l'inférieur », et une ontologie chaotique « un aveugle mouvement. »2 Il en est de même pour un auteur qui fut « compagnon de route » du Parti Communiste français, et qui écrivait pourtant dès 1946 : « nous ne pouvons pas [en] conclure que le matérialisme est une philosophie, moins encore qu'il est la vérité », le matérialisme n'étant en somme qu'un mythe idéaliste, dont la seule vertu est d'être émancipateur et révolutionnaire.3 Le matérialisme s'oppose Aujourd'hui où la langue commune fait du matérialiste quelqu'un d'intéressé par l'argent ou les biens marchands4, on saisit d'autant moins les enjeux d'une telle attitude philosophique que dans notre société de consommation chacun se trouve, à son corps plus ou moins défendant, matérialiste. Tant dans l'histoire officielle de la philosophie que dans la langue commune, le matérialisme est rejeté. Affirmons même que l'unité de penseurs aussi divers que les présocratiques, les épicuriens et stoïciens, les philosophes français du XVIII°, l'utilitarisme anglais ou Marx, pour ne citer qu'eux, tient surtout à ce rejet dont ils furent, et demeurent, l'objet. À ce rejet en répond un autre : une grande partie du matérialisme tient à ce qu'il refuse à son tour certains dogmes, comme le rappelle Bertrand Russell : « En général, les dogmes matérialistes n’ont pas été édifiés par des gens qui aimaient les dogmes, mais par des gens qui pensaient que rien de moins net ne leur permettrait de combattre les dogmes qu’ils n’aimaient pas. Ils étaient dans la situation de gens qui lèvent des armées pour défendre la paix. »5 Le mot et l'histoire Partons donc de nos matérialistes des Lumières6. Au XVIII° siècle le fait d'être philosophe 1 Alain, Histoire de mes pensées, Pléiade, p. 188 Alain, Définitions, « Matérialisme », Pléiade, p. 1070. « Faute », « aveugle » « inférieur », on saisit bien ici le poids moralisant de ces catégories. 3 SARTRE Jean-Paul, « Matérialisme et révolution. » 1946 in situations philosophiques Gallimard Tel 4 On ne peut d'ailleurs qu'être saisi d'effroi par la manière dont on use encore du terme mêlant cette définition commune et ses attendus philosophiques les plus profonds, notamment le rejet des illusions religieuses. En 2008, la Ministre de l'Intérieur de la République Fançaise, et donc en charge également de la police des cultes, affirme que face aux enjeux éthiques contemporains, c'est de foi qu'on a le plus besoin, et que le « plus grand danger » c'est le matérialisme. in Le Monde des Religions juillet-août 2008. 5 The Basic Writings of Bertrand Russell, p. 241 (Routledge, Londres,1992), traduction Bricmont, Jean, in « Qu'est-ce que le matérialisme scientifique ? » 6 L'histoire officielle des Lumières a également souvent oublié ou déconsidéré les matérialistes. Émile Bréhier n'en fait, dans son Histoire de la philosophie, qu'une variante de la « Théorie de la Nature. » p. 383, et Cassirer, dans La philosophie des Lumières privilégie la pensée de l'Abbé de Condillac au détriment de celles de La Mettrie et Helvétius. 2 - 19 vous vaut rapidement l'opprobre d'être matérialiste1, quand les théologiens se renvoient dos à dos ce qu'ils considèrent comme une insulte2. Le matérialisme est d'emblée inscrit dans une polémique politique ou théologico politique. Ce qu'Helvétius concède sans peine, en remarquant que les religieux « ont jadis accusé tous les grands hommes de magie, et maintenant que la magie a passé de mode, ils accusent encore d'Athéisme et de Matérialisme, ceux qu'en qualité de sorciers, ils eussent jadis fait brûler. »3 Olivier Bloch, historien du matérialisme, rappelle souvent que l'histoire du matérialisme ne se confond pas avec son nom. Dans un article de 19784, il recense « les premières apparitions du mot matérialiste ». Si l'on excepte au XVI° siècle la profession de vendeur de « materia medica », le terme apparaît en Angleterre dans un ouvrage qui entend réfuter l’athéisme, par référence à Aristote qui s’opposait à la philosophie ionienne pour laquelle tout se réduisait à la cause matérielle5. En France, il est utilisé pour la première fois par Leibniz en 1708, dans ses Répliques aux réflexions de Bayle, en opposant les matérialistes comme Épicure aux idéalistes comme Platon. Les raisons pour lesquelles le mot apparaît dans l'histoire à la fin du XVII° siècle ne doivent pas occulter la longue tradition matérialiste qui a son origine dans la philosophie présocratique6. On le voit, c'est de l'antiquité grecque que vient la première conception matérialiste. D'emblée le matérialisme apparaît par différence avec l'idéalisme, dans la mesure où l'idéalisme se fonde sur un rejet des explications matérielles, et développe un système dualiste de conception du monde qui ajoute au monde un arrière monde. 2. Le matérialisme antique et la question épistémologique Comprendre les fondements du matérialisme suppose une première remarque : la doctrine matérialiste est inséparable d'une méthode matérialiste, conceptions du monde et de la matière se 1 NAVILLE Pierre, D'Holbach et la philosophie scientifique au XVIII° Gallimard Écrite pendant l'occupation, cette étude sur un penseur matérialiste use ici d'une métaphore à peine voilée, tant le matérialisme du vingtième siècle s'est déclaré solidaire de la science. 2 « Anti-matérialisme et matérialisme en France vers 1760 » par Franck Salaün in Les matérialismes philosophiques, Bourdin dir. C'est un épithète infamant dans les disputes entre Jésuites et Jansénistes. 3 Helvétius De L'homme, section IV, XX, p. 401. Dans la note 75 insérée après le mot « matérialisme » il ajoute : « les Théologiens ont tant abusé du mot Matérialiste, dont ils n'ont jamais pu donner d'idées nettes, qu'enfin ce mot est devenu synonyme d'esprit éclairé. On désigne maintenant par ce nom les Ecrivains célèbres, dont les ouvrages sont avidement lus. » p. 447 4 BLOCH Olivier, « Sur les premières apparitions du mot “matérialiste“ », Raison présente, n°47, p. 3-16, repris in Matières à histoires 5 « Ces philosophes ne se sont attachés qu'à la cause matérielle. » Métaphysique, A, 7 [988a 33] à la différence des platoniciens qui ont distingué Idée et « la matière du monde sensible » (id.), là où Aristote préconise l'analyse à partir des quatre causes (Métaphysique A, 7) 6 Ce qui permet à Lénine d'identifier la « ligne de Démocrite ». - 20 joignent à des conceptions épistémologiques. Les premiers matérialismes reposent sur une théorie des éléments premiers, et très vite se déploie une conception de la causalité matérielle. Les termes de cette explication du monde nous sont essentiellement transmis par leurs critiques platonicienne et aristotélicienne, qui refusent le recours aux seuls éléments matériels. Il nous faut alors préciser ce que recouvre cette démarche, en la distinguant pourtant d'une approche naturaliste qui pourrait se confondre avec le matérialisme. a) Platon et Aristote nous transmettent les opinions des physiciens Platon et Aristote s'accordent en effet sur ce point : on peut regrouper tous ceux qui entendent fournir une explication immanente aux phénomènes du monde, ceux qui « pensèrent que les principes sous forme de matière étaient les seuls principes de toutes choses. »1 Ainsi se forme une claire démarcation chez Platon dans le « combat de géants » qui oppose les fils de la terre « et ce sont ma foi des gens intraitables »2 aux amis des « essences », dont on peut faire un un fil rouge de l’histoire de la philosophie et de l’histoire de la pensée3. Elle oppose matérialistes et idéalistes4, partisans de l'immanentisme et partisans d'une forme spirituelle irréductible à la matière. La doctrine matérialiste est d'emblée tributaire d'une certaine conception du monde qui est à la fois ontologique et épistémologique : la réduction5 des phénomènes du monde à la cause matérielle suppose une décision quant au statut de la matière (ontologie) et de la connaissance 1 ARISTOTE, Métaphysique A 3. Le sophiste, [246a], ici traduction Chambry, Garnier flammarion. Pour Robin, in La Pléiade, il faut lire « de terribles gens ! » 3 à condition de ne pas vouloir figer l’opposition en thèses antithétiques. Pierre RAYMOND remarque que l’opposition se redouble de catégories distinctes, et qu’elle se retrouve au sein d’une même philosophie. Ainsi idéalisme et matérialisme se retrouvent chez Platon, malgré le choix – en dernière instance ! – idéaliste de ce dernier. Cf. notamment son interprétation du Théétète, in Passage au matérialisme, Maspéro, 1973 4 Olivier Bloch montre que si la tradition universitaire française oppose matérialisme à spiritualisme, réalisme à idéalisme, l'histoire a d'abord retenu l'opposition entre matérialisme et idéalisme, ce qui constituera également la démarche marxiste. cf. « Sur les premières... » op. cit. 5 Le terme de réduction semble porteur d'une condamnation morale implicite. On pourra lui préférer celui de méthode analytique qui consiste comme le proposait Descartes à rapporter les difficultés complexes à des difficultés plus simples, cf. Collin Denis, « L'enjeu du matérialisme », in L'enseignement philosophique. On se doit ici de citer la Règle VI : « Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont compliquées, et mettre de l'ordre dans leur recherche, il faut, dans chaque série de chose où nous avons directement déduit quelques vérités les unes des autres, remarquer ce qui est le plus simple et comment tout le reste en est plus ou moins également éloigné. » [AT X 381]. Signalons également que les sciences biologiques modernes ont appelé principe d'émergence l'explication de l'apparition de formes complexes à partir de données plus élémentaires. Que toute la géométrie, aussi complexe soit-elle, repose en dernière instance sur des Éléments simples, comme disait Euclide, n'a jamais été un argument contre la géométrie. Nous montrerons plus loin que l'origine morale de cette prétendue réduction opérée par la matérialisme masque en réalité une réduction idéaliste des propriétés de la matière. 2 - 21 (épistémologie) qui peut en résulter. Il y a évidemment une différence entre l'explication par les éléments matériels et celle par les causes matérielles qui sera lourde de conséquences pour l'histoire du matérialisme et de ses détracteurs. Platon et Aristote semblent pourtant lier entre eux tous ceux qui, en les précédant, ont tenté de donner une explication physique du monde, ce pourquoi comme le signale Simplicius, « Aristote [les] appelle proprement physiciens. »1 On connaît la liste donnée par Aristote dans ses réfutations (Métaphysique, A III et Physique II 3 et 7 notamment) : la philosophie Ionienne, Thalès, Anaximène, Héraclite mais également l'Italie avec Empédocle, et enfin Anaxagore, dont Platon évoque l'influence passagère sur Socrate2. La plupart d'entre eux ont développé une théorie des éléments simples : les quatre éléments premiers, le feu, l'eau, l'air et la terre3. Deux courants matérialistes succèdent au platonisme : l'épicurisme et le stoïcisme. Les stoïciens peuvent être qualifiés de matérialistes, notamment en raison de leur théorie des corps4, qui s'oppose résolument à la théorie des Idées platoniciennes : seuls les corps ont la puissance de produire ou de pâtir et l'âme est corporelle5. Matérialisme ou naturalisme : l'enjeu théologique et axiologique Pourquoi alors voir en eux des matérialistes et non des « physiologues »ou des « physiciens »6 comme le laissent entendre Aristote et Simplicius ? « Les philosophes d'Ionie se sont peu souciés de la théorie des intelligibles : ils ont étudié dans tous les sens la nature et les œuvres de la nature. »7 Marcel Conche, partisan aujourd'hui du «naturalisme non matérialiste »8, semble en effet dire que la réduction à la seule matière ne suffit pas pour expliquer le monde, qu'il faut une métaphysique du tout que seule peut prendre en charge l'idée de nature. Les matérialistes français du XVIII° siècle, et ensuite les révolutionnaires français, recourent en effet également à l'idée de nature, en sorte qu'il peut apparaître indifférent de les qualifier de matérialistes ou de naturalistes. Pourtant cette distinction est nécessaire parce qu'elle porte certains enjeux. Jean-Paul 1 in Les écoles présocratiques, Édition établie par Jean-Paul Dumont, Gallimard Folio, 1991, p. 24 Phédon [97d] 3 Platon Timée, 33d « Chacun des quatre éléments est entré tout entier dans la composition du monde, car son auteur 2 l’a composé de tout le feu, de toute l’eau, de tout l’air et de toute la terre sans laisser en dehors de lui aucune portion ni puissance d’aucun de ces éléments. » 4 Plutarque « Les Stoïciens disent que toutes les causes sont corporelles. » In Les stoïciens, Jean BRUN, Presses universitaires de France, 1973 p. 45 5 Thème commun avec l'épicurisme : cf. Lettre à Hérodote : « Ceux qui disent que l'âme est un être incorporel parlent pour ne rien dire. Si elle était incorporelle, en effet, elle ne pourrait agir ni pâtir ; or nous voyons avec évidence que ces deux accidents sont éprouvés par l'âme. » (Traduction Hamelin et Salem), Nathan, 1992 143 p. 6 Les deux termes pouvant traduire le texte aristotélicien. PELLEGRIN Pierre, Aristote, Physique, Introduction, p. 21, Garnier Flammarion. Proclus, cité par Dumont Jean-Paul op. cit. 7 DUMONT Jean-Paul, op. cit. 8 CONCHE Marcel, Conférence du samedi 19 mars 2005 à la Sorbonne, Société Française de philosophie. - 22 Sartre, parlant des révolutionnaires français, nous invitait dans la Critique de la raison dialectique à nous interroger sur le sens que pouvait avoir pour eux la notion de nature. Il en est de même pour celle de matière. En effet, le recours à l'idée de nature semble porter axiologiquement plus que celle de matière, et les différentes conceptions de la matière peuvent parfois invalider le matérialisme. L'idée de nature procède bien d'une décision à la fois métaphysique et axiologique. Métaphysique, dans la mesure où paradoxalement, elle va au delà de ce que nous pouvons connaître de la physique, parce que nous désignons par là une totalité qui dépasse nos capacités d'entendement. En désignant le monde par l'idée de nature, on porte implicitement un jugement sur la totalité du monde. L'idée de Nature peut bien venir tenter de rendre compte de certains faits par l'hypothèse d'une harmonie préexistante ou englobante. Laissons pour le moment de côté les implications morales et politiques de cette thèse, comme peuvent le donner à voir certaines prises de position écologiques où toute intervention de l'homme serait condamnée1, ou le retour des thèses ségrégationnistes par la sociobiologie2. Notons ici plus simplement que le recours à l'idée de nature peut vouloir rendre compte de l'ordre des faits au détriment de la contingence. La distinction entre naturalisme et matérialisme semble encore plus cruciale quant aux enjeux moraux qui en découlent. Clément Rosset, dans son Anti-nature3, déploie une frontière radicale entre les partisans de l'artifice et du hasard, et ceux de la nature et du nécessitarisme. L'inspiration nietzschéenne4 initiale de cette étude conduit à voir dans l'idée de nature un fantôme de dieu, qui produit donc une vision théologique du monde. La nature devient « un des écrans majeurs qui isolent l'homme par rapport au réel, substituant à la simplicité chaotique de l'existence la complication ordonnée d'un monde. »5 Cette hypothèse ontologique ne serait rien sans l'idéologie qui l'accompagne : « la doctrine selon laquelle la nature existe, c'est-à-dire selon laquelle certains êtres doivent la réalisation de leur existence à un principe étranger au hasard (matière) ainsi qu'aux effets de la volonté humaine (artifice). »6 De ce fait, l'idée de nature vient toujours justifier l'ordre 1 Luc Ferry donne dans son Nouvel ordre écologique un aperçu du caractère excessif de certains positionnement écologistes. 2 Wilson E.O. Affirme, notamment, que la domination masculine est un fait de nature. Sociobiologie, la nouvelle synthèse, (1975) 1987, édition du Rocher. 679 p. 3 Puf, 1973, 3° édition quaridge, 1995 4 L'ouvrage de Rosset s'ouvre sur l'aphorisme 109 du Gai Savoir de Nietzsche : « Quand en aurons-nous fini de nos soins et de nos précautions ! Quand cesserons-nous d'être obscurcis par toutes ces ombres de Dieu ? Quand aurons-nous complètement « dédivinisé » la nature ? Quand nous sera-t-il enfin permis de commencer à nous rendre naturels, à nous maîtriser, nous hommes, avec la pure nature, la nature retrouvée, la nature délivrée. » 5 p. 5 6 p. 21 - 23 du monde tel qu'il est, supposant un ordre là où il se peut qu'il n'y ait que du hasard. Si la nature ne fait rien en vain1, alors ce qui est devait être. Le matérialisme véritable s'oppose donc pour lui au naturalisme, dans la mesure où il fera du hasard un élément déterminant de compréhension du monde. C'est ainsi qu'il entend classer Lucrèce2, La Mettrie et Helvétius parmi des artificialistes3, mais rapproche le naturalisme de Diderot de son déisme4. Bien des penseurs matérialistes ajoutent un élément déterminant dans cette perspective : la question du hasard. Le matérialisme n'est pas un naturalisme si l'on entend par là que l'explication globale du monde l'emporterait sur la contingence des faits. En ce sens, le monde conçu par le matérialisme est bien issu du hasard et de la nécessité. Nécessité dans la mesure où les causes du changement se rapportent à des faits matériels, que ce soit une théorie des éléments premiers ou de la causalité matérielle ; hasard parce que rien ne prédestinait par avance que ce monde advienne et donne lieu à ce qu'il est, c'est la thèse démocritéenne. Une objection surgit alors : s'il s'agit de rendre compte de l'ordre du monde sans recourir à une notion transcendante, pourquoi le matérialisme ne serait pas, au sens courant, un réalisme ? Pourquoi ne tenterait-il pas de partir des faits, des événements, bref de ce que l'on appelle la réalité, sans se revendiquer de cette partie de la réalité que l'on désigne par le mot de matière ? Il s'agit donc de justifier ce qui a toujours constitué un argument contre le matérialisme : la réduction de la réalité à la seule matière. Or cette réduction ne peut être admise que si l'on comprend le matérialisme comme épistémologie davantage qu'ontologie. b) Le matérialisme est une épistémologie d'abord La critique du caractère métaphysique de la notion de nature entraîne une conséquence pour le matérialisme : comment peut-il s'autoriser à désigner une réalité comme la matière, sans courir à son tour le risque de faire surgir une idée aussi vague que celle de Dieu ? À vrai dire peu de matérialistes ont pu prétendre savoir ce qu'était la matière, il s'agit toujours d'en interpréter les manifestations. Les textes des philosophes présocratiques nous étant parvenus sous forme 1 Aristote, Les politiques, I, 2 Lucrèce opérant pour lui le basculement du matérialisme dans l'artificialisme, essentiellement par la notion de clinamen. Clément Rosset montre alors qu'Épicure conserve une référence à la nature, là où l'auteur du De natura rerum produit « une doctrine matérialiste épurée, non seulement de tous les thèmes métaphysiques traditionnels (être, finalité, providence), mais de l'idée de nature elle-même, qui est peut-être la plus métaphysique de toutes les idées. » p. 182 3 Respectivement p. 315 et 318, soulignant l'originalité de leur démarche dans un XVIII° siècle au « naturalisme ambiant. » 4 p. 36, s'appuyant il est vrai sur Les pensées sur l'interprétation de la nature. 2 - 24 fragmentaire, et souvent de seconde main, bien des interprétations concernant leur portée réelle demeurent sujettes à caution1. En revanche, avec l'épicurisme le corps de doctrine est plus affirmé, non seulement à partir des trois Lettres et des Maximes Capitales transmises par la tradition, mais également par l'œuvre de l'épicurien Lucrèce. Pourtant, pour comprendre la genèse de la notion de matière et de l'approche matérialiste il faut que l'on prenne appui sur les critiques platoniciennes et aristotéliciennes adressées aux physiciens présocratiques. Il en résulte une conception dominante de la matière qui prend place dans la confrontation matière – forme et qui pèsera longuement sur l'histoire de la philosophie. Platon, dans le Timée montre pourquoi il est impossible de justifier le matérialisme à partir d'une ontologie de la matière. Il nous semble qu'au contraire, loin de réfuter la possibilité du matérialisme, cela implique de fonder le matérialisme comme épistémologie, qu'une hypothèse ontologique est toujours possible, mais qu'elle ne peut prétendre se fonder sur une connaissance ontologique de la matière2. Comprendre le matérialisme, c'est comprendre le rapport de la pensée au monde comme relevant d'un immanentisme : la pensée n'est pas détachée du monde physique, elle en émane. C'est cette thèse qui très tôt est condamnée, et qui inscrit paradoxalement le matérialisme dans les catégories de ceux qui le rejettent, notamment l'idéalisme platonicien. Ainsi l'histoire du matérialisme se confond d'abord avec celle des rapports de la forme et de la matière, que l'on fasse des Idées ou Formes des réalités substantielles qui échappent au monde sensible avec Platon, ou que l'on déploie une théorie de la causalité et de la substance avec Aristote. Le matérialisme ultérieur se déploiera alors comme épistémologie empirique, d'abord avec l'épicurisme et le stoïcisme, d'autre part en prolongeant le sensualisme lockien. Nous passons donc d'une problématique de la matière et de la forme, à celle de la matière et de l'esprit, d'une ontologie dualiste à un immanentisme épistémologique. À sa naissance la philosophie grecque se confronte à la redoutable explication du changement. En effet, bien des discussions philosophiques, tant métaphysiques que physiques tiennent à la définition de la nature du changement, de ses explications et de sa possibilité. En un 1 Cf. Conche Marcel, Épicure, Lettres et Maximes, « I. La méthode de Démocrite » op. cit. La redéfinition par les sciences contemporaines du monde à partir de la notion d'énergie et non de matière, la structure de l'univers par des champs et les hypothèses sur la nature quantique de ce que l'on appelait auparavant matière ne remettent donc pas en cause la possibilité d'un matérialisme, contrairement à ce que pense Marcel Conche. Cf. Kremer Marietti Angèle, « Quelle(s) définition(s) de la matière un matérialisme contemporain pourrait-il revendiquer ? » In Les matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepses, 2004, p. 6173 C'est également la position adoptée par Jean Bricmont, qui se qualifie lui-même de matérialiste scientifique : « Loin de moi l’idée que " la matière disparaît " ou qu’on ne sait plus ce que c’est ; au contraire, on la connaît de mieux en mieux. Simplement, il se fait que, plus l’image qu’on en a est précise, moins elle coïncide avec nos intuitions. » in « Qu'est-ce que le matérialisme scientifique ? » Dogma 2 - 25 mot, la question philosophique par excellence n'est pas, comme le dira Leibnitz, « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien », mais plutôt qu'est-ce que l'être : « En vérité, l'objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, la question toujours posée : « qu'est-ce que l'être » ? »1 Or, s'il y a problème, c'est que l'être ne se saisit pas si simplement, non seulement « l'être se dit en plusieurs acceptions »2, mais surtout l'être semble s'évanouir sans cesse : et comme le disait Héraclite, « tout passe et rien ne demeure »3. Il faut donc d'abord rendre compte de ce qui est par delà ce qui change, de la permanence de l'être au delà de l'apparence sensible soumise à la corruption. Permanence et changement sont les deux catégories essentielles de l'intelligence du monde, elles se déploient également par l'opposition de l'Un et du multiple. Ainsi, Platon recourt à la théorie des Idées ou Formes essentielles pour rendre compte de la rationalité par delà le divers sensible ; Parménide privilégie la catégorie de l'immuable, ce qui entraîne Zénon d'Élée aux célèbres paradoxes temporels qui ont tant préoccupé l'histoire de la philosophie ; les partisans du changement, notamment les matérialistes rendant compte du monde par le hasard et la nécessité combinés : « Un détritus au hasard abandonné : le plus bel ordre du monde. »4 Le caractère très métaphysique de cette question ne doit pas nous arrêter. À vrai dire, est-il question d'autre chose en politique que de changement et de permanence : progressistes et conservateurs, révolutionnaires et contre révolutionnaires, tous sont engagés à leur tour dans ces catégories. Ces concepts sont indispensables pour penser l'action et ses modalités – action libre, action nécessaire – sans laquelle il n'y aurait pas de politique possible. Du reste, les difficultés de pensée de l'action soulevées par cette dualité de principe – changement / permanence – recouvre parfois celle de l'Un et du multiple, dont la portée métaphysique et politique n'est plus à démontrer. Le problème matière forme I : Platon Timée Pour le platonisme, outre le passage polémique cité plus haut (Sophiste [26a]), le Timée donne lieu à une première définition de la matière qui la situe dans la perspective de l'idéalisme, en définissant relativement les Formes et la Matière. En réponse aux physiciens qui entendent réduire le monde à un élément simple ou à la composition de plusieurs d'entre eux, Platon montre que la nature de ces éléments simples est inconnue à nos physiciens. Ils oublient en effet qu'ils n'ont par les sens accès qu'à des corps déjà composés, et qu'il s'agit de comprendre ce qui se manifeste de 1 ARISTOTE, Métaphysique, Livre Z, [1028b] Notamment, Métaphysique Livre Z, 1 3 Platon, Cratyle [402a] 4 Héraclite, in Dumont Jean-Paul, Les écoles présocratiques op. cit, p. 94 2 - 26 stable et d'inaltérable par delà les corps composés. Ce qu'ils appellent éléments simples n'a rien de simple. Il faut faire intervenir un autre genre d'être, qu'il ne nomme pas, mais qu'on devine comme étant la matière1 : « Voilà bien pourquoi nous disons que la mère de ce qui est venu à l'être, de ce qui est visible ou du moins perceptible par un sens, c'est-à-dire le réceptacle, n'est ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de tout ce qui vient de tous ces éléments qui de tout ce dont ils dérivent. » [51d]. Se joue ici le problème qui donne naissance aux deux lignées que sont le matérialisme et l'idéalisme. Les physiciens affirment qu'il est possible de comprendre le monde à partir de ce que nos sens nous livrent, et de raisonner sur les éléments premiers qui le constituent. Or Platon, dans la tradition grecque qui interprète le monde à partir d'une opposition entre l'immuable (Parménide) et le changement (Héraclite)2 affirme que pour saisir quoique ce soit comme un tant soit peu stable et constitué, comme un corps, il faut recourir à une Forme3 ou Idée (eidos, idea) intelligible. On peut lire ce refus de la mobilité comme un principe logique : « est-il possible, demandai-je, que la même chose soit à la fois immobile et en mouvement, en la même de ses parties ? »4 Le principe logicométaphysique de non contradiction condamne toute tentative de saisir ce qui perdure dans la mobilité : entre les copies corruptibles et les Idées, la matière apparaît alors comme le « porteempreinte »5 de toute forme, car elle n'a justement aucune forme6. Le divers perçu ne peut l'être que comme copie ou réalisation d'une forme inaltérable qui s'inscrit dans une matière que proprement elle informe. On remarque ici que le point d'achoppement entre matérialistes et idéalistes tient à ces caractères de la matière : inerte, informe, elle ne possède aucune qualité, pour un idéaliste elle est purement passive, les seules déterminations formelles supposent un genre d'être distinct d'elle. Le matérialisme en revanche, refusant une quelconque partition des genres d'être attribue à la matière des qualités actives. 1 Les commentateurs sont en désaccord sur le sens à accorder à ce passage : Pierre Pellegrin le note dans son édition de la Physique d'Aristote, à aucun moment Platon n'emploie le terme de matière, Hylé, pour ce réceptacle. Aristote, Physique, Garnier Flammarion, p. 208 note 2. 2 De ce fait, la permanence de l'opposition entre idéalisme et matérialisme semble bien constituer un fait essentiel de la philosophie grecque. Ætius écrivait ainsi : « Parménide et Démocrite déclarent que tout est soumis à la nécessité, et que le destin, la justice la providence et le principe d'ordre propre au monde sont la même chose. » Opinions,I, XXV, 3, cité par Dumont Jean-Paul, les écoles présocratiques, op. cit. p. 335 En rapprochant ici le penseur de l'Un, Parménide et l'héraclitéen Démocrite, Ætius dévoile le fonde commun de la métaphysique grecque : au de là des doctrines idéalistes ou immanentiste, il s'agit de saisir – immuable – ce qui change sans cesse – mobile. 3 Ainsi, si le matérialisme apparaît dans le cadre conceptuel d'une opposition matière/forme, le renouvellement de la métaphysique occidentale avec Descartes le situera dans la perspective matière/esprit. cf. plus loin : A/ 3.c Descartes :la révolution métaphysique. 4 République IV [436c] 5 Timée [50c], traduction Brisson ; Chambry préfère « la matrice de toute chose » 6 « Il faut donc que ce qui doit recevoir toutes les espèces soit en dehors de toutes les formes. » Timée, [51a] - 27 Ainsi, le platonisme rend-il compte d'une première distinction entre la Forme ou Idée et le sensible, dont l'histoire retiendra une théorie idéaliste qui oppose les Idées vraies des choses à leur être sensible apparent. C'est ici la première formulation d'une opposition entre la matière et les Idées, où Platon affirme l'antériorité de l'idée sur le sensible, en reprochant aux physiciens de préférer la matière élémentaire. On notera toutefois que le platonisme ne semble pas opposer les Idées à la matière, mais au sensible, ce qui est somme toute assez différent. D'ailleurs, le terme même de matière n'est pas formulé à cette occasion, mais celui de réceptacle, porte-empreinte ou emplacement. Aristote semble le premier à faire de cette notion l'équivalent de la matière lorsqu'il affirme : « la matière et l'emplacement, c'est la même chose. »1 Ainsi dans le platonisme, il y a bien une première distinction, qui est celle de Socrate, entre les Idées ou Formes et le monde sensible, puis un autre genre d'être, Χωρα, « il s'agit d'une espèce invisible et dépourvue de forme, qui reçoit tout, qui participe de l'intelligible d'une façon particulièrement déconcertante et qui se laisse difficilement saisir ». Par conséquent, les corps, éléments ou objets auxquels nous avons affaire, sont des copies des Idées par une matière formée, qui sans cela n'aurait aucune forme. Par les sens, nous n'avons donc accès qu'à cette matière formée, mais ni à la matière elle-même, ni aux Formes elles-mêmes, connaissance dont relève l'intuition pure seulement2. Cette ontologie est en même temps une épistémologie et, au sens propre, une psychologie. L'âme en effet se doit d'être immatérielle si elle veut pouvoir communiquer avec les formes pour connaître le réel. Il y aurait même un risque à croire que l'on peut connaître le réel par la sensation seule : « je craignis que mon âme ne devint complètement aveugle, si je regardais les choses avec mes yeux et si j'essayais de les saisir avec un de mes sens. »3 L'immatérialité de l'âme est corrélative du principe épistémologique de prééminence de la connaissance intellectuelle – noûs- sur la sensation et du principe moral de son immortalité. Les parties de l'âme ne peuvent donc aucunement se rapporter aux seules fonctions du corps, objet de la démonstration de la République, où les trois parties de l'âme ont leur correspondance dans la cité : raison, colère et désir. Raison (logistikon) s'oppose à désir (epithumètikon) et la colère (thumoeidès) peut se mettre alternativement au service des deux autres4. La raison, fonction supérieure de l'âme, ne peut se rapporter au désir, si lié au corps : « Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir; qu'avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravé dans notre chasse au réel. Il remplit d'amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d'innombrables 1 Physique IV, 2, [209b 10] République, VI [510a-b] 3 Phédon, [100a] 4 République [440a] 2 - 28 sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. »1 L'hypothèse de la matière est nécessaire pour rendre compte de l'apparition de formes dans le monde, sans statuer sur la propriété ontologique ni de la matière ni des formes. Une interprétation idéaliste y verra donc le primat d'une action de l'intellect sur la matière pour la former, et se déploie nécessairement dans un certain dualisme ; une interprétation matérialiste s'interdira de séparer ontologiquement matière et formes : elle sera moniste. On sait de ce point de vue que Berkeley a pu avoir des lecteurs idéalistes et matérialistes : son monisme et son immatérialisme ne statuant en fait ni sur la matière ni sur les sensations2. Toutefois, ces perspectives indiquent que sont visées ici des qualités de l'être, des propriétés de la matière comme substance. Avec Platon, le matérialisme se déploie donc ontologiquement dans une opposition entre la matière et la forme, avec une prééminence de la forme. Le problème platonicien réside alors dans ce que l'on appelle la participation des Idées. Si le monde sensible n'est qu'une mauvaise copie des Idées, comment ces dernière y participent, le forment, sans s'y perdre ? Les apories de la démarche platonicienne appellent une autre métaphysique de la matière et de la forme avec Aristote. Le problème matière forme II : Aristote Ainsi, Platon en idéaliste conséquent, oppose résolument matière et Idée ou Forme. Pourtant, c'est d'Aristote que vient la plus durable distinction de la matière et de la forme. L'approche aristotélicienne va profondément marquer toute la philosophie occidentale et constitue le fond commun de pensée des auteurs modernes, qui s'inscrivent en pour et en contre. L'œuvre déjà encyclopédique qu'il nous livre entend rendre compte non seulement de la somme des connaissances accumulées à son époque, mais déploie rationnellement une logique et une métaphysique sans précédent qui borne le domaine du savoir. Elle consiste d'abord à redéfinir les termes du débat en déplaçant la question : il s'agit moins de donner d'emblée quel élément ou principe – Idées, eau, terre, feu, air, amour, haine, etc…- donne raison de l'ordre du monde, que de s'interroger sur ce que l'on entend décrire. En ce sens, l'être se dit en plusieurs acceptions, ce qui implique que l'on s'entende sur ce dont on veut rendre compte. Le savoir de l'être se redéploie 1 Phédon, [66c] « Car ce que l'on dit de l'existence absolue de choses non pensantes, sans rapport à une perception qu'on en prendrait, c'est pour moi complètement inintelligible. Leur existence c'est d'être perçues; il est impossible qu'elles aient une existence hors des intelligences ou choses pensantes qui les perçoivent. » Berkeley, Traité sur les principes de la connaissance humaine 1ère partie, Œuvres choisies, trad. Leroy, Aubier Montaigne 1944 p. 207 2 - 29 autour d'une nouvelle notion1, celle de substance, qui seule pourra montrer en quoi un être peut continuer à être ce qu'il est tout en changeant. L'exposé de la notion de substance achoppe sur plusieurs difficultés, qui tiennent notamment, la plupart des commentateurs l'ont souligné, à la pluralité de sens qu'elle vise, et à son usage multiple, ne serait-ce que chez Aristote2. Elle est liée à la doctrine des catégories et à celle de la causalité, et se déploie dans la taxonomie par genre et différence, où il s'agit de distinguer la substance de ses accidents. La formulation la plus élémentaire de la notion de substance se trouve évidemment au livre Delta de la Métaphysique, dans la mesure où ce livre passe pour donner une lexicographie des termes de la philosophie première. Dans un premier sens, substance se dit des corps simples, notamment des éléments relevés par les physiciens, mais également de tout corps, même composé. Il y va d'une notion proprement subjective, d'un rapport de prédication : « toutes ces choses sont appelées substances parce qu'elles ne sont pas appelées prédicats d'un sujet, mais que les autres sont prédicats d'elles. »3 On peut donc comprendre la substance en ce qu'elle diffère des accidents4 : si l'architecte est musicien, c'est par accident, car son être essentiel est d'être architecte. Le recours à la différence de la substance et de l'accident permet déjà d'échapper aux difficultés de la pensée du changement, dans la mesure où il existe un sujet qui supporte différents attributs. Le problème tient alors à la nature de ce sujet : s'agit-il là d'une fonction purement prédicative, c'est-à-dire logique – la philosophie contemporaine se poserait alors la question en terme de langage, de propriété grammaticale – ou d'ontologie, de quoi ce sujet est-il le support réel ? Dans un second sens, la substance prend un aspect nettement plus ontologique : « la substance est la cause immanente de l'existence des êtres d'une nature telle qu'ils ne sont pas affirmés d'un sujet »5, et si cette définition en appelle d'autres quant à la quiddité, au genre et à l'universel, c'est la notion de sujet qu'il faut étudier d'abord. « On dit, en un sens, que ce sujet premier c'est la matière, en un autre, qu'il consiste dans la forme, et, dans un troisième sens, qu'il est composé de la matière et de la forme. »6 Ainsi on peut dire de la substance que c'est tout ce qui reste d'un sujet auquel on a ôté ses attributs et qu'il s'agit de la forme, séparée de la matière, mais en pensée uniquement, Aristote ne faisant pas l'hypothèse d'une distinction réelle7. 1 Ce terme apparaît parfois chez Platon, notamment en Philèbe, [54a], où il l'oppose au changement, mais il ne tient pas une place éminent dans son système conceptuel, contrairement à celui de Forme ou Idée. 2 Cf. TRICOT Jean, Aristote Métaphysique, Tome I, Vrin : «Ousia signifie proprement substance. Mais ce terme est assez mal défini chez Aristote. » note p. 13 3 Métaphysique, Delta 8 4 Métaphysique Delta 7 5 Métaphysique Delta 3 6 Métaphysique, Delta 3 7 Cf. Physique, II, 1 [193 b] - 30 Il reste donc à comprendre la cause du changement qui peut affecter une substance. La notion de changement en elle-même est polysémique. En Métaphysique Z 7, s'interrogeant sur la génération des espèces, comme en Physique II sur la nature du mouvement, il nous invite à considérer les différents types de mouvements. On peut dégager deux sens majeurs au changement en général (metabolé) : la génération et la corruption qui affecte la substance (génesis) et le mouvement local proprement dit (kinésis). Il faut redéfinir la notion propre de cause, qui s'entend en plusieurs sens, et montrer que les explications antérieures, celles des présocratiques, des pythagoriciens et des platoniciens, ont péché par unilatéralisme aux quatre causes dégagées par Aristote, « tous, obscurément il est vrai paraissent avoir pressenti quelqu'une d'entre elles. »1 La théorie des quatre causes entend rendre compte des caractères mêmes de la nature, et c'est pourquoi Aristote en donne l'explication la plus aboutie dans son livre sur la Physique, c'est à dire un livre sur la nature en tant que la nature est le lieu du changement. Or rendre compte de la nature en tant que changement, c'est rendre compte de la matière et de la forme, conformément à la théorie des substances : « La nature se dit donc ainsi d'une première manière : la matière sous-jacente première de chacun des êtres qui ont en euxmêmes un principe de mouvement et de changement ; d'une autre manière, c'est la configuration et plus précisément la forme selon la définition. »2 Par conséquent, le physicien se doit de s'interroger sur les étants comme matière et forme. Or l'erreur des présocratiques, c'est d'avoir privilégié l'étude de la seule matière, là où les platoniciens ont cru à la prééminence de la forme. C'est ce qui justifie une théorie des causes. En Métaphysique Delta, Aristote prend soin de distinguer Principe (Arché) et cause. Le principe désigne à la fois l'origine, parfois très contingente, et la connaissance que l'on peut avoir d'une chose. Si toutes les causes sont des principes, quatre causes peuvent rendre compte du mouvement : la matière, la forme, le principe du changement ou cause efficiente, et la cause finale, le « ce en vue de quoi ». Les textes de Physique II, 3 et Métaphysique Delta 2 sont presque identiques, à l'exemple près. Autrement dit, l'analyse aristotélicienne refuse de réduire l'explication, ou le principe, d'une chose à l'une quelconque des causes ; comprendre le réel c'est comprendre la multiplicité des causes dont il est l'objet. Ce détour par les approches platoniciennes et aristotéliciennes est nécessaire en raison de leur profonde influence sur la pensée occidentale pour les siècles ultérieurs. Toute la physique se 1 Métaphysique A, 7, [988 a 20] Physique, II, 1 [139 a], Traduction Pellegrin Garnier-Flammarion 2 - 31 pense, jusqu'à Galilée, en termes aristotéliciens, de recherche des causes par la distinction des causes matérielles, efficientes, formelles et finales. Avec Aristote, il n'y a de substance qu'individuelle, et faire science, c'est rendre compte des principes et des causes des mouvements de substances. Avec Platon, le recours à la distinction de la matière et de la forme rendait compte d'une rationalité ou du moins d'une intelligibilité du réel par une théorie des Formes séparées. Aristote réfute l'hypothèse de telles Formes substantielles séparées dans sa critique du platonisme, mais maintient un principe d'intelligibilité extérieur à la seule matière. Au démiurge du Timée1 organisant le monde succède une théorie du premier moteur immobile2 dans laquelle la scolastique retrouvera l'hypothèse de Dieu3. Le principe d'une chose tient à la rencontre des quatre causes, et la cause finale, le « ce en vue de quoi » repose sur l'hypothèse d'une finalité du monde organisée par un premier moteur Le matérialisme se doit de re configurer une théorie des causes et une théorie de la matière qui permette de rendre compte de l'ordre du monde : la matière des matérialistes ne peut s'identifier avec le sens platonicien de « porte empreinte », ni avec la réduction à la seule cause matérielle d'Aristote. Il reste sans doute à caractériser cette « matière », ce qui suppose de s’interdire toute réduction comme simple étendue ou masse, qui prend corps dans le contexte d’une philosophie dualiste. Les matérialistes du XVIII° siècle refont le travail épicurien, c’est-à-dire d’une part adapter le concept de la matière à ce qu’en rend compte la physique moderne et d’autre part en penser les conséquences pour les caractéristiques de la pensée humaine. On le sait, pour Épicure et Lucrèce, il s’agit de partir de la science de leur temps pour comprendre les propriétés de la pensée par le corps, y compris la liberté qui découle du clinamen4. Pour les matérialistes du XVIII°siècle il s’agit de comprendre comment la matière peut penser5, et donc de faire l’hypothèse d’une matière pensante ou sensible. De là deux conceptions6 : soit l’âme est réellement matérielle, et on peut voir là un retour de l’atomisme antique ; soit l’âme n’est qu’une des fonctions de la matière et de son organisation. Un penseur comme La Mettrie passe d’une théorie à l’autre au court de l’évolution de 1 « Ainsi à raisonner selon la vraisemblance, il faut dire que ce monde, qui est un animal, véritablement doué d'une âme et d'une intelligence, a été formé par la providence du dieu. » Timée, [31a] 2 « Mais puisque tout est mû est nécessairement mû par quelque chose, si quelque chose est mû d'un mouvement local par quelque chose d'autre qui est mû, et qu'à son tour, le moteur est mû par quelque chose d'autre et ainsi sans cesse, il est nécessaire qu'il y ait quelque chose qui soit le premier moteur, c'est-à-dire que cela n'aille pas indéfiniment. » Physique VII, 1, [242 a] 3 De celles que l'on appellera les preuves cosmologiques de l'existence de Dieu. 4 Cf. Conche, Marcel, introduction à Épicure, lettres et maximes, Puf 5 Selon la question posée par Locke, Essay concerning human understanding, 1690, IV, III, § 6 et popularisée par Voltaire dans sa Lettre philosophique XIII. 6 Cette simplification du débat, semble opposer les épicuriens qui, après Gassendi, cherchent une âme matérielle, aux cartésiens qui pensent en terme de fonction ou d’organisation. On verra cependant que bien d’autres combinaisons sont possibles, notamment à l’occasion du texte Abrégé des systèmes de La Mettrie. - 32 sa pensée. Le matérialisme moderne se développera dans le double mouvement d'essor de l'empirisme, scientifique (Galilée) et philosophique (Locke), et du cartésianisme qui propose une nouvelle définition de la matière. L'empirisme et le matérialisme I : Épicure, Lettre à Hérodote, Lucrèce, De Nature Rerum Matérialisme et idéalisme se déploient donc d'abord sur le plan d'une théorie de la connaissance : le monde qui s'offre à nos sens est divers et changeant. Comment en rendre compte ? Le recours à l'idée de matière n'est susceptible de livrer une connaissance immédiate que dans la mesure où elle donne lieu à une épistémologie. La clé nous en est donnée par Épicure dans la Lettre à Hérodote : « rien ne vient du non-être » et « L'univers est composé de corps et de vide. » Dès lors comprendre le monde, c'est fonder en premier lieu la connaissance sur la sensation : « Hors de ces deux choses [corps et vide], on ne peut rien saisir d'existant, ni sensiblement ni par analogie au sensible(…) ». Cette approche suppose d'une part une théorie de la matière – une ontologie : l'atomisme – et une théorie de la connaissance – une épistémologie : le sensualisme. Or, il semble bien que l'épistémologie est première, tant la détermination de ce qu'est la matière semble plus hypothétique que les fruits de l'expérience. Sans doute est-ce ce qui conduit Marcel Conche, dans sa présentation des Lettres et Maximes d'Épicure1 à commencer par la méthode plus que par la doctrine. Toute l'histoire du matérialisme consiste donc à déterminer comment se produisent la sensation et ses analogies, à fonder les raisonnements les plus complexes à partir des seules sensations. On voit alors pourquoi le sensualisme2 et l'empirisme jouent un rôle fondamental dans l'histoire du matérialisme. Ils donnent la clé pour une compréhension matérialiste du monde et de ses représentations. C'est en ce sens qu'Alain évoquait la réduction du supérieur à l'inférieur, les expressions les plus spirituelles semblant pour lui inassignables aux seules propriétés des sens et de la matière. On saisit par là que l'épistémologie matérialiste recourt pour l'essentiel à une théorie de la sensation qui n'est pas dévalorisée. Là où Platon faisait des sensations la continuation des mouvements désordonnés de la matière3 que seul l'intellect pouvait maîtriser, du corps ce qui nous trouble4, les matérialistes entendent partir des sensations. Elles sont toujours vraies,selon Épicure, si 1 Conche, Marcel, Épicure, Lettres et Maximes,Puf Épiméthée, op. cit. Rôle que semblent jouer aujourd'hui pour une part la philosophie analytique, et les sciences cognitives. C'est en partie dans cet esprit que semble rédigé l'ouvrage Les matérialismes et leurs détracteurs, 2004 3 Timée, [43a] 4 Phédon, [66c] 2 - 33 l'on veut bien comprendre par là qu'elles expriment un rapport de notre corps au monde1. Et pourtant, est-ce à dire que le matérialisme d'un Épicure est exempt de toute décision quant à la nature de la matière ? Faut-il opérer une distinction entre l'idée de matière et l'atomisme ? L'atomisme, comme nous l'ont déjà évoqués Platon et Aristote, est une des théories des physiciens. Parmi ceux-ci, on retient d'abord Leucippe et Démocrite, dont Arisote nous rappelle qu'ils formulent une théorie des corps et du vide : « Leucippe et son compagnon Démocrite déclarent que le plein et le vide sont les éléments(…) »2, et Simplicius leur accorde la paternité du terme d'atome.3 À vrai dire, comme chez Aristote et Platon, où la notion de matière résultait d'un certain raisonnement par analogie, le concept d'atome lui-même résulte d'une analogie : « Que les corps existent, la sensation l’atteste en toute occasion, et c’est nécessairement en conformité avec elle qu’on fait, par le raisonnement, des conjectures sur l’invisible, comme je l’ai dit plus haut. »4 La Lettre à Hérodote, déjà citée, propose une interprétation du monde, une Physique. Elle constitue un abrégé de l'ouvrage perdu Sur la Nature, qu'il évoque dans la Lettre à Pythoclès. Chez Épicure, la physique n'est pas une activité désintéressée, un savoir pour le savoir, mais un élément de l'éthique : « ce qui procure le plus de calme à la vie », comme le montre le tetra pharmakos de la Lettre sur le bonheur : car la connaissance de la nature permet de se délivrer des illusions mythiques, notamment celles qui tiennent à la croyance dans le destin et l'astrologie. Il y va d'une condition du bonheur : « c’est la tâche de la physique de rechercher avec soin la cause des faits principaux, que notre félicité consiste dans la connaissance des phénomènes célestes et dans la détermination de leur nature, ainsi que de tous les phénomènes semblables dont l’étude exacte contribue au bonheur. »5 L'ontologie épicurienne prend place dans une conception de l'univers infini. Ce dernier a toujours existé - il n'a donc été créé par personne ! et s'étend indéfiniment. « L’univers est encore 1 Lettre à Hérodote, « Ainsi, l'image que nous saisissons par l'activité de notre pensée ou par celle de nos sens, qu'il s'agisse d'une forme ou d'un attribut essentiel de la forme, est la forme du solide, c'est-à-dire de l'objet même, c'est la forme de l'objet réel produite par la fréquence successive du simulacre ou par ce qui en reste. » L'hypothèse du simulacre demeure matérialiste, dans la mesure où ce ne sont pas des incorporels, mais comme des répliques fort subtiles des objets. 2 De la génération et de la corruption, I, I, [314 a] 3 ils « appellent atomes les tout petits corps primordiaux dont la différence de figure, de position et d'ordre engendre d'une part les corps chauds et ignés, qui sont formés à partir des plus pointus et des plus subtils des corps primordiaux disposés selon la même position, et d'autre part les corps froids et acqueux, qui sont formés à partir des atomes contraires : les premiers sont brillants et lumineux, les seconds sont obscurs et sombres. » in DUMONT Les écoles présocratiques op. cit . p. 390 4 Lettre à Hérodote. 5 Lettre à Hérodote, traduction anonyme. - 34 infini quant à la quantité des corps et à l’étendue du vide. » Le vide est une condition essentielle du mouvement, à l'encontre de ce que disait Aristote1, ce qui devra attendre Pascal pour redevenir une vérité scientifique2. Il s'agit donc de rendre compte de l'existence des corps, du mouvement, des formes et du monde à partir de ces seuls caractéristiques, car « rien ne naît de rien. » C'est donc de la réalité atomique que doit seule se fonder la théorie des corps. Les atomes, insécables, errent sans fin dans l'univers, parce que l'atome se définit phénoménalement par la « pesanteur, de la grandeur, de la forme », et que dans l'univers le vide ne les retient pas. En effet, ces atomes chutent continuellement, mais là où Démocrite faisait allusion à une chute rectiligne de bas en haut, Épicure évoque un autre mouvement, « oblique ». « Les atomes se meuvent continuellement de toute éternité, et les uns en s’entrechoquant s’écartent loin les uns des autres ». Cet écart, celui que l'on appellera à la suite clinamen, déclinaison, constitue le propre de l'épicurisme. Lucrèce ne s'y trompe pas qui, au Chant II, reprend la thèse d'Épicure et montre que les atomes sont doués d'un mouvement stochastique, semblable à celui que les grains de poussière font dans un rayon de soleil. Ces mouvements désordonnés sont pourtant le propre de la matière elle-même : « Les atomes, en effet, se meuvent les premiers par euxmêmes »3 En sorte que la matière n'est pas une étendue passive, du résolument informe4, mais les atomes, unités primordiales de ce que l'on appelle matière, possèdent une figure – skema. Les atomes possèdent des figures diverses, dont le nombre peut bien être limité, ce qui rend possible certaines configurations nouvelles : les premiers corps apparaissent comme autant d'agglomérations. Certains atomes s'accrochent à d'autres en vertu de leur figure, d'autres glissent ou rebondissent. La naissance des premiers corps est aléatoire, comme le montre le Chant V : « car ce n'est certes point par réflexion, ni sous l'empire d'une pensée intelligente, que les atomes ont su occuper leur place ; ils n'ont pas concerté entre eux leurs mouvements. Mais comme ils sont innombrables et mus de mille manière, soumis pendant l'éternité à des impulsions étrangères, et qu'emportés par leur propre poids ils s'abordent et s'unissent de toutes façons, pour faire incessamment l'essai de tout ce que peuvent engendrer leurs combinaisons, il est arrivé qu'après avoir erré pendant des siècle, tenté unions et mouvements à l'infini, ils ont abouti enfin aux soudaines formations massives d'où tirèrent leur origine ces grands aspects de la vie : la terre, la 1 Physique, « Mais il n'y a nulle nécessité, si le mouvement existe, que le vide existe. » [214 a] Préface pour un traité du vide, 1647 3 Lucrèce, De Natura Rerum, II, v. 133, édition de Henri Clouard, Garnier Flammarion, 1964, p. 56 4 Timée, 2 - 35 mer, le ciel, les espèces animales. »1 Certaines espèces ont pu croître, d'autres disparaître2, et l'ordre apparent du monde n'est que provisoire. Reste alors à rendre compte des propriétés spirituelles de certains êtres : l'âme à son tour n'est qu'une propriété corporelle, « l’âme est un corps composé de particules subtiles, qui est disséminé dans tout l’agrégat constituant notre corps »3 dont une partie peut bien se concentrer en un lieu privilégié du corps. Notre corps comprend également des organes de sens, c'est-à-dire qu'ils peuvent mécaniquement saisir les simulacres que nous envoient les autres corps. La théorie des Simulacres constitue sans aucun doute une difficulté essentielle de l'épicurisme, dans la mesure où il s'agit de rendre compte de l'émanation continuelles de copies corporelles des choses, qui pourtant ne constituent pas des pertes d'atomes. La théorie de la sensation découle de l'affirmation cosmologique selon laquelle l'univers n'est fait que de vide et d'atomes. Parce que le vide ne peut agir ni pâtir, il en résulte que la sensation et l'âme ne peuvent être que des êtres corporels constitués d'atomes. Vient alors la théorie de la volonté, dont Lucrèce lie l'existence au clinamen même des atomes : « Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d'un premier naît un second suivant un ordre rigoureux; si, par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêche que les causes ne se succèdent à l'infini; d'où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres vivants, d'où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin, qui nous fait aller partout où la volonté nous mène? Nos mouvements peuvent changer de direction sans être déterminés par le temps ni par le lieu, mais selon que nous inspire notre esprit lui-même. » Parce que les atomes peuvent s'affranchir du déterminisme même de la chute par leur écart, on peut analogiquement penser la possibilité d'une volonté humaine. On peut certes distinguer la spontanéité avec laquelle les atomes chutent de la volonté humaine, mais il s'agit d'abord de réfuter deux arguments adverses. Les partisans du fatalisme absolu, à la manière des astrologues, qui croient que l'ordre cosmique entraîne les hommes comme les astres ; les détracteurs du matérialisme – ou du physicalisme – qui estiment inconcevable l'émergence d'une forme de pensée à partir des propriétés de la nature. Or, si Épicure ne dit pas que la matière puisse penser, il ne sépare pas les propriétés de la pensée de celles de la matière. La matière possède une force interne qui suffit à rendre concevable la pensée et l'action humaines. 1 Lucrèce, De Natura Rerum, Livre V, Traduction Clouard, p. 167 II, v. 77 3 Lettre à Hérodote 2 - 36 L'empirisme et le matérialisme II : Locke et le sensualisme Le matérialisme prend son assise dans la ligne de Démocrite, comme le dira ensuite Lénine1. Il repose certes sur l'hypothèse d'une matière sensible, mais cctte ontologie est la résultante d'une épistémologie moniste. Voilà pourquoi on peut faire un lien étroit entre l'histoire du matérialisme et celles de l'empirisme et du sensualisme, sans toujours les réduire les unes aux autres. Il y va parfois de querelles de mots, d'incertitudes passagères, mais s'il y a des sensualismes qui ne relèvent pas nécessairement d'un matérialisme, à l'image de celui de Condillac, le contraire, c'est-à-dire un matérialisme non sensualiste, semble impossible. Au XVIII° siècle c'est Locke qui va être le prétexte d'un nouveau rapprochement entre sensualisme et matérialisme. Prétexte dans la mesure où la la critique des idées innées dans ses Essais sur l'entendement humain, possède une histoire ambiguë. On sait en effet que ce thème rejaillit à partir d'une discussion des thèses de Descartes, mais qu'elle leur est bien antérieure : c'est un thème ancien que la scolastique attribue à Aristote, selon lequel « nihil in intellectu est quod prius non fuerit in sensu. »2 Gassendi et Hobbes sont d'ailleurs à l'origine de l'attribution à Descartes de l'hypothèse des idées innées, ce que ce dernier réfute dans ses Réponses à leurs objections3. Mais c'est à Locke que l'on attribue la réfutation systématique de l'hypothèse d'idées innées : « Supposons que l’esprit soit, comme on dit, du papier blanc, vierge de tout caractère, sans aucune idée. (…) D’où puise-t-il [l’esprit] ce qui fait le matériau de la raison et de la connaissance ? Je répondrai en un seul mot : de l’expérience ; en elle, toute notre connaissance se fonde et trouve en dernière instance sa source ; c’est l’observation appliquée soit aux objets sensibles externes, soit aux opérations internes de l’esprit, perçues et sur lesquelles nous-même nous réfléchissons, qui fournit à l’entendement tout le matériau de la pensée. Telle sont les deux sources de la connaissance, dont jaillissent toutes les idées que nous avons ou que nous pouvons naturellement avoir. »4 Cette discussion sur l'origine des connaissances ne saurait se limiter à un questionnement épistémologique. En effet, Locke lui-même en étend immédiatement les conséquences à la question des mœurs : on tiendra sa parole par crainte de Dieu ou du Léviathan selon que l’on soit chrétien ou hobbesien ; on aimera ou mangera les enfants selon le lieu d’habitation – et il cite les Tupinambas 1 « La lutte des tendances ou des lignes de développement de Platon et de Démocrite a-t-elle vieilli ? » in Matérialisme et empiriocriticisme, III, 4 2 cf. Schosler John Locke et les philosophes français – la critique des idées innées en France au dix-huitième siècle Voltaire Foundation –Oxford, 1997 -183 p. 3 Réponse à Régius : « Car je n’ai jamais écrit ni jugé que l’esprit ait besoin d’idées naturelles qui soient quelque chose de différent de la faculté de penser » 1647 ; ou à Hobbes : ce qui est inné, ce n’est pas l’idée de Dieu, mais « la faculté de la produire ». 4 Locke, Essais sur l'entendement humain, Livre II, p. 165, édition M. Vienne, Vrin - 37 qui mangent leurs ennemis ! La connaissance de Locke se diffuse très rapidement en France. En effet, avant même la publication en langue anglaise de l'Essay concerning human understanding en 1690, Coste publie un Abrégé en 1688. Il en sera de même pour les Pensées sur l'éducation, traduits un an après leur première édition. En 1734 Voltaire publie ses Lettres philosophiques, dont celles sur Newton et celle sur Locke. La Lettre XIII produit un effet prodigieux dans la diffusion des thèmes essentiels de la philosophie de Locke. Certes, cette Lettre résume à grands traits la doctrine lockienne en se concentrant sur la question de la matérialité de l'âme1. Voltaire pourtant en énonce clairement les termes du débat : si « toutes nos idées nous viennent par les sens », alors les théologiens ont bien raison d'en conclure qu'il veut dire que « l'âme est matérielle et mortelle. » Les arguments ne manquent pas dans ce sens, notamment notre proximité avec les bêtes, ce qui implique soit qu'elles pensent également soit que nous ne pensons pas. Des passages clés de cette Lettre sont repris littéralement par La Mettrie, notamment dans son Traité de l'Âme. Voltaire remarque également en passant que Locke a su nous mettre en garde contre l'abus des mots, leçon que retient Helvétius dans De l'Esprit, en s'y référant à son tour2. D'un matérialisme des éléments premiers, nous sommes peu à peu passés à un matérialisme de la matière infinie, puis à un matérialisme conçu comme méthodologie empirique. Cela suffit-il pour caractériser le matérialisme ? Affirmant que la totalité du réel se rapporte aux caractéristiques de la matière, le matérialisme se passe-t-il d'une métaphysique, ou déduit-il ses principes premiers d'une métaphysique au risque d'invalider ses principes méthodologiques ? c) Dans quel sens parler d'une métaphysique matérialiste Résumons donc les points acquis. Avant que d'être une thèse ontologique portant sur le statut de la matière, le matérialisme repose sur une épistémologie immanentiste. Le réel se conçoit à partir de lui-même. De ce fait l'hypothèse d'un principe matériel consiste, sur le plan ontologique, à 1 Cf. Lettre à Cideville du 22 juin 1734 : « Ma lettre sur Locke se réduit uniquement à ceci : “la raison humaine ne saurait démontrer qu'il soit impossible à Dieu d'ajouter la pensée à la matière. » cité in Voltaire, Œuvres philosophiques, édition Roger Petit, Larousse, 1934 p. 31 2 Discours I, Chapitre 4 : « Une autre cause d’erreur, et qui tient pareillement à l’ignorance, c’est l’abus des mots, et les idées peu nettes qu’on y attache. M Locke a si heureusement traité ce sujet, que je ne m’en permets l’examen que pour épargner la peine des recherches aux lecteurs, qui tous n’ont pas l’ouvrage de ce philosophe également présent à l’esprit. » Si la lutte contre l'abus de langage peut sembler constitutif de l'histoire de la philosophie, l'attention portée au mot est essentielle chez la plupart des matérialistes, dont le nominalisme est patent, depuis Épicure qui, dans la Lettre à Hérodote, nous invite à un usage critique des mots : « En premier lieu, cher Hérodote, il faut découvrir ce qui est à la base des mots » § 36 - 38 déployer cet immanentisme de principe, quand bien-même la nature même de la matière serait en tant que telle inconnaissable. C'est d'ailleurs pourquoi le matérialisme s'accompagne souvent d'une attitude nominaliste qui refuse de multiplier les essences1. Et pourtant toute affirmation portant sur le caractère moniste ou dualiste de l'être, sur l'immanentisme ou le transcendantalisme de la connaissance présuppose une métaphysique, entendue au sens aristotélicien de philosophie des principes premiers, ce qui n'implique pas nécessairement un au-delà de la nature (méta physica). Il y a bel et bien un paradoxe à évoquer une métaphysique matérialiste. Cette appellation ferait bondir les matérialistes du XVIII° si par là on entendait, étymologiquement, proposer une réflexion au delà de la nature. Ajoutons que bien des philosophes des Lumières se réfèrent à un scepticisme et se méfient de la pensée en « système » qu'implique une fondation métaphysique2. N'est-ce pas La Mettrie lui-même qui, quoique l'auteur d'un Système d'Épicure dénonce dans le cartésianisme tout ce qui est justement animé de l'esprit de système3 ? Enjeu d'une telle métaphysique La formulation d'une métaphysique matérialiste semble de surcroît contradictoire avec l'épistémologie empirique, dans la mesure où, en effet, la métaphysique se propose un discours sur la totalité des faits, ce qui ne peut jamais être envisagé par la connaissance empirique. Il est inutile de recourir ici aux avertissements kantiens concernant les limites d'une connaissance possible : dès Platon le problème d'une pensée du tout est envisagé : cela implique une distinction entre le sens totalisant d'une pensée et celui d'une connaissance analytique toujours partielle4. C'est en ce sens qu'Yvon Quiniou revient sur les objets possibles d'une pensée matérialiste. Elle peut s'autoriser des acquis des sciences de la nature comme des sciences humaines, mais ne saurait porter sur des décisions totalisantes. L'exemple le plus évident de cette conception concerne l'athéisme, dont il déduit qu'il est indécidable. En effet, « le matérialisme affirme l'unité matérielle 1 Louis Althusser déploie une double tradition nominaliste et matérialiste, où Marx côtoie Heidegger et Wittgenstein. Cf. Sur la philosophie, Gallimard 1994, p. 46 dans sa tentative de définition d'un matérialisme aléatoire. 2 Cassirer Ernst, La philosophie des Lumières (1932), op. cit., Préface. 3 « Après la méthode et les ouvrages géométriques de ce philosophe, on ne trouve plus que des systèmes, c'est-à-dire des imaginations, des erreurs. » Abrégé des systèmes, Œuvres, p. 166 Du reste, dans le Traité de l'Âme, il avait déjà précisé (X, § IX) : « Voilà deux propriétés reconnues par tous les philosophes qui ne se sont pas laissé aveugler par l'esprit systématique, le plus dangereux des esprits. » p. 111 (Coda) 4 Théétète, lors de la troisième définition de la science, Socrate montre que le sens d'un mot, comme Socrate, ne se réduit pas à la somme de ses lettres. C'est par cet exemple que Platon entend distinguer le tout de la totalité : la connaissance du Tout ne repose pas sur la totalité des faits. - 39 de l'ensemble de la réalité, pensée comprise, mais tout autant, dans ce cadre, l'indépendance, l'autonomie ou l'aséité de la matière vis-à-vis du sujet qui la pense : la pensant il ne la pose pas, il en reconnaît seulement l'existence objective. »1 Si le matérialisme suppose une théorie empiriste ou sensualiste de la connaissance, il se condamne à se taire sur le tout des phénomènes physiques2. Pourquoi alors penser la possibilité d'une métaphysique matérialiste ? Une telle métaphysique est nécessaire pour échapper à l'accusation de naïveté sous laquelle le sensualisme et le matérialisme se trouvent rangés à l'instar des théoriciens de l'induction. Croire ingénument que l'expérience seule guide la connaissance, c'est se méprendre sur la nature des opérations cognitives et réflexives engagées dans la quête de savoir. Les critiques féroces de Hume ne s'adressent pas seulement à la vaine métaphysique des anciens scolastiques : la transformation du problème logique et ontologique de la causalité en habitude psychologique pointe vers la difficulté à fonder une science expérimentale. En sorte que les tentatives kantiennes d'établir une métaphysique comme science sont inséparables de celle de fonder la science physique elle-même, science de la réalité empirique. Or, comme le note Kant, « Tous les philosophes de la nature qui, dans leurs travaux ont voulu procéder mathématiquement, se sont toujours servi (quoique inconsciemment) de principes métaphysiques et ont dû s'en servir, tout en protestant solennellement contre toute prétention de la métaphysique sur leur science. »3 Autrement dit, l'affirmation du monisme ontologique, de l'immanentisme épistémologique, procèdent bien d'un refus d'une métaphysique qui poserait un au delà de la nature, mais en un autre sens, ces principes constituent une métaphysique par l'affirmation portant sur la nature de l'être un et de la connaissance immanente. Peut-on alors aller plus loin dans la caractérisation de cette métaphysique ? 1 Quiniou Yvon, « Marcel CONCHE, le matérialisme et la morale », Revue philosophique de la France et de l'étranger, N° 1 2004 p. 49-50 cf. également Matérialisme et athéisme aujourd'hui Ce rejet de l'athéisme au nom de l'épistémologie empiriste et analytique du matérialisme peut pourtant être remis en cause par l'existence d'au moins une science qui entend porter sur la totalité, la cosmologie. Cf. Robredo, JeanFrançois, Du cosmos au Big Bang, une révolution philosophique. Puf. 2 Ce pourquoi alors la plupart des récits concernant l'origine et le devenir du monde ne sont que des fables. C'est le cas au XVIII° siècle où les récits sur l'origine prennent souvent la forme de mythes rationnels. Cela pose évidemment un problème à la science contemporaine, empirique dans ses méthodes, idéaliste dans son projet. cf. Jean-François Robredo, id. 3 Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, Traduction J. Gibelin, Vrin, 1990 p. 14 Il avait auparavant établi que « Une science de la nature qui s'appelle ainsi à proprement parler, présuppose une métaphysique de la nature ; car des lois, c'est-à-dire des principes de la nécessité de ce qui appartient à l'existence d'une chose, se rapportent à un concept qu'on ne peut construire, parce que l'existence ne peut se représenter dans aucun concept a priori. C'est pourquoi la science de la nature proprement dite suppose la métaphysique de la nature » - 40 Détermination négative, le rejet du théologique Négativement tout d'abord, le matérialisme propose une métaphysique, ou plutôt une antimétaphysique, en ce sens qu'il refuse les présupposés métaphysiques idéalistes. Il n'y a aucune transcendance : le monde est un en raison du monisme et de l'immanentisme. En conséquence, le premier trait du matérialisme, c'est l'athéisme. Après Épicure qui feint de croire aux dieux pour leur retirer tout commerce avec le monde et les hommes1, Lucrèce accentue la critique du pouvoir théologique. Le matérialisme se déploie à la fois comme une critique de l'illusion véhiculée par ceux qui se réclament de l'interprétation du divin, et comme athéisme pur et simple. Le pas est franchi au XVIII° siècle où nos philosophes n'hésitent plus à critiquer l'Église et l'existence même de Dieu : « La destruction des préjugés ne peut s'arrêter en chemin et celle des préjugés religieux doit être conséquente, aller jusqu'à l'idée même de Dieu, et ne pas se laisser intimider par les arguments de Voltaire : sans la croyance en Dieu, qui retiendra les domestiques de me voler et de me tuer ? »2 Certes cette position est rarement explicite, mais les démonstrations ne trompent personne3. On peut remarquer avec Yvon Quiniou que la démonstration de l'inexistence de Dieu est, à tout prendre, aussi impossible que celle de son existence, toutefois le matérialisme contourne l'objection en s'attaquant moins aux dieux qu'aux religions. Ainsi il fait preuve de réduction zététique4 en expliquant un phénomène complexe, Dieu inconnaissable parce qu'omniscient, omnipotent et éternel, par un plus simple, les origines psychologiques ou historiques de la religion. On connaît la formule célèbre de Marx, la religion « opium du peuple »5, dont la portée critique est précédée non seulement par Feuerbach, mais également par nos philosophes du XVIII° siècle, au 1 Après avoir établi que « les dieux existent, attendu que la connaissance que nous en avons est évidente », il déduit de leur béatitude un détachement du monde. Cf. Lettre à Ménécée. 2 Bourdin, Jean-Claude, Les matérialistes au XVIII° siècle, Payot, p. 20 3 Ainsi, si le terme d'athée n'apparaît pas dans De l'Esprit, celui d'athéisme y figure une fois pour démonter la compatibilité de l'athéisme avec la vertu, et même sa supériorité sur la croyance dans les châtiments divins : « l’exemple des gymnosophistes, qui, toujours accusés d’athéisme, et toujours respectés pour leur sagesse et leur retenue, remplissoient avec la plus grande exactitude les devoirs de la société ; tous ces exemples, et mille autres pareils, prouvent que l’espoir ou la crainte des peines ou des plaisirs temporels sont aussi efficaces, aussi propres à former des hommes vertueux, que ces peines et ces plaisirs éternels qui, considérés dans la perspective de l’avenir, font communément une impression trop foible pour y sacrifier des plaisirs criminels, mais présents. » Discours II, XXIV p. 213 4 La zététique est définie par Henri Broch, dans sa lutte contre le recours au paranormal, comme la « méthode dont on se sert pour pénétrer la raison des choses » (Littré), et s'interdit toute référence à des conceptions magiques ou paranormales, dès lors que la science permet des explications plus simples. Cf. Charpak G., Broch H. Devenez sorciers, devenez savants éd. Odile Jacob 2002. La tradition philosophique du nominalisme, avec son « rasoir d'Ockham » en constitue une autre tentative. 5 Marx, « La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. » in Critique de la philosophie du droit de Hegel - 41 premier rang desquels on peut citer Nicolas Boulanger1, inspirateur posthume de quelques articles célèbres de l'Encyclopédie. Détermination positive, la décision matérialiste La métaphysique désigne depuis Aristote la science qui porte sur l'être en tant qu'être2, c'est-à-dire qu'elle est science des premiers principes de l'être et de la pensée3. En ce sens il y a bel et bien une métaphysique matérialiste, même si elle ne présuppose pas une ontologie, dans la mesure où ses catégories4 de pensée, son épistémologie, participent d'une décision sur l'être et sur l'être de la pensée. Tout empirisme, toute pensée analytique, repose d'abord sur un postulat indémontable. Peut-être est-ce ce qui conduit Helvétius à renvoyer dos à dos les deux systèmes, le spiritualisme et le matérialisme5. De même que certaines opérations de pensée sont indémontrables, mais nécessaires, les postures idéalistes et matérialistes sont au fond indécidables. Il reste que le principe de zététique, comme celui du rasoir d'Ockham, nous exemptent de recourir à des abstractions là où des faits plus simples suffisent pour rendre compte des phénomènes. La préférence au matérialisme tient également à l'enjeu que constitue les effets de pouvoirs que revendiquent les tenants du spiritualisme, notamment lorsqu'ils se réclament de Dieu et de son interprétation. Depuis Épicure, le matérialisme se défend tout autant contre la crainte des dieux6 que de ceux qui se proclament ses portes-parole. On peut faire cette concession aux philosophies idéalistes : le matérialisme, comme elles, possède sa part d'indécidable. Le matérialisme participe donc d'une thèse métaphysique. Par thèse métaphysique, nous reprenons explicitement la démarche de Louis Althusser qui définit par là des positions (thesis) dans le champ de bataille philosophique, comme le soulignait également Kant dans la Préface de la Critique de la Raison Pure. Parce que l'ontologie moniste et l'épistémologie immanente qui le caractérisent ne peuvent se démontrer logiquement sans sortir de leurs propres principes, l'affirmation du caractères archétypal de la matière constitue l'un des postulats sans lequel 1 Boulanger, Nicolas, Recherches sur l'origine du despotisme oriental, Annales Littéraires de l'Université de Besançon – Les Belles Lettres – Paris 1988 2 Métaphysique, E 1, [1026a} 3 Le livre ∆ constituant ainsi comme un lexique des termes nécessaires à la pensée de l'être : principe, cause, élément, être par accident ou par essence, substance, etc… 4 Terme là encore hérité de la métaphysique aristotélicienne. 5 « Avant d’entrer à ce sujet dans aucun examen, peut-être me demandera-t-on si ces deux facultés sont des modifications d’une substance spirituelle ou matérielle. Cette question, autrefois agitée par les philosophes, et renouvellée de nos jours, n’entre pas nécessairement dans le plan de [p. 5] mon ouvrage. » De l'Esprit, p. 18 et il remarquait, avant la censure, que nombre des Pères de l'Église avaient envisagé la possibilité d'une âme matérielle :Saint Ambroise, Saint Hilaire, Origène,… id. 6 Premier principe du Tetrapharmakos, cf. Lettre à Ménécée [133-135] - 42 aucun système philosophique ne pourrait exister. Restent deux points qui permettent de renforcer la préférence pour le matérialisme. D'une part, d'un point de vue gnosélogique il participe du principe ockhamien d'économie : il évite de multiplier les substances et principes explicatifs. Il rencontre la démarche épistémologique des sciences modernes que l'on peut résumer, avec H. Broch comme la zététique. D'autre part, le matérialisme possède indubitablement une supériorité morale, en cela qu'il ne repose pas sur une principe de mort et de peur et encore moins sur la misologie - fondement des religions. 3. Le matérialisme des Lumières, l'apport des sciences et des techniques. Les fondements du matérialisme ainsi posés, on ne peut le figer dans une doctrine éternelle. Les penseurs matérialistes, l'avons nous souligné, ont posé la question du changement au cœur de leurs préoccupations. En conséquence il ne saurait être question d'absoudre leur démarche d'une histoire : le matérialisme antique ne peut se confondre avec le matérialisme moderne, et le matérialisme des Lumières n'est pas celui de Marx. Or cette histoire, à son tour, n'est pas le pur déploiement de la pensée matérialiste, elle dépend également des conditions historiques qui permettent de produire de nouvelles conceptions. De ce point de vue, le matérialisme des Lumières est lié aux évolutions de son temps. Il est tributaire de la transmission de la pensée antique par le retour de l'épicurisme (a), comme par la transmission sous le manteau de la littérature érudite libertine et clandestine (b). Il est surtout redevable des avancées des sciences et des techniques, dont dépend la nouvelle signification de la matière (c). a) Le renouveau du matérialisme : Épicure à l'époque moderne La pensée matérialiste des Lumières s'inscrit dans un certain renouveau de l'épicurisme. En 1647, Gassendi publie Vie et mœurs d'Épicure, entièrement consacré à réhabiliter la personne et la pensée d'Épicure : « j'affirme seulement que la fable qui est communément répandue à son propos est née, en toute injustice, de ce que les sectateurs d'autres partis l'ont écrasé, jadis par envie et par autorité, aujourd'hui par mépris et réflexe de multitude »1. Loin de l'image de décadence attachée à la secte des pourceaux2, déjà dénoncée par Épicure lui-même3, Gassendi en appelle à sa vertu : 1 Gassendi Pierre, Vie et mœurs d'Épicure, édition de Sylvie Taussug – éditions Alive, 2001, p. 119 Horace, Épîtres, I, 4 : « Tu me verras bien gras et brillant, la peau bien soignée, quand tu voudras rire, porc venu du troupeau d'Épicure. » 3 « Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente — comme se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes, ou victimes d’une fausse interprétation — mais d’en arriver au stade où l’on ne souffre pas du corps et où l’on n’est pas perturbé de l’âme. » Lettre à Ménécée 2 - 43 « (…) Épicure fut le plus possible à la fois sobre et continent, et qu'aucune secte de philosophes ne fut plus sainte que sa secte, aussi vrai que, s'agissant du principal reproche qui lui est fait sur la volupté, il ne sera pas difficile de mettre en évidence que c'est à tort que sa vie excellente, de même que sa pensée excellente, est tombée sous le coup de la pire des interprétations. »1 Son travail rend compte de l'accessibilité des textes épicuriens. La doxographie de Diogène Laërce a permis de conserver les trois Lettres ainsi que les Maximes Capitales, tandis que certains passages sont transmis par Cicéron, Sénèque et Plutarque, qui font partie des lectures des érudits du temps. Déjà Montaigne a longuement médité et transmis la lecture de ces anciens, et il connaissait fort bien Lucrèce2, citant parfois Épicure3. L'œuvre de Gassendi va plus loin : recensant méthodiquement les sources, il fait la part des rumeurs et des faits établis, engage la polémique avec les stoïciens qui ont détourné la philosophie épicurienne, et donne un aperçu des fondements de sa démarche. Gassendi remarque également l'antifinalisme d'Épicure : « Dieu, auteur de la nature, a montré son immense sagesse, surtout en adaptant toutes choses à leur fin, en sorte que jamais rien n'est fait en vain, et que pour nous autres homoncules, notre plus sûr raisonnement dans le domaine de la physique consiste à mettre en avant la cause finale. L'opinion d'Empédocle, d'Épicure et d'autres va beaucoup plus loin quand ils affirment qu'apparemment les membres des animaux ne sont pas faits pour leur usage, mais que, les membres étant faits ainsi et soudés par hasard, l'usage qu'on en fait a été découvert au fil des adaptations, et de différents d'expériences. Car l'examen et la considération de chacun des organes ne permettent pas de le penser. »4 C'est en épicurien que Gassendi s'adresse à Descartes pour substituer une notion corporelle de l'âme à la substance pensante, et l'on peut discerner chez Hobbes5 de tels élans. En 1697, Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique, après avoir rappelé que celui qu'il qualifie d'un des « plus grand philosophes de son siècle », a vécu très vertueusement, donne un aperçu systématique de la pensée épicurienne. Il en retient la thèse de l'éternité de la matière et de l'absence de providence divine, et affirme que la liberté se fonde sur le clinamen : « Mais voyons ce qu'Épicure inventa pour se tirer de l'embarras du destin. Il donna à ses atomes un mouvement de déclinaison, et il établit là le siège, la source et le principe des actions libres ; il prétendit que par ce 1 id. p. 121 Le Chapitre XX du Livre premier des Essais, cite pas moins de 16 fois le De Natura Rerum, à propos de l'attitude vis-à-vis de la mort. Mais le scepticisme de Montaigne ne lui fait pas suivre la doctrine d'Épicure. 3 Notamment Essais, L. I, Chap. XXVI « De l'institution des enfants » : « C'est ce que dit Épicure au commencement de sa lettre à Ménicée (sic) : « ni le plus jeune refuie à philosopher, ni le plus viel s'y lasse. » in Essais, Gallimard folio, p. 239 4 Lettre à Van Helmont 8 juin 1629, citée par Sylvie Taussig, in Gassendi, Vie et mœurs d'Épicure, op. cit . p. 227 5 On sait qu'en matière théologique, Hobbes va jusqu'à envisager un Dieu corporel. 2 - 44 moyen, il y avait des événements qui se soustrayaient à l'empire de la nécessité fatale. »1 L'article « Épicuréisme ou Épicurisme » de L'Encyclopédie de Diderot, reprend la défense d'Épicure et le présente en paraphrasant les Lettres léguées par Diogène Laërce. En notant très vite que les stoïciens ont une part non négligeable dans le rejet de l'épicurisme, Diderot ne fait pas que reprendre l'argument de Gassendi, il pointe vers la possibilité d'une morale matérialiste qui ne se résume pas aux préceptes stoïciens de maîtrise de soi, repris également par Descartes.2 Ainsi, la morale épicurienne passe pour poser la volupté comme principe et but de la vie : « Quel sera donc le premier pas de notre philosophie morale, si ce n'est de rechercher en quoi consiste le vrai bonheur? Que cette étude importante soit notre occupation actuelle. » La recherche de la volupté est possible parce que la morale et la raison vont de pair comme calcul des plaisirs : « L'homme est né pour penser & pour agir, & la Philosophie est faite pour régler l'entendement & la volonté de l'homme: tout ce qui s'écarte de ce but, est frivole. Le bonheur s'acquiert par l'exercice de la raison, la pratique de la vertu, & l'usage modéré des plaisirs; ce qui suppose la santé du corps & de l'ame. » La théorie atomiste est développée, et peut rendre compte de toutes les formes existantes dans l'univers lui-même infini : « L'Univers a toûjours été, & sera toujours. Il n'existe que la matiere & le vuide; car on ne conçoit aucun être mitoyen. Joignez à la notion du vuide l'impénétrabilité, la figure & la pesanteur, & vous aurez l'idée de la matiere. » La matière se définit à partir des atomes, qui ne sont pas restreints à l'étendue passive cartésienne : « L'atome est la cause premiere par qui tout est, & la matiere premiere dont tout est. Il est actif essentiellement & par lui même. Cette activité descend de l'atome à l'élément, de l'élément au composé, & varie selon toutes les composstions possibles. » Plus révélateur, il donne la liste des Salons où la philosophie d'Épicure s'est répandue, citant les adeptes comme ceux qui se sont contentés de les fréquenter. Une part non négligeable des esprits des Lumières s'y retrouve, de Saint-Évremond à Voltaire, et de conclure que « (…)l'on voit qu'en quelque lieu & en quelque tems que ce soit, la secte épicurienne n'a jamais eu plus d'éclat qu'en France, & sur - tout pendant le siecle dernier. » On le voit, la philosophie épicurienne est désormais bien installée en France, elle possède même ses écoles, et ses principes connus d'une part importante des esprits du siècle et fournit les principes complets d'un système de pensée matérialiste, de l'ontologie à la morale. 1 Tome VI, p. 200 Descartes Discours de la méthode, Troisième partie : « Ma troisième maxime était de tacher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait de notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir, est, au regard de nous, absolument impossible. » que l'on rapproche souvent des préceptes stoïciens, notamment le premier § du Manuel d'Épictète : « Il y a des choses qui dépendent de nous, il y a des choses qui n'en dépendent pas. » Traduction Meunier, Garnier Flammarion 1964, p. 182 2 - 45 - b) La tradition du libertinage érudit et la littérature clandestine À lire les noms des membres de la secte épicurienne donnés par Diderot dans l'article qu'il lui consacre, on ne peut que soulever le rôle qu'a joué la tradition du libertinage érudit1 dans l’émergence des Lumières, notamment par le jeu des manuscrits clandestins propageant selon des codes d’écriture subtils les auteurs interdits. La philosophie matérialiste n’y échappe pas2. Elle se nourrit de ces listes d’auteurs qui circulent sous le manteau. La Mettrie appartient d’ailleurs par la lettre et par l’esprit à ce courant3. Les thèmes, mais également les références à la tradition de la littérature clandestine sont nombreux : Telliamed4 de Benoît de Maillet, Meslier, les textes du médecin Guillaume Lamy, et évidemment Épicure et Spinoza. La Mettrie n’aurait lu Spinoza que tardivement5, et pourtant il s’y réfère souvent6. L’écriture même de La Mettrie conserve bien des attributs d’un style clandestin. De nombreux textes sont publiés de manière anonyme, et parfois semblent se répondre dans une certaine mise en abîme où, devançant des attaques, il publie un pamphlet contre ses textes antérieurs, pour mieux y répondre7. Cette manière de faire entraîne des difficultés méthodologiques certaines pour l’attribution de certains textes, notamment L’Homme plus que Machine, ou la Vénus Métaphysique, et cela même pour des contemporains de La Mettrie s’agissant des textes comme Nouvelles libertés de pensée8,… publié en 1743 et un Essai sur la liberté de pensée ou Essai sur le raisonnement de 1748 que certains commentateurs lui attribuent. Il reste alors à déterminer en quoi cette attitude constitue une certaine philosophie politique, au sens où Léo Strauss voit dans l’art d’écrire caché une véritable politique du philosophe.9 1 On se reportera par exemple à l’ouvrage précurseur de J. S. Spink, La libre pensée française de Gassendi à Voltaire, trad° P. Meier, éditions sociales 1966, 397 p. 2 Bloch Olivier, dir. : Le matérialisme du XVIII° siècle et la littérature clandestine Paris, 1982, 286 p. 3 Thomson Ann : « l’œuvre de La Mettrie, qui relève en elle-même en grande partie de la littérature clandestine, partage les préoccupations philosophiques de la libre pensée de ce début de siècle, qui contenait tous les éléments pour le développement d’un matérialisme cohérent. » in Le matérialisme du 18° siècle et la littérature clandestine, id. p. 242 4 Maillet, Benoît de, Telliamed, ou entretiens d’un missionnaire français sur la diminution de la mer. Fayard, 1984, 368 p. 5 Vernière Paul, Spinoza et la libre pensée française avant la révolution (1954), Slaktine reprints. p. 541 Ce que rejette Ann THOMSON pour qui il n’y a aucune preuve de ce fait. 6 Dans son article « La Mettrie, Un Spinoza moderne ? » André Comte-Sponville reprend les différentes positions, pour conclure que la connaissance très partielle de Spinoza de La Mettrie est conforme à l’esprit de l’époque, où spinoziste signifiait matérialiste et athée. 7 Ainsi en est-il des textes comme L’Anonyme persiflé, puis Epître à Mme A.C.P. ou La Machine Terrassée, auquel il ajoute La réponse à l’auteur de la machine persiflée, et enfin Le petit homme à longue queue. 8 Nouvelles libertés de penser, Réflexions sur l’argument de M. Pascal et de M. Locke concernant la possibilité d’une autre vie à venir, Sentiment des philosophes sur la nature de l’âme ; Traité de la liberté, Le Philosophe. Amsterdam, 1743 Pierre Lemée dans un article de 1925 concède que le style ne lui ressemble pas, mais lui conserve la paternité de ce texte, aujourd’hui absent de la Bibliothèque Nationale. Cf. notre annexe pour ce qui concerne les attributions des textes. 9 cf. Seyden Olivier, Avant propos à sa traduction de l’ouvrage de Léo Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ? Puf, 1999, p. 13 : « La philosophie politique est aussi le moyen par lequel la philosophie se - 46 Le terme de libertin, avant de prendre sa signification de dépravation sexuelle à la fin du XVI° siècle, prend sa source dans une critique de la religion : « il désignait avant tout un homme qui refusait d'accepter les croyances de son temps et désirait se libérer en particulier des liens de la doctrine chrétienne. »1 Si bien des libres penseurs ont pu reprendre le thème stoïcien d'une âme du monde ou d'un principe immanent, il faut noter qu'au début du XVI°, le terme désigne une secte protestante, condamnée par Calvin, qui s'inspirait des Actes XVII : « en Lui nous avons la vie, le mouvement et l'être » et risquait ainsi un panthéisme. Le lien entre une vie libre et la libre pensée, dénoncée par les moralistes, a entraîné un glissement sémantique qui fait qu'au XVIII° siècle on parlera plutôt de libre penseur au sens philosophique que de libertin. Bayle utilisa encore un temps le terme de « libertin d'esprit ».Le jésuite Garasse, chargé de la répression à Paris, définit le libertin : « Par le mot libertin, je n'entens ny Hughenot, ny un Athée, ny un Catholique, ny un Hérétique, ny un Politique, mais un certain composé de toutes ces qualités »2 Il faut rappeler la crise des années 1619-1625, où l'on brûla en place publique Vanini, à Toulouse, Fontanier, à Paris et l'on bannit Théophile de Viau pour athéisme. Bibliothécaires, lecteurs, scientifiques s'échangeaient des lettres, certains se faisant le relais de ceux qui étaient condamnés, interdits d'expression, même à l'encontre de leur croyance : comme le Père Mersenne3. Trois libres penseurs retiennent alors l'attention : Gassendi, La Mothe le Vayer et Guillaume Naudé. Des manuscrits anonymes circulent également, comme l’Âme materielle4, parfois confondu avec le Theophrastus Redivivus5. Il s’agit d’un recueil des principaux représentant de la libre pensée : Bayle, Lamy, Fontenelle, Bernier, Montaigne et Lucrèce quoique d'autres auteurs souvent évoqués dans d'autres textes clandestins soient ici absents : Saint Évremond et Spinoza sont ignorés ; Gassendi et La Mothe Le Vayer cités mais visiblement n'ont pas été lus. Ce traité systématique, qui commence par établir l'égalité entre l'homme et l'animal et semble conduire à un sensualisme 20 ans avant l'Essai6… de Condillac. Il s'en suit un certain fatalisme, car la nature fait tout en nous, que ce soit par notre tempérament ou par l'influence du milieu naturel. Rien n'y semble dit en effet protège de la persécution ouverte ou latente de la communauté politique. » 1 J. S. SPINK, La libre pensée française de Gassendi à Voltaire, op. cit. p. 14 2 id. cité p. 20, in J. S. SPINK, La libre pensée… 3 D'ailleurs, dans son article « Hobbisme » de l'Encyclopédie, Diderot relève « Mersenne, [qui] était comme un centre commun où aboutissaient tous les fils qui liaient les philosophes entre eux » à propos des échanges entre Hobbes et Descartes. 4 l’âme materielle, édition de A Niderst, Paris, Honoré Champion, 252 p. 5 Réédition récente en Rivages Poche : L'art de ne croire en rien, suivi de Livre des trois imposteurs, édition de Raoul Vaneigem, 2002, 174 p. 6 Essai sur l’origine des connaissances humaines, présentation de Aliénor Bertrand, Vrin 2002, 192 p. - 47 concernant la question d'une éducation ou d'une histoire humaine. Comme Mandeville dans La fable des abeilles, ou Fontenelle in Dialogues des morts ou encore Continuation des pensées diverses de Bayle, on y lit le lien entre les vices privés et le bonheur collectif : l'appât de la gloire pousse les savants et les soldats à un travail ingrat. L'auteur tire le malebranchisme du côté d'Épicure en faisant du plaisir et de la douleur les normes incontestables du bien et du mal : bienêtre du corps et bonheur s'enchaînent mutuellement. On y voit là une tentative de fonder une morale sur le corps et la matière, et non à partir d’une transcendance. c) La révolution scientifique et philosophique : Galilée – Descartes – les sciences de la vie La révolution épistémologique : Galilée Une étude de la pensée matérialiste ne peut considérer l’apparition d’une forme de pensée en dehors des conditions matérielles et historiques qui en forment le substrat. La reprise des thèmes matérialistes s’inscrit d’abord dans l’histoire propre de la science. La physique de Galilée rompt avec la conception étroitement scolastique d’Aristote, et, avec Descartes, devient une physique mécaniste. La réduction méthodologique de Descartes constitue en effet un point de départ pour toutes les réflexions à venir. Le thème de l’homme machine par exemple résulte de la posture cartésienne de la matière comme res extensa : elle s’impose à la fin du XVII° siècle. Mais ce qui se joue aux XVII° et XVIII° siècle constitue proprement une rupture épistémologique : la manière de faire science se renverse. Lorsque Kant parle pour la métaphysique de révolution copernicienne, il prend modèle sur le processus entamé au XVII° siècle. La science rompt avec la canonique scolastique, opérant d’ailleurs un paradoxal retour à ses sources aristotéliciennes. Faire science, c’est passer d’un commentaire des autorités, à la mode scolastique, à l’expérimentation. Certes, on a sans aucun doute beaucoup glosé à propos de Galilée et de ses boules tombant le long d’un plan incliné, ou de sa lunette portée sur les satellites de Jupiter. Pourtant, la théorisation de l’induction par Bacon rend compte de ce changement de méthode. Le matérialisme a en commun avec la science galiléenne le rejet de tout finalisme dans l’interprétation. La révolution métaphysique : Descartes Descartes représente une figure majeure des raisons pour lesquelles on peut parler d’un renouveau du matérialisme, mais pour des motifs paradoxaux. D’une part, sa physique, en proposant une réduction du corps aux caractéristiques de l’étendue permet d’ouvrir une réflexion - 48 sur les qualités de la matière et du vivant. Sa réduction des animaux à des machines, servira en effet d’impulsion au passage ultérieur qui vise à instaurer une continuité entre la nature machinale des animaux et celle de l’homme. Cependant il n’était, loin sans faut, matérialiste. Il n’y a qu’à lire ses Réponses aux Objections de Hobbes et Gassendi, deux figures de l’histoire du matérialisme, pour le constater. D’ailleurs en proposant le dualisme du corps et de l’esprit, Descartes entendait maintenir une différence ontologique entre les deux substances, et par là un abîme entre les animaux et l’homme. On peut lui donner acte que cette séparation du corps et de l’âme avait une première fonction méthodologique – l’âme étant selon lui plus aisée à connaître dans l’évidence du cogito que le corps. Toutefois il notait que le problème majeur demeurait celui de l’union du corps et de l’esprit. Paradoxalement, c'est d'un auteur qui n'a eu de cesse de prouver l'existence de Dieu, renouvelant l'argument ontologique, que peut se développer le matérialisme moderne, le matérialisme scientifique ou naturaliste1. En effet, avec Descartes, l'idée de matière prend un nouveau sens, une nouvelle étendue serait-on tenté de dire. À une philosophie qui opposait les causes matérielles et formelles, la matière et la forme, la matière et l'Idée, la philosophie cartésienne substitue le couple matière esprit. Ce changement est décisif et constitue une invention du cartésianisme, la tradition antérieure et l'étymologie ne rendant pas compte de ces réseaux de sens. La notion de matière dont Descartes se fait le partisan est héritée de la théorie galiléenne des sciences. L'écriture du Discours de la méthode se veut tout entier comme une méthodologie, pour bien conduire sa raison et trouver la vérité dans les sciences. Dans la lettre à Mersenne, de novembre 1633, il rappelle qu'il avait l'intention de proposer un traité du Monde et de l'homme, mais le procès fait à Galilée l'a fait reculer. L’anthropologie cartésienne se déploie, comme du reste sa physique, sur le plan d’une métaphysique qui part de la distinction ontologique entre les substances : la res extensa et la res cogitans, matière et pensée2. Pour chacune en revanche, il pratique une sorte de rasoir d’Ockam en ceci qu’il s’interdit toute multiplication des substances. Ainsi, aux éléments fondamentaux des anciens, qualitativement distincts, l’eau, la terre, le feu et l’air, il substitue une matière caractérisée 1 Cf. Naville Pierre, D'Holbach et la philosophie scientifique au XVIII° siècle op. cit. ; Émile BRÉHIER qui, dans son Histoire de la philosophie, op. cit. consacre un chapitre à « La théorie de la nature » 2 Dualisme évoqué et rejeté par La Mettrie dans les premières pages de l'Homme-Machine : « Descartes et tous les cartésiens, parmi il y a longtemps qu'on a compté les malebranchistes, ont fait la même faute. Ils ont admis deux substances distinctes dans l'homme, comme s'ils les avaient vues et bien comptées. » p. 144 (édition de P.L.A.) - 49 par l’étendue et le mouvement. De même on pourra voir que l’âme ne peut se réduire à l’une des diverses qualités énumérées : la pensée, la mémoire, la rationalité ou la sensibilité. La notion d'esprit semble plonger dans une difficulté théologique concernant la véritable signification de l'âme. Le moyen-âge a longtemps débattu de l'âme des bêtes, comme de la nature réelle de l'âme humaine, déployant des frontières mouvantes entre l'esprit, la raison, l'intellect, le sentiment, la pensée, etc... Le mot esprit est lui-même polysémique. S'il dérive du latin spiritus, il rend compte à la fois de l'esprit intellectuel, l'esprit divin qui culmine dans la doctrine du SaintEsprit mais également du souffle, du vent subtil, des esprits de vin qui animent les esprits animaux. Le débat s'engage très vite entre Descartes et les matérialistes que sont Hobbes et Gassendi, notamment dans les échanges qui constituent les Secondes et troisièmes Objections et réponses aux méditations métaphysiques. Gassendi apparaît le partisan d'une âme des bêtes1, dans la mesure où il s'agit de prendre le terme dans son dérivé étymologique : l'âme (anima) anime, autrement dit à l'esprit qui souffle – pneuma – il faut également une âme, une intelligence (mens – animus – nous). Où se loge l'âme demande Gassendi ? Descartes répond que la question ne se pose pas : l'homme est tout entier âme et corps, que le dualisle épistémologique et ontologique ne peut donner lieu à une tentative de réification de l'âme. L'âme est indivisible. Là encore il rompt avec les catégorisations anciennes, telles que celle qui entend juxtaposer une âme végétative, sensible et rationnelle. Ce fondement métaphysique engendre dès lors des conséquences pour sa physique, dans les traits qu’il accorde à la matière, comme dans son anthropologie. L’homme ne peut se réduire à l’une quelconque de ses substances. Il est indissolublement corps et âme. Ce pourquoi il faut bien comprendre la différence radicale entre l’homme et les animaux, et la réduction de ces derniers à leur caractère machinal. La thèse des animaux machines n’a certes pas constitué l’aspect le plus central de sa doctrine, mais résulte de ses principes les plus fondamentaux. Quelques allusions dans De l’homme, et dans la cinquième partie du Discours de la méthode, ont pourtant ouvert un débat décisif pour la postérité cartésienne et pour le matérialisme. En faisant des animaux des machines, Descartes semble en effet développer au sens propre un paradoxe : tout dans les animaux nous semble si éloigné des automates, qu’il faut bien être un 1 Les termes de ce débat sont repris dans les ouvrages récents qu'Élisabeth de Fontenay consacre à la cause animale, notamment Le silence des bêtes Fayard, 1998, 784 p. et Sans offenser le genre humain Albin Michel, 2008 213 p. - 50 cartésien aussi excessif que le Père Malebranche, qui passait pour donner des coups de pieds aux chiens, pour en démontrer la thèse. A ce paradoxe s’ajoute une querelle avec les auteurs de la renaissance, nourris de récits antiques, qui comme Charron et Montaigne, semblaient eux accorder une âme et une raison aux bêtes. L’argumentation de Descartes se déploie à plusieurs niveaux, chacun visant un point particulier. Pour des raisons métaphysiques et théologiques, Descartes entend maintenir l’absolue distinction entre le corps et l’esprit. Or, s’il accordait l’âme aux bêtes, soit il devrait convenir que l’âme humaine pourrait être mortelle, soit il devrait accorder que celle des bêtes soit également immortelle. Dans le cadre de l’épistémologie cartésienne, la réduction des animaux à de pures machines tient également au principe d’économie : pour rendre compte des actions des animaux, inutile de leur accorder une âme, l’image de l’automate montre que l’on peut supposer que leurs actions soient purement mécaniques. Toutefois, Descartes se refusera à faire de l’homme une machine, car même si le traité De l'Homme semble faire l’hypothèse d’un corps machine, dont la complexité prend exemple sur les machines des fontaines animées, il ne peut s’agir d’un homme que lorsque l’âme est adjointe au corps1. Les travaux concernant la dioptrique par exemple montrent que s'agissant de la vue, il est nécessaire que le corps réponde aux mêmes lois que celles de la lumière. Si l'on peut interpréter la l'œil comme une camera obscura, c'est que le corps est soumis aux lois mathématiques et physiques de l'étendue. Ainsi, comme le montre la figure de l'aveugle qui perçoit la distance par l'entremise de deux bâtons figurant les rayons de lumière, nous sommes dotés d'une « géométrie naturelle »2. Toutefois, le dualisme cartésien interdit de réduire la vision aux opérations du corps : « On sait déjà assez que c'est l'âme qui sent et non le corps. »3 C'est de là que découlera la possibilité d’assimiler l’homme à une machine, à condition de lui ôter l’âme, ce que refuse catégoriquement Descartes car, selon la célèbre formule de la quatrième partie du Discours de la méthode, « (…) j'étais une 1 L'homme : « Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès (…) » (Alquié, I, p. 379), mais il ne s'agit ici que d'une fable. On peut également reprendre les termes mêmes du dernier texte cartésien, Le traité des passions de l'âme, qui à plusieurs reprises évoque « la machine de notre corps », notamment aux articles 6 et 7. Il s'en suit que l'analogie avec la machine est bien d'origine cartésienne, même si elle demeure une simple analogie, le traité De l'Homme, se terminant sur cette phrase : « (…) je désire, dis-je, que vous considériez que ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de la seule disposition des organes ne plus ne point que font les mouvements d'une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte qu'il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, et que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui ,n'est point d'une autre nature que tous les feux qui sont dans les corps animés. » (édition Alquié, I, p. 480) 2 Dioptrique, discours sixième 3 Dioptrique, discours quatrième. - 51 substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est. » Le rejet des causes finales. Si l'on peut bien parler de révolution cartésienne, elle n'est pas indépendante du progrès de la science inductive, dont Bacon se fait le théoricien. Tous deux se retrouvent alors sur la critique du recours aux causes finales dans l'explication des faits, ce qui rejoint le matérialisme, son monisme, et sa réduction analytique à la cause matérielle, ou efficiente1. L'épicurisme, notamment avec Lucrèce a très tôt permis une critique des causes finales. L'importance prise par la lecture scolastique d'Aristote a cependant maintenu le recours à l'explication finaliste, au poids théologique indéniable, dont le XVII° siècle a proposé la critique. On peut relever trois acteurs principaux de ce processus : Bacon, Descartes et Spinoza. Lucrèce, dans le Poème De Natura Rerum, propose une critique du recours à l'explication par la fin ce qui suppose en effet un ordre établi par avance dans le cosmos. L'anthropocentrisme y a sa part, car de même que nous fabriquons quelque chose pour un but, nous sommes conduits à penser que tout remplit une fonction prévue d'avance. « Évite cette erreur et garde-toi bien d'y tomber. La clairvoyance des yeux n'a pas été créée, comme tu pourrais croire, pour nous permettre de voir au loi ; ce n'est pas davantage pour nous permettre de marcher à grands pas que l'extrémité des jambes et des cuisses s'appuie et s'articule sur les pieds ; non plus que les bras que nous avons attachés à de solides épaules, les mains qui nous servent des deux côtés ne nous sont donnés pour subvenir à nos besoins. Interpréter les faits de cette façon , c'est faire un raisonnement qui inverse le rapport des choses, c'est mettre partout la cause après l'effet. Aucun organe de notre corps n'a été créé pour notre usage2, mais c'est l'organe qui crée l'usage. »3 La lecture matérialiste du recourt à la cause finale tend à y voir une inversion du rapport des choses. Cela implique donc qu'il y a bien un rapport, celui de la cause à l'effet, mais que l'idéalisme semble y préférer l'effet comme déterminant par avance la cause qui le produira. Comme 1 Cf. Duflo Colas, La finalité dans la nature Puf 1996, 125 p. La Mettrie et Diderot, à la suite de textes clandestins, reprendront cette idée que l'organe crée la fonction. Cf. Notamment Le rêve de d'Alembert, Œuvres philosophiques, Garnier, édtion de P. Vernière, 1998, p. 249385 3 Lucrèce De Natura Rerum, trad. Ernout Gallimard 2 - 52 en même temps cette prévision suppose un regard qui dépasse les faits, un œil ne pouvant lui-même prévoir ce que sera son usage, il faut un système dualiste et théologique : toute chose a une fin qui la dépasse, et si, comme le disait Aristote, « la nature ne fait rien en vain », c'est en vertu du premier moteur, seul à dépasser la chaîne des causalités pour prévoir au début ce qui adviendra à la fin. La portée de cette critique n'est pas seulement théologique ou épistémologique : elle est d'emblée politique dans la mesure où il appartient à une classe particulière d'hommes de savoir rendre compte de ces fins cachées ignorées par le commun : les prêtres. Les prêtres anciens comme les modernes sont toujours ceux qui sont capable de justifier l'ordre tel qu'il est en vertu d'un recours au principe de finalité : si les choses sont telles qu'elles sont, c'est qu'elles relèvent d'un ordre voulu par avance. Saint-Paul servira longtemps de référence en justifiant le pouvoir des autorités temporelles par référence à la providence divine : toute autorité sur terre vient de Dieu. On le voit, le recours à la cause finale, point d'orgue de la critique du matérialisme, mêle des considérations épistémologiques, rendre compte des formes prises par la matière, mais également théologiques. L'importance de la notion de cause finale dans la philosophie médiévale a déjà été signalée. Elle tient notamment à la compréhension chrétienne de l'aristotélisme et à la doctrine de la création du monde, dont d'ailleurs bien des cosmogonies médiévales se font l'écho, et ce jusqu'au XVIII° siècle.1 Il faut attendre le XVII° siècle pour que se mettent en place les conditions de sa contestation. Sur le plan théologique et métaphysique, elle trouvera son aboutissement dans la critique du théologico politique par Spinoza, mais les premiers coups viennent de la science physique. Bacon fait la théorie de la science nouvelle en train de se faire devant lui, celle de Galilée. Or, celle-ci repose sur un inductivisme, c'est-à-dire l'idée que l'on peut trouver les lois générales de la nature à partir d'une observation des phénomènes, en en généralisant les effets. De ce fait, les lois de la nature ne sont déduites que de la nature elle-même. Cela remet alors en cause la question de la finalité de ces processus, c'est-à-dire que cela interdit de s'interroger sur l'auteur possible des lois. « Dans quelle infortune se trouve la science humaine du temps présent, les maximes communément reçues viennent le confirmer. On pose à bon droit, connaître véritablement, c'est connaître par les causes. Et l'on établit assez bien les quatre causes : la matière, la forme, l'efficiente, la fin. Mais la 1 Ainsi en est-il de Spectacle de la nature de l'abbé Pluche (1732) ou de L'existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature de Nieuwentyt (1725 trad° française). La Mettrie, au début de l'Homme-Machine, cite et critique l'Abbé Pluche, accuser « d »embrouiller la vérité » qui ne peut se lire que dans la Nature. Il lui oppose Locke. - 53 cause finale est si loin d'être utile qu'elle corrompt plutôt les sciences (sauf en ce qui concerne les actions des hommes). »1 La science moderne a bien conscience de devoir rompre avec la tradition de l'épistémologie scolastique. Car la fin, ce en vue de quoi les phénomènes se produisent, appelle nécessairement un plan d'ensemble, un auteur des phénomènes, ce que résume parfaitement D'Alembert dans son article « Cause finale » de l'Encyclopédie : « Le principe des causes finales consiste à rechercher les causes des effets de la nature, par la fin que son auteur a dû se proposer en produisant ces effets. On peut dire plus généralement que principe des causes finales consiste à trouver les lois des phénomènes par des principes métaphysiques. » Or l'auteur de la nature, c'est Dieu, le seul qui échappe à la causalité en vertu de l'argument du premier moteur développé par Aristote : « Ainsi, s'il est nécessaire que tout ce qui est mû soit mû par quelque chose, et qu'il soit mû soit par quelque chose qui soit mû par quelque chose d'autre, soit qui ne l'est pas, même si c'est par quelque chose qui est mû par quelque chose d'autre, il est nécessaire qu'il y ait un moteur premier qui ne soit pas mû par quelque chose d'autre; mais si le <moteur> premier est tel, il n'est pas nécessaire qu'il y en ait un autre ( en effet il est impossible que les moteurs eux-mêmes mus par quelque chose d'autre soient en nombre infini, car dans les suites infinies il n'y a rien qui soit premier). Si donc tout mû est mû par quelque chose et que le premier moteur est mu, mais pas par quelque chose d'autre, il est nécessaire qu'il soit mû par lui-même. » 2 Descartes à son tour procède à une réduction épistémologique qui exempte de la recherche des causes finales. La question n'est pas chez lui ontologique, mais seulement épistémologique3. Elle est corrélative tant de la conception de la res extensa et de la causalité mécanique qui s'y trouve à l'œuvre que du dessein général de la méthode4. La raison ultime du recours à la cause finale tient à l'anthropomorphisme, c'est-à-dire à la métaphore de l'artisan. Dieu est l'artisan du monde qu'il produit comme l'artisan humain produit ses objets : « (…) les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et vont jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige 1 2 Novum Organum, L.II aph. 2, p. 186 Puf Epiméthée, trad. Malherbe, 1986, 349 p. Aristote Physique, Livre VIII, [15,256a 15] In GF, traduction Pellegrin. Cf. Duflo Colas : « Le rejet des causes finales chez Descartes n'est pas ontologique (il y a de la finalité) mais méthodologique (nous n'en pouvons rien savoir, en dehors de ce que Dieu nous révèle). » op. cit p. 34 4 Denis Collin dans L'enseignement philosophique, tente ce rapprochement : Descartes, dans un fameux passage du Discours, écrit : “Le second [précepte de la méthode], de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.“ C’est l’énoncé classique de la méthode analytique … et du réductionnisme : le complexe se comprend à partir du plus simple. » op. cit. p. 16-17 3 - 54 tout vers une certaine fin (…) »1 Il ne s'agit pas de nier que les hommes agissent en vue de fin, mais leur statut n'est pas ontologique, mais anthropologique. La fin, ce n'est jamais que ce que les hommes cherchent par utilité sans toujours bien savoir quel en est le statut réel « tous les hommes naissent sans aucune connaissance des causes des choses, et que tous ont un appétit de rechercher ce qui leur est utile, et qu'ils en ont conscience. »Il s'agit alors d'un préjugé par lequel les hommes croient que l'ordre du monde s'accorde avec leurs besoins. Double illusion, car d'une part, il n'y a pas d'ordre absolu dans le monde, en tout cas pas d'ordre à la hauteur des désirs humains ; et les hommes se méprennent également concernant leurs volontés : « les hommes se figurent être libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir, n'en ayant aucune connaissance. »2 Spinoza dénonce la croyance dans l'adage aristotélicien selon lequel « la nature ne fait rien en vain »3. Si l'on veut comprendre qu'il y a des causes dans le monde, c'est dans le cadre d'une philosophie du monisme de la substance, et non pas en fonction d'un « ordre » ou d'une « harmonie », qui ne traduisent en fait que des illusions. Ainsi, les préjugés finalistes concernent tant l'épistémologie – ordre et confusion – que l'esthétique – beauté et laideur – ou la morale – bien, mal, péché, mérite, louange, blâme. On peut situer cette critique du recours aux causes finales dans la tradition épicurienne, notamment dans la dénonciation du pouvoir de la superstition : « est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la Nature et des Dieux. Ils savent bien que détruire l'ignorance, c'est détruire l'étonnement imbécile, c'est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité. »4 De surcroît la lecture de Spinoza par La Mettrie le situe dans la droite ligne de Lucrèce, pour qui « rien ne naît de rien, par miracle divin. »5 Notons enfin que les Lumières ne vont pas s'arrêter là en ce qui concerne la critique des causes finales, puisque Hume va aller jusqu'à remettre en question l'hypothèse même de la causalité, la faisant passer d'une ontologie – un effet est le fruit d'une cause réelle – à une psychologie : ce que nous appelons cause n'est que l'effet de l'habitude. 1 Éthique, appendice au livre I, traduction Appuhn. id. 3 Aristote, Politiques, I, 2 ; repris par Spinoza , Appendice à l'Éthique I 4 id. 5 De Natura Rerum, Chant I, vers 150. La Mettrie en fait le deuxième point de la philosophie spinoziste après le monisme de la substance. Cf.i Abrégé des systèmes, § VII La Mettrie croit cependant y voir un dualisme par delà ce qu'on appelle le parallélisme spinoziste. Peut-on dire que La Mettrie a lu Spinoza ou qu'il se contente de reprendre Bayle (Dictionnaire…) et Condillac (Traité des systèmes) cf. plus loin. 2 - 55 - Les nouvelles sciences de la vie et la médecine Indéniablement, la philosophie des lumières doit beaucoup à l’émergence des sciences de la vie. Si le matérialisme se réfère à de grands anciens, comme Lucrèce et Épicure, et si le cartésianisme rend possible une compréhension du monde comme étendue soumise aux lois du mouvement, le développement de la médecine à partir de considérations expérimentales constitue une pièce essentielle de son renouveau. Et cette évolution n'est pas séparable de la critique des causes finales, dans la mesure où en effet, c'est à propos de la forme finalisée des organes et organismes que l'argument concernant les causes finales se fait le plus prégnant. On sait combien Darwin sera attentif à l'examen des mécanismes qui produisent les larmes. Dans son étude sur Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIII° siècle (1963), J. Roger montre que la fin du XVII° siècle transforme radicalement la médecine et son approche du corps. A la fin du XVII°, si la médecine ne se réduit pas à la caricature qu’en donne Molière, il n’en reste pas moins que l’essentiel des études apparaît plus théorique que pratique. Les dissections se font rares, et souvent le professeur n’y participe pas, commentant du haut de sa chaire un texte grec ou latin, d’Aristote ou Galien. Les thèses de médecine ne comportent que quelques feuillets, souvent rédigés de la main même du professeur, et à la mode scolastique : opinons diverses tranchées à la fin par l’autorité d’Aristote. Le microscope à peine inventé n’a pas encore livré ses découvertes, et d’ailleurs aurait-il pu en être autrement ? Pour voir quelque chose, encore aurait-il fallu le chercher ! Il y a encore bien des obstacles épistémologiques à dépasser. Cependant, à la fin du XVII°, la nouvelle médecine cartésienne voit le jour, et s’impose : « tous, cartésiens ou anticartésiens ; gassendistes, chimistes ou éclectiques, sont persuadés du caractère mécanique des phénomènes vitaux, et donner une liste des biologistes mécanistes en 1700 reviendrait à citer tous les auteurs, hormis quelques chimistes mystiques de plus en plus rares et anachroniques, quelques tenants d’un galénisme attardé et sans influence, quelques précurseurs d’un vitalisme encore à naître. Tout ce qui compte est mécaniste»1 Le médecin français Lamy, Boerhaave en Hollande mettent en pratique la nouvelle approche scientifique concernant les affections du corps, et la conception de l’âme s’en trouve radicalement modifiée. Tous deux ont exercé une forte influence sur La Mettrie, reprenant les thèmes du premier, et devant sa première célébrité à ses traductions des leçons du second, partisan de l’iatromécanisme. Roger, Jacques, Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIII° siècle (1963) réédition Albin Michel 1993, p. 207 1 - 56 Pour les matérialistes du XVIII° siècle, le dualisme représentait ce que Bachelard appelle un obstacle épistémologique. Utile dans un premier temps pour penser certaines choses, obstacle pour avancer. Ainsi le monisme de Spinoza ou des matérialistes vient répondre à la contradiction au sein du système cartésien. Ce que l’union y gagne, la distinction le perd, et de ce fait l’âme disparaît au profit de la matière , elle se fait âme matérielle. ° ° ° Le matérialisme peut donc signifier du point de vue l'ontologie, un monisme, lequel monisme est inséparable d'un immanentisme épistémologique ce qui implique une métaphysique. Ces points acquis, les conséquences politiques peuvent être développées. Parce que le matérialisme est immanentiste et moniste, la question de la valeur des idées politiques fait problème. B / Matérialisme et politique Qu'est-ce que la politique ? Redoutable question que celle de la définition de la politique. S'il y a bien une philosophie de la politique, et même des philosophies politiques1, toute étude montre qu'elle ne cesse de vouloir redéfinir ou re-fonder la politique. Il y va là d'un objet de pensée aussi ancien que la pensée ellemême, et l'on peut ici suivre Jean-Pierre Vernant pour qui raison et politique naissent ensemble : « Entre la politique et le logos, il y ainsi rapport étroit, lien réciproque. L'art politique est, pour l'essentiel, maniement du langage ; et le logos, à l'origine prend conscience de lui-même, de ses règles, de son efficacité à travers sa fonction politique. »2 L'objet du présent travail n'étant pas la définition générale de ce que l'on appelle « politique », on doit ici se contenter de préciser trois points : 1 – quel sens le plus général doit-on accorder au terme « politique » ; 2 – ce sens était-il partagé au XVIII° siècle ; 3 – la pensée matérialiste développe-t-elle une conception particulière de « politique » ? 1 Dénomination dont l'ambiguïté est certaine : philosophie de la politique, ou philosophie d'emblée engagée dans la politique ? Doit-on suivre Nietzsche qui affirme que « toute philosophie moderne est policière 2 Vernant Jean-Pierre, Les origines de la pensée grecque, Chapitre IV « L'univers spirituel de la « Polis » ». 1962, Puf, 133 p. - 57 Un survol étymologique et lexicographique du terme nous montre d'emblée qu'entre les deux usages du substantif, le et la politique, ou le champ déterminé par l'adjectif, plusieurs champs d'études s'ouvrent à nous. Suivons pourtant l'avertissement matérialiste à propos de l'usage des mots, constant au XVIII° siècle qui y voit la paternité chez Épicure1 et Locke : méfions-nous des mots et allons à la chose. La politique est un phénomène, un fait réel qu'il faut analyser comme tel, il se produit dans l'histoire. Toute la difficulté tient à ne pas figer les déterminations du terme dans l'une quelconque de ses figures, comme la Cité ou l'État, c'est-à-dire de définir le concept universel de politique par delà l'histoire. Julien Freund, dans L'essence du politique, a tenté une telle définition, notamment en distinguant les deux sens du substantif : la politique serait une action, un mouvement qui dépasse l’instance dans laquelle elle s’incarne, le politique. Pourtant, cette instance, nécessairement historique, ne constitue à son tour qu’une figure du politique, que Freund entend saisir comme essence permanente2. A ce titre, Freund entend non seulement distinguer le politique d’autres notions, certaines constituant de essences pures comme l’art ou la science, d’autres des notions dialectiques, comme le droit, constitué de morale et de politique, mais aussi penser le politique comme le fruit d’une caractéristique anthropologique. Il y a donc pour lui un statut ontologique au politique : car l’homme « est un être social, vit dans une collectivité qui constitue pour une grande part la raison de son destin. »3 On peut alors caractériser à grands traits le politique comme le lieu de conflits : « relations du commandement et de l’obéissance, du privé et du public, de l’ami et de l’ennemi, et finalement le but et le moyen spécifique du politique. »4. Cette distinction nous permet donc effectivement de rendre compte de ce qu'il y a de spécifiquement politique. Toutefois, elle dénote d'un certain rejet de l'activité politique au profit de l'instance censée en garantir l'exercice qui se confond souvent avec le lieu du pouvoir. Pierre Vidal Naquet, dans son introduction à Moses I Finley, démocratie antique et démocratie moderne, propose l’interprétation suivante : « Mais précisément, pour Julien Freund, il convient de distinguer le politique qui est une essence et la politique qui est une activité envahissante et à la limite destructrice du politique. »5 Il y va d'une interprétation d'essence platonicienne parce que portant sur les essences qui s'interdit de penser la politique comme interprétation permanente de l'ordre établi. Or cette dimension est impliquée dans la politique elle-même, si l'on veut bien considérer que son objet propre est bien la détermination d'un monde commun. 1 « Pourquoi le peuple reste - t - il plongé dans l'erreur? c'est qu'il prend des noms pour des preuves. Faites vous des principes; qu'ils soient en petit nombre, mais féconds en conséquences. » Diderot, article « Épicuréisme ou Épicurisme. » 2 Cf. Notamment son Avant propos de 1965 à L’essence du politique, Dalloz, 2004, 864 p. 3 Avant propos de 1965 à L’essence du politique, p. 5 4 id. 5 in Moses I Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Payot, p. 9 - 58 L'analyse phénoménologique qu'en donne en 1955 Éric Weil dans Philosophie politique semble reprendre une problématique constante de la philosophie politique. « (…) la question du sens de la politique ne peut se poser que pour celui qui a posé celle du sens de l’action humaine, voire de la vie – en d’autres termes, pour celui qui s’est déjà installé dans le domaine de la morale. » Sans prétendre ici reprendre l’esprit de la démonstration d’Eric Weil, nous pouvons déduire de la lettre que la politique appartient d’une part à une certaine conception de l’action, et d’autre part pose la question des fins de cette action. Précisons qu’il s’agit ici d’une action visant l’organisation d’une communauté historique : il définit en effet l’objet de la philosophie politique comme la « compréhension de la politique dans sa totalité et dans son unité structurée, comme compréhension de l’action humaine dans l’histoire », mais d’une action spécifique, celle qui vise à l’action raisonnable d’une communauté en vu de l’universel. Plus loin, il en fait émerger l’instance spécifique, en faisant de l’Etat « l’organisation d’une communauté historique. Organisée en Etat, la communauté est capable de prendre des décisions. »1 Organisation de la communauté et décision2 constituent donc des traits éminemment politiques. Or cette définition rend compte des conceptions antiques de la politique. Dès Aristote, se pose la question d’une spécificité de la politique. Ce dernier entend en effet saisir le lien social particulier qui unit les « animaux politiques » que sont les hommes. Le texte célèbre des Politiques indique en effet que la question politique appartient en propre à l’homme, et suppose un langage. Si l’homme est politique, et pas simplement animal, c’est qu’il peut non seulement exprimer ses besoins et sensations, mais également effectuer des calculs de rationalité concernant l’utile et le nuisible et poser des jugements sur le juste et l’injuste3. Cette condition nécessaire posée, il faut ensuite, parmi les formes d’association, distinguer le mode proprement politique : il n’appartient ni à la relation familiale, ni à la relation économique. En effet, dans le livre III, il fait de la citoyenneté le trait propre de la politique. Ce n’est pas en effet le seul regroupement sur un territoire donné (chapitre III), mais la participation au pouvoir (chapitre I) qui donne le trait politique. Le pouvoir de la cité appartient à une finalité propre. La famille a pour fin la reproduction biologique, le village poursuit des relations économiques pour la survie de ses membres, mais la cité, polis, suppose une décision quant au bien vivre. La poursuite de la vie bien heureuse constitue l’objet propre des cités, et celles-ci se dotent d’une constitution qui poursuive cette fin. A ce stade on peut alors passer de la politique à la philosophie politique, celle qui naît 1 Weil Eric, Philosophie politique, Vrin, 1989, 261 p. ici, p. 131 Pourrons nous alors faire de la décision un critère déterminant le politique ? Bruno Bernardi nous invite pour sa part à considérer le caractère proprement politique de toute décision politique. Cf. Qu’est-ce qu’une décision politique ? Vrin, 2003 3 ARISTOTE, Les politiques, édition Pellegrin Garnier Flammarion, 1990, 575 p., ici [I, 2] 2 - 59 quand les buts de la vie politique sont consciemment interrogés philosophiquement1. Ainsi mise en perspective, la vie politique se définit comme organisation collective de la vie commune. Cette définition permet bien de distinguer la politique d'autres genres de l'activité. Elle ne se réduit pas à une morale, si l'on veut bien réduire la morale aux règles qui régissent la vie privée. Certes cette distinction est moderne2, dans la mesure où la vie politique se pense dans l'antiquité corrélative de la vie politique. En effet, Platon et Aristote font de la vie politique la continuation de la vie morale. La République de Platon entend nous conduire à l'Idée de Justice en utilisant le modèle de la Justice de la Cité, en conformité avec les partitions de l'âme. Vertu individuelle et vertu politique sont des analogues, et l'éducation de l'homme privé un préalable nécessaire à celle de l'homme politique. Aristote le confirme dans la mesure où l'Éthique à Nicomaque entreprend de lier la vertu morale à l'action politique : « aussi faut-il avoir une bonne éducation morale, si l'on veut parler avec profit de l'honnête, du juste, et en un mot de la politique. »3 Le geste machiavélien est sans aucun doute décisif en séparant la morale de l'homme privé de celle de l'homme public. Le célèbre chapitre XVIII nous invite effectivement à considérer « qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus de l'homme moyen, parce qu'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité, de la loyauté et de la religion. » C'est que la question politique est inséparable de celle du pouvoir : « le point est de se maintenir dans son autorité, les moyens, quels qu'ils soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. »4 L'important n'est pas de qualifier l'attitude de Machiavel, mais de souligner que par delà l'opposition ici manifestée entre anciens et modernes, la même intention prévaut : il reste une spécificité politique vis-à-vis de la morale privée, dans la mesure où, même liée à des intentions morales, la dimension collective du pouvoir l'emporte. Aristote lui-même ne confond pas l'éthique et la politique. Il indique très clairement à la fin du livre X de l'Éthique à Nicomaque que la science politique relève d'un traité spécifique5, car 1 Dans le premier chapitre de Qu’est-ce que la philosophie politique ? Léo Strauss montre que cette dernière suppose un degré de réflexion particulier, celui où l’activité de pensée la plus haute rencontre la vie même, la politique. De ce fait, de même que la politique suppose d’emblée un niveau de conscience - se poser la question des normes communes – celle de la bonne politique suppose à son tour un autre niveau de réflexion. L’opposition contemporaine entre la philosophie politique et la science politique ne tiendra donc pas seulement à l’élucidation de la discipline prépondérante, mais également au mode de pensée qui l’accompagne. 2 Et nous n'entrerons pas dans les distinctions somme toute très contemporaines entre éthique et politique, si ce n'est pour signaler avec Marcel Conche que la morale implique une contrainte externe, là où l'éthique peut se suffire d'une approche subjective. Cf. Conche, Marcel, Le fondement de la morale, Puf, 1993, 148 p. 3 Éthique à Nicomaque, Livre I, IV, traduction Jean Voilquin, 1965 Garnier Flammarion 4 Le Prince, édition par Raymond Naves, Garnier 1968, p. 62-63 5 C'est-à-dire Les politiques dont le plan est annoncé à la fin de l'Éthique à Nicomaque - 60 elle concerne la science architectonique1. La politique, aussi totalisante soit-elle, ne se confond pas non plus avec les mœurs. L'activité spécifique de la Cité n'est ni celle des relations domestiques, ni celle des relations économiques. Elle porte en effet précisément sur la totalité, elle ne se réduit pas à l'une quelconque d'entre elles. Ici encore, par delà l'opposition anciens et modernes que l'on a situé avec Machiavel, il demeure que la politiques est une instance de décision qui porte sur la vie commune et qui donc ne pourra se confondre avec les mœurs de telle ou telle partie de la société. La définition du politique comme royal tisserand chez Platon dénote cette inquiétude : le politique n'est pas expert dans un art particulier, il les rend compatibles les uns avec les autres. Cette préoccupation rejoindra ensuite la distinction moderne entre société civile et État, mais également entre volonté privée et volonté générale chez Rousseau. La politique suppose la définition collective des règles du bien vivre, et donc ne s'hérite pas seulement des pratiques traditionnelles. Par conséquent la politique dépasse à son tour la pure contingence des faits. Lorsque Aristote lie la rationalité et la politique, c'est pour indiquer que les notions de juste et d'injuste sont soumises à délibération. Or les mœurs échappent le plus souvent à ces jugements : trait permanent de la notion de coutume pour Montaigne et Pascal, qui influencera fortement Helvétius. Organisation collective de la vie commune, la politique suppose à la fois une instance de la décision, la cité ou l'État, et un moyen d'action, le pouvoir et la loi, sans se réduire à l'une quelconque de ces formes. Ce posé, la politique devient inséparable d'un principe au nom duquel une instance politique exerce le pouvoir. La définition des fins de la politique se pose alors, quelle soit entendue comme cause finale par Aristote, c'est-à-dire achèvement de son être ; ou plus simplement comme but ou projet. En un sens alors la politique est une éthique collective. Elle se donne à elle-même ses propres fins, ce que rappellent encore ici conjointement Aristote et Machiavel. La question porte alors sur les fins poursuivies, et c'est autour de la question des fins que se joue le problème d'une politique matérialiste. La difficulté d'une pensée politique matérialiste Jean Terrel, analysant la pensée politique de Hobbes en relation à son matérialisme, rappelle ce paradoxe à vouloir penser une politique matérialiste : « L'ontologie de Hobbes comporte trois postulats fondamentaux : il n'existe que des corps ; les relations de causalité ne sont que des 1 Éthique à Nicomaque, I, II : « Le bien, certes, est désirable quand il intéresse un individu pris à part ; mais son caractère est plus beau et plus divin quand il s'applique à un peuple et à des États entiers. » - 61 rapports entre mouvements ; tous les événements surviennent du fait de causes nécessaires. Or de tels postulats paraissent incompatibles avec la philosophie politique. Le matérialisme rend problématique le statut des corps politiques. Le mécanisme contraint à dériver l'ordre juridique d'une mécanique des forces. Enfin le règne de la nécessité semble interdire la création des républiques. »1 Parce que le nécessitarisme semble contradictoire avec l'hypothèse de la liberté, l'approche matérialiste semble exclure l'idée d'une politique à partir d'un sujet de l'action. Parce que l'ordre des faits semble se suffire à lui-même, le matérialisme semble exclure tout recours à des valeurs orientant l'action. 1. Le rejet du matérialisme : Platon contre Anaxagore Dès l'origine de la philosophie, la pensée idéaliste dénie au matérialisme la possibilité de penser la politique. Le statut du juste est ainsi mis en avant par Platon dans sa critique d'Anaxagore, dans le Phédon. La discussion porte sur le statut mortel ou non de l'âme, la mortalité de l'âme étant l'une des conséquences du matérialisme. Son argumentation porte sur deux points. En premier lieu les matérialistes font une erreur en croyant que la cause véritable de nos pensées était organique. Or c'est confondre la moyen, les « os, les tendons et les autres que je possède » [99d] qui me permette d'agir, et la cause réelle de mes choix et de mes résolutions. Le choix du « meilleur » ne procède pas d'une disposition du corps. Le deuxième point tient aux conséquences morale de la mortalité de l'âme : « Si en effet, la mort nous délivrait de tout, quelle aubaine pour les méchants d'être en mourant débarrassés tout à la fois de leur corps et de leur méchanceté en même temps. » [99d]. L'hypothèse d'une impunité ici bas appelle toujours celle de la culpabilité post-mortem : sinon, en effet, on pourrait agir injustement en croyant échapper aux sanctions, comme le rapporte également le mythe de l'anneau de Gygès en République. Glaucon au Livre II [357a] semble dire que l'on ne commet pas l'injustice que par peur de l'impunité. « (…) personne n'est juste volontairement, mais par contrainte, puisque celui qui se croit capable de commettre l'injustice la commet. »2 Ainsi, si l'on était en mesure de commettre le crime en étant sûr de ne pas être pris sur le fait, ni dans l'avenir, alors en effet, l'injustice serrait notre lot quotidien. En revanche, l'hypothèse d'une immortalité de l'âme rend impossible la possibilité de l'impunité : nos crimes nous poursuivrons toujours. Au delà de l'argument post mortem, auquel l'épicurisme répondra en proposant une morale de l'authenticité3, la question porte sur le statut de la causalité engagée par la philosophie matérialiste. 1 Terrel, Jean Hobbes, matérialisme et politique op. cit. p. 51 République, Livre II, [360c], traduction Baccou. 3 Pour Épicure, agir justement présuppose que l'on se garde de faire ce que l'on ne voudrait faire qu'en se cachant. 2 - 62 - 2. La causalité matérielle et la politique. La perspective matérialiste envisage différemment la plupart des catégories de pensées de la tradition, et donc toutes celles qui sont impliquées dans une pensée politique. Le monde des valeurs doit être reconfiguré pour regagner un statut d'immanence, l'idéologie remplace l'Idée ; la liberté ne peut se fonder sur un libre arbitre, il faut penser le déterminisme ; en lieu et place d'une cause finale, il y a un statut propre à la causalité matérielle. La problématique des valeurs : l'idéologie en lieu et place des Idées Avec la critique platonicienne du matérialisme d'Anaxagore, ce sont bien les conséquences morales du matérialisme qui sont rejetées, et ce pour deux raisons : en premier lieu son monisme rendrait impossible la pensée des valeurs, c'est-à-dire un devoir être ; en socnond lieu Platon leur dénie toute force. Leur origine – ou plutôt leur fondement1 – ne peut être assigné aux dispositions du corps ; leur efficace n'est assurée que si l'âme est immortelle et devra supporter les conséquences de nos actions par delà la mort du corps. Thème central dans toute la pensée du péché pour les religions : la justice divine nous poursuit par delà la mort, et l'œil nous poursuit dans la tombe. Le criminel croit souvent qu'il pourra échapper à la loi. Dans une pensée de type idéaliste, on peut toujours croire que nous serons redevables de nos crimes dans une vie après la mort. Certes de la définition socratique de la Justice comme idée permet de distinguer la justice de la crainte de la punition, et donc de la notion d'intérêt. Il existe une Justice qu'il nous est possible de connaître et la vertu consiste à vivre en conformité avec elle. Pourtant il ne remet pas en cause notre responsabilité post mortem dans le Phédon. Pour le matérialiste Épicure, avec sa conception des dieux retirés du monde et de l'âme mortelle, il ne peut en être de même. On suivra alors les lois, non parce qu'elles sont justes : « L'action injuste n'est pas un mal en elle-même, mais dans la crainte qui vient de ce qu'on doute si elle échappera à ceux qui se tiennent en punisseurs de telles actions. »2 Cependant, enfreindre les lois c'est courir le risque de souffrir plus en raison de la sanction qu'elles supposent : « Il n'est pas possible à celui qui commet clandestinement quelque chose de ce que les hommes ont convenu entre eux de ne pas commettre pour ne pas faire de tort ni en subir, d'être sûr qu'il ne sera pas découvert, même si, dans le présent, il y échappe dix mille fois, car , jusqu'à sa mort, l'incertain est s'il continuera à n'être pas découvert. »3 C'est ce qui justifie le politique comme institution et corps constitué. La loi n'est pas une idée, mais une force qui doit, à toute force, faire valoir sa 1 Le passage de l'origine au fondement recoupe ici celui des faits immanents aux valeurs nécessairement transcendantes dans la perspective idéaliste. 2 Maxime Capitale XXXIV 3 Maxime Capitale XXXV - 63 puissance temporelle, la possibilité de l'effectivité de son action, c'est-à-dire de la sanction. Problème de la liberté et du déterminisme Si l'on suit la remarque de Jean Terrel à propos des difficultés de la théorie de Hobbes, la question de la liberté semble l'un des points les plus problématiques de toute pensée matérialiste qui aborde les questions morales ou politiques. L'évèque Bramhall répondant à Hobbes dans leur controverse concernant la liberté et la nécessité l'avertissait dans ces termes : « un stoïcien complet ne peut ni prier, ni se repentir, ni servir Dieu d’aucune manière. Admettez la liberté, ou vous détruirez l’Eglise aussi bien que l’Etat, la religion aussi bien que la politique. »1 La liberté constitue l'une des conditions nécessaires de toute action politique, dès lors que l'on admet en effet que la politique appartienne bien au domaine de l'action. Comment pourrait-on à proprement parler agir si nous n'étions pas à l'origine de nos actions, si nous n'avions pas la possibilité de faire ou de ne pas faire ceci ou cela ? La question de la liberté acquiert une importance considérable aux XVII° et XVIII° siècles, autour notamment de la question du libre arbitre, de sa définition et des bornes éventuelles de la liberté. De Descartes à Leibniz2 répondant à Locke, repris par Voltaire3, les encyclopédistes s'affrontent sur sa définition et son lien avec la nécessité. Les enjeux en sont pratiques – comment agir sur le monde et d'abord sur le monde naturel si nous ne sommes pas libres ; théologiques – quel statut accorder à la foi et à la dévotion sans liberté ; tout autant que moraux – quelle responsabilité sans liberté ? Pour ce qui concerne plus spécifiquement la politique il y va évidemment d'une des conditions de l'action des politiques. Machiavel lui-même l'accorde, ce n'est que parce que nos actions peuvent être considérées dues pour moitié à la fortune, pour moitié à la liberté qu'il y a effectivement une politique possible : « Comme nous avons un libre arbitre, il faut, ce me semble, reconnaître que le hasard gouverne la moitié, ou un peu plus, de la moitié de nos actions, et que nous dirigeons le reste. »4 D'ailleurs, le matérialisme n'est pas le seul atteint par cette querelle. Tout partisan de 1 Hobbes De la liberté et de la nécessité (vers 1645) Suivi de Réponse à la capture de Léviathan (controverse avec Bramhall I) Introduction, traduction, notes, glossaires et index par Franck Lessay Vrin 1993, 294 p. ici, note p. 81 2 Notamment, Nouveaux essais sur l'entendement humain chapitre XXI « Liberté » in Voltaire, Dictionnaire philosophique, Voltaire se faisant ici l'interprète de Locke et participant de beaucoup à l'introduction de sa philosophie en France. Cf. également, Lettre XIII sur LOCKE 4 Le Prince, Chapitre XXV 3 - 64 l'omnipotence et de l'omniscience divines se doit de rendre compte des raisons de l'action humaine. On peut (feindre de) croire comme Bossuet que « Dieu du plus haut des cieux tient les rênes de la Providence ». et c'est d'ailleurs contre les conséquences théologico-politiques de ces affirmations, héritées de la tradition paulinienne1, que Machiavel fait appel à une part de liberté : « Je sais que plusieurs ont cru et croient encore que les choses de ce monde sont gouvernées soit par la Providence divine, soit par le hasard, d'une manière telle que la prudence humaine ne peut rien contre les événements ; et il serait alors inutile se mettre en peine, et de chercher à les prévenir ou à les diriger. »2 La pensée matérialiste se doit alors de redéfinir la question de la liberté, c'est-à-dire de comprendre la possibilité de l'action en dehors de la croyance dans le libre arbitre absolu. À vrai dire Descartes lui-même a conçu que la liberté ne pouvait pas se penser à proprement parler en libre arbitre, si l'on entend par là le pouvoir de choisir indifféremment parmi les possibles : « cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre sans jamais être indifférent. »3 La pensée matérialiste en revanche devra concevoir en quoi d'une part politique, morale et justice sont compatibles avec un certain déterminisme4, et d'autre part de quelle causalité relève l'action humaine. La critique implicite du libre arbitre La pensée matérialiste repose fondamentalement sur un monisme qui refuse tout finalisme, et rapporte les manifestations psychiques au corps fait de matière. On peut décliner alors ce « monisme radical – celui d’Épicure et de Lucrèce, celui de Spinoza ou de La Mettrie »5 selon deux postulats : l’objectivité de l’être et la réduction de l’homme et de toutes ses productions comme 1 Saint Paul, « Omnis potestas a deo ordinata est », Romains13 : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n'y a d'autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. » in Nouveau Testament, traduction œcuménique de la Bible, le livre de poche, 1979, p. 258. Nous reprendrons ces références en laissant parler l'Archevèque de Paris, De Beaumont, dans sa condamnation de De l'Esprit, d'Helvétius, ci après troisième partie. 2 Le Prince, chap. XXV 3 Descartes, Méditations Métaphysiques, première méditation. 4 Là encore, ce n'est pas le propre d'une pensée matérialiste, si l'on suit Sartre qui, tout en réfutant le matérialisme affirme : « ce n'est pas le déterminisme mais le fatalisme qui est l'envers de la liberté. » 5 Comte Sponville, André, « L’âme machine ou ce que peut le corps », in Valeur et vérité Puf, 1994, p. 106 - 65 simple forme de cet être, sans réalité ontologique distincte1. Autrement dit, il n’y a de pensée matérialiste qu’en raison de ce que la pensée elle-même ne constitue qu’une des formes de la matière. De ce fait, psychisme, morale, politique, religion perdent ici toute autonomie ontologique. Sur fond d’un tel monisme, bien des conceptions de l’être et de l’être humain peuvent s’envisager, et surgit alors le problème de la liberté humaine. Envisagée comme propriété fondamentale de l’âme ou de la volonté pour les idéalistes, elle constitue l’une des conditions de possibilité de la responsabilité et de la moralité : pas de culpabilité sans responsabilité ; pas d’axiologie sans intention libre. Nous avons déjà vu plus haut comment Lucrèce inscrit la possibilité de la liberté à partir de la spontanéité des atomes déclinants. Il n'y va certes pas d'un libre arbitre absolu, ne serait-ce que par ce que les décisions semblent à leur tour conditionnées par un rapport de plaisir qui ne se conforme pas à l'idée habituelle de la liberté. Certains commentateurs affirment même que l'on aurait tort de vouloir fonder une liberté à partir du clinamen : la spontanéité du clinamen étendue à l'âme humain ne serait au mieux qu'une impulsion, tout le contraire d'un acte libre. Locke initie une critique radicale de la liberté à la fin du XVII° siècle qui est transmise en France par la Voltaire, notamment à partir de son article « Liberté » du Dictionnaire philosophique. Il commence par un « petit dialogue » qui entend montrer que la notion de liberté est vague tant que l'on ne précise pas ce qu'elle signifie. Or, être libre, c'est certainement avoir la possibilité de suivre ses volontés, étant entendu que l'on ne peut savoir si ces mêmes volontés sont libres : « En quoi consiste donc votre liberté, si ce n’est dans le pouvoir que votre individu a exercé de faire ce que votre volonté exigeait d’une nécessité absolue ». Ainsi, on est libre si l'on peut s'écarter de la trajectoire d'un boulet de canon, quoique nous ne soyons pas libre de vouloir le faire. Autrement dit, la notion de liberté se réduit insensiblement à celle de liberté de mouvement, dont la cause ultime elle peut bien ne pas être libre. La question philosophique se déplace : il s'agit moins de faire de la liberté une indifférence que de déterminer le pouvoir que nous avons sur nos déterminations. La pensée matérialiste de la politique suppose une autre modalité de la causalité. On saisit ici ce qui distingue alors une approche matérialiste de l'hypothèse idéaliste de l'autonomie de la volonté. Fondamentalement, l'hypothèse du libre arbitre fait écho à la liberté divine : « Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois 1 Quiniou Yvon, « Visages du matérialisme » in Les matérialismes et leurs détracteurs, op. cit. - 66 point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu. »1 Or cette liberté divine est inséparable d'une causalité particulière, celle-là même qui fonde l'argument du premier moteur : Dieu est causa sui, cause de soi, c'est-à-dire créateur. De la redéfinition de cette causalité peut surgir une véritable pensée politique matérialiste. Elle ne part pas de la liberté comme condition de l'action, ni de la Justice idéale ou divine comme cause finale de l'action, mais d'une causalité immanente : le plaisir et son avatar politique, le bonheur2. De ce fait il ne peut y avoir de matérialisme sans non seulement une physique, mais encore une anthropologie. C'est ainsi que l'on peut lire le dessein répété de Hobbes d'écrire successivement une théorie des corps, du corps humain et du corps politique3. Toute pensée matérialiste de la politique suppose pour le moins une décision quant aux propriétés de la matière qui rendent possibles connaissances et actions humaines, puis une anthropologie des conduites, c'est-à-dire, au sens étymologique, une morale. Le propre d'une politique matérialiste tient à la définition d'un type particulier de causalité qui s'affranchisse des illusions du libre arbitre, tout en rendant compte de l'irréductibilité de l'expérience humaine en tant qu'action. L'ontologie politique matérialiste ne repose pas sur une causalité libre, qui ferait appel à la notion de création par analogie avec la création divine, mais à celle de production ou d'expression. Produire, en effet, rend compte d'un processus par lequel quelque chose advient dans un processus pour lequel il n'est nul besoin de recourir à une causalité transcendante. L'arbre produit des fruits, le travail produit des résultats. On sait quel sort Marx fait à la notion de production, qui seule permet d'échapper à l'idée d'une création magique, mais elle ne se limite pas au sens qu'il lui donne4. La notion de production nous semble la mieux à même de traduire la causalité spécifique engendrée par l'approche matérialiste. Le terme d'expression, que Spinoza préfère à celui de création rend également compte de cette causalité immanente5. Du reste, 1 Descartes, Méditations Métaphysiques Le passage du plaisir comme sensation à la quête du bonheur étant au cœur des anthropologies matérialistes. 3 Ce qui peut autoriser la lecture du Corps politique de Hobbes, qui marquera d'Holbach, Helvétius et Diderot, comme une véritable Physique de l'État selon le titre de l'étude de P. Tort, op. cit. Si nous avons désormais accès à une traduction complète des Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, édition de Dominique Weber, Le livre de poche, 2003, 387 p., seule la seconde partie a été traduite du temps de Hobbes par Sorbière, son secrétaire, sous le titre de Corpore Politico, tandis que d'Holbach donnera une traduction de Human Nature en 1772. Helvétius a sans doute eu accès au texte anglais et aux travaux de d'Holbach. 4 Sans doute une étude du vocabulaire marxiste de la production serait ici nécessaire, quoiqu'il dépasse, et de loin, le présent travail. La production de la valeur ne ressortit à aucune magie : elle n'est que le fruit d'un rapport d'exploitation économique, en sorte que la valeur n'est pas à proprement crée, mais volée. 5 cf. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression éditions de minuit, 1968, 332 p. 2 - 67 dans De l'esprit, Helvétius recourt 5 fois au terme de « création » et 5 fois également à celui de créer, la plupart du temps dans un sens métaphorique. En revanche, il y a abondance des termes de production (10 fois), et produire (91 occurrences), exprimer (27) et expression (54) même si là encore il y va souvent de la seule parole, expression au sens le plus courant. L'abondance des termes ne peut servir d'argument à elle seule. Par l'idée de production, on comprend mieux comment le matérialisme s'affranchit de la question des causes finales. Dans le processus de production d'une valeur ou d'un bien, il y va en effet d'une analogie artisanale, mais cette fois-ci assumée. La forme produite préexiste intentionnellement, mais elle n'a pourtant aucune valeur téléologique : elle procède d'un choix rationnel. D'autre part, il faut rendre compte du type singulier de causalité dont les hommes sont tout à la fois les sujets et les objets. Ici se noue le débat entre les partisans d'un matérialisme mécanique, où la liberté relève davantage d'un principe d'incertitude, d'une rencontre de chaînes de causalités à partir desquelles la notion de liberté traduit davantage nos incertitudes qu'une création et les partisans d'un matérialisme réflexif où l'homme, sujet de ses propres déterminations, peut les connaître pour les utiliser. Nous dirons alors du matérialisme ce que Bourdieu disait de la sociologie : « Ainsi, paradoxalement, la sociologie libère en libérant de l'illusion de la liberté, ou, plus exactement, de la croyance mal placée dans des libertés illusoires. »1 Le dépassement de l'atomisme, problème du matérialisme politique. Si le matérialisme suppose une redéfinition de la causalité en politique, elle n'atteint pas seulement le sujet. De même que le matérialisme mécanique s'interdisait au fond de penser l'action, au rebours du matérialisme réflexif, le matérialisme atomistique semble passer à côté de la dimension collective de la politique. Le matérialisme ne peut penser le politique que dans la mesure où il parvient à concevoir un dépassement de la causalité atomistique. Ce problème est de taille dans la mesure où l'atomisme et le nominalisme constituent deux sources fondatrices du matérialisme. L'atomisme repose sur une ontologie des corpuscules élémentaires, qui, agrégés, peuvent produire des corps. Toutefois, rien n'autorise à étendre le déterminisme physique des atomes aux corps eux-mêmes, et encore moins aux relations entre les corps. D'ailleurs, Épicure et Lucrèce notaient un changement qualitatif dans la mesure où seuls les atomes chutent indéfiniment dans 1 Bourdieu Pierre, Choses dites, éditions de Minuit, p. 26 - 68 l'univers ; dès que les corps sont constitués, leur vitesse est ralentie. On ne peut donc faire des individus des équivalents des atomes sans quelque précaution. En même temps, le nominalisme épistémologique est une conséquence du matérialisme. En effet, puisqu'il n'y a en réalité que des atomes et du vide dans l'univers, et des combinaisons d'atomes, il n'y a aucune valeur en soi1, et les qualités substantielles ne sont que des généralisations de choses réelles et singulière, en vertu su principe selon lequel : « il n’y a rien d’universel dans le monde que les noms, car toutes les choses nommées sont, chacune d’entre elles, individuelles et singulières. »2 De ce fait, l'analyse matérialiste des corps politiques s'interdit d'y voir des réalités transcendantes ou naturelles antérieures logiquement et historiquement à leurs constituants : on sait quel sort le matérialisme de Hobbes fait à l'affirmation aristotélicienne selon laquelle l'homme serait par nature un animal politique3. Au contraire, Hobbes n'a de cesse de faire de la politique un artifice, un corps constitué, allant jusqu'à dire que la nature dissocie les hommes4. Le problème de méthode consiste donc à prendre la mesure du type de causalité qui anime les hommes, c'est-à-dire des individus, liés à leurs passions et leurs calculs, lorsqu'ils vivent ensemble. Si l'analogie peut se poursuivre, il s'agit de comprendre quel nouveau genre de causalité intervient dans les relations humaines, au même titre que le passage des atomes aux corps modifiait la nature des déterminismes physiques. 3. Redéfinition d'une politique matérialiste La clé de la spécificité de l'approche matérialiste de la politique, nous semble résider dans l'eudémonisme. Il peut aujourd'hui sembler paradoxal d'identifier politique et bonheur. Depuis que Sain-Just a proclamé que « Le bonheur est une idée neuve en Europe », bien des critiques se sont élevées contre toute prétention à édifier une politique sur le fondement de la recherche du bonheur. L'ère des utopies négatives est passée par là, et l'on a vite fait de confondre recherche du bonheur et contrainte au bonheur. 1 Épicure, Maxime Capitale XXXVI : « La justice en soi n'est rien. Elle n'a lieu que par les traités en quelque lieu qu'habitent les nations qui les contractent. » traduction Hamelin & Salem, op. cit. 2 Hobbes Léviathan, Chapitre 4, édition de Gérard Mairet, gallimard folio, 2000, 1027 p. 3 Aristote, Politiques, I, 2 4 Léviathan, I, 13 - 69 - Le bonheur, une idée ancienne Toutefois, ce lien entre bonheur et politique n'est pas si neuf que Saint-Just semblait le croire. Une part importante de la réflexion antique et médiévale cherche au contraire à identifier la nature de ce bonheur. L'eudémonisme, la recherche du bonheur, est en effet un trait caractéristique de toute la philosophie pratique, mais l'identification progressive de la bonne vie, de la vie heureuse avec la vie vertueuse estompe peu à peu le thème du bonheur. C'est que toute la discussion porte sur la nature de ce bonheur, et nous soulèverions bien des contresens à réduire la notion de bonheur à son sens commun : le bonheur signifie proprement la vie bonne, c'est-à-dire la vie selon le Bien. Or cette recherche du souverain bien est indissociable de la politique : « quel est le but que nous assignons à la politique, et quel est le souverain bien de notre activité ? Sur son nom, du moins, il y a assentiment presque général : c'est le bonheur. »1 Mais ce bonheur possède une dimension morale, car « ainsi faut-il avoir une bonne éducation morale, si l'on veut entendre parler avec profit de l'honnête, du juste, et en un mot de la politique. »2 Mais quelle est à son tour la définition du Bien ? Aristote le signale en passant, le platonisme3 a très tôt orienté la conception que l'on se fait du bien comme valeur suprême, idéale au sens le plus banal. Mais, conformément à sa démarche habituelle, le bien, comme l'être se dit en plusieurs manières : « le bien comporte autant de catégories que l'être. »4 Le bonheur se définit comme le but supérieur que l'homme s'assigne, conformément à l'idée que l'on se fait du Bien : « ce à quoi on tend en toutes circonstances. »5 Cela repose donc sur une conception de l'homme, et ultimement sur la valeur de la vie. Or, pour le platonisme, la vie la meilleure est celle qui est conforme à la vertu. Certes, Platon affirme également que le bonheur concerne la vie politique : « La loi ne se préoccupe pas d'assurer un bonheur exceptionnel à une classe de citoyens, mais qu'elle s'efforce d'assurer le bonheur de la cité tout entière en unissant les citoyens par la persuasion ou la contrainte (…) »6 Pourtant la leçon socratique, tant de l'Apologie de Socrate que du Phédon, affirme que le Bien s'identifie avec le bonheur entendu comme seule vertu, même au prix d'une vie de renoncement : « ces raisons doivent rassurer sur son âme l'homme qui pendant sa vie a rejeté les plaisirs et les ornements du corps, parce qu'il les jugeait étrangers à lui-même et plus propres à faire 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, IV id. 3 ARISTOTE Éthique à Nicomaque, I,VI : « la recherche est difficile du fait que ce sont de nos amis qui ont introduit la doctrine des Idées. » 2 4 5 Éthique à Nicomaque, I, 1. République Livre VII [519d] 6 - 70 du mal que du bien(…) »1 L'idée que le bien puisse reposer sur les biens matériels heurte l'idée que Platon se fait de la vertu. Cette assimilation est d'ailleurs, sur le plan politique, inséparable de son rejet de la démocratie. Au livre VIII de la République [559d-562a], il dresse le portrait de l'homme démocratique, tout entier tendu vers la satisfaction des désirs, tous placés sur un pied d'égalité, infiniment renouvelés : « sa vie ne connaît ni ordre ni nécessité, mais il l'appelle agréable, libre, heureuse, et lui reste fidèle. » C'est que l'homme démocratique confond les désirs pernicieux avec les désirs nécessaires, il se voue au seul plaisir des sens et néglige la contemplation des véritables essences. Seul celui qui aura le « naturel philosophe » saura ce qu'est la vie vertueuse : voilà qui n'est pas donné à tout le monde et rend très problématique la théorie politique de Platon : « Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, ou que ceux qu'on appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet (…) jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée, autant qu'elle peut l'être et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que j'hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant combien ces paroles heurteraient l'opinion commune. Il est en effet difficile de concevoir qu'il 'y ait pas de bonheur possible autrement, pour l'État et pour les particuliers. »2 Autrement dit, Platon pointe la difficulté à penser une politique qui vise à la fois le bonheur et la vertu, l'efficace politique et la vérité philosophique. L'allégorie de la Caverne au Livre VII manifeste cette difficulté : celui qui est sorti de la Caverne et a aperçu la vérité doit y retourner, au risque de sa propre mort. Il appelle d'ailleurs ses disciples à intervenir dans la cité, et dans les dialogues ultérieurs Socrate s'efface devant d'autres protagonistes, plus engagés dans les affaires publiques, et à cet égard, le dialogue Le politique manifeste un retournement : Socrate se retire du dialogue pour laisser la place à l'étranger. La politique de la vertu marque sa limite. Aristote, philosophe de la juste mesure en toutes choses3, n'identifie pas le bonheur à la seule vertu. Il n'affirme pas, comme Platon, « qu'il n'y a pas de mal possible pour l'homme de bien. »4 Il y a des conditions au bonheur, parmi lesquelles, l'absence de maux trop importants5. C'est que si la vertu ne s'identifie pas au plaisir, elle ne s'y oppose pas nécessairement, car pour Aristote la vie éthique ne pourrait être choisie si elle n'était pas également agréable : « En effet le plaisir est commun à tous les êtres vivants et il accompagne tous nos actes accomplis par choix ; c'est que le 1 Phédon, [114e] République Livre V, [473 d] 3 Éthique à Nicomaque, II, 8 : « Ainsi tout homme averti fuit l'excès et le défaut, recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence(…) » 4 Apologie de Socrate [25 d] 5 « (…) il n'est pas impossible, semble-t-il, que l'homme vertueux demeure dans le sommeil et l'inaction au cours de sa vie ; que, bien plus, il supporte les pire maux et les pires malheurs ; dans ces conditions, nul ne voudrait déclarer un homme heureux à moins de soutenir une thèse paradoxale. » Éthique à Nicomaque, I, V 2 - 71 bien et l'utile, de l'avis commun, sont agréables. »1 Quoique le plaisir soit une composante de la vie bienheureuse, elle ne peut s'y réduire au nom d'une échelle des êtres. Les êtres humains ont beau être doués de sensibilité, comme tous les êtres vivants, il n'en reste pas moins qu'ils poursuivent des finalités supérieures. Pour Aristote, une finalité est supérieure dès lors qu'elle est à elle-même sa propre fin. Or chez l'homme, coexistent trois genres de vie, correspondant à trois degrés de l'âme : la vie végétative, la vie sensitive, et la vie active. L'accomplissement de la vie humaine correspond au troisième degré, la vie raisonnable : « nous supposons que le propre de l'homme est un certain genre de vie, que ce genre de vie est l'activité de l'âme accompagnée d'actions raisonnables, et que chez l'homme accompli tout se fait selon le Bien et le Beau, chacun de ses actes s'exécutant à la perfection selon la vertu qui lui est propre. »2 Ainsi, la question politique demeure celle de la recherche du bonheur, bonheur qui ne peut se confondre ni avec le seul plaisir, ni avec la seule vertu. Le bonheur politique suppose un certain accomplissement des relations dans la cité, celles-ci reposent sur le concept d'autarcie. Lorsque la fin de la cité lui appartient en propre, qu'elle peut légiférer sur le bien, elle atteint son être propre. Un autre travail de recherche serait certes nécessaire pour établir par quels biais s'est opéré le déplacement de la question du bonheur du cœur des philosophies politiques, jusqu'à disparaître presque entièrement. Pourtant, elle demeure à l'horizon des pensées matérialistes, dont la préoccupation du plaisir reste relativement constante. L'idéalisme finissant par identifier la question du bonheur et celle de la vertu, cette dernière devenant celle des valeurs transcendantes, la politique perd peu à peu de vue l'eudémonisme. En revanche, une perspective moniste du matérialisme implique la primauté du bonheur immanent : si la vie produit des changements, il faut la changer hic et nunc. La politique vise l'autonomie La question politique se déploie incidemment autour des conditions de sa propre existence, c'est-à-dire déploie la problématique de l'autonomie politique. On peut d'ores et déjà déceler une telle préoccupation dans la tentative antique de saisir le propre du politique, car même si Aristote comprend la politique comme une propriété naturelle, il n'en reste pas moins que le propre de l'activité politique c'est l'autarcie. Ainsi en Politique, Livre I, il décrit les formes d'unions entre les 1 Étique à Nicomaque, II, III Éthique à Nicomaque,[I, VII] 2 - 72 hommes, de la plus biologique, celle qui vise la survie et la reproduction de l'espèce, c'est-à-dire la famille, à la Cité, en passant par le village. Le village n'est pas encore proprement politique, car il ne concerne que les rapports économiques entre les hommes, une manière de vivre ensemble qui repose sur une division et coopération des activités. L'essence de la politique en revanche, la vie en Cité, suppose une prise de conscience de soi de la vie commune : « L'association de plusieurs villages forme un État complet, arrivé, l'on peut dire, à ce point de se suffire absolument à luimême, né d'abord des besoins de la vie, et subsistant parce qu'il les satisfait tous. » Le principe d'autarcie caractérise donc l'État. On pourrait d'ailleurs montrer que l'histoire de la théorie politique de la fin du moyen-âge à l'époque moderne consiste à fonder le politique comme rapport autonome. L'irruption de l'État moderne à partir du concept de souveraineté en marque progressivement les étapes. La première consiste à rendre concevable une action politique autonome, c'est-à-dire un nouveau principe d'autorité. L'État souverain rompt avec la source ecclésiastique de l'autorité. Au principe de SaintPaul, selon lequel c'est l'autorité de Dieu qui fait le pouvoir politique, s'oppose progressivement la pouvoir autonome. Les étapes en sont connues : le conflit des Empereurs en Allemagne repousse la plénitude de puissance papale, tandis qu'en France, répondant aux remontrances papales (Bulle Ausculata fili) Philippe le Bel affirme sa puissance contre Boniface VIII. Sur le plan de l'histoire des idées, D'Ockam à Machiavel se dessine la possibilité d'un ordre politique indépendant de l'autorité ecclésiastique. La Réforme religieuse vient accentuer cette indépendance politique : le socle doctrinal de la religion se fissure, d'autres interprétations de la loi divine s'envisagent. Même si Bossuet théorise la monarchie dite de droit divin, c'est sur fond d'absolue autonomie de l'État, incarné dans la personne de son souverain qui peut bien affirmer « l'État c'est moi. » D'ailleurs, il ya longtemps que les légistes royaux ont détaché la légitimité du Roi de son sacre : Philippe le Hardi a régné un an avant le Sacre. En sorte qu'une manière de comprendre l'histoire politique consiste à la lier à celle de la liberté. L'autonomie politique vise peu à peu le règne de la liberté, en détachant progressivement l'instance politique de toute influence extérieure. L'émergence du concept de souveraineté de l'État, qui pose l'État en principe, désincarné et indépendant des autorités religieuses, manifeste cette instance qui est à elle seule son propre principe. Cependant, elle perpétue l'illusion de l'autonomie de la volonté. Si la volonté de l'État croit s'affranchir de toute influence, c'est que l'État est pensé à l'image de la volonté divine et humaine. On le voit très clairement dans Les six livres de la République de Jean Bodin, lorsque ce dernier identifie la loi avec la volonté du souverain. Au Livre - 73 I, chapitre VIII, il prend exemple sur le roi de Tartarie pour définir la Puissance absolue de la République : « la parole de ma bouche sera mon glaive : & tout le peuple luy applaudit. » La volonté indépendante du souverain devient norme : comme le rappelle Diderot à l'article « hobbisme » de l'Encyclopédie, non veritas sed auctoritas facit legem. La quête du bonheur, définition matérialiste de la politique Pour le matérialisme il s'agit de comprendre comment l'affirmation anthropologique selon laquelle « le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse »1 permet de rendre compte de cette causalité particulière impliquée par le matérialisme. La formule épicurienne entreprend de lier ensemble principe – archê – et but – télos. Principe et but à la fois, le plaisir rompt avec la distinction aristotélicienne entre la causalité matérielle et finale : ce qui est au principe – c'est-à-dire à l'origine, est également à la fin, entendue tout à la fois comme accomplissement et motivation. Le plaisir devient donc le ressort de l'action humaine. En ce sens en effet, le sens commun de matérialisme s'accorde avec cet eudémonisme, dans la mesure où l'argent devient l'un des moyens d'acquérir de la puissance et du plaisir. Hobbes en donne un aperçu en faisant de la gloire et de l'argent des signes de la puissance. Toutefois, l'analyse matérialiste des formes de plaisirs est tributaire d'une analyse de leur hiérarchie, dont Épicure donne une première analyse dans la Lettre à Ménécée, en distinguant les plaisirs vains des plaisirs naturels, et parmi ces derniers ceux nécessaires pour le bonheur, pour la vie ou l'absence de douleur. Ni la liberté, ni la politique n'apparaissent premières : elles ne sont qu'un moyen de réaliser son bonheur. L'individu, comme tout être sensible est guidé par son plaisir, et seule la réflexion sur les modalités du plaisir permettent d'atteindre le bonheur. « Le bonheur, voilà un élément nouveau dans la doctrine du plaisir ; Aristippe ne voyait dans la vie que des instants détachés de jouissance et comme des tronçons de bonheur ; Épicure seul peut prononcer ce mot dans sa plénitude ; bien plus, il ne s'arrête pas là ; ce n'est pas assez d'être heureux, il veut que le sage soit bienheureux. »2 Une vie accomplie est donc une vie guidée par la philosophie qui n'est de ce point de vue pas du tout purement théorétique et réflexive, mais une pratique, selon la formule attribuée à Épicure : « La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse. »3 1 Épicure, Lettre à Ménécée. Guyau Jean-Marie, La morale d'Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines (1874) Encre marine 2000, 391 p. 84 3 Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes V, (math. XI), 169, cité par Marcel Conche, Épicure, lettres 2 - 74 C'est dans ce contexte que peut surgir la question politique : elle consiste à interpréter le fait de l'existence commune et de viser la compatibilité des plaisirs. L'atomisme est alors dépassé par le simple fait de la présence d'autrui : il faut comprendre la nécessaire prise en compte des désirs d'autrui comme condition de notre propre bonheur. La politique n'est qu'une des modalités de la vie, elle n'a rien de nécessaire. D'ailleurs, si l'on est en capacité de vivre seul et en autarcie, un bonheur a politique est possible, dans la mesure où pour vivre heureux on peut vivre caché. Dans le cas contraire elle appelle un niveau spécifique de réflexion qui détermine les règles de vie commune, qui substitue au hasard foncier des formes, des rencontres et des plaisirs, une organisation. La vie politique est donc nécessairement artificielle. ° ° ° Pour la philosophie matérialiste, la politique tient aux désirs. La politique n'est pas une valeur, mais la confrontation entre les désirs. Elle doit alors se fonder sur une science nouvelle. Hobbes propose en guise de science politique une science des corps, La Mettrie en médecin en fera une science du corps, et Helvétius, introduisant la notion d'Esprit produira la science de l'homme dont la politique a besoin. Voyons dans un premier temps quelles philosophies matérialistes antérieures se sont confrontées à ce problème, avec Épicure, Hobbes et Spinoza, avant de consacrer l'essentiel de notre étude aux textes de La Mettrie et Helvétius. et maximes, op. cit. - 75 - C/ Matérialismes et politique des Lumières 1. Matérialismes politiques : Épicure et Hobbes La pensée matérialiste de la politique des Lumières se nourrit à l'expérience des penseurs qui l'ont précédée, notamment l'épicurisme, dont on a vu le regain à la fin du XVII° siècle, et les théories de Hobbes, dont on redécouvre progressivement l'importance. Car au delà du rejet du despotisme et de l'athéisme qui caractérise la perception de son œuvre, bien des thèmes hobbesiens sont peu à peu réinvestis, notamment à l'occasion de la traduction par le Baron d'Holbach de Human nature1 en 1772. La place du politique chez Épicure La théorie matérialiste de la politique est donc ancienne, et même le théoricien du retrait de la vie publique, Épicure, se doit d'en rendre compte. Lucrèce au Livre V du De Natura Rerum2 nous propose le récit de l'apparition du monde social comme celui du monde physique. Il n'y a pas d'arrière monde3, d'idée de la politique, au sens où Politique et Justice seraient des valeurs en soi, mais bien une apparition chaotique de l'ordre politique, au hasard des circonstances, comme le monde se forme au hasard des chocs entre les atomes. Voilà pourquoi l'ordre politique apparaît peu à peu dans l'histoire4 de l'humanité. Il n'est pas donné tout entier mais procède d'une évolution. D'abord, le lien social apparaît pour des raisons de contingence matérielle. Les hommes, rudes et robustes, vivant séparés, comme au hasard, ne s'établissent pas. Les couples se font et se défont aussi vite au gré des rencontres dans les bosquets. Mais vient le temps où les hommes peuvent s'établir. Ce temps est le fruit des circonstances, il ne participe pas d'une nécessité de l'ordre social. Les raisons en sont tout à fait matérielles : la 1 Dont Diderot fait dès 1765 un compte rendu élogieux dans une Lettre à Sophie Volland, Cf. Naville, Pierre, D'Holbach et la philosophie scientifique au XVIII° op. cit. p. 218 2 Faut-il accentuer les différences entre Épicure et ses disciples épicuriens et souscrire à ceux qui refusent une pensée politique épicurienne en raison de l'absence de développements sur la société dans les textes canoniques, notamment les § 74-76 de la Lettre à Hérodote. L'histoire de l'épicurisme suppose une considération d'ensemble, qui prenne en compte les différents sectateurs d'Épicure. 3 L'Epicurisme constitue alors une réfutation du platonisme : Maximes Capitales, « La justice n'est pas un quelque chose en soi » 4 Et de même qu'il y a une histoire de l'univers, que des mondes possibles ont vécus et d'autres pas, il y a une histoire des peuples, comme il y aune histoire du langage. Guyau y voit d'ailleurs un trait d'originalité de l'épicurisme. - 76 technique y a sa part. La construction de huttes et la découverte du feu rend possible une coexistence pérenne : « Par la suite, une fois qu'ils se furent dotés de cabanes, de peaux et qu'ils firent du feu, et que la femme unie à un homme se mit en un <fragment manquant> furent connus qu'ils virent, créée en eux, naître une descendance, alors le genre humain se mit à s'amollir. Car le feu se chargea de faire que le corps ne puissent plus, frileux, endurer la froidure dessous l'abri du ciel ; Vénus, de son côté, leur ôta de leur force ; et enfin, les enfants n'eurent pas de mal, eux, à force de caresses, à briser des parents le fier tempérament. »1 On saisit bien ici combien est matérialiste cette conception de l'homme et de la société. La nature de l'homme ici se modifie par l'influence de phénomènes matériels : la modification des conditions d'existence – une hutte, du feu – modifie le rapport à l'autre par la modification de soi. En s'habituant à une vie moins rude, c'est la rudesse des relations interpersonnelles qui s'en trouve bouleversée. Un plaisir plus grand naît de la diminution de la douleur physique, et ce bonheur plus grand en appelle d'autres. L'amour, fut-il simplement physique serait-on tenté de dire, tant la morale réprouve d'habitude la volupté, entraîne un rapport éthique. Là où les morales traditionnelles nous invitent à fuir la sexualité comme fondatrice de l'immoralité, ici elle joue au contraire un rôle déterminant dans la transformation morale. Bien qu'atomiste, cette doctrine ne s'enfonce pas dans l'impasse du solipsisme : la rencontre aléatoire avec l'autre permet que se conçoive un plus grand bonheur réciproque. Soit, qu'en fuyant la douleur, on prenne conscience de la nécessité de ne pas faire de mal à autrui ; soit que le bonheur commun se fasse plus grand par la réciprocité. Voilà pourquoi Lucrèce nous permet de fonder la morale sur la caresse et non pas sur une valeur. Il s'agit d'un lent processus, par lequel émerge la notion de la famille puis celle de l'amitié. Il ne s'agit pas encore de politique, mais bien d'un rapport de respect, la compréhension que le lien social doit avoir pour fondement le bonheur réciproque. 1 Lucrèce, De la nature des choses, V, [1010-1016], dans la belle traduction en alexandrins de Bernard Pautrat, Le livre de poche, 2002. - 77 On saisit alors combien cette doctrine est en rupture avec ce qui constituera le canon de la pensée occidentale. Il ne procède pas d'une nature préétablie mais procède de l'expérience vécue. Seul un processus immanent rend compte, et suffit à en rendre compte : les caresses des enfants procurant un plaisir, l'amour physique procurant du plaisir, les hommes en viennent à concevoir la vie de famille. Le lien politique naît alors de la rencontre de la sensation avec la raison. Car le raisonnement permet d'étendre le lien de famille aux proches, unis autour des huttes et du feu commun. « C'est à ce moment-là, d'une part qu'ils se mirent à lier amitié entre voisins, brûlant du mutuel désir de ne pas se léser ni se faire du mal, et qu'ils se confièrent également le soin des femmes, des enfants en se faisant savoir par des balbutiements, du geste et de la voix, qu'il était équitable, d'avoir, chacun d'eux, les faibles en pitié. » Par extension du plaisir né de la vie de famille naît l'amitié comme fondement de la vie sociale. Il ne s'agit pas ici d'une rupture, genèse d'un ordre différent comme on le voit chez Aristote, mais bel et bien d'une continuité entre le plaisir individuel, le plaisir familial et le plaisir commun qui génère la politique. Il ne s'agit pas d'une prise de conscience, car cette genèse est antéprédicative, elle se communique par le geste et le balbutiement. Marcel Conche traduit la prolepsis par pré-notion. Il ne s'agit pas d'une méditation rationnelle sur les caractères du juste et de l'injuste, issue d'un dialogue et d'un discours longuement élaboré, mais bien plutôt du sentiment de la justice, du caractère équitable de l'attention à l'autre.1 Dans un premier temps, l'ordre politique se calque sur l'ordre naturel, la beauté et la force naturelle constituant la structure sociale. Mais cet ordre laisse la place au désordre et à la liberté : tous ne sont pas tenus par les pactes d'entraide qui se tissent. On ne peut que constater que l'existence des hommes n'est concevable que si l'on admet que ceux qui ont respecté les pactes sont plus nombreux que ceux qui les ont enfreints : « mais une grande part, la bonne, des humains respectait les traités avec honnêteté ; sinon le genre humain aurait, dès cette époque, tout à fait 1 Ce qui peut ici autoriser des rapprochements entre Lucrèce et le Rousseau du second discours. - 78 disparu, et sa lignée n'aurait pu pousser jusqu'à nous ses générations. »1 Vient alors le temps de la renaissance de la cité. À cet âge naturel, succède un première crise, née de l'apparition des besoins superflus. La convoitise s'installe, les premiers rois sont destitués et le crime devient un moyen d'accroître son plaisir personnel : « Aussi les affaires publiques, tombées dans la plus basse lie, retournaient-elles au désordre de la multitude ; chacun voulait le pouvoir et le premier rang. » Mais ce crime est susceptible de générer un autre droit. Il n'exprime plus le pacte naturel, mais bien la prise en compte de la possibilité du mal dans le monde social. La société est bien un monde de perdition possible, ce que chacun constate dans le crime, les sages doivent alors donner l'exemple, par leur vie exemplaire, d'une vie où le plaisir se contente des besoins naturels, et par les lois, prescrire ce contrat que chacun reconnaît : ne pas se faire de tort2. Qu'est-ce que la justice ? Platon en philosophe idéaliste, fait de la justice une valeur que chacun, simple particulier, roi ou cité, s'efforce malencontreusement d'atteindre. Épicure ne peut supposer qu'il y ait une valeur existant par soi3. Le juste doit tenir au plus près de la voix de la nature : le plaisir. Or le plaisir ne serait rien s'il ne pouvait être évalué : le sens des Maximes Capitales XX et XXII laisse voir que la réflexion sur le plaisir permet un jugement supplémentaire à ce qu'en perçoit la seule chair. Et cette réflexion philosophique permet d'unir dans un même élan le bonheur individuel et celui de la cité. En fuyant la douleur et en cherchant le plaisir, la méditation philosophique rencontre la raison qui lui apprend à se détacher de plaisirs superflus et dangereux par les conséquences qu'ils entraînent. Ici surgit la réciprocité du lien politique : en constatant qu'un bien supérieur vient de ce qu'autrui ne me nuit pas, je peux concevoir que la réciprocité est vraie, sauf à tomber dans l'incohérence. On conçoit alors que l'épicurisme, singulièrement avec Lucrèce, rend possible une conception politique : le droit est déterminé par le plaisir, il consiste simplement négativement à empêcher le mal. La politique appartient d'autre part au long processus de culture : elle forme des hommes en substituant peu à peu le droit à l'instinct. Il faut cependant attendre le XVII° siècle pour qu'une entreprise de fondation systématique matérialiste de la politique fasse jour avec Hobbes. Elle tente de concilier l'anthropologie matérialiste et la théorie moderne de l'État, la souveraineté. 1 De rerum natura, V, [1024-1027] traduction B. Pautrat Et ici la formule de Lucrèce, inter se nec laedere nec violari, rejoint la maxime d'Épicure : « ne pas se faire de tort les uns aux autres » (Maxime XXXI) 3 Maximes Capitales : « La justice n'est pas un quelque chose en soi, mais quand les hommes se rassemblent, en des lieux, peu importe, chaque fois, lesquels et leur grandeur, un certain contrat sur le point de ne pas faire de tort ou de ne pas en subir. » 2 - 79 - Hobbes : d'une physique des corps aux corps politiques Hobbes occupe à plus d'un titre une place emblématique des ambiguïtés du matérialisme des Lumières. Si Spinoza peut à la suite de Bayle être qualifié d'athée vertueux et servir de référence occulte pour bien des philosophes du XVIII° siècle, il n'en est pas de même pour Hobbes qui fut surtout connu pour être à la fois athée, matérialiste mais despotique. Voilà qui ne s'accorde pas tant que cela avec le projet des Lumières. Pourtant son influence directe est indéniable. Bien des aspects de la pensée de « l'horrible » système de Hobbes1, se diffusent alors, tant par les traductions déjà anciennes – le De Cive a été traduit dès 1648 par Sorbières, son secrétaire, alors que Hobbes fréquentait le cercle de Mersenne - que par ouïe dire. Le Baron d'Holbach a acquis en 1765 les Moral and political works of Thomas Hobbes et en donnera la première traduction de Human Nature, première partie des Elements of Law2… qui produiront un effet considérable sur Diderot3 et surtout Helvétius, qui l'a très certainement lu à cette période4. Et pourtant, le dessein matérialiste de la pensée de Hobbes nous permet d'y voir la première fondation moderne d'un matérialisme politique. Dès son Court traité, et dans son débat avec Descartes, Hobbes présente son matérialisme, qui va jusqu’à faire de Dieu un corps5. Comment alors concevoir le caractère matérialiste de sa philosophie politique ? Le chapitre IX de Léviathan présente un tableau systématique des connaissances. Or il est révélateur que les sciences se différencient selon la nature des corps qu'elles étudient. La philosophie naturelle concernera les corps naturels, de la pure connaissance des caractéristiques du mouvement aux accidents de ces corps naturels que sont les hommes, c'est-à-dire l'éthique et la rhétorique. La philosophie politique concernera les corps artificiels, c'est-à-dire les Républiques. En conséquence, il s’agit d’abord de 1 Rousseau, Du Contrat Social, Livre IV, Chapitre 8 édition de Bruno Bernardi, Garnier Flammarion p. 173 Bourdin, Jean-Claude, Les matérialistes au XVIII° siècle, op. cit., p. 17 3 Qui résume en quelques mot son projet d'ensemble : « Hobbes publia d’abord son ouvrage Du citoyen : au lieu de répondre aux critiques qu’on en fit, il composa son traité De l’homme ; du traité de l’homme il s’éleva à l’examen de la nature animale ; de là il passa à l’étude de la physique ou des phénomènes de la nature, qui le conduisirent à la recherche des propriétés générales de la matière et de l’enchaînement universel des causes et des effets » dans l'article « Hobbisme » de l' Encyclopédie. Il y rappelle également que l'homme est comme un enfant robuste et donc méchant : malus est puer robustus. 4 Yves Glaziou affirme « l'omniprésence de Hobes dans son œuvre » et relève quelques similitudes troublantes. cf. Hobbes en France au XVIII° siècle Puf, 523 p. 1995 5 Thème épicurien, dans la mesure où Diderot, dans son article « Épicuréisme ou Épicurisme » rappelle la théorie corporelle des dieux « Nous sommes portés à croire les dieux de forme humaine; c'est celle que toutes les nations leur ont attribuée; c'est la seule sous la quelle la raison soit exercée, & la vertu pratiquée. Si leur substance étoit incorporelle, ils n'auroient ni sens, ni perception, ni plaisir, ni peine. Leur corps toutefois n'est pas tel que le nôtre, c'est seulement une combinaison semblable d'atomes plus subtils; c'est la même organisation, mais ce sont des organes infiniment plus parfaits; c'est une nature particuliere si déliée, si ténue, qu'aucune cause ne peut ni l'atteindre, ni l'altérer, ni s'y unir, ni la diviser, & qu'elle ne peut avoir aucune action. « 2 - 80 rendre compte d’une politique à partir d’une métaphysique qui ne distingue pas faits et valeurs1. En invitant à une lecture littérale du Corps politique, Patrick Tort, aujourd’hui éditeur des œuvres complètes de Darwin, met l’accent sur le concept de force2. La question politique suppose alors d’abord une élucidation de l’anthropologie hobbesienne notamment de la question de la liberté. De ce fait, la compréhension hobbesienne de la politique se déploie sur une métaphysique de la causalité, et d’une définition très précise de la liberté, problème posé par le débat anglais3 concernant la liberté et la nécessité4. Il s’agit de comprendre comment concilier la politique, qui semble supposer une part de décision, avec le refus hobbesien du libre arbitre. La conception hobbesienne de la liberté se limite en effet métaphysiquement à la contrainte extérieure : est libre ce qui n’est pas empêché dans son mouvement. En revanche, l’hypothèse d’un libre arbitre intérieur est refusée : toute volonté n’étant que le fruit de la lutte intérieure, et inconnue5, entre les appétits contraires6. Paradoxe utile pour notre exploration du matérialisme, c’est justement en limitant la liberté à sa composante extérieure, et en niant une liberté intérieure, que Hobbes peut envisager une politique. Là où les stoïciens nous invitaient au bonheur par le contrôle des désirs et l’indifférence aux influences extérieures, Hobbes pense que la politique justement passe par la tentative de maîtriser les événements extérieurs, les seuls susceptibles de se soumettre à un jugement raisonnable. Voilà pourquoi la question politique chez Hobbes rencontre tant celle de la force : celle, réelle autant que symbolique, de l’Un face aux appétits de la multitude. Note sur Spinoza et son influence sur les auteurs du XVIII° siècle En France Descartes constitue une référence paradoxale pour le renouveau du matérialisme. Par sa Méthode il implique un changement de perspective déterminant sur lequel nous reviendrons. Cependant, la référence implicite, souvent plus évoquée et paraphrasée que maîtrisée, demeure Spinoza. Spinoza l'athée, le moniste, le matérialiste : il fut un temps où l'épithète de spinoziste était une injure qui pouvait vous faire jeter au cachot. Si Spinoza pense bien en moniste radical, ne cessant de rappeler le monisme de la substance qui culmine dans Deus sive natura, son apport au matérialisme n'en est que plus complexe en raison des lectures panthéistes possibles. 1 cf. Terrel, Jean, Hobbes, matérialisme et politique, op. cit., introduction Tort, Patrick, Physique de l’Etat, examen du Corps politique de Hobbes, op. cit. 3 Pour une présentation des différentes figures anglaises de ce débat, cf. Thomson Ann, « Déterminisme et passions »p. 79 in Matérialisme et passions ENS éditions, 2004, 109 p. 4 cf. Hobbes, Of freedom and necessity, De la liberté et de la nécessité, op. cit. 5 terme que nous préférons à celui « d’inconsciente », en raison de sa connotation freudienne. 6 Léviathan Chapitre VI : « La volonté, donc, est le dernier appétit dans la délibération. » 2 - 81 Notons tout de suite que la connaissance de Spinoza au XVIII°siècle dans le milieu des philosophes est souvent de seconde main. Certaines œuvres clandestines, comme le Traité des trois imposteurs, lui sont parfois attribué. Il demeure connu par l’entremise de l’article que Bayle lui consacre dans son Dictionnaire. Les références que La Mettrie fait à Spinoza ne sont jamais exactes, elles proviennent notamment de passages de Boerhaave, ou de L’histoire critique de la philosophie, article « Des juifs », de BOUREAU DESLANDES 11749. Une remarque méthodologique s’impose ici : la connaissance que nous avons aujourd’hui de Spinoza est incomparablement plus étendue et plus précise que celle qui prévalait au XVIII° siècle. Plus étendue, ne serait-ce que parce que les textes spinozistes sont passés d’un statut clandestin à un statut public. Plus précise, car même au sein du public érudit, la méthode de travail des œuvres a considérablement évolué. Aux XVII° et XVIII° siècles, il suffisait souvent de connaître un résumé d’une œuvre pour s’en réclamer. Combien de « spinozistes » ne connaissaient que la note que lui consacre Bayle par exemple. On doit en effet à Bayle la caractérisation de Spinoza comme « athée de système », surtout dans l’Ethique. On sait aussi qu’il le prend comme exemple de ces athées honnêtes, bien plus honnêtes que certains pieux malfaisants : le lien entre religion et morale apparaît ici dépassé. Il s’agit même d’un thème central pour les philosophes : l’athéisme ne met pas à mal les fondements de la société, notamment si l’on en limite la croyance à une élite, tandis que le peuple continue d’accomplir le bien par peur des enfers. Bayle dans la note B) qui suit l’article consacré à Spinoza évoque d’ailleurs une secte chinoise suivant les préceptes de Fie Kiao, avec un savoir exotérique à destination du plus grand nombre « parce qu’il faut les retenir dans leurs devoirs par la crainte des enfers », mais au contenu ésotérique qui lie le principe et la fin de toute chose à un vide et à un néant. On retrouve là une des conceptions que La Mettrie développera à propos de la religion, et ne s’inquiétant pas de la portée de ses propres principes parce que sans influence sur le peuple ignorant. Le pouvoir théologique constitue un enjeu majeur de l’époque moderne. Les États modernes se constituent contre le pouvoir papal, les sectes philosophiques, pour reprendre une expression du XVIII°, se situent par rapport à une doctrine religieuse. La Réforme a ouvert de 1 Ann Thomson, citée par Comte Sponville , André, in « La Mettrie : un “Spinoza“ moderne ? » Spinoza au XVIII° siècle, 1987, p. 133-43. La discussion qui suit cet article oppose ceux qui estiment que La Mettrie aurait eu entre les mains les textes de Spinoza lors de son court séjour en Hollande à ceux qui ne lui attribuent qu’une connaissance par ouï-dire. Par ailleurs l'histoire de la philosophie de Bourreau Deslandes fait partie de la bibliothèque d'Helvétius, qui le cite (notamment dans De L'esprit, p. 344) - 82 nouveaux conflits d’interprétation qui dépassent les seules questions religieuses : toute la philosophie est concernée. Le Traité Théologico Politique de Spinoza constitue un exemple du vaste domaine constitué par la question religieuse, et l’on pourrait également montrer qu’une part de la philosophie politique de Hobbes vise à assurer au souverain le monopole de l’interprétation pour éviter que des conflits doctrinaux ne dégénèrent en guerre civile. Autrement dit, la question religieuse est centrale pour l’étude de la philosophie politique moderne. Elle constitue le socle métaphysique qui structure les schémas de pensée ; elle est le lieu d’un conflit de pouvoir intense. Le procès de sécularisation de la politique ne saurait être ici occulté, comme nous le montrerons dans notre Troisième partie. La Mettrie reconnaît lui-même à Spinoza une importance dans la caractérisation de l'homme comme machine : « Suivant Spinoza, l’homme est un véritable automate, une machine assujettie à la plus constante nécessité, entraînée par un impétueux fatalisme comme un vaisseau par le courant des eaux. L’auteur de L’Homme-Machine semble avoir fait son livre exprès pour défendre cette triste vérité. »1 Il est vrai que la terminologie mécaniste est présente chez Spinoza. Dans l'Appendice au Livre I de l'Éthique, par exemple, il évoque un art mécanique2 qu'il oppose à l'art divin. On pourrait multiplier les exemples3, mais cela serait également vrai pour Hobbes ou Descartes4. Spinoza est ici moins en cause que le spinozisme du XVIII° : Vartanian nous rappelle que circulait alors de nombreux traités attribués à Spinoza, dont un Essai de métaphysique dans les principes de Spinosa qui parlait de « mécanique de l’être humain » et de « mécanique des désirs »5. 1 Abrégé des systèmes, p. 182 « De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d'un étonnement imbécile et, de ce qu'ils ignorent les causes d'un si bel arrangement, concluent qu'il n'est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu'aucune partie ne nuise à l'autre. » 3 Cf. Comte Sponville André, « La Mettrie : un “Spinoza“ moderne ? » in Spinoza au XVIII° siècle, op. cit. 4 Hobbes pour qui une physique, une anthropologie et une politique des corps sont inséparables, écrit dans la Préface au De Cive : « Il me semble en effet qu'on ne saurait mieux connaître une chose, qu'en bien considérant celles qui la composent. Car, de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l'on ne considère à part la matière, la figure, et le mouvement de chaque pièce; ainsi en la recherche du droit de l'État, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c'est-àdire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république. » ; Descartes au début du traité De l'Homme établit l'analogie avec un homme fait de boue. 5 Spinoza au XVIII° siècle, op. cit. 2 - 83 - 2. Le contexte historique – le mouvement encyclopédique au tournant du siècle Ainsi posé, les conditions théoriques sont favorables à l'émergence de pensées matérialistes. Toutefois elles ne suffisent pas : elles sont également le fruit des transformations du monde, notamment dans le domaine des arts et des sciences qui dévoilent un nouvel horizon pour l'action humaine. Le machinisme au XVIII° siècle Nous ne donnerons ici qu'un aperçu sommaire de l'apparition du thème de la Machine dans l'anthropologie philosophique du XVIII° siècle, réservant pour la deuxième partie de cette thèse l'étude de la formation progressive de l'idée d'homme machine si importante dans la théorie de La Mettrie. L'essor du matérialisme au XVIII° siècle ne tient pas qu'aux seules transformations à l'œuvre dans le monde intellectuel. Le monde technique introduit de nouveaux rapports au monde tout aussi décisifs que la nouvelle métaphysique. Nous avons souligné déjà comment dans les sciences du vivant, les premières observations de Needham avec le microscope ont immédiatement produit des querelles intellectuelles. Il en est de même avec les automates de Vaucanson, dont le premier, Le joueur de flageolet, est construit en 17331. Ces machines laissent entendre que des mouvements du corps, aussi complexes soient-ils, peuvent donner lieu à une mécanique. La Mettrie lui-même le cite en modèle, et lorsqu'il se déclare lui-même comme M. Machine dans son éloge posthume ante mortem, il n'hésite pas s'en attribuer tous les attributs, c'est-à-dire à rejeter toute spiritualité : « c'était M. Machine qui parut, peut-être à la manière des cannes de M. Vaucanson à Paris. Car M. Machine est comme elles sans âme, sans esprit, sans raison, sans vertu, sans discernement, sans goût, sans politesse et sans mœurs ; tout est corps, tout est matière, en lui. »2 Reste que la production des formes psychiques demeure encore incompréhensible : nous voilà reconduits à l'énigme de la matière pensante de Locke. 1 La Mettrie dit l'avoir vu, du moins peut-il en parler cf. Épître à mon Esprit, p. 340 (Coda) Épître à Mademoiselle A.C.P. p. 344 (Coda) Toutefois, le caractère discuté de ce texte nous invite à la prudence. 2 - 84 - État des lieux de la production intellectuelle sur cent ans (Descartes 1636 – La Mettrie) Contempler la production intellectuelle qui s'étend des textes cartésiens aux premiers volumes de l'Encyclopédie laisse toujours une impression de vertige. Il faut avoir devant soi un tableau chronologique pour saisir quels bonds prodigieux les connaissances ont accompli en un peu plus de cent ans et quelles ont été les riches polémiques dont nous sommes encore tributaires. On a déjà rencontré nombre de ces textes, mais si la liste peut en paraître fastidieuse, elle n'en est pas moins édifiante. Après le Discours de la méthode de 1637, Descartes entreprend une correspondance suivie avec le cercle de Mersenne, d'où résulte en 1641 ses Méditations Métaphysiques avec, pour notre objet, les très importantes Réponses de Gassendi et Hobbes qui constituent les premières lecture matérialistes de Descartes. C'est à cette période que Hobbes publie son De Cive, qui sera très vite traduit par Sorbières et deviendra son livre le plus fameux – et longtemps le seul lu – en France. En 1647, le mathématicien Pascal publie sa Préface à un traité du vide, tandis que ses textes posthumes deviendront l'objet de discussions permanentes, notamment ses textes moraux et politiques, que ce soient les passages des Pensées concernant la relativité des mœurs et de la justice, la question du rôle éminent de la culture et de la coutume ou encore les Trois discours sur la condition des grands. Le nom de Spinoza commence à circuler, d'abord dans l'exposé qu'il donne de la pensée de Descartes, puis très vite pour son œuvre propre : le Traité Théologico Politique paraît en 1670, et des versions de l'Éthique circulent sous le manteaux. La critique de Descartes se développe au moment même où il prend sa place dans l'institution qui l'avait si longtemps rejeté : Locke publie en 1690 son Essay concerning human understanding, dont Coste a déjà publié un Abrégé en 1688, bientôt suivis de ses Pensées sur l'éducation. La critique des idées innées est en place, le sensualisme peut se développer. Leibniz y répond dans son dialogue a distance avec Locke dans les Nouveaux essais, écrits en français en 1703. Pourtant c'est de Berkeley, fondateur de l'immatérialisme, que viennent les nouvelles perspectives : il faut très vite répondre à sa Nouvelle théorie de la vision. Toute la philosophie anglaise s'invite en France, Voltaire introduisant Locke et Newton en 1733 par ses Lettres philosophiques, et en 1748 Montesquieu publie L'Esprit des Lois qui diffuse en France les éléments de la constitution anglaise et développe sa théorie des climats. Au tournant du siècle, la philosophie naturelle bouleverse les perspectives. Après l'établissement sûre de la physique galiléenne, achevée en un sens avec Newton, c'est au tour de la - 85 philosophie du vivant. Needham rend compte de ses observations au microscope, Buffon publie en 1749 le premier Tome de son Histoire naturelle. L'essor encyclopédique, le passage des stratégies clandestines à l'action publique Les années 1740-1750 marquent alors un tournant décisif dans l'histoire de la philosophie critique. Des thèses jusqu'alors réservées à de petits cercles d'érudits, accréditant l'idée selon laquelle la philosophie n'est pas dangereuse parce que ne s'adressant pas au peuple, deviennent publiques. Les premières condamnations tombent : la Lettre sur les aveugles de Diderot le conduit à Vincennes, l'Esprit des Lois est mis à l'index, les Pensées philosophiques sont brûlées en même temps que l'Homme Machine et leurs auteurs confondus1. Le travail encyclopédique se déroule tant bien que mal, jouant de la censure, sous le regard plutôt bienveillant de Malesherbes. En effet, en 1752, lors de la première tentative de condamnation de l'Encyclopédie, ce dernier protège d'habile manière le travail de Diderot. Sa fille, Madame de Vandeul, rapporte la scène : « M. De Malesherbes prévint mon Père qu'il donnerait le lendemain ordre d'enlever ses papiers et cartons. - Ce que vous m'annoncez là me chagrine terriblement ; jamais je n'aurai le temps de déménager tous mes manuscrits et, d'ailleurs, il n'est pas facile de trouver en 24 heures des gens qui veuillent bien s'en charger et chez qui ils soient en sûreté. Envoyez les tous chez moi, répondis M. de Malesherbes, on ne viendra pas les y chercher ! En effet, mon père envoya la moitié de son cabinet chez celui qui ordonnait la visite ! »2 Pourtant l'attentat raté de Damiens contre Louis XV , accentuera la censure. 1 Cf. Bourdin, Jean-Claude, Diderot, Pensées philosophiques – Addition aux Pensées philosophiques, GF, 2007, p. 11 Pour une première étude des relations entre Diderot et La Mettrie, Cf. THOMSON Ann, « La Mettrie et Diderot » Cerphi – Groupe de travail le rêve de d'Alembert – 22 janvier 2000 compte rendu in <http://www.cerphi.net/diderot/seance2.htm>, où elle signale notamment : « Ce n'est donc pas tout à fait un hasard si, dans le manuscrit de Saint-Pétersbourg qui remplace les protagonistes par ceux de la génération précédente, c'est La Mettrie qui prend la place de Bordeu. » 2 Chartier, Roger, Les origines culturelles de la révolution française, Seuil, 1990 p. 58 - 86 - * * * L'histoire de la pensée politique matérialiste est longue et s'inscrit dans un contexte où ses propres catégories de pensée sont marquées par les déterminations initialement idéalistes, ou du moins dualistes, des termes. À l'aube des Lumières, penser matériellement la politique, c'est tout d'abord faire fond sur une épistémologie immanentiste et donc refuser de faire de la politique un monde à part. Les principes de la politique doivent être les mêmes que ceux qui régissent le monde naturel et le monde moral. De ce fait, la question politique tient à l'identification des processus matériels au cœur de l'action politique, processus que la complexité du passage de la nature au monde civil ont pu masquer. Il faut donc rendre compte de cette « seconde nature » au sens de Pascal qui n'est autre que la continuation par d'autres moyens de la première nature régie par les seules causes matérielles. La politique matérialiste suppose une anthropologie matérialiste : celle du corps machine pour La Mettrie, ou de l'Esprit sensible pour Helvétius. Parvenus au terme de cette première partie, nous pouvons désormais procéder à l'examen comparé de nos deux auteurs, La Mettrie et Helvétius. Tous deux matérialistes, ils développent des considérations distinctes concernant le type de causalité à l'œuvre dans l'homme et offrent donc deux visages de la politique. - 87 - II Le fondement matérialiste Le contexte étant posé, il convient désormais de relever en quels sens on peut qualifier le matérialisme de La Mettrie et Helvétius, notamment parce que ce qualificatif a pu leur être parfois refusé. On verra qu'ils ont en commun une approche empiriste et moniste (A) qui ne refusera pas la part de hasard inhérente à l'ordre du cosmos. Ce faisant, ils élaborent une théorie des corps qui aboutit à une anthropologie, dont la principale composante est un sensualisme, de nature organique pour La Mettrie ou social et lié à l'intérêt pour Helvétius (B). De cette anthropologie naissent deux perspectives distinctes, deux manières de passer de l'atomisme corporel au rôle des institutions politiques (C). - 88 - A/ Le matérialisme de La Mettrie et d'Helvétius À quel titre ranger nos auteurs sous la catégorie de matérialistes ? On peut se poser la question dans la mesure où cette caractérisation ayant été souvent utilisée à des fins polémiques1, il faut se méfier des appellations vite collées à des auteurs souvent peu lus2. Définir le caractère matérialiste de La Mettrie et Helvétius a longtemps semblé aller de soi. Pourtant, nonobstant le fait qu'eux-mêmes semblent parfois en faire une question secondaire3, toute la difficulté tient à la définition de ce qui constitue leur matérialisme propre : « on serait bien en peine de donner une présentation même sommaire de leurs thèses, sauf à dire – mais cela suffirait déjà à les disqualifier – qu'ils ont soutenu que tout est matière ou réductible à la matière. »4 La méthode la plus simple, et la plus honnête tant leurs textes ont pu être dénaturés, consiste sans doute à partir de leurs propres thèses pour définir leur matérialisme. Or ces thèses partent moins d'une définition a priori5 de la matière de laquelle découlerait ensuite tout un système philosophique, avec son épistémologie et sa morale propres, qu'elles ne proposent une méthode, essentiellement empiriste, dont les conséquences les rangent indubitablement dans le camp matérialiste. Tous deux ont en commun une approche matérialiste de l'âme, ou plus précisément, refusent toute définition idéaliste de l'âme, ce qui entraine le refus du dualisme. Certes, par précaution, ils semblent parfois refuser de trancher entre matérialisme et spiritualisme. Ainsi, La Mettrie, dans L'Homme machine, semble réduire à deux systèmes équivalents l'explication du 1 « Matérialiste » fut un épithète dans les querelles entre jésuites et jansénistes, cf. « Anti-matérialisme et matérialisme en France vers 1760 » par Franck Salaün in Les matérialismes philosophiques, Bourdin dir. Mais surtout, on peut remarquer que le terme est d'emblée utilisé pour disqualifier un auteur, quelle que soit d'ailleurs son orientation. 2 Et même chez les commentateurs, les qualificatifs se succèdent les uns après les autres : empiriste, vitaliste, mécaniste, sont ajoutés au matérialisme de La Mettrie pour en rendre compte. 3 La Mettrie hésite parfois dans la qualification de l'âme, notamment dans L'histoire naturelle de l'âme et sa reprise en Traité de l'âme. Ainsi, il peut parfois laisser entendre qu'il existe un dualisme : « l'âme et le corps ont été faits dans le même instant et comme d'un seul coup de pinceau », p. 85, mais l'Homme machine et le Discours préliminaire lèvent toute ambiguïté sur sa revendication au matérialisme. Helvétius, dans De l'Esprit, p. 18 précise que peu importe l'idée que l'âme soit matérielle ou non : « Ce que j'ai à dire de l'Esprit s'accorde bien avec l'une ou l'autre des hypothèses. » Il est vrai qu'immédiatement il puise ses références dans le corpus des pères de l'Église qui ont pu à un moment proposer une définition matérielle de l'âme : Saint-Ambroise ou Origène, le second concile de Nicée. 4 Bourdin Jean-Claude, Les matérialistes au XVIII° siècle, Payot, 1996, p. 10 5 La Mettrie, Discours préliminaire, « C'est pourquoi les recherches que les plus grands philosophes ont faites a priori, c'est-à-dire en voulant en quelque sorte se servir des ailes de l'esprit, ont été vaines. Ainsi, ce n'est qu'a posteriori, ou en cherchant à démêler l'âme comme au travers des organes du corps, qu'on peut, je ne dis pas découvrir avec évidence la nature même de l'homme, mais atteindre le plus grand degré de probabilité possible sur ce sujet. »p. 46 - 89 monde1, et il affirme souvent son refus de tout système, quel qu'il soit. De manière quelque peu provocatrice, il n'hésite pas, dans le Discours Préliminaire, à opposer entre elles toutes les doctrines : « Les vérités philosophiques ne sont que des systèmes, dont l'auteur qui a le plus d'art, d'esprit et de lumières, est le plus séduisant, systèmes où chacun peut prendre son parti, parce que le pour, n'est pas plus démontré que le contre pour la plupart des lecteurs parce qu'il n'y a d'un côté et de l'autre que quelques degrés de probabilité de plus et de moins qui déterminent notre force et notre assentiment, et même que les seuls bons esprits (esprits plus rares que ceux qu'on appelle beaux) peuvent sentir ou saisir. »2 Faut-il y voir un esprit de provocation, le trait d'un siècle qui se défie des systèmes3, ou pire encore une inconséquence de celles dénoncées par Hegel contre toute réduction de l'histoire de la pensée à des oppositions4 stériles et hétérogènes ? N'est-ce pas le même La Mettrie qui, auteur d'un Abrégé des Systèmes, indique par là qu'il les pose comme autant d'hypothèses ? Pourtant, précisément dans cet Abrégé, La Mettrie remplit la condition que posera Hegel pour sortir de la litanie des oppositions d'opinions en adoptant bien une philosophie5 : cet Abrégé6, est présenté « pour faciliter l'Intelligence du Traité de l'Âme », c'est-à-dire pour montrer suivant Spinoza que « (…) l'homme est un véritable automate, une machine assujettie à la plus constante nécessité, entraînée par un impétueux fatalisme comme un vaisseau par le courant des eaux. L'auteur de L'Homme Machine semble avoir fait son livre pour défendre cette triste vérité. »7 Et s'il affirme que, pour la plupart des lecteurs, les systèmes sont indifférents, il ajoute que seuls les bons esprits comprennent les plus sensibles des distinctions. Comprenez que seuls ceux qui sont par leur organisation déjà convaincus de leur matérialité savent quelle est la vérité, et qu'il faut laisser croire que tous les systèmes se valent pour qu'au moins le matérialisme ne soit pas interdit. On peut cependant sans conteste leur accorder une posture matérialiste, dans la mesure où leurs ouvrages phares, que ce soit L'Homme machine et le Traité de l'âme, pour La Mettrie, ou De l'Esprit, pour Helvétius, tentent de comprendre les productions spirituelles sans recourir à l'hypothèse d'une substance spécifique échappant aux réalités physiques -voire 1 sociales pour L'Homme-machine, p. 143 : « « Je réduis à deux les systèmes des philosophes sur l'âme de l'homme. Le premier, et le plus ancien, le système du matérialisme ; le second est le spiritualisme. » 2 Discours Préliminaire, p. 16 3 Cassirer Ernst, La philosophie des Lumières op. cit., Préface. 4 « Cette histoire, conçue comme une énumération de beaucoup d'opinions, devient ainsi un objet de vaine curiosité, ou, si l'on préfère, un objet d'intérêt pour l'érudition ; car l'érudition consiste surtout à connaître une foule de choses inutiles (…) » Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, Gallimard folio, p. 40 5 « quiconque donc étudierait ou posséderait une philosophie, si toutefois c'en est une, connaitrait par suite la philosophie. » Leçons sur l'histoire de la philosophie, id. p. 43 Rappelons toutefois que pour Hegel, le matérialisme n'est sans doute pas une philosophie, cette dernière se confondant avec l'idéalisme. cf. première partie. 6 Inspiré de Condillac que La Mettrie cite en passant p. 182 7 In œuvres philosophiques, p. 182 - 90 Helvétius - du monde. De ce fait, leur méthode se fait empiriste et suppose une définition de la matière qui apparaît éventuellement ensuite. La matière se doit alors de rendre possible une conception matérielle de l'âme, elle se pense donc par opposition avec l'étendue cartésienne qui en appauvrissait la puissance. Si La Mettrie finit par adopter une thèse sur la nature sensible de la matière, l'intérêt d'Helvétius tient selon nous au caractère secondaire de cette prise de position, relativement à la démarche immanentiste, qui tient tout à la fois à son empirisme et à une forme de nominalisme, écho certain de ses lectures de Hobbes et Locke. Nous allons donc, dans un premier temps, développer successivement leur méthode empiriste et leur ontologie matérialiste, passant alternativement de La Mettrie à Helvétius. 1. La Mettrie : enseigner le matérialisme Le fait même que La Mettrie se revendique du matérialisme ne suffit pas1 : certains y verront plus un mécaniste ou un sensualiste, notamment à partir d'une lecture de son ouvrage Le Traité de l'âme, où l'on peut déceler une conception parfois vitaliste2. Ce serait oublier l'évolution générale de la pensée de La Mettrie, forgée à l'exercice d'une médecine qu'il conçoit comme aussi matérielle que possible et aboutit finalement à sa conception de l'homme machine. N'oublions pas non plus l'évolution même de la pensée de La Mettrie, marquée à bien des égards par la publication de l'Homme machine, en 17483 qui radicalise les thèses matérialistes. De ce fait, s'il est encore tributaire de certaines conceptions qui emploient encore le vocabulaire scolastique dans certains de ses ouvrages– comme du reste peut l'être à sa façon Descartes -, son évolution tend progressivement vers l'affirmation d'un matérialisme théorique fondé initialement sur une pratique médicale expérimentale. Présupposés empiristes du médecin de Saint-Malo La Mettrie dut ses premiers succès littéraires à ses publications médicales, et à son inscription dans les querelles scientifiques de son temps. Ce sont d'ailleurs ces mêmes ouvrages médicaux qui causent son premier exil et ses premières condamnations. On aurait tort de négliger l'apport de la médecine à sa philosophie : car comme le note Claude Morilhat, « La Mettrie n'est pas 1 Cf. Le Discours Préliminaire : « écrire en philosophe, c’est enseigner le matérialisme ! » p. 13 Spink, parlant de Bœrhaave qu'il vient de qualifier de mécaniste, précise : « un de ses élèves fut Offroi de La Mettrie, le futur auteur de l'homme machine, qui était cependant vitaliste, malgré l'apparence dogmatique de la profession de matérialisme mécaniste exprimée par le titre de son livre. » in La libre pensée française de Gassendi à Voltaire par John Stevenson Spink op. cit., p. 257 3 « Événement idéologique » pour Paul Laurent Assoun, in Lire La Mettrie, rompant avec l'Histoire naturelle de l'Âme sur bien des points. 2 - 91 médecin d'une part et philosophe d'autre part, mais indissolublement l'un et l'autre dans la mesure où il considère l'homme comme un être un ».1 Reprenant en effet une tradition ancienne, il attribue à la médecine une fonction philosophique, qui devient la plus éminente : « Parmi tous les philosophes, le Médecin est le seul qui ne soit pas oisif, et qui, tandis que les autres poursuivent tranquillement dans leur cabinet les plus stériles connaissances, seul sans cesse occupé, sans cesse exposé à la contagion des maux, mérite plus visiblement de la Patrie. »2 Il faut alors comprendre quel matérialisme est en germe dans ses théories et pratiques médicales, et quelles en sont les conséquences ultimes. Le premier fondement de la médecine de La Mettrie semble bien mécaniste et sensualiste. Il propose une méthode, faite d'enquêtes et d'analyse rigoureuse des symptômes qui ne se fonde pas sur les qualités occultes des anciens, mais entend rattacher la médecine à une connaissance plus rigoureuse des corps. Elle procède notamment par un recours à l'anatomie aussi souvent que possible : la dysenterie, par exemple s'explique grâce à « de nouvelles expériences », après « l'ouverture & l'examen de tant de cadavres »3. Il retient les leçons de ses expériences lorsqu'il écrit L'Homme machine, n'hésitant pas à faire référence à des dissections dont la portée éthique et théologique pourrait à l'époque le mettre en danger : « Voyons l'homme dans et hors de sa coque, examinons avec un microscope les plus jeunes embryons de 4, 6, 8 ou de 15 jours ; après ce temps les yeux suffisent. Que voit-on ? La tête seule, un petit œuf rond avec deux points noirs qui marquent les yeux. »4 Son traité sur le vertige, l'un de de ses premiers ouvrages, parut à Rennes en 1735. Ici aussi l'affection s'analyse mécaniquement, si ce n'est matériellement. Le cerveau peut-être ébranlé, soit par un choc sur le crâne, soit par un choc qui se propage dans le corps. De même que l'imagination des uns est plus ou moins sensible, et que la vue d'un gouffre peut faire rejaillir le souvenir d'une chute et la faire craindre tellement qu'on croie la voir.5 Ainsi, la maladie possède une assignation corporelle, le cerveau, et si elle fait appel à l'une des fonctions de l'âme, l'imagination, cette dernière s'explique par la sensibilité et par l'ébranlement des organes. Quant aux maladies vénériennes, il faut d'abord procéder à une enquête historique pour comprendre leur apparition. Notant que la vérole n'apparaît qu'à partir de 1494 en Europe, il en déduit qu'elle a donc été rapportée d'Amérique. Il observe d'ailleurs qu'elle se transmet matériellement, par les prostituées, au 1 Morilhat, Claude, La Mettrie, un matérialisme radical., Puf, p. 15 Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine Corpus des œuvres de philosophie en langue française Fayard – 2002, p. 343 3 « Mémoire sur la dyssenterie » (sic) in Œuvres de Médecine, p. 65 et 70 4 L'Homme machine, p. 209 5 LA METTRIE, Œuvres de médecin, dédiées au Roi, Edition FROMERY à BERLIN 1751 – Tome premier ; 328 pages. Sur le vertige, p. 15 à 64 2 - 92 gré des guerres successives1, ce qui dénote là encore d'une médecine expérimentale, qui recherche les causes réelles des maux. N'oublions pas que le médecin de Molière n'est pas si loin2, et que les causes des épidémies attendront encore longtemps pour trouver leur véritable origine. La Mettrie n'est toutefois pas une pièce isolée dans le jeu des médecins du XVIII° siècle : son parcours appartient à une école de médecine qui s'implante peu à peu. Du point de vue de l'histoire de la médecine, La Mettrie appartient au courant des iatromécaniciens 3. Il fut, en effet, l'élève du médecin Bœrhaave4 dont il a fréquenté les cours à Leyde. Outre les nombreuses traductions de médecine que La Mettrie a publiées5, il le mentionne à plusieurs reprises, notamment dans l'Homme machine. Il en retient que seuls ceux qui connaissent la chirurgie deviennent de bons médecins, au rebours d'une pratique qui, jusqu'à peu dénigrait la chirurgie en en faisant l'apanage de la profession de chirurgiens barbiers. L'histoire de la médecine du quinzième au dix-septième siècle est marquée par des ruptures et des évolutions successives dans l'héritage hippocratique. Aux interactions de l'équilibre des humeurs, que sont sang, pituite, bile noire ou jaune, se substituent d'autres analyses, les unes plutôt portées sur des explications chimiques voire alchimiques, les autres cherchant les causes plus mécaniques des phénomènes. Après Harvey qui donne une explication mécanique de la circulation sanguine, quoiqu'elle soit également tributaire d'une vision cosmologique de la circularité, empruntant encore à des thèmes de la scolastique, ou le traité De l'Homme de Descartes publié après sa mort, la médecine de Borelli6 fonde la théorie iatromécanique dont Bœrhaave sera au XVIII° siècle un des plus éminents 1 « Maladies vénériennes ». id. Le Malade imaginaire date de 1673, et La Mettrie écrit à propos du dramaturge : « Pourquoi les médecins sont-ils si peu considérés ? Ce n'est pas parce que Molière les a décriés ; c'est qu'ils se sont décriés euxmêmes par des vices et des ridicules qui existaient avant ce grand Comique, et qui ne nous promettent pas de cesser si-tôt. » p. 341-342 in Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en Médecine. Le lien entre comédie et médecine est analysé d'un point de vue politique : les médecins visent plus à dominer qu'à guérir leurs patient, tout l'art médical tenant dans celui de plaire aux malades et d'évincer les concurrents. Rien ne tient à l'objet de la médecine, le soin, car ce qui importe le plus, ce sont les discours par lesquels l'ignorance se masque, les stratégies pour avoir l'air d'être à l'origine des guérisons imprévues, le soin apporté à être dans la norme médicale, sans pour autant s'y fondre : le dernier des chapitres du tome II ne dit-il pas que « pour prendre des Malades, il faut de bons filets, comme pour prendre l'Oiseau. (…) en un mot, c'est la Comédie qu'il faut savoir jouer dans la grande perfection. » p. 330 On trouve également une référence à Molière dans le Système d'Épicure, où l évoque le Bourgeois gentilhomme. 3 Cf. Eugenio Frixione, « Iatromécanisme » in Dictionnaire des la pensée médicale, dir. D. Lecourt, p. 616617 4 Bœrhaave, 1668-1738. 5 De 1734 à 1740, il publia notamment : Le Traité du feu ; Le Système de M. Boerhaave sur les maladies vénérienne ; Aphorismes ; Traité de la matière médicale ; Abrégé de la théorie chimique ; Institutions de médecine (8 Vol.) 6 Giovanni-Alfonso Borelli (1608-1679) Dans L'Homme machine, La Mettrie s'y réfère une fois (p. 196), pour utiliser sa méthode à titre d'argument contre les leibniziens, mais il y recourt également à plusieurs reprises, dans Les Animaux plus que Machines (notamment p. 222). 2 - 93 représentants. Avec Baglivi, le recours au microscope oriente la médecine iatromécanique vers l'étude des fibres, c'est-à-dire des nerfs, dont Descartes faisait le canal des esprits animaux, et qui seront ensuite au cœur des discussions concernant l'âme et l'organisation au XVIII° siècle1. Dans Les Animaux plus que Machines, La Mettrie se revendique de cette approche2, et cite successivement Bœrhaave, Bernouli, Bellini, Borelli et Baglivi3 pour rendre compte du corps humain. Avec Bœrhaave, il apprend que la méthode expérimentale nous interdit de statuer sur la nature des choses, sur leur essence cachée. Ainsi, là où les galènistes interprètent la nutrition à partir des qualités occultes et des facultés, un iatromécanicien comme Borelli se contente des explications mécaniques.4 La référence expérimentale est l'une des rares constances de La Mettrie à travers ses divers ouvrages : « L'expérience et l'observation doivent seules nous guider ici. »5 Il faut alors se contenter de décrire des phénomènes, et la nouvelle description du monde est mécanique, c'est-àdire géométrique, à l'image de Galilée et Descartes. De ce fait, le médecin est au corps humain ce que l'astronome est aux corps célestes, il doit davantage en décrire les mouvements : dans la Dédicace à Haller de l'Homme machine, il procède à une analogie édifiante : « Il [le médecin] annonce la vie et la mort comme un astronome prédit une éclipse. »6 L'analogie mécaniste ici est aussi importante que l'est la place qu'occupe le médecin dans la hiérarchie des sciences : « Mais tout 1 Et l'on retrouve cette filiation jusque dans l'article « Âme » de l'Encyclopédie : « Voilà donc l'ame installée dans le corps calleux, jusqu'à ce qu'il survienne quelqu'expérience qui l'en déplace, & qui réduise les Physiologistes dans le cas de ne savoir plus où la mettre. En attendant, considérons combien ses fonctions tiennent à peu de chose; une fibre dérangée; une goutte de sang extravasé; une légere inflammation; une chûte; une contusion: & adieu le jugement, la raison, & toute cette pénétration dont les hommes sont si vains: toute cette vanité dépend d'un filet bien ou mal placé, sain ou mal sain. » 2 Dans l'article qu'il consacre au iatromécanisme dans le Dictionnaire des la pensée médicale, op. cit., Eugenio Frixione remarque : « La conception solidiste de la physiologie posa les bases pour la mise en forme au XVIII° de la théorie des fibres, largement diffusée depuis a chaire de Herm ou Bœrhaave à Leyde. L'un de ses disciples les plus notoires, J. O. de La Mettrie, identifia dans L'homme machine (1743) l'âme à une totale automatisation du corps. » p. 617 3 Les Animaux plus que Machines, p. 222-223 4 P.L. Assoun, in « lire La Mettrie » op. cit. p. 59 Ajoutons que l'étude du phénomène de la digestion occupera une place primordiale dans l'histoire de la pensée matérialiste, comme le montre du reste Diderot dans Le rêve de d'Alembert. C'est en cumulant les processus mécaniques, chimiques et organiques que la statue de marbre se fait homme pensant. « D'Alembert. - (…) je ne vois pas comment on fait passer un corps de l'état de sensibilité inerte à l'état de sensibilité active. (…) Diderot.- Je vais vous le dire, puisque vous en voulez avoir la honte. Cela se fait toutes les fois que vous mangez. » in. Le Neveu de Rameau, et autres dialogues philosophiques. Gallimard folio p. 163 5 L'Homme machine. p. 147 6 L'Homme machine, p. 141. Dans son commentaire, P. L. Assoun y voit à la fois une continuité et une rupture. Continuité avec la médecine hippocratique qui liait l'équilibre du corps à l'harmonie céleste, de nombreux médecins n'hésitant d'ailleurs pas à associer à leurs remèdes des thèmes astraux ; rupture en ce sens que l'image n'est plus astrologique, mais proprement astronomique. De même que les lois qui régissent l'univers sont nécessaires, mécaniques et donc calculables, la médecine cessera d'être un art aux fondements ambigus pour devenir une science en découvrant les lois nécessaires de l'anatomie corporelle. - 94 cède au grand art de guérir. Le médecin est le seul philosophe qui mérite de sa patrie. »1 Leçon qui porte tant sur la méthode d'analyse, que sur les conséquences morales et politiques : il s'agira de traiter le criminel comme un agent pathogène pour la société. De la critique en Médecine à l'anthropologie des corps Les textes médicaux de La Mettrie mènent alors le combat sur deux fronts : l'un intérieur à la médecine, où il raille les mauvais médecins, quitte à se trouver rejeté par ses pairs qui ne lui pardonneront jamais le Machiavel en Médecine2, et l'autre en philosophie où il développe une anthropologie matérialiste fondée sur la connaissance des corps. S'agissant de l'anthropologie, elle se fait singulièrement sensualiste, dès avant Condillac qui n'en a donc pas la paternité en France3. On peut en effet noter que le mécanisme du vertige analysé par La Mettrie fait écho à ses thèses concernant la constitution du corps dans le Traité de l'âme. Il s'agit à la fois d'un principe méthodologique et ontologique : la connaissance résulte de l'expérience sensible, elle-mêle rendue possible par la prise en compte des propriétés de la matière active. En effet, du point de vue méthodologique, La Mettrie expose son propre Discours de la méthode : l'origine des connaissances vraies participe de la clarté et de la distinction, comme le relève Descartes qui en faisait son premier précepte4, mais au rebours du philosophe idéaliste, clarté et distinction sont des qualités des sensations elles-mêmes. La Mettrie élabore alors ses propres préceptes de la méthode sensualiste, au nombre de quatre comme Descartes : « I. Loi. Plus un objet agit distinctement sur le sensorium, plus l'idée qui en résulte est nette et distincte. II. Loi. Plus il agit vivement sur la même partie matérielle du cerveau, plus l'idée est claire. 1 L'Homme machine p. 41 Ouvrage qui lui valut sa première condamnation. L'histoire retiendra que ces pages furent condamnées en même temps que les Pensées philosophiques de Diderot, qu'on lui attribua alors à tort. Cf. Jean-Claude Bourdin, introduction au Pensées philosophiques & Addition aux Pensées philosophiques, op. cit. p. 17 et 211 Il faut noter qu'à sont tour, l'Homme Machine reprendra des expression des Pensées philosophiques, sans s'y référer explicitement. 3 Ce qui a d'ailleurs déjà été signalé par Jacques Roger, op. cit. p. 464. 4 « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. » Discours de la méthode, 1637, Seconde partie. 2 - 95 III. Loi. La même clarté résulte de l'impression des objets souvent renouvelée. IV. Loi. Plus l'action de l'objet est vive, plus elle est différente de toute autre ou extraordinaire, plus l'idée est vive et frappante. »1 Ici il s'agit d'un détournement du cartésianisme : les critères de distinction et de clarté que l'on note dans les deux premières lois (et plus loin celui de la réduction au simple des éléments complexes) sont rapportés aux sensations, c'est-à-dire au corps ; et non à la pensée. Ainsi, la clarté et la distinction cartésienne s'accordent avec les propriétés des sensations et c'est l'interprétation qu'en donne La Mettrie lui-même. Pour expliquer ce que Descartes a pu entendre par clarté et distinction, on peut donner comme exemple d'une idée claire mais non distincte une douleur intense mais diffuse. Dès lors, une idée distincte se séparant des autres, ici l'idée est liée à la sensation qui lui donne naissance. Le critère de la clarté et de la distinction repris par Descartes dans les Principes de la philosophie, I, 452 semble cependant être lié à un jugement de l'esprit sur les sens, et on sait que l'entendement, chez Descartes, est bien cette puissance de juger comme il faut3. La Mettrie fait écho aux définitions de la pensée chez Descartes, en paraphrasant la Seconde Méditation Métaphysique. On se souvient de la célèbre définition de la substance pensante, qui laisse une place à la sensation dans la liste des opérations de pensée : « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. » La Mettrie y substitue cette affirmation « Ainsi, penser, pour Descartes, c'est sentir, imaginer, vouloir, comprendre ; et lorsqu’il dit que c'est une substance qui pense, il ne donne aucune idée de la nature de l'âme : il ne fait que le dénombrement de ses propriétés, qui n'a rien de si révoltant. »4 En plaçant la sensation au premier rang des propriétés de l'esprit, on voit qu'il fait plus qu'inverser l'ordre de l'énoncé : c'est toute l'approche cartésienne qui est bouleversée. Car pour le même Descartes, on ne saurait jamais se reposer sur la seule faculté de sentir dans la mesure où « Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois 1 La Mettrie, Traité de l'âme p. 104 (CODA) « J'appelle claire, la connaissance qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. » 3 En effet, dans la Seconde Méditation Métaphysique, à propos des hommes spectres, dont seul l'esprit est capable de déterminer si ce sont de vrais hommes ou des spectres habillés de chapeaux et de manteaux, Descartes conclut : « Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. » L'entendement qui juge des sensations ne s'y réduit pas. 4 Abrégé des systèmes, [§ I] p. 168 2 - 96 éprouvé que ces sens étaient trompeurs et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés. »1 Le travail de Descartes consiste à accorder les sens avec le réel pour trouver la vérité, ce qui implique un dualisme qui sépare l'âme du monde, qui considère en surplomb le monde. Dès lors, ce qui sera le plus clair et distinct pour Descartes, c'est précisément ce qui n'est pas saisi par les sens, mais leur abstraction : l'étendue géométrique, c'est-à-dire pensée. L'étendue géométrique n'est pas saisie par les sens, mais elle relève de la seule pensée. Il s'agit de penser le réel et ses qualités, et non de le saisir. Les corps se définissent d'abord par leurs qualités géométriques, et non par des attributs sensibles : « Et pour ce qui regarde les idées des choses corporelles, je n'y reconnais rien de si grand ni de si excellent, qui ne me semble pouvoir venir de moi-même ; car, si je les considère de plus près, et si je les examine de la même façon que j'examinais hier l'idée de la cire, je trouve qu'il ne s'y rencontre que fort peu de chose que je conçoive clairement et distinctement : à savoir, la grandeur ou bien l'extension en longueur, largeur et profondeur »2. La Mettrie, pour sa part, ne présuppose pas ce long détour métaphysique pour saisir, au double sens de compréhension et de préhension, ce qu'est un corps. En effet, la clarté et la distinction des sensations lui suffisent pour parvenir à la définition des éléments premiers : « Ce n'est qu'en réfléchissant sur les notions simples qu'on saisit les idées compliquées (…) il faut choisir un seul sujet simple qui agisse tout entier sur le sensorium et ne soit troublé par aucun autre objet, à l'exemple des géomètres qui par habitude ont le talent que la maladie donne aux mélancoliques, de ne pas perdre de vue leur objet. »3 On ne peut qu'être frappés par l'alliance de similitudes et d'écarts avec la méthode de Descartes, jusque dans les mots. Là où Descartes ne cesse de prendre pour exemple la géométrie comme règle de la pensée, La Mettrie y voit une disposition du corps, ici poussée au paroxysme de l'affection mentale, mais en même temps il en fait une règle de la méthode sensualiste. Les idées simples, claires et distinctes, sont celles qui frappent le plus les sens, clarté et distinction retrouvent l'impératif de réduction analytique parce qu'elles sont les plus simples à penser dans la mesure où elles correspondent à des sensations premières. Pour autant, la sensation n'est possible que parce qu'elle suppose un mécanisme : ainsi en analysant la vision, la plus idéaliste des sensations, il procède par une démarche anatomique qui finit par la relier à un simple mécanisme parce que la sensation est conçue comme la transmission d'un mouvement de corps à d'autres corps. Les corps produisent un effet sur les organes, et chaque organe ne recueille qu'un type d'effet. Cet effet met en branle les esprits animaux dans les tubes que 1 Descartes, Première Méditation Métaphysique. Descartes, Troisième Méditation Métaphysique. 3 Traité de l'Âme, [X, III] p. 105 2 - 97 sont les nerfs ; et ils le communiquent à l'âme1. Peut-on cependant aller plus loin et faire du sensualisme un matérialisme, c'est-à-dire une théorie qui repose sur une conception de la matière ? On a pu vouloir limiter le matérialisme de La Mettrie à un simple empirisme2, car ce dernier ne rendrait pas compte des propriétés de la matière, s'interdisant presque de le faire3. Or il y a lieu de considérer l'évolution même de la pensée de La Mettrie, qui va formuler dans l'Homme machine et le Discours préliminaire des thèses sur la nature active de la matière. Dès le Traité de l'âme pourtant, on notait un refus de considérer la matière comme la seule étendue géométrique des cartésiens. Si l'on analyse ne serait-ce que la structure de ce Traité, on ne peut qu'en relever l'affirmation claire et méthodique de son matérialisme4 : après avoir exposé en chapitre I « l'exposition de l'ouvrage », les chapitres suivants sont consacrés à l'analyse de la matière : « De la matière », « de l'Étendue de la matière », « des propriétés mécaniques de la Matière, dépendantes de l'Étendue », « De la puissance motrice de la Matière », « De la Faculté sensitive de la matière », « Des Formes substantielles », et enfin « de l'Âme végétative ». Observons tout d'abord que si la conception est matérialiste, puisqu'elle monte par degré des propriétés immédiates de la matière à l'âme, le vocabulaire est encore emprunt de scolastique : La Mettrie reprend encore les catégories classiques, notamment celles de matière et forme, ou encore celle de substance. Pourtant, la lecture plus attentive des paragraphes dénote que la démarche sensualiste est première : « Ce lui qui voudra connaître les propriétés de l'âme doit donc auparavant rechercher celles qui se manifestent clairement dans les corps, dont l'âme est le principe actif. Cette réflexion conduit naturellement à penser qu'il n'est point de plus sûrs guides que les sens. Voilà mes philosophes. Quelque mal qu'on en dise, eux seuls peuvent éclairer la raison dans la 1 Traité de l'âme [X, I], p. 103 L'empirisme naissant du XVIII° siècle ne saurait être lié à la seule influence de Locke, qui arrive d'ailleurs tardivement en France, si l'on attribue encore à Voltaire la paternité de sa réception. En effet, Heikki Kirkinen montre dans Les origines de la conception moderne de l’homme-machine s/t Le problème de l’âme en France à la fin du règne de Louis XIV 1670 – 1715 I thèse de doctorat, Helsinki, 1960 518 p. que l'empirisme est partagé par les épicuriens (notamment Gassendi) et les cartésiens. Il souligne également le rôle que jouent les études de médecine dans sa propagation de l'idée d'âme matérielle, en raison de la nature de l'épreuve de dissertation philosophique qui les sanctionne. Sur ces deux points, voir son Introduction. 3 Paul Laurent Assoun explique en effet qu'il s'agit d'une conséquence de son iatromécanisme : « Chez La Mettrie également, c'est le caractère inconnaissable de la matière qui impose le schème mécanique comme mode de déchiffrement anthropologique. » « Lire La Mettrie », in l'Homme machine » p. 63 4 Ce pourquoi Ann Thomson voit dans le Traité de l'âme le développement incontestable de son matérialisme. Cf. « L'homme-machine, mythe ou métaphore ? » in Dix-huitième siècle, n°20, 1988, pp. 367376. 2 - 98 recherche de la vérité ; oui, c'est à eux seuls qu'il faudra toujours revenir quand on voudra sérieusement la connaître. » p. 85 et plus loin, au chapitre III : « Quoique nous n'ayons aucune idée de l'essence de la matière, nous ne pouvons refuser notre consentement aux propriétés que nos sens y découvrent. »1 Toute la démarche consiste à reprendre le cheminement cartésien, pour le détourner : « il y a eu quelques uns, et entre autres, Descartes, qui ont voulu réduire l'essence de la matière à la simple étendue, et borner toutes les propriétés de la matière à celles de l'étendue(…) ». Mais La Mettrie entend pour sa part saisir immédiatement, et non réflexivement, ces qualités de l'étendue « (…) parce que nous ne pouvons concevoir la matière ou la substance des corps sans l'idée d'un être à la fois long, large et profond, parce que l'idée de ces trois dimensions est nécessairement liée à celle que nous avons de toute grandeur ou quantité. »2 Une perspective idéaliste y verrait immédiatement une contradiction : comment les sens pourraient ils produire cette idée « nécessairement liée » à une autre idée ? Ne s'agit-il pas ici d'une inconséquence de La Mettrie ? Le chapitre IV vient répondre en reprenant le jeu des catégories de matière et de forme pour en affirmer une perspective moniste. « Ce que l'on appelle forme en général, consiste dans les divers états ou les diverses modifications dont la matière est susceptible. Ces modifications reçoivent l'être, ou leur existence, de la matière même, comme l'empreinte d'un cachet de la cire qu'elle modifie. » La forme n'est pas une qualité séparée de la matière qui lui donnerait de l'extérieur sa configuration, comme le laisse ici entendre la notion d'empreinte que l'on trouve déjà chez Platon3 et Descartes4. On voit bien cependant que l'analogie avec l'empreinte de cire suppose un principe actif extérieur à la matière elle-même. Lorsque Platon et Descartes utilisent l'image du cachet de cire pour figurer la mémoire ou la sensation, la matière y est passive dans la mesure où il faut toujours quelque chose qui meuve la matière, et d'abord celle qui imprime sa trace. Or, La Mettrie nie que la matière reçoive la forme d'autre chose qu'elle. La forme n'est qu'un état de la matière, c'est à dire une caractéristique immédiate produite par la matière elle-même. En conséquence, les catégories par lesquelles elle est pensée comme recevant une forme ne sont que des catégories, c'est-à-dire qu'elles n'existent que comme le résultat de l'abstraction produite par la pensée, elle-même résultant de l'activité des sens. Cela signifie que la matière est formée parce qu'elle se forme, qu'elle n'est pas qu'une étendue passive et informe attendant d'être formée. Il faut 1 p. 87 id. 3 Notamment dans Théétète, [191c] à propos de la mémoire, mais également, concernant la matière ellemême : Timée [50c], traduction Brisson ; Chambry préfère « la matrice de toute chose » 4 Notamment Règles pour la régulation de l'esprit, Règle 12 : « Il faut concevoir, avant tout, que les sens externes, en tant qu’ils font partie du corps, quoique nous les appliquions aux objets par notre action, c’est-àdire en vertu d’un mouvement local, ne sentent toutefois que passivement, c’est-à-dire de la même manière que la cire reçoit l’empreinte d’un cachet. » 2 - 99 alors rendre compte de cette auto-production de la forme par la matière, ce qui suppose qu'elle ait en son sein un principe actif. Ainsi, il y a une immanence de la forme matérielle ou de la matière formée. La forme est une qualité intrinsèque de la matière qui ne suppose aucun dualisme substantiel. La Mettrie, comme toujours se garde bien de statuer définitivement sur la nature de ce principe, quoiqu'il évoque une hypothèse que l'antiquité attribuait aux présocratiques : « C'est au froid et au chaud qu'on doit, à mon avis, réduire, comme ont fait les anciens, les formes productives des autres formes. »1 Faisant écho à Leibniz2, il attribue à la matière une inertie, force passive, qui devient une puissance de prendre et recevoir les formes. Certes, il n'a de cesse de radicaliser l'approche de Leibniz, dont on peut dire que pour répondre aux difficultés cartésiennes du dualisme, elle avait finit par spiritualiser la matière par la réduction monadique. La matière n'est donc pas réduite à l'étendue géométrique, qui n'en est qu'un « attribut parmi d'autres. »3 Sa critique de Wolff, « célèbre commentateur de Leibniz »4 consiste à montrer l'aberration à vouloir redoubler, comme par un parallélisme, les caractères matériels par un caractère spirituel. Pourquoi, par exemple distinguer la perception, c'est-à-dire des idées sensitives, de la résultante des sensations, les idées matérielles, si ce n'est pour maintenir à tout prix une distinction qui n'a plus lieu d'être ? D'ailleurs, c'est en réduisant la matière à ses seuls attributs géométriques pour les opposer à la pensée que les idéalistes ou dualistes, comme Tralles finissent par compliquer ce qui est simple. À plusieurs reprises, dans Les Animaux plus que Machines, La Mettrie se moque du procédé qui commence par compliquer les rapports pour finir par en appeler aux mystères de la divinité pour rendre compte de ce qui était établi par la mécanique, et ce, depuis Lucrèce : « Quelle simplicité, pour ne pas dire quelle folie, que de croire avec Lucrèce que rien ne peut agir sur un corps que ce qui est corps. (…) Que voulez-vous que je vous dise ? Vous savez déjà tout le mystère. Telle est l'union de l'âme et du corps, et nous sommes ainsi faits. Voilà toutes les difficultés tranchées d'un seul mot. » L'ontologie matérialiste de La Mettrie est ici établie, et repose finalement sur la force matérielle. De cette ontologie, il nous faut désormais passer à une conception des corps mécanisés. 1 p. 92, Traité de l'Âme Abrégé des Systèmes, écrit « pour servir à l'intelligence du Traité de l'âme » : p. 172 à 174 3 Traité de l'âme, [II] : « Leibnitz a reconnu dans la matière : 1° - non seulement une force d'inertie , mais une force motrice, un principe d'action, autrement appelé Nature. » p. 174 (CODA) 4 Les Animaux plus que Machines, p. 216 2 - 100 Qu'est-ce que l'homme machine ? Le nom, la vie et l'œuvre de La Mettrie sont tout entier liés à l'ouvrage que La Mettrie a publié en 1748 : L'Homme Machine. La Mettrie y défend en effet sa thèse la plus radicale, qui se résume en un mot : l'homme est machine. Il parachève là un long mouvement de pensée par lequel l'homme s'est vu peu à peu dépouillé de son âme, si l'on entend par là une substance immatérielle. Qu'est-ce qui a pu conduire à cette machinisation1 de l'homme ? Descartes - quoique à son corps défendant est-on tenté de dire - occupe une place très importante dans la genèse de l'idée d'homme machine, paternité revendiquée par La Mettrie lui-même. On a également signalé en première partie qu'elle s'inscrivait dans le machinisme émergeant, et dans la production d'automates2. Ses implications immédiates sont décisives dans la fondation de l'anthropologie laméttrienne. Ainsi, évoquer l'homme machine, c'est tout-à-la fois, rendre hommage à Monsieur Machine lui même, que rendre compte de cette conception particulière par laquelle l'homme peut être compris comme un agencement de mécanismes. Il faut élucider qui est Monsieur Machine, puis quel est l'homme machine pour comprendre à quelles machinations politiques il peut donner prise. À cette étape, il faut faire le point sur le statut à accorder à la notion d'homme machine. En effet, on peut se demander jusqu'où porte la métaphore de la machine pour la compréhension de l'homme dans la pensée de La Mettrie. Si l'on accorde au seul texte l'Homme-Machine un caractère purement pamphlétaire, l'homme-machine n'est au mieux qu'une métaphore3 – et dans ce cas il nous appartient d'en mesurer le pouvoir heuristique -, soit ce n'est qu'une provocation, et il faut trouver ailleurs, dans les textes de médecine par exemple, une théorie de l'homme. L'enjeu est de taille, dans la mesure d'une part, où le thème de l'homme-machine est inséparable de La Mettrie, lui-même, Monsieur Machine, et d'autre part parce que la réduction de l'homme à la machine apparaît être la caractéristique spécifique du matérialisme de La Mettrie. Commençons donc par observer la machine que constitue La Mettrie lui—même, avant de voir jusqu'où porter l'analogie de l'homme1 On nous accordera ce néologisme, qui se justifie tout de même en cela que la thèse de l'homme machine est à distinguer de celles qui animalisent l'homme de celles qui se contenteraient d'en énumérer les attributs matériels. La thèse de « l'Homme machine » étant si liée à la personne de La Mettrie, elle nous a semblé mériter ce néologisme, seuls les plus grands penseurs étant en effet dignes de susciter des concepts. La Mettrie lui-même s'identifie souvent à son œuvre, dès la Dédicace à Haller : « (…)c'est moi-même et non mon livre que je vous adresse(…) » p. 37 Du reste, Paul Laurent Assoun a raison de préciser que la machinisation de l'homme s'accompagne d'une certaine hominisation de la machine : « La Mettrie serait-il l'un de ces éclaireurs de ce mouvement qui anthropologise la machine pour machiniser l'homme. » in « Lire La Mettrie », op. cit. p. 12 2 Dans l'Épître à mon Esprit, La Mettrie se compare aux automates de Vaucanson. p. 342 Coda. 3 cf. Ann Thomson, « L'homme-machine, mythe ou métaphore ? »,op. cit., dont nous ne suivons pas ici toutes les conclusions. - 101 machine. Qui est Monsieur Machine ? On l'a vu en Introduction, l'Homme Machine n'est pas la première œuvre de La Mettrie, ni même la première à affirmer une thèse sur l'âme. Dès l'Histoire naturelle de l'âme, en 1745, il avait nié la spiritualité de l'âme. Il développe ses arguments en associant les références philosophiques et les remarques tirées de son expérience médicale. Toutefois, la spécificité de ce pamphlet tient non seulement à sa radicalité, mais au fait que pour la postérité, il devient Monsieur Machine lui-même, n'hésitant d'ailleurs pas à s'en donner le titre : ainsi, il écrit en 1749 son Épître à Mademoiselle A.C.P., ou La Machine terrassée. Il n'hésite pas alors à proposer son éloge funèbre, feignant que « M. Machine, car c'est son nomen & omen, s'entêta que l'opium soit le véritable moyen de parvenir à la félicité et au paradis d'une machine. (…) Rappelez-vous s'il vous plaît que c'est M. Machine. Une machine n'agit pas à ce qu'elle veut, mais plutôt à ce qu'elle doit. »1 Il récidive dans le Système d'Épicure, sous la forme d'un autoportrait qui entend faire de sa production littéraire le corrélat nécessaire de l'explication épicurienne du monde : « Je ne voudrais revivre que comme j’ai vécu : dans la bonne chère, dans la bonne compagnie, la joie, le cabinet, la galanterie, toujours partageant mon temps entre les femmes, cette charmante école des grâces, Hippocrate, et les muses, toujours aussi ennemi de la débauche qu’ami de la volupté ; enfin tout entier à ce charmant mélange de sagesse et de folie qui, s’aiguisant l’une par l’autre, rendent la vie plus agréable et, en quelque sorte, plus piquante. »2 De la sorte La Mettrie et Monsieur Machine ne font qu'un, et il est parfois difficile de savoir ce qui les distingue, ce qui fait que les caractères de l'un sont redevables de l'autre. Il nous appelle à le considérer comme une machine, ce qui nous oblige à ne pas la blâmer : « il fut machine et pas plus »3, dit l'Épître à Mademoiselle A.C.P. Que ce texte soit de lui , ou un pamphlet, la formule correspond assez à l'esprit du personnage. Toutefois l'Homme machine ne se contente pas de tracer un portrait de La Mettrie, mais développe une thèse de l'homme comme machine. Cette thèse s'inscrit dans une histoire singulière, celle par laquelle Descartes4 va à la fois rendre concevable une compréhension mécanique du corps humain, pour lui adjoindre ce qui lui semble son trait spécifique : l'âme immatérielle. 1 Édition CODA p. 343 p. 252 3 Épître à Mademoiselle A.C.P. p. 343 4 Denis de Casabianca dans « La Mettrie lecteur de Descartes » in L’enseignement philosophique, N°6, juillet août 2000, montre que certains passages décisifs de La Mettrie reprennent presque littéralement des formules cartésiennes, notamment la V° partie du Discours de la méthode, ou la Lettre à Newcastle du 16 XI 1646. 2 - 102 L'origine d'une définition machinale de l'homme La Mettrie n'est donc pas isolé dans la comparaison des corps, et du corps humain avec la machine1. Certaines analogies sont d'ailleurs plutôt répandues aux XVII° et XVIII° siècle, ainsi en est-il de celle de l'horloge, dont l'image d'un mouvement autonome peut servir à la compréhension des corps artificiels2, des animaux3 ou de l'homme4 lui-même. Cependant l'usage qu'en fait La Mettrie est si systématique qu'il en radicalise le thème, jusque dans le Discours Préliminaire, où il maintient que « l'homme n'est qu'une machine »5. Pour les philosophes du XVIII° siècle, la pensée de l'homme comme machine est en effet indubitablement liée aux thèses attribuées à Descartes concernant les animaux machines. La question mêle des considérations théologiques et épistémologiques, mais également morales dans la mesure où toute conception de l'animal engage celle de l'homme. Les débats récents en ce qui concerne l'éthique animale ou le droit des animaux, comme celles concernant le devenir animal de l'homme n'en sont que les modernes expressions de la longue discussion entre Montaigne, Descartes et Rousseau6. Or, il y a lieu de saisir ce qui dans la thèse de l'homme machine s'écarte de ce seul rapprochement entre animal et homme pour penser spécifiquement l'homme et l'animal sur le modèle d'une machine. Car enfin, toute une tradition du sens commun et aristotélicienne a toujours distingué le vivant, dont les animaux et l'homme sont les représentants les plus éminents, de l'inertie de la machine et de la matière, la première pensée sur le modèle de la seconde. Il faut bien être aussi obtus que le père Malebranche pour croire que les animaux « crient sans douleur »7, et le prouver par un coup de pied ! 1 Paul Laurent Assoun, dans son introduction à La Mettrie, L'Homme-Machine, remarque : « La Mettrie ne fait que formuler expressis verbis et jusqu'à son extrémité théorique une idée qui se forme et insiste depuis la fin du premier tiers du XVII° siècle. » p. 47 2 C'est l'image célèbre de la « dédicace » du De Cive de Hobbes 3 Dans sa comparaison entre La Mettrie et Descartes, Denis de Casabianca met en parallèle la Lettre au Marquis de Newcastle (16 XI 1646), et la formule laméttrienne « le corps humain est une machine qui remonte elle-même ses ressorts » là où Descartes évoque les mouvements des animaux. 4 Ann Thomson, id. signale que Dumarsais y recourt dans Le Philosophe en 1743, reprenant la même formule : « le corps humain est une machine qui remonte elle-même ses ressorts. 5 Discours Préliminaire, Coda p. 15 6 Tous trois en effet discutent âprement la question. Montaigne, avec Charron, affirme en effet au Livre I, Chapitre XLII des Essais « qu'il ne se trouve point si grande distance de bête à bête comme il se trouve d'homme à homme », s'autorisant de Plutarque, Que les bêtes brutes usent de raison. Descartes y répond en Discours de la méthode V, et de manière plus étendue dans la Lettre au Marquis de Newcastle, du 23 novembre 1646. (AT IV 573-575). Rousseau reprend cette même phrase dans la Première partie du Second Discours, de même qu'il fait allusion au même Plutarque dans le Contrat Social. La thèse de la continuité avec les animaux sert le scepticisme de Montaigne, celle de la différence fonde la raison pour Descartes et exprime la liberté pour Rousseau. 7 De la recherche de la vérité, I, in Œuvres complètes, Paris, 1837, p. 245 : « Ainsi dans les animaux il n'y a ni intelligence ni âme, comme on l'entend ordinairement. Ils mangent sans plaisir, crient sans douleur, ils croissent sans savoir, ils ne désirent rien, ne craignent rien, ils ne connaissent rien(…). » - 103 En affirmant que « l'homme est une machine »1 La Mettrie ne semble pas recourir à une métaphore. Il fait appel aux seules données de « l'expérience » et ne veut recevoir de conseils que des seuls « anatomistes »2. Le débat ne se porte donc pas sur le statut métaphorique, il faut donc bien concevoir l'homme comme n'étant qu'une machine. En affirmant qu'il ne fait que prolonger ce que Descartes a pu voir3, La Mettrie s'interdit tout saut ontologique entre la matière et le vivant, l'animal et l'homme. Et pourtant, il semble indiquer qu'il ne saurait faire de l'homme une pure machine dans la mesure où il écrit Les animaux plus que machine. On pourrait se demander si dans la matière organisée de l'animal et de l'homme – voire de la plante -, il y a autre chose que du mécanisme, ce qui ferait à proprement parler de La Mettrie un auteur plutôt vitaliste. Certains4 l'ont fait, et dans cette mesure « l'homme-machine » ne constituerait qu'une métaphore. Pourtant, il nous semble qu'une autre approche soit plus pertinente, celle qui refuse de trop radicaliser l'opposition entre organisme et machine5, c'est-à-dire plus profondément entre matérialisme radical et vitalisme. L'opposition repose en effet sur la réduction de la matière à l'étendue géométrique, et en conséquence l'idée de machine n'est qu'un arrangement de parties disjointes qui enchaînent des effets mécaniques. En ce sens, Leibniz, dont l'influence sur La Mettrie a été plusieurs fois notée6, refuserait de donner à une telle machine le statut d'une individualité. Dans ce cas, il serait difficile, même pour La Mettrie, de réduire l'homme à une machine. C'est que l'on applique ici à la machine les traits de la matière cartésienne, la pure étendue : « il y en a cependant eu quelques uns, et entre autres Descartes, qui ont voulu réduire l'essence de la matière à la simple étendue (…) »7. La Mettrie critique précisément ce statut de pure passivité de la matière contre Descartes8. En revanche, si l'on fait de la machine déjà une forme de matière organisée, la difficulté tombe. Dans ce cas, la notion « d'homme-machine » n'est ni une métaphore, ni une réduction, mais participe au contraire d'une réévaluation du statut de la machine et de la matière qui 1 L'Homme-Machine, p. 214 (Assoun) id. p. 214 3 Dans L'abrégé des systèmes, il affirme, sous le couvert de Lamy, que Descartes n'est qu'un « adroit matérialiste », qui usait du mot d'âme pour se protéger de la Sorbonne. Cf. également Guillaume Lamy, Discours anatomiques, Sixième Discours, édité par Anna Minerbi Belgrado, Universitas Paris, and Voltaire Foundation Oxford 1996 183 p. 4 Spink, in La libre pensée française de Gassendi à Voltaire op. cit., p. 257 5 Nous avons déjà montré en première partie que l'opposition entre machine et organisme était sujette à caution, ne serait-ce qu'en raison de leur étymologie en fait commune. Cf. Canguilhem, op. cit. 6 D'ailleurs, non seulement ce dernier lui consacre un chapitre de son Abrégé des systèmes, certes pour en proposer une lecture matérialiste et athée, où l'harmonie préétablie se passerait de Dieu étant tout entière contenue dans la matière, mais il y voit une inspiration de son chapitre IV du Traité de l'âme. 7 Traité de l'Âme, p. 86 (Coda) 8 Et là encore La Mettrie se réfère à Leibniz : « Leibnitz remarque : 3°- Que dans tous les temps on a reconnu la force motrice de la matière. » p. 174 Coda 2 - 104 aura pour fondement la notion de matière organisée. Peut-on le faire ? C'est l'enjeu de l'anthropologie laméttrienne, qui suppose une compréhension de la notion d'animal machine. Ce qui empêche parfois de comprendre ce saut, c'est la perspective fondamentalement vitaliste et par là encore idéaliste par laquelle on tente de comprendre la distinction entre organisme et machine. Le propre d'une démarche comme celle du matérialisme de La Mettrie tient précisément à ce qu'elle n'oppose pas par nature machine et organisme, car il s'agit là de deux formes de la matière, dont on pourrait dire que la première est artisanale et artificielle, et l'autre autonome et naturelle. Là encore l'idéalisme, pour le matérialisme de La Mettrie y verrait une inutile complexité là où l'immanence suffit. Et pourtant la tradition a retenu que l'expression de l'homme machine découlait de la perspective idéaliste cartésienne et de sa théorie de l'animal machine. Animal machine et pensée géométrique du corps : modèle ou essence ? Reste que l'expression « animal machine », que l'on ne trouve pas littéralement chez Descartes1, peut s'interpréter de deux manières : soit il s'agit d'un simple modèle pour penser la dimension biologique du corps, une simple analogie ; soit il s'agit d'une tentative de définir l'essence même de l'homme comme corps machinal. Autrement dit, la réduction d'un corps vivant à une machine relève soit d'un modèle de pensée, soit d'une tentative de description. Avec Descartes, et contrairement à ce qu'en pense La Mettrie qui y voit un matérialisme réel, l'hypothèse cartésienne de l'animal machine, comme du reste celle de l'homme machine de terre2, demeure méthodique : il s'agit de penser sans obscurité ce qui peut l'être. Ainsi, dans le Discours de la méthode partie V, Descartes commence par décrire les corps inanimés, puis les corps animés. Il part pour cela de ce qui est le plus simple à connaître, c'est-à-dire la matière réduite aux seules qualités de l'étendue. Abordant les corps animés, il maintient une identité d'analyse du corps humain et des corps animaux, puisqu'il a déjà établi que l'âme se connaissait séparément du corps3. Maintenant une démarche méthodique, il entend partir du plus simple à connaître et donc déceler les premiers mouvements du corps, c'est-à-dire le mouvement sanguin. Cette connaissance est empirique, et repose sur l'anatomie, Descartes invitant même ceux qui ne sont pas au fait des recherches 1 « Ce que nous appelons ordinairement la « thèse des animaux-machine » est une lecture des textes de Descartes par les cartésiens postérieure à la mort de Descartes » Thierry Gontier, De l’homme à l’animal Les discours traditionnels et les paradoxes des modernes sur la nature des animaux Thèse de doctorat d’État sous la direction de Pierre Magnard, 1996 Bnf : <8-R-118114>, p. 333 2 Du Monde, « Je suppose que le corps n’est rien d’autre qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible (…) » Alquié I, p. 379 3 Notamment, Discours de la méthode, quatrième partie : « je pouvais feindre que je n'avais aucun corps (…). Je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser. » édition Garnier Flammarion p. 109 - 105 concernant la circulation sanguine, à pratiquer des dissections1. La Mettrie reprend les mêmes préceptes. La connaissance du vivant se doit d'être empirique, c'est-à-dire de reposer sur l'anatomie, et singulièrement sur l'anatomie comparée des hommes et des animaux : « Les divers états de l'âme sont donc corrélatifs à ceux du corps. Mais pour mieux démontrer toute cette dépendance et ses causes, servons-nous ici de l'anatomie comparée ; ouvrons les entrailles de l'homme et des animaux. »2 Descartes aborde alors la description des mouvements musculaires et de ce qui les rend possible. Ici encore le principe d'économie descriptive prévaut, celui par lequel il entend se contenter d'expliquer les effets mécaniques par des causes du même ordre3. D'où le recourt à la théorie des esprits animaux, corrélat nécessaire de celle des animaux machines. On ne saurait ici y voir une contradiction ou un oxymore rendu possible par la liaison esprit – animaux – machine, mais bien une théorie du corps. Les esprits animaux rendent compte autant que possible de la cause mécanique des mouvements du corps : il ne s'agit en aucun cas d'esprit au sens de la res cogitans, mais « d'un vent très subtil »4, c'est-à-dire de matière aussi fine que possible. La dénomination appartient encore au vocabulaire scolastique mais la conséquence en est résolument moderne : expliquer la cause du mouvement par le mouvement de la matière elle-même. Une seconde analogie vient redoubler la comparaison de l'homme et de l'animal, celle qui fait appel à l'automate : « Ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. ». Car si l'on peut comprendre que l'homme puisse par ses automates copier les mouvements des animaux, cela signifie fondamentalement que l'on n'a pas besoin de recourir à d'autres causes pour les expliquer. Certes Dieu possède une excellence fabricatrice que n'a pas l'homme, mais cela n'introduit qu'une différence quantitative et non qualitative. De ce fait, 1 « je voudrais que ceux qui ne sont point versés dans l'anatomie prissent la peine, avant que de lire ceci, de faire couper devant eux le cœur de quelque grand animal qui ait des poumons » Discours de la méthode, V° partie. 2 L'Homme-Machine, p. 157 (Assoun) 3 Il s'agit de procéder « en démontrant les effets par les causes » Discours de la méthode, Partie V 4 Discours de la méthode, Partie V - 106 comprendre l'animal comme machine, c'est tout à la fois démontrer que les catégories de la mécanique suffisent pour en expliquer les caractéristiques, et penser le corps humain sur le mode du corps animal. Cette seconde analogie est encore plus cruciale pour comprendre le rapprochement entre La Mettrie et Descartes : c'est-à-propos des références à l'horloge qu'il semble le plus souvent suivre l'auteur du Discours de la méthode. En effet, là où Descartes affirmait dans Lettre au marquis de Newcastle du 16 XI 1646 que « les animaux agissent naturellement et par ressorts ainsi qu’une horloge » La Mettrie reprend la comparaison et l'étend à L'Homme machine « le corps humain est une machine qui remonte elle-même ses ressorts, vivante image du mouvement perpétuel. »1 Aussi les esprits animaux jouent-ils un rôle crucial dans l'économie des passions, c'est-àdire en réalité des mouvements autonomes du corps, qui ne supposent pas l'intervention de la raison ou de la pensée. En effet, de même que la poule à la tête coupée continue encore ses mouvements2 sous l'influence des esprits animaux, les passions mettent en mouvement le corps. Le Traité des passions n'aura de cesse d'affirmer que les passions sont des puissances du corps, toujours bonnes par elles-mêmes3 car répondant à une cause naturelle qui vise à la conservation du corps. De l'organisation du corps naissent diverses actions qui ne supposent aucune volonté, c'est-à-dire qui se passent et de liberté et de raison. C'est ici que se noue le cœur de la distinction entre l'homme et l'animal et donc de ce fait l'abîme entre Descartes et La Mettrie. Pour le premier, les arguments qui distinguent l'homme de l'animal sont nombreux, et notamment le fait que l'animal se contente de répondre aux besoins et mécanismes corporels : « bien qu'elles [les bêtes] fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. »4 C'est sur ce point que La Mettrie s'écarte de Descartes. Puisque la nature des corps animaux et humains se décrivent de la même manière, pourquoi supposer d'autres causes que les causes purement matérielles pour en rendre compte5 ? Ainsi, lorsque La Mettrie 1 Ann Thomson rappelle cependant que cette évocation ne peut constituer par elle-même une preuve de la filiation Descartes – La Mettrie, dans la mesure où elle est courante. Elle signale que Dumarsais, dans Le Philosophe de 1743 écrivait « le corps humain est une machine qui remonte elle-même ses ressorts. » in « L'homme machine, mythe ou métaphore ? » in dix-huitième siècle n° 20, 1988, p. 371 2 « ainsi qu'on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore, et mordent la terre » Discours de la Méthode, Partie V. 3 Traité des passions de l'âme, art. 137 : « selon l’institution de la nature, elles se rapportent toutes au corps, et ne sont données à l’âme qu’en tant qu’elle est jointe avec lui ; en sorte que leur usage naturel est d’inciter l’âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps ou à le rendre en quelque façon plus parfait. » 4 Discours de la Méthode, Partie V. 5 Denis de Casabianca ; op. cit. « La Mettrie accorde une valeur fondamentale à la démarche de Descartes qui consiste à vouloir expliquer le vivant “selon la disposition des organes“ (ce que La Mettrie appellera “l’organisation“) ; c’est la raison pour laquelle Descartes est le premier à avoir véritablement connu la nature - 107 critique la thèse des animaux machine, c'est pour nier que l'on puisse faire une différence entre l'homme et l'animal si l'on se contente de décrire ce que les sens nous offrent à voir. Autrement dit la différence est d'ordre épistémologique, le monisme de la démarche empiriste de La Mettrie se passe du dualisme cartésien. Il opte pour une solution continuiste, qui constitue souvent une marque du matérialisme1, entre l'homme et l'animal : « Des animaux à l'homme la transition n'est pas violente, les vrais philosophes en conviendront. »2 Dès lors, là où Descartes voyait dans le langage un élément incontournable de distinction entre l'homme et l'animal, La Mettrie n'y voit rien d'irrémédiable puisqu'il invite à transposer la méthode d'Amman3 pour faire parler les sourds à l'animal « Non seulement je défie qu'on me cite aucune expérience vraiment concluante qui décide mon projet impossible et ridicule, mais la similitude de la structure et des opérations du singe est telle que je ne doute presque point, si on exerçait parfaitement cet animal, qu'on ne vint enfin à bout de lui apprendre à prononcer, et par conséquent à savoir une langue. »4 La Mettrie explicite lui-même le sens de son opposition aux cartésiens : « Mais auparavant, qu'il me soit permis de répondre à une objection que m'a faite un habile homme : “Vous n'admettez, dit-il, dans les animaux, pour principe de sentiment, aucune substance qui soit distincte de la matière : pourquoi donc traiter d'absurde le cartésianisme en ce qu'il suppose que les animaux sont de pures machines ? Et quelle si grande différence y-a-t-il entre ces deux opinions ?” Je réponds d'un seul mot : Descartes refuse tout sentiment, toute faculté de sentir à ses machines ou à la matière dont il suppose que tous les animaux sont faits (…) »5 ce sera donc sur le statut de la matière ellemême qu'il faudra répondre. Définitions de la matière On peut désormais résumer le matérialisme de La Mettrie. Parce que son matérialisme repose de prime abord sur une épistémologie sensualiste, la définition de la matière en est rétrospective : elle n'est pas le socle premier de son analyse, mais découle des propriétés des corps machinaux. En effet, « Quoique nous n'ayons aucune idée de l'essence de la matière, nous ne animale (comme matière organisée). Mais La Mettrie considère que le refus cartésien d’accorder aux animaux des facultés qui se rapportent à l’âme repose sur une pétition de principe. » p. 10 1 Cf. notamment l'article « animal » de l'Encyclopédie de Diderot, qui propose une transition graduelle du règne minéral aux végétaux et animaux. 2 L'homme machine, p. 55 (Coda) 3 Traité de l'âme, Chapitre XV, Histoire IV 4 L'Homme machine, p. 55 (Coda) 5 Traité de l'âme, Chapitre VII p. 96 (Coda) - 108 pouvons refuser notre consentement aux propriétés que nos sens y découvrent. »1 Cette citation engage la démarche de La Mettrie dans deux directions. La première consiste à refuser toute définition a priori de la matière, et paradoxalement, c'est elle qui le conduit à refuser toute réduction de la matière. S'il y a bien un réductionnisme, il est du côté des métaphysiciens 2, qui confondent l'abstraction d'une des propriétés de la matière, l'étendue, avec son essence. L'autre direction vise à ne retenir de la matière que ce qui est compatible avec l'origine sensible des connaissances. Il faut alors comprendre la matière formée et par là douée d'une puissance active, qui seule pourra rendre compte du mouvement et de la pensée : « être machine, sentir, penser, savoir distinguer le bien du mal comme le bleu du jaune, en un mot être né avec de l'intelligence et un instinct sur la morale et n'être qu'un animal, sont donc des choses qui ne sont pas plus contradictoires qu'être un singe ou un perroquet et savoir se donner du plaisir.(…) Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu'elle semble en être une propriété, telle que l'électricité, la faculté motrice, l'impénétrabilité, l'étendue, etc. »3 En sorte que le monisme lamettrien entraîne de facto une conception riche de la matière, là où le dualisme cartésien pouvait la concevoir comme une simple étendue géométrique. Ce que le cartésianisme a rendu possible, une connaissance possible des propriétés mécaniques des corps, supposait une décision métaphysique lourde : celle d'un dualisme du corps et de l'âme, mais surtout celle d'un dieu artisan qui seul peut produire des machines parfaites4. Le matérialisme de La Mettrie propose une démarche inverse : les propriétés des corps organisés supposent une matière sensible, et dès lors il ne faut pas rendre compte du moyen par lequel la matière pense, il suffit de concevoir que la pensée est matière. Ce retournement suppose donc un primat de la sensation sur la pensée, sans produire une matière aux propriétés métaphysiques trop étendues. La matière ne pense pas directement, cependant, elle n'est pas inerte. Toute matière possède une certaine propriété mécanique, qu'il qualifie en première instance de passive : « Des Propriétés mécaniques passives de la Matière, dépendantes de l'Étendue »5, par la modification de la notion de forme. La notion de forme appartient en grande partie au vocabulaire scolastique, et constitue l'une des quatre causes aristotéliciennes, dont on a vu en première partie que la science physique moderne se passait peu à peu. Pour La Mettrie, la notion de forme « consiste dans les divers états ou les différentes 1 Traité de l'Âme, Chapitre III p. 87 (Coda) Traité de l'Âme, id. : « L'étendue de la matière n'est donc qu'une étendue métaphysique, qui n'offre rien de sensible (…) » p. 88 3 L'Homme machine, p. 80 4 Discours de la méthode, partie V : « machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. » 5 Traité de l'Âme, Chapitre IV (Coda p. 88) 2 - 109 modifications dont la matière est susceptible. »1 Qu'on ne s'y méprenne pas : ici la matière ne reçoit pas de l'extérieur sa forme, comme dans la pensée platonicienne, mais elle en est l'origine : « Ces modifications reçoivent l'être ou leur existence de la matière même. »2 Immédiatement, la notion de forme appelle une distinction méthodologique : il faut séparer deux formes, les formes passives, qui résultent des propriétés géométriques de la matière, c'est-à-dire « la grandeur, la figure, le repos et la situation »3 ; et les formes actives. Mais il faut immédiatement penser l'action de la matière, sans laquelle ces diverses formes dites passives n'apparaîtraient pas : « la forme active, ou la puissance motrice, la forme, je le répète par laquelle la matière produit celles qu'elle reçoit. »4 Il y a donc bien une activité autonome de la matière, productrice des agencements qui feront des corps, notamment des corps actifs, les corps vivants et les hommes. Reste alors à comprendre quels sont les ressorts de l'action, c'est-à-dire à interroger ce plaisir qui semble être une propriété des corps vivants, quels qu'ils soient, et donc par là développer une anthropologie par la connaissance des lois corporelles. Ce sera l'objet de notre deuxième souspartie : l'anthropologie, après avoir rappelé quels sont les attendus méthodologiques d'Helvétius. 2. Helvétius : un livre consacré à l'Esprit Si le matérialisme de La Mettrie ne souffre finalement aucun doute, la question peut apparaître plus complexe dès lors que l'on aborde les œuvres d'Helvétius. Ne peut-on voir, par exemple, dans le titre même de son maître ouvrage, De l'Esprit5, l'annonce d'une thèse qui n'a rien de matérialiste ? D'ailleurs, si l'on suit la lettre même de De l'Esprit, Helvétius, à la suite du procédé rhétorique utilisé par La Mettrie n'accorde de prime abord aucune importance à la question de la matérialité ou de l'immatérialité de l'esprit, laissant cette question indécidable : « Ce que j'ai à dire de l'Esprit s'accorde bien avec l'une ou l'autre des hypothèses. »6 Et pourtant, ses contemporains ne semblent pas s'y tromper, jusqu'aux chansonniers qui lui dédient ces vers : « admirez cet écrivain là, qui de l'esprit intitula un livre qui n'est que matière, laire là, laire lanlaire, laire là, laire lanlà. Le censeur qui l'examina, par habitude imagina, que c'était affaire étrangère, laire là,… »7 1 id. p. 88 id. p. 88 3 Id. p. 89 4 id. p. 89 5 Alors que dans le corps du texte, Helvétius écrit la plupart du temps Esprit, le titre indiqué dans l'édition Corpus/Fayard indique en haut de page : De l'esprit. 6 De l'esprit, p. 18 7 KEIM Albert, Helvétius, sa vie et son œuvre, op. cit., p. 326 2 - 110 Malgré ses précautions rhétoriques, Helvétius ne parvient pas à tromper les ennemis du matérialisme. La violence des attaques est telle qu'elle peut encore nous surprendre aujourd'hui, tant le livre De l'Esprit peut nous sembler à maints égards prudent. Il nous suffit de relire la condamnation prononcée par M. De Beaumont, Archevêque de Paris, dans son Mandement de Monseigneur l'Archevêque de Paris, portant condamnation d'un livre qui a pour titre de l'Esprit1 pour comprendre comment il fut percé à jour malgré ses précautions, et pourquoi l'Église vit en lui un danger tant pour son propre pouvoir que pour son soutien à la monarchie. Les termes employés sont impitoyables. Le matérialisme en général y est qualifié successivement de « Doctrine absurde », « monstrueuse », et le livre aurait été inspiré par « le Prince des ténèbres », propageant « une odeur de mort » qui « étouffe d'âge en âge le bon grain semé dans le champ du Père de famille. » L'intérêt de ce Mandement réside dans la parfaire connaissance du texte d'Helvétius, dont les citations sont en générales exactes, et permet d'en reconstituer les points les plus importants. Car De Beaumont voit bien que la stratégie d'écriture d'Helvétius vise, sous couvert d'une dénonciation des Religions en général, la doctrine chrétienne. Il montre comment Helvétius incidemment remet en cause le dogme de l'immatérialité de l'âme pour en tirer toutes les conséquences morales et politiques, que l'Archevêque de Paris rattache à « l'abominable système » de Hobbes. Ce faisant, il se croit obligé de réaffirmer les principes de la foi Chrétienne, et notamment la sujétion à l'ordre. Comme Bossuet dans ses Politiques tirées des Saintes Écritures, il cite abondamment l'apôtre Paul dans ses Épîtres fameux justifiant l'obéissance aux puissances, même pour l'esclave (Romains XIII – Timothée I, 62). C'est ensuite une attaque en règle des Lumières à laquelle se livre Beaumont, rappelant que le même Apôtre commande de se méfier des « pseudo-sciences »3 et d'assigner la philosophie dans un rôle de subordination vis-à-vis de l'Église, recommandant à chacun de penser modestement4, c'est-à-dire à ne jamais penser par soi, ce qui est précisément la doctrine des Lumières, si bien mise en évidence par Kant. S'il y a bien une affaire de l'Esprit, c'est qu'elle met en cause le fondement de la monarchie de droit divin : la croyance aveugle et soumise dans le dogme 1 Christophe de Beaumont, Archevêque de Paris, Duc de Saint-Cloud, Pair de France, Commandeur de l'Ordre du Saint Esprit,etc…, Mandement de Monseigneur l'Archevêque de Paris, portant condamnation d'un livre qui a pour titre de l'Esprit, À paris ,chez Durand, librairie rue du Foin, M.DCC.LVIII; référence Bnf : E-3687 (47) 2 « Tous ceux qui sont sous le joug de l'esclavage doivent considérer leurs maîtres comme digne d'un entier respect, afin que le nom de Dieu et la doctrine ne soient pas blasphémés. » Épître à Timothée 1, [VI, 1] (Traduction œcuménique, Le Livre de Poche, 1972-1979) 3 L'attaque contre la science est littérale dans la lettre du Mandement …, et demeure même dans les traductions modernes, comme celle de la Traduction œcuménique : « Ô Timothée, garde le dépôt, évite le bavardage impies et les objections d'une pseudo-science. Pour l'avoir professée, certains se sont écartés de la foi. » Épître à Timothée, 1, [VI, 20] 4 À l'appui d'une citation de Crysistome, De Beaumont écrit : « On ne devient pas incrédule, quand on a toujours été réglé dans sa conduite, & quand on pense de soi-même avec modestie. » Mandement… p. 24 - 111 catholique. Nul mieux que l'Archevêque de Paris ne semble rendre compte de l'enjeu de De l'Esprit par la violence de sa condamnation comme à l'exposé de ses motifs. Il perçoit bien l'unité d'analyse du matérialisme d'Helvétius et ses prolongements moraux et politiques. Du 10 août 1758 à avril 1759, le livre est condamné par le Conseil du Roi, le Pape Clément XIII, le Parlement de Paris. Il est brûlé et lacéré au Palais de Justice1. Ces violentes condamnations conduisent Helvétius à se rétracter publiquement trois fois, écrivant même « je reconnais ma faute dans toute son étendue, et je l'expie par le plus amer repentir. »2 Et pourtant, en choisissant de publier, à titre posthume, De l'Homme, pour se prémunir « de la persécution », Helvétius ne retire rien : « si je ne renonce point aux principes que j'ai établis dans le livre de l'Esprit, c'est qu'ils m'ont parus les seuls raisonnables, les seuls dont la publication de mon Livre que les hommes éclairés aient assez généralement adoptés. »3 Helvétius renonce si peu qu'un instant Diderot croit y voir de la paraphrase « je le jugeai trop sévèrement sur le manuscrit : cela ne me parut qu'une paraphrase assez insipide de quelques mauvaises lignes de l'Esprit (…) »4 En réalité, l'intérêt de ce deuxième opus est immense. Non seulement Helvétius entend y établir la « justification des principes admis dans le Livre de l'Esprit », comme l'indique le titre du chapitre IX de la deuxième section, mais, délivré de la crainte de la censure, Helvétius peut répondre longuement à toutes les objections qui lui ont été faites, et notamment celles émanant du parti des philosophes, comme le montre le dialogue à distance avec Rousseau. Les longues digressions, dans les notes de bas de page, les notes de fin de section ou encore la Récapitulation, mettent l'accent sur des points propres à prouver ce qu'il voulut dire dès De l'Esprit, notamment la longue section II qui entend par tous moyens prouver que « tous les hommes communément bien organisés ont une égale aptitude à l'esprit. » Le plus important pour notre étude concerne les références à la politique et notamment au rôle des lois et des gouvernements qui y est plus établi encore que dans De l'Esprit, où il avait noté que l'entreprise consistant à donner un « plan d'une bonne éducation », et singulièrement d'une éducation publique, c'est-à-dire politique, se heurtait aux « mœurs actuelles »5. Dans De l'Homme, il peut d'ailleurs esquisser un « bon plan de législation »6. On le voit, en parlant de l'Esprit, puis de l'Homme, Helvétius accomplit une forme de système de pensée aux conséquences innombrables. 1 Bourdin Jean-Claude, Les matérialistes français au XVIII°, op. cit. p. 110 Cité par Victor Cousin, La philosophie sensualiste du XVIII° siècle, p. 166, Paris Librairie Nouvelle, 1856 3 De l'Homme, Préface, p. 9 4 Diderot, Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé De l'Homme, in Œuvres Philosophiques, édition Vernière, Garnier p. 602 5 De l'Esprit, p. 552 6 De l'Homme, notamment Section IX, chapitre I. 2 - 112 - De quel « esprit » s'agit-il ? Helvétius n'est cependant pas le premier, ni le plus célèbre, à subir les foudres de l'Église sur ce terrain des considérations quant à l'esprit, ce qui peut nous permettre de mieux comprendre en quels sens on peut entendre le sens de « l'esprit ». On ne saurait oublier qu'il ne suffit pas de consacrer un livre à l'esprit pour que l'on ne soit pas accusé de matérialisme ou d'athéisme. Montesquieu en a fait indubitablement les frais, lui qui dut démontrer dans La Défense de l'Esprit des Lois qu'il n'était ni l'un, ni l'autre. En effet, la Défense de l'Esprit des Lois entend répondre à divers libelles qui lui ont « fait les plus affreuses imputations. Il ne s'agit pas moins de savoir s'il est spinosiste et déiste. »1 La réponse apportée à la première objection, le spinozisme, est sans ambiguïté : en avançant un dualisme et l'existence de dieu « comme créateur et comme conservateur »2 il se défend à la fois du matérialisme et de l'athéisme. Il ira même revendiquer son attachement à la religion chrétienne auprès de la République de Genève. Il est cependant vrai que l'Esprit des Lois commence par quelques allusions qui, détournées de leur contexte, pointent vers le matérialisme : « comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matière, et privé d'intelligence, subsiste toujours, il faut que ses mouvements aient des lois invariables ; et, si l'on pouvait imaginer un autre monde que celui-ci, il aurait des règles constantes, ou il serait détruit. »3 ; « Ainsi la création, qui paraît être un acte arbitraire, suppose aussi des règles aussi invariables que la fatalité des athées. »4 ; « l'homme, comme être physique, est ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. » Du reste des passages de ses Pensées laissent parfois imaginer non seulement une bonne connaissance des arguments matérialistes, mais peut-être aussi une forme de tentation5 matérialiste. Ainsi en est-il de la pensée 672 (édition Pléiade) qui se présente comme voulant réfuter l'athéisme, mais ne fait qu'en présenter les arguments, et qui se conclut par : « Mais de même que nous jugeons que les corps sont organisés, parce que nous voyons leurs organes ; qu'ils ont de l'électricité, parce que nous en voyons les effets : nous devons dire de même que la matière est capable de sentiment (dira un athée), parce que nous sentons, et de pensée, parce que nous pensons. » Montesquieu reprend ici la thèse lockienne d'une 1 Défense de l'Esprit des lois, Gallimard folio p. 1199 (tome II de De l'esprit des lois). De l'esprit des lois, Liv. I, Chap. I 3 De l'Esprit des lois, Garnier-Flammarion 1979, Livre I, chapitre I, p. 123 4 id. p. 124 5 « Des Objections sans réponses ? À propos de la “tentation“ matérialiste de Montesquieu dans les Pensées » Revue Montesquieu n° 7 Denis de Casabianca. Mais Denis de Casabianca conclut sans ambiguïté : « Pour notre part, nous défendrons l’idée qu’il ne faut pas interpréter les échos que les textes de Montesquieu peuvent avoir avec des thèses matérialistes comme une «tentation» matérialiste, mais que les tensions que l’on peut y trouver sont le signe d’un essai original pour penser la nature par-delà les raisonnements métaphysiques. » p. 138 2 - 113 formation des idées par les sens, qui a été souvent le ferment du matérialisme. Il n'est pas utile ici de reprendre une à une les réponses que Montesquieu fait aux objections qui par la suite voudront condamner l'athéisme De l'Esprit des lois, pour montrer combien certaines d'entre elles sont souvent détournées du sens que lui donne le Baron de la Brède, mais il n'en reste pas moins que plusieurs formules visent en effet à rattacher des notions comme l'esprit d'un peuple à des causes matérielles, comme le fait notamment sa célèbre théorie des climats, théorie d'ailleurs critiquée par la suite par Helvétius1. Or, de cette théorie des climats découle en effet une forme de matérialisme politique de fait. Elle est autant développée dans De l'Esprit des lois que dans L'Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères. On connaît la thèse célèbre de Montesquieu, où certains verront l'origine de la sociologie2 : « S'il est vrai que le caractère de l'esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de ces caractères. »3 Une première lecture de ce principe a pour effet d'assigner au climat la cause de la différence des esprits, lecture renforcée par le résumé de la théorie des climats que Montesquieu insère dans sa Défense de l'Esprit des lois : « en un mot, ce physique du climat peut influencer sur les esprits ; ces dispositions peuvent influer sur les actions humaines(…) »4 Durkheim a su voir dans Montesquieu un fondateur de la science sociale, « parce que pour la première fois se trouvent établis les principes de la science sociale »5, par sa typologie raisonnée des différences culturelles nées d'une cause physique. Il est aussi l'un des premiers à vouloir systématiser une étude de la législation à partir d'une anthropologie. Il établit donc une « physique sociale »6 selon le mot de Louis Althusser. Helvétius participe pleinement de cette démarche lorsqu'il indique en Préface de De l'Esprit : « J'ai cru qu'on devait traiter la Morale comme toutes les autres Sciences, et faire une Morale comme une Physique expérimentale. »7 Pourtant on néglige souvent son rôle déterminant dans l'histoire du matérialisme politique, au même titre que Hobbes et sa théorie des corps politiques. Du climat à l'esprit, la plupart des 1 Cf ci après, III B/ 1Possibilité de la politique : la politique comme seconde nature. Raymond Aron, les étapes de la pensée sociologique, Tel Gallimard 1967 : « Montesquieu est en un sens le dernier des philosophes classiques, et en un autre sens le premier des sociologues. » p. 66 3 De l'Esprit des lois, liv. XIV, Chap. premier 4 Défense de L'Esprit des lois, seconde partie, « CLIMAT ». 5 Durkheim, Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, thèse complémentaire en latin, cité par Laurent Versini, in Montesquieu, De l'Esprit des lois, Gallimard folio, 1995 p. 27 6 « Si Montesquieu n'est pas le premier qui conçut l'idée d'une physique sociale, il est le premier qui voulut lui donner l'esprit de la physique nouvelle, partir non des essences, mais des faits, et de ces faits, dégager leurs lois. » Althusser, Louis, Montesquieu la politique et l'histoire, Puf, 126 p. 1959 p. 15 7 De l'esprit, p. 9 2 - 114 commentateurs négligent l'intermédiaire. Or sa thèse est d'abord sensualiste dans la mesure où elle part des conséquences de l'action du climat sur les sens eux-mêmes : « l'air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps (…) »1 On voit par là que Montesquieu recourt ici à une théorie organique des sensations, faisant droit à la théorie des fibres, dont la teneur mécaniste est indubitable2. Son approche est anatomique : « j'ai observé le tissu extérieur d'une langue de mouton (…) », et sa conclusion est sensualiste : « c'est d'un nombre infini de petites sensations que dépendent l'imagination, le goût, la sensibilité, la vivacité. » Certes, ses interprétations sont parfois caricaturales : « il est évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples du nord seront moins capables de dérangement que les fibres délicates des peuples des pays chauds ; l'âme y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment. »3 On ne s'étonnera cependant pas que le vocabulaire de Montesquieu finisse à son tour par retrouver les analogies matérialistes, via le mécanisme : « dans les pays du midi, une machine délicate, faible, mais sensible (…) » ; « dans les pays du nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde (…). » 4 Louis Althusser a sans doute raison de saluer le monisme de la démarche de Montesquieu, de montrer que ce dernier échappe à l'idéalisme : « il est à l'opposé, du moins dans sa conscience délibérée, de juger le fait par le droit, et de proposer sous le couvert d'une genèse idéale, une fin aux sociétés humaines. Il ne connaît que des faits. »5 En revanche, en faisant basculer Montesquieu dans le continent histoire, Louis Althusser néglige l'assise sensualiste de sa démarche, en somme il anticipe, si ce n'est sur Marx, du moins sur Helvétius qui, précisément, envisage les sociétés à partir des sens et du rôle du corps social. Helvétius a pu passer pour un continuateur de l'œuvre de Montesquieu, mieux, pour celui qui en aurait fondé les principes : « C'est proprement la préface de L'Esprit des Lois, quoique l'auteur ne soit pas toujours de l'avis de Monsieur de Montesquieu » écrit ainsi Diderot6. Bien que l'on sache aujourd'hui, et contre une analyse longtemps répandue, que les Lettres sur De l'Esprit des lois attribuées à Helvétius ne sont pas de sa main7, ce parallèle avec Montesquieu reste éclairant en ceci que l'on peut en effet tenter de saisir pourquoi une théorie de l'Esprit peut passer pour 1 id. chap. II Il ajoute en note de bas de page, à propos de l'action du froid « on sait qu'il raccourcit le fer. » 3 id. 4 (je souligne, B.S.) id. 5 Althusser Louis, Montesquieu, op. cit. p. 27 6 Diderot, « Réflexions sur De l'Esprit d'Helvétius », in Œuvres complètes, tome IX, édition Varloot p. 311 7 Par une analyse des thèmes et des mots mêmes employés, R. Koebner montre que les lettres d'Helvétius ne correspondent pas aux faits, et sont vraisemblablement le fait de La Roche qui en propose l'édition en 1795, en pleine tourmente anti-despotique de la révolution. cf. « The authenticity of the Letters On the ESPRIT DES LOIS attributed to Helvétius.”, Bulletin of the Institute of historical research, Londin, Vol XXIV, N° 69 p. 19-43 2 - 115 matérialiste, d'autant qu'Helvétius se propose de réfuter longuement les théories du climat de Montesquieu. Tous deux, en effet, lient l'esprit à la question des passions, et donc recourent à une théorie des corps : « comme créature sensible ; il devient sujet à mille passions » annonce Charles de Secondat ; « La connaissance de l'esprit, lorsqu'on prend ce mot dans toute son étendue, est si étroitement liée à celle du cœur et des passions de l'homme, qu'il était impossible d'écrire sur ce sujet sans avoir du moins à parler de cette partie de la Morale commune aux hommes de toutes les Nations, et qui ne peut avoir, dans tous les Gouvernements, que le bien public pour objet » poursuit Helvétius dans la Préface de De l'esprit. De l 'Esprit des Lois à De l'Esprit, il y va d'une même tentative de saisir l'esprit d'un peuple. La question semble alors tout à la fois sociologique et psychologique puisqu'il s'agit de rendre compte des causes des tempéraments. Ce domaine apparaît trop vaste si l'on ne commence pas par faire l'analyse des différents comportements et phénomènes que recouvre cette notion d'état d'esprit. Il faut alors mieux concevoir ce que l'on peut appeler l'esprit et notamment les « différents noms donné à l'esprit » comme Helvétius y consacre le quatrième Discours de De l'Esprit. Avant de développer cette étude, il faut préciser quelle est la démarche d'Helvétius dans cette entreprise, et donc montrer de quelle manière son empirisme et son monisme autorisent une conception matérialiste de l'esprit. De l'Esprit : le sensualisme et le matérialisme d'Helvétius La généalogie des diverses formes de matérialisme que nous avons menée en première partie nous a montré que l'on ne pouvait pas toujours lier sensualisme et matérialisme, puisque la démarche épistémologique du sensualisme ne s'accompagne pas toujours des décisions métaphysiques dont peut se revendiquer le matérialisme. Pourtant, le sensualisme apparaît souvent comme l'une des conditions nécessaires du matérialisme. Et si Helvétius semble opposer avec indifférence matérialisme et idéalisme, il n'en reste pas moins que ses attendus épistémologiques sensualistes s'engagent résolument du côté d'un certain matérialisme. Les lecteurs attentifs à la tradition de la littérature clandestine auront noté que la page de garde de De l'esprit reprend une citation de Lucrèce, le poète épicurien et éminent représentant du matérialisme1. De même, dans la 1 Helvétius ne restitue pas littéralement le texte : il écrit en effet : « Undè animi constet natura videndum. Quâ fiant ratione et quâ vi quœque geratur in Terris » au lieu de « qua fiant ratione, et qua vi quaeque gerantur in terris, tunc cum primis ratione sagaci unde anima atque animi constet natura videndum », que Bernard Pautrat réstitue ainsi :[nous devons tenir un compte exact (…)et saisir (…)] « quelle force soutient toute force sur terre ; mais surtout, d'autre part, ce qu'il nous faut, c'est voir, d'une raison sagace, en quoi l'âme consiste, en quoi l'esprit (…) » in Lucrèce, de la nature des choses, le livre de poche, op. cit. p. 88 et 89 - 116 note 25 de la section II de De l'Homme, Helvétius compare deux métaphysiques, l'une, idéaliste, qu'il fait remonter des prêtres égyptiens à Pythagore et Platon pour culminer dans le jargon « scholastique ». L'autre est attribuée à Bacon, mais dépasse la science moderne, puisqu'il termine sa note en précisant que ces deux types de métaphysiques se rapportent à deux courants philosophiques : ceux de Platon et de Démocrite. Le premier se voit dénigré : « le système de Platon est fondé sur les nues, et le souffle de la raison a déjà dissipé les nuages et le système. »1 Quant au système de Démocrite, il remarque seulement que « c'est de la terre [qu'il] s'élève par degré jusqu'au Ciel. »2 Ces seules références à la ligne3 de Démocrite ne suffisent certes pas pour en faire un représentant du matérialisme et n'en constituent qu'un indice. Nous suivons alors John O'Neal dans son interprétation du sensualisme d'Helvétius4, lorsqu'il attribue à son radicalisme la tournure matérialiste de sa philosophie. C'est d'ailleurs cette réduction radicale, au sens propre du terme, qui conduit Rousseau à en critiquer le matérialisme foncier : Helvétius rapporte toute sensation, y compris le sentiment, à la sensation physique. Le débat se pose dans les termes en fait cartésiens des propriétés de l'esprit. Depuis Descartes, le dualisme du corps et de l'âme se redouble d'un autre dualisme, celui de la passivité de la sensation physique et de l'activité de l'esprit qui juge. La généalogie de ces distinctions ayant été maintes fois faite5, rappelons ici quelques principes essentiels. L'activité de l'esprit, l'entendement qui juge des sensations, est distinguée de la sensation corporelle en qui aucune pensée n'est déjà formée. L'analyse célèbre de la perception d'un morceau de cire dans la Seconde Méditation Métaphysique, oppose clairement le lieu de la sensation physique, qui tout au plus peut donner lieu à des formes d'imagination, de la pensée : « qu'est-ce que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens (…) ». La pensée ne naît qu'avec l'activité de l'entendement, qui appartient à l'âme séparée du corps : « il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive (…) »6 Cette distinction est clairement affirmée dans l'article 17 des Passions de l'âme : « (…) nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres, à savoir : les unes sont les actions de l'âme, les autres sont ses passions. »7 Et si les volontés sont bien des actions, « (…) on 1 De l'Homme, p. 289 (Note 25 de la Section II) id. 3 Allusion à la citation de Lénine, évoquée plus haut sur les deux traditions philosophiques. 4 John O'Neal, « Le principe fécond de la sensibilité physique chez Helvétius. » Corpus, 1990, n° 14-15, p. 111-128 5 Notamment, Guénancia, L'intelligence du sensible, essai sur le dualisme de Descartes, Gallimard 1998 6 Descartes, Médiations Métaphysiques, Puf, p. 46 et 47 respetivement. 7 Descartes, Passions de l'âme, Mille et une nuit, 1996 p. 22 2 - 117 peut généralement nommer ses passions toutes sortes de perceptions ou connaissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n'est pas notre âme qui les fait telles qu'elles sont, et que toujours elle les reçoit des choses qui sont représentées par elles. »1 Toute la pensée du XVIIIème siècle est tributaire de cette analyse, soit qu'elle la suive, soit qu'elle s'en écarte. L'enjeu est de taille : en attribuant l'activité à l'entendement et la passivité au corps, Descartes rend impossible une pensée matérialiste, dans la mesure où le sens commun attribuant à la pensée un caractère actif, toute substance passive se voit refuser la pensée. Peu importe d'ailleurs que cela s'accompagne de deux décisions métaphysiques lourdes : d'une part celle qui impose un dualisme du corps et de l'âme ; d'autre part celle qui rend possible une union du corps et de l'âme. Rousseau y voit l'une des difficultés de la démarche d'Helvétius. Dans ses Notes sur De l'esprit, il remarque : « apercevoir des objets, c’est sentir ; apercevoir des rapports, c’est juger. »2 L'opposition de la sensation et du jugement tient ici encore à cette distinction actif/passif qui présuppose une activité de pensée que ne saurait remplir à elle seule la sensation. Parvenir à rendre compte de la manière dont la sensation peut à elle seule servir de jugement constitue en effet le nœud gordien de tout sensualisme. C'est sur ce point que se concentrent bien des critiques attribuées à Helvétius, dès la parution de son œuvre. Diderot en fait le premier des quatre paradoxes exprimés dans De l'Esprit : « l'auteur réduit toutes les fonctions spirituelles à la sensibilité. Apercevoir ou sentir, c'est la même chose selon lui. »3 En commentant De l'Homme, Diderot n'est toujours pas convaincu par la démonstration d'Helvétius : « la difficulté consiste à savoir comment se fait cette comparaison [opération du jugement]. Helvétius aurait coupé un terrible nœud, s'il nous avait exprimé comme nous avons deux idées présentes à la fois, ou comment, ne les ayant pas présentes à la fois, cependant nous les comparons. »4 Pourtant, reprenant le mot d'ordre épicurien, Helvétius maintient que penser, c'est sentir5, et que la sensation naît d'abord de la seule sensation physique. Ses prolongements, comme le principe d'utilité ou d'intérêt, ne constituent pas des modifications substantielles, au sens propre, de la sensation en raison, et encore moins en faisant appel à un principe spirituel. En maintenant systématiquement cette position, Helvétius fait plus que marquer par là son empirisme, il demeure dans ce monisme ontologique par son épistémologie immanentiste qui font la marque du 1 id. art. 17 p. 23 Rousseau Jean-Jacques, Notes sur De l'esprit in Œuvres complètes Tome IV, La Pléiade, p. 1122 3 Diderot, Réflexions sur De l'Esprit, d'Helvétius, in Œuvres complètes, tome IX, édition Varloot, p. 303 4 Diderot, Réfutation de l'ouvrage d'Helvétius intitulé De l'Homme, in Œuvres philosophiques, édition Vernière, 1998, p. 563 5 Notamment, « Juger n'est jamais que sentir », De l'Esprit, p. 22 2 - 118 matérialisme. La raison n'a pas à faire appel à une autre réalité que la sensation physique pour rendre compte à la fois du réel et de son activité propre. Même s'il ne se déclare pas matérialiste, et les violentes condamnations portées contre lui à cette occasion lui donnent sur ce point raison de sa prudence, sa démarche empiriste est matérialiste. S'ajoute alors à cette épistémologie une spécificité nominaliste qui accentue l'inscription d'Helvétius dans le camp matérialiste. Le nominalisme d'Helvétius La démarche d'Helvétius est en effet nominaliste, dans la mesure où, comme Hobbes, il soutient à plusieurs reprises que nulle essence éternelle et universelle n'existe en soi, mais que les mots que l'on utilise ne sont que des abstractions de cas toujours particuliers. Hobbes, dans Léviathan, reprend à son compte la thèse nominaliste selon laquelle « il n'y a rien d'universel dans le monde que les noms, car toutes les choses nommées sont, chacune d'entre elles, individuelles et singulières. »1 Ainsi, poursuit-il, « un nom universel est attribué à plusieurs choses à cause de leur qualité semblable, ou de quelque autre accident. »2 Helvétius participe de la même démarche pour qualifier nombre de ses assertions. Ainsi en est-il de la notion centrale d'esprit : les philosophes antérieurs ont cru pouvoir réifier une qualité commune pour en faire une essence, et de là ils en concluent, comme Descartes, à une substance, la res cogitans. Cette approche est trompeuse, elle transforme des qualités communes de choses différentes en une chose existante. Dès le premier Discours de De l'Esprit, Helvétius indique sa démarche, qu'il place sous l'autorité de Locke refusant l'abus des mots : « une autre cause d’erreur, et qui tient pareillement à l’ignorance, c’est l’abus des mots, et les idées peu nettes qu’on y attache. M Locke a si heureusement traité ce sujet, que je ne m’en permets l’examen que pour épargner la peine des recherches aux lecteurs, qui tous n’ont pas l’ouvrage de ce philosophe également présent à l’esprit. »3 On l'a évoqué plus haut, la dénonciation de l'abus des mots proposée par Locke est devenue une référence incontournable au XVIII°, notamment depuis la publicité faite à ses thèses par Voltaire « Locke, après avoir ruiné les idées innées, après avoir bien renoncé à la vanité de croire qu'on pense toujours, ayant bien établi que toutes nos idées nous viennent par les sens, ayant examiné nos idées simples, celles qui sont composées, ayant suivi l'esprit de l'homme dans toutes ces opérations, ayant fait voir combien les langues que les hommes parlent sont imparfaites et quel abus nous faisons des termes à tout moment. »4 Helvétius qui salue la démarche de Locke, propose une synthèse de l'approche du 1 Thomas Hobbes, Léviathan, traduction Gérard Mairet, op. cit. p. 99 id. 3 D.E. p. 42 4 Voltaire, Lettre XIII « Sur Locke » 1733 2 - 119 philosophe empiriste et du nominalisme. En effet, à propos de la matière – objet d'ailleurs du passage de la Lettre XIII de Voltaire sur Locke – il poursuit : « Si d’abord l’on en eût fixé la signification, on eût reconnu que les hommes étaient, si je l’ose dire, les créateurs de la matière, que la matière n'était pas un être, qu’il n’y avait dans la nature que des individus auxquels on avait donné le nom de corps, et qu’on ne pouvait entendre par ce mot de matière que la collection des propriétés communes à tous les corps. »1 En affirmant que la matière n'est pas un être, Helvétius ne réfute pas le matérialisme, il donne corps à une théorie matérialiste à partir d'une démarche nominaliste. Puisqu'il n'y a que des individus, il n'y a en effet que des corps, et de cela nous avons une connaissance certaine par la sensation : « il faut tirer tout le parti possible de l'observation, il ne faut marcher qu'avec elle, s'arrêter au moment qu'elle nous abandonne, et avoir le courage d'ignorer ce que l'on ne peut encore savoir. »2 On ne saurait donc métaphysiquement, c'est-à-dire a priori, au sens que lui donnera Hume, conclure à l'existence de la matière et de ses propriétés et par là « bâtir différents systèmes du monde »3. En revanche, partant des corps individués, qu'il s'agisse des corps vivants ou encore des corps matériels, nous pouvons aboutir à des conclusions certaines car expérimentales. Ce nominalisme, Helvétius l'applique conséquemment à toutes les formes d'abstraction : notamment la notion centrale d'esprit. L'esprit n'est pas une chose, mais le nom donné à diverses choses, à diverses qualités comportementales. Tout le Discours IV s'occupe de déterminer les « différents Noms donnés à l'Esprit » : « génie », « imagination », « Esprit », « esprit fin et esprit fort », « esprit de lumière, de l'esprit étendu, de l'esprit pénétrant, et du goût », « du bel esprit », « de l'esprit juste », etc… L'accumulation de ces expressions ne renvoie en effet ni à une essence, ni à une substance réelle, il suffit de « fixer d'une manière précise, les idées différentes qu'on doit donner aux divers noms donnés à l'esprit. »4 On notera ici que les deux concepts principaux du dualisme, la matière et l'esprit, sont ici rapportés à de simples dénominations dont l'usage peut varier, et ne renvoient donc pas à des essences séparées, manifestation de son monisme. Mais cette démarche ne concerne pas seulement la matière et l'esprit, et s'applique à bien d'autres concepts, dont ceux par exemple du goût et à la notion de beau sur laquelle il pourrait sembler qu'un jugement s'opère. Or, on ne peut croire que le Beau soit une essence, car là encore pour en connaître la vraie signification, il suffit de recueillir les usages : « ce qui plaît dans tous les 1 De l'Esprit. p. 42-43 id. p. 43 3 id. 4 De L'Esprit, p. 418 2 - 120 siècles, comme dans tous les pays, est ce qu’on appelle le beau. Mais, pour s’en former une idée plus exacte et plus précise, peut-être faudrait-il, en chaque art, et même en chaque partie d’un art, examiner ce qui constitue le beau. De cet examen, l’on pourrait facilement déduire l’idée d’un beau commun à tous les arts et à toutes les sciences, dont on formerait ensuite l’idée abstraite et générale du beau. »1 Helvétius fait donc appel à l'expérience, et celle-ci n'a jamais affaire à des essences, mais à des usages et des cas particuliers. L'idée abstraite n'est que seconde, elle part d'observations toujours singulières, celle des corps, des faits, et ensuite par généralisation, c'est-à-dire comme on le verra ensuite, par comparaison, elle est induite des faits : « Le Philosophe marche, mais appuyé sur le bâton de l’expérience ; il avance, mais toujours d’observations en observations ; il s’arrête là où l’observation lui manque. »2 La conséquence en est le rejet de toute métaphysique des Idées ou des essences. Il ne peut être question que d'êtres réels observables. Au delà, il n'y a plus que des Chimères, premier reproche fait à l'idéalisme : « Toute métaphysique non fondée sur l'observation, ne consiste que dans l'art d'abuser des mots. C'est cette métaphysique qui dans le pays des chimères court sans cesse après des boules de savon, dont elle n'exprima jamais que du vent. »3 Platon est rejeté, et Démocrite ou Bacon, qui se réfèrent à des faits de sensation, conservés. Cela n'implique pas la condamnation de toute métaphysique et encore moins de toute philosophie au nom d'une croyance naïve dans la réalité des faits d'observations. Souvenons-nous qu'Helvétius nous a appris que l'homme avait inventé la matière, c'est-à-dire que l'usage temporaire des mots concerne un rapport particulier des hommes à leur réalité. Toutes les références aux différences culturelles qui constituent l'essentiel des notes et observations des ouvrages d'Helvétius sont là pour en attester. En revanche on peut conserver un statut à la métaphysique, celle définie d'ailleurs par Aristote : la science des premiers principes. Cependant, dans ce cas, il n'y a pas une métaphysique générale qui décrirait « l'être en tant qu'être »4 mais bien autant de métaphysiques qu'il y a de rapports au monde. Chaque science de ce point de vue possède une métaphysique : « Par ce mot, j'entends, comme Bacon, la Science des premiers principes de quelque Art ou Science que ce soit. La Poésie, la Musique, la Peinture ont leurs principes, fondés sur une observation constante et générale ; elles ont donc aussi leur Métaphysique. »5 En conséquence, il ne nous semble pas que le refus de prise de position d'Helvétius concernant le statut de la métaphysique soit un obstacle à son appartenance au matérialisme. Elle le conduit d'ailleurs à produire une conception minimale de la matière. Certes, il semble bien 1 De l'Esprit, p. 467 De l'Homme, p. 146 3 De l'Homme p. 288-289 4 Aristote, Métaphysique, E [1026a] 5 De l'Homme,p. 288 2 - 121 indifférent : « L’on a de tout temps et tour-à-tour soutenu que la matière sentait ou ne sentait pas »1. Mais en suivant notre détermination du matérialisme exposée en première partie, selon laquelle le matérialisme relève davantage d'une épistémologie que d'une décision ontologique, le fait qu'Helvétius refuse en effet de se prononcer sur le statut de la matière ne nous autorise pas le droit de lui ôter son statut de matérialiste. En ce sens, nous suivons également l'analyse de Sophie Audidière, dans la conclusion de sa présentation d'Helvétius dans Les matérialistes français du XVIII° siècle, où, après avoir rappelé les raisons épistémologiques2 par lesquelles Helvétius ne décide pas quant au statut de la matière, elle évoque son nominalisme : « c'est ce nominalisme qui fait d'Helvétius un “matérialiste“(…) »3 Les quelques rares attributs qu'il associe à la matière sont ceux de la physique moderne. Il se prononce sur la force active qui serait au cœur de la matière, celle qui explique le mouvement. De ce fait, la matière n'est pas seulement inerte, mais active, au moins dans la mesure où il faut rendre compte de sa capacité à produire des formes. Nous ne pouvons nous prononcer sur la nature réelle de cette force active au cœur de la matière, elle n'est « que la collection des propriétés communes à tous les corps », et nous ne pouvons que recourir à des conjectures et des « probabilités »4. Cela relève à proprement parler d'une thèse, qui en cela est toujours seulement probable. D'où le recours à une fable, celle de Dieu qui « a dit à la matière, je te doue de la force. »5 De même que nous déduisons la force d'attraction de l'observation sans pouvoir établir quelle serait sa nature, si elle relève d'une substance, il nous suffit d'en constater les effets, de même nous devons, parce que nous observons et expérimentons le mouvement, déduire qu'il y a de la force dans la matière. Dès lors, l'on peut comprendre comment Helvétius peut être à juste titre qualifié de matérialiste, alors même qu'il ne cesse de parler de l'esprit que nous pouvons désormais déterminer. La notion d'esprit, en effet, ne renvoie pas à une substance ou à une essence, mais est attribuée à divers phénomènes d'expérience que nous qualifions rétrospectivement d'esprit. Pour comprendre donc ce qu'est l'esprit, il y a lieu de décrire quels sont les usages langagiers du mot, et par là inverser la causalité. Ce ne sont ni l'âme ni un esprit réifié qui produisent nos représentations, mais nous avons diverses représentations que nous qualifions par la suite d'esprit. Il importe alors de retrouver l'origine de ces représentations, d'en constituer tout à la fois l'histoire individuelle et 1 De l'Esprit, I, 4, p. 42 Sophie Audidière, affirme cependant que ce refus de trancher repose également sur une réelle indécision en citant De l'Homme, p. 809 : « si l’on n’a point encore d’idées nettes et complètes de la matière, on n’a point en ce sens d’idées nettes et complètes de l’athée matérialiste ». cf. « Philosophie moniste de l’intérêt et réforme politique chez Helvétius », in Les matérialistes français du XVIII° siècle, Puf, 3 id. p. 146 4 De l'Esprit, p. 42 et 43 5 De l'Esprit, p. 290 2 - 122 collective, qui seule nous permet de savoir d'expérience de quoi nous parlons en utilisant la notion d'esprit, qui concerne aussi bien des opérations de jugement singulier que la description de jugements de valeur plus généraux, comme toutes les métaphores collectives qui qualifieront le « bel esprit », la notion de beauté, etc... En tant que propriété individuelle, l'esprit ne désignant que les représentations, renvoie alors à l'origine de toute représentation, la sensation. « La conclusion générale de ce discours, c’est que l’esprit peut être considéré ou comme la faculté productrice de nos pensées ; et l’esprit, en ce sens, n’est que sensibilité et mémoire ; ou l’esprit peut être regardé comme un effet de ces mêmes facultés ; et, dans cette seconde signification, l’esprit n’est qu’un assemblage de pensées, et peut se subdiviser dans chaque homme en autant de parties que cet homme a d’idées. »1 Dans cette analyse, nous comprenons que l'idée d'esprit ne vient que décrire ce que nous faisons quand nous pensons, et il suffira alors de montrer comment diverses combinaisons feront diverses représentations. Cependant, le matérialisme d'Helvétius est plus marqué par l'origine même de la sensation et de sa combinaison. Tout est rabattu sur la seule sensation physique : penser est donc une propriété du corps. « Ou l'on considère l'Esprit comme l'effet de la faculté de penser (et l'Esprit n'est en ce sens, que l'assemblage des pensées d'un homme) ; ou l'on le considère comme la faculté même de penser. Pour savoir ce que c'est que l'Esprit, pris dans cette dernière signification, il faut connaître quelles sont les causes productrices de nos idées. Nous avons en nous deux facultés, ou, si j'ose le dire, deux puissances passives, dont l'existence est généralement et distinctement reconnue. L'un est la faculté de recevoir les impressions différentes que font sur nous les objets extérieurs ; on la nomme sensibilité physique. L'autre est la faculté de conserver l'impression que ces objets ont fait sur nous ; on l'appelle Mémoire : et la Mémoire n'est autre chose qu'une sensation continuée, mais affaiblie. »2 Il s'exprime en cela en fidèle de Locke, en notant que « toutes nos idées, comme l’a démontré M Locke, nous viennent par les sens »3 mais il en radicalise l'implication de sa thèse, et ne retient qu'une propriété à l'origine de l'esprit : la sensation physique, puisque « la sensibilité seule produit toutes nos idées. En effet, la mémoire ne peut être qu’un des organes de la sensibilité physique : le principe qui sent en nous doit être nécessairement le principe qui se ressouvient ; puisque se ressouvenir, comme je vais le prouver, n’est proprement que sentir. »4 Penser n'est plus qu'une extension d'une propriété du corps, la sensation. Parce que nous sentons, nous établissons un rapport à la réalité, et c'est cela que nous appelons ensuite la pensée, pour laquelle il est inutile de 1 De l'Esprit, p. 50 De l'Homme, p. 153, Note A 3 De l'Esprit, p. 404 4 De l'Esprit, p. 20 2 - 123 présupposer une substance. La pensée se limite à la combinaison des sensations. L'erreur de Descartes a consisté à supposer nécessaire une substance pensante derrière le je pense du cogito réflexif. C'est inutile : 1« C’est à ma mémoire que je dois mes idées comparées et mes jugements, et à mon âme [entendue comme principe vital] que je dois mes sensations ; ce sont donc proprement mes sensations et non mes pensées, comme le prétend Descartes, qui me prouvent l’existence de mon âme. » Descartes, dans l'auto-fondation du cogito déduisait l'âme de l'existence des pensées, dont la sensation n'était que l'un des attributs, alors que la démarche matérialiste se contente de penser la notion de pensée par ce qui la génère, les sensations. Néanmoins le matérialisme d'Helvétius ne se contente pas d'un mécanisme qui tenterait de montrer quelles sont les propriétés des organes produisant les sensations. L'intérêt de sa démarche tient à son inscription dans le monde social. Les représentations ont elles-même une réalité sociale et historique, il y a un devenir de ce que nous nommons esprit, lorsque par là nous désignons l'ensemble des valeurs, idées et conceptions d'un collectif. La notion d'esprit d'un peuple désigne l'ensemble des abstractions portées par une langue, conformément à l'expérience historique de ce peuple. Ainsi, Helvétius tente de rendre compte de l'aptitude supposée de telle ou telle civilisation pour la philosophie. Les recherches philosophiques se déplacent, non avec le climat, mais au gré du devenir social des peuples : « pourquoi la philosophie a-t-elle passé de la Grèce dans l'Hespérie, de l'Hespérie à Constantinople (…) ? La température de ces climats n'a pas changé : à quoi donc attribuer la transmigration des Arts, des Sciences, du courage et de la vertu, si ce n'est à des causes morales ? »2 Les causes morales qui régissent l'esprit demeurent assignables à la seule sensibilité physique diversement combinée. Ces combinaisons entraînent des différences entre esprits et peuples, parce que les représentations, comme les notions de bien et de mal, évoluent à leur tour. Nous sommes encore dans un univers en partie héraclitéen, où il s'agit de prendre en compte la nature changeante et fluctuante de notre rapport au réel. Si nous ne pourrons jamais trancher en ce qui concerne la réalité chaotique du monde, du moins le nominalisme nous invite-t-il à prendre en compte l'apparence changeante de nos représentations. Pour Helvétius ce nominalisme présuppose une certaine conception du hasard qui seul pourrait rendre compte d'une métaphysique générale, précisément parce qu'elle ne considère pas qu'il y ait un être en tant qu'être, mais bien un devenir variable des êtres. Là encore, voyons ce qui rapproche et distingue nos deux auteurs : leur conception du hasard. 1 2 De l'Homme, p. 150 De l'Esprit, p. 392 - 124 - 3. Le hasard originel Si la démarche empiriste doit rendre compte de l'ordre du monde sans autre recours que celui des faits, se pose alors précisément la question de l'ordre. Le monisme de La Mettrie et Helvétius suppose en effet une certaine détermination de l'ordre du monde, puisque tous deux rejettent la justification par les causes finales – ce qui nous le verrons doit justifier alors de l'accord entre le plaisir et les besoins – cet ordre n'a pas de justification a priori : il est donc chaotique ! Cet emprunt à l'épicurisme est déterminant pour la constitution des corps organiques et dans la notion de rencontre si décisive dès lors que l'éducation au sens large est appelé comme principe explicatif des différences entre les individus. Quelle métaphysique permet de penser le monde sur fond d'une approche stochastique ? a) L'épicurisme de La Mettrie : une nature aléatoire produit la différence entre les hommes Avec La Mettrie l'organisation corporelle, associée à une part d'éducation prise au sens large, c'est-à-dire qui inclut le rôle du climat, détermine les caractères, les goûts et inclinations des individus. Or cette distribution est aléatoire : « Tel peuple a l’esprit lourd et stupide, tel autre l’a vif, léger, pénétrant. D’où cela vient-il si ce n’est en partie, et de la nourriture qu’il prend, et de la semence de ses pères, et de ce chaos de divers éléments qui nagent dans l’immensité de l’air »1 La Mettrie entend ici répondre à l'argument théologique de la finalité humaine que rien ne semble en effet assurer car d'autres explications sont tout à fait possibles, notamment une origine aléatoire du monde : « Qui sait d'ailleurs si la raison de l'existence de l'homme ne serait pas dans son existence même ? Peut-être a-t-il été jeté au hasard sur un point de la surface de la terre, sans qu'on puisse savoir ni comment ni pourquoi, mais seulement qu'il doive vivre et mourir, semblable à ces champignons qui paraissent d'un jour à l'autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés et couvrent les murailles. »2 D'autres principes de causalité apparaissent dans le monde que ceux relevant d'une hypothèse finaliste ou faisant appel à l'harmonie apparente. On voit également que l'épistémologie lamettrienne est déterminante dans cette explication aléatoire de l'ordre du monde qu'il faut considérer comme relevant du seul fait. Sa méthode est empiriste3 et sa cosmologie est matérialiste. Les causes productives du monde n'ont pas de raison d'être autres qu'elles mêmes. Il s'agit évidemment de remettre en cause les tentatives de justification 1 L'Homme machine, p. 51 (Coda). L'Homme machine, p. 66 (Coda) 3 Morilhat, La Mettrie, un matérialisme radical, Puf p. 40 2 - 125 de Dieu par l'ordre du monde, preuves appelées plus tard « cosmologiques » par Kant, notamment le Spectacle de la nature de l'Abbé Pluche en 1732 qu'il attaque dès les premiers paragraphes de L'Homme machine. La forme de l'argumentation semble foncièrement sceptique, dans la mesure où il constate que les auteurs qui tentent de démontrer l'existence de Dieu par les merveilles de la nature1, accumulent des faits pour faire l'hypothèse de la nécessité d'un auteur devant tant de complexité, pourquoi ne pas le dire, un dessein intelligent, du moins « extrêmement géométrique »2. À ces extrapolations qui « veulent profiter de tout, et de la faiblesse même de l'esprit en certains cas »3, il oppose une méthode et d'autres autorités. Une méthode là encore descriptive et anatomique : « la structure seule d'un doigt, d'un œil, une observation de Maplphighi »4 prouve tout. « Le poids de l'univers n'ébranle donc point un athée, loin de l'écraser. » Au contraire, le recours à l'immanence des causes, en un mot au matérialisme moniste, permet de rendre compte de l'univers et même de ses productions les plus complexes, celles qui laissent à croire qu'il y a une fin à tout et par là un auteur. L'œil même n'échappe pas à l'explication : « l'œil est à la vérité une espèce de trumeau dans lequel l'âme peut contempler l'image des objets tels qu'ils lui sont représentés par ces corps, mais qu'il n'est pas démontré que cet organe ait été réellement fait exprès pour cette contemplation ni exprès placé dans l'orbite. »5 Le recours ensuite à Lucrèce, Lamy et « tous les épicuriens anciens et modernes », développe l'argument moniste par excellence : rien ne nous autorise à faire l'hypothèse d'un auteur intentionnel des organes ou de l'ordre du monde, ils ont leur explication en eux-mêmes. La conception aléatoire du monde rend superflue toute revendication d'un Législateur suprême et détache donc les lois du corps de celles de la religion qui ne sont en réalité qu'instituées. « Elle ne suppose évidemment ni éducation, ni révélation, ni législateur, à moins qu'on ne veuille la confondre avec les lois civiles, à la manière ridicules des théologiens. »6 Et de ce fait, scepticisme et stochastique vont de pair : rien ne permet d'expliquer ce qui n'a pas d'explication et toutes les religions se valent en ce qu'elles ajoutent une cause finale là où la raison devrait se contenter de constater quelles sont les productions immanentes. Quoique La Mettrie ne cesse dans l'Homme machine de clamer son scepticisme et d'affirmer son refus de trancher entre les systèmes, on voit bien ici qu'il développe une forme d'épicurisme cohérente, dont le Système d'Épicure7 constitue l'apogée. 1 Et La Mettrie de citer Nieutwentyt, Abadie, Derham L'Homme machine p. 66 (Coda) 3 id. p. 67 4 id. 5 id. p. 69 6 id., p 64 7 La première version de ce texte de 1750 s'intitulait, Réflexions philosophiques sur l’origine des animaux cf. THOMSON Ann « La Mettrie et l’épicurisme» Der Gartenund die moderne. Epicurische moral und 2 - 126 La cosmologie se fonde tout d’abord sur une théorie de la connaissance qui refuse à la fois les causes premières (I)1 et les causes finales (XVII) : autrement dit, elle n’accepte que les données de l’expérience, et tend à donner une explication aussi simple que possible, et faisant une large place au hasard : « Un peu de boue, une goutte de morve forment l’homme et l'insecte ; et la plus petite portion de mouvement a suffi pour faire jouer la machine du monde. » (II) Il n'y a donc aucune intention dans la nature et l’anti-finalisme reprend le thème classique de l’œil, dont la constitution rend possible la vue, mais qui n’a pas été produit pour cela (XVII). La Nature compose alors « la machine du monde » par hasard, mais elle reste connaissable justement par ses effets mécaniques. Ce mécanisme reprend alors le thème démocritéen – qui n’est pas cité ici - du hasard et de la nécessité2 : des effets premiers produits par le plus pur hasard s’enchaînent ensuite nécessairement en vertu des principes mécaniques de la matière. De cette cosmologie hasardeuse on peut tirer une hypothèse concernant l’origine des espèces, qui ne tient ni à la Création, ni à l’évolution. En effet, les premiers êtres, fruit du hasard, ont été souvent imparfaits, non viables, incapables de se reproduire. Ce n’est que par erreurs répétées que peu à peu sortent des espèces du lot. Un effet de combinatoire rend compte de toutes les productions possibles, et ne traduit en rien un ordre intentionnel : « Par quelle infinité de combinaison il a fallu que la matière ait passé avant que d’arriver à celle-là seule de laquelle il pouvait résulter un animal parfait ! » Les monstres d’aujourd’hui, comme cette femme sans sexe (XIV) si célèbre pour les philosophes du 18°, en constituent encore une trace. Du reste, le médecin qui constate des effets souvent inattendus le sait bien : « Rien n'est bizarre pour la Nature, c'est nous qui le sommes de l'accuser »3, faisant écho à Montaigne4. L’homme ne constitue pas une espèce à part. Son animalité (XXXII) ne lui accorde aucun privilège, pas même la raison. Les enfants sauvages (XXXVIII) montrent ici un rôle prépondérant à l’entourage, évoqué par La Mettrie, mais curieusement sans conséquence ultérieure sur sa morale. La Machine humaine, fruit de la Machinerie naturelle possède certes une pensée, mais qui est ellemême mécanique : un peu d’alcool, une fièvre l’altèrent (XXXI). L'intelligence elle-même est Politik von humanismus Aufklarüng (…) Ed. Gianni Paganini et Eduardo Tortavolo, Frommann-Holzboog, Stuttgard, 2004, p. 365 1 Les références données ici en chiffres romains renvoient aux paragraphes, dans l'édition Coda p. 233-257. 2 « Quel est le représentant par excellence de la métaphysique du hasard ? Jacques Monod avait mis en exergue de son livre cette phrase qu'il attribuait à Démocrite, et qui pourrait être de lui, “tout ce qui existe dans l'univers est le fruit du hasard et de la nécessité” », Marcel Conche, Métaphysique du hasard, in Quelle philosophie pour demain ? Puf, p. 143 3 Discours sur le bonheur, ou l'anti-Sénèque, p. 299 4 Montaigne, Essais II chap. XXX : « ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l'immensité de son ouvrage l'infinité des formes qu'il a compris. » p. 481 édition folio. - 127 distribuée par hasard parmi les hommes, et rien ne nous interdit de penser qu'elle puisse en être le fruit : « je ne vois pas quelle absurdité il y aurait à faire venir un être intelligent d'une cause aveugle. » (XXVIII) Combinatoire et aléatoire rendent alors raison d'une distribution inégale des tempéraments et des aptitudes humaines. Ce qui vaut pour le philosophe « si le hasard a voulu qu'il fût aussi bien organisé que la société peut et que chaque raisonnable doit le souhaiter » (XLVII) l'est également pour la foule qui a moins de chances « espèce qui malheureusement constitue le plus grand nombre, espèce imbécile, basse, rampante » (LXXVI). Ainsi une cosmologie de l'aléatoire rend compte de la différence entre les hommes. Son origine aléatoire lui confère une dimension purement factuelle, et de ce fait ne saurait fonder par là un ordre de valeur. Celui qui est mal pourvu peut bien subir la réprobation sociale, elle ne doit pas passer pour vérité : « comme il ne s'est pas fait lui-même, si les ressorts de sa machine jouent mal, il en est fâché, il en gémit en qualité de citoyen ; comme philosophe, il ne s'en croit pas coupable. » (XLVII) Ainsi, non seulement les valeurs sociales n'ont pas d'origine naturelle, mais il prétend dissocier la vérité du bien, la première reposant sur les faits induits par la nature elle-même, le second pure invention qui sert les intérêts de la société : « tout ce qui paraît être dans la nature est appelé vrai (…) tout ce qui favorise la société est décoré du nom de juste et d'équitable. »1 Il restera alors pour le philosophe matérialiste à accorder progressivement les valeurs, c'est-à-dire en réalité la morale sociale, avec la vérité des faits, et non le contraire. b) Helvétius : le hasard des circonstances produit les différences entre les hommes Diderot déplore qu'Helvétius accorde une grande importance au hasard dans sa théorie. Il le soupçonne même d'accorder tout à l'éducation prise au sens large, ce qui inclut le hasard des circonstances, pour mieux nous consoler de nos errances, que l'on n'aurait pas connues au gré d'autres rencontres2. En effet, dans De l'Esprit, il indique que « le hasard joue dans ce monde un plus grand rôle qu’on ne pense. »3 Et si le terme revient sans cesse, c'est la plupart du temps pour l'évoquer comme cause des différences entre les esprits. Ainsi, dans le même chapitre I du troisième discours, il en évoque la part dans la formation des esprits : « Or, ce hasard a plus de part qu’on ne pense à notre éducation. » Il s'agit en effet ici de refuser l'explication organique des différences de 1 Discours préliminaire, p. 9 Diderot, Réfutation suivie de l'ouvrage De l'Homme d'Helvétius, op. cit. p. 570 3 p. 232-233 2 - 128 tempéraments et de qualifications, en niant que la nature soit le lieu d'un ordre. En effet, par nature, nous entendons « l’idée confuse d’un être ou d’une force qui nous a doués de tous nos sens », et nous sommes comme conduits à croire que d'elle émanent nos inégalités. Or, il ne faut pas oublier que cette différence touche moins nos sens eux-mêmes, car les hommes sont du point de vue de leur constitution physique analogues : « Les hommes communément bien organisés sont tous susceptibles du même degré de passion : leur force inégale est toujours en eux de la différence des positions où le hasard les a placés. »1 La notion de hasard renvoie chez lui la plupart du temps au hasard des circonstances, et, conformément à son nominalisme, il semble ne pas y accorder un sens ontologique, puisqu'il précise : « J’avertis le lecteur que par ce mot de hasard, j’entends l’enchaînement inconnu des causes propres à produire tel ou tel effet, et que je n’emploie jamais ce mot dans une autre signification. »2 Sur ce plan, la notion de hasard relève plus d'une forme de spinozisme, dans la mesure où Helvétius précise : « nous ignorons souvent nous-mêmes les motifs qui nous déterminent. »3 On le sait, c'est un point fondamental de la pensée de Spinoza, telle qu'il l'exprime notamment dans La Lettre LVIII à Schuller, ou encore dans l'Éthique III, proposition II, scolie4. Ce que Spinoza dénonce dans l'illusion du libre arbitre, « les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent », Helvétius y voit la manifestation de ce qu'il faut appeler le hasard. C'est d'ailleurs la définition qu'en donne l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, à l'article « Hazard » : « Quand nous disons qu'une chose arrive par hazard, nous n'entendons autre chose, sinon que la cause nous en est inconnue », publié en 1765. Si la détermination ontologique du hasard ne semble pas prioritaire chez Helvétius, ce sont ici encore ses implications politiques et sociales qui l'emportent. Il suffit de constater que deux individus semblables n'ont jamais les mêmes rencontres, et que cela nous pouvons l'appeler hasard. Même deux jumeaux, parcourant la montagne, n'ont en fait pas les mêmes expériences : « Ces deux frères auront dans le même voyage vu des tableaux, reçu des impressions très différentes. Or mille hasards de cette espèce peuvent produire les mêmes effets. Notre vie n'est, pour ainsi dire, qu'un long tissus d'accidents pareils. Qu'on ne se flatte donc jamais de pouvoir donner précisément les mêmes instructions à deux enfants. »5 Ainsi en est-il des valeurs partagées par un peuple, comme 1 De l'Homme, Section IV, 1, p. 323. De l'Homme, p. 79 3 De l'Esprit, p. 56 4 « Les hommes se croient libres pour cette seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés. » traduction Appuhn, Œuvres, tome 3, Garnier Flammarion 5 De l'Homme, p. 61 2 - 129 par exemple, « cette liberté, dont les anglais sont si fiers et qui renferme réellement le germe de tant de vertus, est moins le prix de leur courage qu’un don du hasard »1. Toutefois, on peut noter qu'à une occasion au moins, Helvétius semble reprendre l'hypothèse ante-socratique d'une combinaison du hasard et de la nécessité. En effet, pour rendre compte de la genèse des passions dans la création du monde, par une loi de continuité nécessaire nous passons de la force active de la matière à sa combinaison en diverses formes. Or les termes employés appartiennent à ceux du vocabulaire de la nécessité - « ce qui est, et ce qui sera, n'est qu'un développement nécessaire » - mais il ajoute que « les éléments, soumis aux lois du mouvement, mais errants et confondus dans les déserts de l'espace, ont formé mille assemblages monstrueux, ont produit mille chaos divers, jusqu'à ce qu'enfin ils se soient placés dans l'équilibre et l'ordre physique dans lequel on suppose maintenant l'univers rangé. »2 On voit ici le retour de la conception épicurienne du monde3, où l'équilibre physique est issu d'une série de formations aléatoires qui ont, peut-être provisoirement, produit le monde tel que nous le connaissons, c'est-àdire celui dont nous avons l'expérience. À ce monde, une unique cause nécessaire, la loi du mouvement, dont la physique des XVII° et XVIII° siècles a approfondi la connaissance. Du reste, ce chaos producteur de l'univers physique sert d'analogie pour comprendre la diversité des formes morales. Celles-ci naissent de la sensation, force active dans l'homme comme l'est le mouvement dans la matière, qui à son tour « après t’avoir fait enfanter mille systèmes absurdes et différents de morale et de législation, te découvriront un jour les principes simples, au développement desquels est attaché l’ordre et le bonheur du monde moral. »4 Ainsi, pour reprendre la pensée démocritéenne, le monde, ou plutôt les mondes, physiques et moraux, sont faits de hasard et de nécessité. Tout l'objet de l'œuvre d'Helvétius consistera à transformer le hasard des circonstances en politique en érigeant une science de l'éducation, seule à même de provoquer les effets nécessaires que, jusqu'à présent, le hasard seul présentait. ° ° ° La méthode empiriste de La Mettrie et Helvétius fonde l'approche proprement matérialiste 1 De l'Esprit, p. 201 De l'Esprit, p. 290 3 D'ailleurs on attribue à Épicure « une toute puissance de la nécessité et du hasard », Papyrus d'Herculanum, in Les Pré-socratiques, Pléiade, op. cit. p. 783 4 De l'Esprit, p. 290 2 - 130 qui est la leur. Cependant, si d'un hasard originel naît le monde et les corps matériels, ces derniers engendrent à leur tour des corps vivants et des hommes. De l'épistémologie, nous sommes passés à la physique, il est temps de laisser la place à l'anthropologie. - 131 - B/ anthropologie L'approche matérialiste s'étend évidemment à la conception de l'homme. Précisément, le matérialisme n'est pas qu'une décision métaphysique sur les qualités de la matière, il s'agit d'emblée d'une théorie qui concerne l'homme, parce que son épistémologie moniste procède de l'homme. L'homme y est l'alpha et l'oméga de la connaissance, et ce qu'il connaît du monde est en même temps ce qu'il connaît de lui. En conséquence, la pensée matérialiste repose sur une anthropologie, et cela implique une tout autre approche de la politique. 1. L'anthropologie au cœur des analyses. La pensée matérialiste ne peut aborder les questions politiques que comme résultante des conditions dans lesquelles se vit l'existence humaine. Par son monisme, elle présuppose en effet que la politique n'est pas une donnée extrinsèque de la nature humaine, mais se rattache plus précisément aux ressorts généraux de la vie humaine. Et si ses principes ne sont pas directement du même ordre que les autres principes physiques, ils ne peuvent en être non plus ontologiquement distincts. Voilà pourquoi il faut adjoindre à la science physique une connaissance de l'homme, c'està-dire une anthropologie, qui le considère selon les mêmes attendus méthodologiques. Thomas Hobbes en a déjà donné un aperçu, tant dans le système d'ensemble de ses œuvres, de ses travaux sur les corps physiques à ceux des corps politiques qui sont liés par la question de la nature humaine. Au sein de Léviathan, le chapitre IX présente une carte de la connaissance humaine par laquelle on passe insensiblement de la nature des corps naturels à ceux des corps artificiels. Or la connaissance des propriétés de ces corps naturels que sont les hommes est nécessaire pour comprendre les ressorts de leur action, et, ce faisant, la politique possible. Notre hypothèse ici consiste à prendre au sérieux l'idée que la réflexion matérialiste concernant la politique présuppose une connaissance de l'homme, et que les modalités de cette connaissance influent sur les conceptions politiques de nos auteurs. Ainsi, c'est en médecin, qui plus est en médecin post-cartésien, que Descartes envisage l'étude de l'homme. Le considérant comme une machine, son anthropologie politique consistera à envisager quels effets mécaniques peuvent, comme dans une équation du mouvement, agir sur lui. En revanche, Helvétius semble penser la nécessité d'une science spécifique de l'homme comme préalable à la politique, une science qui considère notamment les effets du rapport des hommes entre eux. Elle prendra la place non d'une - 132 médecine, mais d'une théorie de l'éducation en montrant que la sensation engendre un rapport d'intérêt qui explique les comportements humains. a) La Mettrie et la théorie du corps machine Le médecin de Saint-Malo a affaire aux corps. Sa théorie est en prise directe avec son expérience de soignant, ses études d'anatomie et son inscription dans les débats médicaux de ce début du XVIII° siècle qui peu à peu s'éloigne du médecin de Molière pour entrer dans l'ère de la physique expérimentale. Sa position n'est donc pas forgée par un a priori métaphysique ou théologique, mais repose sur l'existence réelle des corps vivants. Ecce Homo, et c'est de lui qu'il faut partir. Partir de l'homme et non de Dieu Le propre des pensées politiques matérialistes réside sans doute dans l'affirmation plus ou moins explicite de la nécessité d'une anthropologie. La définition d'une pensée politique matérialiste rompt avec toutes les analogies théologico-politiques. Il ne s'agit pas de penser le monde humain à l'image de la cité parfaite des Dieux. La cité des hommes n'est pas une copie dégradée de la cité divine, il faut comprendre la politique comme un fait proprement humain, et donc reposant sur la science que l'on peut avoir de l'homme. Cette science est anthropologie, cette dernière doit donc reposer sur les acquis de la science de la nature, l'homme n'étant qu'un élément de cette nature. On peut voir dans la démarche de Hobbes un modèle de méthodologie matérialiste, à l'exemple de sa conception des sciences telle qu'elle apparaît dans le chapitre IX de Léviathan. Hobbes y décrit en effet toutes les sciences comme portant sur des corps. Ainsi la science désigne l'étude des conséquences des accidents des corps naturels ou artificiels. L'étude des corps naturels appelle une physique, et c'est d'elle que naît la science de l'homme, c'est-à-dire tant en ce qui concerne leur animalité (vision, sons et autres sensations), que leur humanité propre, l'ÉTHIQUE ou morale n'étant que la science des effets des passions. De ce fait, la théorie des passions est au cœur de l'anthropologie matérialiste. On retrouve ce schéma d'analyse dans l'ensemble de la production théorique de Hobbes, notamment dans ses ouvrages les plus connus au XVIII° en France, avec la traduction du De Corpore et Human Nature. La Mettrie développe à son tour une anthropologie. Elle entend rendre raison des opérations de pensée, c'est-à-dire produire une théorie de l'âme à partir d'éléments matériels. Il faut alors comprendre comment les corps matériels rendent possible les opérations de l'âme, et par là - 133 proposer une théorie du corps humain. Le médecin prend la place du théologien. Des corps matériels à une théorie du corps humain Par la définition géométrique de la substance étendue, Descartes introduit un principe de continuité dans l'explication des qualités des corps. De ce fait tous les corps, que ce soient des corpuscules de matière ou des corps vivants, reposent sur les mêmes principes, et il attend avec raison des progrès considérables dans la médecine, science des corps libérée des qualités occultes des anciens. Toutefois, si l'on peut expliquer le comportement mécanique des corps, son dualisme introduit une rupture dès lors qu'il s'agit de rendre compte des mouvements volontaires de l'homme, et de sa morale. Dans la célèbre Lettre préface aux Principes de la philosophie, Descartes propose l'image d'un arbre du savoir rendant compte de son épistémologie : « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. »1 Or s'il y a une continuité de la physique à la médecine et à la mécanique, elle s'interrompt avec la morale, pour des raisons métaphysiques : le dualisme. La morale en effet ne repose pas sur les qualités de la matière, c'est à dire des mouvements géométriques, mais présuppose le libre arbitre de l'âme. Ainsi, la morale est-elle pour Descartes susceptible d'une pensée de la liberté. On peut même ici faire l'hypothèse, avec Pierre Guénancia2, que cela explique l'absence de pensée politique de Descartes. Cette absence ne traduit pas un manque, mais résulte d'une définition métaphysique de l'homme où prévaut la liberté individuelle. En revanche, pour nos auteurs matérialistes, l'unité de l'homme résulte de son appartenance au monde matériel, à sa corporéité. Pour autant, peut-on mettre sur le même plan les corpuscules de matière et un corps vivant ? Un corps vivant n'est-il qu'un agrégat de matière ? La Mettrie, fidèle à son humour, feint de réfuter l'argument par un trait d'esprit quelque peu scabreux. Dans l'Épître à mon Esprit, qui constitue une réponse à Haller3, il propose une expérience édifiante « Prenez un de ces morceaux de papier mou aussi agréable qu'utile aux besoins des connaisseurs ; et avant d'en 1 Lettre préface des Principes de la philosophie. Cf. Descartes et l'ordre politique, Critique cartésienne des fondements de la politique, Puf, 1983 Descartes en refusant de penser l'ordre du pouvoir nous inviterait à penser une politique de la liberté et du jugement individuel réfractaire à tout holisme porté habituellement par la politique. 3 Pierre Lemée retrace la genèse de ce texte dans la présentation de Julien Offray de La Mettrie, Réponse à l’auteur de La Machine terrassée (1749) Reproduction du texte original, avec introduction et notes de Pierre Lemée, Lyon, 15 p.1944 2 - 134 faire usage, lisez - ceci est le secret, non de la philosophie mais de l'Église : « la matière organisée est toujours matière, et par conséquent ne peut produire le penser ». Rare et merveilleuse conséquence ! »1 La Mettrie, comme bien des matérialistes de cette période, voit dans l'organisation de la matière la clé de l'explication de la pensée. Cette organisation permet de concevoir les opérations élémentaires de la pensée, notamment la sensation. Pour La Mettrie, le corps humain est d'abord un corps vivant, c'est-à-dire un organisme. Premier moment de la démonstration, la réduction de l'âme à un corps. L'âme n'est que la résultante des caractères et des affections du corps : l'âme est sensation, l'âme est cerveau, l'âme ne résulte que d'une certaine organisation du corps. Cependant ces corps vivants mettent en jeu des degrés de plus en plus complexe de combinaison des propriétés de la matière sensible. De ce fait il s'agira de déduire les raisons des comportements de la nature propre du corps sensible. C'est pourquoi il y a bien une unité du travail médical et du travail philosophique de La Mettrie. Le recours à l'explication organique doit suffire à lui seul pour rendre compte de l'humanité. Les quelques références tardives à l'éducation, dans le Discours Préliminaire n'ont d'autre fonction que de considérer leurs effets sur le corps. La science de l'homme doit-être placée au pinacle de la société. b) Le débat organisation – éducation La pensée d'Helvétius ne se forge pas à partir d'une expérience médicale des corps. D'ailleurs, si l'on devait prendre au sérieux les éléments biographiques dans la constitution d'une pensée2, il faudrait voir comment la biographie d'Helvétius fermier général lui permet de partir des relations sociales, des questions matérielles au sens économique du terme, pour penser les relations humaines. Quoiqu'il en soit, notons que son œuvre, si elle vise à produire une conception de la vie de l'esprit semble plutôt relever étymologiquement d'une psychologie que de la biologie. Cependant, sa psychologie n'est jamais solipsiste, dans la mesure où l'esprit ne vise pas seulement l'intériorité réflexive, mais également sa genèse et ses relations avec les autres. De fait, il nous propose une forme de psychologie génétique en retraçant les ressorts de la constitution des 1 Épître à mon Esprit, p. 339 (Coda) La manière dont Michel Onfray a récemment proposé une généalogie de la pensée freudienne ne devant pas ici être retenue, ni comme modèle, ni par défaut comme réfutation d'une analyse visant à penser le lien entre la vie d'un individu et ses productions. Oui, c'est penser en matérialiste que de se référer au Gai Savoir : « nous ne sommes pas libres, nous autres philosophes, de séparer le corps de l'âme comme le fait le peuple. » Traduction Henri Albert, Œuvres Complètes, Volume 8, p. 10 2 - 135 connaissances, des valeurs morales et des mœurs, et une phénoménologie de l'esprit, ou une anthropologie culturelle, qui retrace la manière dont les esprits des peuples se structurent et évoluent. C'est autour du refus de la réduction analytique de la vie de l'esprit à ses déterminations organiques par le recours à la notion d'éducation que l'on peut comprendre la genèse de l'anthropologie helvétienne et ses conséquences pour la pensée de la politique. L'un des points essentiels de la philosophie des Lumières tient à l'intérêt porté à la notion d'éducation. Certes, cette dernière n'est pas nouvelle, loin s'en faut. La pensée que l'homme suppose une éducation pour développer pleinement ses capacités apparaît dès l'antiquité, et ce dans tous les courants philosophiques. On en trouve trace dans le matérialisme de Démocrite qui écrit : « Nature et éducation sont choses très voisines. Car il est vrai que l'éducation transforme l'homme et cette éducation confère à l'homme sa nature. »1 De même les grands textes platoniciens concernent souvent la notion d'éducation, à laquelle est attachée un double statut d'éducation personnelle et de prise en charge politique, comme en donne à voir ne serait-ce que La République qui entreprend une longue analogie entre l'individu et la cité. De même qu'il s'agit de savoir comment rendre l'individu vertueux, il faut savoir comment produire des citoyens justes, et la notion d'éducation apparaît centrale dans cette œuvre fameuse. L'humanisme classique à son tour s'attèlera à comprendre par quel processus on fait d'un enfant un homme, et ce notamment avec Montaigne dont L'institution des enfants devient un classique de la pensée de l'éducation2. La notion d'humanité qui prend alors forme est liée à cette volonté de produire un homme à partir d'un matériau informe, l'enfant, qui se façonne, se dresse, tout entier : « Ce n'est pas une âme, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme ; il n'en faut pas faire à deux. »3 La conception moderne de l'humanisme s'inscrit dans cette volonté de faire l'homme, et les débats contemporains n'en sont toujours pas exempts4. On peut dégager cependant deux sens à la notion d'éducation. Le premier concerne proprement l'enfance. La question consiste à savoir quelle direction donner, dès les plus jeunes 1 Fragment B, XXXIII, in Jean-Paul Dumont, les écoles présocratiques, op. cit. p. 514 J.S. Spink, dans sa présentation des Projets d'éducation de Jean-Jacques Rouseau, rappelle que le futur auteur de l'Émile le cite en référence dans une lettre à propos d'un poste de précepteur à Lyon. In Œuvres, La Pléiade, IV, Pédagogie-Botanique. 3 Montaigne, Essais, I, XXVI, Gallimard folio p. 241 4 On se référera notamment aux polémiques ouvertes en 2000 par l'ouvrage de P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, réponse à la Lettre sur l'humanisme, 1001 nuits, 64 p. N'est-ce pas une manière de reconsidérer, en post-moderne, ce que Lévi-Strauss avait déjà annoncé : « le but des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre » La pensée sauvage, 1962, p. 294 (Agora-Pocket) 2 - 136 années, à la réflexion et aux connaissances, pour amener l'enfant à une conduite raisonnable. Cette question dépasse largement le seul cadre de la philosophie sensualiste, car même des partisans d'une forme ou l'autre de dualisme s'y sont intéressés. N'oublions pas que chez Descartes, l'enfance est l'une des premières sources de préjugés, dans la mesure où « pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs »1, nous avons souvent été élevés dans l'erreur. C'est également dans ce sens que Locke écrit ses Quelques pensées sur l'éducation en 16932. Dans le droit fil de Montaigne, auquel il fait allusion3, sa démarche concerne également les enfants, Locke faisant de leur éducation l'une des questions les plus importantes de son siècle4. Cette conception de l'éducation rapportée aux enfants est encore celle que Dumarsais cite en premier dans son article « Éducation » de l'Encyclopédie : « c'est le soin que l'on prend de nourrir, d'élever & d'instruire les enfants ; ainsi l'éducation a pour objets, 1° la santé & la bonne conformation du corps; 2° ce qui regarde la droiture & l'instruction de l'esprit; 3° les mœurs, c'est - à - dire la conduite de la vie, & les qualités sociales. » L'ouvrage de Locke concerne d'ailleurs ces trois aspects de l'éducation, dans la mesure où il commence par évoquer les conditions d'une éducation des corps, notamment par des conseils en matière d'hygiène corporelle. Vient ensuite l'éducation de l'esprit, dans la mesure où « si plus tard les enfants agissent bien ou mal, c'est sur leur éducation que portera l'éloge ou le blâme : et lorsqu'ils commettront quelque faute, on ne manquera pas de leur appliquer le dicton ordinaire : c'est de la faute de leur éducation. » Cette éducation est donc morale, et vise à inculquer les notions morales. On voit par là que Locke étend à l'éducation son rejet des idées innées, puisque la vertu aussi semble être le lieu d'un apprentissage. C'est d'ailleurs à cette occasion que l'image de la tabula rasa est la plus éloquente, dans la mesure où Locke compare en effet l'enfant à une page blanche : « Elles [ses vues sur l'éducation] étaient destinées au fils d'un gentleman de mes amis, que je considérais, à raison de son jeune âge, comme une page blanche [white paper] ou comme un morceau de cire [wax] que je pouvais façonner et mouler à mon gré. »5 Notons d'ailleurs que ce précis d'éducation s'inscrit dans le changement progressif du statut de l'enfance. De Montaigne s'émouvant à peine de la perte des siens, à Rousseau plaçant ses rejetons aux Enfants trouvés, mais concédant en éprouver une forme de honte 6, le statut des 1 Descartes, Discours de la méthode, Seconde partie. Locke John, Quelques pensées sur l'éducation (1693) traduit dès 1695 par Coste. Notre édition : Traduction Compayré, Vrin 1992 – notes J. Chateau 3 « Les gens du monde doivent élever leurs enfants comme les bons fermiers et les riches paysans font les leurs. » id. p. 29 4 id. Épître à Clarke 5 id. p. 278 6 cf. Rousseau, Émile, où il affirme : « vous pouvez me croire (…) » celui qui ne s'occupe pas de ses enfants 2 - 137 premières années de la vie change de nature. Elisabeth Badinter a su montrer combien là encore, les valeurs et les représentations sont sujettes à évolution1 : l'enfant devient une personne, et il faut s'intéresser à son éducation. De l'infans, celui qui n'a ni parole ni logos, à la personne en devenir, il y là toute une évolution dont les philosophes des Lumières sont tout à la fois les acteurs et les témoins implicites. Les textes de Rousseau, notamment dans l'Émile, scandés par des âges de la vie pointent ce que Jean Piaget reconnaîtra2 ensuite comme une évolution de l'intelligence où l'éducation joue tout son rôle. Pour autant, la notion d'éducation possède dès cette époque un sens plus large. Elle rend compte des influences que nous pouvons subir à l'occasion. Ces influences sont très étendues, comme en donne à voir les débats suscités par les théories des climats. La diversité des mœurs est un sujet de préoccupation crucial aux Lumières, ces dernières prenant alors toute la mesure des bouleversements générés par la découverte de nouveaux mondes. Plus qu'une forme de scepticisme humaniste, comme pouvait en donner à voir Montaigne, il s'agit désormais d'assigner ces différences à des mobiles. On cherche ce qui cause ces comportements et les valeurs distinctes. En ce sens, morale et mœurs, éthique et éthologie, pour ne pas parler déjà d'ethnologie, vont de pair : la variété des mœurs est le signe d'influences diverses qu'il s'agit d'identifier. Or, dans ce sens plus large, l'éducation prend un tour bien plus politique. Il s'agit à la fois de rendre compte de l'influence des lois, du gouvernement sur les mœurs d'un peuple, et à la fois de comprendre comment l'éducation peut à son tour former des citoyens vertueux. À vrai dire, cette préoccupation n'est pas en soi nouvelle, au contraire, elle constitue un fonds commun à bien des théories de l'éducation et de la politique de l'antiquité aux Lumières qui ne peut séparer l'éducation de la politique. Aristote écrit en effet conjointement l'Éthique à Nicomaque et Les politiques, dans la mesure où l'éducation éthique de l'individu se doit d'apprendre à devenir un bon citoyen : « Dans le seul État des Lacédomoniens, ou à peu près, le législateur semble s'être préoccupé de l'éducation et des occupations des citoyens. »3 Ce pourquoi, l'Éthique à Nicomaque annonce un programme d'étude, accompli par Les Politiques: « puisque nos prédécesseurs ont négligé d'explorer le domaine de la législation, peut-être, vaudra-t-il mieux y porter notre attention et l'étendre à la science du gouvernement en général, afin de donner, autant que nous le pouvons, sa forme achevée à la « versera longtemps sur sa faute des larmes amères et n'en sera jamais consolé. » Édition Michel Launay, GF, p. 52 1 Elisabeth Badinter, L'amour en plus, le livre de poche, 1980 319 p. 2 Lequel Piaget saura reconnaître la dette qu'il a envers Rousseau. Cf. Jean Piaget « le développement mental de l'enfant » in Six études de psychologie génétique, Denoël, 1961 repris en folio, 215 p. 3 Éthique à Nicomaque, X, IX p. 317 Garnier Flammarion, traduction Voilquin. - 138 philosophie humaine. »1 On sait également que Rousseau publie et pense de concert le Contrat Social et l'Émile. Tous deux paraissent en même temps en mai 1762 et l'éducation personnelle de l'enfant rejoint le projet politique qui le « forcera à être libre ». La notion d'éducation doit donc bien être distincte de la seule question de l'apprentissage, elle vise à former un homme complet : savant, vertueux et bon citoyen. Les débats philosophiques des Lumières portent également sur la manière de former l'homme et la possibilité ouverte par l'éducation. Il s'agit plus précisément de comprendre ce qui est modifiable et ce qui ne l'est pas, manière de penser à nouveaux frais la question de l'inné et de l'acquis. Cette question s'inscrit également dans la manière de penser l'homme vis-à-vis de l'animal, les notions de réflexe et d'instinct faisant ici peu à peu leur travail de distinction2. Ainsi, la notion d'éducation est liée irrémédiablement à celle de l'organisation biologique. Il s'agit peu à peu de faire la part des deux causes dans le développement humain. Ainsi l'organisation désigne-t-elle ce qui appartiendrait à la nature humaine, et pour les philosophes sensualistes du XVIII° siècle, la tentation pourrait être grande de lui attribuer l'origine de toutes les représentations et déterminations humaines. Or, Locke, le premier, semble au contraire manifester un intérêt tout particulier à l'éducation, dans la mesure où il estime que rares sont les enfants dont le génie propre suffise à expliquer les progrès, tant dans les mœurs que la réflexion. « Mais les exemples de ce genre sont rares ; et je crois pouvoir dire que les neuf dixièmes des hommes que nous connaissons sont ce qu'ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles, par l'effet de leur éducation. »3 Nous ne serons cependant pas surpris de trouver chez La Mettrie des expressions qui tendent à rapporter l'origine des tempéraments aux seules fonctions du corps : « les divers états de l'âme sont donc toujours corrélatifs à ceux du corps. »4 On peut y voir une explication génétique, si le terme n'était pas ici anachronique, du moins organique5 de la nature humaine, et ce d'autant qu'il ajoute : « l'histoire des animaux et des hommes prouve l'empire de la semence des pères sur l'esprit et le corps. »6 Cette conception ne lui est pas propre, puisqu'elle est aussi celle de l'Encyclopédie, qui y consacre un très court article7. Néanmoins, les positions ne sont pas figées, même chez La 1 id. p. 320 Concepts eux-mêmes pris dans une histoire de la pensée, et qui ne sont jamais donnés tels quels. Cf. Canguilhem, Georges, La formation du concept de réflexe aux XVII° et XVIII siècles, puf, 1955 – 206 p. 3 Locke, Quelques pensées sur l'éducation, op. cit . p. 28 4 L'homme Machine, p. 51 (coda) 5 D'ailleurs si nous utilisons parfois le terme de biologie et ses dérivés, il demeure tout autant anachronique puisque Lamarck, on le sait, en formule pour la première fois l'occurrence en 1802, dans l'ouvrage Hydrogéologie. Il s'agit pour nous de rendre compte de la primauté de l'organisation corporelle. 6 id. (en note) 7 « ORGANISATION, s. f. arrangement des parties qui constituent les corps animés. Le premier 2 - 139 Mettrie. En effet, ce dernier étant conduit à refuser la distinction entre l'homme et l'animal, il peut pousser très loin leur comparaison et multipliant les analogies anatomiques, conclure que « les animaux ont une âme, produite par les mêmes combinaisons que les nôtres. »1 De ce fait les concepts utilisés habituellement pour nous distinguer d'eux, comme celui d'instinct, n'ont plus lieu d'être. Il n'est qu'un mot que nous utilisons pour nous rassurer, mais il ne renvoie à aucune réalité. D'ailleurs, l'Homme Machine, répétant l'hypothèse développée dans l'Histoire naturelle de l'âme, estime possible l'apprentissage de la parole par un orang-outang : « pourquoi donc l'éducation des singes serait-elle impossible ? »2 On le voit, l'éducation entendue en ce sens se confond avec des jeux sur les sensations et étudie leur effet sur les corps, La Mettrie empruntant ici les chemins des théories fibrillaires. Dès lors, la question de l'éducation n'est pas développée pour elle-même. Il en cite les effets possibles, mais en reste aux déterminations de l'organisation. Ainsi, la conclusion de son Histoire naturelle de l'âme l'évoque, mais insiste surtout sur les effets des sens : « Point de sens, point d'idées. Moins on a de sens, moins on a d'idées. Peu d'éducation, peu d'idée. Point de sensations reçues, points d'idées. »3 Les textes de La Mettrie les plus tardifs, comme le Discours sur le Bonheur, ou le Discours Préliminaire, infléchissent légèrement les rapports entre organisation et éducation, mais en laissant toutefois la primauté à l'organique. Ainsi convient-il qu'une bonne éducation pourrait revenir sur les préjugés, mais il s'agit bien de revenir sur les idées acquises sans clairvoyance, là où « le bonheur qui vient de l'organisation est le plus constant et le plus difficile à ébranler. »4 Tout au plus peut-on alors voir poindre le thème de l'éducation, mais sans qu'il en élabore une théorie autonome. « Au déterminisme de l'organisation, La Mettrie superpose celui de l'éducation, sans trop se soucier luimême d'accorder ces deux idées entre lesquelles oscillera le matérialisme des Encyclopédistes. »5 La Mettrie n'est pas le seul à ne pas trancher définitivement ce débat, même s'il penche considérablement en faveur de la thèse de l'organisation. Diderot, dans la Lettre à Landois de 1756 juxtapose les deux causes possibles de notre constitution : « nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. » Toute son œuvre consiste à tenter de prendre la part de ces deux influences, et sa lecture d'Helvétius consiste principe de l'organisation se trouve dans les semences. L'organisation d'un corps une fois établie, est l'origine de l'organisation de tous les autres corps. L'organisation des parties solides s'exécute par des mouvemens méchaniques. » 1 Les animaux plus que Machines, p. 206 (coda) L'homme Machine, p. 54 (coda) 3 Traité de l'Âme, p. 163 (coda) 4 Anti-Sénèque ou Discours sur le Bonheur, p. 296 (Coda) 5 Ehrard, Jean, L'idée de nature en France à l'aube des Lumières, flammarion, 1970, 443 p., ici p. 400 2 - 140 précisément à relativiser la part respective de l'une et de l'autre : « Il [Helvétius] dit : l'éducation fait tout. Dites : l'éducation peut beaucoup. Il dit : l'organisation ne fait rien. Dites : l'organisation fait moins qu'on pense. »1 De la même manière, Rousseau, auteur de nombreux textes sur l'éducation, ne cesse de penser la relation de l'une à l'autre. Là aussi, il semble ne pas vouloir écarter l'une des thèses. Spink, dans l'étude minutieuse de ses textes concernant l'éducation et la pédagogie observe que la question le travaille longuement. Ainsi l'étude des manuscrits préparatoires à l'Émile fait apparaître ce passage, disparu de l'édition finale : « Si l'on me demande comment il se peut que la moralité de la vie humaine naisse d'une révolution purement physique, je répondrai que je n'en sais rien. Je me fonde par tout sur l'expérience, et ne cherche point à rendre raison des faits. J'ignore quels rapports peuvent régner entre les esprits séminaux et les affections de l'âme, entre le développement du sexe et le sentiment du bien et du mal, je vois que ces rapports existent. Je ne raisonne pas pour les expliquer, mais pour en tirer parti. »2 Que de tels rapports existent suffisent, les passions, lieu de rencontre de la nature et de la culture, en seront l'occasion. En revanche Helvétius développe bien une thèse radicale : il ne cesse de vouloir démontrer qu'en effet « l'éducation peut tout » comme l'énonce sans ambages le chapitre I. de la dixième section de De l'Homme. Cette question constitue un fil rouge de la philosophie d'Helvétius dans la mesure où dès De l'Esprit il en fait l'objet principal de ses recherches : « La différence des esprits est-elle l’effet de la différence, ou de l’organisation, ou de l’éducation ? C’est l’objet de ma recherche. »3 Notons tout d'abord qu'Helvétius utilise la notion d'éducation dans son sens le plus large, et ce dès De l'Esprit où il consacre le Troisième Discours à évaluer les parts respectives de la nature et de l'éducation. Ce faisant, il commence par donner une définition de l'éducation : « chacun a, si je l’ose dire, pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis, et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et ses lectures, et enfin le hazard, c’est-à-dire, une infinité d’événements dont notre ignorance ne nous permet pas d'apercevoir l’enchaînement et les causes. »4 On observe ici que la notion d'éducation est d'emblée liée à une forme de sociabilité, puisqu'il range sous cette notion l'influence des lois, mais aussi le commerce que l'on a avec tous ceux que l'on côtoie. Le rôle de la conversation, si développée dans les Salons, dont celui de sa propre femme, y est sans doute pour beaucoup dans son expérience propre. L'influence de tout ce qui 1 Diderot, Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé De l'Homme, op. cit. p. 601 Spink, « Rousseau, projets d'éducation », op. cit. p. LXXX 3 De l'Homme, p. 54 4 De l'Esprit, p. 230 2 - 141 frappe nos sens produit sur nous des effets qui concourent à nous produire. Ainsi, « comme M Locke l’a prouvé, nous sommes disciples des amis, des parents, des lectures, et enfin de tous les objets qui nous environnent ; il faut que toutes nos pensées et nos volontés soient des effets immédiats ou des suites nécessaires des impressions que nous avons reçues. »1 De ce fait, la notion d'éducation est en effet très large, et rencontre plus précisément celle que nous attribuons à celle d'expérience, à la fois au sens empiriste, toute connaissance procédant ici de la seule connaissance ; et au sens d'expérience vécue. L'empirisme d'Helvétius est ici général. Est-ce à dire que la nature n'a aucune part à la formation de l'esprit ? Helvétius considère tout d'abord que les hommes sont, du point de vue de la nature, pour l'essentiel, « bien conformés », « communément bien organisés »2. Cette expression constitue le socle de la démonstration d'Helvétius. Reprenant une affirmation de Locke dans ses propos sur l'éducation, « les neuf dixièmes des hommes que nous connaissons sont ce qu'ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles, par l'effet de leur éducation. »3 Quels sont ces neuf dixièmes des hommes ? « Je ne prétend parler dans ce chapitre que des hommes communément bien organisés, qui ne sont privés d'aucun Sens ; et qui, d'ailleurs, ne sont attaqués ni de la maladie de la folie, ni de celle de la stupidité, ordinairement produites, l'une par le décousu de la mémoire, et l'autre par le défaut total de cette faculté. »4 Certes, il y a des hommes qui ne peuvent pas faire un usage commun de leurs sens. Mais ce sont des exceptions : il s'agit de ceux qui, n'ont absolument aucune sensation ou qui se trouvent dépourvus de raison. Les fous, en effet ne sont pas concernés par cette hypothèse, mais le plus grand nombre des hommes se trouvent, quelques soient leurs disparités apparentes, placés sur un plan d'égalité concernant l'usage qu'ils peuvent faire de leurs sens. Il n'y a ici pas plus d'inégalité face au climat que d'inégalité due aux races. Les travaux de ceux qui voudront lier par exemple l'intelligence au degré de pente du front, sont d'emblée niés. Ainsi, « si toutes nos idées, comme l’a démontré M Locke, nous viennent par les sens, les septentrionaux n’ayant point un plus grand nombre de sens que les orientaux, tous par conséquent ont, par leur conformation physique, d’égales dispositions à l’esprit. » On peut-être surpris, et Helvétius le concède : il y a une telle différence entre les corps physiques, que l'on peut être conduit à inférer une différence dans la sensibilité par une disproportion des organes des sens et, ce faisant en conclure à une différence naturelle entre les esprits. Pourtant la réfutation va porter sur plusieurs points. 1 De l'Esprit, p. 47 De l'Esprit, p. 229 et 235 3 Locke, Quelques pensées sur l'éducation, op. cit. p. 28 Helvétius, pour sa part rapporte : « Je crois, dit-il en p. 2 de son Éducation, pouvoir assurer que de cent hommes, il y en a plus de 90 qui sont ce qu’ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles à la Société par l’instruction qu’ils ont reçue. » De l'Homme, p. 141 4 De l'Esprit, p. 235 2 - 142 En premier lieu, prenant appui sur d'évidentes différences organiques, il va montrer que ces dernières n'ont rien à faire à la formation de l'esprit. S'il est bien une différence organique frappante, c'est celle qui concerne les hommes et les femmes. Leurs corps sont différents, et pourtant note Helvétius, si l'on devait attribuer la différence d'esprit à la différence corporelle, alors ce devrait être une loi sans exception qui ferait que les uns ou les unes l'emportent par leur génie. Et si dans l'histoire, il semble qu'il y ait eu plus d'hommes de génie que de femmes, cela ne peut servir de loi naturelle, dans la mesure précisément où cette même histoire a su produire des femmes d'exception. Le fait de la majorité ne suffit pas à faire une règle de nature, en conséquence, ce n'est pas à la nature que l'on doit attribuer les différences entre esprits. D'ailleurs, si l’on admet que « tout est sentir physiquement » en l’homme, alors la structure différente de chacun des organes devrait déboucher sur une inégale propension à produire des idées : elles devraient d’une part différer en qualité, et d’autre part provoquer une inégalité des esprits. Or il rappelle que quelle que soit la différence de taille organique des oreilles, tout le monde réagit à l’unisson lors d’un concert1. D'ailleurs, en ce qui concerne les sens, les inégalités ne sont pas si répandues qu'on le croit, puisque définissant la notion de « communément bien organisés », il précise, « ceux dans l'organisation desquels on n'aperçoit aucun défaut, tels sont la plupart des hommes. »2 Du reste, la seule différence dans l'organisation qui entraîne des différences quant aux capacités de l'esprit se trouve entre l'homme et l'animal. La première note en bas de page de De l'Esprit est consacrée à cette question, si rebattue. Pour savoir si les animaux peuvent penser, « peut-être n'a-t-on pas assez scrupuleusement cherché, dans la différence du Physique de l'homme et de l'animal, la cause de l'infériorité de ce qu'on appelle l'âme des animaux. » Or, reprenant une différence classique, depuis au moins Aristote3, Helvétius s'intéresse plus particulièrement au rôle de la main : « cette différence d'organisation entre la main et les pattes des animaux, les prive non seulement, comme dit M. de Buffon, de presque en entier du sens du tact, mais encore de l'adresse nécessaire pour manier aucun outil, et pour faire aucune des découvertes qui supposent des mains. »4 Cette différence anatomique n'est certes pas le seul critère retenu par Helvétius, car il faut prendre en compte aussi la diversité des besoins, et l'ennui par lequel nous sommes poussés à aller au-delà de nos seuls besoins. Néanmoins elle est décisive pour la question qui nous occupe ici, car elle manifeste le refus d'établir une continuité entre l'homme et l'animal, au rebours de La Mettrie. Ce faisant, elle établit une égalité de fait entre les hommes, là où la solution de continuité pouvait, 1 De l'Homme,, p. 201 note. De l'esprit, p. 387 3 Aristote, Parties des animaux, « « Ce n'est pas parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains. » [687] 4 De l'Esprit, p. 16, note a 2 - 143 comme La Mettrie après Montaigne et Charron le laissait entendre, engendrer une inégalité entre les hommes, dans la mesure où nous pourrions considérer qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête. Des raisons anatomiques sont bien à l'origine du développement de l'espèce humaine, car « si la nature, au lieu de mains et de doigts flexibles, eût terminé nos poignets par un pied de cheval, qui doute que les hommes sans art, sans habitation, sans défense contre les animaux, tout occupés du soin de pourvoir à leur nourriture, ne fussent encore errants dans les forêts comme des troupeaux fugitifs ? »1 Cette concession à l'anatomie est la seule que semble faire Helvétius dans son œuvre, mais elle rend compte de la spécificité humaine vis-àvis d'autres créatures sensibles. En effet, si les animaux n'ont pas d'esprit, ce n'est pas que l'homme seul aurait une âme, mais que sa sensibilité ne produit pas les mêmes effets. Il faut donc pouvoir en rendre compte sans recourir à une nouvelle différence ontologique, une autre forme d'âme substantielle. Helvétius en débat avec Diderot Sans doute faut-il voir dans cette affirmation de la différence organique entre l'animalité et l'humanité l'origine de la répartie de Diderot dans sa Réfutation suivie… lorsqu'il entend comparer les différences entre les hommes aux différences entre les races de chiens. Le lévrier, par exemple, court plus vite que d'autres, de par sa conformation physique, pourquoi n'en serait-il pas de même en ce qui concerne les facultés de l'esprit ? L'argument de Diderot tient moins à une théorie raciale, et la considérer comme telle relèverait d'un anachronisme, que d'une préoccupation épistémologique. La connaissance scientifique de son temps n'a pas encore livré tout le savoir nécessaire de l'âme pour pouvoir conclure : « j'invite tous les physiciens et les chimistes à rechercher ce que c'est que la substance animale, sensible et vivante. »2 Il faut donc une plus grande prudence dans les énoncés, car nul ne sait comment « dans une machine telle que l'homme, où tout est si étroitement lié, où tous les organes agissent et réagissent les uns sur les autres, une de ses parties, fluide ou solide, puisse être viciée impunément pour les autres. »3 La conséquence pour Diderot est claire, puisque l'organisation et l'éducation concourent toutes à la formation de l'individu, l'éducation ne suppléera jamais des carences innées : « c'est la nature, c'est l'organisation, ce sont des causes purement physiques qui préparent l'homme de génie ; ce sont des causes morales qui le font éclore (…) »4 En sorte que s'il faut bien que le génie ait eu une bonne éducation et fut 1 De l'Esprit, p. 16 Diderot, Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé De l'Homme, op. cit. p. 565 3 id. p. 612 4 id. p. 615 2 - 144 placé dans de bonnes circonstances, elles ne suffisent point, et nul ne saurait devenir un génie sans une prédisposition organique. Helvétius se doit de répondre1 à l'argument de Diderot, déjà énoncé dans les Réflexions sur De l'Esprit d'Helvétius2, publiées en 1758 dans La correspondance littéraire. Pour Diderot, il y a là un paradoxe dans l'affirmation que l'éducation peut tout. La notion de génie, déjà le préoccupait dans la mesure où « il [Helvétius] n’a pas vu qu’après avoir fait consister toute la différence de l’homme à la bête dans l’organisation ; c’est se contredire que de ne pas faire consister aussi toute la différence de l’homme de génie à l’homme ordinaire, dans la même cause. »3 Ne peut-on en effet pas présupposer que des affections dans les organes des sens modifient nettement nos sensations et par conséquent ont une influence notable sur l'inégalité entre les esprits ? Ce serait avoir une conception de la sensation trop mécanique, négligeant qu'elle saisit moins des états donnés des choses que des rapports entre les choses. La sensation en effet saisit d'emblée le rapport que nous avons avec les choses, et les rapports que ces choses ont entre elles : « je dis encore que c’est dans la capacité que nous avons d'apercevoir les ressemblances ou les différences, les convenances ou les disconvenances qu’ont entr’eux les objets divers, que consistent toutes les opérations de l’esprit. »4 Ainsi, nous comprenons mieux que même en vieillissant, nos sens s'affectant, nous connaissons encore les mêmes choses. Cette conception permet de comprendre comment une théorie sensualiste ne tombe pas dans le relativisme d'un Protagoras : si pour ce dernier, « l'homme est la mesure de toute chose »5, alors la sensation, norme de toutes choses, ne peut rendre compte que de la différence des sensations, d'un individu à l'autre, au cours de la vie d'un même individu. Helvétius remarque au contraire que « l'expérience prouve que les hommes (…) se communiquent leurs idées et que les Arts et les sciences se perfectionnent. Les hommes aperçoivent donc les mêmes rapports entre les objets. » En effet, « supposé, comme je l'ai déjà dit ailleurs6 que la neige parût aux uns d'une nuance plus blanche qu'aux autres, tous conviendraient également que la neige est le plus blanc de tous les corps. »7 Cette conception permet de rendre compte de la diversité des sensations, tout en conservant une unité de référence. Nous ne connaissons jamais directement les choses, mais plutôt notre relation à elles : « l'Esprit humain s'élève jusqu'à la connaissance de ces rapports, mais 1 Réponse qui se redouble d'un débat avec Rousseau, lui-même attaquant Helvétius dans l'Émile, que nous analyserons plus loin. 2 Diderot, Réflexions sur De l'Esprit d'Helvétius, in Œuvres complètes, tome IX édition Varloot, p. 299-312 3 p. 309 4 De l'Esprit, p. 21 5 In Platon, Thééthète [151 e] 6 De l'Esprit, p. 234 7 Pour ces trois références, De l'Homme, p. 217 - 145 ce sont des bornes qu'il ne franchit jamais. »1 Ce qui diffère, ce sont les nuances que chacun peut bien percevoir, mais les échelles entre nuances, elles, ne sont pas altérées par les différences entre les sens : « La perfection plus ou moins grande des organes des sens n’influe en rien sur la justesse de l’esprit, si les hommes, quelque impression qu’ils reçoivent des mêmes objets, doivent cependant toujours apercevoir les mêmes rapports entre ces objets. »2 On sait qu'il y a là une différence d'analyse notable avec Diderot, l'auteur en 1749 de la lettre sur les aveugles. La thèse de Diderot, dans cet ouvrage, met l'accent sur la différence de nos sensations et de la différence des notions, voire des visions du monde, qui en découlent. L'aveugle n'a pas la même morale : il n'a aucune notion de la pudeur, n'ayant pas accès à la vision des merveilles de la nature, il n'a pas accès aux preuves cosmologiques de l'existence de Dieu et peut ignorer la doctrine dite des causes finales : « je n'ai jamais douté que l'état de nos organes et de nos sens n'ait beaucoup d'influence sur notre métaphysique et sur notre morale. »3 Helvétius prend en compte cette exception, celle de l'homme dépourvu d'un sens, comme l'aveugle : « privés d’un sens, nous sommes privés de toutes les idées qui y sont relatives ; un aveugle-né n’a, par cette raison, aucune idée des couleurs : il est donc évident que, dans cette signification, l’esprit doit être en entier considéré comme un don de la nature. »4 Pourtant, il oppose à cette objection deux remarques. Que des sens différents produisent des représentations différentes, cela n'implique pas que ces différences se transforment en inégalités d'esprit. En effet, reprenant l'analyse de la vue, il concède qu'un homme affecté d'un défaut visuel aura du mal à devenir un génie en peinture, mais pas en histoire : « d'où je conclus qu'entre les hommes que j'appelle bien organisés, ce n'est point à la plus ou moins grande perfection des organes, tant extérieurs qu'intérieurs, des sens qu'est attachée la supériorité de lumière »5 D'autre part, on ne saurait négliger le rôle du langage, et son sens de la métaphore, par lequel les hommes, disposant certes de perceptions distinctes, peuvent communiquer entre eux. Le langage transmet à son tour des abstractions, et non des descriptions des choses, et nous avons alors une forme de sens commun des rapports. Mais c'est sur le plan de la démarche épistémologique empiriste qu'Helvétius semble également répondre. Là où Diderot demande que l'on connaisse quelle est la nature de la sensation, 1 De l'Esprit,p. 21 De l'Esprit, p. 234 3 Diderot Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, édition présentée par M. Hobson et S. Harvey, GF 2000 p. 38. 4 De l'Esprit p. 229 5 De l'Esprit, p. 238 2 - 146 n'hésitant pas à lui demander de distinguer par exemple sensation et sentiment pour mieux cerner ce qu'il en est du pouvoir des sens, Helvétius doute que cela soit non seulement possible mais ne serait-ce que nécessaire. En effet, la question n'est pas de décrire la nature de la sensation, mais de constater quels effets sont produits par elles, effets que nous ne connaissons de surcroît que par cette même sensation. Ainsi, l'empirisme d'Helvétius est ici radical : vouloir connaître la nature des choses, atteindre leur essence est tout autant impossible finalement que connaître le pouvoir réel de la sensation, car nous ne pouvons avoir d'autre connaissance que celle qui vient des sens. Ce serait retomber dans la scolastique que de nommer les qualités nécessairement occultes de la sensation, car il faudrait pouvoir sortir de la sensation pour la décrire, ce qui est absolument inconcevable : « le [l'esprit] regarder comme un pur don de la nature, comme l'effet d'une organisation singulière, sans pouvoir nommer l'organe qui le produit, c'est rappeler en Philosophie les qualités occultes »1 Helvétius se veut ici le vrai continuateur de Locke : « nos idées, dit Locke, nous viennent par les sens, et de ce principe, comme des miens, l'on peut conclure que l'esprit n'est en nous qu'une acquisition. »2 On doit ici entendre que si « l'on peut » conclure, c'est qu'on ne peut que conclure à l'empirisme de l'esprit, et donc s'interdire tout ce qui relevant d'une disposition naturelle rappellerait en fait une forme d'innéisme. À cela s'ajoute un élément constituant de l'éducation au sens large, tout aussi scandaleux, même pour Diderot, la part accordée au hasard. Une remarque en passant, comme souvent chez Helvétius, nous invite à prendre toute la mesure de la finesse de l'éducation. Il reprend en effet l'anecdote de Newton recevant une pomme sur la tête et en conclut non seulement que le hasard produit souvent les idées les plus heureuses, mais surtout il met en évidence une relation de causalité très complexe : « les plus grands événements sont souvent l'effet de causes imperceptibles. »3 Cette digression explique en effet que l'on ne pourra jamais à proprement parler déceler une égalité parfaite dans l'éducation. Parce qu'il accorde ce fait tant aux phénomènes moraux que physiques, on voit à la fois la place que prend la notion de hasard, et celle d'un univers où la nécessité échappe souvent à la loi de la seule généralité. Par là Helvétius, peut-être influencé par Leibnitz, montre que « la plupart des événements ont des causes aussi petites : nous les ignorons pare ce que la plupart des historiens les ont ignorées eu-mêmes ; ou parce qu'ils n'ont pas eu d'yeux pour les apercevoir. »4 Cette influence des effets infinitésimaux suffit à montrer qu'on voudra toujours rapporter à un fait de nature ce qui, en fait est inconnaissable dans le détail, mais dont nous 1 De l'Homme, p. 947 id. 3 De l'Esprit, p. 231 4 De l'Esprit, p. 232 2 - 147 n'apercevons que les effets majeurs. Cette analyse des faits qui influent sur nous sans que nous en ayons pour autant conscience ne nous semble cependant pas amorcer une réflexion1 sur une forme d'inconscient, au sens psychanalytique qui est aujourd'hui le nôtre. Au contraire, la notion de petites perceptions évoquée par Leibniz2 semble bien plus proche de la démarche d'Helvétius qui tente de comprendre la genèse de nos représentation, sans faire référence à des mécanismes d'association ou de pensées latentes demeurant irrémédiablement inconnues au sujet. Si l'on prend alors au sérieux la notion d'éducation, elle constitue la seule définition de la nature de l'homme. Ce dernier est un être pour l'éducation, et cela décrit son processus vital. Être sensible, l'homme ne cesse de progresser dans la connaissance. Ce processus est à la fois singulier et historique. La conséquence individuelle de son statut d'être sensible, c'est que l'éducation est l'alpha et l'oméga de notre vie. En naissant, je me mets immédiatement à sentir, et par là j'acquière un sens du monde par les rapports que j'éprouve : « C’est l’instant même où l’enfant reçoit le mouvement et la vie qu’il reçoit ses premières instructions. »3 Cette acquisition se poursuit jusqu'à mes derniers souffles « J’apprends encore : mon instruction n’est point encore achevée. Quand le sera-t-elle ? lorsque je n’en serai plus susceptible : à ma mort. Le cours de ma vie n’est proprement qu’une longue éducation. »4 Il y va donc indubitablement d'une histoire individuelle, mais tout aussi indubitablement d'une histoire collective : ce sont les faits sociaux et politiques qui déterminent l'esprit d'un peuple. Helvétius, en évoquant les disparités culturelles, en détaillant les faits historiques distincts d'un pays à l'autre, laisse toute leur part aux circonstances. L'ouverture de l'homme sur le monde et son inachèvement sont la trace d'une forme de pensée de la liberté. Parce que l'homme n'est pas, mais se fait, Helvétius laisse ouverte une action possible, et rend concevable la politique. Ce faisant, il doit penser la nouvelle science à hauteur d'homme liée à la notion d'éducation. 1 Thèse avancée par Jean Rostand : « Ce qui est vraiment remarquable dans le livre d'Helvétius, c'est la manière dont il explique comment les petits événements de la vie infantile, et, notamment les facteurs affectifs du milieu familial, peuvent entraîner une différenciation profonde des caractères et des intelligences. Il se montre là, indubitablement, un précurseur des conceptions freudiennes. » In « La conception de l'homme selon Helvétius et Diderot », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 1951, Tome 4, n° 3-4, p. 216 2 Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, Préface : « Ces perceptions insensibles marquent encore et constituent le même individu qui est caractérisé par les traces qu'elles conservent des états précédents de cet individu, en faisant la connexion avec son état présent, qui se peuvent connaître par un esprit supérieur, quand cet individu même ne les sentirait pas, c'est-à-dire lorsque le souvenir exprès n'y serait plus. », édition Brunschwig, Garnier Flammarion, 1990, p. 42 3 De l'Esprit, p. 57 4 id. p. 55 - 148 Helvétius en débat avec Rousseau La détermination des parts respectives de l'éducation et de l'organisation donnent lieu à un débat plus explicite entre Helvétius et Rousseau, dans la mesure où Rousseau semble critiquer Helvétius, notamment dans la Lettre III de la cinquième partie de la Nouvelle Héloïse, et dans la Profession de foi d'un Vicaire savoyard et que ce dernier lui répond directement dans la cinquième section de De l'Homme, dont l'objet est de montrer que « presque toutes ses erreurs sont les conséquences nécessaires de ce principe trop légèrement admis, Savoir, « que l'inégalité des esprits est l'effet de la perfection plus ou moins grande des organes des sens ; et que nos vertus et nos talents sont également dépendants de la diversité de nos tempéraments. »1 Les deux protagonistes de ce débat s'apprécient mutuellement, et l'on voit chez l'un et l'autre le refus de calomnier des philosophes en proie avec la fureur ecclésiastique. Rousseau, dans la première Lettre écrite de la Montagne se refuse de porter des coups à celui qui vient d'être censuré. Quant à Helvétius, il lui rend la pareille en observant « la fureur avec laquelle les Moines et les Prêtres ont persécuté M. Rousseau, est un témoignange non suspect de la bonté de son ouvrage. On ne poursuit point les auteurs médiocres »2, ce qui ne l'empêche pas parfois quelques piques acerbes, observant dans la note 28 de cette cinquième Section que Rousseau sert un peu les desseins des dévots dans son rejet des Lumières et des philosophes. Tous deux ont cependant en commun de s'en remettre à Locke, du moins pour les projets d'éducation : Rousseau feignant d'être le premier3 à écrire sur ce sujet après l'auteur des Quelques pensées sur l'éducation, là où Helvétius a toujours4 mis l'accent sur le rejet de l'innéisme de l'auteur de l'Essai sur l'entendement humain. Certes, l'innéisme ne constitue pas le seul point de départ de leur débat. On a pu notamment mettre l'accent sur la question de l'activité ou la passivité des sensations, prolongeant 1 De l'Homme, p. 454 De l'Homme, p. 454 3 Dans sa Préface de l'Émile, il indique : « mon sujet était tout neuf après le livre de Locke, et je crains qu'il ne le soit encore après le mien. » in Rousseau, Émile, édition de Michel Launay, 1966, Garnier Flammarion. p. 32 Dans sa présentation, Michel Launay rappelle que sous l'influence de ce même Locke, Rousseau aurait un temps envisagé l'écriture de « la morale sensitive ou le matérialisme du sage » vers 1751-1752. cf. p. 1314 de cette même édition. 4 Et ce dès ses textes de jeunesse, à l'époque où Voltaire l'encourage à persévérer dans l'écriture. Ainsi dans l'Épître sur la paresse et l'orgueil de l'esprit, il note : « Locke étudia l’homme, il le prend au berceau, L’observe en ses progrès, le suit jusqu’au tombeau, Cherche par quel agent nos âmes sont guidées, Si les sens ne sont pas le germe des idées, Le mensonge jamais, sous l’appui d’un grand nom, Ne peut en imposer aux yeux de la raison. » Dans la Lettre XI à Helvétius, Voltaire précise des points de la doctrine de Locke à propos de la liberté. 2 - 149 ainsi le problème ouvert par l'ouvrage de Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines de 17461. Toutefois Helvétius en fait l'essentiel de son argumentation, puisqu'il s'agit pour lui de défendre la thèse de l'éducation contre celle de l'organisation. Ce faisant, il est sans doute amené à caricaturer les positions de Rousseau, négligeant souvent le Second Discours, pour s'en tenir aux propos tenus dans La Nouvelle Héloïse2, sans d'ailleurs en restituer toujours le contexte, ce qui lui permet de relever des « Contradictions de l'Auteur de l'Émile sur les causes de l'inégalité des Esprits. » qui expriment parfois des points de vue distincts s'agissant d'un texte à plusieurs voix : Saint-Preux, Wolmar et Julie. En même temps, l'exposé par Saint-Preux est parfois très proche des propos d'Helvétius, se demandant par exemple « si la diversité des esprits au lieu de venir de la nature, était un effet de l'éducation »3. Julie et Wolmar, en effet, tiennent pour acquis, pourrait-on dire, que la nature prédispose en nous des facultés, et que l'éducation doit se contenter de les développer. Ces prédispositions sont de deux ordres, organique, s'agissant des qualités du corps, et les tempéraments. Ce faisant, Julie se targue de ne pas intervenir dans l'éducation, pensant sans doute que « tout est bien dans les mains de l'Auteur de la nature, tout dégénère dans les mains de l'homme. »4 Les dispositions naturelles du corps précèdent celles de l'esprit, et c'est pour des motifs anatomiques que Julie estime que l'on ne peut éduquer l'enfant avant un certain âge5, la raison ne pouvant encore se développer. D'ailleurs, dans l'Émile, Rousseau en fait un sujet de polémique avec Locke, lui reprochant de vouloir donner des raisons d'obéir aux enfants, là où ils devraient se contenter d'acquiescer. Déjà, dans la Section II de De l'Homme6, Helvétius avait nié que « la bonne constitution des corps rend les opérations de l'esprit facile et sûre », résumant ainsi un passage de l'Émile. Helvétius voit ici l'affirmation d'un statut organique de la raison, alors que cette dernière ne peut provenir que d'une combinaison des sensations, guidée par l'intérêt qui est lui-même sensible. C'est sur le plan de la morale et de la vertu qu'Helvétius développe davantage la critique de l'innéisme. Il accentue alors l'idée d'un Rousseau penseur de la bonté naturelle pour mieux ensuite nier qu'il y ait un quelconque sentiment inné. Certes, Rousseau a affirmé dans l'Émile qu'« il n'y a 1 Édition d'Aliénor Bertrand, op. cit. Sophie Audidière, dans son Discours de soutenance de thèse : Intérêt, Passions, Utilité. L’anthropologie d’Helvétius et la philosophie française des Lumières précise que sur ce point, « Condillac est bien le point de départ. » cf. http://www.cerphi.net/theses/audidiere.htm 2 Helvétius y voit un « un extrait de l'Émile fait par l'auteur lui-même » De l'Homme, p. 454 3 Rousseau, Nouvelle héloïse, édition de la Pléiade, p. 564. 4 Émile, p. 34 op. cit. 5 Helvétius note que Rousseau croyait « qu'avant 10 ou 12 ans, les enfants étaient entièrement incapable de raisonnement. » De l'Homme, p. 492, faisant allusion au développement de la raison intellectuelle suivant la raison sensitive. 6 p. 204 - 150 pas un élément de perversité originelle dans le corps humain »1, et Helvétius relève bien des passages où la vertu est censée relever d'une forme d'innéisme : « M. Rousseau dit (…) « que le sentiment de justice est inné dans le corps de l'homme » ; il répète (…) « qu'il est au fond des âmes un principe inné de vertu et de justice. » »2 Il critique alors Rousseau, Shaftesbury3 et les « shaftesburistes » qui s'accorderaient sur l'existence d'un sentiment moral. Helvétius en reste à l'énumération traditionnelle des sens, et refuse que l'on évoque un sens supplémentaire, se contentant encore une fois en nominaliste de dire que les effets que l'on attribue à ce prétendu sens moral relèvent davantage des propriétés de la sensation elle-même : « Je puis me former une idée de mes cinq sens, et des organes qui les constituent ; mais j'avoue que je n'ai pas plus d'idée d'un sens moral, que d'un éléphant et d'un château moral. »4 En effet, derrière ce qui a été perçu comme une forme de relativisme moral, voire d'amoralisme, Helvétius se contente d'assigner tout comportement moral à un intérêt, et ce faisant à une origine sensible. Du reste, comme les personnages de la Nouvelle Héloïse ne cessent de se revendiquer de l'expérience, Helvétius entend apporter des preuves de l'inexistence de la vertu naturelle. Il recourt à l'argument ethnographique, puisque les indiens, ces bons sauvages, nous prouvent par leur cruauté qu'« on n'a point observé que les peuples les plus ignorants fussent toujours les plus heureux, les plus doux et les plus vertueux »5, ce qu'ils seraient si, en effet, l'éducation plus que l'organisation gouvernait les hommes. Il s'attache à décrire la cruauté de l'enfant : « Malheur au Prince qui se fie à la bonté originelle des caractères. M. Rousseau la suppose : l'expérience le dément. Qui la consulte apprend que l'enfant noie des mouches, bat son chien, étouffe son moineau, et que né sans humanité, l'enfant a tous les vices de l'homme. Le Puissant est souvent injuste, l'enfant robuste de même. »6 Toutefois cette allusion au thème hobbesien de l'enfant robuste ne le conduit pas à inverser la proposition de Rousseau. L'enfant, en fait, n'est ni bon, ni mauvais, il n'y a pas de bonté naturelle au berceau, car « ce que l'expérience m'apprend, c'est que l'homme ne naît ni bon ni méchant »7. C'est l'éducation qui conduira l'homme à apprendre les notions de bonté ou de malignité, et l'art de l'éducateur consiste à développer des notions justes en les accordant avec l'intérêt particulier. 1 Émile p. 111 De l'Homme, p. 456 3 Il est traduit en 1744 par Diderot : Shaftesbury, Essai sur le mérite et la vertu Traduction et commentaires Diderot, Édition Alive 1998 par J.P. Jackson 205 p. 4 De l'Homme, p. 468 5 De l'Homme, p. 494 6 De l'Homme, p. 471 7 De l'Homme, p. 467 2 - 151 Dernier élément de divergence avec Rousseau, l'affirmation de la nécessité d'une éducation publique. La Nouvelle Héloïse et l'Émile donnent à voir une éducation privée, où les mères puis les précepteurs développent les tendances naturelles des enfants. Ce faisant, il faut parier sur l'existence d'instructeurs presque parfaits, appliquant avec droiture la pédagogie personnalisée revendiquée par Rousseau. Cela rend cependant impossible toute éducation pour le plus grand nombre, ce qui est pourtant l'objectif d'Helvétius. Il faut donc au contraire développer une éducation publique qui s'adresse à tous. Notons d'ailleurs qu'Helvétius y voit un tel enjeu pour une société, qu'il estime que ses instituteurs méritent un salaire à la hauteur de leur tâche, « en tous les genres, c'est la disette des récompenses qui produit celle des talents. »1 c) La possibilité d'une science de l'homme comme condition d'une science politique. Parce que l'homme relève d'une éducation il faut en connaître les règles : c'est l'objet de la science de l'homme : « L’homme n’est que trop souvent inconnu à celui qui le gouverne. Cependant pour diriger les mouvements de la poupée humaine, il faudrait connaître les fils qui la meuvent. Privé de cette connaissance, qu’on ne s’étonne point si les mouvements sont si souvent contraires à ceux que le législateur en attend. »2 Les commentateurs récents de la pensée d'Helvétius ont mis l'accent sur sa volonté de penser une science de l'homme comme préalable à la science politique. Olivier Perlemoine, dans sa Thèse consacrée au Matérialisme et pensée politique chez Cl. A. Helvétius, demande « très généralement, quel est le projet d'Helvétius tel que nous avons essayé de le cerner ? Il s'agit de penser pour lui la possibilité d'une science de la législation après avoir formulé une théorie matérialiste des mœurs, et esquissé une certaine conception de l'histoire. »3 On voit ici se dessiner un plan d'ensemble, par lequel l'analyse matérialiste des comportements appelle une science de l'action politique, ici concentrée dans le pouvoir législatif. Or, il nous semble que ce projet n'est concevable dans toute son étendue que si l'on prend au sérieux l'idée que ces deux sciences, celle de la morale et celle de la législation prennent toute leur cohérence parce qu'elles reposent sur une anthropologie et donc une science de l'homme. Nous pensons d'ailleurs qu'Helvétius a conscience de la nécessité d'une telle science, et qu'il en réfléchit les modalités spécifiques. C'est du reste l'analyse qu'en propose Jean-Claude Bourdin : « Le but d'Helvétius est de fonder à partir de cette science de l'homme les sciences dérivées que sont la morale, la politique et 1 De l'Homme, p. 483 De l'Esprit, p. 45 3 Olivier Perlemoine, Matérialisme et pensée politique chez Cl. A. Helvétius Université de Caen, 1988 – 289 p., p. 13 2 - 152 l'éducation dans l'intention de donner aux souverains et à leurs sujets les moyens de leurs bonheur. »1 Helvétius annonce explicitement sa volonté de lier la science de l'homme à la science politique. On doit connaître l'homme auquel la politique a affaire : « La science de l'homme fait partie de la science du gouvernement. »2 Il affirme dès le début de De l'Esprit sa volonté de proposer une nouvelle manière de considérer la science morale. Après la re-fondation moderne des sciences physiques, il s'agit en effet de passer de considérations idéalistes a priori considérant les faits moraux à une véritable étude scientifique de leur réalité. Ce faisant le paradigme scientifique est pris de prime abord dans les sciences expérimentales : « C'est par les faits que j'ai remonté aux Causes. J'ai cru qu'on devait traiter la Morale comme toutes les autres Sciences, et faire une Morale comme une Physique expérimentale. »3 Si le modèle est celui des sciences expérimentales, il n'en reste pas moins qu'il faut mieux spécifier ce que ce sont ces faits attachés aux mœurs, et par là même ensuite définir de quelle causalité ils relèvent. Helvétius ne cesse d'en appeler à l'expérience : « prenant toujours l’expérience pour guide dans mes recherches ».4 L'expérience dont se réclame Helvétius c'est celle qui collecte tous les faits, des plus insignifiants aux grands récits de voyageurs. En partant des récits concernant les populations sauvages, il s'agit de comprendre par quels mécanismes se forment les mœurs. Faisant le constat de l'infinie disparité des mœurs collectives, mais aussi comme on l'a signalé plus haut des tempéraments qui distinguent jusqu'aux frères jumeaux, il fait de chaque comportement individuel l'occasion d'une analyse de l'histoire singulière qui pourrait rendre compte de ces différences. C'est bien en termes d'histoire, d'analyse génétique au sens moral, qu'il faut aborder la nouvelle science de l'homme. Ainsi, pour comprendre les ressorts de l'action humaine, il faut se référer au travail des historiens : « tels que les Tacite, les Hume, les Polybe, les Machiavels »5. Plus qu'une prétendue nature qui livrerait directement ses faits à la sagacité humaine, écrit-il ici contre Rousseau, c'est bien tout le domaine de la culture humaine qui s'offre à nous. L'originalité de son analyse tient à son attention à conserver la spécificité des faits sociaux et psychiques. Aucun d'entre eux ne peut être assimilé à une cause physique : les tempéraments et les mœurs semblent conserver une forme d'autonomie. Quelle en est la nature ? Cela peut-il donner 1 Bourdin Jean-Claude, « Helvétius, science de l'homme et pensée philosophie, n° 22, 1992, p. 167 2 De l'Homme, p. 46 3 De l'Esprit, p. 9 4 De l'Esprit, p. 55 5 De l'Homme, p. 493 politique » In Corpus, revue de - 153 argument pour refuser le terme de matérialisme lorsqu'on évoque Helvétius et sa science ? Il faut au contraire y voir une conception encore une fois immanentiste. Les faits moraux sont à eux-mêmes leur propre explication. On peut dégager le champ de cette nouvelle science de l'homme : non pas un individu né vierge de toute influence qui peu à peu construirait sa propre identité, mais un être social. Les individus sont pris par le langage, et s'il faut en effet se méfier de « l'abus des mots »1, on ne peut en sortir, ce que montre le scepticisme d'Helvétius s'agissant de la possibilité d'une langue parfaite. D'où l'idée que le nom même de Science correspond simplement à une forme de moyen terme partagé dans les connaissances et l'usage que l'on peut faire des mots. L'autre spécificité d'Helvétius tient à sa volonté d'achever le système des sciences : il faut que la connaissance des faits moraux débouche sur une véritable science politique : « Il est évident que la morale n'est qu'une science frivole, si on ne la confond avec la politique et la législation. »2 Ce point est d'une grande importance, dans un siècle qui, selon le mot de Cassirer, se méfierait des Systèmes3. Or Helvétius reconnaît la valeur heuristique des systèmes, lorsqu'ils sont fondés en raison et ne reposent pas sur de vaines chimères : « Loin de condamner l'esprit de système, je l'admire dans les grands hommes. » Il poursuit en notant : « que surtout on ne confonde point ensemble les Contes et les Systèmes : ces derniers veulent être appuyés sur un grand nombre de faits. Ce sont les seuls qu'on puisse enseigner dans les écoles publiques. »4 En effet, il y va d'un principe reconnu par les matérialistes, même s'il ne leur est pas spécifique, à l'exemple de Leibniz5, celui de continuité dans l'univers : « Ce que je dis de l’histoire, je le dis de la métaphysique, de la jurisprudence. Il est peu de sciences qui n’aient quelque rapport à celle de la morale. La chaîne, qui les lie toutes entr’elles, a plus d’étendue qu’on ne pense : tout se tient dans l’univers. »6 Diderot en fait le principe de son article « animal » dans l'Encyclopédie, qui part du règne minéral pour penser jusqu'aux formations vivantes. D'une part on doit voir ici combien les faits sociaux sont tous liés les uns aux autres, et que la notion de politique évoque la manière dont l'homme entend utiliser les faits sociaux pour agir. Le lieu de cette action réside dans la législation, dans la mesure où il s'agit de prescrire les règles, et donc les comportements associés. S'il y a une science du gouvernement, c'est qu'elle institue les conduites généralement permises qui à leur tour induiront des comportements individuels. Ainsi 1 De l'Esprit, I, IV De l'Esprit, p. 152 3 CASSIRER Ernst, La philosophie des Lumières op. cit., Préface. 4 De l'Homme, p. 292 5 « Tout est conspirant », Nouveaux essais sur l'entendement humain, op. cit. p. 42 6 De l'Esprit, p. 156 2 - 154 dans une société qui promeut la liberté politique, c'est toute la liberté de pensée qui est permise et garantit le progrès de l'esprit dans tous les domaines. La conséquence de cette nouvelle science tient à la possibilité d'action politique qu'elle recèle. En ne cessant de se référer à un modèle scientifique né avec la physique moderne, nos auteurs ont conscience qu'en remontant aux causes, ils disposeront d'un levier d'action, car ils pourront chercher à produire ces causes pour atteindre de nouveaux effets. Cette science de l'homme est donc d'emblée calculatoire : il faut pouvoir évaluer la variation possible dans les comportements en fonction des effets attendus. Finalement, si l'on peut en effet parler de matérialisme s'agissant de la science de l'homme, c'est qu'elle se réduit à une modalité spécifique, celle qui relève de l'intérêt. Les hommes n'agissent que sous l'influence de l'intérêt, c'est-à-dire de leur réalité d'êtres sensibles : « Le Vulgaire restreint communément la signification de ce mot intérêt au seul amour de l'argent ; le Lecteur éclairé sentira que je prends ce mot dans son sens plus étendu, et que je l'applique généralement à tout ce qui peut nous procurer des plaisirs, ou nous soustraire à des peines. »1 Ce sens étendu de l'intérêt inclut tous les déterminants sociaux du plaisir et de la peine, notamment les relations passionnelles. Il faut donc remonter au premier ressort de l'action : « l'Homme est une machine qui mise en mouvement par la sensibilité physique doit faire tout ce qu'elle exécute. »2 Ainsi il n'y a pas de fin politique qui échappe à l'origine des comportements humains : l'intérêt est la loi de tous les comportements. De fait l'idée même de science ne répond pas à une quête désintéressée, mais relève d'un intérêt moral. C'est encore plus vrai pour la science politique : « il faut, dans les obstacles insurmontables qui se sont jusqu’à présent opposés à l’avancement de la morale, chercher les causes de l’indifférence avec laquelle on a jusqu’à présent regardé une science dont les progrès annoncent toujours ceux de la législation, et que, par conséquent, tous les peuples ont intérêt de perfectionner. »3 De ce fait, la science politique ne fait qu'achever la science de l'homme dans la mesure où en se faisant politique, l'homme accomplit son destin collectif qui est de passer de la recherche privative du plaisir à un bonheur partagé. En un mot, la science politique est une science du bonheur, un hédonisme scientifique. 2. Sensation, connaissance et idées Nous venons de voir comment peu à peu le système de pensée de nos auteurs se développe selon une épistémologie immanentiste. Leur attention aux faits et aux corps met l'accent sur le 1 De l'Esprit, p. 53 De l'Homme, p. 194 3 De l'Esprit, p. 203 2 - 155 propre des corps humains : la sensation. S'ils en font leur boussole, il leur faut également montrer comment de la sensation naissent ensuite les idées et comportements. La possibilité d'une action effective et d'un changement dans les personnalités et comportements découlera de la connaissance de ces ressorts secrets de la vie humaine. L'étiologie suppose donc une esthétique. La Mettrie en médecin part de l'organisation biologique pour établir la genèse des idées, et dans ce cas une idée n'est qu'une disposition du corps sur lequel aucune action volontaire n'est possible, car la volonté est elle-même prise dans la causalité corporelle. Pour Helvétius, la réduction à la sensation ne s'accompagne pas du primat du corps, car la combinaison des sensations ouvre sur un autre monde que la seule physique organique, par l'intermédiaire d'une théorie des signes et des faits sociaux. a) La Mettrie, du fait de la sensation à l'idée comme fait La conception corporelle de l'homme déplace les catégories par lesquelles on est peu à peu mené à établir une morale et une politique. Nous ne sommes plus ici dans l'interprétation de critères de choix qui existeraient par eux-même dans le ciel des idées ou dans la cité idéale et divine. Il s'agit plutôt de rendre compte des mobiles de l'action, et éventuellement de comprendre comment une part de réflexion peut introduire une action qui ne soit pas seulement une réaction. En effet, l'objet du travail de La Mettrie est double : il entend à la fois nous détourner d'une conception idéaliste de l'homme avec un libre arbitre absolu1, et en même temps rendre compte du pouvoir d'action que la connaissance des qualités du corps permet. Il propose dans le Traité de l'âme une véritable anatomie de l'âme, guidée implicitement par une théorie vitaliste, ce qui décentre le problème des valeurs et même celui de la formation des connaissances, car ce qui prime en fait c'est l'utilité vitale des sens et des actions. On l'a vu d'ailleurs dans la manière dont il justifie sa propre démarche : chercher le vrai ne présuppose pas une valeur de la vérité, mais un plaisir de la vérité. Il rend compte de la genèse corporelle des idées et connaissances, et ensuite il montre comment elles permettent un effet retour, quoique très limité2. Ce point de vue s'accompagne alors nécessairement d'une interprétation anatomique des relations entre matière et action, où le mécanisme corporel explique les facultés habituellement liées à l'âme. Cependant, ce mécanisme corporel pourrait avoir un autre nom : un matérialisme empiriste3, puisqu'il conclut le Traité de 1 « Suivant Spinoza, l’homme est un véritable automate, une machine assujettie à la plus constante nécessité, entraînée par un impétueux fatalisme comme un vaisseau par le courant des eaux. L’auteur de L’HommeMachine semble avoir fait son livre exprès pour défendre cette triste vérité. »Abrégé des systèmes, p. 182 2 « (…) rien de si borné que l’âme sur le corps ; et rien de si étendu que le corps sur l’âme. » Traité de l'âme p. 129 3 Terminologie reprise par Ann Thomson à Yvon Belaval, in Ann Thomson, « L'homme machine : mythe ou métaphore ? » in Dix-huitième siècle, n° 20 1988, p. 367-376 - 156 l'Âme par « Point de sens, point d'idées. Moins on a de sens, moins on a d'idées. »1 Tout part en effet de la sensation, et le chapitre IX du Traité de l'Âme déploie une approche continuiste : de la matière à l'animal et de l'animal à l'homme il n'y a en fait que des degrés d'organisation, des actions de plus en plus complexes mais anatomiquement, et par là matériellement explicables. La Mettrie reprend les dispositifs de la machinerie cartésienne en recourant aux esprits animaux qui circulent dans les nerfs. La description anatomique des processus n'y voit que mouvements, chocs et transmission mécanique des actions des corps2. Non seulement la métaphore machinale jouera ici à plein, il n'hésitera pas à la reprendre littéralement3, mais il devra aussi rendre compte des sensations qui semblent les moins matérielles, c'est-à-dire celles de la vision. On le sait, la vision a déjà donné lieu à une explication mécanique et anatomique dans Le traité des Systèmes4. Dans le Traité de l'Âme, il prend la peine de préciser le mécanisme de la vision : il en fait même l'exemple par lequel il va rendre compte du « Mécanisme des Sensations. », faisant là un pied de nez peut être involontaire à la théorie idéaliste qui s'appuie sur la vision pour réfuter le matérialisme. Or, ce faisant, il est conduit à lier la vision à un mouvement des esprits animaux au sein des canaux que constituent le nerf optique, corps aux multiples fibres qui ainsi peuvent transmettre de subtils chocs. Cela permet de comprendre que quoique la vision soit issue d'un choc, nous ne la sentions pas comme telle : on croit qu'une image est immatérielle, ce qui nous conduit à une conception de la pensée comme image mentale et donc comme immatérialité, là où il faut se rappeler qu'il y a bien choc et mouvement continu. « Que pensez-vous à présent de cette impression portée jusqu'à l'âme même ? N'en doit-elle pas recevoir un effet si doux qu'elle le sente à peine ? »5 Se joue ici une différence essentielle entre une interprétation dualiste et une interprétation moniste de la connaissance. Le dualisme présuppose toujours un sujet qui juge des sensations et 1 Traité de l'Âme, Conclusion de l'ouvrage, p. 163 « Lorsque les organes des sens sont frappés par quelque objet, les nerfs qui entrent dans la structure de ces organes sont ébranlés, le mouvement des esprits modifié se transmet au cerveau jusqu'au sensorium commune, c'est-à-dire jusqu'à l'endroit même où l'âme sensitive reçoit les sensations à la faveur de ce reflux d'esprits qui par leur mouvement agissent sur elle. » p. 98 (Coda) 3 « (…) l'âme est en quelque sorte dans le corps ce qu'est le timbre dans la montre. Tout le corps de cette machine, les ressorts, les roues ne sont que des instruments qui par leurs mouvements concourent tous ensemble à la régularité de l'action du marteau sur le timbre, qui attend pour ainsi dire cette action et ne fait que la recevoir, car lorsque le marteau ne frappe pas le timbre, il est comme isolé de tout le corps de la montre, et ne participe en rien à tous ses mouvements. » p. 100 (Coda) 4 cf. plus haut A, 1 épistémologie... 5 Traité de l'Âme Chapitre X, § II Mécanisme des sensations p. 103 (Coda) 2 - 157 détermine leur rapport ; le monisme verra dans ce rapport même l'expression immédiate de la diversité des formes matérielles. Une analogie avec la balance semble assez évocatrice : pour le dualiste, il faut qu'un sujet lise sur le fléau le résultat du rapport entre deux sensations ; pour un moniste, le rapport des sensations entraînant le fléau produit immédiatement un effet de ce rapport de force. En termes lamettriens, cela revient à affirmer que « non seulement l'âme sensitive a une exacte connaissance de ce qu'elle sent, mais ses sentiments lui appartiennent précisément comme des modifications d'elle même. »1 On a déjà signalé l'usage trompeur de la notion d'âme dans le corpus de La Mettrie, et sa disparition progressive. Ici, en se référant à l'âme sensitive, il ne la distingue pas en fait de la sensation elle-même, dans la tradition épicurienne qu'il suit ici canoniquement : « l'âme ne se connaît point, et qu'elle est privée d'elle-même lorsqu'elle est privée de sensations. »2 La Mettrie intervient alors tout naturellement dans l'une des grandes controverses du XVIII° siècle, le problème de Molyneux3. Ce que l'on appelle le problème de Molyneux vient en fait d'une question posée par William Molyneux (1656-1698) adressée à Locke, et prend toute sa place dans le débat entre innéisme et empirisme. Toutefois cette dispute, à laquelle participèrent les plus grands esprits du siècle, s'étend bien au delà d'un débat entre Locke et Descartes. Locke ayant établi que « Toutes les idées viennent de la sensation ou de la réflexion », puisqu'il affirme que « c'est l'observation appliquée soit aux objets sensibles externes, soit aux opérations internes de l'esprit, perçues et sur lesquelles nous-mêmes réfléchissons, qui fournit à l'entendement tout le matériau de la pensée. »4 Cette conception est une application du refus de toute idée innée, affirmée dès le chapitre 2 du livre I, intitulé « il n'y a pas de principes innés dans l'esprit. »5 Une idée ne désigne que l'effet d'une impression. Le débat s'ouvre avec Descartes, dont bien des thèses, notamment des Méditations Métaphysiques et de ses Réponses aux objections, sont discutées. On trouve dans la deuxième édition de l'Essai…, l'exposé de la question de Molyneux, rapportée et discutée par Locke : « supposez un homme né aveugle puis devenu maintenant adulte : par le toucher il a appris à distinguer un cube et une sphère, du même métal et approximativement de même taille, de sorte qu'il arrive à dire quand il sent l'un et l'autre, quel est le cube et quelle est la sphère. Supposez ensuite qu'on place le cube et la sphère sur une table et que l'aveugle soit guéri. 1 Traité de l'Âme, Chapitre XII §1 p. 126 (Coda) id. 3 Pour une présentation d'ensemble de cette controverse, voir la post-face de Francine Markovits à son édition de J-B Mérian, Sur le problème de Molyneux, Flammarion, Paris, 1984. 4 John Locke, Essai sur l'entendement humain, II, chap. 1, §2, Traduction J.M. Vienne, Vrin 2001 p. 164. 5 id. p. 65 2 - 158 Question : est-ce que par la vue, avant de les toucher, il pourra distinguer et dire quel est le globe et quel est le cube ? »1 Avant d'examiner les diverses réponses qu'ont pu y apporter les protagonistes essentiels de cette discussion, il faut en mesurer les principaux enjeux. Cette question, au moment où elle est posée, appelle une réponse a priori fondée sur les principes épistémologiques ou métaphysiques des différents systèmes de pensée. Il s'agit de dire en effet comment s'opère le passage des sensations aux idées, et donc de décider du lien entre sensation et jugement. Comment un partisan de l'empirisme, comme Locke peut rendre compte des mécanismes sensoriels qui produisent les idées ? Si, comme il l'affirme, « avoir des idées et percevoir ne sont qu'une seule et même chose »2 il reste à comprendre comment l'on passe des images sensorielles aux concepts. De nombreuses difficultés surgissent, à commencer par celle de la communication ou de l'homologie entre les sens : y a-t-il des structures communes à des sens distincts ? Une image tactile est-elle du même ordre qu'une image visuelle ? La réponse à cette question peut se résoudre de bien des manières, et appelle des systèmes différents : soit celui qui pose l'équivalence immédiate des sens ; celui qui appelle à un sens commun à tous les sens ; celui qui envisagerait l'éducation réciproque des sens, ou ferait appel à un autre élément comme le langage, mais dérivé de la sensation ; ou encore pour un dualiste l'existence de l'âme qui juge des sensations, thèse posée dès Platon dans la réponse de Socrate à Théétète : « ce serait vraiment terrible, en effet, mon garçon, si en nous, comme en des chevaux de bois, étaient installés plusieurs sens, mais que tout cela ne converge pas dans une forme unique (que ce soit l'âme ou de quelque nom qu'il nous faille l'appeler) (…) »3 La réception de cette problématique en France doit beaucoup à Voltaire, ici comme en bien d'autres questions, par sa présentation des Éléments de la philosophie de Newton divisés en trois parties (1738). Au chapitre VI de la deuxième partie, Physique Newtonienne, il rend compte du problème de l'homologie entre les sens et de la conception des distances. Comment se forme en effet l'association entre des sens aussi distincts que l'ouïe, la vue et le touché ? « Autre chose est donc l’objet mesurable et tangible, autre chose est l’objet visible. J’entends de ma chambre le bruit d’un carrosse: j’ouvre la fenêtre, et je le vois; je descends, et j’entre dedans. Or, ce carrosse que j’ai entendu, ce carrosse que j’ai vu, ce carrosse que j’ai touché, sont trois objets absolument divers de 1 id. p. 237 id. Livre II, chapitre 1 §9 p. 169 où Locke établit que l'homme pense dès lors qu'il perçoit, et commence sa discussion (notamment §9-19) avec la thèse cartésienne selon laquelle l'âme pense toujours (Cinquièmes Réponses [À Gassendi] A.T. IV p. 556 : « vous êtes en peine de savoir si je n'estime point que l'âme pense toujours » ). 3 Platon, Théétète [184d], traduction Michel Narcy, GF p. 228 2 - 159 trois de mes sens, qui n’ont aucun rapport immédiat les uns avec les autres. »1 Voltaire vient d'affirmer que seule une habitude d'association peut nous conduire à faire le lien entre ces sensations de nature si différente. Il en est de même pour l'évaluation des distances, problème qui concerne tant la vue que l'ouïe : elle n'est pas donnée immédiatement et suppose soit un jugement, soit une habitude. À cette occasion, imperceptiblement, Voltaire évoque la supériorité du tact qui donne immédiatement la sensation et l'idée de la dureté ou de la mollesse, là où nous croyons voir immédiatement ce que nous pensons, c'est-à-dire les relations de distance, de proportion entre figures vues. D'ailleurs, chaque sens est conduit à donner des informations immédiates qui lui sont propres, comme la saveur, la couleur, la tonalité. En revanche, d'autres semblent plus complexes. Pour la vue, la perception des distances n'est pas immédiate, et la qualification des angles non plus. On sait que Descartes, dans sa Dioptrique avait évoqué une forme de géométrie naturelle2, par laquelle l'aveugle pouvait évaluer les distances par deux bâtons croisés. Par analogie, on a pu y concevoir comment par la vision se faisait l'évaluation des distances. C'est ce point que conteste Voltaire, pour qui des angles demeurent toujours égaux entre eux, quoiqu'ils expriment des tailles distinctes : « Quelque supposition que l’on fasse, l’angle sous lequel je vois un homme à quatre pieds de moi est toujours double de l’angle sous lequel je le vois à huit pieds; et la géométrie ne résoudra jamais ce problème, la physique y est également impuissante (…) »3 La discussion se mène ici sur deux plans. D'une part, il faudra refuser le recours aux idées innées ; d'autre part, il faudra quand même donner une théorie de la genèse des idées de grandeur, distance, etc… et rendre compte de la possibilité de comparer les sensations entre elles. Il faut donc rendre compte de l'expérience commune de l'apparente communication entre les sens, puisque ce carrosse que nous entendons, voyons et touchons est bien le même, mais aussi de l'origine des abstractions formées à l'égard des sensations. Ces discussions doivent être tranchées, et rien ne semble mieux à même de le faire que l'expérience, telle qu'elle peut être donnée par l'opération d'un aveugle né : « tout cela ne pouvait être éclairci, et mis hors de toute contestation, que par quelque aveugle-né à qui on aurait donné le sens de la vue. Car si cet aveugle, au moment où il eût ouvert ses yeux, eût jugé des distances, des 1 Éléments de la philosophie de Newton, deuxième partie, Chapitre VII, Nous citons l'édition électronique des œuvres complètes de Voltaire : http://www.voltaireintegral.com/Html/22/27_Newton_2.html#CHAPITRE%20VI 2 « Nous connaissons, en second lieu, la distance par le rapport qu'ont les deux yeux l'un à l'autre. Car, comme notre aveugle, tenant les deux bâtons AE, CE, dont je suppose qu'il ignore la longueur, et sachant seulement l'intervalle qui est entre ses deux mains A et C, la grandeur des angles ACE, CAE, peut, de là, comme par une géométrie naturelle [Je souligne], connaître où est le point E (…) » Discours de la méthode, Dioptrique VI, Édition Geneviève Rodis Lewis, Garnier Flammarion, p. 152 3 id. - 160 grandeurs et des situations, il eût été vrai que les angles optiques formés tout d'un coup dans sa rétine eussent été les causes immédiates de ses sentiments. » 1 Pour mettre fin aux polémiques a priori qui naissent de la discussion, Voltaire attend beaucoup d'un fait expérimental. Depuis la formulation du problème, il n'a en effet pas manqué de thèses, et ce dès Locke, pour trancher. Pour Locke, en cohérence avec son empirisme, la conception des formes et figures n'est pas immédiate car il faut un apprentissage. Leibniz, dans son dialogue avec le texte de Locke ne manque pas de répondre positivement2, dans la mesure où l'aveugle connaitrait la géométrie, car celle-ci ne recourt pas à l'imagination, mais à la conception : les figures sont des définitions. Or, l'opération menée en 1729 par Cheselden semble de prime abord apporter une réponse factuelle indubitable : une fois les cataractes abaissées, un jeune aveugle devient voyant : « son expérience confirma tout ce que Locke et Barclay avaient si bien prévu. Il ne distingua de longtemps ni grandeur, ni situation, ni même figure. Un objet d'un pouce, mis devant son œil , et qui lui cachait une maison, lui paraissait aussi grand que la maison. » Voltaire en déduit que la vision suppose un apprentissage, et que la vue ne permet en fait de saisir immédiatement que les couleurs, comme le goût, les saveurs, et que tout le reste n'est que le fruit d'un apprentissage : « l'objet propre et immédiat de la vue n'est autre chose que de la lumière colorée : tout le reste nous ne le sentons qu'à la longue et par expérience. Nous apprenons à voir précisément comme nous apprenons à parler et à lire. » La raison d'être de la communauté des sens nous vient notamment du langage, c'est-à-dire de l'habitude que nous prenons d'associer diverses perceptions avec une même idée, si bien que peu à peu nous ne distinguons pas plus que cela les diverses sensations associées. La Mettrie a pris connaissance de la question et de l'opération de Cheselden. Dans le Chapitre XV du Traité de l'âme, il évoque diverses Histoires qui confirment que toutes les Idées viennent des Sens. Après avoir envisagé le cas d'un Sourd qui, recouvrant l'audition, avoue ne jamais avoir compris le sens des gestes qu'il faisait à l'Église, il évoque l'Aveugle de Cheselden. En citant la relation par Voltaire de l'opération de Cheselden, La Mettrie entend réinscrire les organes à l'origine de la production des Idées. Si l'aveugle ne voit pas immédiatement, c'est d'abord pour des raisons organiques : « si les parties internes de cet admirable organe n'ont pas leur position naturelle, on ne voit que fort confusément. »3 C'est donc précisément parce qu'il n'y a pas d'autre connaissance que celle qui vient des sens que l'aveugle ne peut associer immédiatement ce qu'il voit 1 id. Nouveaux essais sur l'entendement humain, II, IX. Première édition 1703. Leibniz « il faut que ces deux géométries, celle de l'aveugle et celle du paralytique se rencontrent et s'accordent et même reviennent aux mêmes idées, quoiqu'il n'y ait point d'images communes. » p. 107 3 p. 151 2 - 161 désormais avec ce qu'il touchait : il faut que ses organes parviennent d'abord à une forme de maturité sans laquelle ils ne parviendraient jamais à distinguer quoique ce soit. La réponse de La Mettrie entend donc nier que l'estimation des distances et des figures appartienne à une âme qui juge à partir d'idées innées. Pour cela, l'exemple antérieur du sourd de Chartres suffit à le faire. Reste que l'expérience de Cheselden pose un autre problème. Si l'aveugle ne voit pas immédiatement mais compose peu à peu les idées de grandeur, n'est-ce pas qu'il ne les avait pas non plus en étant aveugle ? D'où venait alors l'expérience de la distance ? Le recours à l'hypothèse du langage ou la notion d'apprentissage constituent des petitio principii : il faudrait de nouveau interroger l'origine des langues et formation d'une expérience. La Mettrie refuse de déplacer l'origine des connaissances hors de la sensation, et si l'aveugle né ne conçoit pas les distances et grandeurs en ouvrant les yeux, ce n'est pas qu'il doive recourir à d'autres mécanismes ou idées, c'est tout simplement qu'il ne voit pas parce que son organe n'est pas opérationnel. Du reste, dès qu'il voit des couleurs et des formes, il possède une notion de l'étendue, et peut déduire peu à peu de ses sensations les notions plus abstraites de distance, mais sans recourir à d'autres données que celles issues des sens eux-mêmes. Du reste, s'il avait fallu attendre que se développent des notions de géométrie ou un langage pour que les hommes apprissent à se servir de leurs sens, il y a longtemps qu'ils auraient totalement disparu. La réponse de La Mettrie au problème de Molyneux n'a donc d'autre raison que de renforcer la thèse de l'origine sensible de toute connaissance, même les plus abstraites. La conséquence paradoxale de cette affirmation débouche sur l'impossibilité de connaître les caractéristiques réelles des corps en dehors de l'expérience sensible que nous en avons. Nous ne saurions alors conclure à la connaissance exacte des choses : il peut toujours nous échapper des propriétés que nous ne percevons pas, c'est-à-dire qui ne produisent pas d'effets sur nos sens1 ; nos sensations sont altérées par mille facteurs2. Cependant cela ne signifie pas qu'il y ait un autre ordre de connaissance possible. La Mettrie restreint la connaissance à la sensation et n'entend pas ici étendre la croyance à d'autres strates de l'existence. En conséquence, et contre Descartes, « on ne conçoit pas mieux les premières qualités des corps. Les idées de grandeur, de dureté, etc… ne sont déterminées que par nos organes. » Les méditations de Descartes fondent en même temps le dualisme et la connaissance de la matière 1 « Combien d'autres propriétés qui résident dans les derniers éléments des corps et qui ne sont pas saisies par nos organes, avec lesquels elles n'ont de rapport que d'une façon confuse qui les exprime mal, ou point du tout? » Traité de l'Âme, X, § IV p. 105 2 « Les couleurs ne changent-elles pas avec la lumière? » et « Les sensations changent avec les organes, dans certaines jaunisses tout nous paraît jaune. » id. p. 106 - 162 comme simple étendue géométrique. De même que je me saisis d'abord comme substance pensante, je saisis mieux les qualités géométriques de la matière, qui sont pensées clairement et distinctement, que les qualités sensitives, souvent confuses ou partielles. Ici La Mettrie oppose un tout autre principe : puisque penser c'est toujours sentir, ce qui est plus clairement saisi, ce sont les sensations provoquées par les corps. La conséquence en est alors que nous devons déduire les qualités premières des sensations1 elles-mêmes, et non supposer qu'elles leur sont comme nécessaires ou antérieures. Il précise cependant que les sensations ne sont jamais trompeuses, elles ont toujours une part de réalité par l'effet qu'elles produisent en nous. En effet La Mettrie développe constamment une approche pragmatique de la vérité2, dans le sens où il appelle vrai ce qui correspond à un besoin du corps : « Mais pour cela nous trompent-elles ? Non certes, quoiqu'on en dise, puisqu'elles nous ont été données plus pour la conservation de notre machine que pour acquérir des connaissances. »3 À plusieurs reprises, La Mettrie privilégie l'effet sur la connaissance, la pratique sur la théorie, car la sensation est une propriété du corps qui ne peut être a priori liée à la seule fonction de connaissance : elle a pour fin le plaisir en exprimant une qualité des rapports entre les corps. Or les corps n'ont pas entre eux des rapports de connaissance, mais des rapports sensibles, et s'agissant des vivants, ils génèrent les mouvements des esprits animaux. De ce fait, on peut dire en effet que l'enjeu de la connaissance n'est pas théorique mais pratique et plus précisément eudémonique 4 : de ce fait, l'objet des sensations n'est en effet pas de dire le vrai ou le faux des choses mêmes, mais de rendre compte du rapport d'adéquation ou d'inadéquation entre les choses et notre être. Ainsi, elles décrivent ce que nous sommes et comment nous sommes affectés par les corps externes : « Tel est l’empire des sensations. Elles ne peuvent jamais nous tromper, elles ne sont jamais fausses par rapport à nous, dans le sein même de l’illusion, puisqu’elles nous représentent et nous font sentir nous-mêmes à nous-mêmes, tels que nous sommes actu, ou au moment même que nous les éprouvons : tristes ou gais, contents ou mécontents selon qu’elles affectent tout notre être, en tant que sensitif, ou plutôt le constituent lui-même. »5 De ce fait, il va jusqu'à inverser les principes cartésiens du Discours de la méthode dans son Discours sur le bonheur : l'illusion ne doit pas être 1 Ce qui a été annoncé dès le début du Traité de l'Âme au chapitre III Cf. plus haut, ce que nous appelons qualités premières n'est que le résultat matériel de la forme de l'empreinte que laisse la matière.. 2 Cf. Morilhat Claude, La Mettrie, un matérialisme radical, op. cit., qui note une « dissociation radicale du champ de la vérité et de l'utilité. » p. 22 3 Id. X, § IV p. 106 4 Cf. Morilhat Claude, La Mettrie, un matérialisme radical, op. cit. , p. 8 : « La connaissance de la nature n'a pas sa fin en elle-même, la visée de La Mettrie s'avère fondamentalement pratique : contribuer au bonheur des hommes. » 5 Discours sur le bonheur ou Anti-Sénèque, p. 301 - 163 rejetée, son statut est à rapporter au bonheur qu'elle procure1. On voit ici que La Mettrie ne fait pas de la vérité un souverain bien qu’il s’agirait de contempler pour trouver le bonheur. Le philosophe n’est pas béat, mais bien celui qui, connaissant les dispositions de son corps, parvient à trouver le juste plaisir. En sorte que la vérité ne constitue pas le bonheur mais bien plutôt que le bonheur constitue la vérité. Ayant évoqué, via le problème de Molyneux, la question des « qualités secondes », que La Mettrie associe à Locke2, nous entrons de plein pied dans la détermination des idées. Et en matérialiste radical et conséquent, il se refuse à leur accorder un statut ontologique et anthropologique à part. De ce fait, les idées ne sont pas l'apanage de l'homme. Ce n'est que par degré que les idées des hommes se distinguent de celles des animaux. Ces derniers ont le moyen d'en exprimer moins, mais cela demeure des idées : le langage oral ne modifie pas leur statut. Se référant à Lamy, il affirme « qu'un perroquet a de la connaissance comme je sais qu'un étranger en a. »3 La preuve ultime en sera donnée plus tard, lorsque dans L'homme-Machine il évoque la possibilité d'apprendre à parler à un singe par la même méthode qui a permis à apprendre à parler à certains sourds, citée au chapitre XV parmi les méthodes qui confirment que toutes les Idées viennent des sens : « Je n'ose décider si les organes de la parole du singe ne peuvent, quoi qu'on fasse, rien articuler ; mais cette impossibilité absolue me surprendrait, à cause de la grande analogie du singe et de l'homme, et qu'il n'est point d'animal connu jusqu'à présent, dont le dedans et le dehors lui ressemblent d'une manière si frappante. M. Locke, qui certainement n'a jamais été suspect de crédulité, n'a pas fait difficulté de croire l'Histoire que le Chevalier Temple fait dans ses Mémoires, d'un perroquet, qui répondait à propos et avait appris, comme nous, à avoir une espèce de conversation suivie. »4 Un deuxième argument permet à La Mettrie de refuser de faire des idées des entités à part : leur inscription dans une matière, puisqu'il rend compte de la possibilité qu'un si grand nombre d'idées tiennent dans un si petit espace que le cerveau humain par « La petitesse des Idées. »5 Il faut donc circonscrire le « territoire » des idées, et cette topique nouvelle passe par « l'anatomie, sans laquelle on ne connaît rien du corps »6. D'ailleurs la réalité matérielle des idées tient à leur 1 « Contre Descartes, qu'une désavantageuse réalité ne vaut pas une de ces illusions charmantes dont parle Fontenelle (…) » Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur p. 303 2 Traité de l'Âme, XI, § III, note 41 p. 124 (Coda). 3 id. 4 L'Homme-Machine, p. 161 (édition Assoun) 5 Traité de l'Âme, X, VI, p. 108 (Coda). 6 id. VII, Différents sièges de l'Âme. - 164 intervention dans le mécanisme de la volonté, là où Descartes semble, selon La Mettrie, avoir le plus grand mal à rendre compte de l'action réciproque du corps et de l'âme par son dualisme, La Mettrie résout la question en assignant aux idées un pouvoir mécanique. « N'est-ce pas dire avec Lucrèce que l'âme n'étant pas matérielle ne peut agir sur le corps, ou qu'elle l'est effectivement puisqu'elle le touche et le remue de tant de façon. Ce qui ne peut convenir qu'à un corps. »1 L'idée n'est donc qu'un développement de la sensation et rend possible un certain pouvoir de la volonté. Prenons l'exemple des sensations auditives qui permettent de distinguer la sensation et la perception ouvrant sur le rapport intellectuel. La Mettrie prend l’exemple du bruit qui recouvre trois effets : la sensation, l’estimation de la distance de l’origine, et la compréhension (perception2) de la manière dont on ressent ce bruit. On distingue ici la sensation immédiate, qui est l'effet mécanique de la rencontre de notre corps avec un corps étranger, de la perception sensible, qui opère sur les rapports entre nous et la cause de la sensation. Le troisième effet est intellectuel, il vise la connaissance de la cause de la perception et vient d’un examen intérieur3. Cette graduation semble à la fois à même de rendre compte de la recherche des sensations et en même temps pourrait invalider le système de La Mettrie, puisque la recherche des causes des sensations semble aller au delà même de la sensation, marquant pourtant les bornes de notre connaissance. Cette question est décisive et contient tout le poids de la charge idéaliste contre le matérialisme. Pour y répondre, La Mettrie est conduit ici à faire preuve encore de naturalisme, en en appelant à un rapport de continuité entre la Nature et les sensations, quoiqu'il convienne ignorer quelle en est la source. Pour cela, il en appelle à l'expérience de la liberté et du travail de la connaissance. Paradoxalement, en effet, il fait de la liberté non un pouvoir de choix, mais une forme d'effort lié à la connaissance, dès lors qu'il s'agit de devoir déterminer les motifs à agir. La liberté ne peut à son tour être le nom d'une nouvelle faculté qui n'aurait pas son assise dans le corps, et ainsi « il est donc vrai que la liberté consiste aussi dans la faculté de sentir. » Si connaître consiste à saisir quelles sont les causes de nos sensations, mais qu'aucune connaissance ne peut surgir d'une autre source que la sensation, il faut alors penser la connaissance comme rapport d'analogie. Il faut pour cela faire de la réflexion et du jugement, non l'activité d'une subjectivité déterminant de l'extérieur les sensations, mais retenant les associations les plus productives. La raison d'être de ces associations doit être postulée dans une théorie continuiste de la nature. La Mettrie ne se réfère ici explicitement à aucun devancier, ni à Spinoza – « l'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des 1 id. § VIII De l'étendue de l'Âme, P. 109 (Coda) « les rapports que l’âme découvre dans les sensations qui l’affectent. » Traité de l'Âme, p. 138 3 Traité de l'Âme, Chapitre XIII, Des facultés intellectuelles, ou de l'Âme raisonnable, § 1 des Perceptions, p. 138 (Coda) 2 - 165 choses »1 - ni à Leibniz - « cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune et de chacune à toutes les autres fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres »2, car tout est conspirant. Et pourtant, en faisant des idées des simples expressions de la sensation, il est conduit à ne pas distinguer les représentations du monde du monde réel. L'argument de Berkeley ne peut ici être retenu, ou doit être inversé. Les idées et les sensations ne nous empêchent pas de penser le monde matériel, puisqu'on a vu que le monde des idées était matériel. De ce fait la connexion des sensations est possible, elle permet de rendre compte de la connexion des choses qui leur donnent naissance. Toute la difficulté pour la connaissance tient à l'établissement de ces rapports d'analogie. Il faut pour cela être capable de se concentrer sur les bonnes sensations. Connaître c'est donc d'abord résister au flux ininterrompu des sensations pour reconstituer les chaînes d'analogies, de causalités entre sensations distinctes. b) Helvétius : « Juger c'est sentir », variations autour d'une idée simple Si La Mettrie fonde son anthropologie sur une connaissance médicale du corps humain, Helvétius, on l'a vu plus haut, se refuse à statuer sur la nature physiologique de la sensation, se contentant d'en évaluer les effets apparents. Cela ne l'empêche pas cependant de développer une thèse empiriste tout aussi radicale : « juger, c'est sentir. » Cette conception affirme bien un monisme absolu, et permet de se passer d'une théorie du sujet conscient, rendant par là caduque toute théorie de l'âme. Diderot fait de cette affirmation le premier des quatre paradoxes de la pensée helvétienne : « la sensibilité est une propriété de la matière. Apercevoir, raisonner, juger, c'est sentir. Premier paradoxe... »3 À vrai dire, Helvétius ne se prononce pas sur le caractère sensible ou non de la matière, mais en revanche il ne cesse d'affirmer qu'il est inutile de recourir à d'autres propriétés que la sensation pour rendre compte de la production des représentations et de la formation de l'esprit. Helvétius reconnaît le caractère paradoxal de son affirmation : « Mais, repliquera-t-on, lorsqu’il s’agit de juger si, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, peut-on imaginer qu’un jugement ne soit alors qu’une sensation ? Cette opinion, sans doute, a d’abord l’air d’un paradoxe (…) »4 Il en fait pourtant l'objet de son programme de recherche, et indique dès le début de De l'Esprit qu'il s'agit pour lui de rendre compte de la manière dont la sensation permettrait à elle seule de rendre compte de la totalité des opérations de pensée. 1 Éthique, II, proposition VII Monadologie, § 56, édition de Christiane Frémont, Principes de la nature et de la grâce – Monadologie et autres textes, Garnier Flammarion, 1996, p. 56, et quoique La Mettrie, dans son Abrégé des Systèmes, critique explicitement la notion d'harmonie préétablie et le concept de monade. 3 Diderot, Réflexions sur De l'Esprit d'Helvétius, op. cit. p. 310 4 De l'Esprit, p. 22 2 - 166 Cette réduction est possible à condition de s'intéresser à la question du jugement. On le sait, dès l'origine de la philosophie, Platon croit avoir développé un argument décisif contre toute pensée empiriste, dès lors qu'il suppose nécessaire un sujet du jugement : c'est le sens de la réponse de la réfutation socratique de la thèse de Protagoras dans le Théétète. Cette âme, ou substance pensante se trouve alors investie du pouvoir de jugement c'est-à-dire qu'elle seule pourrait évaluer et comparer deux sensations distinctes pour les rapporter à des représentations, ou à d'autres sensations mémorisées. C'est précisément sur ce point, l'hypothèse d'une instance du jugement extérieure à la sensation, que porte l'argumentation d'Helvétius. Pour Helvétius en effet, un jugement n'est pas distinct d'une sensation. Juger n'est pas un acte séparé de l'esprit, contrairement à ce qu'en concluait Descartes dans la Seconde Méditation Métaphysique en distinguant la pensée de la sensation : « je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. » On peut dire qu'Helvétius prend littéralement l'expression cartésienne : « il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m'échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser. »1 puisqu'il conclut : « ce sont donc proprement mes sensations et non mes pensées, comme le prétend Descartes, qui me prouvent l’existence de mon âme. »2 Là où Descartes distingue nettement les simples attributs de l'âme et de la pensée de son essence, Helvétius entreprend de montrer que les opérations de l'esprit se réduisent à sentir : « Quand je juge la grandeur ou la couleur des objets qu’on me présente, il est évident que le jugement porté sur les différentes impressions que ces objets ont faites sur mes sens n’est proprement qu’une sensation ; que je puis dire également, je juge ou je sens que, de deux objets, l’un, que j’appelle toise, fait sur moi une impression différente de celui que j’appelle pied ; que la couleur que je nomme rouge agit sur mes yeux différemment de celle que je nomme jaune ; et j’en conclus qu’en pareil cas juger n’est jamais que sentir. »3 En effet, le jugement apparaît pour lui comme une modalité de la sensation. Si je peux rapporter l'effet d'une vision à une idée ce n'est que dans la mesure où j'éprouve cet effet. Un jugement n'est donc qu'un effet sensible, comme le poids sur une balance fait basculer le plateau, pour reprendre l'exemple donné plus haut à l'occasion de la conception lamettrienne de la sensation. Par l'intermédiaire de la mémoire, juger ce n'est que comparer des sensations : « Tout jugement n’est donc que le récit de deux sensations ou actuellement éprouvées, ou conservées dans ma mémoire. »4 1 Descartes, Seconde Méditation Métaphysique. De l'Homme, p. 150 3 De l'Esprit, p. 22 4 De l'Homme p. 158 2 - 167 La hardiesse d'Helvétius tient à l'extension qu'il donne de ce principe sensualiste. En effet, il n'hésite pas à en étendre la portée à tous les types de jugements, même ceux qui portent sur des abstractions morales ou logiques. En prenant l'exemple d'une opération intellectuelle complexe, celle du choix d'une méthode, il montre qu'il n'y a pas de définition anesthésique de la méthode : si nous choisissons une méthode, c'est qu'elle nous conduit à atteindre plus facilement un résultat, c'est-à-dire que nous sentons qu'il nous est moins pénible de le faire. Si certains exercices intellectuels m'ont demandé plus d'efforts que d'autres pour parvenir à un même résultat, c'est que la méthode employée était, à l'aune de ce critère, moins efficace : « se ressouvenir d'une sensation pénible, c'est sentir ; il est donc évident que, dans ce cas, juger est sentir. »1 Rien n'échappe à l'emprise de la sensation, toute idée se rapporte à une impulsion sensible : « Toute idée quelconque peut donc, en dernière analyse, se réduire toujours à des faits ou sensations physiques. » Helvétius multiplie les exemples. On croit que les idées morales et symboliques se sont arrachées à l'emprise des sens et serait l'objet d'un jugement exempt de tout motif sensible. C'est une erreur, car même les idées de justice se rapportent alors à une comparaison de motifs sensibles. Ainsi, en contemplant trois tableaux successifs d'une histoire édifiante, nous en sentons la morale. Le premier principe de la sensation est donc l'impression physique qui s'exprime en terme de plaisir et de douleur. « La sensibilité physique est donc l’unique moteur de l’homme(a). Il n’est donc susceptible, comme je vais le prouver, que de deux espèces de plaisirs de peines. L’une sont les peines et les plaisirs physiques, l’autre sont les peines et les plaisirs de prévoyance ou de mémoire. »2 On pourra alors rétorquer que la mémoire elle-même suppose une âme distincte de la sensation. Or Helvétius maintient toujours l'identité de la mémoire et de la sensation : « le Livre De l’Esprit dit que la mémoire n’est en nous qu’une sensation continuée mais affaiblie. Dans le Vrai, la mémoire n’est qu’un effet de la faculté de sentir. »3 Il faut alors souligner ici si la sensation se rapporte bien à un plaisir et à une douleur, l'être sensible est aussi un être de signification. Par la mémoire, je peux associer une sensation à un sentiment de plaisir ou de peine. Ce faisant, Helvétius ébauche une théorie des signes : « par l'habitude d'unir certaines idées à certains mots, on peut, comme l'expérience le prouve, en frappant l'oreille de certains sons, exciter en nous à peu près les mêmes sensations qu'on éprouverait à la présence même des objets. »4 La théorie de la sensation est donc nécessairement liée à une théorie 1 De l'Esprit, p. 24 De l'Homme, p. 171 3 De l'Homme, p. 153 4 De l'Esprit, p. 23 2 - 168 du langage. « tous les mots des diverses langues ne désignent jamais que des objets ou les rapports de ces objets avec nous et entre eux, tout l’esprit par conséquent consiste à comparer et nos sensations et nos idées ; c’est-à-dire, à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu’elles ont entr’elles. »1 En conséquence de cette conception de la signification liée à la sensation, les raisonnements ne peuvent jamais porter sur les seules dénominations, qui, comme nous l'avons signalé plus haut à l'occasion de la définition du nominalisme d'Helvétius, doivent toujours être rapportées à des rapports que nous entretenons avec les choses. Que répondre alors à ceux qui, à l'instar de Socrate ou Descartes, constatant que nous nous méprenons parfois en nous en tenant à des sensations ? Pour Descartes, lorsque je juge que finalement cette tour que j'aperçois au loin comme ronde est en fait carrée, c'est que je rectifie les sens qui m'ont trompés. Inversement, lorsque je vois des figures portant manteaux et chapeaux, il me faut sortir de la seule sensation, et « je juge que ce sont de vrais hommes »2 et non des spectres. Helvétius répond que seuls les sens nous permettent de confondre, aux deux sens du terme, les erreurs. Il faut en effet réunir plusieurs sensations pour éviter une déduction trop hâtive : « Les sens ne nous trompent jamais. Les objets font toujours sur nous l’impression qu’ils doivent faire. Une tour carrée me paraît-elle ronde à une certaine distance ? C’est qu’à cette distance les rayons réfléchis de la tour doivent se confondre et me la faire paraître telle ; c’est qu’il est des cas où la forme réelle des objets ne peut-être constatée que par le témoignage uniforme de plusieurs sens. »3 Les sens ne trompent jamais : thèse que l'on retrouve dans la tradition matérialiste et sensualiste, de Protagoras à Épicure ou Épictète4. Voilà pourquoi derrière la notion de communément organisé, Helvétius signale que ceux qui se voient privés d'un ou plusieurs sens n'ont peut-être pas les mêmes représentations. 3. Les déterminants de l'action : le principe de plaisir Le sensualisme commun à La Mettrie et Helvétius permet donc de fonder une théorie de la connaissance et de la formation des représentations. Toutefois nous avons signalé qu'aucune sensation n'est en elle même seulement une représentation des choses, mais elle est assortie d'un sentiment de plaisir ou de peine. Ces principes rendent compte de l'incarnation de l'existence 1 De l'Esprit, p. 21 Descartes, Seconde Méditation Métaphysique id. 3 De l'Homme, p. 59 4 Le matérialisme du stoïcisme fait bien entendu débat, et ne saurait recouvrir une détermination univoque chez tous les stoïciens. On retiendra cependant que Cicéron leur attribue, comme pour les épicuriens, que seuls agissent ou subissent, les corps. Cf. Gourinat, Le stoïcisme, Puf, 2007, p. 64 2 - 169 humaine qui est d'emblée dans une relation avec son environnement. Les sensations ne font pas que décrire ou symboliser le monde, mais rendent compte de processus d'attirance et de répulsion, d'un système de relations au monde et dans le monde qui est à l'origine d'une vie active. La vie ne se résorbe pas dans la contemplation du monde, elle suppose en effet un vécu qui repose sur une forme de désir. Plaisir et peine dans cet ordre ne décrivent pas une certaine passivité de l'âme, mais un mode d'investigation du monde. Toutefois les conceptions de plaisir et de peine diffèrent chez nos deux auteurs. La Mettrie, en médecin iatromécaniste développe une théorie mécanique et atomiste du plaisir, là où Helvétius, par la notion d'intérêt intègre dans le plaisir une dimension plus active que réactive et surtout en lien avec le monde social. Reste que si le plaisir est le ressort de l'action humaine, le matérialisme se trouve confronté à un problème fondamental : comment rendre compte de l'adéquation du principe de plaisir avec le refus des doctrines des causes finales ? Si le désir manifeste la recherche du plaisir, s'il est parfois conçu comme manque, cela ne présupposerait-il pas une forme de finalisme que le manque exprime dans la mesure où la tendance à chercher ce qui manque révèle une quête de l'absence de prime abord peu compatible avec un monisme ? Il faut pour cela développer une conception de l'utile par laquelle le plaisir soit tout à la fois principe et fin de l'action. a) La Mettrie : un plaisir machinal Une difficulté essentielle des explications mécanistes tient à l'apparente cohérence de la machine qui, sans faire appel à un principe d'intelligence extérieur, doit produire ses propres principes. En termes métaphysiques, il faut comprendre quel est le système de causalité. Or l'explication mécanique moderne du monde remodèle le système antique des causes, tel qu'il avait été élaboré par Aristote : en lieu et place de quatre causes – matérielle, efficiente, formelle, finale – il faut se contenter de ce que peut produire la matière par elle-même. De ce fait on a vu que le matérialisme moderne participait de la réduction des causalités à un monisme : la matière se fait à la fois cause matérielle, efficiente et formelle, en excluant tout recours à une téléologie1. L'affirmation de l'auto-production des formes par la matière elle-même doit prendre en compte les mouvements : autrement dit elle doit exprimer paradoxalement un principe immanent de finalité, c'est-à-dire manifester la capacité à se doter de buts, de produire des choix, sans faire référence à un principe posé extérieurement. En ce sens, le matérialisme de La Mettrie se doit de dépasser un naturalisme : ce dernier en effet attribue à la nature la production des fins2. Cette difficulté théorique primordiale 1 cf. Partie I, notamment, A/ 3, Le matérialisme des Lumières Cf. en première partie notre observation sur la différence entre naturalisme et matérialisme à partir des 2 - 170 se rencontre essentiellement dans l'analyse du principe de plaisir machinal. Avant d'en examiner la résolution par La Mettrie notons que La Mettrie illustre comment le plaisir peut-être le principe et le but du mouvement1, tout en maintenant une origine stochastique de l'ordre du monde. Il donne en effet une explication de la production de sa propre machinerie ; la recherche du plaisir et la fuite de la douleur, propriétés essentielles de la machine corporelle, constituent également les ressorts de Monsieur Machine, qui n'hésite pas à y trouver l'origine de sa propre production littéraire. Dans la Dédicace à Haller La Mettrie met en avant ce moteur qu'est le plaisir de la philosophie et de l'étude. Ce n'est pas que la recherche théorique serait par nature plus noble que le plaisir des sens, mais bien qu'il y a également au sens matériel un plaisir de l'esprit dans la mesure où en effet, « l'esprit [n'est-il pas] le premier des sens et comme le rendez-vous de toutes les sensations ? N'y aboutissent-elles pas toutes, comme autant de rayons, à un centre qui les produit ? Ne cherchons donc pas par quels invincibles charmes un cœur que l'amour a transporté, pour ainsi dire, dans un monde plus beau où il goûte des plaisirs dignes des dieux. »2 C'est que le rapport à la vérité n'est que second3. La vérité n'a d'intérêt que parce qu'elle permet un bonheur plus grand. « Pourquoi tant vanter les plaisirs de l'étude ? » Parce que qu'« heureux qui a brisé la chaîne de tous les préjugés ! Celui-là seul goûtera ce plaisir dans toute sa pureté. Celui-là seul jouira de cette douce tranquillité d'esprit, de ce parfait contentement d'une âme forte et sans ambition, qui est le père du bonheur, s'il n'est le bonheur lui-même. »4 Sensation imagination organisation La Mettrie fait dépendre les actions et les connaissances d'un unique principe, la sensation. Cependant celle-ci n'est pas, loin s'en faut, uniforme. Une fois posée son principe mécanique, par l'intermédiaire des nerfs et des esprits animaux, il faut en déployer toute la diversité. Or peu à peu, l'étude des diverses manifestations sensorielles dégage des processus toujours plus complexes, quoique ne reposant en dernière analyse que sur la sensation. thèses de Conche et de Rosset. 1 cf. Épicure, « le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. » Lettre à Ménécée, traduction Marcel Conche in Épicure, Lettres et maximes, Puf épiméthée p. 221, 1987. 2 À M. Haller p. 37-38 (Coda) 3 Contrairement à l'adage aristotélicien, la recherche de la vérité n'est donc pas désintéressée : « Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. » Métaphysique, A 2, [982b] 4 L'Homme-Machine, p. 141 (Assoun) - 171 Les sensations recueillies par les organes des sens permettent de rendre compte des opérations liées à la mémoire, à l'imagination ou aux passions, comme autant d'effets mécaniques. L'étude de la mémoire (Traité de l'Âme, Chapitre X, §X), sera déterminante dans la compréhension du jugement, car si juger c'est comparer, il faut bien conserver une trace de ce qui doit être comparé. L'explication de la mémoire repose sur un double processus mécanique1 : la répétition des mêmes effets et la continuité. En effet, on sait que toute définition de la mémoire comme procédé analogique, qui servirait ensuite à rendre compte de la raison elle-même, s'expose à l'accusation de la pétition de principe : si la raison est comparaison, elle suppose de la mémoire ; mais si la mémoire naît de la reconnaissance de ce qui est antérieur, elle suppose déjà de la comparaison et donc de la raison. Ici La Mettrie fait de la mémoire le résultat d'une accumulation de sensations qui se réveillent par un mécanisme de continuité cérébrale, un ébranlement de fibres voisines qui ont gardé la trace conjointe d'une phrase, d'un lieu. Les procédés mnémotechniques n'agissent pas autrement2, ils suscitent des mouvements des esprits animaux qui se répondent les uns les autres. Les idées, c'est-à-dire des traces de sensations, sont conservées dans le cerveau – ce qu'une affection du cerveau suivie d'une perte de mémoire démontre aisément – et elles sont réveillées par l'activité qui y est portée à une occasion ou une autre. En cela, la mémoire est toujours tributaire d'une action, soit des corps extérieurs, soit de la volonté – dont le mécanisme est expliqué plus tard -, et de ce fait se souvenir suppose toujours une occasion de se souvenir : « si cela se faisait autrement, l'arbre au pied duquel on a été volé ne donnerait pas plus sûrement l'idée d'un voleur que quelque autre objet. »3 Deuxième propriété de l'esprit, c'est-à dire du cerveau4, l'imagination. L'imagination n'invente pas de nouvelles images, elle n'est pas créatrice, mais associationniste, combinatoire. Son procédé majeur c'est la capacité à être confuse ! Il s'agit en effet d'un mouvement qui « confond les diverses sensations incomplètes que la mémoire rappelle à l'âme ». Elle produit à nouveau des images mentales, quoique l'objet ne soit plus perceptible par les sens externes. Son procédé est toutà-fait mécanique comme il se doit : « lorsque des causes matérielles cachées dans quelque partie du 1 « la cause de la mémoire est tout à fait mécanique comme elle-même. » Traité de l'Âme, X, § X, p. 113 « Si l'on ne se souvient pas d'abord de ce que l'on cherche, un vers, un seul mot le fait retrouver. » id. 3 id. 4 Changeux dans L'homme neuronal, Hachette, 1983, 379 p. semble négliger l'importance des travaux de La Mettrie, alors même qu'à bien des égards, il participe de la réduction neurobiologique dont il se réclame. En revanche, Paul Laurent Assoun place l'actualité de La Mettrie à l'horizon de la révolution beurobiologique, pour autant, « il y a bien consonance troublante entre l'homme machine et l'homme neuronal, entre le matérialisme de l'organisation et toutes les variantes de “biologie des passions“, mais, entre ces deux faux jumeaux, se révèle une rupture déterminante. » « Lire La Mettrie, op. cit. p. 13 Cette rupture sera pour lui la place accordée à un certain inconscient. 2 - 172 corps que ce soit, affectent les nerfs, les esprits, le cerveau, de la même manière que les causes corporelles externes, et en conséquence excitent les mêmes idées, on a ce que l'on appelle de l'imagination. » De ce fait, l'imagination, comme du reste la théorie des Idées chez Hume au même moment1, est toujours plus faible que la sensation initiale dont elle n'est en fait qu'un écho. Cependant, plus une imagination est intense, plus elle peut se substituer à une sensation : de là les types d'imagination qui peuvent non seulement tourner au délire, mais surtout le relevé des cas où l'imagination jouera un rôle intense dans le comportement humain, notamment en produisant des effets réels. L'imagination, en effet, en déplaçant les esprits animaux, peut engendrer des réponses organiques, comme le montrent tout autant les somnambules que les pollutions nocturnes2. Cette même imagination trompeuse peut avoir un rôle non négligeable lorsqu'elle est mise au service des théologiens, comme on le verra ensuite3. Les passions Les dix-sept et dix-huitième siècle nous ont proposé en guise d'anthropologie et parfois en guise de politique, une théorie générale des passions. Il ne faudrait pas se contenter de les relire en les rapportant à une psychologie : il s'agit des motifs par lesquels les hommes trouvent leur bonheur ou leur malheur. La compréhension du mécanisme des passions chez La Mettrie est encore tributaire du cartésianisme, mais entend évidemment s'appuyer sur des observations anatomiques concernant les fluides animaux. Comment se définit tout d'abord une passion ? La passion traduit le sentiment de plaisir ou de peine qui accompagne toute sensation, sauf celles que l'on appelle indifférentes : « les idées qui n'excitent ni joie ni tristesse »4. Ceci n'est pas sans poser un nouveau problème : de quelle nature est ce nouveau sentiment ? Qu'est-ce qui le produit ? Après avoir procédé à leur typologie, avoir décrit leur origine organique par le gonflement ou l'étranglement des artères sous l'effet des esprits animaux conduits par l'imagination, La Mettrie concède qu'il ne peut conclure quant à la cause de leur production. Autrement dit, il peut en décrire les phénomènes mécaniques, et agir en cela en médecin qui les traite comme des symptômes, mais ne parvient pas à formuler le principe par lequel se distribuent les plaisirs et les peines. Vitalisme et mécanisme chez La Mettrie La notion de passion, si importante dans toute étiologie des conduites humaines, pose un 1 Le Traité de la nature humaine est publié en 1748 Traité de l'Âme, X, XII, Des passions. 3 cf. III, A - la gestion des affects humains. 4 Traité de l'âme, p. 118 2 - 173 problème crucial à une analyse matérialiste. Dès lors que la passion, comme du reste les notions si différentes de réflexe et d'instinct, semble engager un accord préalable du vivant avec son environnement, le recours à une forme de finalité semble s'imposer. Et en effet, la réduction cartésienne du vivant à une mécanique s'accompagne d'une théorie des passions qui semblent comme naturellement propre à assurer la survie du corps. En effet, les passions apparaissent toujours bonnes pour Descartes, aussi surprenant que cela paraisse. C'est qu'elles visent naturellement à la survie du corps, comme le montre l'article 40 des Passions de l'âme : « le principe de toutes les passions dans les hommes est qu'elles incitent et disposent à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps, en sorte que le sentiment de peur l'incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi des autres. » Du reste, les deux principales passions que sont l'amour et la haine rendent compte de ce processus, dans la mesure où « lorsqu'une chose nous est représentée comme bonne à notre égard, c'est-à-dire comme nous étant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l'amour ; et lorsqu'elle nous est représentée comme mauvaise ou nuisible, cela nous excite à la haine. »1 Compris comme des machines, les corps vivants se comportent cependant un peu autrement que de simples machines, dans la mesure où leurs réactions semblent traduire un accord entre leur configuration et leur environnement puisque par les passions, ou certains réflexes, comme celui de la main qui se rétracte à la chaleur d'une bougie2, ils traduisent une réaction adaptée. Or, reprenant une thèse développée par M. Guéroult, Georges Canguilhem montre que la mécanisation des corps ne s'affranchit pas d'une forme de finalité: « en se donnant un équivalent mécanique du vivant, Descartes n'aurait réussi qu'à éliminer la finalité du plan de la connaissance humaine que pour la reporter, en l'oubliant aussitôt, sur le plan de l'action divine. »3 En effet, on sait que dans l'énoncé mécaniste de Descartes, si l'homme comme l'animal peuvent être considérés, dans leur corps, comme des machines, les machines vivantes sont d'une autre nature machinale, « ayant été faites des mains de Dieu, [est] incomparablement mieux ordonnée, et [a] en soi des mouvements plus admirables, qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. »4 Il ne faut donc pas ici confondre la mécanisation des corps vivants avec l'absence de toute finalité. La métaphore artisanale, du Dieu artisan faisant des machines vivantes, appelle une finalité. L'enjeu est ici de taille : car si les matérialistes du XVIII° siècle 1 Traité des passion, art. 56 Comme le donne à voir notamment la figure 37 du Traité de l'homme, A.T. XI Georges Canhuilem dans la remarquable étude qu'il a consacrée à La formation du concept de réflexe aux XVII° et XVIII° siècles op. cit. , commente longuement ces dessins qui peuvent laisser à croire à la théorisation du réflexe chez Descartes. Il montre cependant que sa conception du vivant, du rôle des esprits animaux, rend incompréhensible un réflexe. 3 Canguilhem, La formation du concept de réflexe, op. cit. 4 Discours de la méthode, Cinquième partie. 2 - 174 recourent à une explication mécanique du vivant, qui refuse tout finalisme, il leur faut pour autant rendre compte des fins que se donne le vivant. Recourir à une forme d'harmonie des corps du fait d'une transcendance ne peut convenir à leur athéisme. Dans ce cas, leur modèle est-il incomplet ? Comment rendre compte de la fonction du plaisir ou de la notion d'instinct ? Nul ne semble entièrement échapper à une forme de vitalisme dans l'interprétation du vivant. Georges Canguilhem signale d'ailleurs, après Jean Wahl, qu'on peut caractériser le matérialisme des Lumières comme relevant d'un vitalisme : « Quelque apparente contradiction qu'enferment les termes par lesquels Jean Wahl tente de caractériser Diderot : « un matérialiste vitaliste », on doit adopter cette expression pertinente pour comprendre l'inspiration générale des théories biologiques exposées dans l'Encyclopédie. »1 Dans ce cas, on comprend mieux pourquoi La Mettrie a pu être taxé de vitaliste par bien des commentateurs évoqués plus haut. « Car il n'est pas jusqu'à La Mettrie qui ne croie, lui aussi, comme le note M. Jean Wahl, à une force vitale, en raison d'une définition de la matière assez large pour admettre au nombre de ses propriétés la sensation au même titre que l'extension et la force2. »3 Peut-on aller jusqu'à dire que La Mettrie ne peut concevoir une théorie du corps et de ses réactions, notamment concernant le mécanisme du plaisir, car toute explication risquerait de devoir recourir à une cause finale, celle qui rend compte du besoin comme prédéterminé ? Du reste, nous pouvons faire deux observations pour manifester en quoi il est possible de comprendre le plaisir sans faire l'hypothèse d'une cause finale : d'une part par les nombreux exemples qui manifestent que le hasard produit des êtres dont les passions ne semblent pas adaptées à des fins adéquates ; le rôle de l'instinct étudié plus loin par La Mettrie. Les maladies fournissent en effet maints exemples de dérèglement de la machine. On nous observera que s'il y a dérèglement, c'est qu'il y a un ordre préalable, une série de règles et d'ordres. Pourtant, les références multiples à Montaigne4 indiquent que la perspective n'est pas dogmatique, et introduit du hasard et du scepticisme. Le hasard permet ici de justifier un immanentisme radical. Si nous pensons aux causes finales, c'est en oubliant tous les cas qui échappent à une finalité, ceux dont la contingence est totale. Le relevé de ces cas dûs au hasard démontre par les faits qu'il peut y avoir des effets sans fin. L'immanence de ces causes est absolue. 1 Canguilhem, La formation du concept de réflexe, op. cit., p. 85. Jean Wahl, Tableau de la philosophie française, 1946 p. 75 [Note de G. Canguilhem in La formation du concept de réflexe, op. cit.] 3 id., p. 85 4 Traité de l'Âme, p. 116 sur la relativité de la sagesse, p. 119 sur les causes multiples de l'impuissance 2 - 175 L'accord de notre corps avec l'environnement est assuré par les « penchants ou dégoûts naturels » qui « nous font désirer la jouissance ou l'usage des choses utiles à la conservation de notre machine. » Et s'il s'agit bien de là de penchants naturels, c'est qu'il « s'agit de facultés que la Nature a donnée en commun aux uns et aux autres. »1 On voit donc bien ici une forme de transcendance, celle de la nature, qui semble rendre raison du comportement adapté de notre corps à son milieu, guidé par le plaisir. On reconnaît là le retour de la nature, dont nous avions signalé en première partie, discutant les thèses de Marcel Conche et Clément Rosset, la différence avec la matière, opposant ainsi naturalisme et matérialisme. La Mettrie poursuit, et invoque la notion d'instinct qui tente de concilier ce qui semble relever d'une intention, du moins d'une adéquation, avec un mécanisme aveugle : « L'instinct consiste dans des dispositions corporelles purement mécaniques qui font agir les animaux sans nulle délibération, indépendamment de toute expérience et comme par une espèce de nécessité, mais cependant (ce qui est bien admirable), de la manière qui leur convient le mieux pour la conservation de leur être. »2 En médecin il constate que certains mécanismes de guérison atteignent leur but sans que l'on puisse y déceler une quelconque intention ou conscience. Il admet ici encore son ignorance, principe de précaution herméneutique : « La raison ne peut concevoir comment se font des opérations en apparence aussi simples. »3 Il émet alors une hypothèse vitaliste, qui semble inscrire au cœur de la matière, au cœur des fibres qui constituent les nerfs, une adéquation préalable et s'il se réfère à Maupertuis pour l'exprimer, ses conclusions sont toutes différentes4. Il se contente d'en démontrer la faiblesse de l'âme, c'est-à-dire l'ignorance des mécanismes par lesquels nous faisons mille mouvements sans nous en rendre compte et sans les connaître5. Peut-on en rester là, se contenter de noter l'embarras de La Mettrie, ou faut-il aller plus loin et, fidèle à sa réputation de matérialisme radical, rendre compte matériellement de ces mécanismes ? N'oublions pas qu'entre le Traité de l'Âme et L'Homme-Machine, il y a eu une évolution. Pour cela, nous devons comprendre quelles influences spinozistes et épicuriennes ont pu, par la notion d'utilité, constituer une compréhension matérialiste du plaisir, sans recours à une finalité, même naturelle. Plaisir et utilité Les notions de plaisir et d'utilité occupent une place considérable dans l'approche 1 Traité de l'Âme, XI, § I, p. 121 pour les trois citations qui précèdent. Traité de l'âme, chapitre XI, § II p. 122 (Coda) 3 id. 4 Maupertuis étant déiste. 5 « L'âme d'est point assez parfaite pour cela, dans l'homme comme dans l'animal. » Traité de l'âme, chapitre XI, § II p. 123 (Coda) 2 - 176 matérialiste, et pourtant elles peuvent constituer son talon d'Achille. En effet, comme nous venons de le signaler, La Mettrie ne dissimule pas son embarras, ou du moins son incertitude vis à vis de l'explication du mécanisme par lequel une sensation de plaisir vient sanctionner ce qui est bon pour nous, comment rendre compte du fait que les animaux puissent agir dans leur intérêt sans le savoir. Il est ici nécessaire d'élucider comment rendre compte de ce fait, sans recourir à une explication finaliste qui prévoit par avance l'harmonie du monde. Jonathan I. Israël, dans Les lumières radicales1 souligne le rôle de la tradition spinoziste dans la résolution de ce problème, et entend proposer un rapprochement entre La Mettrie et Spinoza2. Sans reprendre ici la question de la connaissance exacte ou par ouï-dire que La Mettrie avait de Spinoza, et de manière plus vague mais plus exacte du point de vue historique, du spinozisme des Lumières, Jonathan I. Israël relève sept points de concordance entre cette tradition et La Mettrie. « Le quatrième point est que, à l'instar de Spinoza, Boulainvilliers, Collins et Conti, La Mettrie conçoit la nature comme une chaîne, infinie, de conséquences mécaniquement déterminées et inévitables, dans laquelle l'homme n'est qu'un maillon. Tout ce qui arrive obéit aux lois inaltérables de la nature. La liberté de la volonté est par conséquent impossible, et tous sont déterminés à agir comme il le font : nous sommes “machinalement portés à notre bien propre“ et la nature nous gouverne comme un pendule dans les mains d'un horloger. En cinquième lieu, La Mettrie partage avec Spinoza et la tradition spinoziste l'idée qu'il n' a pas de bien et de mal absolu ou originel. »3 Cette longue citation semble nécessaire pour mettre en perspective la question de l'utilité et du plaisir dans une perspective moniste. Ici, Jonathan I. Israël nous invite à considérer qu'il est possible d'accorder le monisme4 avec une théorie de l'intérêt, ce que nous retrouvons chez Spinoza par la notion d'utile propre qui en effet culminera dans sa dimension politique. Sans doute pouvons nous relativiser la suite de l'affirmation de Jonathan I. Israël : « Rien n'est absolument bon ou mauvais, juste ou injuste ; seule la société peut, par les lois et l'éducation, engendrer la vertu et la justice, dans l'intérêt de ses membres. Sans doute que Spinoza aurait-il désapprouvé la façon dont 1 Israël J.I. Les lumières radicales La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité op. cit. Id. : « Pour ce qui concerne les Lumières radicales, il ne fait pas de doute qu'elles sont nées et qu'elles ont mûri en moins d'un siècle, pour culminer, aux environs de 1740, dans les livres matérialistes de La Mettrie et de Diderot. Les ouvrages de ces hommes, que Diderot avait surnommés les “nouveaux spinosistes“, constituaient pour l'essentiel un résumé des acquis du radicalisme philosophique, scientifique et politique des trois générations précédentes. » p. 31 3 id. p. 783-784 4 Jonathan I. Israël rappelle que La Mettrie conclut L'Homme-machine par cette formule spinoziste : « Concluons hardiment que l'Homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'Univers qu'une seule substance diversement modifiée. » L'Homme machine, avant dernier alinéa. 2 - 177 La Mettrie vulgarisait son éthique, et notamment l'inflexion voluptueuse qu'il lui donnait ; il n'empêche : La Mettrie et lui ont en commun l'idée fondamentale selon laquelle chacun agit nécessairement dans le but d'assurer sa conservation et son développement, et que seule une intervention politique, l'imposition de règles, peut créer le juste et l'injuste, et instituer une certaine discipline dans la société, dans l'intérêt de tous. » dans la mesure où les notions de juste et d'injuste ne vont justement pas de soi chez La Mettrie, car elles désignent le plus souvent le seul intérêt du pouvoir n'ayant pas de réalité en soi, puisque nous sommes déterminés à agir.1 Spinoza, on le sait, développe une approche moniste qui refuse tout recours à l'idée de cause finale2 : « La raison, ou la cause, pourquoi Dieu ou la nature, agit et pourquoi il existe est toujours la même. N'existant pour aucune fin, il n'agit donc aussi pour aucune ; et comme son existence, son action aussi n'a ni principe ni fin. Ce qu'on appelle cause finale n'est rien d'autre que l'appétit humain en tant qu'il est considéré comme le principe ou la cause primitive d'une chose. »3 Parce que l'idée d'une cause finale n'est qu'un « préjugé »4, il faut renverser le rapport et montrer que l'idée de cause finale renvoie en fait à une origine déterminée, l'appétit ou désir 5 humain. Ainsi, prenant un exemple pratique, Spinoza montre que nous croyons - pour parler en scolastique ?- que « l'habitation a été la cause finale de la maison », là où en fait il ne s'agit que d'un premier appétit, celui qui cherche en quelque sorte son confort. Dès lors, « une cause finale, n'est rien d'autre qu'un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. »6 Par le jeu de l'imagination, ou de la connaissance pour les plus sages, nous déterminons ce que nous croyons bon pour nous, c'est-à-dire ce qui vient satisfaire nos appétits. Nous pouvons donc le plus souvent, lorsque nous sommes guidés par le premier genre de connaissance, nous tromper sur ce qui est bon pour nous. Car si Spinoza ajoute : « J'entendrai donc par bon dans ce qui va suivre, ce que nous savons avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons », rien ne nous garantit en effet que cela soit bon, car « Quand au bon et au mauvais, ils n'indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des 1 « (…) enfin nous ne sommes pas plus criminels en suivant l’impression des mouvements primitifs qui nous gouvernent, que le Nil ne l’est de ses inondations et la mer de ses ravages. » Système d'Épicure, XLVIII 2 Pour une généalogie du recours à l'hypothèse de la cause finale, cf. DUFLO Colas, La finalité dans la nature, op. Cit. 3 Spinoza, Éthique IV, Préface, p. 219 de l'édition Appuhn, GF 4 id. Appendice au Livre I, p. 61 5 « Le désir est l'appétit avec conscience de lui-même » id. Partie III, Proposition IX, Scolie. 6 id. Éthique IV, p. 218 - 178 notions que nous formons, parce que nous comparons les choses entre elles. »1 Rien n'est bon par soi, une même chose peut être « bonne et mauvaise et aussi indifférente », dans le même temps selon les rapports que nous entretenons avec elle. En revanche, nous ignorons souvent à quels rapports nous sommes liés, ce qui nous détermine. Sans entrer pour l'instant dans la théorie des trois genres de connaissance2, relevons que nous sommes le plus souvent conduits par la seule imagination qui n'est autre qu'une connaissance tronquée3 et liée à une étiologie des passions. Dès lors, peut se déployer une notion d'utilité qui ne présuppose aucune transcendance mais qui se confonde avec l'être lui-même puisqu'elle découle de la puissance même que chacun a de conserver son être4. Est utile ce qui nous permet au mieux de nous conserver : « 1° Que le principe de la vertu est l'effort même pour conserver l'être propre, et que la félicité consiste en ce que l'homme peut conserver son être (…) »5. Ce sont donc les dispositions propres d'un corps qui déterminent ce qui leur est utile. De ce fait une axiologie éthique se passe d'une transcendance comme d'une cause finale, il s'agit seulement d'augmenter sa puissance : « Plus on s'efforce à chercher ce qui est utile, c'est-à-dire à conserver son être, et plus on en a le pouvoir, plus on est doué de vertu ; et au contraire, dans la mesure où l'on omet de conserver ce qui est utile, c'est-à-dire son être, on est impuissant. »6 Le travail de la raison consiste alors à mieux connaître notre être propre, à quitter les illusions et erreurs nées de la connaissance du premier genre, pour parvenir à une connaissance certaine de ce qui nous est utile et ainsi quitter l'état de servitude où nous sommes, asservis aux passions qui nous gouvernent et aux illusions que nous entretenons : « J'appelle Servitude l'impuissance de l'homme à gouverner et à réduire ses affections ; soumis aux affections en effet, l'homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette partie, d'expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre, ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les affections. »7 L'approche de La Mettrie doit sans doute autant à cette tradition spinoziste qu'à l'épicurisme, dans la mesure où il se réfère à la nature pour expliquer la raison de nos appétits. Mais ce qui l'emporte dans ces deux cas, c'est la prééminence du plaisir, et non la revendication d'un 1 id. p. 219 Scolie II de la Proposition XL de la Partie II de l'Éthique. 3 id. Proposition XL : « La connaissance du premier genre est l'unique cause de la fausseté (…) » 4 id. Partie III, proposition VII : « l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose. » 5 id. partie IV, proposition XVIII 6 id. partie IV, proposition XIX 7 id. partie IV, Scolie de la proposition XVII 2 - 179 ordre naturel totalisant les conduites. C'est pourquoi sa philosophie revendique un vaste hédonisme. L’épicurisme de La Mettrie se montre dans sa revendication de la possibilité du bonheur. Ce dernier appartient à l’ordre des faits : il ne s’agit pas du bonheur éternel de l’âme après la mort, mais des conséquences des dispositions du corps qui peut trouver du plaisir. « Nous devons le bienêtre au seul plaisir ; c’est lui qui tisse la chaîne qui lie les hommes et les animaux. Il me parle par mes organes et m’attache à la vie. »1 les organes nous renseignent immédiatement sur le bonheur, qui est de l’ordre des faits. Cette conception du plaisir se lit notamment dans le Discours sur le bonheur, préface d’une traduction de Sénèque – d’où son autre titre, anti-Sénèque- manifeste pour la vie contre la morale de restriction et de suicide que La Mettrie lit chez le stoïcien. « Que nous serons anti-stoïciens ! » ces derniers faisant « abstraction de leur corps » là où au contraire « tous corps, nous ferons abstraction de notre âme. »2 L’eudémonisme lamettrien s’inscrit alors dans la tradition épicurienne, où le plaisir – ou la volupté – constitue « le motif et la fin de toutes nos actions ». On reconnaît là la célèbre interpellation d’Épicure dans sa Lettre à Ménécée. La fin de la vie et de la philosophie réside dans la recherche du bonheur, qui peut s’atteindre si l’on suit en effet le plaisir, notamment celui du corps. Le plaisir doit d’abord s’entendre chez La Mettrie dans sa signification organique : « nous serons tous corps », car les sensations nous indiquent ce qui est bon pour nous : « Nos organes sont susceptibles d’un sentiment ou d’une modification qui nous plaît et nous fait aimer la vie. » Dès lors deux conséquences : le bonheur n’est qu’une modalité du plaisir, porté à son summum ; le bonheur ne procède pas d’un choix, mais d’un accord avec les dispositions du corps. « Si l’impression de ce sentiment est courte, c’est le plaisir ; plus longue, c’est la volupté ; permanente, on a le bonheur. C’est toujours la même sensation, qui ne diffère que par sa durée et sa vivacité ; j’ajoute ce mot, parce qu’il n’y a point de souverain bien si exquis que le grand plaisir de l’amour. » Les degrés du plaisir vont croissant à mesure que l’organisation3 rend possible une réflexion sur ce bonheur. Ici liée à l’amour, la volupté sera dans les derniers textes de La Mettrie associés à une conception laissant plus de place à l’éducation. En effet, ce qui prime dans la détermination du bonheur, c’est le corps et la disposition 1 La volupté, p. 282 et les deux citations précédentes, Anti-Sénèque, p. 296 3 Sur la définition de l'organisation, nous renvoyons plus haut II/B/1/b : le débat organisation ou éducation. 2 - 180 organique. L’éducation ne venant qu’en second, pouvant parfois accroître un plaisir, mais ne se substituant jamais à la complexion initiale. « Nous, nous ne disposerons point de ce qui nous gouverne, nous ne commanderons point à nos sensations ; avouant leur empire et notre esclavage, nous tâcherons de nous les rendre agréables, persuadés que c’est là où réside le bonheur de la vie.» Le pouvoir de la raison Le sensualisme de La Mettrie prolonge l'empirisme de Locke dans sa critique de Descartes, qui touche ici non seulement à son dualisme – en cohérence avec son matérialisme – mais également à son matérialisme. En élaborant une théorie de la connaissance tout entière fondée sur la sensation et ses trois niveaux – sensation, perception, perception intellectuelle – La Mettrie ne semble pas avoir besoin de recourir à la raison. Se pose alors la question de la spécificité de la connaissance et des facultés humaines : si toute connaissance repose sur les sensations, mais qu'à l'évidence les hommes – du moins ceux qui sont bien organisés – développent des capacités cognitives plus élaborées, ne faut-il pas réintroduire la raison comme différence spécifique, et par là courir de nouveau le risque de devoir en appeler à l'âme ? Pour éviter ce retour de l'idéalisme, La Mettrie recourt à une théorie des signes qui lui permet de maintenir une conception moniste de l'esprit. Pour ce faire, tant dans le Traité de l'âme que dans L'homme-Machine, il entreprend de saisir la distinction entre l'homme et l'animal par un concept de raison qui en demeure à la seule sensation et donc en niant toute différence ontologique entre l'animalité et l'humanité. Ainsi, non seulement, « des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente, les vrais philosophes en conviendront »1, mais de surcroît un singe peut devenir parlant, si on lui applique une méthode analogue à celle d'Amman exercée sur les sourds. En participant de la continuité entre l'homme et l'animal, non seulement La Mettrie retire toute prééminence à l'homme, mais en vient à relativiser les facultés de l'âme que l'on lui attribue traditionnellement. Ainsi, la liberté et la volonté, comme la raison et le jugement ne sont que des prolongements de la sensation, et la raison ne fait plus qu'exprimer un rapport plus complexe, mais sans en appeler à une nouvelle instance. On comprend mieux alors que La Mettrie opère deux réductions simultanées. Les diverses fonctions de l'âme aux appellations relevant encore de l'univers scolastique, se réduisent à une seule, sentir ; et sentir c'est exprimer une fonction du corps : « Nous ne connaissons point ce qui se passe dans le corps humain pour que l'âme exerce sa faculté de juger, de raisonner, d'apercevoir, de sentir etc. Le cerveau change sans cesse d'état, les esprits y font 1 L'homme-Machine, p. 55 (Coda) - 181 toujours de nouvelles traces, qui donnent nécessairement de nouvelles idées et font naître dans l'âme une succession continuelle et rapide de diverses opérations. »1 Que l'on ne sache pas (encore) quels mécanismes précis entraînent l'émergence de la pensée ne signifie pas que l'on doive recourir à une hypothèse encore plus complexe que serait une âme immatérielle : "car non seulement la saine et raisonnable philosophie avoue franchement qu'elle ne connaît pas cet être incomparable qu'on décore du beau nom d'âme et d'attributs divins, et que c'est le corps qui lui paraît penser (…)"2 La raison n'a d'autre fonction que la comparaison, et ses capacités doivent tout à un langage qui présente des signes de plus en plus complexes. La raison n'est pas une instance privilégiée – à de nombreuses reprises, La Mettrie lui préfère l'imagination – pas plus qu'elle n'est une instance à part. Il faut d'ailleurs comprendre que la raison humaine possède une histoire. Elle est le fruit d'une évolution qui a peu à peu permis de dépasser l'expression frustre des sensations par le recours à des signes de plus en plus complexes. Ainsi une théorie du langage est nécessaire pour fonder une conception matérialiste de la pensée. De même que dans la délibération il y va d'une pesée des effets des sensations, le raisonnement se contente de subir les forces des différents signes. L'entendement et la raison ne sont pas séparés, ni mêmes dotés d'une puissance autononome de jugement : raisonner, c'est acquiesser passivement devant le poids des mots. On peut être surpris devant cette thèse qui réduit le pouvoir de la raison à une simple comparaison, d'autant que cette comparaison se fait sans agent. La possibilité d'une comparaison immanente, qui ne soit pas le fait d'un sujet qui jugerait souverainement des sensations qui lui sont présentées tient à une théorie de l'association des idées. "L'âme est conduite par la liaison que les idées ont entre elles, et qui lui fournissent en quelque sorte le fil qui doit la guider pour qu'elle puisse se souvenir des connaissances qu'elle veut rassembler."3 D'où vient ce rapport entre les idées entre elles ? La Mettrie ne repousse-t-il pas la difficulté en se contentant de constater un effet presque magique ? Une théorie de l'association des idées entre elles est parfaitement claire dans une approche empiriste. Il s'agit de comprendre le travail de l'abstraction rendu possible par le langage lui-même. Les mots ne sont que des signes généraux des rapports entre les sensations. Des sensations peuvent avoir des effets similaires. Il n'est pas besoin de supposer une âme qui repère ces effets similaires, ce qui a déjà été relevé par Locke. En effet, dans le dernier chapitre du livre II de l'Essai sur l'entendement humain, il recourt à une théorie des esprits animaux pour rendre compte de l'association des idées. Des sensations répétées entraînent 1 Traité de l'âme, XIII, § VI p. 143 (Coda) Traité de l'âme, XIV, p. 147 (Coda) 3 Traité de l'âme, XIII, § III, p. 140 (Coda) 2 - 182 les esprits animaux à suivre les mêmes voies, creusant comme un chemin de piste qui sera d'autant plus vite suivi par des sensations analogues1, si l'on prend bien le terme d'analogie en son sens mathématique de rapports constants. La Mettrie, comme Locke, reprend la thèse de l'association des idées dans ses deux conséquences : elles rendent comptent à la fois d'un rapport avec la réalité extérieure, et peuvent être trompeuses, dans la mesure où elles entraînent aussi des analogies propres à l'histoire de l'individu. Le jugement est en effet soumis aussi aux lois de la sensation qui ajoutent des sentiments de peine et de plaisir, et des sensations de connaissances ne sont pas neutres, elles produisent des effets de plaisir et de peine, ou peuvent être chargées des sentiments de plaisir et de peine qui les ont fortuitement accompagnées. « Nous avons lié deux idées, par sentiment d'amour ou de haine ; nous les unissons quoiqu'elles soient très différentes, et nous jugeons des idées proposées non par elles-mêmes, mais par ces idées avec lesquelles nous les avons liées (…) »2 Locke prenait pour exemple l'étude scolaire, en montrant combien les punitions liées à l'apprentissage pouvaient entraîner une haine des livres. La Mettrie entend trouver une règle de la méthode pour connaître la vérité : il recourt encore à l'idée de connaissance claire et distincte, celle qui porte sur les sensations qu'il faut en effet bien analyser pour en séparer les effets associés : « Il s'ensuit de notre théorie que lorsque l'âme aperçoit distinctement et clairement un objet, elle est forcée par l'évidence même des sensations de consentir aux vérités qui la frappent si vivement (…) »3 En conséquence, la théorie de l'association des idées suffit à rendre compte des opérations de comparaison car dans le fait de « consentir aux vérités qui la frappent si vivement », le jugement est purement passif, car « il [le jugement] ne part pas de la volonté. »4 Le cerveau constitue le lieu où ses sensations diverses se mêlent, produisent leurs effets similaires5, comme sur une surface qui serait infiniment modifiée : "et qu'ainsi le jugement, le raisonnement, la mémoire ne sont que des parties de l'âme nullement absolues, mais de véritables modifications de cette espèce de toile médullaire sur laquelle les objets peints dans l'œil sont renvoyés, comme d'une lanterne magique." Il y a similitude d'effet parce que les objets dont ils sont l'expression ont des formes ou des qualités identiques. Il faudrait un doute radical cartésien pour se demander quelle est l'origine de la similitude des idées : si celles-ci se contentent d'exprimer un 1 « Et tout cela semble n'être que des suites des mouvements d'esprits animaux qui, une fois mis en route, continuent sur les traces- qu'ils ont fréquentées; à force d'être foulées, ces traces se transforment en sentier battu, où le déplacement devient facile et pour ainsi dire naturel. Pour autant que nous puissions comprendre l'acte de penser, c'est ainsi que les idées semblent être produites dans l'esprit (…) » Essai sur l'entendement humain, (1700), op. cit. p. 617-618 2 Traité de l'âme, XIII, § VI, p. 142 (Coda) 3 Traité de l'âme, chap. XIII, p. 143 (Coda) 4 id. 5 L'Homme Machine, p. 57 (Coda) - 183 rapport du corps aux choses, une sensation analogue exprime un rapport analogue. L'accumulation des rapports analogues produit les mêmes effets, et en renforce l'habitude mécaniquement. Ainsi, la connaissance, même la plus complexe, repose initialement sur la seule sensation, sans recourir à une quelconque particularité de l'âme humaine en dehors d'elles. Nul besoin de recourir à des idées innées, comme le feraient les cartésiens1 ; même les plus complexes n'ont pour origine que la sensation : « C'est cette similitude réelle ou apparente des figures qui est la base fondamentale de toutes les vérités et de toutes nos connaissances, parmi lesquelles il est évident que celles dont les signes sont moins simples et moins sensibles sont plus difficiles à apprendre que les autres, en ce qu'elles demandent plus de génie pour embrasser et combiner cette immense quantité de mots par lesquels les sciences dont je parle expriment les vérités de leur ressort. »2 On comprend mieux alors pourquoi La Mettrie s'intéresse à la méthode d'Amman pour faire parler les muets, et entend l'étendre aux singes. Ces derniers n'ont, somme toute, qu'une difficulté à exprimer des sensations analogues, ce qui ne signifie pas qu'ils ne repèrent pas de telles sensations. Si on leur ouvrait la possibilité de manipuler des signes de sensations, ils pourraient égaler les hommes. La raison d'être de l'impossibilité d'une telle opération ne tient sans doute qu'à un déficit organique et anatomique, mais pas à l'origine empirique des opérations cognitives : « La même mécanique qui ouvre le canal d'Eustachi dans les sourds, ne pourrait-il le déboucher dans les singes ? Non seulement je défie qu'on me cite aucune expérience vraiment concluante qui décide mon projet impossible et ridicule, mais la similitude de la structure et des opérations du singe est telle que je ne doute presque point, si on exerçait parfaitement cet animal, qu'on ne vint enfin à bout de lui apprendre a prononcer, et par conséquent à savoir une langue. Alors ce ne serait plus ni un homme sauvage ni un homme manqué : ce serait un homme parfait, un petit homme de ville, avec autant d'étoffe ou de muscles que nous-mêmes pour penser et profiter de son éducation. »3 Fi donc de la différence entre l'homme et l'animal, la raison n'a rien de spirituel et n'échappe en rien à la sensation. Les raisonnements les plus subtils s'accompagnent aussi de sensations de plaisir, et la recherche philosophique y trouve sa première récompense : elle est plaisante et l'emporte ainsi sur la foi. La croyance dans l'âme spirituelle ne rend pas compte de l'incarnation de la pensée, tandis que la raison stimulée par l'imagination matérielle produit mille effets, « Par elle, par son pinceau 1 L'Homme Machine, p. 59 (Coda) L'Homme Machine, p. 57 (Coda) 3 L'Homme Machine, p. 55 (Coda) 2 - 184 flatteur, le froid squelette de la raison prend des chairs vives et vermeilles »1. Elle l'emporte sur la foi qui se réfugie dans l'ascèse : « l'étude fait plus que la piété : non seulement elle préserve de l'ennui, mais elle procure souvent cette espèce de volupté, ou plutôt de satisfaction intérieure, que j'ai appelée sensations d'esprit, lesquelles sans doute sont fort du goût de l'amour-propre »2. La raison n'est donc pas une faculté indépendante des conditions matérielles de son expression. L'entendement y est purement passif, comme le jugement, et il n'existe pas un degré supplémentaire de la raison que serait la volonté, libre. Redéfinition de la liberté humaine L'anthropologie matérialiste de La Mettrie semble donc bien borner absolument tout aux seules facultés du corps : « toutes les facultés de l'âme, jusqu'à la conscience, ne sont que des dépendances du corps. »3 Dans cet ordre, on ne conçoit alors qu'un pur mécanisme, et l'on serait bien en peine de penser une liberté à l'origine des choix et des actions. Si l'on conçoit le mécanisme laméttrien comme une pure passivité vis-à-vis du corps, c'est la notion même de sujet qui s'estompe, à telle enseigne que l'on ne pourra plus penser d'acteur politique. La question de la liberté peut-elle être ignorée si l'on veut penser la politique ? La Mettrie l'affirme sans ambages, « l'homme est une machine qu'un fatalisme absolu gouverne impérieusement. »4 Est-il alors possible de penser le fait social et politique sans se référer à la liberté ? Cette problématique n'est certes pas nouvelle et a déjà été au cœur des discussions morales au siècle passé, entre Hobbes et Bramhall, ou dans les discussions concernant le libre arbitre, chez Locke ou Leibniz. Dans De la liberté et de la nécessité5, Hobbes entend notamment maintenir le fait de la nécessité et la possibilité d'une action politique : « Supposons, par exemple, que la loi interdise le vol sous peine de mort, et qu’il y ait un homme qui, par la force de la tentation, soit poussé nécessairement à voler, et qui, là-dessus, soit mis à mort : ce châtiment n’en dissuade-t-il pas d’autres de voler ? N’est-il pas cause que d’autres ne voleront pas ? Ne forme-t-il pas, ne façonne-til pas leur volonté à la justice ? Faire la loi, c’est donc faire une cause de justice et rendre la justice nécessaire ; et, par conséquent, ce n’est pas une injustice que de faire une telle loi. »6 L’argument principal de Bramhall, dans son manuscrit de réponse au texte de Hobbes, est le suivant : « un 1 L'Homme Machine, p. 58 (Coda) Traité de l'âme, chap. XIV, p. 145 (Coda) 3 Traité de l'Âme, XII, §II De la Volonté, p. 128 (Coda) 4 Discours Préliminaire, p. 16 (Coda) 5 De la liberté et de la nécessité, vers 1645 Introduction, traduction, notes, glossaires et index par Franck Lessay Vrin 1993, 294 p. 6 id. p. 76 2 - 185 stoïcien complet ne peut ni prier, ni se repentir, ni servir Dieu d’aucune manière. Admettez la liberté, ou vous détruirez l’Eglise aussi bien que l’Etat, la religion aussi bien que la politique. »1 Et pourtant, la pensée nécessitariste de Hobbes donne bien lieu à une politique, et à une conception de la liberté. Qu'en est-il de La Mettrie ? Son utilisation du concept de liberté est variable. Il en fait un usage polémique, dans la mesure où il ne cesse de réclamer le droit d'écrire librement. L'argument est emprunté à la littérature clandestine : les libertés que s'offrent les philosophes ne sont que de peu d'impact sur les foules crédules. C'est ainsi que Voltaire défend la philosophie de Locke : « Jamais les philosophes ne feront une secte de religion : pourquoi ? c'est qu'ils n'écrivent point pour le peuple, et qu'ils sont sans enthousiasme. (…) Le nombre de ceux qui pensent est excessivement petit, et ceux-là ne s'avisent pas de troubler le monde. »2 De ce fait, la liberté est ici un concept qui s'oppose à l'idéologie, dans la mesure où il s'agit seulement de chercher le vrai, fut-il contraire à la morale établie, parce que le vrai et le juste ne sont pas du même ordre. « Quel mal – je le demande aux plus grands ennemis de la liberté de penser et d'écrire – quel mal y-a-t il à acquiescer à ce qui paraît vrai, quand on reconnaît avec la même candeur et qu'on suit avec la même fidélité ce qui paraît sage et utile ? »3 Faut-il aller plus loin et supposer ici une liberté de penser et de concevoir qui s'accorderait moins avec les notions mécaniques de l'anthropologie laméttrienne ? On sait que l'argument a déjà été soulevé contre Hobbes, mais ce dernier y a répondu : à l’Evêque Bramhall qui affirme que le fait qu’il ait pris la liberté d’écrire est déjà une victoire pour les partisans de la liberté, Hobbes rétorque que rien ne prouve qu’ils n’aient pas été placés dans la nécessité d’écrire4. Par sa distinction de la liberté et de la volonté, La Mettrie poursuit le travail conceptuel des philosophes du XVII° siècle qui, comme Locke, ont voulu s'affranchir de la notion de libre arbitre. La notion de libre arbitre, telle qu'elle peut être pensée par Descartes, comporte un degré d'indépendance vis-à-vis de tous les mobiles sensibles, et mêmes spirituels, à l'opposé de l'anthropologie déterministe d'un penseur matérialiste. Descartes en effet, dans la quatrième Méditation Métaphysique, fait du libre arbitre l'une des caractéristiques de l'âme : « il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande que je ne conçois point d'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte 1 id. cité en note p. 81 Voltaire Lettre XIII – Sur Locke (1733) In œuvres philosophiques – extraits, par Roger Petit, Larousse, 1934 3 Discours préliminaire, p. 13 (Coda) 4 De la liberté et de la nécessité. op. cit. Au Marquis de Newcastle 2 - 186 l'image et la ressemblance de Dieu. »1 La version latine est encore plus éloquente, libre arbitre et volonté sont équivalents : « Sola est voluntas, sive arbitrii libertas ».2 Le libre arbitre est présenté comme la faculté humaine « d'affirmer ou nier, poursuivre ou fuir » même ce que l'entendement nous présente. On sait que Locke, et Voltaire en en présentant la philosophie dans l'article « Liberté » du Dictionnaire philosophique, distinguent la liberté de faire ce que l'on veut et la liberté du vouloir, qui est un non sens. Voltaire, dans un dialogue truculent en résume le propos : « En quoi consiste donc votre liberté, si ce n’est dans le pouvoir que votre individu a exercé de faire ce que votre volonté exigeait d’une nécessité absolue? »3 Ce faisant, il rend compte de la réfutation par Locke du concept de libre arbitre, pour qui « la liberté n'appartient pas à la volonté. Si tel est, comme je le crois, le cas, voyez si cela ne mettrait pas un terme à la question agitée depuis longtemps et à mon sens absurde parce qu'inintelligible : la volonté de l'homme est-elle ou non libre ? »4 La Mettrie procède à son tour à une distinction entre la volonté et la liberté. En effet, si le problème de la liberté renvoie d'abord à une question métaphysique, notamment dans la controverse entre liberté et nécessité, il y va pour le matérialiste d'une question concernant l'origine de nos mouvements corporels. La volonté n'est pas la liberté, et pourtant c'est d'elle que nous procédons dans nos choix: « car on peut être agréablement, et en conséquence volontairement, affecté par une sensation, sans être maître de la rejeter ou de la recevoir. »5 La volonté est en effet un pur effet du corps et des passions. L'argument procède d'abord par le relevé de toutes les influences matérielles qui affectent la conduite : l'opium, les drogues, et « toute l'histoire des poisons prouve assez que ce qui a été dit des philtres amoureux des Anciens n'est pas si fabuleux et que toutes les facultés de l'âme, jusqu'à la conscience ne sont que des dépendances du corps. »6 C'est que la volonté ne désigne en fait que la tendance à suivre le principe naturel de plaisir ou de peine. Il n'y a donc pas plus de liberté ou de volonté que d'âme indépendante du corps. « les sensations qui nous affectent, décident à vouloir ou à ne pas vouloir, à aimer ou à haïr ces sensations, selon le plaisir ou la peine qu’elles nous causent ; cet état de l’âme ainsi décidé par ses sensations s’appelle volonté. »7. Est-ce à dire alors qu'aucune action n'est possible, qu'il n'y aurait qu'une réaction 1 Descartes, Méditations Métaphysiques, AT IX 45 id. AT VII, 56 3 Article « Liberté » du Dictionnaire philosophique 4 Locke, Essai sur l'entendement humain, Livre II, Chapitre XXI. op. cit. 5 Traité de l'âme, XIII, § II, p. 128 (Coda) 6 id. 7 id. 2 - 187 mécanique ? La Mettrie n'hésite pas à étendre le concept d'instinct à certaines activités du corps humain, car « l'instinct consiste dans des dispositions corporelles purement mécaniques qui font agir les animaux sans nulle délibération, indépendamment de toute expérience et comme par une espèce de nécessité, mais cependant (ce qui est bien admirable), de la manière qui leur convient le mieux pour la conservation de leur être. »1 Certes, cette notion d'instinct suppose une forme – bien admirable – de finalité peu compatible avec le monisme matérialiste, et La Mettrie concède en ignorer la cause, quoiqu'il en note les effets. Le rejet du finalisme dans l'analyse moderne des mouvements corporels est bien amorcé par Descartes, mais ce dernier n'en fait pas toujours un principe absolu. C'est que ce dernier se trouve obligé de maintenir un principe de finalité, notamment dans l'analyse des passions du corps qui traduisent des mouvements involontaires, dans la mesure où « l'usage de toutes les passions consiste en cela seul qu'elles disposent l'âme à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles, et à persister en cette volonté, comme aussi la même agitation des esprits qui ont coutume de les causer dispose le corps aux mouvements qui servent à l'exécution de ces choses. »2 Ici, la nature joue le rôle d'une cause extérieure au sujet, et la passion s'impose à lui en ce sens qu'elle dispose le corps à suivre ce qui lui porte avantage. En sorte que les passions sont, sous ce rapport, toutes bonnes, puisqu'elles entraînent le corps à survivre. Que par les passions naturelles, le corps se dispose involontairement à désirer ce qui lui est bon3 suppose une intention finale dont il est exempt, et pour Descartes, cette finalité est en Dieu : « Autrement dit, en se donnant un équivalent mécanique du vivant, Descartes n'aurait réussi qu'à éliminer la finalité du plan de la connaissance humaine que pour la reporter, en l'oubliant aussitôt, sur le plan de l'action divine. »4 Cependant, l'existence des passions n'induit pas pour Descartes d'abandon du concept de liberté. Même si « Nos passions ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l'action de notre volonté, mais elles peuvent l'être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d'être jointes avec les passions que nous voulons avoir »5, en sorte qu'il affirme à l'article 50 : « Qu'il n'y a point d'âme si faible qu'elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions. » On verra plus loin comment la notion d'utilité peut-être pensée sans faire appel à une cause finale, notamment à partir de l'analyse spinoziste. En revanche, pour La Mettrie, les termes de liberté et de volonté ne peuvent s'imposer de 1 id. Chapitre XI, § II, p. 122 Descartes, Traité des passions de l'âme, article 52 3 « le principal effet des passions dans les hommes est qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir » article 4. Ce n'est que par un effet d'inertie en quelque sorte qu'elles peuvent causer des effets néfastes, ainsi, la perception d'un danger me fait fuir, mais si les esprits animaux perpétuent outre mesure leur action, je tombe dans la panique. 4 Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVII° et XVIII° siècles, op. cit. p. 55 5 Descartes, Traité des passions de l'âme, article 45 2 - 188 l'extérieur, même indirectement aux passions. S'il semble faire de la liberté et de la volonté des caractéristiques de l'âme raisonnable dans le Traité de l'âme, il la réduit à une fonction épistémologique qui ne suppose aucun libre arbitre. En effet, « La liberté est la faculté d'examiner attentivement, pour découvrir des vérités, ou de délibérer pour nous déterminer avec raison à agir ou à ne pas agir. »1 Cette conception rationnelle de la liberté la réduit à suivre les motifs que lui fournissent ses sens, à en subir les influences réciproques, sans aucun pouvoir d'action, puisque même le jugement, comme nous l'avons vu précédemment, n'est qu'un « acquiescement passif ». La complexité des mouvements du corps, souvent avancée pour justifier un principe spirituel, est ici au contraire ce qui réduit la prétention à accorder une quelconque liberté de l'âme qui de fait empêcherait les mouvements : « tout vient donc de la seule force de l'instinct, et la monarchie de l'âme n'est qu'une chimère. Il est mille mouvements dans le corps, dont l'âme n'est pas même la cause conditionnelle. »2 Mais ne faut-il pas limiter cette mécanique du corps à ces gestes automatiques propres à la seule conservation de soi, et chercher une autre modalité de l'action pour des comportements que l'on diraient volontaires ? La Mettrie maintient jusque dans ses derniers écrits l'idée que l'homme est tout entier gouverné par ses sensations : « l'homme est une machine qu'un fatalisme absolu gouverne impérieusement. »3 L'idée de liberté n'est donc que l'autre mot du mécanisme du corps. Tout au plus est il une illusion qu'il faudra combattre, dans la mesure où il porte en lui la notion de remords qui produit des effets néfastes. Peut-on en tirer une conséquence pour la politique ? Pour La Mettrie, on peut maintenir de concert l'hypothèse d'un fait social, avec ses lois, ses coutumes, et ce « fatalisme absolu » tel qu'il apparaît gouverner les hommes. En effet, il faut se débarrasser de l'illusion par laquelle les hommes croient que la liberté fonde la morale et la société, alors qu'elle n'en est qu'un effet, celui par lequel on va pouvoir justifier du remords et de la culpabilité : « L'esprit borné ou illuminé, croyant à la doctrine de mauvais cahiers qu'il nous débite d'un air suffisant s'imagine bonnement que tout est perdu - morale religion, société – s'il est prouvé que l'homme n'est pas libre. »4 Ainsi, le commun croit fermement que la liberté constitue le fondement de la société et de la morale, et que perdre l'une c'est détruire les autres. La réponse de La Mettrie ne vise pas à établir la société et ses normes sur un autre fondement que la liberté. Il réfute la nécessité d'un fondement, car il se contente d'en envisager les aspects pratiques : l'hypothèse de l'absence de liberté modifie-t-elle quelque chose à 1 Traité de l'âme, chapitre XIII, §II p. 139 (Coda) id. p. 123 3 Discours Préliminaire, p. 15 (Coda) 4 Discours Préliminaire, p. 16 (Coda) 2 - 189 l'exercice de la morale ? « L'homme de génie, au contraire, l'homme impartial et sans préjugés regarde la solution du problème, quelle qu'elle soit, comme fort indifférente, et en soi, et même eu égard à la société. »1 Au delà du scepticisme2 de La Mettrie, la démonstration commence par inverser la proposition en montrant que la croyance en la liberté n'est pas la garantie de la moralité de l'action, puisqu'aussi bien de nombreux personnages, notamment parmi les païens, ont pu soutenir un fatalisme et être vertueux, tandis que de doctes chrétiens se sont conduits immoralement. On peut rétorquer ici que ce serait confondre la question du fondement et celle de la réalisation, dans la mesure où celui qui croit au fatalisme peut bien commettre une erreur, mais se conduire en quelque sorte librement sans le savoir. Pourtant pour La Mettrie la question demeure pratique : celui qui croit à la liberté, comme celui qui croit au fatalisme, sont-ils dépendants de leur croyance ? Si, comme il le pense, il y a un fatalisme de la conduite, la croyance dans l'un ou l'autre des systèmes est sans effet. Si en revanche il se trompe, d'une part sa thèse ne portera pas atteinte à ceux qui croient, avec raison, à la liberté, et ils continueront à agir conformément à leur idée de la liberté ; d'autre part lui-même et tous les sectateurs du matérialisme fataliste, se conduisant en même temps conformément aux lois de leur pays, ne commettront aucune injustice. Et celui-là qui croyant suivre ses appétits commet en fait volontairement le mal, tombera aussi sous le coup de la justice et ne pourra invoquer son tempérament pour faire droit à l'indulgence. De fait, donc, la question du fondement de la politique et de la morale à partir d'une doctrine de la liberté apparaît un faux problème. Ce qui importe demeure donc la seule question du bonheur. Toutefois, le point obscur de la démonstration de La Mettrie demeure son élitisme. Car s'il pense que sa doctrine est sans effet, c'est qu'elle est réservée au petit nombre de ceux qui peuvent se livrer à l'étude philosophique, en admettre les conséquences implacables, mais continuer à se conduire vertueusement. Cette position suppose que son matérialisme ne puisse être transmis au plus grand nombre. Certes, cela reste cohérent avec le primat du biologique, dans la mesure où ce qui conduit certains à porter un intérêt aux études appartient d'abord à leur corps, mais cela marque la trace de l'ancien matérialisme, de celui du libertinage érudit qui se croit réservé à une forme d'élite sociale : « Il n'est pas plus possible à un esprit sans nulle teinture philosophique, quelque pénétration naturelle qu'il ait, de prendre le tour d'esprit d'un physicien accoutumé à réfléchir (…) »3 Le projet des Lumières sera tout autre, et cela explique les réserves manifestées par les autres philosophes matérialistes vis-à-vis de La Mettrie. Voilà pourquoi Diderot se déchaîne contre « un 1 id. Il ajoute à cette observation : « j'ai pu me tromper, je veux le croire ; mais supposé, comme je le pense sincèrement, que cela soit philosophiquement vrai : qu'importe ? » p. 16 3 Discours Préliminaire, p. 17 (Coda) 2 - 190 écrivain qui n'a pas les premières idées des vrais fondements de la morale. »1 Monsieur ou madame Machine ? Si tout tient à la disposition des organes, c'est-à-dire en terme laméttrien à l'organisation, peut-on faire une différence majeure entre l'homme et la femme ? Car si l'on peut concevoir en effet une distinction entre chaque individu en fonction de son corps, qu'en est-il de la manière dont l'organisation sexuelle joue sur les corps ? Sur cette question La Mettrie se trouve confronté aux contradictions apparentes d'une théorie qui réduit la personnalité à la seule organisation biologique, au fait empirique constitué par sa fréquentation de femmes manifestant une intelligence égale, notamment par la fréquentation des salons du XVIII° siècle, dont nombre d'entre eux étaient tenus par des femmes. Sa méthode lui intimant de n'être guidé que par l'expérience2, il se doit de résoudre cette opposition, soit en démontrant que la différence anatomique entre homme et femme n'est que de peu d'importance pour ce qui concerne le tempérament ; soit en assignant d'autres causes à ces différences. Dans L'homme Machine, La Mettrie tente de lier le tempérament à une subtile interaction de l'éducation et de l'organisation : « l'âme suit les progrès du corps comme ceux de l'éducation. »3 L'éducation, ce grand thème du XVIII° siècle, semble infléchir la conception lamettrienne de l'organisation. Pourtant, il ne cesse en même temps de maintenir le primat de l'organisation : « l'organisation est le premier mérite de l'homme ; c'est en vain que tous les auteurs de morale ne mettent point au rang des qualités estimables celles qu'on tient de la nature, mais seulement les talents qui s'acquièrent à force de réflexion et d'industrie. »4 Ainsi, la force de l'éducation s'apparente à une forme de dénaturation, et le pouvoir de l'éducation est borné par celui du corps. La Mettrie en vient alors à entendre en un sens très restrictif que « l'âme suit les progrès du corps comme ceux de l'éducation. » Les femmes n'échappent pas à leur corps : « Dans le beau sexe, l'âme suit encore la délicatesse du tempérament : de là cette tendresse, cette affection, ces sentiments vifs plutôt fondés sur la passion que sur la raison ; ces préjugés, ces superstitions, dont la force empreinte peut à peine s'effacer, etc… » C'est du reste que le manque d'éducation ne vient que confirmer ce que la disposition des organes a inscrit : « le manque d'éducation ajoute encore de nouveaux degrés de force à son âme. »5 Si l'on pourra par la suite reprendre le rôle complexe que La Mettrie fait jouer à l'éducation, notamment en mettant en parallèle d'autres textes, il est clair que la 1 Cité par Jean Domenech, L'éthique des Lumières, p. 172 Vrin 1989 Sa méthode consistant à toujours être guidé par le « bâton de l'expérience », L'Homme Machine, CODA p. 46 3 L'Homme-Machine p. 154 (Assoun) 4 L'Homme-Machine, p. 169 (Assoun) 5 L'Homme-Machine p. 154 (Assoun) 2 - 191 Mettrie semble bien plutôt reprendre les « préjugés » de son temps concernant la féminité qu'il ne se fie à son expérience. Ici se joue une différence notable avec Helvétius, qui pour sa part tirera toutes les conséquences du pouvoir de l'éducation pour ce qui concerne la condition féminine. On sait combien la sociobiologie contemporaine résulte d'une approche réductionniste qui, affirmant partir du seul fait biologique, finit non par penser le fait social mais par retrouver ses préjugés1. Le plaisir de la machine Reconnaissons cependant à La Mettrie qu'il n'entend pas échapper à son strict nécessitarisme biologique, l'appliquant à sa propre existence. Dans la Dédicace à Haller, il exprime quel ressort l'a conduit à écrire : il ne s'agit pas d'une activité désintéressée, la vérité n'est donc pas une valeur en soi2, mais découle d'une impulsion corporelle, le plaisir qui naît de l'étude et de l'écriture. La Mettrie est en ce sens un auteur résolument moderne, qui ne sépare par l'auteur de sa production littéraire : « c'est le plaisir que j'ai eu à composer cet ouvrage dont je veux parler ; c'est moi-même et non mon livre que je vous adresse, pour m'éclairer sur cette sublime volupté de l'étude. L'écriture elle-même apparaît le propre d'une machine qui n'a d'autre moteur que le plaisir, et en ce sens, on peut concevoir qu'il y a ait comme une érotique de la connaissance3, puissance de la matière non à prendre conscience d'elle-même, mais à produire le plaisir de se connaître. b ) Helvétius : principe de plaisir et bonheur. La conception lamettrienne du plaisir est donc liée à la complexion de la machine humaine. Helvétius fonde également son anthropologie sur la notion de plaisir, mais sans chercher à en expliciter les mécanismes biologiques, il se contente d'en mesurer les effets, à la manière d'un physicien mesurant les effets de la chute des corps sans trancher sur la nature réelle – si elle existe – de la force d'attraction. Néanmoins, sans entrer dans le détail du fonctionnement organique, il rend compte de la dynamique des effets liés au plaisir qui, loin d'être seulement passifs, entraîne par le désir et la passion une activité. Cette activité est suscitée par la notion cardinale de l'intérêt, qui lie le plaisir individuel à la décision et aux interactions sociales de notre condition. 1 Dont la critique par Patrick Tort reste d'actualité : « La sociobiologie est un darwinisme social auquel on a passé un vêtement supplémentaire indisponible du temps de Darwin : celui de la génétique. Son intention principale est d’accréditer l’idée selon laquelle certaines hiérarchies et certains déterminismes profonds relevant de composantes innées et du jeu sélectif ont un prolongement homogène et nécessaire dans l’organisation des sociétés humaines et dans les pratiques comportementales des individus qui les forment. » Misère de la sociobiologie, Puf, 1985, p. 85 2 Sur le rapport du fait du plaisir à la valeur, cf. supra B/ 2. 3 Cf. Morilhat, La Mettrie, un matérialisme radical, Puf p. 118 - 192 Le plaisir, principe et fin Helvétius énonce constamment que le plaisir physique constitue la clef de nos comportements. S'il se refuse à tenter d'en donner une description physiologique, la science de son temps ne faisant en somme que déplacer les concepts sous lesquels on nomme le plaisir, il en rend cependant compte comme principe dynamique d'action. « Il n’est que deux sortes de plaisirs ; les uns sont les plaisirs des sens, et les autres sont les moyens d’acquérir ces mêmes plaisirs ; moyens qu’on a rangés dans la classe des plaisirs, parce que l’espoir d’un plaisir est un commencement de plaisir ; plaisir cependant qui n’existe que lorsque cet espoir peut se réaliser. »1 Au delà du seuls plaisir éprouvé immédiatement dans la sensation, le plaisir des sens est à l'origine de toute tendance. Le plaisir se commue en désir : « le désir du plaisir est le principe de toutes nos pensées et de toutes nos actions »2 En effet, toute sensation possède une charge de plaisir ou de peine qui peut être mémorisée. La mémoire est-elle même une modalité de la sensation, par la mémoire ce sont aussi des plaisirs qui se rappellent à nous, et par anticipation, on peut désirer un plaisir non présent mais dont nous avons la représentation : « la prévoyance ou la mémoire convertit en jouissance réelle l’acquisition de tout moyen propre à me procurer des plaisirs. »3 Cette modalité du plaisir personnel porte un nom : c'est l'amour de soi : « l’homme est sensible au plaisir et à la douleur physique : en conséquence, il fuit l’un et cherche l’autre, et c’est à cette fuite et à cette recherche constante qu’on donne le nom d’amour de soi. »4 On voit alors ici que l'anthropologie d'Helvétius se dispose à la fois comme hédonisme – le plaisir étant ici origine et fin de l'action, et comme une anthropologie du désir. En effet, c'est sans cesse que l'homme cherche le plaisir et fuit la douleur. À l'égal de Hobbes5, il affirme en effet que nous de cessons de désirer qu'avec la mort : « comment éteindre tout désir dans les hommes sans détruire en eux tout principe d’action ? »6 Dès lors c'est toute la notion d'humanité qui est liée à celle du désir. Si un homme perd sa raison, c'est sûrement qu'il a perdu tout désir : « un homme sans désir et sans besoin est sans esprit et sans raison. Nul motif ne l'engage à combiner, ni à comparer ses idées entre elles. Plus l'homme est proche de cet état d'apathie, plus il est stupide. »7 1 De l'Esprit, p. 313 De l'Esprit, p. 47 3 De l'Homme, p, 176 4 De l'Homme, p. 337 5 Leviathan, VIII: « For as to have no desire is to be dead », Leviathan edited by Richard Tuck, Cambridge University Press, 1991,. p. 55 6 De l'homme, p. 189 7 De l'Homme, p. 126 2 - 193 L'émergence du principe d'utilité On peut donc désormais nommer le principe à l'œuvre dans la détermination des choix humains : c'est le principe d'utilité : « Transportons maintenant aux idées les principes que je viens d’appliquer aux actions : l’on sera contraint d’avouer que chaque particulier ne donne le nom d’esprit qu’à l’habitude des idées qui lui sont utiles, soit comme instructives, soit comme agréables ; et qu’à ce nouvel égard, l’intérêt personnel est encore le seul juge du mérite des hommes. »1 Utilité et intérêt sont ici confondus, et signifient que les raisons de la conduite humaines sont des mobiles en dernière analyse sensibles. En conséquence la conduite humaine repose sur une forme de calcul, ou mieux encore le résultat de ses tendances : « L'Homme est une machine qui mise en mouvement par la sensibilité physique doit faire tout ce qu'elle exécute. C'est la roue qui mue par un torrent élève les pistons et après eux les eaux destinées à se dégorger dans les bassins préparés à les recevoir. »2 Cette machine humaine cependant se distingue de l'homme-machine, dans la mesure où Helvétius la conçoit comme une machine susceptible d'apprentissage et d'un dépassement continuel de sa condition. L'utilité n'est pas le fruit d'une raison ou d'un jugement souverain qui choisirait parmi les sensations selon des critères extrinsèques, comme la morale, ou une quelconque autre idée innée. Le motif de la raison n'est qu'un mobile sensible : le plaisir, car, il ne cesse de le répéter, « dans l'homme tout est sentir. »3 Ainsi, on peut appeler intérêt la véritable cause de nos jugements, à condition de bien comprendre que l'intérêt n'est qu'une forme, ou une impulsion à suivre notre plaisir : « je prends ce mot dans son sens le plus étendu, et je l'applique généralement à tout ce qui peut nous procurer des plaisirs, ou nous soustraire à des peines. »4 En ce sens on a pu dire qu'Helvétius était partisan d'une forme de fatalisme 5. Ce serait mésestimer ici la part hautement lockienne de son interprétation de la liberté, très proche de celle développée par Voltaire6. En effet, dans De l'Esprit, il applique sa critique de l'abus du sens des mots à la notion de liberté et affirme : « L’homme libre est l’homme qui n’est ni chargé de fers, ni détenu dans les prisons, ni intimidé, comme l’esclave, par la crainte des châtiments ; en ce sens, la liberté de l’homme consiste dans l’exercice libre de sa puissance (…) » Il s'agit en effet bien de l'exercice 1 De l'Esprit, p. 61 De l'Homme, p. 194-195 3 De l'homme, p. 194 4 De l'Esprit, p. 53 5 John O'Neal, « le principe fécond de la sensibilité physique chez Helvétius » Corpus, 1990 N° 14-15 : « La perspective indubitablement fataliste des œuvres d'Helvétius s'explique en grande partie par sa conception sensualiste de la nature humaine. Il fait remonter tout ce qui concourt à former l'individu à la sensibilité physique, pierre angulaire de notre existence. » p. 125 6 Cf. plus haut la présentation de la conception voltairienne et lockienne de la notion de libre arbitre (II, B, 3) 2 - 194 libre de sa puissance, et non d'une puissance libre, ce qui supposerait sur le plan métaphysique une action sans cause. Or ceci est impossible : il ne peut y avoir de « volontés sans motifs », pas plus qu'il n'y a « d'effets sans cause. » Il précise même, dans une phrase supprimée pour éviter la censure : « tout effet est nécessaire. »1 Helvétius est donc bien un penseur du déterminisme, ce qui n'en fait cependant pas un penseur déterministe. On peut dire en effet, à la manière de Sartre, qu'en effet seul le fatalisme constitue l'envers de la liberté, et non le déterminisme. La nécessité spinoziste s'accompagne en même temps d'une tentative de libération de l'homme. Chez Helvétius elle consiste d'une part à éviter les erreurs dues à l'imagination, et donc faire un usage plus optimum de sa puissance, D'autre part, la libération participe de l'éducation de l'homme par l'homme, et donc à élaborer une doctrine politique par laquelle l'homme, sujet à l'influence de son milieu, saura à son tour agir sur ce même milieu. En effet, il s'agit de comprendre quels déterminations passionnelles agissent sur nous pour les maîtriser en toute connaissance de cause : « la science de l'éducation n'est peut-être que la science des moyens d'exciter l'émulation. »2 On ne saurait alors soutenir qu'Helvétius partage l'idée d'une nature de l'homme, même dans certaines de ses affirmations les plus outrées. Lorsqu'il affirme dans De l'Homme que c'est un des traits de la « nature » de l'homme que d'être intolérant3, c'est pour mieux montrer que cette intolérance générale est liée à la poursuite de ses intérêts propres. Si les prêtres, et notamment les prêtres du culte catholique, sont le plus souvent l'objet de ses attaques, c'est pour mieux montrer, comme le montre la formule socratique, qu'ils ne font pas le mal volontairement. En effet, ces derniers se trompent de bonheur en croyant que leurs intérêts particuliers de sectateurs peuvent l'emporter sur la notion de l'intérêt commun. L'ennui, le propre de l'homme On dira alors que puisque l'animal aussi est un être sensible, éprouvant du plaisir et de la peine, on ne voit pas ce qui le distingue de l'homme. Pourtant Helvétius maintient ici aussi la différence en mettant en évidence une forme particulière de désir chez l'homme : l'ennui. « L'ennui est dans l'univers un ressort plus général et plus puissant qu'on ne l'imagine. De toutes les douleurs, c'est sans contredit la moindre ; mais enfin, c'en est une. »4 L'ennui marque cette tendance à rechercher d'avantage de plaisir, d'autres plaisirs. Il y va d'une inquiétude permanente de l'homme qui constitue en réalité sa raison d'être. Plus que conatus spinozien – Éthique III, 7, la force de persévérer dans son être – il y va d'un effort constant hobbesien à se dépasser. Il y a ici une forme de 1 Pour toutes ces références concernant la notion de liberté : De l'Esprit, p. 46-47 De l'Homme, p. 68 3 C'est l'un des éléments par lesquels John O'Neal veut établir le fatalisme d'Helvétius. cf. « le principe fécond de la sensibilité physique chez Helvétius »op. cit. p. 124 4 De l'Esprit, p. 262 2 - 195 positivité du manque. Là où avec Épicure le plaisir peut être comblé, ce pourquoi l'on peut et l'on doit se méfier des désirs vains, Helvétius montre que l'on éprouve une douleur dans l'absence de plaisir : « Le désir du bonheur nous fera toujours regarder l'absence de plaisir comme un mal. »1 Cette conception rend compte alors tant de l'effort que chacun produit dans son existence que de celle de l'espèce elle-même qui y trouve là la raison de ses progrès : « C’est ce besoin d’être remué, et l'espèce d’inquiétude que produit dans l'âme l’absence d’impression, qui contient, en partie, le principe de l’inconstance et de la perfectibilité de l’esprit humain ; et qui, le forçant à s’agiter en tout sens, doit, après la révolution d’une infinité de siècles, inventer, perfectionner les arts et les sciences, et enfin amener la décadence du goût. »2 Ainsi, les passions sont elles ici réhabilitées, et jouent un rôle déterminant comme principe d'action. Une passion en effet ne désigne pas une passivité de la raison, au rebours de la définition cartésienne. Il n'inverse pas non plus le rapport, comme si passion et raison désignaient une polarité dans l'homme renvoyant à deux réalités substantielles. Passion et raison participent d'une même origine à qui elles doivent tout : la sensation. Une passion est un désir très ardent : « J'entends, par ce mot de passions forte, une passion dont l'objet soit si nécessaire à notre bonheur, que la vie nous soit insupportable sans la possession de cet objet. »3 Ainsi, la passion ressortit bien à l'ordre du plaisir et de la peine, elle est éprouvée. Mais comme ces mêmes sensations physiques sont à l'origine de toutes les représentations et de tous les motifs humains, les passions désignent ici les mobiles de l'action : « Les passions sont, dans le moral, ce que, dans le physique, est le mouvement ; il crée, anéantit, conserve, anime tout, et sans lui tout est mort : ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral. »4 On voit encore une fois qu'il serait vain de désirer ne plus avoir de passion ou de désir, sauf à être mort. Ici encore le hobbisme d'Helvétius est patent, et l'emporte sur l'épicurisme strict. Sensation et subjectivité Helvétius affirmant que l'on « ne sent que par les cinq sens », on peut être conduit à s'interroger sur la constitution de l'identité personnelle, et notamment sur la notion d'unité de la personne. Certes, la personnalité ne relève pas d'une essence, puisque l'éducation y a toute sa part, et que la vie d'un individu soumis au hasard des rencontres ne cesse de modeler son identité. 1 De l'Esprit, p. 262 De l'Esprit, p. 263 3 De l'Esprit, p. 269 4 De l'Esprit, p. 268 2 - 196 Toutefois, ne risque-t-on pas de disperser l'individu dans une disparité de sensations ? Une conception dualiste verrait ici la nécessité de recourir à une âme : ainsi on définirait la subjectivité par la substance spirituelle. La démarche d'Helvétius peut être recomposée, même si elle ne donne pas lieu à un exposé en tant que telle. Ce que nous appelons identité ou personnalité prend toujours le nom d'Esprit dans le texte d'Helvétius. Or, si nous présupposons une personnalité, une subjectivité, c'est que nous commettons une erreur d'analyse. La subjectivité n'est pas une totalité qui l'emporte sur les parties que seraient les sensations, la personnalité relève tout au contraire de la sommation de ces parties qui concourent toutes à un même principe : le bonheur. Ce qui fait l'unité d'une personnalité, c'est la quête, hasardeuse et même parfois erronée, du bonheur. Dès lors on peut dire que si « l'esprit n'est qu'un assemblage d'idées et de combinaisons nouvelles »1, ce que nous considérons comme une unité spirituelle ou une personnalité n'est que la combinaison propre à l'histoire de chaque corps de la quête infinie du bonheur. Ainsi, bien que l'individu se réduise à une somme de sensations disparates, ces dernières présentent une forme de totalité qui n'est que la combinaison propre à produire une manière de rechercher le bonheur. L'unité de l'esprit renvoie au fait de l'unité d'un corps entièrement tendu vers l'accomplissement de son plaisir physique, et ce que l'on nomme bonheur n'est à son tour qu'une sommation de ces plaisirs. Cependant comme ces plaisirs peuvent aussi être différés par le mécanisme de la mémoire et de l'imagination, par lesquels des plaisirs absents parce que passés ou futurs constituent néanmoins des plaisirs dans la mesure où l'attente d'un plaisir que l'on nomme désir est une forme de plaisir, sinon nous n'y porterions pas notre attention. Helvétius peut donc bien conclure « j'ai prouvé que l'âme n'est en nous que la faculté de sentir ; que l'esprit en est l'effet ; que dans l'homme tout est sensation : que la sensibilité physique est par conséquent le principe de ses besoins, des passions, de sa sociabilité, de ses idées, de ses jugements, de ses volontés, de ses actions, et qu'enfin si tout est explicable par la sensibilité physique, il est inutile d'admettre en nous d'autres facultés. »2 Sensation et sociabilité Non seulement la réduction à la sensation permet quand même de penser une unité de l'esprit, mais il faut comprendre que cette unité n'est pas concevable sans la dimension de sociabilité qui lui est associée. La passion possède cependant une autre dimension : elle est bien souvent liée à la société. « Il faut distinguer deux sortes de passions. Il en est qui nous sont immédiatement données par la nature ; il en est aussi que nous ne devons qu’à l’établissement des sociétés. (…) 1 2 De l'Esprit,p. 442 De l'Homme, p. 194 - 197 C’est pourquoi, si la nature ne nous donne, en naissant, que des besoins, c’est dans nos besoins et nos premiers désirs qu’il faut chercher l’origine de ces passions factices, qui ne peuvent jamais être qu’un développement de la faculté de sentir. »1 Ainsi par la passion Helvétius montre que si, à strictement parler, c'est bien la sensations physique individuelle qui est à l'origine de toute représentation, les représentations peuvent cependant avoir une dimension sociale qui fait de l'homme un être mû par des motifs eux-mêmes socialisés. La passion est donc l'une des raisons pour lesquelles l'anthropologie d'Helvétius s'écarte de tout atomisme solipsiste. C'est du reste ce que remarque Marx quoiqu'il n'ait eu essentiellement accès à l'histoire du matérialisme français par l'ouvrage de Ch. Renouvier, Manuel de philosophie moderne (1842)2. Il accorde à Helvétius une place importante dans l'évolution de la pensée matérialiste, notamment à propos de la dimension sociale de son interprétation : « Chez Helvétius, qui part également de Locke, le matérialisme prend son caractère spécifiquement français. Il le conçoit d'emblée en relation avec la vie sociale. »3 On peut en effet retracer les modalités de ce rapport social lié à l'influence des passions. Notons tout d'abord que la plus forte de toutes les passions, c'est la passion sexuelle, passion de l'altérité : « entre tous les plaisirs, celui qui sans contredit agit le plus fortement sur nous et communique à notre âme le plus d'énergie, est le plaisir des femmes. La Nature en attachant la plus grande ivresse à leur jouissance, a voulu en faire un des plus puissants principes de notre activité. »4 Le besoin sexuel se nourrit alors de passions factices : en note, Helvétius montre comment l'amour peut prendre des figures nouvelles. La coquette semble s'aimer elle-même plus que l'amant à qui elle voudrait destiner ses grâces. Pourtant c'est le même amour qui s'exprime, reposant cette fois-ci sur le plaisir de prévoyance. C'est pourquoi nous avons plus de passions factices que de passions réelles : l'imagination y joue sa part. Or cette dernière possède un avantage sur la passion physique : elle est inépuisable, contrairement au corps. Ainsi, les plaisirs factices « sont-ils en général ceux qui, dans le total de nos vies, nous donnent la plus grande somme de bonheur. »5 Mais au-delà de l'amour, passion naturelle, bien d'autres passions, comme la gloire, sont à la fois sociales, car elles dépendent de la manière dont la société évalue les critères de cette gloire, et individuelles car la 1 De l'Esprit, p. 289 Cf. BLOCH Olivier, Matières à histoires, Vrin p. 358 op. cit. 3 Marx, La Sainte famille, chapitre sixième, III, édition de la Pléiade, p. 570 Interprétation que ne retiendront pas par la suite les interprètes officiels du marxisme. Ainsi, Kh. Mondjian, dans La philosophie d'Helvétius, Académie des Sciences de Moscou, 1959, 445 p. estime qu'Helvétius produit une conception de la nature humaine dont le point de départ est un « principe biologique » qui en réalité décrit le « bourgeois propriétaire » (p. 227-228), appliquant à Helvétius l'interprétation que Marx faisait de la Déclaration des Droits de l'homme dans La question juive. 4 De l'Homme, p. 192 5 De l'Homme, p. 193 2 - 198 gloire en elle-même ne vaut rien si elle n'était accompagnée d'espoirs de récompenses nouvelles, et moyens de se procurer davantage de plaisirs. ° ° ° La Mettrie et Helvétius déploient une anthropologie matérialiste qui repose en dernière instance sur le primat de la sensation. Cependant, pour le premier, la sensation n'est qu'une fonction organique, là où Helvétius envisage d'emblée l'interaction sociale des êtres sensibles. Ils ouvrent tous deux à une réflexion politique qui repose sur deux figures paradoxales de la subjectivité : une politique des corps ou une politique de l'éducation. Ils conservent la même perspective : sur fond d'une anthropologie empiriste, il ne peut y avoir de politique qu'eudémonique. - 199 - C/ Conditions de possibilité de la politique Les deux anthropologies de La Mettrie et Helvétius assignent à la politique un même objet, parce qu'elles ont en commun une même origine, la recherche du bonheur. Toutefois l'atomisme de l'un et le holisme de l'autre appellent deux perspectives distinctes, deux manières de penser la politique : soit elle n'est qu'un fait parmi d'autres dans la chaîne des déterminismes qui s'appliquent à l'homme, soit la politique relève du faire. 1. La notion de politique entre holisme et atomisme Le problème auquel se confronte un auteur matérialiste tient tout d'abord à sa définition de l'homme, et notamment la perspective par laquelle il le comprend. L'approche immanentiste tend à privilégier une forme d'atomisme, là où les théories dualistes peuvent plus facilement prendre l'individu comme la réalisation d'un type antérieur, et donc penser la suprématie de l'espèce ou de la nature sur ses représentants. Du point de vue politique, cela permet de penser la communauté indépendamment de ses constituants, comme une théorie des ensemble penserait l'ensemble indépendamment de ses éléments. La tradition thomiste et aristotélicienne ne repose pas seulement sur un hylémorphisme permettant de dissocier les faits -matériels – et leur valeur – forme, elle repose également sur un certain holisme, le tout l'emportant sur la partie1, là où l'atomisme revendiqué par le matérialisme s'interdit de penser le tout indépendamment de ses constituants. À une pensée d'emblée synthétique, outrepassant par là les bornes de l'expérience, qui guide la méthode de nos deux auteurs, il faut opposer une réduction analytique. Penser la politique humaine, c'est donc penser à partir des unités constituant la cité, les individus, c'est pourquoi l'anthropologie est antérieure en droit et en fait à la pensée politique2. Pourtant cette démarche n'est pas sans poser de problèmes, dans la mesure où elle pourrait ne pas parvenir à considérer le fait de la société comme constituant des rapports spécifiques. Pour La Mettrie, le philosophe se fait médecin et entend comprendre les comportements individuels à partir des seules propriétés d'un corps que l'individu ne maîtrise pas : sa volonté n'est pas mauvaise, mais ne se fait que l'écho des affections corporelles. Ainsi, l'individu et la société sont 1 Aristote, Les Politiques, I, 2 : « De plus une cité est par nature antérieure à une famille et à chacun de nous. » Ce que Thomas d'Aquin reprend : « Au bien d'un seul on ne doit pas sacrifier celui de la communauté : le bien commun est toujours plus divin que celui de l'individu. » Somme contre les Gentils, III, CXXV, CERF, 1993, p. 686 2 Ce qu'a parfaitement compris Hobbes : cf. Elements of Law Natural and Politic (1640) op. cit. - 200 pensés en extériorité, et il s'agit seulement de penser la relation d'un corps humain aux divers corps institués. Pour Helvétius, nous avons vu que les déterminants de l'action individuelle rencontrent immédiatement des dimensions sociales. Dès lors la politique ne se conçoit comme relations bilatérales entre les individus ou entre les individus et les institutions, mais relève d'une activité permanente par laquelle l'homme se forme en formant les structures politiques. Problème : la question du vivre ensemble est elle soluble dans l'atomisme ? La pensée des relations du tout aux parties ne relève pas seulement de catégories a priori par lesquelles nous poserions indépendamment de l'histoire une grille de lecture. Cette démarche au fonds idéaliste ne correspond pas à notre projet, ni aux manières de faire de nos auteurs et singulièrement Helvétius. Il faut prendre en compte le mouvement par lequel la modernité pose une nouvelle conception de l'homme à partir de la figure de l'individu. Ce mouvement ce dessine certes dans le cadre de la philosophie, car l'une des leçons du cartésianisme, c'est que l'individu, par le cogito, devient la figure originelle de la pensée. Les célèbres pages par lesquelles Descartes présente le Discours de la méthode révèlent tout autant une nouvelle épistémologie qu'une rupture avec l'ordre ancien. Ce ne sont plus les traditions, ni les autorités constituées qui font foi, mais la conscience subjective elle-même. On peut envisager l'hypothèse selon laquelle Descartes ne fait qu'exprimer dans le champ de la philosophie un mouvement plus vaste, celui par lequel apparaît la figure de l'individualisme. Par individualisme, nous comprenons à la suite d'auteurs aussi distincts que Tocqueville ou C.B Macpherson, « la tendance à considérer que l’individu n’est nullement redevable à la société de sa propre personne ou de ses capacités, dont il est au contraire le propriétaire exclusif. »1 La question ici est moins de désigner la nature de l'individualisme, que de constater que la référence épistémologique rompt avec le passé. La primauté du tout sur la partie est remplacée par un double mouvement de recentrement – l'individu se pensant par rapport aux éléments extérieurs – et de disparité – chaque individu devenant l'un des pôles de référence. Dans sa présentation de l'ouvrage Politiques de l'intérêt, Lazzeri et Reynié relèvent le passage de l'ancien holisme naturel à la théorie moderne de l'individu : « plus généralement, l'émergence de cette vision fonde une nouvelle conception de la logique de l'action humaine. Corrélatif de la constitution de la catégorie d'individu, l'intérêt est solidaire d'une nouvelle ontologie sociale qui délaisse peu à peu l'attachement éthique et méthodologique aux entités collectives qui fondaient la densité de l'espace social médiéval et déterminaient ses conditions de perception : corporations, collèges et 1 C.B. Macpherson, La théorie politique de l'individualisme politique de Hobbes à Locke, Gallimard folio, p. 18 - 201 communautés, soutenant le modèle de la communauté globale de l'universitas regni. »1 Cette rupture pose alors un nouveau problème, propre à l'individualisme naissant : comment parvenir à une utilité commune si l'individu fait la loi ? Dans une telle conception, il faut rendre compte des conditions de possibilité de l'émergence d'une pensée de l'utilité commune à partir des individus. Pour cela il faut tout d'abord montrer comment est envisagé le rapport à la politique, ce qui ne va pas de soi. En effet, l'idée qu'il y ait une dimension politique de l'existence ne se pose pas telle quelle, elle relève peut-être même d'une forme de préjugé. Pierre Guénancia, dans Descartes et l'ordre politique, note à ce propos « Au lieu de considérer le cartésianisme comme une philosophie à laquelle manquait un achèvement politique, je soumis à un examen critique l'idée même d'un rapport essentiel de la philosophie à la politique et par conséquent ce primat qu'inconsciemment j'accordais à la politique. »2 La question se pose, en effet, eu égard à la manière dont La Mettrie semble ne pas porter tout d'abord d'intérêt à la question politique. C'est d'ailleurs en ce sens qu'il faut interpréter la démarche que propose John Falvey dans « la politique textuelle du Discours Préliminaire : l'anarchisme de La Mettrie »3. La Mettrie serait anarchiste en ceci qu'il viserait surtout à se prémunir, en tant que philosophe, de l'influence néfaste car autoritaire et prompte à la censure, de la politique. On peut même voir dans les critiques émanant de Diderot et d'Holbach contre son immoralisme la marque de son manque de pensée politique : « (…) les invectives contre l’immoralisme de La Mettrie émanant de ses détracteurs matérialistes s’appuient sur la contestation de l’articulation entre sa morale épicurienne (individualiste) et la raison sociale. »4 Pourtant, la question d'un passage du bonheur particulier à celle du bonheur collectif est peu à peu prise en compte, notamment dans le Discours sur le bonheur ou le Système d'Épicure5 où se posent les questions du bonheur d'autrui. La question politique apparaît cependant liée à une médecine des corps, où le problème du mal est envisagé comme un mal qu'il faut soigner. La problématique politique ne peut être conçue comme distincte de la fin de toute vie telle que la présentent nos auteurs : l'eudémonisme, la recherche du bonheur. Avec La Mettrie, on se demandera comment une détermination organique du bonheur individuel prend en compte le bonheur d'autrui ; avec Helvétius on verra que le bonheur individuel est indissociable d'une conception du bonheur collectif via la question de l'intérêt général. 1 Politiques de l'intérêt, Lazzeri et Reynié dir., Presses universitaires franc-comtoises, 1998, 452 p., ici p. I Guénancia, Pierre, Descartes et l'ordre politique,op. cit., p. 6 3 Falvey, John, « la politique textuelle du Discours Préliminaire : l'anarchisme de La Mettrie » Corpus N° 5, 1987 pp. 27-52 4 Assoun Paul-Laurent, « Lire La Mettrie » in La Mettrie, l'Homme-machine, op. cit. p. 89 2 5 - 202 - a) La Mettrie et la jouissance du corps La thématique du bonheur, nous l'avons vu, est l'un des fondements de l'anthropologie de nos deux auteurs. Tout individu recherche l'accomplissement dans la poursuite du plaisir. Mais cette conception égocentrique permet-elle de penser la question d'un bonheur collectif, ou d'un bonheur partagé ? À plusieurs reprises, La Mettrie pose la question de l'altérité. On rencontre l'autre par la sensation, car la communication des affects est immédiate : « (…) hors moi qui suis fort assuré que je sens, je n'ai d'autre preuve du sentiment des autres hommes que par les signes qu'ils m'en donnent. Le langage de convention, je veux dire la parole, n'est pas le signe qui l'exprime le mieux : il y en a un autre commun aux hommes et aux animaux, qui le manifeste avec plus de certitude : je parle du langage affectif, tels que les plaintes, les cris, les caresses, la fuite, les soupirs, le chant, et en un mot toutes les expressions de la douleur, de la tristesse, de l'aversion, de la crainte, de l'audace, de la soumission, de la colère, du plaisir, de la joie, de la tendresse, etc… »1 La question est alors de savoir si je dois ou non prendre en compte la douleur d'autrui, voire envisager que mon propre bonheur passe par celui de l'autre. Force est de constater que chez La Mettrie, les textes apparaissent de prime abord contradictoires. Dans bien des cas, en effet, il indique que le malheur d'autrui ne peut être l'objet d'une satisfaction. Ainsi, dans l'Homme-Machine, il indique que nous souffrons à faire souffrir autrui, mais que nous gagnons à lui faire du bien : « Qui tourmente les hommes est tourmenté lui-même (…). D'un autre côté il y a tant de plaisir à faire du bien, à sentir, à reconnaître celui qu'on reçoit, tant de contentement à pratiquer la vertu être doux, humain, tendre, charitable compatissant et généreux (…) »2 C'est une position ici fondamentalement morale, la loi naturelle « nous apprend ce que nous ne devons pas faire parce que nous ne voudrions pas qu'on nous le fît. »3 La prise en compte d'autrui relève donc ici d'un caractère de nature, et la morale est immédiatement liée à notre sensibilité. L'amoralisme de La Mettrie est il une forme de sadisme ? De fait de nombreux autres passages de La Mettrie relativisent cette approche morale. À plusieurs reprises il indique que nous devons suivre purement et simplement nos affections. Si bien que l'on a souvent mis l'accent sur son amoralisme et tenté même une comparaison avec Sade, un auteur des Lumières qui a poussé aussi loin que possible l'affirmation anti-politique selon laquelle le 1 La Mettrie, Traité de l'Âme, p. 93 (Coda) L'Homme-Machine, p. 65 (Coda) 3 id. 2 - 203 bonheur individuel primait sur toute autre considération, sapant ainsi le fondement de la morale. Le rapprochement entre Sade et La Mettrie peut sembler anachronique, et participer d'une théorie des précurseurs que nous avons déjà écartée. Pourtant, ce rapprochement semble éclairant pour mieux comprendre à la fois la raison du rejet dont La Mettrie a été l'objet dès la parution de ses œuvres, et la différence fondamentale entre la morale de La Mettrie et le sadisme. En effet, comme le remarque Jean Domenech, « Les écrivains et philosophes des Lumières ont le plus souvent devancé l'accusation d'immoralisme que leurs adversaires portaient systématiquement contre eux. L'attitude d'un Diderot et d'un d'Holbach à l'égard de La Mettrie a valeur de symbole. Ce même La Mettrie, salué par Sade comme un précurseur, doit-il vraiment être considéré comme un immoraliste ? Existe-t-il une filiation quelconque entre lui et le divin marquis ? »1 À maints égards en effet, il y a un « lien intime »2 entre Sade et les matérialistes du XVIII° siècle, notamment dans les références que le divin marquis établit lui-même avec ce courant des Lumières, et singulièrement La Mettrie. D'abord, parce que Sade est indubitablement partisan d'un matérialisme : « On ne saurait nier qu'il fût partisan du matérialisme et de l'athéisme. Ses citations des matérialistes – La Mettrie, Fréret, Helvétius, d'Holbach - ont été relevées et il n'est pas nécessaire d'y revenir. »3 De nombreux commentateurs4 ont pu relever les allusions semées ici ou là par Sade, notamment dans Justine « qui lui fait parler comme La Mettrie »5, et La philosophie dans le boudoir, véritable plaidoyer athée et matérialiste. Sade est ici philosophe matérialiste, car il tente de donner un corps conceptuel aux productions de son imagination6. Le matérialisme sadien se fonde sur une théorie de la matière7 à laquelle le sensualisme assigne une théorie de la 1 Domenech Jean – L'éthique des Lumières op. cit. p. 171 Paul Laurent Assoun, « Sade et La Mettrie » in Lire La Mettrie, op. cit. p. 103 3 Ann Thomson, « L'art de jouir de La Mettrie à Sade », in Aimer en France, 1760-1860, p. 315 4 Yvon Belaval, dans la préface à La philosophie dans le boudoir, note que « Sade prend son bien où il le trouve : l'Histoire naturelle de Buffon, le Système de la Nature et Le bon sens, de D'Holbach, La Mettrie (…) », Gallimard folio p. 26 ; et Pierre Klossowski de citer La Mettrie parmi Voltaire et les Encyclopédistes, cf. Sade mon prochain, Seuil 1967 p. 92 5 Paul Laurent Assoun, « Sade et La Mettrie » in Lire La Mettrie, op. cit. p. 105 6 « Un profond besoin de justification amène donc Sade à à chercher des arguments de défense dans la philosophie d'un La Mettrie et d'un d'Holbach ; bien mieux, : d'un Spinoza. » Pierre Klossowski, Sade mon prochain Seuil 1967 p. 92 Certes, le spinozisme de Sade est bien partial, mais correspond en partie à l'image de Spinoza véhiculée au XVIII° siècle, celle d'un athée qui refuse tout finalisme. Sade ne le mentionne pas dans La philosophie dans le boudoir, mais certains propos relèvent de ce spinozisme des Lumières, ainsi quand il dénonce « le sot orgueil de l'homme, qui croit que tout est fait pour lui » p. 242. Il lui arrive cependant de le faire dans d'autres œuvres. Il va jusqu'à affirmer dans Juliette : « nourris-toi des grands principes de Spinoza. » 7 Une théorie atomistique de la matière en mouvement servant d'argument contre la nécessité d'un premier moteur. cf. La philosophie dans le boudoir , op. cit. p. 193 2 - 204 connaissance1 et une morale de la volupté2. Par delà ces rapprochements, qui pourraient concerner bien d'autres auteurs, on peut se demander d'une part si Sade entend bien continuer l'œuvre de La Mettrie, et, le cas échéant, où se trouvent les divergences entre le médecin de Saint-Malo et le Marquis de Lacoste. On doit à Jean Deprun une analyse précise des références de Sade à La Mettrie3. Ce dernier remarque d'une part que la référence à des textes La Mettrie apparaît plusieurs fois dans l'œuvre sadienne, et qu'à chaque fois il en détourne le sens. Il l'évoque à l'égal d'Helvétius et de Montesquieu dans son éloge du suicide, même si l'on peine à trouver là chez ces auteurs une thématique essentielle, et ce d'autant plus que La Mettrie refuse catégoriquement le suicide dans son refus répété du stoïcisme : « Non, je ne serai point le corrupteur du goût inné qu'on a pour la vie ; je ne répandrai point le dangereux poison du stoïcisme sur le beaux jours, et jusque sur la prospérité de nos Lucilius. »4 De plus il feint de citer un texte de La Mettrie : « le célèbre La Mettrie avait raison [voyez son ouvrage sur la volupté] quand il disait qu'il fallait se vautrer dans l'ordure comme des porcs et qu'on devait trouver comme eux, du plaisir dans les derniers degrés de la corruption »5 On peut rapprocher cette citation de son original chez La Mettrie, dans L'Anti Sénèque, « Ou si, non contente d'exceller dans le grand art des voluptés, la crapule et la débauche n'ont rien de trop fort pour toi, l'ordure et l'infamie sont ton partage : vautre-toi comme font les porcs, et tu seras heureux à leur manière. » On voit bien ici le décalage entre le texte de La Mettrie et l'interprétation de Sade. Ce dernier transforme un conditionnel, « si (…) la crapule et l'infamie n'ont rien de trop fort pour toi », en une injonction, La Mettrie étant alors censé nous ordonner de nous vautrer dans la fange. Ce changement de sens n'est pas accessoire, il traduit le geste de Sade qui consiste précisément à détourner les textes des matérialistes au profit de sa doctrine. Plus grave, il atteste d'une incompréhension, peut-être feinte, de La Mettrie. Car ce même « aimable La Mettrie »6 n'envisage nullement que l'on choisisse nécessairement la débauche. D'abord parce que la conduite passionnelle ressortit davantage de la constitution que du choix, et aucun ordre ne peut nous apporter un bonheur qui irait à l'encontre de notre organisation, mais de surcroît parce que la diversité des constitutions appelle bien des conduites distinctes. On voit là ce qui distingue une 1 « il est impossible aux hommes d'avoir une idée vraie d'un être qui n'agit sur aucun de nos sens ». La philosophie dans le boudoir, p. 200 2 « le philosophe n'adopte ces devoirs qu'autant qu'ils tendent à son plaisir ou à sa conservation. » La philosophie dans le boudoir, p. 250 3 « La Mettrie et l'immoralisme sadien ». in Annales de Bretagne, 1976 N° 4 La Bretagne littéraire au XVIII° siècle, p. 745-750 4 Système d'Épicure, LXXIV, p. 251 (Coda) 5 id. cité p. 746 6 Sade, cité par J. Deprun, p. 746 - 205 éthique d'une étiologie. L'éthique et la morale indiquent ou prescrivent une conduite que l'on doit tenir pour parvenir au bonheur, là où le propos de La Mettrie, en médecin, relève d'une étiologie, c'est-à-dire d'une recherche des causes des passions qui nous affectent : « Mon but est de raisonner et d'aller aux causes, en faisant abstraction des conséquences, qui cependant n'en seront ni plus fâcheuses ni plus difficiles à réprimer. »1 En médecin, il ne peut que constater que le fait que certains trouvent dans le vice une forme de contentement qu'il y a lieu d'appeler bonheur. Toutefois, le rapprochement entre La Mettrie et Sade semble bien se fonder sur le primat accordé à la jouissance individuelle dans la recherche du bonheur. De ce fait La Mettrie et Sade, à l'encontre d'une tradition bien établie, refusent de faire de la vertu la norme du bonheur2. De même en effet que vérité et morale ne coïncident pas pour La Mettrie, morale et bonheur ne vont pas de pair. Pourtant, même dans le courant matérialiste, la question du bonheur a souvent été posée en lien avec la vertu, et bien des auteurs matérialistes élaborent une théorie qui lie la question du bonheur à celle d'une forme de morale, et ce dès Épicure. On sait à quelle incompréhension a pu donner lieu la morale épicurienne, et à quelles stratégies de dénigrements elle a dû faire face. Épicure et ses « pourceaux »3 n'ont eu de cesse de devoir se justifier de telles attaques4, et ce dès les premiers textes. En proposant de faire du plaisir le principe et le but de la vie bienheureuse, Épicure s'empresse de distinguer le plaisir de la débauche : « quand donc nous disons que le plaisir est la fin, nous ne parlons pas des plaisirs des gens dissolus et de ceux qui résident dans la jouissance, comme le croient certains qui ignorent la doctrine, ou ne lui donnent pas leur accord ou l'interprètent mal, mais du fait pour le corps, de ne pas souffrir, pour l'âme de n'être pas troublée. »5 De ce fait l'épicurisme tient donc plus de la tentative de fonder une morale sur le plaisir que de distinguer la question morale de celle du bonheur. Il y fort à parier toutefois que La Mettrie ne reprend pas ici toute la subtilité de la morale d'Épicure, dans la mesure où il indique aux premières lignes que le bonheur est « le contentement de l'esprit, le motif et la fin de toutes nos actions, auquel Épicure a donné le nom de volupté, nom bien équivoque qui est cause que ses disciples ont retiré de son école un fruit bien différent de celui que ce grand personnage avait lieu d'attendre. »6 On voit bien ici que la formule « motif et la fin » renvoie au rôle de principe et de but qu'Épicure assigne au plaisir, mais 1 La Mettrie, Anti-Sénèque, p. 330 (Coda) Jean Domenech,« (…) La Mettrie est le premier, et le seul avant Sade, à dire oser dire dans un siècle qui ne parle que de bonheur et de vertu, que ces deux notions ne coïncident pas nécessairement. » op. cit. p. 177 3 HORACE, Épîtres, I, 4 : « Tu me verras bien gras et brillant, la peau bien soignée, quand tu voudras rire, porc venu du troupeau d'Épicure. » 4 Cf. Partie I, le renouveau du matérialisme (p. 30) la réhabilitation d'Épicure à laquelle s'est livré Gassendi au XVII° siècle. 5 Épicure, Lettres et maximes, traduction Marcel Conche, Puf, 1987 p. 223. 6 La Mettrie, Anti-Sénèque, p. 295 (Coda) 2 - 206 qu'il nomme lui volupté, dans son traité La volupté, dont la première version date de 1747. Par là il a pu donner un aperçu de son enracinement dans une théorie de la sexualité1. L'eudémonisme comme morale individuelle Ce renversement par lequel La Mettrie entend ne plus subsumer le plaisir à la recherche du bonheur, mais faire du bonheur le seul accomplissement du plaisir en dehors de toute préoccupation morale apparaît décisif. Il ne faut vouloir modérer ses plaisirs, en excluant ceux qui seraient vains, et encore moins vouloir les maîtriser, selon la réception moderne du stoïcisme : « nous ne disposerons point de ce qui nous gouverne, nous ne commanderons point à nos sensations ; avouant leur empire et notre esclavage, nous tâcherons de nous les rendre agréables, persuadés que c’est là où réside le bonheur de la vie.»2 Le bonheur réside dans la soumission au plaisir, qu'il soit vertueux ou non. D'ailleurs, il peut arriver que « les plus vertueux ne soient pas les plus heureux. »3 Cette disjonction du bonheur et de la vertu justifie sans aucun doute le discrédit dont il fait l'objet au sein même du courant matérialiste des Lumières. Or, c'est sur ce point en effet que le rapprochement entre Sade et La Mettrie semble le plus pertinent, et ce pourquoi, par avance les matérialistes des Lumières pourraient vouloir ne pas être assimilés aux conséquences tirées de la doctrine de La Mettrie : l'amoralisme. Il nous faut donc d'une part comprendre comment la doctrine de La Mettrie peut bien donner lieu dès l'origine à l'accusation d'amoralisme, puis évaluer en quelle mesure l'amoralisme de La Mettrie doit être distingué de l'immoralisme de Sade. En somme, il s'agit ici moins de distinguer Sade du matérialisme, que de montrer en quoi le matérialisme de La Mettrie ne donne pas lieu par prolongement à une morale sadique. Autrement dit, l'éloge de la volupté de La Mettrie doit être distinguée de celle de l'instituteur immoral de Sade : « Voluptueux de tous les âges et de tous les sexes, c'est à vous seuls que j'offre cet ouvrage : nourrissez-vous de ses principes, ils favorisent vos passions, et ces passions, dont de froids moralistes vous effraient, ne sont que les moyens que la nature emploie pour faire venir l'homme aux vues qu'elle a sur lui ; n'écoutez que ces passions délicieuses ; leur organe est le seul qui doive vous conduire au bonheur. »4 1 Dont Ann Thomson souligne précisément la différence avec le sadisme. cf. Ann Thomson, « L'art de jouir de La Mettrie à Sade », in Aimer en France, 1760-1860 2 La Mettrie, Anti-Sénèque, p. 296 (Coda). Cette exhortation répondant à la conception du souverain bien des stoïciens, auxquels il affirme : « que nous serons anti-stoïciens ! » id. 3 La Mettrie, Anti-Sénèque p. 331 (Coda) 4 Sade, La philosophie dans le boudoir Folio p. 37 - 207 Le remords, illusion dangereuse Sade et La Mettrie ont en effet en commun, vis-à-vis du bonheur, le fait de le distinguer de la vertu, et d'en assigner la cause à la satisfaction sensuelle. L'individu est donc bien le sujet du bonheur. Pourtant, ce bonheur ne relève pas directement d'un choix, à telle enseigne que l'on peut difficilement en effet y voir un sujet : le bonheur découle directement du jeu des passions et des organes qui indiquent directement quelle est la fin à poursuivre :« n'ayez plus d'autre frein que celui de vos penchants, d'autres lois que vos seuls désirs, d'autre morale que celle de la nature. »1 La Mettrie assignait au corps l'origine du bonheur le plus élevé : Nos organes sont susceptibles d’un sentiment ou d’une modification qui nous plaît et nous fait aimer la vie. Si l’impression de ce sentiment est courte, c’est le plaisir ; plus longue, c’est la volupté ; permanente, on a le bonheur. C’est toujours la même sensation, qui ne diffère que par sa durée et sa vivacité ; j’ajoute ce mot, parce qu’il n’y a point de souverain bien si exquis que le grand plaisir de l’amour. »2 On voit qu'il assigne aux sens, c'est-à-dire à l'organisation, l'origine du plaisir. Sa graduation, du plaisir à la volupté, ne peut cependant pas être amalgamée avec l'apologie de la volupté à laquelle s'adonne Sade, qui donne non seulement dans l'excès mais semble liée à un plaisir dans le malheur pris à la souffrance d'autrui. La différence est d'importance. Non seulement La Mettrie, en épicurien convaincu ne saurait se laisser aller à faire du malheur d'autrui la source de son propre bonheur, mais il affirme la nécessité sociale de rejeter les criminels. Le sadisme ne relève en partie de la perversion sexuelle, celle qui consiste à prendre plaisir à la souffrance d'autrui et elle suffit à montrer tout l'écart entre Sade et Épicure, pour qui l'on ne peut jouir de la douleur de l'autre, jusqu'à en faire son principe juridique essentiel : « Le juste de la nature est une garantie de l’utilité qu’il y a à ne pas se causer mutuellement de tort et de ne pas en subir. »3 À ce titre La Mettrie refuse également tout ce qui pourrait conduire à tolérer la souffrance faite à autrui. « je déteste au contraire tout ce qui nuit à la société »4, ajoute-t-il à la fin de son Anti-Sénèque. Toute la difficulté tient à son refus apparent de condamner les criminels. Son argumentation repose en fait sur le rejet d'un type de condamnation, celui qui repose sur le remords. Parce que nul ne peut échapper à son organisation et à ses tendances, le remords – un temps pris comme voix de la nature dans L'Homme-machine – n'est d'aucune utilité : « les conseils sont inutiles à qui est né avec la soif du carnage et du sang. » De surcroît, le remords vient ajouter une forme de souffrance à celui qui a commis le crime, alors qu'il en est exempté. Il ne s'agit donc pas d'encourager le crime, ni même de l'accepter, mais de 1 Sade, La philosophie dans le boudoir Folio p. 227 La Mettrie, Anti-Sénèque p. 296 (Coda) 3 Épicure, Maxime Capitale XXXI, traduction Conche, op. cit. 4 La Mettrie, Anti-Sénèque p. 331 (Coda) 2 - 208 constater que l'économie de leurs passions les conduit à agir ainsi. C'est donc par humanité qu'il peut bien tenter de soigner le criminel, en lui épargnant une souffrance inutile : « Je n'enhardis points les méchants, je les plaints par humanité1, et je les tranquillise par raison. »2 Le remords n'est donc pas la reconnaissance par le criminel du fait qu'il est coupable parce qu'il aurait pu agir autrement, mais le fait d'une illusion, portée par la religion et par la société, de la croyance dans sa liberté d'agir. Dès lors, La Mettrie peut bien admettre qu'il faille se protéger du criminel, car « si je les soulage d'un pesant fardeau, je ne reconnais pas mois qu'ils en sont eux-mêmes un bien plus onéreux pour la société. »3 Une autre différence majeure avec Sade, c'est que ce dernier, s'il semble nier qu'il y ait effectivement une loi naturelle fondant une morale, n'en parvient pas moins à affirmer la nécessité de se soumettre à la force implacable de la nature. On peut certes soutenir que chez Sade coexistent les deux tendances par lesquelles on peut tout à la fois s'en remettre à la nature et la rejeter 4, mais les textes les plus politiques de Sade, comme Français, encore un effort si vous voulez devenir républicain, insistent pour accorder à la nature un crime qu'il faut refuser à la loi. Ainsi en est-il de la peine de mort, que l'on doit admettre à titre individuel comme marque d'un ordre fondamentalement inégalitaire, là où il s'agit de le refuser à la loi pour cette même raison que l'ordre politique serait à son tour artificiel. L'ordre normatif de la conduite est immédiatement prescrit par la nature : « écoutons la nature »5, qui seule indique immédiatement ce qu'il y a lieu de faire. Elle nous intime un comportement par le biais des passions, qui ne « sont que les moyens que la nature emploie pour faire venir l'homme aux vues qu'elle a sur lui ; n'écoutez que ces passions délicieuses, leur organe est le seul qui doive vous conduire au bonheur. »6 Le sensualisme de Sade reste entier : par les sens, la nature indique immédiatement ce qu'il y a lieu de faire, en abolissant toute distance critique. Il faut répondre immédiatement aux impulsions sensuelles. On peut gloser sur une prétendue morale qui consisterait à répondre à l'ordre des faits. Mais précisément, nos références à la notion d'ordre ont été suscitées par l'éducation sociale, qui n'a plus lieu d'être pour Sade. 1 Thème constant chez La Mettrie, le matérialisme est pour lui la seule source possible de l'humanisme : « Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes ? C’est que je les crois sérieusement des machines. Dans l’hypothèse contraire, j’en connais peu dont la société fût estimable. Le matérialisme est l’antidote de la misanthropie. » Système d'Épicure, XLVI, p. 246 2 La Mettrie, Anti-Sénèque p. 330 (Coda) 3 La Mettrie, Anti-Sénèque, p. 330-331 (Coda) 4 Ainsi Ann Thomson dans son « L'art de jouir de La Mettrie à Sade » op. cit. remarque que « cet homme [qui] s'érige contre la nature pour reproduire sa force destructrice se place en dehors d'elle. » p. 319, mais pour relever ensuite ses contradictions « d'un côté il présente une nature indifférente qui permet tout ; de l'autre, on trouve une nature méchante que l'homme imite au moment où il la provoque. » id. 5 Sade, La philosophie dans le boudoir, Gallimard folio p. 81 6 Id. p. 37 - 209 En revanche, pour La Mettrie, la nature ne peut prescrire aucun ordre moral. Elle est indifférente à ses productions : « dénuée de connaissance et de sentiment, elle fait de la soie comme le bourgeois gentilhomme fait de la prose, sans le savoir, aussi aveugle lorsqu'elle donne la vie, qu'innocente lorsqu'elle la détruit. »1 De ce fait, il faut penser ici le statut de l'amoralisme de La Mettrie bien plus que celui de son prétendu immoralisme. Une fois établie la différence entre l'immoralisme de Sade et l'amoralisme de La Mettrie, nous pouvons en tirer les conséquences politiques. Là où en effet Sade appelle à travestir toutes les lois et les institutions pour laisser libre cours à la puissance de la passion organique, La Mettrie assigne précisément une place aux institutions. Celles-ci jouent un rôle central dans sa conception de la politique, comme nous allons le voir dans la troisième partie de la thèse. Rappelons seulement, à l'égard de Sade, qui propose lui aussi une forme de théorie politique, ou que, du moins, il participe d'un appel à dépasser l'état civil dans son pamphlet Français, encore un effort pour être républicain, écrit au cœur de la tourmente républicaine2. Son projet d'institutions tient en un mot : le moins de lois possible, car ce que la nature peut tolérer, voire encourager, devient crime aux mains des lois. L'émergence de la question politique : les méchants par nature. On peut donc dire que chez La Mettrie la question politique apparaît comme résultant du constant de l'inégale vertu des hommes. Certains ne pouvant résister à leurs penchants, et risquant par là de nuire à autrui, il est nécessaire de mettre un frein à leurs impulsions. La politique se conçoit alors comme une mécanique par laquelle les corps dangereux seront traités comme l'on traite une maladie. On ne porte certes plus de jugement moral, mais on considère leur action comme néfaste parce que source de souffrance. La politique ne s'intéresse alors qu'aux maux apparents. La Mettrie propose une étiologie de la société plus qu'une morale. Il s'agit d'aller en deçà du bien et du mal, car il faut prendre en compte le plaisir et la peine. La société se voit conduite par nécessité organique à chasser les fauteurs de troubles qui la font souffrir. b) « Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. » Helvétius La démarche politique d'Helvétius est en revanche très clairement affirmée, il s'agit en effet de maximiser le bonheur : « Les préceptes de l’éducation seront incertains et vagues tant que l’on 1 Système d'Épicure p. 234 (Coda) « (…) la rédaction de cette brochure se situe donc, au plus probable, entre l'automne 1794 et l'automne 1795 » Yvon Belaval, Préface à La philosophie dans le boudoir, Folio Gallimard p. 19 2 - 210 ne les rapportera point à un avantage public. Quel peut-être ce but ? le plus grand avantage public, c’est à dire le plus grand plaisir et le plus grand bonheur du plus grand nombre des citoyens. »1 Le bonheur sert donc bien de fil directeur, et il s'agit de penser la quantité de bonheur maximale. Est-ce à dire que la notion de bonheur en politique soit simplement la maximisation du bonheur particulier, par simple sommation, ou peut-on envisager que passage au politique n'assure à son tour un changement de perspectives ? La notion la plus explicite de politique concerne la législation. À plusieurs reprises, il affirme que nous sommes le fruit de notre éducation, et que l'un des ressorts de cette éducation réside dans la loi. « Il suit de ce que je viens de dire, qu’on ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un peuple, qu’après en avoir fait dans sa législation ; que c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs, que des déclamations contre un vice utile, dans la forme actuelle d’un gouvernement, seraient, politiquement, nuisibles si elles n'étoilent vaines ; mais elles le seront toujours, parce que la masse d’une nation n’est jamais remuée que par la force des lois. »2 La loi prime ici sur les mœurs, et la politique consiste précisément à moraliser les hommes. Helvétius prend à son compte la lecture hobbesienne de l'adage de Paul selon lequel il n'y a pas de justice en dehors de l'institution : « si non esset Lex, non esset peccatum »3 Ainsi la loi se voit assigner la tache de moraliser les hommes et donc de leur faire parvenir à la vraie notion de bonheur, qu'ils peuvent ignorer notamment en confondant leur intérêt privé avec l'intérêt général. La législation, plus que la tendance propre des hommes, peut les corrompre. La politique consiste à établir les bonnes lois qui éviteront la corruption : « La haine de la plupart des hommes pour la vertu n'est donc pas l'effet de la corruption de leur nature, mais de l'imperfection de leur législation. »4 Le mal vient de la confusion entre un intérêt particulier à courte vue et la notion de bonheur public : « La corruption des mœurs ne désigne que « le détachement de l'intérêt particulier de l'intérêt général. »5 La vraie morale procède donc d'une dimension politique : « par ce mot de vertu, l’on ne peut entendre que le désir du bonheur général »6. La spécificité de la démarche d'Helvétius réside dans le fait qu'il ne donne jamais de définition positive de ce bonheur collectif, de la vertu publique. En effet, elle tient essentiellement aux divers moyens dont se dotent les hommes pour remplir leur tendance au bonheur. Elle est en ce sens relative aux différents groupes humains, non pas parce que tous les mœurs se valent – sinon on ne comprendrait pas que certains régimes soient refusés – mais parce que tous tendent, même par 1 De l'Homme, p. 88 De l'Esprit, p. 148 3 De l'Homme, p. 351 4 De l'Esprit, p. 357 5 De l'Homme, p. 757 6 De l'Esprit, p. 128 2 - 211 erreur, à trouver le bonheur. L'art de la politique consiste donc à établir par quelles voies un peuple compte tenu de son état de mœurs peut parvenir à un niveau de bonheur. La politique d'Helvétius est bien une forme d'eudémonisme, mais sa spécificité tient à la reconnaissance de son caractère social et de l'effet d'entraînement qui s'ensuit. 2. La politique comme fait ou faire la politique ? Ainsi, nos deux auteurs proposent ils deux attitudes distinctes vis-à-vis de la politique. En raison de leur divergence en ce qui concerne les traits anthropologiques, ils en viennent à proposer deux types d'attitudes. Le premier, La Mettrie, comprend la politique en pure extériorité par rapport au corps, sur lequel elle ne peut avoir qu'un pouvoir de contrainte dans la grande chaîne des causalités ; le second, Helvétius, en raison de la profonde plasticité humaine, en fait l'un des ressorts de l'action. Pour le premier, la politique n'est qu'un fait, pour le second, elle reste à faire. a) La Mettrie : la politique est un fait. De prime abord, la différence d'approche entre La Mettrie et Helvétius repose surtout sur les qualités qu'ils attribuent respectivement à l'éducation et à l'organisation. Le premier réduit tout l'individu à un corps constitué par le biologique, le second considère l'individu comme institué par une société. Tous deux semblent alors partir d'une forme d'individualisme. Cependant, le rapport au corps collectif, l'action politique, ne participe pas d'un même ordre. Pour La Mettrie, le corps est directement soumis aux actions du politique. La loi vient contraindre celui qui risque d'être emporté par son tempérament, tempérament sur lequel il n'a que peu de prises1, de même que la loi ne vient pas modifier le tempérament individuel, mais seulement l'empêcher de déborder. L'action politique est donc ici bien un mécanisme, une force plus grande encore que celle du corps vient l'enserrer dans les limites que la société a pu déterminer. À ce titre l'action de la politique se fait sans médiations, et pas plus que l'individu ne semble participer de l'élaboration d'un corps collectif, le corps collectif se contente de modifier les comportements de l'individu, sans viser plus particulièrement à atteindre son intériorité, tout entière soumise à l'action du biologique. Certes, on remarquera que la pensée de La Mettrie a pu évoluer, que les références à l'éducation sont plus nombreuses dans le Discours Préliminaire, mais l'essentiel demeure la référence au corps : « Le bonheur de l'éducation consiste à suivre les sentiments qu'elle nous a imprimés et qui s'effacent à 1 « Nous, nous ne disposerons point de ce qui nous gouverne, nous ne commanderons point à nos sensations ; avouant leur empire et notre esclavage, nous tâcherons de nous les rendre agréables, persuadés que c’est là où réside le bonheur de la vie.» Anti-Sénèque ou Discours sur le Bonheur p. 296 - 212 peine. L'âme s'y laisse entraîner avec plaisir ; la pente est douce et le chemin bien frayé, il lui est violent d'y résister. »1 Quels sont les faits politiques ? Le Discours Préliminaire présente les références les plus explicites à la politique. Cela n'est pas surprenant si l'on se souvient que ce texte est un appel à un Prince, pour qu'il autorise le libre exercice de la philosophie matérialiste. On sait que la stratégie de La Mettrie consiste paradoxalement à limiter l'importance de ses thèses pour le grand public, et donc d'en diminuer la part politique. De ce fait, sa politique de séduction du Prince doit tout à la fois le ménager et le magnifier, concilier une philosophie qui entend viser au bonheur individuel tout en s'adressant à un législateur. On pourrait alors croire que cette démarche est, au pire pétrie de contradictions insurmontables, au mieux fondée sur une conception très réductrice de la politique. Pour autant La Mettrie y assignant un rôle au législateur, reconnaît par là implicitement ce qu'il entend par politique. La première mention de la politique apparaît au tout début du Discours, lorsque La Mettrie ayant assuré que la philosophie ne pouvait remettre en cause la morale et la religion observe pourtant leur différence fondamentale. La philosophie découle en ligne directe de la nature, car au Deus sive natura de Spinoza, La Mettrie préfère un « Nature, (…) la philosophie ou la raison, tous termes synonymes. »2 En ce sens la philosophie appartient aux sciences de la nature, elle est « soumise elle-même à la Nature comme une fille à sa mère »3 et relève donc de la seule vérité factuelle. C'est donc à tort que l'on peut faire de la morale une branche de la philosophie car elle revêt un caractère artificiel, d'institution, elle est « un fruit arbitraire de la politique. »4 La Mettrie se place alors dans une perspective hobbesienne considérant que la politique doit-être instituée. La nature ne peut en effet suffire à produire une politique, car chacun « courant spontanément au bien-être per fas et nefas »5, le bien commun ne peut être atteint spontanément. On voit donc que le sens de la politique pour La Mettrie réside dans le dépassement des particularismes individuels pour parvenir à un bonheur commun. Il a fallu une décision, celle qui oblige chacun à dépasser son point de vue particulier pour accepter une norme commune : « les hommes ayant 1 Anti-Sénèque ou Discours sur le Bonheur, p. 297 (Coda) Coda p. 9 3 Coda p. 8 4 Coda p. 8 5 Coda p. 8 2 - 213 formé le projet de vivre ensemble, il a fallu former un système de mœurs politiques pour la sûreté de ce commerce. » Cette première affirmation pose le fait de la politique comme relevant de l'institution de normes coercitives : « au double frein de la morale et de la religion, on a prudemment ajouté celui des supplices. »1 Ainsi La Mettrie reconnaît l'existence d'une structure politique, avec un ordre particulier, celui qui consiste à instaurer le juste et l'injuste, à la différence de la philosophie qui ne se préoccupe que du vrai ou du faux. Il y a donc une opposition entre le dessein de La Mettrie, laisser libre cours à la philosophie, et le rôle du législateur qui doit organiser la société : « le législateur, peu inquiet de la vérité, craignant même peut-être (faute de philosophie, comme on le verra) qu'elle ne transpire, ne s’occupe que du juste et de l’injuste, du bien et du mal moral. »2 Cette affirmation du fait des lois et d'un appareil de coercition pose cependant deux difficultés théoriques majeures. Comment premièrement concilier à la fois le fait que la politique ressortisse au bien commun, et une anthropologie individualiste, c'est-à-dire comment concilier la visée d'une généralité à partir d'un atomisme ? Comment concilier l'affirmation que l'homme n'étant qu'une machine vouée à son seul plaisir organique avec l'hypothèse d'un pouvoir correctif de la politique ? La réponse à ces deux questions pourra en effet déterminer la part de politique que l'on peut attribuer à La Mettrie. b )Helvétius : faire la politique Helvétius pense les rapports de l'éducation et de la culture, moyens par lesquels une philosophie matérialiste peur concilier déterminisme et action. Il faut en effet comprendre que l'être n'est pas figé, et que s'il y a du déterminisme et des lois immuables – ou du moins à notre échelle et dans cette configuration temporaire du monde où nous sommes – les effets peuvent s'engendrer mutuellement et produire du changement. L'homme n'est pas qu'un effet d'une cause, il est luimême cause d'autres effets. Il n'y a donc pas une nature figée de l'homme et des individus, mais un déploiement sous l'effet de l'éducation : « Nature et éducation sont choses très voisines, disait déjà Démocrite, car il est vrai que l'éducation transforme l'homme, et cette transformation confère à l'homme sa nature. »3 Toutefois, il y va bien d'un passage au politique, dans la mesure où l'homme doit prendre 1 Coda p. 8 Coda p. 9 3 Démocrite, fragment XXXIII in Les écoles présocratiques op. cit. p. 515 2 - 214 conscience de ces déterminismes et décider d'agir sur eux. On ne saurait en effet parier sur une distribution naturelle des qualités par laquelle les hommes seraient universellement conduits à vouloir l'intérêt général : car tous les hommes « tendent naturellement à leur bonheur » mais « c'est la diversité des passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à l'intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices. »1 La part de hasard qui compose le monde est à l'origine de la nécessité d'une décision politique : « J’observerai que c’est au hasard, c’est-à-dire, à ce que le Maître n’enseigne pas, que nous devons la plus grande partie de notre instruction. »2 Dès lors, il faut maîtriser les conditions jusque là hasardeuses pour accomplir la tendance à la recherche du bonheur. La politique relève d'une volonté de maîtrise rationnelle des enchaînements de cause et d'effets sur lesquels l'homme croit à tort n'avoir pas de prise. « L’éducation morale de l’homme est maintenant presque en entier abandonnée au hasard. Pour la perfectionner, il faudrait en diriger le plan relativement à l’utilité publique, la fonder sur des principes simples et invariables. C’est l’unique moyen de diminuer l’influence que le hasard a sur elle, et de lever les contradictions qui se trouvent et doivent nécessairement se trouver entre tous les divers préceptes de l’éducation actuelle. »3 Helvétius devance ici Adam Smith4, et répond à Mandeville : le libre jeu des intérêts privés ne suffit pas, il doit être encadré, car leur distribution n'est pas égale mais hasardeuse. Il appartient à la raison de discerner dans le hasard qui n'est autre que « l'enchaînement inconnu des causes propres à produire tel ou tel effet », quels sont les mobiles de l'action humaine et de proposer de concilier les intérêts particuliers avec l'intérêt général. Si le hasard peut bien être regardé comme la source de toutes les innovations, cela légitime l’action politique dans la mesure où elle peut forcer le hasard, c’est-à-dire donner à voir plus de choses, susciter plus de circonstances. « Considère-t-on l’esprit et le génie moins comme l’effet de l’organisation que du hasard ; il est certain, comme je l’ai déjà dit, qu’en observant les moyens employés par le hasard pour former de grands hommes, on peut d’après cette observation modeler un plan d’éducation qui, les multipliant dans une Nation, rétrécisse infiniment l’empire de ce même hasard, et diminue la part immense qu’il a maintenant à notre instruction. »5 La politique l'emporte sur la morale La morale ne suffit pas, du moins cette morale désincarnée des moralistes qui néglige la 1 De l'Esprit, p. 59 De l'Homme, p. 65 3 De l'Homme, p. 79 4 L'Essai de Smith sera publié en 1776 5 De l'Homme, p. 313 2 - 215 médiation des passions et des intérêts : « Les déclamations continuelles des Moralistes contre la méchanceté des hommes, prouvent le peu de connaissance qu'ils en ont. Les hommes ne sont point méchants, mais soumis à leurs intérêts. Les cris des Moralistes ne changeront certainement pas ce ressort de l'univers moral. »1 La morale ainsi entendue pose un monde des valeurs surplombant l'activité réelle des hommes, là où au contraire il faut comprendre comment les hommes, pouvant parfois confondre leur intérêt apparent avec l'intérêt public, pourront être corrigés. Ainsi, plutôt que de condamner cette forme d'égoïsme par laquelle nous tendons toujours à notre propre utilité, il faut montrer combien elle est non seulement compatible avec le respect d'autrui, mais encore tributaire de l'intérêt public. La bonté résultera mieux d'une utilité bien comprise que d'une déclamation désincarnée. Le législateur qui veut moraliser les hommes doit comprendre que « la bienveillance pour autrui est donc l'effet de l'amour de nous-même. »2 Il ne pourra transformer les conduites des hommes contre leur propre tendance à chercher d'abord leur bonheur. Le moraliste se trompe, car au lieu d'hommes il croit avoir affaire à des saints. Or, comme il le note plus pragmatiquement, « “Dans le Harem, ce n'est point aux vertus méritoires, mais à l'impuissance que le Grand Seigneur donne ses femmes à garder.“ Il est impossible, dans la pratique, de livrer, pour ainsi dire, tous les jours des batailles à ses passions sans en perdre un grand nombre. »3 D'ailleurs, la morale est non seulement inefficace à agir véritablement sur les hommes, mais elle est d'une autre nature que la politique qui seule a trait à l'intérêt public. On ne peut confondre les modalités dans lesquelles l'individu pense sa conduite morale privée avec celle de l'État. L'utilité publique en constitue « la boussole », et la politique est une science des médiations. En effet, les morales privées, du reste comme la diversité des mœurs, ne constituent pas en soi des erreurs, car elles doivent sans doute répondre à une manière de comprendre, à un moment donné, en un lieu donné, ce que c'est que l'intérêt : « Quelques stupides que l'on suppose les peuples, il est certain qu'éclairés par leurs intérêts, ils n'ont point adopté sans motifs les coutumes ridicules qu'on trouve établies chez quelques-uns d'eux (…) »4 . Mais ces manières de régler les conduites se figent, et seule la politique saura comprendre quelles évolutions elles doivent suivre pour parvenir de nouveau à une forme de vertu : « la vertu, invariable dans l’objet qu’elle se propose, ne l’est point dans les moyens propres à remplir cet objet ; qu’on doit, par conséquent, regarder les actions comme indifférentes en elles-mêmes ; sentir que c’est au besoin de l’état à déterminer celles qui sont dignes d’estime ou de mépris ; et enfin au législateur, par la connaissance qu’il doit avoir de 1 De l'Esprit, p. 77 De l'Esprit, p. 465 3 De l'Esprit, p. 334 4 De l'Esprit, p. 129 2 - 216 l’intérêt public, à fixer l’instant où chaque action cesse d’être vertueuse et devient vicieuse. »1 Intérêt particulier et intérêt général La conciliation de l'intérêt particulier avec l'intérêt général est une autre manière de penser la nécessité de la politique parce que les hommes ne sont pas naturellement bons. Au pessimisme de Machiavel, pour qui « Tous les écrivains qui se sont occupés de politique (et l’histoire est remplie d’exemples qui les appuient) s’accordent à dire que quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion. »2, ou de Hobbes, qui nous rappelle que notre confiance dans l'espèce humaine s'arrête au tour de clés que nous donnons à nos portes, Helvétius oppose un pragmatisme politique. Puisque les hommes sont ce que leur éducation en aura fait, il appartient à un bon plan de législation de transformer ce que la condition actuelle n'a pas su rendre possible. Il faut bien une action politique, car la morale en soi n'existe pas : « sur la terre il n'est point de vice ni de vertu pure. »3 En cohérence avec sa référence constante au hasard et du fait de l'éducation, Helvétius laisse entendre qu'il n'y a pas de définition ultime de la morale : « Qu'est-ce qu'en Morale qu'une vérité nouvelle ? Un nouveau moyen d'accroître ou d'assurer le bonheur des peuples. »4 Parce que sa philosophie est bien un eudémonisme, la seule tendance au bonheur, qui n'est donc pas une valeur en soi, mais bien un fait, lié à la sensibilité physique, guide l'ensemble des représentations. Par la morale, l'homme s'attribue des fins, mais elles ne sont pas données. Son bonheur étant toujours relatif, relatif aux autres, aux circonstances, aux différences même, la morale évolue. Chaque peuple découvre alors successivement d'autres aspects de son bonheur et se fixe de nouvelles règles. La morale n'est donc que le moyen que la société se fixe pour atteindre la félicité, elle dépend toujours des modalités mises en œuvre. Helvétius estime que par la réforme de la législation, la politique vise à accomplir la tendance naturelle des hommes : la recherche du bonheur, puisque « ce sont les divers intérêts de l'homme qui le rendent méchant ou bon, et que le seul moyen de former des Citoyens vertueux, c'est de lier l'intérêt particulier à l'intérêt public. »5 La politique n'y est donc pas simplement le fait 1 De l'Esprit, p. 158 Machiavel Discours sur la première décade de Tite Live, Livre Premier, chapitre III (1520) 3 De l'Esprit p. 333 4 De l'Homme, p. 769 5 De l'Homme, p. 470 2 - 217 d'institutions qui, au mieux, pourront proposer quelques améliorations dan les conduites corporelles, ou au minima protéger la société de ses agents pathogènes, la politique est de l'ordre du faire. Il s'agit d'améliorer les mœurs, de proposer un état d'esprit propre à améliorer la science et à promouvoir le progrès. Quelle est alors la forme politique la plus à même à transformer les peuples ? Par quel moyen la loi peut-elle agir sur les hommes et leurs représentations ? Comment d'ailleurs savoir quelle est la bonne législation ? Faut-il voir dans Helvétius cette défense du despotisme que l'on rencontre chez La Mettrie, comme le lui ont reproché bien des contemporains ? Il nous semble que deux éléments fondamentaux guident en ces matières la pensée d'Helvétius : d'une part un égalitarisme foncier, qui tient à l'affirmation d'une commune organisation des hommes ; d'autre part la lutte contre les préjugés, et le plus fort d'entre eux dans le domaine politique, le préjugé théologique qui sert les intérêts particuliers d'une caste. On le voit d'ailleurs, ce dernier se rapporte également au principe fondamental de l'égalité, puisqu'il s'agit de refuser la primauté de certains sur l'ensemble. Parce que chacun cherche également son bonheur, la quête d'un égal accès au bonheur devient l'origine et la fin de la politique. En sorte que nous pourrions dire que l'essence de la politique d'Helvétius est de nature démocratique. C'est ce que nous allons démontrer dans notre troisième partie. - 218 - III Politiques matérialistes L'anthropologie une fois établie, la politique peut se déployer. Elle répond à la nécessité de passer d'une poursuite individuelle du bonheur à la prise en compte de la pluralité d'êtres. Cependant, en raison des profondes divergences entre La Mettrie et Helvétius, la politique entendue matériellement n'est pas la même pour l'un et l'autre. Le premier n'y voit qu'un fait, qui vent de l'extérieur influer sur la chaîne des déterminations qui s'imposent à l'individu, sans qu'il soit possible à ce dernier d'en modifier les conditions (A). En revanche, pour Helvétius, la politique est l'un des noms de l'éducation : elle est donc tout à la fois fait et norme, cause et effet. La politique relève donc chez lui du faire (B). Ces deux dimensions expliquent alors des stratégies matérialistes distinctes, même si tous deux accordent une place importante à la religion qu'il s'agit de contourner, voire d'affronter (C). - 219 - A/ La politique est un « fait » : La Mettrie La question politique constitue l'un des principaux paradoxes de la doctrine de La Mettrie. En effet elle n'occupe pas une place centrale dans son œuvre, qui, on l'a vu, concerne davantage les conséquences anthropologiques de sa pratique et de sa connaissance médicale. Toutefois, le Discours Préliminaire qui préface la publication de ses Œuvres philosophiques en 1751 met en perspective les conséquences morales de son travail avec la question politique. Il formule lui-même le paradoxe, dès la première ligne, en affirmant que : « Je me propose de prouver que la philosophie, toute contraire qu’elle est à la morale et à la religion, non seulement ne peut détruire ces deux liens de la société, comme on le croit communément, mais ne peut que les resserrer et les fortifier de plus en plus. »1 Or, la fin de ce Discours affirme en même temps : « Législateurs, juges, magistrats, vous n'en vaudrez que mieux2 quand la saine philosophie éclairera toutes vos démarches, vous ferez moins d'injustices, moins d'iniquités, moins d'infamies ; enfin vous contiendrez mieux les hommes philosophes qu'orateurs, et raisonnants que raisonneurs. » Ainsi, il faut comprendre comment la politique est ici pensée à partir de l'activité philosophique elle-même. Cela permet de mieux mettre en perspective le dessein de La Mettrie. S'il s'attache, dans un premier temps, à séparer l'activité philosophique de la politique, c'est pour mieux réserver une place autonome à l'activité philosophique, dont il attend par la suite un effet politique. Il s'agit en effet de la laisser se développer contre l'obscurantisme religieux, pour ensuite influencer sur les législateurs. C'est donc en creux que l'on peut lire la politique implicite de La Mettrie. Elle développe une conception élitiste qui réserve la politique au petit nombre de ceux qui sauront être absous de préjugés, elle suppose un effet bénéfique pour la société au développement de la pensée. De ce fait La Mettrie annonce en effet le développement des Lumières, constituant le moment où la philosophie prend conscience d'elle-même dans ses effets pratiques, quoiqu'elle ne croie pas encore à sa popularisation. 1. Rencontres de la politique C'est-à-partir de l'exercice de la philosophie que se pose le problème politique La relation de La Mettrie à la politique est d'abord un fait d'expérience pratique, dans la mesure où son activité éditoriale l'a confronté aux lois et aux peines. Ce sont ses écrits anthropologiques, notamment L'Homme-Machine, mais aussi sur la médecine – Ouvrage de 1 Discours Préliminaire, p. 7 (Coda) Discours Préliminaire, p. 31 (Coda) 2 - 220 Pénélope – qui lui ont valu ses premières condamnations et son exil. Sa relation à la politique est donc de prime abord défensive. Elle pose la question de la place de la pensée autonome dans la société, société qu'il conçoit régie par des préjugés que le travail philosophique et scientifique entend détruire. De ce fait l'attitude politique de La Mettrie consiste d'abord à s'en méfier, même s'il ne peut totalement s'en affranchir. Au rejet supposé de la politique dans la tradition épicurienne, il préfère un accommodement par lequel, il faut à la fois maintenir l'exercice de la pensée libre, et se préserver des attaques : « Pensez-tout haut, mais cachez vous. »1 Se cacher, c'est trouver la protection d'un Prince ouvert à la pensée philosophique, se cacher c'est aussi participer de la propagation de ses œuvres sous couvert. Ainsi, La Mettrie va un peu plus loin que le curé Meslier, qu'il cite, mais reste au seuil d'une pensée militante. La pensée philosophique attend du politique qu'il la protège. Ce pourquoi il va d'abord en montrer l'innocuité du point de vue moral, avant d'évoquer les lointains profits que pourra en tirer la société. Il faut montrer que la philosophie amorale ne met pas en cause l'ordre politique Le début du Discours Préliminaire joue le rôle d'un plaidoyer pro domo, dans la mesure où il ne cesse de montrer que les philosophes matérialistes et athées ont toujours su être vertueux, et que même ses textes sont sans effet quant au contenu de la morale sociale. Démonstration qui se présente donc sous un double aspect, celui de la réhabilitation des personnes, qui de Hobbes à Spinoza ou Montaigne ont toujours su se conduire conformément aux règles sociales, quoiqu'ils en aient pensé ou écrit ; et selon une démonstration de l'irréductibilité des vérités philosophiques avec la morale. Le premier point apparaît classique, et, depuis Bayle2, on ne cesse de pratiquer l'argument ad hominem pour défendre les philosophes athées, qui se comportent en général de la manière la plus vertueuse qu'il soit3. Non seulement les philosophes modernes sont tous pleins de candeur et de modération, mais les sagesses antiques, celles qui ont précédé l'apparition de la religion chrétienne ont permis que s'érige une morale qui ne tienne pas à la théologie. Le second point apparaît fondamental dans l'approche de La Mettrie, puisque ce dernier refuse que les ordres théoriques et pratiques se confondent. Cela participe d'une part d'un refus de confondre le vrai, qui part des connaissances concernant la nécessité causale de la nature, et le juste, qui n'est que conforme à 1 Discours Préliminaire, p. 34 (Coda) La Mettrie évoque en note de bas de page l'article « Spinoza » de son Dictionnaire Critique, p. 182 (coda) 3 Argument qu'une fois encore le Pape a voulu retourner, en se signalant lors de son voyage en Grande Bretagne où il était attendu pour la collusion des autorités religieuses avec des prêtres pédophiles. Or il en a profité pour dénoncer l'athéisme dont il a fait l'une des causes du nazisme. 2 - 221 l'ordre social1. Qu'est-ce qui peut expliquer cette différence ontologique pour un penseur matérialiste ? Cela ne remet-il pas en cause le monisme de son analyse ? La raison de la distinction de l'ordre du vrai et de l'ordre moral, tient d'abord au rôle de l'imagination et de l'illusion dans la théorie de la connaissance. Que la philosophie ait pour tache de découvrir les vérités éternelles de la nature ne prédispose en rien que les conventions mises en place par les hommes en soient déjà le produit. La Mettrie semble tirer ici implicitement une conséquence imprévue de la prudence cartésienne en terme de morale : si ce dernier avait pensé nécessaire une morale provisoire, parce que l'urgence à être moral l'emportait sur la vérité des mœurs, cela implique que rien ne garantisse la justesse de la justice. En sorte que la solution apportée par Descartes concerne bien une attitude morale individuelle, mais qui se méfie implicitement des conditions sociales dans lesquelles se développe une morale. Le choix de la modération par Descartes avoue en fait une suspicion envers la morale de son temps, portée par la théologie. La Mettrie pour sa part en tire toutes les conséquences : la morale ne saurait être fondée en vérité. Voilà pourquoi il peut porter plus loin encore sa critique sceptique : en matière de morale il n'y a pour le moment que des mœurs, et l'usage dogmatique que les théologiens font de leurs principes moraux est d'autant plus dangereux. Il faut protéger la philosophie contre la théologie S'il y a eu des philosophes athées, matérialistes même, et vertueux, en revanche, l'histoire abonde de théologiens qui ont mis en cause l'ordre et la paix sociale : « ce sont les théologiens, esprits turbulents qui font la guerre aux hommes pour servir un dieu de paix. »2 Ici apparaît sans doute le principal atout d'une pensée sceptique sur le dogmatisme. Sa méfiance vis-à-vis de la théologie passe par la dénonciation de l'enthousiasme3 religieux, celui par lequel les « prêtres déclament, échauffent les esprits par des promesses bien dignes d'enfler un sermon éloquent, ils prouvent tout ce qu'ils avancent sans se donner la peine de raisonner. »4 La question de l'enthousiasme anime fortement l'actualité politique de son temps. Voltaire y consacre un article de 1 À de nombreuses reprises, il refuse de rapporter un ordre à l'autre : « Puisque nous savons à n'en pouvoir douter que ce qui est vrai n'est pas juste pour cela, et réciproquement que ce qui est juste peut bien n'être pas vrai, que ce qui tient du légal ne suppose absolument aucune équité (…) » p. 29 Que la tache du politique consiste à re-fonder une forme de justice sur la base de la réflexion philosophique suppose alors un changement de paradigme : la morale ne désigne plus l'ordre sociale, mais l'utilité qui doit en découler. 2 Discours Préliminaire, p. 20 3 Pour une présentation d'ensemble de la question de l'enthousiasme, cf. Christian Ruby L'enthousiasme, Essai sur le sentiment en politique, Hatier 1996 79 p. 4 Discours Préliminaire, p. 12 - 222 son Dictionnaire Philosophique, par lequel il tourne en dérision l'enthousiasme. S'il se réfère à une étymologie grecque abusive, c'est pour rattacher ce sentiment politique et religieux à des considérations digestives, qui le rapportent par conséquent au plus bas étage du l'homme : « Ce mot grec signifie émotion d’entrailles, agitation intérieure. » De fait décrivant le développement de l'enthousiasme théologique, il part de Saint Ignace de Loyola pour rendre compte de la guerre civile : « Enfin l’enthousiasme devient si épidémique qu’ils forment au Japon ce qu’ils appellent une chrétienté. Cette chrétienté finit par une guerre civile et par cent mille hommes égorgés: l’enthousiasme alors est parvenu à son dernier degré, qui est le fanatisme; et ce fanatisme est devenu rage. »1 L'enthousiasme religieux a ceci de préoccupant qu'il prétend à une supériorité du sentiment sur la raison, mais, sans donner lieu à une expression de ce qui relèverait d'un sentiment moral2, il donne dans l'exaltation religieuse, qui croit avoir directement accès à une parole divine, et en conséquence, devient dogmatique et fanatique. En conséquence, les enthousiastes et fanatiques se croient au dessus des lois, et ce sont eux qui mettent bien plus en péril l'ordre politique : « Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre. »3 On sait que c'était également le principal argument de Hobbes contre toute prétention papiste à vouloir régenter l'ordre souverain, ce pourquoi une partie importante de Léviathan est consacrée à lutter contre «le royaume des ténèbres ». Tel n'est pas le risque porté par le lent travail de la raison auquel se livre un philosophe. Le philosophe en effet, n'a de cesse de distinguer la recherche de la vérité de la remise en cause de l'ordre social. Le philosophe est bien celui qui ne confondant pas le vrai et l'utile momentané d'une société se conduit en vrai conformiste : « quel mal – je le demande aux plus grands ennemis de la liberté de penser et d’écrire – quel mal y a-t-il d’acquiescer à ce qui paraît vrai quand on reconnaît avec la même candeur et qu’on suit avec la même fidélité ce qui paraît sage et utile ? »4 Le roi philosophe l'emporte sur les préjugés Le législateur doit donc se réserver le droit à une autonomie vis-à-vis de la religion, 1 Article « enthousiasme » du Dictionnaire philosophique, édition M. Touquet, Paris, imprimerie Baudouin, tome II, p. 364 2 Il ne faut donc pas confondre cette forme d'enthousiasme avec celle réhabilitée par Shaftesbury, auteur non seulement d'un Essai sur le mérite et la vertu op. cit. ; mais aussi d'une Lettre concernant l'enthousiasme (cf. Christian Ruby, L 'enthousiasme, op. cit. p. 28) qui y voit la possibilité d'un accès direct à une forme de vérité. 3 Voltaire, Dictionnaire philosophique. Art. « fanatisme » op. cit. 4 Discours Préliminaire, p. 13 (Coda) - 223 autonomie qu'il acquerra comme le verra plus loin, par le travail de la raison qui le portera peu à peu à se libérer des préjugés. L'autre tache que se voit assigné le politique, c'est à son tour de protéger les philosophes des prétentions des théologiens à leur interdire d'exercer le libre examen. Le roi doit protéger les philosophes de l'action des théologiens : après avoir rappelé quel était le devoir des philosophes, il ajoute, « Le vôtre, princes, c'est d'écarter tous les obstacles qui effraient les génies timides, c'est d'écarter toutes ces bombes de la théologie et de la métaphysique, qui, ne sont pas pleines de vent quand c'est un saint homme en fureur qui les lance : tantae animis cœlestibus irae ! »1 Ainsi, le Discours Préliminaire présente non seulement un programme de défense du philosophe contre l'action de la religion, mais annonce un changement majeur : la philosophie va peu à peu remplacer la religion. Il s'agit en effet de substituer au règne de la croyance et à celui de la superstition celui de la vérité. Comment ce basculement peut-il se faire si l'on suit encore les préceptes par lesquels La Mettrie semblait séparer radicalement la philosophie de la politique et de la morale ? Une prise de conscience propre aux Lumières naissantes entend se détacher de la religion et de ses préjugés : « philosophe, attaché avec plaisir au char glorieux de la sagesse, m'élevant audessus des préjugés, je gémis sur leur nécessité, fâché que le monde entier ne puisse être peuplé d'habitants qui se conduisent par raison. »2 Si les mœurs ont dû être formées et encadrées par un usage stratégique des illusions de l'imagination religieuse, il faut désormais passer à une autre modalité de l'action politique. Celle-ci ne doit pourtant pas renoncer aux préjugés et à l'imagination, mais elle doit renoncer aux excès de la religion. D'une part, il faut réduire le pouvoir de nuisance de la religion : car « l'odieuse haine théologique » est la première cause des « guerres philosophiques » par lesquelles on veut faire croire au danger de la liberté de philosopher. Car la conviction du philosophe médecin est faite : le développement des sciences, et donc de la philosophie, conforte le bonheur humain. En cela déjà la philosophie est utile à la société. « Parmi tous les philosophes, le Médecin est le seul qui ne soit pas oisif, et qui, tandis que les autres poursuivent tranquillement dans leur cabinet les plus stériles connaissances, seul sans cesse occupé, sans cesse exposé à la contagion des maux, mérite plus visiblement de la Patrie. »3 Il a fallu s'affranchir peu à peu des préjugés religieux en ce qui concerne le corps pour que la médecine en vienne à produire ses effets : « sans ses lumières, les médecins 1 Discours Préliminaire, p. 33 (Coda) Discours Préliminaire, p. 25 (Coda) 3 Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine, Fayard 2002, p. 343 2 - 224 seraient réduits aux premiers tâtonnements (…) »1 Il reste cependant à aller plus loin et à manifester comment la philosophie pourrait servir à son tour à édifier une morale, c'est-à-dire à prendre la place des théologiens auprès des gouvernants. Il faut étendre les progrès faits en médecine au domaine moral : « Sur quoi n'étend-elle pas ses ailes? À quoi ne communique-t-elle pas sa force et sa vigueur ? Et de combien de façons ne peut-elle pas se rendre utile et recommandable ? Comme c'est elle qui traite le corps en médecine, c'est -elle aussi qui traite, quoique dans un autre sens, les lois, l'esprit, le cœur, l'âme. Etc. C'est elle qui dirige l'art de penser. Par l'ordre qu'elle met enfin utilement partout : dans la jurisprudence, dans la morale, dans la enfin utilement partout : dans la jurisprudence, dans la morale, dans la métaphysique, dans la rhétorique, dans la religion, etc. »2 La Mettrie a bien conscience de ce retournement et de son caractère paradoxal : « quoique le resserrement des nœuds de la société par les heureuses mains de la philosophie paraisse un problème plus difficile à comprendre à la première vue, je ne crois cependant pas, après tout ce qui a été dit ci-devant, qu'il faille des réflexions bien profondes pour le résoudre. »3 Il dévoile ici toute l'ambiguïté de sa démarche, qui tient à la fois à des considérations de circonstances et à un problème de fonds. S'agissant des circonstances, on peut en effet voir un habile stratagème qui consiste à affirmer que la philosophie n'est d'aucune influence sur la politique, pour mieux ensuite laisser libre cours à son exercice. Toutefois, la stratégie n'explique pas tout, et la contradiction peut paraître totale entre l'affirmation de l'hétérogénéité des champs respectifs du vrai et du moral, et l'idée que finalement la philosophie pourrait être utile à la morale et à la politique. La résolution de cette incohérence apparente suppose que l'on assigne leurs places respectives à la philosophie et à la politique. La philosophie vise la vérité, et pour La Mettrie, elle permet de connaître les mécanismes des comportements individuels, là où le politique se doit de gérer ces comportements. De ce fait, la connaissance des mécanismes par lesquels les hommes réagissent est nécessaire à son activité, et la philosophie vient lui apporter les connaissances analogues à celles dont doit disposer un médecin pour traiter un corps. C'est à ce titre que La Mettrie dédie ses Œuvres philosophiques au roi de Prusse, Frédéric II, qu'il loue de son entreprise de rétablissement des lettres : « Ah, si tous les princes étaient aussi pénétrants, aussi éclairés, aussi sensibles au don précieux de l'esprit, avec quel plaisir et quel succès, chacun suivant hardiment le talent qui l'entraîne, favoriserait le progrès des lettres, des sciences, des 1 Discours Préliminaire, p. 26 id. p. 26 3 id. p. 26 2 - 225 beaux-arts, et surtout de leur auguste souveraine, la philosophie. » p. 25 Certes, Frédéric II a su regrouper autour de lui un aréopage de savants, mais il a plutôt admiré en La Mettrie un aimable compagnon qu'il ne goûtait ses œuvres, puisqu'il en a interdit la diffusion des œuvres philosophiques de 1751. 2. La gestion des affects humains Tous les corps ne sont pas concernés par l'action politique. Le propre de la conception politique de La Mettrie est d'en restreindre autant que possible le champ d'application. La politique n'est qu'un des moyens de procurer le bonheur, il s'agit de subordonner les fins et les moyens de la politique à ce vaste eudémonisme que constitue le véritable objet du travail de La Mettrie. Dans ce cadre, l'individu étant premier, il est le principal agent de son bonheur, et il lui appartient surtout de faire avec son corps, c'est-à-dire de tenter de suivre au mieux ce que la nature peut lui prescrire. Première conséquence, le rapport au politique est défensif, il faut se prémunir des instances de pouvoir extérieures, comme la religion, qui visent à le contraindre à des attitudes qui ne font pas partie de sa nature propre. Deuxième conséquence, le domaine d'action de la politique suppose à son tour une prise en compte de ce qui porte atteinte à l'utilité publique, en sorte que le problème politique consiste à définir ce qu'est la méchanceté humaine. Le champ d'action de la politique Notons d'emblée que La Mettrie ne sépare jamais politique et morale. Lorsqu'il distinguait les domaines de la philosophie et de la politique, il faisait de la première l'étude exclusive des phénomènes de la Nature, autrement dit ce qui tombe sous la double contrainte de la sensation et de la nécessité mécanique. En vient à discuter des mœurs, qui relèvent d'une forme de contingence, car leur caractère conventionnel ne relève en fait que du jeu de l'imagination. Et de ce point de vue, « Telle est la morale, fruit arbitraire de la politique »1 Religion, morale, politique participent d'un même ordre et relèvent des moyens inventés par les hommes pour gérer leurs relations qui sans cela seraient sans ordre, en raison de la nature stochastique de l'univers. « Je suppose que la Religion n'est qu'une fable imaginée pour contenir les peuples dans leur devoir et faire la sûreté du Gouvernement ; dans cette hypothèse, elle serait un puissant préjugé qui mériterait du respect. Le braver, c'est le perdre. »2 De ce fait la place de la religion est également politique. Dans la tradition 1 Discours Préliminaire, p. 8 Il ajoute à la page suivante : « Puisque la morale tire son origine de la politique comme les lois et les bourreaux, il s'ensuit qu'elle n'est point l'ouvrage de la Nature, ni par conséquent de la philosophie, ou de la raison, tous termes synonymes. » 2 Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en Médecine. Fayard, 2002 p. 302 - 226 épicurienne, La Mettrie voit dans la religion un auxiliaire de la politique, mais qui a tendance à usurper son pouvoir. La religion, en effet, agit sur l'imagination pour contraindre au respect des lois. Parce que les lois qui organisent la société sont « trop froides et trop sensées »1, elles ne peuvent en effet se suffire à elles-mêmes pour agir sur les hommes. Ces derniers étant conduits par leurs appétits, il faut un motif sensuel qui les contraigne à son tour : il y en aura deux, frappant l'imagination, la religion et les supplices. La religion en effet est paradoxalement plus efficace que la raison, précisément parce qu'elle est irrationnelle : « elle a paru les yeux couverts d'un bandeau sacré, et bientôt elle a été entourée de toute cette multitude qui écoute bouche béante et d'un air stupéfait les merveilles dont elle est avide, merveilles qui la contiennent -ô prodige ! - d'autant plus qu'elle les comprend moins ! »2 On a vu en deuxième partie quel rôle organique jouait l'imagination : issue initialement d'une sensation, elle peut s'y substituer, analogue en cela aux passions cartésiennes. De ce fait, l'homme guidé par ses sensations « courant spontanément au bien-être per fas et nefas » n'agit pas rationnellement, et des motifs irrationnels ne peuvent être combattus que par des sensations. L'effroi produit par la religion et les supplices participe d'une gestion des affects qui joue comme mobile sensible de détermination. « Sans les gibets, les roues, les potences, les échafauds, sans ces hommes vils, rebuts de la Nature entière, qui pour de l'argent étrangleraient l'univers [les bourreaux], malgré le jeu de toutes ces merveilleuses machines, le plus faible n'eût point été à l'abri du plus fort. »3 La Mettrie est ici tout à fait conforme à son scepticisme moral : la morale n'est pas l'expression d'un ordre de vérité donné une fois pour toutes, mais appartient bien au seul domaine des mœurs. Sans parler de généalogie, il y a cependant une construction du rapport moral qui lui est amoral : par la douleur et la peine, l'homme apprend à être moral. Si une analyse rationnelle comprend la fonction de la morale, « former un système de mœurs politiques pour la sûreté de ce commerce » entre les hommes, la moralisation des hommes ne suit pas des voies rationnelles et morales. De ce fait il y a bien un partage initial des rôles : le bras séculier et la religion agissant de concert pour produire des comportements moraux. On voit là qu'émerge également l'élitisme de La Mettrie, seuls quelques uns peuvent être conscients de ce rapport moral, là où le peuple doit le suivre aveuglément. Une politique des corps ? Michel Foucault, dans Surveiller et punir, mentionne La Mettrie au tout début de sa 1 id. id. 3 id. 2 - 227 troisième partie, Discipline. Dans sa généalogie du pouvoir, il fait des XVII° et XVIII° siècles une période de bascule, celle où la discipline remplace la punition, et entreprend une généalogie « des méthodes punitives à partir d'une technologie politique du corps où pourrait se lire une histoire commune des rapports de pouvoirs et des rapports d'objets. »1 On sait que la politique du corps donne lieu à une entreprise de normalisation des comportements, qui ne visent plus seulement les corps, mais aussi l'âme, certes pas celle de la religion, mais précisément celle produite par le pouvoir et ses techniques du corps : « l'âme, effet et instrument d'une anatomie politique ; l'âme, prison du corps. »2 La maîtrise du corps apparaît alors comme un moment essentiel dans la genèse du pouvoir moderne, et La Mettrie y occupe un point d'origine essentiel : « Il y a eu, au cours de l'âge classique, toute une découverte du corps comme objet et cible de pouvoir. On trouverait facilement des signes de cette grande attention portée alors au corps – au corps qu'on manipule, qu'on façonne, qu'on dresse, qui obéit, qui répond, qui devient habile ou dont les forces se multiplient. Le grand livre de l'Homme-machine a été écrit simultanément sur deux registres: celui anatomo-métaphysique, dont Descartes avait écrit les premières pages et que les médecins, les philosophes ont continué ; celui technico-politique, qui fut constitué par tout un ensemble de règlements militaires, scolaires, hospitaliers et par des procédés empiriques et réfléchis pour contrôler ou corriger les opérations du corps. Deux registres bien distincts puisqu'il s'agissait ici de soumission et d'utilisation, là de fonctionnement et d'explication : corps utile, corps intelligible. Et pourtant de l'un à l'autre, des points de croisement. L'Homme-machine de La Mettrie est à la fois une réduction matérialiste de l'âme et une théorie générale du dressage, au centre desquelles règne la notion de « docilité» qui joint au corps analysable le corps manipulable. Est docile un corps qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être transformé et perfectionné. »3 De cette analyse, on peut en effet retenir la mise en contexte, par laquelle Foucault insère La Mettrie dans un vaste mouvement qui, partant de Descartes, rejoint les premières constructions d'automates, dont, ajoute-t-il Frédéric II était aussi friand que les manœuvres de ses soldats. Toutefois, c'est accorder beaucoup à La Mettrie que d'y voir la possibilité d'une démarche qui vise à rendre les corps dociles. Michel Foucault se trompe d'ailleurs lorsqu'il fait de la « docilité » le « centre » de l'œuvre de La Mettrie4, si par docilité il s'agit d'aller au-delà du dressage et de 1 Michel Foucault, Surveiller et punir, Tel Gallimard 1975, p. 31 Michel Foucault, Surveiller et punir, Tel Gallimard 1975, p. 38 3 Michel Foucault, Surveiller et punir, Tel Gallimard 1975, p. 160 4 Du reste les termes de « docilité » et « docile » n'apparaissent qu'une seule fois dans l'Homme-machine, là où les termes de corps, de machine, de mécanisme abondent. En revanche, dans le Discours Préliminaire, il précise que les hommes « sont des animaux indociles » (p. 8 Coda), et que les lois sont là pour les « dompter. » 2 - 228 l'utilisation, pour transformer et perfectionner le corps. Nulle transformation, nulle maîtrise du corps chez La Mettrie ! Le corps exerce une emprise qu'il nous est impossible de maîtriser : « Nous, nous ne disposerons point de ce qui nous gouverne, nous ne commanderons point à nos sensations ; avouant leur empire et notre esclavage, nous tâcherons de nous les rendre agréables, persuadés que c’est là où réside le bonheur de la vie.»1 S'il y a bien une politique des corps, elle ne peut viser à atteindre les corps, la réalité biologique étant conçue comme un donné qu'il nous est tout-à-fait impossible de saisir. En sorte que pour La Mettrie, la politique doit se contenter de gérer les flux corporels comme autant de corps en mouvements, sur lesquels il faut appliquer des forces mécaniques de l'extérieur, qui ne peuvent que modifier leurs trajectoires, c'est-à-dire orienter les effets produits sur d'autres corps. D'autre part, le corps ne peut être amélioré qu'aux marges, dans la mesure où l'éducation ne peut concerner qu'une faible part de nos humeurs, et pour peu d'entre nous, « tel est le bonheur réservé aux philosophes. »2 Il nous reste donc à envisager quelle peut-être la part des actions du gouvernement sur les corps. Le cas des méchants : l'organisation On l'a déjà signalé, le propre de la théorie de La Mettrie tient à son affirmation selon laquelle, le bonheur individuel a pour limite l'intérêt de la société, ce en quoi il ne peut être assimilé à Sade3. Cette conception a ceci de trompeur qu'elle se formule sur le registre de l'évidence, elle tient en un premier principe épicurien, celui par lequel ce qui est en cause, c'est l'absence de nuisance réciproque4. Mais précisément, si la nature ne prescrit aucun ordre, puisque « rien n'est bizarre pour la nature », on voit qu'il y a une difficulté à fonder ce qui relève d'un droit de la nature. Qu'il y ait des méchants peut bien constituer en quelque sorte un fait d'expérience, mais que l'on puisse porter un jugement sur la méchanceté pose problème si l'on tient à l'amoralisme de La Mettrie. Ce problème se déploie alors selon une triple alternative : ou bien La Mettrie parvient à formuler un principe par lequel finalement il fonde une forme d'axiologie qui permettra au politique d'agir ; ou bien il laisse ce point sous silence, ce qui entraine deux autres conséquences possibles, la première révélant la contradiction foncière du matérialisme et son impasse ; la seconde faisant du matérialisme une doctrine qui refuse finalement le recours à un fondement rationnel ou naturel. Estce à dire alors que la politique serait sceptique ? 1 Anti-Sénèque ou Discours sur le Bonheur p. 296 Anti-Sénèque ou Discours sur le Bonheur p. 296 3 « je déteste au contraire tout ce qui nuit à la société » La Mettrie, Anti-Sénèque p. 331 (Coda) 4 « Le droit de la nature est le moyen de reconnaître ce qui est utile pour ne pas se faire du tort les uns aux autres et ne pas en subir . » Épicure, Maxime Capitale XXXI, in Lettres et maximes, Puf, édition de Marcel Conche, p. 241 2 - 229 - La question du bien commun et le critère d'utilité L'absence de bien ou de mal absolu constitue une constante de l'approche de La Mettrie. Ce n'est donc jamais en termes définitifs qu'il peut parler de méchants ou de bien public. Les valeurs sociales ne sont que des conventions, reste à déterminer lesquelles relèvent purement de l'illusion, notamment religieuse, et celles qui peuvent être reprises dans le cadre de son anthropologie : « La Mettrie partage avec Spinoza et la tradition spinoziste l'idée qu'il n' a pas de bien et de mal absolu ou originel. Rien n'est absolument bon ou mauvais, juste ou injuste ; seule la société peut, par les lois et l'éducation, engendrer la vertu et la justice, dans l'intérêt de ses membres. »1 Il faut donc substituer à l'approche morale en termes de valeurs de bien et de mal, celle plus immanente d'utilité. La difficulté théorique consiste à comprendre comment il est possible de prendre en compte le point de vue de la généralité ou celui de l'altérité à partir de son sensualisme. De nombreux commentateurs y voient d'ailleurs sa principale contradiction : celle par laquelle il peut poser le caractère absolument fatal des besoins corporels et la nécessité de prendre en compte la dimension sociale. Le point de départ de la démarche de La Mettrie repose sur son amoralisme. On ne peut parler du crime à partir d'un point de vue qui poserait le bien ou le mal comme relevant de valeurs. Ainsi, le crime est plus un vice, c'est-à-dire une pathologie, qui relève d'un traitement médical. À plusieurs reprises, il affirme que le médecin est mieux à même de porter un avis sur le crime que le juge, car « le vol même, vu des mêmes yeux, est plutôt un vice qu’un crime. »2 Faisant la liste de crimes plus horribles les uns que les autres, il en vient à conclure que seule la médecine est à même de juger, car seule elle peut faire la part de la responsabilité dans la mesure où « si la raison est esclave d’un sens dépravé ou en fureur, comment peut-elle le gouverner ? »3 Nous ne sommes alors pas plus criminels que le Nil sortant de son lit4. L'homme machine agit machinalement sans référence à une axiologie. Pour autant, les hommes vivent en société. C'est un fait, qui ne souffre d'ailleurs que d'une nécessité relative : il sait qu'il y a des enfants sauvages, et il fait le récit de cet enfant ours trouvé en 1694 en Lituanie qui a tant défrayé la chronique. Le fait social est abordé comme relevant d'une décision, dans la mesure où les hommes ont « formé le projet de vivre ensemble », et qu'il a fallu pourvoir à leur régulation. Toutefois, il faut bien noter une forme d'évolution dans l'approche de La 1 Jonathan I. Israël, Les lumières radicales, p. 783 Système d'Épicure, XLVI p. 245 3 L'Homme-Machine, p. 64 (Coda) 4 Système d'Épicure, XLVII p. 245 2 - 230 Mettrie. Certes, tout part de la recherche individuelle, et naturelle du bonheur : « Nos organes sont susceptibles d’un sentiment ou d’une modification qui nous plaît et nous fait aimer la vie. »1, mais apparaît avec la notion de remords l'hypothèse d'une forme de bonté naturelle, par laquelle l'altérité est prise en compte. Le pendant de cette analyse, c'est la notion de remords, qui, dans un premier temps est l'indice d'une loi naturelle : « qui tourmente les hommes est tourmenté par lui-même, et les maux qu'il sentira seront la juste mesure de ceux qu'il aura faits. »2 La notion de remords est alors primordiale. Elle permet de fonder une morale immanente sur fond de sensibilité. Le remords ne constitue pas une valeur, mais un fait psychologique : les criminels sont « punis par leur propre conscience. »3 Inversement, l'homme peut faire le bien, car il ressent un plaisir dans le commerce avec autrui. Non seulement l'art de jouir découvre dans les commerces de l'amour un bien-être qui fait de la volupté partagée le summum de plaisir, mais, chacun peut sentir qu' « il y a tant de plaisir à faire du bien »4 que la Nature nous engage dans une relation de jouissance partagée. Et de fait, si le criminel peut bien éprouver une forme de plaisir insatiable à faire du mal, le remords lui fera également sentir l'immoralité de cette conduite. Il s'agit toujours de sensations, jamais de valeur. L'individu perçoit immédiatement ce que l'autre ressent, il sait s'il lui fait du bien ou du mal. En sorte que la loi naturelle ne découle pas d'une réflexion, mais bien d'un sentiment. Là où le matérialisme de Hobbes passait du droit de nature à la loi naturelle en faisant intervenir la raison5, La Mettrie en reste à un plan d'immanence sensuelle : la loi se ressent, nous sentons, par le biais le cas échéant du remords, que la loi naturelle est « un sentiment, qui nous apprend ce que nous ne devons pas faire, parce que nous ne voudrions pas qu'on nous le fît. »6 Cette formulation n'a certes rien d'original quant à ses conséquences, mais elle a pour l'origine un sentiment. La Mettrie ne se réfère pas ici au sentiment moral de Shaftesbury, mais se contente de faire de la loi morale un fait psychologique issu de la Nature. On voit quelles contradictions apparaissent avec le reste de sa doctrine, notamment l'hypothèse de bien et de mal dans la Nature. D'ailleurs, il abandonne cette conception dans les textes ultérieurs. Le remords n'indique plus ce qu'il faut faire par nature, mais semble faire partie des concepts hérités de l'illusion : « on 1 Discours sur le Bonheur, p. 296 L'Homme-Machine, p. 65 (Coda) 3 id. 4 id. 5 Au chapitre XIV de Léviathan, Hobbes distingue « le DROIT DE NATURE, que les écrivains politiques appellent communément jus naturale, est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance » de la loi de nature « un précepte, ou une règle générale trouvée par la raison ». Léviathan, édition de Gérard Mairet, Gallimard, p. 229-230 6 L'Homme-Machine, p. 65 (Coda) 2 - 231 peut être heureux, j'en conviens, en ne faisant point ce qui donne des remords, mais par là on s'abstient souvent de ce qui fait plaisir, de ce que demande la Nature. » La Nature ici ne renvoie plus à une instance qui finalement orienterait la conduite en vertu d'un finalisme qui lui ferait connaître la nécessité de l'altruisme, la Nature ne désigne plus que le plaisir organique personnel. « En ne se privant point de mille agréments, et de mille douceurs qui, sans faire de tort à personne, font grand bien à ceux qui les goûtent »1 on parvient à une forme de bonheur. Dans ce cadre, le remords n'est plus l'expression de la loi de la Nature, mais au contraire une disposition acquise, des « principes si accoutumés qu'on les prend pour naturels. »2 La notion d'utilité commune se réduit donc à la possibilité de lier le bonheur des uns à celui des autres. Il n'y a là aucune volonté réformatrice et législatrice d'ensemble. Le bonheur de chacun participe de son organisation, et même l'inégalité peut-être compatible avec la notion de bonheur, chacun procédant à la recherche d'un bonheur conditionné par son corps. La culpabilité rejetée Le politique doit donc se contenter d'empêcher ceux qui, de par leur conformation corporelle ne peuvent s'empêcher de nuire à autrui de le faire. Il renoue avec la leçon spinoziste : qu'importe la culpabilité de mon chien, s'il a la rage, il faut s'en prémunir, et ainsi du criminel. Dans la lettre LXXVIII, à Oldenburg, Spinoza écrit en effet : « qui devient enragé par la morsure d'un chien doit être excusé, et cependant, on a le droit de l'étrangler. »3 Pourtant il y a une double conséquence philanthropique à cette approche : il ne faut pas accroître la peine du criminel par le remords ; il faut se contenter d'en protéger la société, tout en l'exemptant de responsabilité. C'est bien en ce sens que La Mettrie peut affirmer : « Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes ? C’est que je les crois sérieusement des machines. Dans l’hypothèse contraire, j’en connais peu dont la société fût estimable. Le matérialisme est l’antidote de la misanthropie. »4 Le criminel n'étant pas responsable de ses tendances, il est plus plaint que condamné. En conséquence, il devient inutile de vouloir lui faire prendre conscience de son crime, d'ajouter du remords à la faute. De ce fait la sanction se doit d'être aussi clémente que possible, trouver « de justes motifs d'indulgence »5. Voilà pourquoi Moïse a été un grand législateur : inspiré 1 Anti-Sénèque ou Discours sur le Bonheur, p. 297 (Coda) Discours Préliminaire, p. 15 (Coda) 3 Spinoza, Œuvres, tome 4, édition Appuhn, Garnier Flammarion p. 347 4 Système d'Épicure, XLVI, p. 245 5 Discours Préliminaire, p. 15 (Coda) 2 - 232 par la philosophie, il a su adapter les lois à la réalité des crimes, tenir compte des proportions et « adoucir les peines »1. Cela n'est pas le moindre des paradoxes de La Mettrie que de faire du fatalisme une école de clémence, leçon à méditer aujourd'hui où l'on criminalise les déviances pathologiques. 3. Le despotisme éclairé, aspect paradoxal de la notion d'éducation Le libertinage érudit et le mépris du peuple Somme toute, la politique occupe une place très restreinte dans l'analyse de La Mettrie, étant d'abord une condition négative du bonheur qui peut s'atteindre par le seul contentement des besoins du corps. L'ordre politique, avec ses lois et sa morale contre nature restreint donc la poursuite libre du bonheur individuel. Néanmoins, La Mettrie s'adresse directement au « législateur », c'est-à-dire à celui qui doit s'occuper de ces « animaux »2 qui n'agissent qu'en répondant aux impulsions de leurs corps. Il s'agit certes de s'adresser à son protecteur, le prince éclairé Frédéric II de Prusse, mais cette démarche repose sur une conception du despotisme éclairé propre au libertinage érudit dont se réclame encore La Mettrie. Quelle est alors la place de ce politique, ces Princes qui ont la tâche de réguler les autres ? La Mettrie ne développe aucune réflexion concernant la genèse des institutions, il se contente de rapporter là aussi à une expression corporelle le fait de diriger un peuple. Certains apparaissent comme par nature conduits à pouvoir diriger les autres. Ainsi La Mettrie combine la tradition élitiste du libertinage érudit3 avec sa propre conception du caractère déterminant de l'organisation biologique. Car c'est le « génie »4 de certains qui les conduit à devoir instituer l'ordre. Dès lors, La Mettrie distribue la société en plusieurs classes, inégales. Le Prince régit les relations entre les individus. Il s'est jusqu'à lors appuyé sur les clercs ecclésiastiques qui, par l'usage de la superstition, ont su imposer l'ordre. Il faut désormais libérer le petit nombre de ceux qui peuvent vivre philosophiquement de la tyrannie des préjugés. Le devoir du Prince consiste désormais à continuer à contenir le peuple, mais en exemptant les philosophes de cet ordre, car seuls les « esprits éclairés »5 peuvent comprendre la philosophie et se passer d'ailleurs de lois civiles pour être immédiatement moraux : « Ainsi, chansons pour la multitude que tous nos écrits, 1 2 Discours Préliminaire, p. 10 (Coda) Voir ci après. 4 Discours Préliminaire, p. 8 (Coda) 5 Discours Préliminaire, p. 18 (Coda) 3 - 233 raisonnements frivoles pour qui n'est point préparé à en recevoir le germe ; et pour ceux qui le sont, nos hypothèses sont également sans danger. »1 Le trait propre au libertinage érudit de La Mettrie réside dans le mépris du peuple, voué à la superstition2. Le peuple est souvent associé à la lourdeur de la réflexion, il est « vulgaire »3, et en conséquence, « Ne craignons donc pas que l'esprit du peuple se mou1e jamais sur celui des philosophes, trop au-dessus de sa portée. »4 Certes, il y va, comme le remarque Claude Morilhat, d'une stratégie par laquelle La Mettrie entend faire croire à l'innocuité de sa philosophie pour obtenir le droit de la publier sans entrave, mais plus généralement, « i1 se situe en partie dans la ligne des libertins érudits du XVII° siècle (La Mothe le Vayer, Naudé), qui excluaient le peuple méprisable de tout affranchissement de préjugés considérés comme indispensables à son maintien dans l'obéissance. »5 Ainsi, non seulement chaque individu est conduit par une forme de fatalisme à devoir accomplir ce que sa constitution lui aura permis, mais de surcroît La Mettrie envisage un génie propre à chaque peuple : « Tel peuple a l'esprit lourd et stupide, tel autre l'a vif, léger, pénétrant. D'où cela vient-il, si ce n'est en partie, et de la nourriture qu'il prend, et de la semence de ses pères, et de ce chaos de divers éléments qui nagent dans l'immensité de l'air ? »6 Ici les causes naturelles l'emportent sur toute autre considération d'histoire7 ou de culture, et La Mettrie, au moment où Montesquieu publie également L'esprit des lois envisage l'influence du climat sur l'état d'esprit : « Tel est l'empire du climat, qu'un homme qui en change se ressent malgré lui de ce changement. »8 Le rôle paradoxal de l'éducation La Mettrie ne laisse que peu de place à l'action politique. On peut même se demander quelle fonction peut occuper la philosophie, si seuls ceux qui ont un bon naturel peuvent prétendre y entendre quoi que ce soit. Or, dans son dernier texte, le Discours Préliminaire, il semble faire place à l'éducation plus que par le passé, ce qui a déjà été amorcé dans le Discours sur le bonheur. Cela entraîne une double conséquence : le législateur peut profiter des leçons de la philosophie et mieux 1 Discours Préliminaire, p. 15 (Coda) « la superstition était abandonnée au peuple et aux prêtres » Discours Préliminaire, p. 17 (Coda) 3 Discours Préliminaire, p. 16 (Coda) 4 Discours Préliminaire, p. 17 (Coda) 5 Claude Morilhat, La Mettrie, Un matérialisme radical. op. cit. p. 28 6 L'Homme-Machine, p. 51 (Coda) 7 John Falvey note d'ailleurs que la conception par La Mettrie des conditions sociales, relève d'un prjugé anhistorique « comme si elles étaient figées dans un présent éternel ». in « La politique textuelle du Discours Préliminaire : l'anarchisme de La Mettrie » p. 35, in Corpus, n° 5, La Mettrie, 1987, p. 27-52 8 id. 2 - 234 gouverner, et le déploiement de la philosophie pourra peu à peu porter des fruits plus vastes. La notion d'éducation apparaît en effet centrale au XVIII° siècle, et La Mettrie n'échappe pas à cette question, quoiqu'elle entre en contradiction avec ses propres principes. On a vu1 combien La Mettrie évoque la question pour mieux la rabattre ensuite sur le primat de l'organisation. Pourtant, il ne cesse d'en tirer des conséquences politiques. En premier lieu, la notion d'éducation est associée à l'empirisme : la première éducation, c'est précisément celle des sens, et les métaphores par lesquelles la connaissance avance éclairée du « flambeau de l'expérience »2, rendent compte de ce pouvoir par lequel l'étude des sciences est nécessaire, et utile, car elle lève les préjugés : « La première utilité des sciences est donc de les cultiver ; c'est déjà un bien réel et solide. »3 Cette connaissance permet d'armer le législateur de la connaissance des causes réelles des comportements et des débordements de la foule du peuple souvent inculte. Ainsi, l'exercice libre de la philosophie, rendu possible par l'affirmation initiale de son indépendance vis-à-vis de la politique, sert en réalité un autre dessein, celui de découvrir quelle est la vraie morale, celle qui ne repose plus sur l'illusion, ni sur la force : « c'est la raison éclairée par le flambeau de la philosophie qui nous montre ce point fixe dont l'ai parlé, ce point duquel on peut partir pour connaître le juste et l'injuste, le bien et le mal moral. Ce qui appartient à la loi donne le droit ; mais ce droit en soi n'est ni droit de raison, ni droit d'équité: c'est un droit de force qui écrase souvent un misérable qui a de son côté la raison et la justice. »4 Jusqu'à présent, le politique s'est appuyé sur les préjugés religieux pour fonder son ordre et s'imposer par la force de l'imagination, il est temps de passer à une autre conception, celle par laquelle le Législateur, conscient de sa fonction et connaissant la vraie nature des corps sur laquelle il va exercer son pouvoir, sera guidé par la philosophie. Voilà donc « enfin les ténèbres de la jurisprudence et les chemins couverts de la politique éclairés par le flambeau de la philosophie. »5 La philosophie devient cette « aimable reine »6 qui conseille le prince. Le rôle de la philosophie est alors pleinement politique, il s'agit de connaître les ressorts de la machine politique pour mieux agir sur elle, et ainsi, « le peuple sera toujours d'autant plus aisé à conduire que l'esprit humain acquerra plus de force et de lumières. Par conséquent, on apprend dans nos manèges à brider, à monter un cheval fougueux, on apprend de même à l'école des philosophes l'art de rendre les hommes dociles et de 1 Deuxième partie, « Monsieur ou Madame Machine. » L'Homme-Machine, p. 83 (Coda) 3 Dédicace à Haller, p. 42 (Coda) 4 Discours Préliminaire, p. 29 (Coda) 5 id. 6 id. 2 - 235 leur mettre un frein, quand on ne peut les conduire par les lumières naturelles de la raison. »1 Le nouveau conseiller du Prince ne doit pas être le prêtre, car « Croyez-vous que la religion mette le plus faible à l'abri du plus fort ? »2 La Mettrie avoue ici sa foi dans le pouvoir de la raison qui seul peut conduire les hommes à progresser. La vraie politique trouve désormais sa place, aux côtés de la philosophie. « Législateurs, juges, magistrats, vous n'en vaudrez que mieux quand la saine philosophie éclairera toutes vos démarches, vous ferez moins d'injustices, moins d'iniquités, moins d'infamies; enfin vous contiendrez mieux les hommes philosophes qu'orateurs, et raisonnants que raisonneurs. »3 On peut y voir un retour de la notion de « roi philosophe »4 chère à Platon : « Tout ce que je désire, c'est que, ceux qui tiennent le timon de l'état soient un peu philosophes : tout ce que je pense, c'est qu'ils ne sauraient l'être trop. »5 Elle s'inscrit dans la conception du despotisme éclairé du début du XVIII° siècle. Le statut du despotisme éclairé La Mettrie représente une charnière dans le mouvement des idées, manifestant le passage de la tradition des libertins érudits, et de la littérature clandestine, aux Lumières qui vont s'adresser directement aux princes, jusqu'à vouloir rendre la « philosophie populaire »6, selon le mot d'ordre de Diderot. La Mettrie ne s'explique pas directement concernant son choix d'en appeler au despotisme, qu'il ne nomme pas ainsi d'ailleurs. Toutefois, on peut relever trois types de raisons pour en rendre compte : une raison de circonstances, c'est-à-dire la protection apportée par Frédéric II de Prusse, le long mouvement historique de sécularisation du politique qui pousse les princes à prendre le parti adverse des bigots, et sa propre conception inégalitaire qui lui permet d'envisager le pouvoir comme le rapport nécessaire d'un dirigeant sur le peuple. La Mettrie doit fuir la France après la condamnation de ses œuvres. En 1746, après l'arrêt du Parlement condamnant l'Histoire naturelle de l'Âme à être lacérée et brûlée, puis la 1 Discours Préliminaire, p. 31 id. 3 id. 4 « Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, ou ceux qu'on appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet (…) il n'y aura de cesse, mon cher Glaucon, aux maux de la cité (…) » République, Livre V[473e], traduction Robert Baccou, Gf, 1966 5 Discours Préliminaire, p. 32 6 Diderot, L'interprétation de la nature, in Œuvres philosophiques, édition Vernière, Garnier p. 216 : « Hâtons nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple au point où en sont les philosophes. » 2 - 236 condamnation de son La politique du médecin de Machiavel, il trouve alors refuge en Hollande, où il avait d'ailleurs déjà suivi des études de médecine à Leyde en 1733. Après L'Homme-Machine, il fuit de nouveau, et rejoint le roi de Prusse, où il devient membre de l'Académie Royale des Sciences, dirigée alors par Maupertuis. Ces circonstances particulières doivent être mises en perspective dans le mouvement plus large par lequel les temps modernes réalisent progressivement la séparation du politique et du religieux. Ce n'est certes pas un hasard si les philosophes du XVIII° trouvent un accueil en terre réformée. L'emprise d'un dogme y est moins forte qu'ailleurs, et la tradition de contre pouvoir temporel y est depuis longtemps établie. La Réforme est précédée par la querelle des Empereurs, par laquelle Louis de Bavière, soutenu par Guilaume d'Ockham et Marsile de Padoue, affirme l'indépendance du pouvoir politique vis-à-vis de Rome. En France, quoique se déclarant de Droit Divin, le Roi de France tient à ses prérogatives, comme le donnent à voir les querelles entre les différents partis religieux en prise avec la doctrine du gallicanisme. Reste que le choix du despotisme éclairé par La Mettrie reste conforme à sa conception plus générale de l'humanité. Elle est inégalitaire, et certains sont donc plus aptes que d'autres à gouverner, tandis que le plus grand nombre doit continuer à vivre dans l'ignorance et l'illusion. Cela ne contredit pas l'idée que le bonheur demeure l'horizon de sa réflexion : une constante recherche du bonheur ne signifiant pas que le bonheur doive être égal pour tous. L'inégalité se traduit également par une incapacité pour le plus grand nombre à comprendre la vérité découverte par la philosophie. En sorte que les leçons de la philosophie sont réservées à un cercle choisi. Le peuple n'est pas à même de comprendre la philosophie, et il ne faut vouloir lui inculquer des vérités qu'il ne comprendrait pas : « Je ne prétends pas insinuer par là qu'on doive tout mettre en œuvre pour endoctriner le peuple et l'admettre aux mystères de la Nature. »1 En même temps, La Mettrie exprime une évolution par rapport à la tradition de la littérature clandestine. Celle-ci ne cherchait pas spécifiquement à atteindre le pouvoir politique, ce qu'entreprend pourtant La Mettrie. C'est le sens même de la première phrase de L'Homme-Machine : « Il ne suffit pas à un sage d'étudier la Nature et la vérité ; il doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser ; car pour les autres, qui sont volontairement esclaves des préjugés, il ne leur est pas plus possible d'atteindre la vérité, qu'aux grenouilles de voler. »2 Si l'on prend au sérieux l'analogie exprimée par La Mettrie, il est rigoureusement impossible de penser droitement pour ceux dont les dispositions corporelles empêchent certaines réflexions. Que l'on ne s'y méprenne pas, s'il y a une 1 2 Discours Préliminaire, p. 32 (Coda) L'Homme-Machine, p. 43 (Coda) - 237 part de mépris dans l'idée que certains seraient volontairement soumis à leurs propres préjugés, il y va d'une volonté dont le concept se rapporte en réalité à une fonction du corps1. Quant au petit nombre de ceux qui savent penser, ils peuvent découvrir de nouvelles vérités, factrices de progrès. Il faut « cultiver une science qui est la clé de toutes les autres et qui grâce au bon goût du siècle, est plus à la mode aujourd'hui que jamais. »2 La Mettrie exprime ici la conscience qu'un siècle de philosophes a de lui même. Le développement des lumières apportera un bonheur croissant. En conséquence, il est de la responsabilité des philosophes que de mener ses recherches librement :« soyons donc libres dans nos écrits comme dans nos actions, montrons-y la fière indépendance d'un républicain. »3 Quant aux princes, en plus de les protéger des théologiens obscurantistes, il leur appartient d'encourager les recherches philosophiques, « par des bienfaits et des honneurs »4. On voit là s'accomplir le dessein de La Mettrie : puisque le peuple ne saurait comprendre les bienfaits de la philosophie, tenu qu'il est par les préjugés religieux, il est temps que la philosophie et la politique s'accordent et se soutiennent mutuellement : « plus les princes ou leurs ministres seront philosophes, plus ils seront à portée de sentir la différence essentielle qui se trouve entre leurs caprices, leur tyrannie, leurs lois, leur religion, la vérité, l'équité, la justice, et par conséquent plus ils seront en état de servir l'humanité, et de mériter de leurs sujets, plus aussi ils seront à portée de connaître que la philosophie, loin d'être dangereuse, ne peut qu'être utile et salutaire, plus ils permettront volontiers aux savants de répandre leurs lumières à pleines mains, plus ils comprendront enfin qu'aigles de l'espèce humaine faits pour s'élever, si ceux-ci combattent philosophiquement les préjugés des uns, c'est pour que ceux qui seront capables de saisir leur doctrine s'en servent et les fassent valoir au profit de la société lorsqu'ils les croiront nécessaires. »5 ° ° ° Au terme de cette analyse de la conception lamettrienne de l'homme et de la politique, on voit quelle logique unit l'affirmation du primat du corps et la défense du despotisme : une forme de conservatisme. Si les hommes ne sont ce qu'ils sont qu'en vertu de leur conformation corporelle, alors l'état de la société correspond peu ou prou à un état de fait. Il est inutile de vouloir renverser 1 cf. plus haut, Deuxième partie, « le pouvoir de la raison » Discours Préliminaire, p. 32 (Coda) 3 Discours Préliminaire, p. 33 (Coda) 4 id. 5 Discours Préliminaire, p. 32 2 - 238 l'ordre établi, tout au plus peut-on vouloir corriger les erreurs liées à l'imagination, dont celle dont se prévalent les religieux ; jamais l'inégalité des corps ne devra laisser la place à l'égalité des droits. Si le corps est roi, il suffit de restituer ses droits à la puissance. - 239 - B/ Faire la politique : Helvétius L'approche d'Helvétius se place sur un tout autre plan que celle de La Mettrie. Autant pour La Mettrie il ne s'agit finalement qu'apprendre à devenir ce que l'on est déjà en se déparant de tout ce que la société voudrait nous contraindre à feindre, autant pour Helvétius, nous ne sommes jamais définitivement ce que nous sommes, parce que notre être biologique n'est pas une donnée figée, mais une condition de dépassement. Le maître mot de l'approche d'Helvétius tient donc dans sa conception de l'éducation, élément inséparable de la politique. Il faut pourtant comprendre ici que la notion d'éducation ne se laisse pas rabattre sur une entreprise d'apprentissage, pas plus qu'elle ne ne porte en elle l'idée d'une perfectibilité : on ne saurait alors comprendre pourquoi certains peuples libres tombent par la suite en esclavage. La notion d'éducation est tout à la fois hasardeuse, culturelle et politique, puisque qu'on est le fruit de ses rencontres, des mœurs de son peuple et de la législation. Elle se confond alors avec cette seconde nature évoquée par Pascal, repris par Helvétius à plusieurs reprises, conséquence cependant pour ce dernier de son nominalisme. 1. Possibilité de la politique : la politique comme seconde nature, la notion d'éducation et la perfectibilité humaine. La référence à Pascal La possibilité d'une action politique qui vise à changer progressivement les mœurs d'un peuple procède de la notion d'éducation au sens large, et suppose donc une redistribution des notions de nature et de culture, telles qu'elles peuvent apparaître en opposition. Cette posture tient en partie au nominalisme d'Helvétius, qui ne peut croire dans l'existence réelle et essentielle de notions comme la nature ou la culture. De ce fait, la référence à Pascal, soulevée dès De l'Esprit, et qui se prolonge dans De l'Homme où elle sert même de titre à la quatrième section, apparaît cruciale. Il s'agit de développer l'idée selon laquelle il n'y a aucune assise biologique définitive aux mœurs et aux comportements, et que tout est, pour reprendre un vocabulaire plus contemporain, culturel. On sait en effet que Pascal défend l'intrication de la nature et de la culture, dans la mesure où « La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu'est-ce que nature ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une - 240 seconde nature. »1 Cette relativisation des rapports entre nature et coutume a une longue histoire. Montaigne, autre référence sur ce point pour Helvétius, a déjà affirmé que « Appelons encore nature l'usage et condition de chacun d'entre nous (…). L'accoutumance est une seconde nature, non moins puissante. »2 Ces rapports entre coutume et nature, habitude et nature se pensent dès l'antiquité. Aux philosophes naturalistes3, qui posent des essences à l'origine de tout, s'opposent ceux pour qui l'artifice ou le hasard supposent une rupture avec un ordre prétendument donné. Ainsi, la formule remonte-t-elle au moins4 à Aristote, qui affirme que « l'habitude est réellement comme une seconde nature »5, formule qu'il précise dans la Rhétorique : « ce qui nous est habituel devient comme naturel, et l'habitude a quelque ressemblance avec la nature. Souvent est bien près de toujours, et la perpétuité est un des caractères de la nature. »6 Si la coutume développe une forme d'analogie avec la nature, si elle lui emprunte ses traits, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit de savoir si elle doit en développer les potentialités, ou si elle peut s'en affranchir, créer de l'inédit. Ces questions touchent tout autant à la technique, dont on peut se demander si elle prolonge la nature, ou à l'éthique. Ainsi, la philosophie et la science moderne entendent tout à la fois maîtriser la nature et l'utiliser : car s'il faut se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature »7 selon Descartes, on ne peut le faire, nous rappelle Bacon qu'en « lui obéissant »8. Tension moderne que semble résumer Diderot en affirmant que « les productions de l'art seront communes, imparfaites et faibles, tant qu'on ne se proposera pas une imitation plus rigoureuse de la nature. »9 En éthique, Aristote en faisait un point décisif : « Ce n'est donc ni par un effet de la nature, ni contrairement à la nature que les vertus naissent en nous ; nous sommes naturellement prédisposés à les acquérir, à condition de les perfectionner par l'habitude. »10 En effet, parce que nul n'échappe à son éthos propre, ce dernier prend la figure de disposition naturelle, sur lesquelles on ne semble pas en mesure de pouvoir agir directement. Pourtant, un travail de ses vertus modifie peu à peu ces comportements. L'éthique 1 Nous donnons ici la citation de Pascal dans l'édition de Michel Le Guern, Gallimard Folio 2004, Fragment 117 p. 110. cf. Brunschvig, 93 2 Montaigne, Essais, Livre III, X, édition présentée, établie et annotée par Pierre Michel, Gallimard Folio 1965, p. 287 3 Pour reprendre ici la distinction entre philosophies naturalistes et artificialistes proposée par Clément Rosset, discutée en première partie. 4 Problématique que l'on doit aussi lier à celle ouverte par Démocrite, fragment XXXIII in Les écoles présocratiques op. cit. p. 515 : « Nature et éducation sont choses très voisines, disait déjà Démocrite, car il est vrai que l'éducation transforme l'homme, et cette transformation confère à l'homme sa nature. » 5 Traduction habituelle de « ὥσπερ γὰρ φύσις ἤδη τὸ ἔθος », [452a10] DE LA MÉMOIRE ET DE LA RÉMINISCENCE traduction de Barthélémy Saint-Hilaire 6 Aristote, Rhétorique, I, XI, [1370a], Traduction de C.-E. Ruelle, Le livre de poche, 1991 p. 145 7 Selon la célèbre formule de la Sixième partie du Discours de la méthode. 8 Bacon, Novum Organum (1620), aphorisme 3, édition de Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Puf, 1986 p. 101 9 Diderot, L'interprétation de la nature, Pensée XXXVII, édition Vernière op. cit. p. 211 10 Aristote, Éthique de Nicomaque II, I, op. cit. p. 51 - 241 prend alors la forme de la nature, parce qu'elle nous prescrit des règles, et demeure pourtant l'objet d'une action. La position de Pascal a le mérite, pour Helvétius, de renoncer à l'idée d'un fondement naturel à la coutume. Car si la coutume et l'habitude prennent la figure de la nature, cela ne signifie pas pour autant que cette nature renvoie à son tour à une essence définitive qu'il suffirait ensuite de copier, d'imiter voire même de dépasser. La coutume est certes une seconde nature en ceci qu'elle ne laisse pas transparaître son artifice, c'est-à-dire son histoire, mais elle n'est pas nature car elle est un processus infini. Ce qui est valable pour la nature – désormais ravalée au rang de première coutume, l'est à son tour pour la coutume. L'homme n'est pas, il n'est qu'une « chimère » : « quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ? ». En conséquence, « l'homme passe indéfiniment l'homme. »1 Aucune référence ultime, nul ne peut se vanter d'avoir « trouvé le point. C'est le mouvement perpétuel. »2 Pour Helvétius, cette référence à Pascal prend tout son sens. Inutile de remonter à une première nature humaine pour en déduire ensuite les caractères et les lois, cette nature est un processus. De ce point de vue, nous ne saurions adhérer aux interprétations qui ont voulu faire d'Helvétius un penseur de la nature humaine contre la prise en compte de dynamiques sociales voire historique3. Sur le plan de la méthode, cela est tout à fait conforme au nominalisme d'Helvétius. En effet, l'idée de nature, et notamment le sens tout à fait particulier que prendrait l'idée d'une nature humaine, sert moins de point de référence qu'elle n'appelle à son propre dépassement. Nous devons prendre au sérieux cette mise en abîme de la notion de nature humaine dans la mesure où elle conduit Helvétius à former une anthropologie tout à fait originale dans un siècle qui ne cesse de se référer à la nature4. Il tire les leçons de la diversité culturelle pour montrer qu'en effet l'homme n'est que ce qu'il se fait, que l'humanité ne renvoie pas à des caractères figés et prédéfinis d'avance, mais se constitue dans une histoire. Si comme d'autres, Rousseau notamment, il fait remonter l'établissement de la société à une première convention, il sait quelle part d'arbitraire celleci contient toujours, et au lieu d'un contrat social censé ré-instituer une nature perdue, selon le schéma éditorial qui va du Second Discours au Contrat social, il affirme en somme que les hommes 1 Pascal, Fragment 122, op. cit. Pascal, Fragment 52, op; cit. 3 Ce fut notamment le cas des interprétations marxistes, comme celle de Mondjian, citée en partie II. 4 C. Ehrard Jean, L'idée de nature en France à l'aube des Lumières, op. cit.. Il signale d'ailleurs à propos d'Helvétius : « La philosophie d'Helvétius est progressiste dans la mesure où elle libère l'homme de toute espèce de fatalité, naturelle ou surnaturelle, et lui accorde le pouvoir de prendre en main sa destinée. » p. 402 2 - 242 seront ce qu'ils feront. « J’assurerai au contraire que, puisque toutes nos idées nous viennent par nos sens, qu’on ne naît point, mais on devient ce qu’on est. »1 L'homme ne naît pas homme, pas plus que la femme du reste, mais individus et peuples constituent sans cesse l'humanité. « L'humanité n'est point essentielle à sa nature. Qu'entend-on par ce mot essentiel ? Ce sans quoi une chose n'existe pas. Or en ce sens la sensibilité physique est la seule qualité essentielle à la nature de l'homme. »2 L'humanisme n'est donc jamais une valeur, mais traduit l'idée que l'homme est un être en devenir. En disant que sa seule nature est d'être sensible, cela ne détermine aucune valeur a priori. Seules les circonstances présentent des occasions d'exercer diversement ses choix. La préférence pour le bonheur du plus grand nombre n'apparaît alors pas relever d'un impératif a priori mais se contente de traduire un état de fait : le plus grand nombre concoure à la définition du bien collectif, la raison nous éclaire contre ceux qui veulent nous plonger dans la confusion en faisant passer leur bien propre pour le bien commun. La critique de toute tendance innée en l'homme est telle chez Helvétius qu'elle nie même finalement que l'amour de soi soit donné originellement à l'homme. Certes, nous avons vu que l'on peut parler d'une tendance à chercher le bonheur, à chercher le plaisir, mais cela ne s'élève pas à une forme de conscience de soi par laquelle la totalité de notre être deviendrait l'objet d'une forme d'instinct de survie ou d'un sentiment élaboré comme l'amour de soi3. Répondant à Rousseau, Helvétius affirme en effet : « Au reste, si l'on acquiert jusqu'au sentiment de l'amour de soi ; si l'on ne peut s'aimer qu'on n'ait auparavant éprouvé le sentiment de la douleur et du plaisir physique ; tout est donc en nous acquisition. »4 Seule la sensation est donnée à l'homme, et son paradoxe c'est qu'elle ne détermine en rien la nature de nos conduites. Nous ne pouvons jamais essayer de déduire quelle serait la bonne conduite de données innées, nous devons en faire l'apprentissage, c'est-à-dire selon les circonstances rechercher ce qui produit du plaisir ou de la douleur. Du reste on peut ici constater qu'en récusant la notion d'amour de soi, Helvétius radicalise de fait la critique de la notion de subjectivité. On lui a explicitement reproché de faire disparaître ainsi le sujet de l'imputation morale des actions5, et donc la responsabilité. Pourtant, ces notions de morale et de responsabilité 1 De l'Homme, p. 222 De l'Homme, p. 516 3 On peut observer à cet égard que l'émergence de la théorie de l'amour de soi et de l'intérêt possède une longue histoire par laquelle de passions coupables condamnées par l'Église, ils vont peu à peu se forger pour penser une modalité d'être qui devient motrice. De ce fait, pas plus qu'on ne confondra l'amour de soi avec le seul égoïsme, on ne reduira la question de l'intérêt à celle de la possession de biens matériels. cf. Christian Lazzeri, « Peut-on composer les intérêts ? Un problème éthique et politique dans la pensée du XVII° siècle », p. 145 – 191 in Politiques de l'intérêt, op. cit. 4 De l'Homme, p. 462 5 cf. « Philosophie moniste de l’intérêt et réforme politique chez Helvétius » Sophie Audidière, Matérialistes français du XIII° siècle, op. cit. , p. 139-165, notamment son analyse de la Censure de la faculté de théologie 2 - 243 sont sans cesse revendiquées par Helvétius, mais il maintient que leur fondement n'appartient pas au sujet, mais à la société, et donc par là à la législation : c'est le thème de la culture comme champ éminent de l'action politique. La culture, champ de la politique Ainsi Helvétius occupe une place tout à fait originale dans la mesure où la politique se doit de prendre en charge cette nature de l'homme qui est toujours en devenir, c'est-à-dire ouvrir le champ de la réforme des mœurs. Au sens large, la politique se doit de doter l'homme d'une nouvelle nature car cette dernière n'existe pas, et le champ de la culture désigne proprement l'ensemble des déterminations par lesquelles l'homme ne cesse d'être transformé. L'idéal des Lumières atteint ici son apogée, non seulement il faut se libérer des préjugés, mais il faut se libérer du préjugé naturaliste pour entrer pleinement dans une conception artificialiste. Par l'homme, l'artifice entre dans le monde ; par la politique, l'homme prend consciemment en charge son destin de transformation du monde1. Certes, nous l'avons déjà signalé, l'éducation des hommes passe par bien des facteurs, qui ne sont pas tous de nature législative ou institutionnelle : « je dis que personne ne reçoit la même éducation ; parce que chacun a, si je l’ose dire, pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis, et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et ses lectures, et enfin le hazard, c’est-à-dire, une infinité d’événements dont notre ignorance ne nous permet pas d'apercevoir l’enchaînement et les causes. »2 Mais la forme du gouvernement et la législation est ici première dans l'énonciation, et à bien des reprises, Helvétius montre que des différences entre des peuples tiennent à la nature du gouvernement : ainsi, dans un gouvernement despotique, les mêmes intérêts qui ailleurs le conduiraient à être vertueux le mènent à élever à titre de valeurs « [de] la flatterie, [de] la bassesse, [de] la bigoterie, [de] l'espionnage, [de] la paresse, [de] l'hypocrisie, [du] mensonge, [de] la trahison. »3 L'attention à la différence des mœurs, constante chez Helvétius, permet de dessiner le champ d'action possible de la politique. En effet ce dernier se refuse à penser les mœurs, la morale de Paris, contre le livre qui a pour titre De l’Esprit. J.B. Garnier, 1759 1 C'est sans aucun doute ici la trace d'une certaine conception de la praxis : par la politique l'homme se transforme et transforme la nature. cf. « Tout est-il politique » par J.L. Nancy, in Actuel Marx, n° 28 : « « Tout est politique » revient alors aussi à affirmer que qu'il y a une autosuffisance de l'homme, lui-même considéré comme producteur de sa nature et, en elle, de la nature tout entière. » p. 79 2 De l'Esprit, p. 230 3 De l'Homme, p. 550 - 244 et la politique comme autant de champs séparés. Il retrouve par l'instance politique cette détermination holiste qui semblait avoir disparu des préoccupations des matérialistes et des contractualistes, dans la mesure où leurs analyses procédaient par une réduction atomistique rendant difficilement pensable le rapport politique. Ainsi, en multipliant les exemples par lesquels la politique, pensée sous la forme de la législation, influe sur les mœurs, il montre que cette dernière est l'instance qui influence sans doute le plus nos conduites. En effet, il lie toujours intimement la notion de politique avec celle d'éducation au sens large, dont les objets couvrent tout le champ de la culture humaine : « L'art de former les hommes est, en tout Pays, si étroitement lié à la forme du gouvernement, qu'il n'est peut-être pas possible de faire aucun changement considérable dans l'éducation publique sans en faire dans la constitution même des États. L'art de l'éducation n'est autre que la connaissance des moyens propres à former des corps plus robustes et plus forts, des esprits plus éclairés, et des âmes plus vertueuses. »1 Du corps à la vertu, tout est objet d'éducation, et cette dernière relève le plus souvent des circonstances politiques dans lesquelles vit un peuple. Les nombreux exemples des méfaits du despotisme en sont la preuve : c'est à la nature de leur gouvernement que les peuples doivent leur esprit. Ici on encourage la liberté de penser, là on l'opprime. Helvétius tient ici les deux bouts d'une même corde : d'un côté, la sensibilité physique, qui à elle seule est le moteur de toutes nos actions ; de l'autre la forme du gouvernement qui indique quels ressorts sont les plus à même de nous indiquer en quel sens orienter notre intérêt. Certes, cela concerne au premier chef les conduites qui incluent un rapport au pouvoir, selon que l'on soit en République ou en Despotisme, comme l'avait montré Montesquieu : « Dans chaque forme de Gouvernement, dit M. de Montesquieu, il est un différent principe d’action. “La crainte dans les États despotiques, l’honneur dans les Monarchiques, la vertu dans mes Républicains sont ces divers principes moteurs.“ »2 Et de fait Helvétius multiplie les exemples, de la République romaine qui encourage le mérite, au « despotisme oriental »3 finit par avilir et corrompre toutes les âmes. Même l'inégalité sociale relève de la politique, qui n'est qu'un effet de la forme du gouvernement. On voit par là qu'Helvétius reprend ici une conception très large de la forme du gouvernement. Il ne s'agit pas d'une définition institutionnelle, mais bien de la même visée par laquelle Montesquieu parlait de l'esprit des lois. Les lois sont conçues comme des « rapports » et non seulement comme le commandement. Il s'agit de rapporter quel est l'état d'une société relativement aux rapports sociaux induits par le pouvoir. Ainsi, cette approche maintient une 1 De l'Esprit, p. 553 De l'Homme, p. 361 3 De l'Esprit, p. 341 Les chapitres XVII et XVIII du Discours III reprennent la figure du despotisme oriental, portant ici toutes les turpitudes. 2 - 245 prérogative forte à l'unité de détermination que constitue l'État, mais explore les implications de ces rapports dans l'ensemble des strates de la société. Contre la théorie des climats Si la culture est le lieu de l'action politique, l'originalité d'Helvétius tient à son assignation à des causes morales et non physiques de ce processus de transformation de l'homme. Nous l'avons signalé ci dessus et en Deuxième partie1, Helvétius a été un lecteur attentif de Montesquieu, et un critique de sa théorie des climats. Sa critique prend forme ici dans sa conception du rôle de l'éducation dans la formation du tempérament. Certes, il n'est pas le seul à relativiser l'influence des climats sur les peuples. Comme le signale Jean Ehrard, « Dès 1749, dans l'ébauche d'une dissertation destinées à l'Académie de Soissons, le jeune Turgot, esprit éclairé mais nullement subversif, adresse à la thèse de Montesquieu deux objections : les faits que l'on avance pour prouver l'influence du climat ne peuvent-ils s'expliquer aussi bien par l'action des causes morales ? Est-il possible d'admettre, sur la foi d'observations isolées et d'un raisonnement simpliste, une action directe du climat sur l'esprit des hommes ? »2 La démarche d'Helvétius est analogue, consistant à multiplier les exemples de peuples soumis à des climats analogues, mais dont l'esprit diffère ou a pu évoluer au cours de l'histoire, comme les peuples grecs et italiens, jadis conquérants3. On pourrait cependant croire un temps que la théorie des climats participe de la critique de la réduction corporelle à l'organisation à laquelle se livre Helvétius. Les climats, en effet, ne peuvent-ils se ranger au titre de ces circonstances extérieures qui font un homme ? En multipliant les exemples, et faisant varier les époques, comme le montre l'exemple des Romains ci dessus, les latitudes, ou les longitudes. Partout, l'histoire « prouve au contraire, que depuis Deli jusqu'à Petersbourg, tous les peuples ont été successivement imbéciles et éclairés »4. La singularité de l'approche d'Helvétius réside ici en cela que les conditions extérieures sont multiples et que c'est leur combinaison qui importe et en accordant une primauté aux causes morales. Ainsi la constitution et la liberté de jugement « est la raison pour laquelle on rencontre si 1 A/ 2 « un livre consacré à l'esprit » Jean Ehrard, L'idée de nature en France à l'aube des Lumières. Flammarion 1970 p. 369 3 « Alors, pour rendre compte de la disette ou de l’abondance des grands hommes dans certains siècles ou certains pays, on n’a plus recours aux influences de l’air, aux différents éloignements où les climats sont du soleil, ni à tous les raisonnements pareils, qui, toujours répétés, ont toujours été démentis par l’expérience et l’histoire. Si la différente température des climats avait tant d’influence sur les âmes et sur les esprits, pourquoi ces romains, si magnanimes, si audacieux sous un gouvernement républicain, seraient ils aujourd’hui si mous et si efféminés ? » De l'Esprit p. 391 4 De l'Homme, p. 203 La référence à Petersbourg vise évidemment Catherine II, Impératrice éclairée, chère à quelques philosophes du siècle. 2 - 246 communément à Londres, des gens instruits ; rencontre plus difficile à faire en France : non que le climat anglais, comme on l’a prétendu, soit plus favorable à l’esprit que le nôtre. »1 En effet, les causes principales des différences entre esprits ne viennent pas du physique, mais de causes ellemêmes morales : « c'est uniquement dans le moral qu'on doit chercher la véritable cause de l'inégalité des esprits. »2 Doit-on alors y voir un retour d'une forme de spiritualisme ? C'est oublier que la première cause morale est en fait celle qui dérive des passions, et notamment de l'intérêt, comme nous allons le montrer dans la partie suivante. 2. Faire la politique La politique n'est jamais l'objet d'une réflexion seulement théorique, elle apparaît comme constituant le lieu de l'action de transformation de l'homme par l'homme. Helvétius en rend compte en maintenant sa genèse à partir de la théorie de la sensibilité physique, et lui assigne un concept spécifique, l'intérêt, qui opère la synthèse du particulier et du général. L'origine de la politique. Helvétius propose une théorie explicite de la genèse des rapports politiques dans le chapitre IX du Discours III de De l'Esprit, où il recourt à une histoire hypothétique de l'apparition d'hommes sensibles pour aboutir à l'état actuel des gouvernements. En effet, en définissant « l'origine des passions », il développe une fiction de l'origine qui lui permet de comprendre tant le développement de l'univers que des formes morales. Après avoir doué la matière de mouvement, il dote l'homme de la sensibilité. On y décèle alors les traits majeurs du matérialisme : un monisme antifinaliste et un déterminisme implacable. Ce procédé qui recourt à la fiction de l'origine – cf. « qu'on se transporte en esprit aux premiers jours du monde »3 - ne doit pas jeter un doute sur la réalité des phénomènes décrits. Si la science ne peut savoir ce qu'il en a été de l'histoire des hommes et des débuts de l'univers, le « développement nécessaire » du processus aboutit à une « conclusion » certaine : nos passions prennent leur origine dans la sensibilité physique. La fiction se joue deux fois : dans un premier paragraphe, Helvétius en appelle à la nature, 1 De l'Esprit, p. 184 De l'Esprit, p. 391 3 De l'Esprit, p. 289 Pour ce commentaire, en l'absence de précision, toutes les références proviennent du chapitre IX du Discours III, pp. 289-292 2 - 247 et en quelques lignes se contente de lui attribuer l'origine des sensations en l'homme. Puis il se réfère à Dieu, et produit les mêmes effets. Peu importe donc l'origine divine ou naturelle du monde et des qualités humaines, appliquant les principes méthodologiques empiristes, seule la description de l'effet compte. Mais ce déplacement de la question est décisif, car en écartant cette question, on en rend l'hypothèse inutile : ce ne sont ni Dieu, ni la Nature qui importent ici, mais le développement du seul principe matériel, la matière animée qui dote l'homme de sensations. Ainsi il y va d'un antifinalisme d'abord, car si l'on se projette aux premiers temps de l'univers, on assiste non pas à un monde, mais à des « éléments », soumis aux seules lois du « mouvement », qui produisent « mille assemblages monstrueux », un « chaos » indescriptible qui n'a produit que difficilement « l'équilibre et l'ordre physique dans lequel on suppose aujourd'hui l'univers rangé ». Nulle trace d'un démiurge ordonnateur, nulle place pour un univers préformé dès l'origine, son ordre actuel n'étant d'ailleurs qu'une supposition. Cette conception, presque stochastique, du monde est matérialiste, et appartient à la tradition épicurienne. On y voit le monde hasardeux où l'équilibre n'est qu'apparent et le fruit de combinaisons de la seule matière. Dieu, ici invoqué, se contente de donner « la force » à la matière, et l'univers suit alors son développement nécessaire. D'où le monisme : la force de la matière seule permet d'expliquer tous les phénomènes, il n'y a qu'un principe dans « l'univers moral comme dans l'univers physique. » On le lit tant dans la genèse du langage, que des passions, des lois, du corps politique que des sciences mêmes. Les sciences naissent de l'agriculture, parce que le géomètre, comme nous le rappelle l'étymologie, a un rapport à la terre. Les lois d'ailleurs n'ont pas toutes la même origine : si certaines découlent de la crainte de la mort, d'autres sont également nées de ce même partage des terres. Les lois pénales n'ont alors peut-être pas le même statut que les lois civiles ou sociales. On voit alors que le thème des passions prend ici in nouveau sens. La passion, pour les modernes, désigne la passivité de l'esprit face au corps. Mais cette définition n'est possible que dans le cadre d'une pensée dualiste, comme le fait Descartes. Pour une pensée matérialiste, il n'y a pas cette différence de nature entre passion et idée, passion et raison. Helvétius, au chapitre VIII, vient d'affirmer « que l'activité de l'esprit dépend de l'activité des passions »1. Cette dépendance est absolue. L'esprit, défini au livre I comme l'ensemble des connaissances ou l'effet de l'activité qui produit les connaissances, se réduit à la sensibilité. Les passions ne constituent donc qu'une 1 De l'Esprit, p. 286 - 248 modalité de cette activité, ou plus précisément, l'hypothèse que la connaissance n'étant pas une théorétique, mais bien une activité orientée par le besoin, il n'y a de connaissance que passionnée. Toutefois, la passion suppose ici une transformation des besoins par le langage. Le langage et son origine apparaissent déterminants. Les passions naissent du langage, et non l'inverse comme Rousseau l'affirme1. En effet, le langage se contente tout d'abord d'exprimer les sensation de douleur et de plaisir. Mais en se substituant aux sensations immédiates, il permet un autre rapport à la temporalité qui les transforme en désir. Ce même changement de temporalité que permet le langage engendre un autre rapport, celui de crainte et d'espoir. Devant les douleurs attendues des « querelles et des combats » nés des désirs contradictoires, la crainte devient à son tour une nouvelle douleur qui appelle la convention de paix. L'État n'apparaît alors pas d'un coup comme chez Hobbes, où le pacte social ne désigne pas tel ou tel aspect, mais bien l'abandon de toute la liberté sauvage. Il s'agit bien plutôt d'une conception graduelle : quelques conventions, qui appellent quelques lois, supposent alors des magistrats pour les appliquer. L'État n'y est pas conçu comme un principe régulateur, il n'est d'ailleurs jamais nommé dans ce passage qui ne fait appel à la fin qu'à la « forme différente des gouvernements ». Autrement dit, la politique n'y est conçue que comme un rapport à la force, une manière d'organiser les désirs et les passions et pas une institution définie. La politique se confond avec le vaste mouvement des mœurs, le processus par lequel les hommes se dotent progressivement de règles. C'est pourquoi il propose une genèse qui se veut historique de la politique en reprenant ici son étymologie de cité : de la forêt à l'organisation de la paysannerie, puis la société marchande. Les chasseurs laissent la place aux pasteurs, puis aux agriculteurs et enfin aux marchands. Il ne s'agit pas d'une transformation de la nature des relations sociales, comme on peut le voir chez Aristote2 ou les penseurs du contrat social, mais bel et bien d'un développement d'un même principe matériel : la douleur et la peine telles que les fait ressentir le besoin. 1 Rousseau, Discours sur l'origine des langues, et Second Discours. commentant la thèse de Condillac dans l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, précise la difficulté de l'entreprise : « la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir l’usage de la parole. » Il s'agit donc toujours d'hypothèses, qui disent plus sur le système général des auteurs que sur l'origine réelle du langage. Là où Condillac propose une élaboration continue du langage, les premiers éléments n'étant qu'une suite des sensations, avant d'élaborer une théorie des signes, Rousseau distingue une première communication des besoins, qui ne devient langage qu'en entrant dans l'ère de la société et des passions. 2 On le sait, Aristote, dans Les politiques prend bien soin de distinguer la nature des rapports familiaux, économiques et politiques, ces derniers relevant d'une science architectonique ; Hobbes ou Rousseau, dans le De Cive et le Contrat Social montrant que le bourgeois n'est pas le citoyen. - 249 Pas plus l'Etat comme totalité que la monnaie n'apparaissent échapper à cet ordre des choses : la nécessité appelle un étalon général. Les passions ne sont que la transformation des besoins en désirs par l'entremise du langage. On peut y voir alors une conception résolument matérialiste de la politique. La politique ne vise pas à raisonner les passions, mais se déploie ellemême comme passion : jeu des passions entre elles, elle n'appartient pas à l'ordre des idées, mais résulte comme les passions de la sensibilité physique. Les besoins font naître le désir, le désir la crainte, la crainte les conventions, qui sont comme les « premières lois », et les magistrats l'État naissant. L'État n'est donc pas une idée, mais un principe actif, une manière d'équilibrer les passions et lui-même une passion. Les gouvernements naissent alors de la nécessité d'équilibrer les passions dans un monde fondé sur un partage devenu inégal des ressources. Helvétius ne distingue pas la question politique traditionnelle, celle de la forme du gouvernement, de la question sociale. Si Aristote n'y voyait pour sa part qu'un effet de hasard, Helvétius en fait l'origine même des différentes formes de gouvernement : elles « naîtront » « de là », c'est-à-dire des « richesses et des honneurs » parce que « l'égalité » entre les hommes a été rompue. Le pouvoir des lois Le cœur de l'action politique tient pour Helvétius dans le pouvoir des lois. Il se réfère souvent au Législateur, à la Législation, d'où émanent les principes d'un gouvernement. Cette approche met donc l'accent sur les règles instituées par l'État, et par conséquent, en suivant en cela Montesquieu, sur les rapports entre les hommes qui en découlent : « Il suit de ce que je viens de dire, qu’on ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un peuple, qu’après en avoir fait dans sa législation ; que c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs »1 C'est pourquoi, il propose de porter toute notre attention au rôle du gouvernement, dont la signification doit être corrigée : « Si toute vérité morale n'est qu'un moyen d'accroître ou d'assurer le bonheur du plus grand nombre, et si l'objet de tout gouvernement est la félicité publique, point de vérité morale qui ne soit désirable. Toute diversité d'opinions à ce sujet tient à la signification incertaine du mot gouvernement. Qu'est-ce qu'un gouvernement ? L'assemblée de lois ou de conventions faites entre les citoyens d'une même nation. »2 Le gouvernement ne désigne donc pas ici au sens strict la personne ou le corps institué chargé de pouvoirs exécutifs ou législatifs, mais renvoie ici plus largement à l'esprit général des règles instituées au sein d'un peuple. Un 1 De l'Esprit, p. 148 De l'Homme, p. 785 2 - 250 gouvernement n'est institué qu'en vue du bonheur du plus grand nombre, si bien que toute constitution se doit d'être eudémoniste. « Il n'est donc que deux formes de gouvernement, l'une bonne, l'autre mauvaise : c'est à ces deux espèces que l'on je les réduis toutes. »1 Le critère de démarcation entre ces deux formes de gouvernement tient à la seule poursuite du bonheur de tous, ou du plus grand nombre, ce qui de fait écarte non seulement toutes les figures déviantes de constitution au sens d'Aristote, celles où seul l'intérêt du gouvernant est pris en compte, mais ouvre également sur la critique du despotisme : « tout acte d'un pouvoir arbitraire est injuste. »2 La législation jouit d'un statut éminent, car d'elles dépendent « l'âme des Empires, les instruments du bonheur Public. »3 La loi est l'instrument par lequel le législateur influe sur les comportements humains. Or on l'a vu, Helvétius ne cesse de penser les médiations par lesquelles un même principe peut, selon les circonstances, être bénéfique ou néfaste. En effet l'idée générale de vertu est partagée par tous les hommes, mais son application diffère selon les peuples qui « prennent pour la vertu même les divers moyens dont elle se sert pour remplir son objet. »4 Or, le propre du Législateur c'est qu'il doit penser les moyens par lesquels il conduira les hommes à devenir moraux : « c'est donc uniquement par de bonnes lois que l'on peut former des hommes vertueux. Tout l'art du législateur consiste donc à forcer les hommes, par le sentiment de l'amour d'eux mêmes, d'être toujours justes les uns envers les autres. »5 La politique relève donc ici à proprement parler d'une technique, celle qui connaissant les fins et les moyens, c'est-à-dire la vertu d'une part et le « cœur de l'homme »6 et jouant de la sensibilité saura motiver les homme à incliner, non pas pour le bien commun, mais vers lui. Il ne s'agit pas de parier sur le sens de l'intérêt général, qui n'existe pas, pas même sous l'affabulation du sens moral de Shaftesbury, mais de forcer à l'intérêt général en encourageant la pente naturelle des hommes à poursuivre leur seul plaisir. Parce qu'il s'agit d'influencer progressivement les hommes à devenir vertueux, et non les contraindre, il appelle de ses vœux une véritable science de l'homme, fondée sur deux principes apparemment contradictoires, mais en fait bien complémentaires. Inspirée des sciences physiques, il faut faire un travail conscient d'abstraction. En effet, bien que les facteurs qui interviennent dans la formation des mœurs soient nombreux, il invite à les réduire, comme les physiciens le font : « ils simplifient, ils calculent la vitesse des corps en mouvement sans égards à leur densité, à la 1 id. De l'Homme, p. 786 3 De l'Homme, p. 643 4 De l'Esprit, p. 128 5 De l'Esprit, p. 216 6 id. 2 - 251 résistance des fluides environnants, au frottement des corps, etc… » De la même manière, « il faudrait se regarder comme le fondateur d'un Ordre religieux qui; dictant sa règle monastique, n'a point égard aux habitudes, aux préjugés de ses sujets futurs. »1 La référence à la règle monastique est ici éclairante. Puisqu'il s'agit de (ré)former les hommes qui, on l'a vu, n'ont pas de nature, mais seulement une coutume, il s'agit d'abord de penser quel comportement vertueux nous attendons d'eux. Ce faisant, comme la règle monastique finit par imposer un autre ordre, faisant échapper ses membres au siècle, les règles de la société politique nouvelle arracheront les hommes à cette seconde nature qu'ils croient nature. Cependant le sens des médiations est essentiel. S'il est possible pour le fondateur d'un ordre nouveau de faire abstraction de ces mêmes habitudes, tel n'est pas le cas du Législateur, qui n'a affaire ni à des saints, ni à des fanatiques ou des novices pris dans la prime jeunesse. Il faut donc un autre pendant à cette science politique, celle qui annonce l'ethnographie, et explique le recours constant aux anecdotes historiques ou culturelles qui constituent les méandres du texte d'Helvétius : « S'il ne faut que du génie pour résoudre la première de ces propositions, pour résoudre la seconde, il faut au génie joindre la connaissance des mœurs, et des principales lois du Peuple dont on veut insensiblement changer la législation. »2 Pour autant, cette science ne peut naître ex-cathedra ; elle dépend également des conditions politiques de son apparition. Une part important de la stratégie d'écriture d'Helvétius consiste à montrer la nécessité de laisser libre cours à la recherche et à l'expression de ces vérités morales propres à réformer les peuples. Non seulement en montrant la compatibilité entre l'objet du gouvernement et ces vérités morales, à savoir le bonheur du peuple, mais également en montrant qu'un souverain qui favoriserait le despotisme et l'obscurantisme serait plus soumis à la sédition qu'un autre. Dès lors, Helvétius peut bien se parer de l'autorité religieuse, en citant St Augustin et St Ambroise, comme Hobbes faisant fonds sur les références bibliques, l'objectif est ailleurs. La modalité de la recherche de la vérité impose que la réfutation soit rendue possible, en sciences physiques comme en sciences humaines. « Le Prince doit donc aux Nations la vérité comme utile, et la liberté de la presse comme moyen de la découvrir. »3 Parce que l'éducation peut tout, les lois font tout : « Qu'on fasse de bonnes Lois, elles dirigeront naturellement les citoyens au bien général, en leur laissant suivre la pente irrésistible qui les porte à leur bien particulier. Ce ne sont point les vices, la méchanceté et l'improbité des hommes qui fait le malheur des peuples, mais l'imperfection de leurs Lois et par conséquent leur stupidité. 1 Pour ces deux citations, De l'Homme p. 744 De l'Homme p. 744 2 3 - 252 Peu importe que les hommes soient vicieux ; c'en est assez s'ils sont éclairés. Une crainte respective et salutaire les contiendra dans les bornes du devoir. Les voleurs ont des Lois et peu d'entre eux les violent, parce qu'ils inspectent et se suspectent. Les Lois font tout. »1 On voit ici se dessiner une certaine conception de la causalité en politique : il ne s'agit pas d'inventer de nouveaux ressorts de l'action humaine, de parier sur une forme de conversion à la vertu, mais bien de jouer d'une « pente » naturelle pour la détourner de son objectif particulier et lui permettre de servir, par une ruse politique, la fin de l'intérêt général. Dès lors, on peut montrer que si la fin générale des lois, c'est le salut public, car « L’intérêt général ne reconnaît qu’une loi unique et inviolable. Salus populi suprema Lex esto »2, tout l'art consiste à peu à peu élever les hommes de leur condition actuelle, fruit du hasard, à cette bonne législation. Toute morale serait détruite si cette loi n'était plus respectée. Ainsi, l'objectif final c'est de découvrir « des lois propres à rendre les hommes les plus heureux possibles, à leur procurer par conséquent tous les amusements et les plaisirs compatibles avec le bien public », tandis que le moyen consiste à la « découverte des moyens par lesquels on peut faire insensiblement passer un peuple de l'état de malheur qu'il éprouve à l'état de bonheur dont il peut jouir. »3 Dans une perspective synchronique, il s'agit de se servir du même ressort, celui par lequel l'intérêt privé sera rendu compatible avec l'intérêt public, ce faisant, en trouvant le bonheur collectif l'homme continue de suivre son bonheur particulier ; dans une perspective diachronique, il faudra modifier peu à peu les représentations erronées que l'on se fait de son intérêt particulier pour l'orienter davantage vers l'intérêt public. Pour former l'homme, il faut le réformer progressivement : « que l'on propose chez un peuple ignorant une loi utile, mais nouvelle ; cette Loi rejetée sans examen peut même exciter une sédition chez ce peuple (…) »4. On voit donc ici s'accomplir le mouvement par lequel il était nécessaire de commencer par une science de l'homme : en trouvant quels sont les plus éminents facteurs de détermination, pour ne pas dire les seuls, on sait quels sont les seuls motifs réels qui, en dernière instance, peuvent permettre d'agir sur lui. Toute la science politique est donc un art, c'est-à-dire qu'elle relève de l'action, de la raison pratique. Toutefois cette raison pratique n'est que l'émanation d'une propriété corporelle, le sentiment de plaisir et de peine, dans un contexte de complexification par les propriétés factices peu à peu élaborées. Comme bien de ses prédécesseurs qui entendent fonder une 1 De l'Homme, p. 774 De l'Homme, p. 907 3 De l'Homme p. 744 4 De l'Homme, p. 783 2 - 253 science politique, Helvétius a le sentiment de la fonder sur sa base réelle : l'origine sensible de toutes les représentations et de tous les intérêts humains. 3. Le calcul de l'intérêt, alpha et oméga de la politique Helvétius ne se contente pas de d'assigner à la politique, une fin, le bonheur, par un moyen, la loi et le gouvernement, il entre dans le détail des modalités de ce moyen, la politique de l'intérêt. C'est du reste ce qui lui a été longtemps reproché, notamment en France par Victor Cousin dont les mots sont souvent durs avec lui. Pourtant, du plaisir des sens à une politique utilitariste, il y a toute une gradation des types de déterminations engagées. Rappel la critique des morales de l'intérêt Bien des rejets de la philosophie d'Helvétius tiennent à la critique de la morale de l'intérêt. Kant, puis Hegel, mais en France surtout Victor Cousin ont voulu montrer que la référence à l'intérêt ne pouvait fonder une morale. Dans le cas de Kant, on sait en effet que pour lui par nature la loi morale doit être pure de tout intérêt. En cela la morale réalise la liberté et ne saurait se fonder sur des mobiles sensibles, mais bien toujours sur des motifs rationnels. On voit ici qu'Helvétius entre en dehors de sa perspective ne serait-ce que par sa réduction de la raison à la sensation. Somme toute, la critique kantienne repose moins sur le seul fondement sensible de la morale que sur le fondement sensible de toute rationalité. Hegel reconnaît qu'il ne peut y avoir de morale pure, à moins de ne considérer l'homme que comme une abstraction : « homme est un existant ; ce n'est pas “l'homme en général“, celui-ci n'existant pas, mais un homme déterminé. »1 En conséquence, il entend tenir compte de l'intérêt dans la détermination des actes humains, en sorte que la leçon du célèbre « rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion »2 qui a souvent été présenté comme une tentative de justification du rôle de la violence dans l'histoire, repose d'abord sur cette reconnaissance de la médiation nécessaire de l'intérêt dans l'action humaine. Au-delà de la notion péjorative de l'intérêt, il faut en relever la puissance : les individus ne peuvent agir que s'ils s'y intéressent, et la nuance de langue est ici importante, elle passe de l'intérêt que l'on y a au fait de s'y intéresser. « C'est là un caractère essentiel de notre époque : les hommes ne sont guère conduits par l'autorité ou la confiance ; c'est seulement en suivant leur jugement personnel, leur conviction et leur opinion 1 2 Hegel, La raison dans l'histoire, 10/18 p. 108 Hegel, La raison dans l'histoire, 10/18 p. 109 - 254 indépendantes qu'ils consentent à collaborer à une chose. »1 En même temps, Hegel ne peut se résoudre à la « réduction » de la pensée à la sensation, et analysant d'Holbach, Robinet, La Mettrie, il signale cette « réduction est particulièrement plate »2. C'est que la tentative matérialiste court le risque, « par la négation du concept de fin, et donc de celui de vie dans le domaine naturel, et de celui de liberté et d'esprit dans le domaine spirituel, n'aboutit qu'à de l'abstrait : à une nature en ellemême indéterminée, au sentir, au mécanisme, à l'égoïsme et à l'utilité. »3 On voit donc à quels reproches s'expose toute morale de l'utilité. Si l'intérêt semble irrémédiablement empêcher la morale, c'est qu'il est perçu comme relevant de mobiles égoïstes. C'est en ce sens que Victor Cousin va dénigrer la pensée d'Helvétius4, en se référant d'ailleurs aux critiques de Rousseau. Le propre de la philosophie d'Helvétius tient pourtant précisément à la reconnaissance du caractère sensible et individuel de l'origine de la morale pour mieux présenter le mécanisme par lequel l'intérêt privé se trouve instantanément investi par une forme de sens de l'intérêt général qui n'a rien de magique ou de transcendant. L'intérêt dépasse l'utilité personnelle, car les forces sociales font immédiatement partie des motifs de délibération. Du principe de plaisir, à l'intérêt Le premier principe anthropologique découvert par Helvétius, c'est le principe de plaisir, qui l'emporte sur toute autre faculté supposée, notamment le prétendu libre arbitre : « En effet, si le désir du plaisir est le principe de toutes nos pensées et de toutes nos actions, si tous les hommes tendent continuellement vers leur bonheur réel ou apparent ; toutes nos volontés ne sont donc que l’effet de cette tendance. <Or tout effet est nécessaire.> En ce sens, on ne peut donc attacher aucune idée nette à ce mot de liberté. »5 Toute la problématique d'Helvétius consiste donc à élaborer une théorie morale et politique, ce qui répétons-le avec lui revient au même, sur le fondement d'un fait nécessaire, la sensibilité physique. « Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celle de l’intérêt. »6 Si la sensibilité physique relève des sens, la notion d'intérêt recouvre un sujet constitué par ses sensations. La subjectivité n'est pas une nouvelle 1 Hegel, La raison dans l'histoire, 10/18 p. 105 Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, Tome 6, édition Pierre Harnison, Vrin 1985, p. 1740 3 Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie,op. Cit., p. 1719 4 Cf. Notamment, Cousin, Victor. Philosophie sensualiste au dix-huitième siècle,. op. cit.. La quatrième leçon, p. 130 à 181, est consacrée à Helvétius. Il lui reproche son nécessitarisme : « si tout l'homme se réduit à sentir, la liberté est une chimère », p. 133, le fait « qu'il n'est jamais question de Dieu », p. 137. Il finit par condamner le « succès honteux du livre d'Helvétius » en citant une longue lettre de Turgot qui lui reproche de railler constamment la vertu. 5 De l'Esprit, p. 46 « or tout effet est nécessaire » est absent de l'édition de 1758 après censure 6 De l'Esprit, p. 59 2 - 255 substance, pas plus qu'une âme, mais renvoie au fait d'une motivation de toutes les décisions par la notion d'intérêt, définie comme la recherche du bonheur, c'est-à-dire une tentative de maximiser son plaisir. La notion de bonheur n'est donc pas ici a priori morale comme ce serait le cas chez Aristote où elle désigne la vie bonne, mais dans un sens plus épicurien résulte du fait du plaisir. Tout concoure en nous à la recherche du plaisir, et cette somme de plaisir constitue notre bonheur. De fait, notre bonheur n'est jamais un absolu, et par l'hypothèse que nous serions conduits par notre intérêt, rien de permet de dire qu'il nous permettra d'atteindre le bonheur. Ainsi, la notion d'intérêt n'est pas l'autre nom de la morale. D'ailleurs à de nombreuses reprises, s'agissant notamment d'attaquer ceux qui font mine de se référer à des morales définitives, comme c'est le cas de la Religion catholique, il a beau jeu de montrer que « l'intérêt fait nier journellement cette maxime : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. »1 en montrant de quelle manière les prêtres catholiques qui condamnent l'intolérance protestante ou musulmane sont les mêmes qui applaudissent aux bûchers de l'inquisition parce qu'ils y ont intérêt. « L'intérêt fait honorer le crime », nous annonce le chapitre XVII de la IX° section de De l'Homme, parce qu'il ne relève pas d'une valeur mais d'un fait anthropologique : « L'homme obéit toujours à son intérêt bien ou mal entendu. C'est une vérité de fait ; qu'on la taise ou qu'on la dise, la conduite de l'homme sera toujours la même. »2 L'intérêt n'est donc ni infaillible, ni toujours droit : il peut être bien ou mal entendu. Quelle est l'origine de cette déviation possible de l'intérêt ? L'intérêt ne vise pas a priori un bonheur défini, mais relève d'une tendance à suivre ce qui, dans le mécanisme des jeux de plaisirs et de peines auxquels il faut associer la mémoire constituant une fonction d'anticipation, nous apparaît comme meilleur. Or, mille causes peuvent nous faire manquer notre plaisir, car l'homme socialisé ne répond pas directement à un plaisir sensuel, mais à un plaisir médiatisé par des représentations, marquées notamment du sceau de la métaphore langagière qui peut-être trompeuse. « en avouant que nos passions prennent originairement leur source dans la sensibilité physique, on pourrait croire encore que, dans l’état actuel où sont les nations policées, ces passions existent indépendamment de la cause qui les a produites. Je vais donc, en suivant la métamorphose des peines et des plaisirs physiques, en peines et en plaisirs factices, montrer que, dans des passions, telles que l’avarice, l’ambition, l’orgueil et l’amitié, dont l’objet paraît le moins appartenir aux plaisirs des sens, c’est cependant toujours la douleur et le plaisir physique que nous fuyons ou que nous recherchons. »3 La 1 De l'Homme p. 829 De l'Homme, p. 773 3 De l'Esprit, p. 292 2 - 256 passion peut tromper que la recherche du plaisir, et l'intérêt sera pourtant d'autant plus vif qu'il est trompé. L'exemple de la passion fanatique montre à l'évidence que celui qui la suit, croit atteindre son bonheur, et faire celui des autres, alors qu'il peut être conduit à renverser le mécanisme de recherche du bonheur. Cette recherche du bonheur par le fait de l'intérêt relève alors d'une forme de rationalité réduite au calcul, ce que Hobbes nommait la ratiocination, par laquelle nous sommes à la recherche d'un optimum de plaisir. « Mais qu’est-ce que comparer ? C’est observer alternativement et avec attention l’impression différente que font sur moi deux objets présents ou absents. »1 Cette modalité du calcul n'a certes pas encore trouvé les moyens mathématiques qui seront élaborés ultérieurement pas l'école des utilitaristes, mais Helvétius met immédiatement l'accent sur la nature relative de ce calcul. On peut voir en effet une évolution dans son approche du problème. Dans De l'Esprit, il semble partir de l'hypothèse de valeurs fixes dans l'évaluation du plaisir. Prenant appui sur l'exemple de la passion pour une femme, face à la vertu, il évoque un calcul par comparaison simple : « 20 degrés de passion pour la vertu, mais il aime ; il a trente degré d'amour pour une femme »2. On remarque d'une part que la décision suit mécaniquement le rapport de soustraction ; mais d'autre part que quel que soit la différence de nature des objets estimés, ici la vertu ou un sentiment amoureux, l'étalon est le même, le degré de passion, c'est-à-dire la somme estimée de plaisir que l'on peut en espérer. Helvétius n'a pas à justifier le caractère commensurable de la vertu et de l'amour, car tous deux, comme il a pu le montrer auparavant, relèvent d'un même principe anthropologique, la sensibilité physique. Il est difficile de dire s'il a pu par la suite prendre conscience de la difficulté à attribuer des valeurs à telle ou telle passion, mais dans De l'Homme, il montre qu'aucune passion n'est en soi porteuse d'une utilité fixe. D'emblée la valeur des objets poursuivis est relative. Citant la question du luxe, il précise : « il n'a de sens fixe qu'au moment où l'on les met, si je l'ose dire, en équation, et que l'on compare le Luxe d'une certaine Nation, d'une certaine Classe d'hommes, d'un certain particulier, avec le Luxe d'une autre Nation, d'une autre Classe d'hommes et d'un autre Particulier. »3 Il est vrai que les passions ne désignent pas seulement une tonalité de la sensibilité, mais qu'elles sont liées à leur interprétation culturelle par le jeu des « passions factices », comme on l'a vu en partie II. 1 De l'Homme p. 157 De l'Esprit, p. 57 3 De l'Homme, p. 535 2 - 257 - L'utilité publique Si l'intérêt est le moteur de toute activité humaine, il reste alors à comprendre comment s'opère le passage de l'intérêt privé à l'intérêt public. Il faut notamment justifier du fait premier de la justesse de cette notion. Comment peut-elle surgir sans qu'il soit ici possible de suspecter une forme d'a priori moral, peu conforme à l'empirisme général de la méthode d'Helvétius ? Comment maintenir que l'intérêt général relève des vérités de fait, c'est-à-dire d'expérience, et non d'une valeur transcendante ? Dans de l'Esprit, il évoque à de nombreuses reprises la nécessité de concilier l'intérêt particulier avec l'intérêt général ou l'intérêt public, mais il en donne une première définition dans le chapitre XXIII du second Discours : « l’intérêt public, c’est-à-dire, celui du plus grand nombre »1. Nous voyons donc que l'intérêt général ne relève, de prime abord que d'un critère quantitatif : de même que chacun vise à maximiser son plaisir pour atteindre la félicité, ce qu'on appelle l'intérêt général n'est que la constatation de la sommation des plaisirs. En cela la science de la morale n'est que « le bonheur du plus grand nombre. »2 Elle opère le décentrement nécessaire de l'anthropologie, car penser que tous concourent individuellement au bonheur implique que je ne privilégie aucun bonheur particulier. La science politique est celle de la totalité des individus qui, prenant conscience de l'universel motif des conduites humaines, peut penser l'universalité du critère social, le bonheur du plus grand nombre. On voit bien ici que la morale d'Helvétius n'est donc pas celle du repli égoïste, mais celle de la rationalité prenant appui sur le motif égoïste de l'action pour l'élever au rang de principe collectif. En cela le philosophe est réhabilité dans son rôle, il est celui qui viendra réformer, plus que les hommes, les erreurs d'analyse des hommes. En effet, à l'inverse de Descartes justifiant la morale provisoire par l'urgence de la conduite morale, et s'interdisant de penser la politique, Helvétius annonce l'urgence de la pensée politique par une réforme de l'intérêt général : « nous n'avons pour ainsi dire que la morale de l'enfance du monde ; et comment la perfectionner ? »3 Même si la rationalité de la définition de l'intérêt public se déploie d'abord à partir d'un critère quantitatif, on ne peut s'y limiter. Le « public » ne décrit pas seulement la somme des citoyens, mais la manière de privilégier l'intérêt commun sur l'intérêt particulier. De ce fait, Helvétius note qu'il y a des intérêts propres à chaque « société », ce qui traduit à la fois une notion culturelle, mais également une notion de classe sociale, notamment en séparant les sociétés de cour du reste de la population. N'oublions jamais que dans le monde social, toutes les notions sont 1 De l'Esprit, p. 204 De l'Homme, p. 774 3 De l'Esprit, p. 204 2 - 258 relatives à des rapports historiques et culturels. Dès lors si du point de vue du principe, l'intérêt public consiste à maximiser l'intérêt de tous, cette manière de concevoir les choses dépend toujours d'un contexte culturel en évolution permanente. « L’intérêt des états est, comme toutes les choses humaines, sujet à mille révolutions. Les mêmes lois et les mêmes coutumes deviennent successivement utiles et nuisibles au même peuple ; d’où je conclus que ces lois doivent être tour à tour adoptées et rejetées, et que les mêmes actions doivent successivement porter les noms de vertueuses ou de vicieuses ; proposition qu’on ne peut nier sans convenir qu’il est des actions à la fois vertueuses et nuisibles à l’état, sans saper, par conséquent, les fondements de toute législation et de toute société. » On retrouve ici la distinction entre l'approche synchronique et l'approche diachronique de la science politique qui s'applique à la notion d'intérêt : la recherche de l'intérêt est une constante, par la médiation de conceptions variables de l'intérêt : « il paraît donc qu'en tous les gouvernements, l'homme obéit à son intérêt, mais que son intérêt n'est pas le même dans tous. »1 Il s'agit donc de comprendre comment susciter la recherche de l'intérêt général, par un jeu constant sur l'intérêt particulier. « (…) un législateur découvre le moyen de nécessiter les hommes à la probité, en forçant les passions à ne porter que des fruits de vertu et de sagesse. » 2 Il y a là une double dynamique : amener peu à peu à prendre le désir de l'intérêt général comme règle de conduite, sans pour autant rompre absolument avec son intérêt propre : « il faut que chacun des citoyens qui composent une nation trouve quelque avantage à la perfectionner. »3 Les lois doivent donc mettre en place un système qui récompensera les bonnes actions et punira les plus mauvaises. Derrière l'apparente banalité du propos, on voit ici le lien très fort entre la politique et l'éducation. Plus qu'une contrainte qui vient punir les mauvaises actions, jouant donc d'abord de la crainte – caractéristique du hobbisme – il faut au contraire encourager à la vertu, ne cesser d'ériger comme désirables des conduites vertueuses, pour en montrer les avantages. « Tout plaisir, quel qu'il soit, s'il est proposé comme prix des grands talents ou des grandes vertus, peut exciter l'émulation des Citoyens et même devenir un principe d'activité et de bonheur national. »4 Et puisque les passions désignent la socialisation du principe de plaisir à l'œuvre dans chacune de nos décisions, c'est surtout sur elles que se fonde l'action politique, à partir de la distribution notamment des glorifications : « Qu’un homme soit assez amoureux de la gloire pour y sacrifier toutes ses autres passions : si, par la forme du gouvernement, la gloire est toujours le prix des actions 1 De l'Homme, p. 362 De l'Esprit, p. 218 3 De l'Esprit, p. 204 4 De l'Homme, p. 758 2 - 259 vertueuses, il est évident que cet homme sera toujours nécessité à la vertu ; et que, pour en faire un Léonidas, un Horatius Coclès, il ne faut que le placer dans un pays et dans des circonstances pareilles. »1 Ainsi, la gloire semble être la passion la plus forte pour agir sur les comportements humains. Elle relève bien évidemment d'une socialisation de fait, car nous ne sommes glorieux que relativement à l'estime que les autres portent sur nous, et par là Helvétius montre que le passage de l'amour de soi à l'intérêt public est immanent. Il ne s'agit pas de poser le désir du bien commun comme extérieur à l'amour de soi, mais bien de montrer que cet amour de soi est à l'origine d'un désir pour l'estime publique, et qu'il relève alors de la loi de favoriser la glorification de tout ce qui concourt au bien général. L'émulation par le plaisir peut tout aussi bien être celle de la sensualité. À de nombreuses reprises, Helvétius rappelle combien les femmes ont, par leurs attraits, rempli un rôle éminent dans la politique et dans le choix aux heures les plus critiques : « si le plaisir de l'amour est pour les hommes le plus vif des plaisirs, quel germe fécond de courage renfermé dans ce plaisir, et quelle ardeur pour la vertu ne peut point inspirer celle des femmes ? »2 On aura beau jeu de rapporter ces remarques à la conduite même d'Helvétius, célèbre pour ses multiples conquêtes, comme le signale Grimm, qui a « ouï dire que ç'a été pendant de longues années régulièrement la première et la dernière des occupations de sa journée, sans préjudice des occasions qui s'offraient dans l'intervalle. » « Le matin, lorsqu'il était jour chez Monsieur, le valet de chambre faisait d'abord entrer la fille qui était de service, ensuite il servait le déjeuner ; le reste de la journée était pour les femmes du monde. Les agréments de sa figure lui valurent les bonnes fortunes. »3 Ce qui donne argument à ses détracteurs qui y voient une forme de dépravation n'en constitue pas moins un élément de cohérence. Fort de son expérience, Helvétius met Vénus au rang des plus fort mobiles d'action, et entreprend d'en lire les conséquences politiques. Du reste, dans un monde majoritairement phallocrate, il ne cesse d'évoquer les cas où ce sont les femmes qui profitent également de cette passion, à l'instar des Gelons qui pour qui la loi accordait aux femmes « cette douceur de pouvoir coucher avec tout guerrier qui leur était agréable. »4 En conséquence, si « le législateur qui donne des Lois suppose tous les hommes méchants »5, il n'en reste pas moins que cette méchanceté est le fruit de la législation qui peut conduire les hommes à ne prendre en compte que leur intérêt immédiat. Dès lors, il faut bien 1 De l'Esprit, p. 330 De l'Esprit, p. 326 3 KEIM Albert, Helvétius, sa vie et son œuvre op. cit., ici p. 27 4 De l'Esprit, p. 327 5 De l'Homme, p. 773 2 - 260 comprendre que la moralisation des hommes est le fait de la législation, c'est-à-dire de l'esprit général dans lequel un État est conduit : « La haine de la plupart des hommes pour la vertu n'est donc pas l'effet de la corruption de leur nature, mais de l'imperfection de leur législation. »1 Helvétius reprend ici un thème déjà avancé par Spinoza, qui dans le Traité Politique entend attribuer la différence de moralité des peuples plus à la constitution de l'État qu'aux personnalités des citoyens. En effet, on trouve dans chaque pays autant de bons sujets que de mauvais, mais les lois peuvent éduquer la population : « si donc une malice plus grande règne dans une Cité, et s'il s'y commet des péchés en plus grand nombre que dans d'autres, cela provient de ce qu'elle n'a pas assez pourvu à la concorde, que ses institutions ne sont pas assez prudentes, et qu'elle n'a pas en conséquence établi absolument un droit civil. »2 Ainsi, la formule empruntée à Hobbes et Paul, si non esset Lex, non esset peccatum, est inversée : c'est de la loi que naît le crime, parce que la loi suscite en nous les valeurs sociales que nous poursuivons croyant y trouver la clé de notre bonheur particulier. L'intérêt privé est en effet amoral, il ne poursuit qu'une fin, le plaisir. Les passions peuvent alors nous conduire à identifier notre intérêt avec une conduite valorisée par la société, décision qui ne nous appartient pas en propre. Le sens de l'intérêt général et le sens des passions sociales n'est en effet pas défini par le sujet mais par le corps social totalisé, et cette totalité se manifeste dans l'esprit public. Le rôle de la philosophie politique consiste alors, après avoir identifié ce mécanisme qui liait l'intérêt privé et l'intérêt général, à définir rationnellement ce que doit être l'intérêt général, et donc à définir selon les circonstances quel est le bonheur du plus grand nombre, puis d'indiquer quelles médiations, c'est-à-dire quelles passions entretenir dans la société pour y parvenir. Finalement, par le jeu sur les passions, Helvétius fait entrer la politique dans l'histoire. En effet, ce ne sont pas les idées de bien ou de mal, les valeurs a priori qui mènent le monde, mais bien les passions qui animent les hommes et les mènent à des résultats qu'ils n'avaient peut-être pas envisagés : « la vivacité des passions dépend donc ou des moyens que le législateur emploie pour les allumer en nous, ou des positions où la fortune nous place. Plus nos passions sont vives, plus les effets qu’elles produisent sont grands. Aussi, les succès, comme le prouve toute l’histoire, accompagnent toujours les peuples animés de passions fortes : vérité trop peu connue, et dont l’ignorance s’est opposée aux progrès qu’on eût fait dans l’art d’inspirer des passions ; art jusqu’à présent inconnu, même à ces politiques de réputation, qui calculent assez bien les intérêts et les forces d’un état, mais qui n’ont jamais senti les ressources singulières qu’en des instants critiques 1 2 De l'Esprit, p. 337 Spinoza, Traité politique, chapitre V, édition Appuhn, Garnier Flammarion, Tome 3 p. 37 - 261 on peut tirer des passions lorsqu’on sait l’art de les allumer. Les principes de cet art, aussi certains que ceux de la géométrie, ne paraissent, en effet, avoir été jusqu’ici aperçus que par de grands hommes dans la guerre ou dans la politique. » Rien de grand ne s'accomplit donc sans passion semble dire ici Helvétius. Et de fait, puisqu'il n'y a pas une morale définie, mais bel et bien des conditions par lesquelles le bonheur se réalise, il devient nécessaire de comprendre que la politique est un processus historique, qui n'a pas de fin. 4. L'égalitarisme et l'axiologie helvétienne Helvétius ne se contente pas de dire par quel moyen la politique peut nécessiter les hommes à vouloir la vertu. Il n'en reste pas à une définition générale de la vertu, le maximum de bonheur pour le plus grand nombre, mais il en déduit une conséquence radicale : la politique doit provisoirement instituer un rapport d'égalité : « Une fois parvenus à des principes généraux et simples, la science des faits qui nous y auraient élevés ne serait plus qu’une science futile, et toutes les bibliothèques où ces faits sont renfermés deviendraient inutiles. Alors, de tous les matériaux de la politique et de la législation, c’est-à-dire de toutes les histoires, on aurait extrait, par exemple, le petit nombre de principes qui, propres à maintenir entre les hommes le plus d’égalité possible, donneraient un jour naissance à la meilleure forme de gouvernement. »1 Sa biographie nous rappelle qu'il a été fermier général, à partir de 1738, et qu'en conséquence, il a été confronté au douloureux problème de l'inégalité et de la pauvreté. En cet emploi, d'ailleurs, il semble qu'il ait mis en pratique certains de ses principes, quoique de curieuse manière. Il redresse l'injustice de sa charge sur ses propres deniers. Albert Keim rapporte qu'à Bordeaux il tint à peu près ce langage : « Tant que vous ne ferez que vous plaindre, on ne vous accordera pas ce que vous demandez. Faîtes-vous craindre, vous pouvez vous assembler au nombre de plus de dix mille. Attaquez nos employés : ils ne sont pas deux cents. Je me mettrai à leur tête et nous nous défendrons ; mais enfin vous nous battrez et on vous rendra justice. »2 Pourtant, on peut déceler plus généralement dans son anthropologie la raison d'un égalitarisme politique : si l'éducation prise au sens large nous a fait ce que nous sommes, alors en effet, les inégalités ne sont que le produit de la société, et non seulement l'on peut y remédier, mais on doit le faire, car le hasard des circonstances ne peut servir de fondement. 1 De l'Esprit, p. 442 Keim Albert, Helvétius, sa vie et son œuvre, op. Cit. p. 45 2 - 262 - Raisons d'un égalitarisme forcené En effet, le principe d'égalité avancé par Helvétius n'est qu'une conséquence de son anthropologie. Il n'agit comme principe normatif que parce qu'il constitue en réalité un fait anthropologique, celui par lequel avant d'être faits par les circonstances, les hommes ne sont destinés à rien. Ce principe vaut bien entendu entre sociétés1, comme au sein d'une société donnée, puisque « si toutes les opérations de l’esprit se réduisent à sentir, se ressouvenir, et à observer les rapports que ces divers objets ont entr’eux et avec nous ; il est évident que tous les hommes étant doués, comme je viens de le montrer, de la finesse de sens, de l’étendue de mémoire, et enfin de la capacité d’attention nécessaire pour s’élever aux plus hautes idées ; parmi les hommes communément bien organisés, il n’en est, par conséquent, aucun qui ne puisse s’illustrer par de grands talents. »2 On voit bien ici comment s'opère le passage de l'égalité biologique, refusée par les partisans de l'organisation, à la nécessité de l'égalité sociale. Si tous les hommes, du moins le plus grand nombre de ceux qui sont communément bien organisés, ont en commun les mêmes aptitudes à l'esprit, ils devraient donc prétendre à une égalité de fait. Le fait de l'égalité des hommes est réalisé par la nature qui les dote des mêmes facultés. D'où vient alors l'inégalité constatée dans la plupart des pays, et même entre toutes les cultures ? Les inégalités de naissance sont le produit du hasard : « c’est du hasard qu’il tient son état d’opulence ou de pauvreté : le hasard préside au choix de ses sociétés, de ses amis, de ses lectures et de ses maîtresses. Il nomme donc la plupart de ses Instituteurs. De plus c’est le hasard qui le plaçant dans telles ou telles positions, allume, éteint ou modifie ses goûts et ses passions, et qui par conséquent a la plus grande part à la formation même de son caractère. »3 Le hasard, c'est d'abord celui de notre naissance. Il ne nous appartient nullement de naître ici où là, hier ou en tout autre siècle. Or, de fait, les conditions dans lesquelles nous naissons entraînent d'emblée des disparités, et dans le monde civilisé qui est le nôtre, c'est-à-dire celui de tous, des conditions différentes se transforment en conditions inégales car elles reposent sur des rapports juridiques qui impliquent d'emblée un partage du monde qui lui n'a rien d'égal. On voit ici quel nouveau rôle joue la notion de hasard : elle permettait à Helvétius de justifier la nécessité de penser un ordre, parce qu'aucun ordre n'est prescrit a priori; mais il rend nécessaire la pensée de l'égalité car le hasard génère de fait une inégalité qui n'a pas de valeur. 1 De l'Esprit, p. 404 : « Les septentrionaux n’ayant point un plus grand nombre de sens que les orientaux, tous par conséquent ont, par leur conformation physique, d’égales dispositions à l’esprit. » 2 De l'Esprit, p. 386 3 De l'Esprit, p. 70 - 263 Notons que dans cette inégalité hasardeuse, Helvétius observe un effet d'entraînement. L'inégalité une fois constituée appelle encore plus d'inégalité. Dans la chaîne des générations, elle s'accroît imperceptiblement jusqu'à générer une situation d'exploitation qui fait que certains auront toujours plus que les autres, parce que seuls ils maîtrisent les conditions de l'échange. Au discours de l'égalité de fait dans l'échange économique, Helvétius oppose l'analyse des conditions inégales dans lesquelles se font les tractations, conditions indépassables. Par le fait du hasard des distributions originaires, nul n'est plus jamais placé dans une condition d'égalité. La logique marchande entraîne toujours plus bas les plus pauvres et les plus modestes : les riches tendent à accroître leur désir de luxe, et de ce fait finissent par baisser les salaires. En revanche, les plus pauvres ne peuvent se passer d'un minimum vital, dicté par les besoins du corps. Ils sont donc conduits à accepter n'importe quel salaire, pour travailler sur des terres acquises par les grands propriétaires. On peut donc voir ici l'idée qu'une part de la richesse des propriétaires fonciers vient directement de l'exploitation de leurs journaliers, qui finissent par sombrer dans la misère. Pour sortir d'une telle situation il faudrait moins diminuer les taxes, qu'augmenter les salaires : « que faudrait-il donc faire pour la rendre plus heureuse ? Hausser considérablement le prix des journées »1 à défaut d'une redistribution des terres, solution qu'il écarte parce qu'« injuste et impraticable. »2 Si Helvétius condamne ici le déploiement du luxe, ce n'est pas pour une raison a priori, le luxe n'est pas en soi un péché, mais en raison de l'accroissement d'inégalité qu'il entraîne. « Le luxe n'est donc pas nuisible comme luxe, mais simplement comme l'effet d'une grande disproportion entre les citoyens. »3 Sa critique tient au fait qu'au hasard initial s'ajoute un effet second qui augmente les disparités. Ainsi, il n'était pas nécessaire au départ qu'il y ait tant d'inégalités, mais ce hasard initial possède des effets qui le deviennent si ils ne sont pas corrigés. Il y a donc lieu de mettre en place une politique égalitaire face au libre jeu des circonstances. Une politique égalitaire En effet, si l'on se souvient que le plaisir est bien finalement le seul principe auquel on doit rattacher tout raisonnement, et par là la poursuite du bonheur la seule fin humaine, il faut combattre l'inégalité qui apporte du malheur : « (…) la Nation Française ne peut être gaie puisque la classe des Paysans, qui compose à elle seule les deux tiers de la nation est dans le besoin et que le besoin n'est jamais gai (…) »4 Parce que l'inégalité renvoie d'abord aux conditions vitales, sensuelles du 1 De l'Esprit, p. 33 id. 3 De l'Esprit, p. 31 4 De l'Homme, p. 409 2 - 264 bonheur, et ce dès la satiété, elle est de fait condamnée par le principe de plaisir , c'est un mal. Parce qu'elle arrive par hasard, elle ne peut être érigée au titre de mal acceptable, voire de mal nécessaire, il faut donc mettre en place une stratégie politique qui peu à peu résorbe l'inégalité. Cette politique commence par une dénonciation de l'inégalité la plus forte, celle générée par l'esclavage. Sa dénonciation apparaît indirectement, au gré d'une note de bas de page consacrée au commerce du sucre : « Quel homme à la vue des malheurs qu'occasionnent la culture et l'exportation de cette denrée refuserait de s'en priver, et ne renoncerait pas à un plaisir acheté par des larmes et la mort de tant de malheureux ? Détournons nos regards d'un Spectacle si funeste, et qui fait tant de honte et d'horreur à l'humanité. »1 Mais la politique de l'égalité doit aussi favoriser un rééquilibre entre les classes sociales. Une nation ne peut prospérer en ne favorisant que le bonheur de quelques uns. Elle doit donc s'attaquer à la misère du plus grand nombre, c'est-à-dire du temps d'Helvétius de la classe paysanne. « Que faire pour y rappeler le bonheur ? Diminuer la richesse des uns ; augmenter celle des autres ; mettre le Pauvre en un tel état d'aisance qu'il puisse par un travail de sept ou huit heures abondamment subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. C'est alors qu'il devient à peu près aussi heureux qu'il peut l'être. »2 Ainsi, la quête d'égalité relève d'une approche très réaliste. Il ne s'agit pas de proposer l'égalité des esprits par une action qui ne viserait qu'à prodiguer au plus grand nombre des Lumières et des connaissances : il faut s'attaquer aux conditions réelles de l'inégalité. Recevant un Manuel d'Agronomie prodiguant de nouvelles méthodes, il observe que « si on les regarde comme d’une utilité prochaine à la France, on se trompe. Il faut, avant d’en profiter, que le paysan sache lire ; et pour apprendre à lire il faut qu’il soit plus riche. Il faut même qu’il soit en état de faire des expériences et d’acheter de nouveaux outils. Le peut-il ? S’il en a les moyens, sa routine et ses préjugés lui permettront-il ces tentatives ?» « Il faut donc commencer tout le traité de l’agriculture par un traité de finance et de gouvernement pour rendre plus riche l’habitant de la campagne. Qu’il soit de son intérêt d’être industrieux,et laissez-faire cet intérêt ; vous pouvez être sûr qu’il cultivera bien les terres. »3 Il refuse cependant tout bouleversement, et entend conduire peu à peu les hommes à retrouver l'inégalité, raison pour laquelle il a déjà indiqué l'impossibilité d'une réforme agraire. On voit par là que le principe selon lequel l'éducation peut tout, appelle une politique plus réformiste 1 De l'Esprit, p. 37 De l'Homme p. 665 3 Correspondance d'Helvétius, op. cit. p. 17-19 2 - 265 que révolutionnaire, quant aux moyens utilisés. Une politique par l'éducation suppose un accomodement progressif aux nouvelle règles qui doivent en effet être ressenties dans une forme de continuité: « Un semblable projet conçu avec sagesse ne doit et ne peu s'exécuter que par des changements continus et insensibles ; mais ces changements sont possibles. »1 Les intérêts privés doivent progressivement changer leurs conceptions de l'intérêt général. Cela a donc aussi des implications quant au contenu des réformes envisagées. La question de la propriété apparaît comme l'un des principaux problèmes politiques : il y consacre 8 des 31 questions qu'il faut « se faire lorsque l'on veut donner de bonnes lois »2. La tonalité des questions appelle une réforme non du droit de propriété, mais de son étendue. Il faut empêcher le mécanisme par lequel les plus riches se retrouvent dans une situation de quasi monopole par lequel ils imposeraient leurs conditions aux autres. Ce faisant il appelle à une société de multiples petits propriétaires, tous égaux. Même s'il en estime le projet difficilement réalisable dans un pays où l'argent a déjà cours3, il évoque deux législations qui pourraient progressivement rétablir une égalité injustement absente. La première concerne le droit de succession : « Qui pourrait empêcher un Peuple de se déclarer Héritier de tous les Nationaux ; et lors du décès d'un particulier très riche de répartir entre plusieurs les biens trop considérables d'un seul ? »4 La seconde concerne les impôts pour lesquels il propose non seulement de les rendre proportionnels à la richesse, mais de surcroît d'instituer une forme d'impôt sur les grandes fortunes tel « qu'au delà de la possession d'un certain nombre d'arpents, l'impôt mis sur ces arpents excédât le prix de leur fermage ? »5 Il n'est pas jusqu'aux relations entre Nations qui sont concernées par cette politique égalitaire. Au nom de l'égalité, il se méfie des grands Empires et des États trop vastes. Dans un État trop vaste, il lit la tendance au despotisme sur les sujets, et à l'impérialisme sur les autres. C'est pourquoi il faut au contraire mettre en place une forme de fédéralisme, par exemple en divisant un État comme la France en 30 Provinces ou Républiques. Ce système ferait qu'aucun État ne se trouve plus en posture d'imposer ses vues aux autres. Ici encore, l'amoralisme politique, pas de péché hors des lois, est poussée à son ultime conséquence : « l'injustice de l'homme n'a d'autre mesure que celle de sa puissance. Le Chef-d'œuvre de la Législation consiste donc à borner tellement le pouvoir de chaque citoyen qu'il ne puisse jamais attenter à la vie, aux biens, et à la liberté d'un autre. » Cette remarque prend sans doute source sur la présentation de la Constitution anglaise par Montesquieu et 1 De l'Homme, p. 667 De l'Homme, Section IX, II. 3 Notons qu'il n'envisage nullement l'abolition de l'argent, moyen nécessaire à exercer l'émulation dans l'État et sans lequel ce dernier courrait à sa perte. 4 De l'Homme, p. 565 5 De l'Homme, p. 565 2 - 266 Voltaire, puisqu'il ajoute « ce problème n'a été jusqu'à présent nulle part mieux résolu qu'en Angleterre. »1 Si Helvétius prend bien parti pour l'égalité et son établissement, et quoiqu'il n'en formule pas le mot, on peut déceler une aspiration proprement démocratique à son entreprise. On le sait, le terme de démocratie est ambigu, puisqu'il peut à la fois désigner une forme institutionnelle par laquelle tous ont accès au gouvernement, ou exercent une part de la souveraineté ; mais la démocratie désigne aussi un fait social par lequel les plus pauvres participent effectivement au pouvoir. Cette ambiguïté inhérente à la démocratie est manifeste dès la tentative de typologie des régimes par Aristote. Aussi ce n'est pas forcer le trait que de dire que la conséquence de la théorie d'Helvétius contient des éléments éminemment démocratiques. « Qu'est-ce qu'un Gouvernement ? L'assemblage de Lois ou de conventions faites entre les Citoyens d'une même Nation. »2 Si Helvétius accorde en effet une primauté à la loi, et que celle-ci doit rétablir une égalité perdue au gré des circonstances, son aspiration est démocratique. Il dénonce de fait la monarchie, en ne faisant du roi qu'un simple commis au service du peuple, parce que « toute souveraineté légitime prend son origine dans l'élection et le choix libre du peuple. »3 En faisant du peuple l'origine de la souveraineté et en assignant au roi qu'un rôle d'administrateur, il marque nettement sa préférence pour un régime d'essence démocratique. Certes, les occurrences sont rares, et n'apparaissent que dans De l'Homme, mais elles sont bien la conséquence de sa proposition anthropologique : les hommes étant communément bien organisés, nul ne peut prétendre avoir droit à un privilège sur les autres. Ainsi, dans son projet de législation il souligne bien que le ressort de l'émulation par le plaisir repose notamment sur l'égale prétention, c'est-à-dire l'égal droit, à bénéficier des récompenses : « Tout plaisir, quel qu'il soit, s'il est proposé comme prix des grands talents ou des grandes vertus, peut exciter l'émulation des Citoyens et même devenir un principe d'activité et de bonheur national. Mais il faut pour cet effet que tous les Citoyens y puissent également prétendre (…) »4 C'est bien ici le fondement de la démocratie. Pour autant, peut-on faire du peuple le sujet de cette démocratie ? N'en-est-il pas seulement l'objet, dans la mesure où il s'agit seulement de le former, d'en faire le destinataire des lois ? Certes, « Helvétius n’entre jamais dans les détails de l’action politique. »5 Mais son dessein se recompose peu à peu : il faut tracer un « bon plan de législation » écrit-il à la neuvième section 1 De l'Homme, p. 751 De l'Homme, p. 785 3 De l'Homme, p. 865 4 De l'Homme, p. 758 5 Jean-Claude Bourdin, « Helvétius, l’idée d’une science de l’homme et la politique » op. cit. p. 184 2 - 267 de De l'Homme, qui culminera avec un bon plan d'éducation, tant « l'instruction peut tout »1. La politique est alors pleinement immanente : par la réflexion, il s'agit de partir du fait de l'égalité, de prendre appui sur les intérêts singuliers pour les incliner à l'utilité commune. Ainsi, chacun se trouve être origine et fin : origine, car seul son intérêt privé peut-servir de mobile, et fin parce que l'utilité commune ne peut qu'aboutir à rétablir l'égalité de chacun. L'individu n'est cependant pas le sujet de la politique, car l'individu n'est pas un donné : il est le fruit des circonstances. Ce sont ces circonstances qui font l'homme, et l'art politique vise à maîtriser autant que possible ces circonstances pour en ôter la part de hasard source de tant d'inégalités. Parce que l'éducation est un fait historique, Helvétius nous invite à décentrer le sujet de l'action politique. Ce dernier n'est ni un souverain, ni la somme des individus, mais un processus constant par lequel les hommes se font en modifiant les circonstances. Nul n'échappe à ce processus, pas même les Empereurs ou Prophètes, à l'instar de César ou Mahomet. En évoquant la rédaction de ce « médiocre et ridicule ouvrage nommé Al-Koran », il montre « comment dans un tel homme, ne pas reconnaître l'ouvrage du hasard qui le place dans le temps et les circonstances où devait s'opérer la révolution à laquelle cet homme hardi ne fit guère que prêter son nom. »2 La politique relève d'une forme de prise de conscience de la maîtrise possible des événements, en refusant à la fois un volontarisme absolu, puisque chacun, individu ou peuple est le fruit d'un processus, et à la fois le fatalisme, car il s'agir de s'affranchir du hasard, défini comme l'ignorance des processus historiques. La politique entendue en ce sens se confond en effet avec un vaste projet d'éducation par lequel il s'agit de faire l'homme. La question des sexes L'égalitarisme d'Helvétius a ceci de remarquable qu'il étend la notion de communément bien organisé à l'espèce humaine tout entière, comme nous l'avons vu plus haut. De fait, sa fréquentation des Salons, eu premier rang desquels celui de sa femme à Auteuil, lui donne l'expérience de ces femmes savantes qui prouvent sans cesse l'égalité devant l'esprit. L'importance des femmes dans la vie intellectuelle n'a cessé de croître depuis le XVII° siècle. Fontenelle, dans sa préface à ses Entretiens sur la pluralité des mondes en 1686, indique qu'il écrit à destination des femmes et des hommes qui connaissent peu le latin. Peut-être s'agit-il également d'un des effets inattendus du renoncement au latin prôné par Descartes, qui ouvre ainsi toute la philosophie à un public beaucoup plus large n'ayant pas eu accès à l'enseignement classique 3 ? On verrait ici la confirmation de la thèse d'Helvétius selon laquelle « Si les femmes leur en sont en général 1 De l'Homme, p. 861, De l'Esprit, p. 422 3 C'est en tout cas la thèse de Jonathan I. Israël Les Lumières radicales, op. cit. p. 113 2 - 268 inférieures [aux hommes de génie] c’est qu’en général elles reçoivent encore une plus mauvaise éducation. »1 En conséquence, une réforme de la législation pourra remédier aux inégalités de circonstances, nées notamment de la religion et de ses préjugés : « La manière de se défaire des filles dans les pays catholiques est de les forcer à prendre le voile : plusieurs passent ainsi une vie malheureuse, en proie au désespoir. Peut-être notre coutume, à cet égard, est-elle plus barbare que celle des chinois. »2. Par la question de l'égalité des hommes et des femmes, se dessine ici un projet politique d'ensemble qui considère que l'homme n'est jamais fait, fini, mais toujours susceptible d'une évolution par l'éducation. En étendant l'aspiration à l'égalité aux femmes, Helvétius poursuit un mouvement qui caractérise les Lumières radicales : « (…) en général, plus une position philosophique était radicale, plus fortes étaient les orientations égalitaires d'idées qui, à leur tour, engendraient un élan toujours plus important en faveur non seulement de l'émancipation des femmes, mais aussi, plus généralement de la libido humaine elle-même. »3 On voit combien sa philosophie dépasse toute réduction du corps à l'organisation, et suppose qu'il conçoive l'humanité tout entière comme une espèce plastique, dont la forme apparente n'est jamais une essence mais le fruit d'une construction sociale. Sur un thème aussi évident à l'époque, et aujourd'hui encore pour les partisans de la sociobiologie, celui de la différence des sexes, il s'interdit de conclure d'une conformation biologique à des attributs moraux ; tout au contraire l'humanité est essentiellement une moralité. Il n'y a donc pas de nature humaine, mais bien une histoire humaine sur laquelle il devient possible d'influer consciemment si l'on dépasse les préjugés pour penser en philosophe. Ainsi, la philosophie d'Helvétius semble bien confirmer qu'au sein des Lumières des courants dessinent des projets d'émancipation distincts, et par son attention aux plus dominés, les femmes comme les pauvres ou les esclaves, il manifeste une attitude universaliste qui ne fait finalement que tirer les conséquences matérialistes de l'affirmation cartésienne selon laquelle le bon sens est la chose la mieux partagée du monde. Du point de vue de l'esprit, il n'y a aucune inégalité de départ, tout vient des conditions et de l'éducation. Là où Descartes pariait sur la méthode, c'est-àdire sur le seul exercice de l'âme, Helvétius propose une réforme des conditions extérieures qui déterminent les inégalités. Là où Montesquieu voyait l'influence des climats, il relève la primauté des causes morales, c'est-à-dire en fait les causes sociales et culturelles, en rattachant le terme ici de morale à son étymologie latine ambiguë de mores. 1 De l'Esprit, p. 202 De l'Esprit, p. 131 3 Israël Jonathan I. Les Lumières radicales, op. cit. p. 114 2 - 269 - Le rejet du despotisme Helvétius a souvent été accusé de favoriser le despotisme. Relayant cette analyse commune, Olivier Bloch note : « Le programme éducatif et le programme législatif [chez Helvétius] restent soumis, dès lors s'agit de les appliquer, au principe de ce qu'on a coutume de nommer improprement despotisme éclairé. »1 Cette réputation est ancienne, Diderot2 notant dans sa Réfutation suivie, « “Rien de meilleur, dit le roi de Prusse, dans un Discours prononcé à l'Académie de Berlin, que le gouvernement arbitraire sous des princes justes et vertueux. Et c'est vous, Helvétius, qui citez en éloge cette maxime d'un Tyran ! Le gouvernement arbitraire d'un prince juste et éclairé est toujours mauvais. »3 Il est vrai qu'Helvétius semble parfois donner prise à cette critique, notamment lorsqu'il écrit dans De l'Homme, « Le Ciel du sud s'embrume de plus en plus par les brouillards de la superstition et d'un Despotisme Asiatique. Le ciel du Nord chaque jour s'éclaire et se purifie. Les Catherine II, les Frédérics, veulent se rendre chers à l'humanité (…) »4 Helvétius ici reprend une opposition devenue classique entre le despotisme oriental et des formes de gouvernement plus éclairées. Il est vrai que le despotisme est d'abord opposé aux régimes républicains, à la monarchie voire au régime théocratique, comme le relève l'article de l'Encyclopédie, Œconomie politique attribué à « feu M. Boulanger »5 ou encore Montesquieu qui dans L'esprit des Lois, qui définit le régime despotique comme le fait du régime des caprices d'un seul. Ainsi le despotisme s'oppose d'abord à un régime régi par des lois, qu'elles soient le fait d'un seul ou de plusieurs. L'image la plus radicale du despotisme tient dans la figure du despotisme oriental, auquel le même Boulanger a consacré une étude contemporaine de De l'Esprit6. Helvétius oppose ce régime à l'utilité générale de la Nation dans la mesure où « les citoyens n'ont nulle part au maniement des affaires publiques, (…) où l'intérêt mal entendu du Sultan se trouve en opposition avec l'intérêt de ses sujets, où servir le Prince c'est trahir sa nation. »7 Peut-on alors lire chez Helvétius une défense d'une forme de despotisme éclairé, dans la mesure où par là il aurait trouvé la clé de son programme d'éducation ? A-t-il eu, comme Platon, sa tentation de Syracuse ? Il nous semble qu'une lecture fine des références au despotisme permet d'écarter cette hypothèse. Toute forme d'arbitraire est en effet rejetée par Helvétius : « Tout acte d'un 1 Olivier Bloch, Matières à Histoires, op. cit. p.329 Qui figure pourtant aussi au rang des philosophes qui ont voulu éclairer des monarques, comme Catherine II. 3 Diderot, Réfutation suivie… op. cit. p. 619 4 p. 12 5 In Encyclopédie [366b-383b] 6 Recherches sur les origines du depotisme oriental, Boulanger op. cit. 7 De l'Esprit p. 346 2 - 270 pouvoir arbitraire est injuste. Un pouvoir acquis et conservé par la force est un pouvoir que la force a le droit de repousser. Une Nation quelque nom que porte son ennemi peut toujours le combattre et le détruire. »1 Les mots pour décrire le despotisme sont toujours réprobateurs : c'est un régime monstrueux, au mieux assimilé à un état de nature pris ici comme état de guerre et de violence2. Par nature même, le despotisme s'oppose à l'esprit éclairé. On doute alors qu'un despote éclairé pourrait voir le jour : « (…) exiger des lumières d’un Despote, c’est vouloir un effet sans cause. Compter dans un Gouvernement arbitraire sur l’esprit d’un Monarque né sur le Trône, c’est folie. »3 Parce que le despotisme par nature ne vise que l'intérêt particulier de celui qui gouverne, il ne peut en effet aller jusqu'à vouloir l'intérêt public. Helvétius peut alors bien saluer temporairement ceux qui renoncent à leur intérêt particulier, ou qui sont des alliés objectifs contre le fanatisme peutêtre encore plus pernicieux, ce qui explique la Préface de De l'Homme. Toutefois, sa préférence va indubitablement au régime républicain : « si les supplices en usage dans presque tout l'Orient font horreur à l'humanité, c'est que le Despote, qui les ordonne, se sent au-dessus des lois. Il n'en est pas ainsi dans les Républiques ; les lois y sont toujours douces parce que celui qui les établit s'y soumet. »4 Si Helvétius analyse la structure du despotisme, il rend compte également de sa genèse. Conformément à son matérialisme, il ne peut rapporter l'origine du matérialisme qu'au sentiment de plaisir, par lequel chacun tend nécessairement à maximiser son bonheur. De ce fait, la pente au despotisme est naturelle. Le despotisme ne désigne pas une constitution déviée, comme l'énonce Aristote, mais le résultat du désir de chacun : « Ce désir prend sa source dans l’amour du plaisir, et par conséquent dans la nature même de l’homme. Chacun veut être le plus heureux qu’il est possible ; chacun veut être revêtu d’une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur : c’est pour cet effet qu’on veut leur commander. »5 Dès lors, le despotisme appartient autant à la nature de l'homme que tout autre régime, il n'est qu'une manière de donner raison à son intérêt particulier. Pour se maintenir, le despote saura persuader chacun de ne pas remettre en cause son régime en lui faisant sentir l'intérêt qu'il a de le suivre, c'est-à-dire en opposant les différents corps de la Nation : « il faut abaisser la puissance des Grands et du Peuple, et diviser, par conséquent, les intérêts des Citoyens. »6 1 De l'Homme, p. 786 De l'Homme, p. 747 3 De l'Homme, p. 126 4 De l'Esprit, p. 342 5 De l'Esprit, p. 340 6 De l'Esprit, p. 340 2 - 271 On peut finalement affirmer que la critique du despotisme lui permet également de dénoncer implicitement la monarchie elle-même. En effet, le despotisme ne diffère pas tant que cela de la monarchie. Car si la monarchie est décrite qualitativement comme relevant d'une prise en compte de l'intérêt général, elle repose structurellement sur la puissance d'un seul. Or, la pente est douce qui mène d'une monarchie respectant la loi, à une monarchie absolue et arbitraire : « Enhardis par la faiblesse des peuples, les princes se font despotes. Ils ne savent pas qu’ils suspendent euxmêmes sur leurs têtes le glaive qui doit les frapper ; que, pour abroger toute loi et réduire tout au pouvoir arbitraire, il faut perpétuellement avoir recours à la force, et souvent employer le glaive du soldat. »1 Helvétius feint donc de vouloir protéger les souverains contre l'abus de pouvoir qui se retournerait finalement contre eux. La fin du despotisme tient souvent aux violentes contradictions qui tiennent à sa nature même. Comme il constitue un régime où l'intérêt d'un seul prime sur tous les autres, il sombre nécessairement dans la violence, car il faut user d'une puissance absolue pour gouverner tous les autres intérêts particuliers contre leurs intérêts propres. Toutefois, puisque ce même intérêt particulier du despote ne désigne jamais un absolu, mais est le résultat d'une construction qui relève d'une histoire et d'une influence des mœurs, le despotisme ne devient pas non plus un régime inéluctable : il appartient aux possibles, et il est aussi possible d'en empêcher l'apparition. Il s'agira de faire peu à peu correspondre l'intérêt des gouvernants avec l'intérêt général, et ce faisant faire peu à peu disparaître toute notion d'arbitraire, la norme commune prenant le pas sur l'intérêt privé. Cependant cet art est difficile, et Helvétius doute parfois que les despotes, même éclairés, y parvinssent : « Il n'est dans ces gouvernements qu'une chose utile à faire ; c'est d'en changer insensiblement la forme. Faute de cette vue, le fameux Czar Pierre n'a peut-être rien fait pour le bonheur de sa Nation. Il devait cependant prévoir qu'un grand homme succède rarement à un grand homme ; que n'ayant rien changé dans la Constitution de l'Empire, les Russes, par la forme de leur gouvernement, pourraient bientôt retomber dans la barbarie dont il avait commencé à les tirer. »2 Ainsi le despote éclairé ne peut que constituer l'occasion d'un changement, mais pas une fin en soi. S'il ne change que l'objet de sa politique sans s'attaquer aux lois qui seules ont un effet à long terme sur la conception que chacun se fait de son intérêt, il ne mettra pas fin à l'absolutisme. On voit par là que le reproche fait à Helvétius de vouloir favoriser le despotisme est en grande partie erroné. Ce n'est pas la décision singulière d'un dirigeant qui pourra former un bon gouvernement, dans la mesure où ce sont les lois qui importent en matière de politique. Il ne faut pas changer la personne, mais la forme de gouvernement, car seule la participation de tous aux lois 1 De l'Esprit, p. 343 De l'Esprit, p. 350 2 - 272 réalisera l'opération par laquelle chacun prend conscience de la compatibilité de son intérêt propre avec l'utilité commune. - 273 - C/ Stratégies matérialistes Des thèses aussi radicales ne peuvent qu'entraîner des réprobations, alors que la France vit encore sous le régime de la monarchie de droit divin. De fait, aussi bien La Mettrie qu'Helvétius ont subi la censure. Pourtant, il y a chez ces deux auteurs un art de l'écriture et une tactique de publication qui visent à contourner les interdits, à jouer des allusions. Elle appartient en partie à la longue histoire de l'écriture clandestine et des libertins érudits, mais change de nature avec le projet encyclopédique. De La Mettrie à Helvétius, on passe progressivement d'une écriture pour les initiés à la volonté d'en appeler au public. Ces deux modes opératoires sont en cohérence avec leurs positions respectives, le premier n'espérant convaincre que ceux qui sont bien nés ; le second visant à éduquer par l'exemple. 1. Les jeux d'écriture La tradition clandestine La Mettrie et Helvétius écrivent à une période charnière des Lumières : le basculement des cercles secrets vers la publicité la plus large. La Mettrie appartient encore très largement à la tradition du libertinage érudit, qu'il incarne dans son écriture, dans ses thématiques et dans sa vie même en devenant l'amical complice de Frédéric II de Prusse. Helvétius peut encore recourir à quelques manières de faire qui sont héritées de la période antérieure, mais il s'agit surtout d'une attitude tactique par laquelle il entend échapper à la censure et brouiller les pistes : s'il peut encore en utiliser certains procédés, notamment dans De l'Esprit, il en abandonne bien des thèmes en en appelant sans cesse au Public. En première partie, nous avons souligné l'importance du courant du libertinage érudit et de la littérature clandestine dans la propagation des thèses matérialistes et athées. Nous avons déjà montré quelles similitudes nous pouvions relever entre cette tradition cachée et les thèmes développés par Monsieur Machine. Montrons désormais quels effets elle produit sur son mode d'écriture. La Mettrie applique à merveille la doctrine « Pensez-tout haut, mais cachez vous! »1 Il se cache si bien que l'attribution de ses œuvres a longtemps fait débat, et continue encore d'opposer certains historiens des idées. Cette difficulté tient d'une part au fait que bien des textes ont été 1 Discours Préliminaire, p. 35 (Coda) - 274 publiés pour la première fois anonymement, ce que rappelle l'anecdote de la confusion entre La Mettrie et Diderot, l'Histoire naturelle de l'âme étant brûlée en même temps que les Pensées Philosophiques. Il renomme ses ouvrages au fur et à mesure de leurs re-publications : l'Histoire naturelle de l'âme devenant le Traité de l'âme ; le Traité de la vie heureuse de Sénèque l'Anti Sénèque puis le Discours sur le bonheur ; l'école de la volupté l'Art de jouïr. Il multiplie les chausse-trappes pour égarer les censeurs, n'hésitant pas à feindre de critiquer ses propres écrits, parfois en dénaturant tellement les attaques portées contre lui qu'elles en deviennent ridicules. Les Animaux plus que Machines regorge de tels procédés. Ainsi fait-il un sort à Tralles, feignant d'attaquer en son nom le matérialisme avec des arguments souvent si sophistiques qu'ils se retournent contre leur prétendu auteur. Il rappelle que le même Tralles n'aurait pas vu que l'auteur de l'Homme Plante et de l'Homme Machine était une seule et même personne. L'Abbé Pluche, dont les arguments sur l'harmonie du monde sont caricaturés, est ici aussi invoqué maladroitement contre le matérialisme. Toutes les difficultés du dualisme se trouvent faussement résolues en en appelant aux mystères, aux prodiges, à l'incompréhensible. Il brouille les cartes en parlant du « pitoyable auteur de l'homme machine ».1 Ce texte montre l’habileté du procédé ironique et l’appartenance de La Mettrie à la tradition de la littérature clandestine. Il s’agit en effet de montrer que l’âme est immatérielle en développant la thèse d’une âme des bêtes. Or il permet de développer tous les arguments matérialistes, en les réfutant d’une manière seulement rhétorique, en invoquant la religion, en affirmant leur contradiction ou encore en posant la nécessité d’une cause métaphysique. S’y dessine alors la description d’une organisation du corps à partir du cerveau. De là surgit la possibilité d'un principe qui, au cœur de la matière, serait l'origine de la raison. La matière n'est pas immédiatement pensante, mais elle possède la puissance qui par développement et combinaisons rend possible les effets de représentation que nous appelons ensuite la pensée. Ainsi, La Mettrie détourne l'auteur de la Monadologie pour en faire un point d'appui pour la thèse matérialiste, comme du reste il l'a fait auparavant avec Descartes. La Mettrie ne cesse de prolonger les méthodes initiées par les libertins érudits pour transmettre des opinions interdites. L'érudition est criante : il cite quantité d'auteurs, en mêlant ceux qui jouissent d'un statut irréprochable pour la société de son temps aux auteurs plus clandestins. Il utilise ainsi la méthode qui consiste à établir des listes de références, dans lesquelles seuls les plus clairvoyants sauront repérer ceux que la censure a pu vouloir écarter. On trouve ainsi de fréquentes références à Fontenelle, à Bayle ou à Lamy. Les auteurs matérialistes antiques, comme Lucrèce ou Épicure, sont évoqués, et bien au delà du Système d'Épicure. Conformément à l'usage de l'époque, il 1 Les Animaux plus que Machines, p. 214 - 275 pille les textes sans toujours les citer, mêlant ses interprétations aux auteurs qu'il évoque : « Par exemple, son exposé de la philosophie de Spinoza dans l'Abrégé des systèmes (1750) est tiré en grande partie de l'Histoire critique de la philosophie de Boureau-Deslandes (…) »1. Son usage du plagiat est tout à fait déconcertant. Il n'hésite pas à utiliser ses ennemis pour mieux se mettre en valeur, et se parodie lui-même. Cet usage du plagiat conduit Jonathan I. Israël à « dire que La Mettrie fut le Voltaire de la tradition radicale »2, dans la mesure où le refus de l'athéisme et du matérialisme du second le conduit à refuser les conclusions de M. Machine. La Mettrie peut ainsi non seulement dédicacer son ouvrage à son ennemi, puisque L'Homme-Machine commence par « À Monsieur Haller », qu'il feint de ranger dans le camp du matérialisme. Il reconnaît d'ailleurs son entreprise, qu'il signale en note de bas de page dans le Discours Préliminaire, stratagème élaboré par « la nécessité de [me]cacher »3. Des auteurs de tradition idéaliste ou dualiste sont à leur tour utilisés pour défendre le matérialisme. On l'a déjà signalé dans la Partie II, et ci-dessus, mais c'est le cas évident pour Descartes, dont La Mettrie dit qu'il aurait caché son matérialisme, de Leibniz, dont la théorie des monades est rapportée à une sensibilité de la matière. Même St. Augustin est censé avoir évoqué une thèse matérialiste, en attribuant au sang le siège de l'âme4. Fidèle au scepticisme de Montaigne, qu'il cite souvent, il n'hésite pas à mettre en abîme ses thèses, à multiplier exemples et contre exemples, ce qui lui permet de railler l'esprit de système des autres philosophes, car fondamentalement bien des théories sont également susceptibles de rendre compte d'une réalité encore trop peu connue par l'expérience. Il relativise même la portée de ses thèses, parce que même Spinoza, si honni en son temps, est de peu d'importance vis-à-vis des lois qui seules ont une efficace directe sur les comportements. On sent qu'il aime écrire, et que l'écriture appartient pour lui tout autant à la philosophie qu'à une forme de poésie. Il s'agit aussi de prendre plaisir à écrire et à lire, fut-ce au détriment d'une certaine rigueur. La Mettrie perpétue les thèmes du libertinage érudit par une forme d'élitisme qui apparaît de surcroît conforme à sa pensée matérialiste du primat de l'organisation. La masse du peuple est vouée à ignorer la plupart des préceptes que le matérialiste dévoile. Ce n'est donc pas pour la masse qu'il écrit, mais seulement pour « le petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser, car pour les autres, qui sont volontairement esclave des préjugés, il ne leur est pas plus possible d'atteindre la vérité qu'aux grenouilles de voler. »5 Certes, cette posture tient en partie de la stratégie par laquelle 1 Ann Thomson, « La Mettrie et l'épicurisme » op. cit., p. 361 Jonathan I. Israël,Les Lumières radicales, op. cit. p. 783 3 p. 35 (Coda) 4 Abrégé des Systèmes, p. 186 (Coda) 5 L'Homme Machine, p. 42 (Coda) 2 - 276 il entend minorer la portée de ses écrits pour mieux se protéger, et il en reprend le thème dans le Discours Préliminaire, en rappelant que « les matérialistes ont beau prouver que l'homme n'est qu'une machine, le peuple n'en croira jamais rien. »1 Toutefois, la raison d'une telle affirmation est plus profonde, elle tient au fait que la plupart des hommes sont esclaves de leurs sentiments, et, ce faisant, guidés par la seule opinion Pourtant on peut déceler une certaine évolution de la stratégie de La Mettrie, dans la mesure où dans le Discours Préliminaire, il dévoile davantage ses intentions qu'il ne les cache, tout en maintenant l'idée d'une séparation entre la foule qui doit se contenter d'être menée par un Prince éclairé et le nombre des savants vertueux qui peuvent avoir accès aux vérités cachées. Ainsi, il manifeste d'un côté une volonté de franchise qu'il ne peut ensuite assumer complètement. La Mettrie a su si bien brouiller les cartes qu'on lui a longtemps attribué un texte qui n'était pas de lui, L'Homme plus que Machine. Ce dernier figure d'ailleurs dans l'édition Coda, mais avec un avertissement qui retrace l'histoire des attributions. Il reste n'en reste pas moins qu'aujourd'hui encore, il n'existe pas de liste exacte des textes de La Mettrie. L'Épître à mademoiselle A.C.P., ou la machine terrassée fait toujours débat, Ann Thomson notamment faisant remarquer que les attaques y sont trop violentes2. Les notes de bas de page d'Helvétius et le jeu avec la censure Si Helvétius recourt à certaines stratégies d'écritures encore héritées de la littérature clandestine, il ne poursuit pas les mêmes fins que La Mettrie. Son objectif n'est pas de s'adresser au petit nombre de ceux qui savent lire, mais seulement de contourner autant que possible la censure. Il a mis en place une stratégie de publication pour que De l'Esprit paraisse, tant dans la manière qu'il a eu de le présenter à son Censeur, Tercier, que dans le corps du texte lui-même. Un censeur abusé : l'affaire De l'Esprit Helvétius a d'abord été célèbre à propos de l'affaire De l'Esprit. Curieuse affaire, dans la mesure où le concert de récriminations dont il fait l'objet, explique mal qu'il ait obtenu dans un premier temps l'autorisation de publier. C'est qu'Helvétius a su tromper la censure de bien des manières. On est frappé par son écriture faite de digressions infinies : aux anecdotes du corps de 1 Discours Préliminaire, p. 15 (COda) Thomson, Ann, « La Mettrie, ou la machine infernale » in Corpus n° 5, La Mettrie, op. cit. 2 - 277 texte s'ajoutent des notes de bas de page. De l'Homme, qu'il choisit de publier à titre posthume1 après avoir pensé le faire paraître anonymement, avait ajouté des notes de fin de section. Cette mise en abîme du texte est de nature à faire perdre le fil, dont la Table pour De l'Esprit, ou la Récapitulation pour De l'Homme, livrent cependant le plan d'ensemble. Or, s'agissant de De l'Esprit, le censeur, le pauvre sieur Tercier, n'a jamais eu accès à l'ouvrage dans sa totalité. En effet, Helvétius a été mis en relation avec son futur Censeur par son ami Leroy. Il faut en effet savoir, que « “La règle communément établie est de nommer à chaque auteur pour censeur un homme de lettres de son genre, un théologien pour un livre de théologie, un jurisconsulte pour un livre de jurisprudence, un littérateur vivant pour le monde de la poésie, les romans…“Mém. Librairie, p. 332-333 Mais il était fréquent qu’on laissât un auteur choisir lui-même son censeur et même en pressentir successivement plusieurs, jusqu’à en trouver un assez accommodant (Brunetière) » note Didier Ozanam dans son étude de l'Affaire de l'Esprit2. Leroy et Helvétius l’ont pressé, commençant par le dernier Discours, apportant en vrac des feuillets de 30 pages : « ce qui fait que je n’ay pu voir ny le fil ny le principe de l’ouvrage et que les idées le perdoient. »3 Helvétius joue de l'amitié de Leroy avec Tercier, le premier faisant revenir le second sur ses demandes de corrections. Sa femme joue un rôle, puisque lors d'un dîner avec les Tercier, elle demande à la propre femme de Tercier de le convaincre de hâter l'autorisation de publication au prétexte d'un départ anticipé pour la campagne. La hiérarchie de Tercier confirme qu'il s'est laissé abusé, et le défend auprès du Roi en avançant le fait qu'il n'ait pas lu le livre : « je vous assure qu’il n’a ni lu, ni entendu le livre de l’Esprit », écrit l'Abbé Temis, Secrétaire aux affaires étrangères4. C'est qu'entre temps, le livre publié a pu être apprécié dans son ensemble. Sur fonds de l'attentat de Damiens, et d'une rivalité entre la Librairie, dirigée par Malesherbes, et le Parlement, De l'Esprit devient l'enjeu de toutes les disputes. Pourra-t-on laisser publier un ouvrage qui affirme que toute l'âme se réduit à la sensation ? Pourra-t-on laisser un homme si porté sur l'éloge de la sensualité affirmer que la morale ne dépend que du hasard des circonstances ? Autorisé de publication le 27 mars 1758, il est interdit le 7 août par Malesherbes. Une stratégie d'écriture déconcertante : la mise en abîme par les digressions On ne compte plus les notes de bas de page, les renvois et précisions qu'Helvétius ne cesse 1 Ce qu'il indique clairement dans la Préface, et dans la Lettre à Hume de 1770. Didier Ozanam, La disgrâce d’un premier commis :Tercier et l’affaire De L’esprit. 1956. Extrait de la Bibliothèque de l’école des Chartes, t. CXIII, 1955, 32 p. 3 id. cité p. 9 4 Cité par Ozanam, op.cit. p. 13 2 - 278 d'accumuler. Cet art d'écrire tient à la fois à volonté de perdre le lecteur inattentif pour que les plus acérés finissent par saisir quel est son véritable dessein, et tient également à sa démarche empiriste, la vérité surgissant des faits eux-mêmes. Il ne s'agit pas de se cacher et de réserver la vérité à d'autres âges. Helvétius agit pertinemment pour les Lumières : « Aussi le public éclairé qui seul en connait tout le prix, la demande sans cesse : il ne craint pas de s'exposer à des maux incertains pour jouir des avantages réels qu'elle procure. Il sait combien il est utile de tout penser et de tout dire ; et que les erreurs même cessent d'être dangereuses lorsqu'il est permis de les contredire. »1 La difficulté tient à ce que les philosophes ont souvent payé le pris fort dans l'histoire, mais que leur tâche est nécessaire. La puissance d'une nation suppose un certain degré de développement de la science et du savoir, car si elle ne compte que sur sa puissance militaire acquise « Toute Nation sans lumières; lorsqu'elle cesse d'être sauvage et féroce, est une Nation avilie,et tôt ou tard, subjuguée. »2 Il faut donc permettre aux savants d'écrire et de publier, et pour cela de se déjouer des tentatives de mise au pas. La principale difficulté tient à pouvoir dire ce que la société entend précisément dénoncer, ce pourquoi Helvétius feint souvent ne pas prendre parti explicitement pour le matérialisme. Il sait en effet que « le découragement dans lequel des imputations, souvent calomnieuses, ont jeté les hommes de génie, semblent déjà présager le retour des siècles d'ignorance. »3 Dès lors il faut déployer des trésors d'inventivité pour dire ce que les puissances ne voudraient pas voir propager. Souvent, le thème principal d'un chapitre semble bien éloigné des exemples ou des digressions qu'il évoque. Ainsi, à partir d'une réflexion sur l'origine de l'erreur, par un subtil jeu d'écriture, Helvétius laisse entendre que la foi religieuse n'est qu'une passion comme une autre, comme celle de l'amour, lorsque montrant que l'erreur vient du désir, il met sur le même plan la manière dont une femme considère l'amour et un curé la Foi, tous deux capables de voir dans la lune ou des amants ou des cathédrales. Il ajoute quelques lignes ensuite « toutes [nos passions] nous frappent du plus profond aveuglement. »4 Ce faisant, il cache une attaque contre la religion derrière ce qui ne se présentait que comme une discussion concernant l'origine de l'erreur dans la perception. Pour démontrer la possibilité d'une âme matérielle, il recourt à une liste d'auteurs chrétiens qui ont pu affirmer cette possibilité. Par la suite, il réduit la pensée à une faculté, cette dernière 1 De l'ESprit, p. 12 De l'Esprit, p. 11 3 De l'Esprit, p. 11 4 De l'Esprit, p. 27 2 - 279 résidant dans la sensation, il suffit au lecteur de conclure à la matérialité corporelle. En ayant cité initialement les textes des Pères de l'Église, il se garde contre l'impiété. Contre cette même Église, outre qu'il évoque moult maux qui la déservent, il n'hésite pas à la ridiculiser pour mieux en affaiblir le poids. « On lit, dans l'année littéraire, que Boileau encore enfant, jouant dans une cour, tomba. Dans sa chute, sa jaquette se retrousse ; un dindon lui donne plusieurs coups de bec sur une partie très-délicate. Boileau en fut toute sa vie incommodé : et delà, peut-être, cette sévérité de mœurs, cette disette de sentiments qu'on remarque dans tous ses ouvrages (…). Peut-être son antipathie pour les dindons occasionna-t-elle l'aversion secrète qu'il eut pour les jésuites qui les ont rapporté en France. »1 Ainsi Helvétius noie le lecteur sous des anecdotes qui finissent par établir des thèses qui n'ont pas besoin d'être justifiées, mais qui s'imposent et produisent leur effet. L'appel au public Si La Mettrie s'adresse aux seuls bien nés pour l'entendre, le dessein d'Helvétius est tout autre, parce que l'Esprit ne désigne pas que la psyché individuelle, mais renvoie aussi au Public. Le Public chez Helvétius ne désigne pas seulement le Public des gens de lettre, mais son extension est telle que l'on peut voir ici l'appel au peuple. Certes, le peuple n'y est pas encore constitué comme sujet institutionnel, mais la notion de public doit-être rattachée au déterminant de l'action politique que constitue l'intérêt général. Dans bien des occurrences, la notion de public se limite à évoquer une entité indistincte, qui juge des œuvres artistiques, scientifiques, de la vertu ou des valeurs. Or le public ne cesse de se tromper, de se méprendre, en saluant ici ou là des qualités qu'Helvétius estime secondaires. Pourtant, en en appelant au public, il refuse toute misanthropie : parce que fondamentalement il n'y a pas d'autres connaissances ou valeurs qui naissent de l'expérience, le public demeure le seul juge a posteriori des œuvres, tant artistiques que politiques ou morales. La question n'est donc pas de désespérer du public, en se réfugiant dans la cour des seuls érudits, mais de penser un plan d'éducation par lequel le seul juge légitime des actions humaines, c'est-à-dire la totalité des hommes, saura exercer son jugement à partir d'un point de vue qui vise à l'universel. La notion de Public renvoie au sens commun des hommes, tel qu'il se lit dans la langue elle-même. S'il se réfère parfois à l'étymologie, c'est précisément pour en appeler à l'expérience, c'est-à-dire à la pensée en acte, celle des peuples, et non aux arguties scolastiques si éloignées de la 1 De l'Esprit, p. 231 - 280 réalité. On peut lever l'erreur qui vient de l'usage des métaphores en prenant appui sur le Public, c'est-à-dire aux notions les plus communément répandues « Pour reconnaître cette qualité, remontons jusqu’à l’étymologie du mot génie, puisque c’est communément dans ces étymologies que le public manifeste le plus clairement les idées qu’il attache aux mots. »1 Ainsi, l'art de la digression, des notes de bas de page ou des renvois lui permet finalement de porter ses attaques les plus acérées. Dans le corps du texte, il semble définir ce que sont les qualités de l'Esprit et les qualités de l'Homme, mais dans les applications et les exemples qu'il cite, il développe les applications les plus concrètes de son matérialisme. Les faits parlent d'eux-mêmes. On peut même voir dans cet appel continuel aux faits, aux histoires et aux récits, la conséquence de sa thèse sur l'éducation au sens large. Les hommes apprennent par les faits, et la connaissance de la disparité des faits est une bonne manière d'en prendre conscience. 2. Le refus du théologico-politique De La Mettrie à Helvétius, l'attitude face à la religion évolue. Si le premier cherche d'abord à se prémunir des attaques qu'elle pourrait porter vis-à-vis de sa philosophie, le second n'hésite pas à accumuler les reproches, à citer les méfaits de la religion. Leurs conceptions du théologico-politique en diffèrent donc nettement. Si tous les deux relèvent la part que prend la religion dans la morale et la politique, La Mettrie veut en réserver l'usage pour gouverner le peuple qu'il croit inculte, tandis qu'Helvétius entend libérer les esprits de toute ingérence religieuse. Le premier perpétue la tradition du libertinage érudit qui laisse la critique de la religion à une élite, le second accomplit l'œuvre des Lumières qui entendent achever la sécularisation des consciences et de la politique. La Mettrie : une stratégie de contournement de la religion La Mettrie est indéniablement un auteur qui perpétue par le style et les références, la tradition du libertinage érudit. Sur la question religieuse, les exemples abondent, et il cite les auteurs athées ou du moins libre penseurs tout autant que les auteurs chrétiens ou idéalistes, pour mieux en détourner les pensées. Il glisse, là où on l'attend le moins, des allusions aux textes athées ou antireligieux de son époque, jusqu'au Curé Meslier, évoqué dans Ouvrage de Pénélope, ou Machiavel en médecine : « Spinosa ne dit jamais ce qu'il pensait, on le trouva dans ses papiers trouvés après sa mort, comme ceux de ce curé champenois, dont bien des gens savent l'histoire, homme de la plus 1 De l'Esprit, p. 420 - 281 grande vertu, et chez lequel on a trouvé trois copies de son athéisme. »1 Même si, on l'a vu, la pensée de La Mettrie est fondamentalement athée, il se défie de l'être, et ce n'est que par reconstruction que l'on peut trancher la question. De fait, dans L'abrégé des systèmes, il consacre un long passage à discuter de la mortalité ou de l'immortalité de l'âme, l'un des dogmes chrétiens. Il fait usage de la pensée antique, multipliant les références, dans le style des catalogues des libertins érudits, ne visant aucune systématicité, n'hésitant pas à détourner Platon et Aristote pour cette cause. Il évoque ensuite les premiers chrétiens, reprend Bayle puis Lucrèce. Toutes ces références n'ont finalement qu'un même but, parvenir à établir que la question est bien discutée, et que tout relève de l'opinion. Il en conclut alors : « S’en est assez, et plus qu’il ne faut sur l’immortalité de l’âme. Aujourd’hui, c’est un dogme essentiel à la religion ; autrefois c’était une question purement philosophique, comme le christianisme n’était qu’une secte. Quelque parti qu’on prît, on ne s’avançait pas moins dans le sacerdoce. On pouvait croire l’âme mortelle, quoique spirituelle ; ou immortelle, quoique matérielle. Aujourd’hui, il est défendu de penser qu’elle n’est pas spirituelle, quoique cette spiritualité ne se trouve nulle part révélée. Et quand elle le serait, il faudrait ensuite croire à la révélation, ce qui n’est pas une petite affaire pour un philosophe : hoc opus, hic labor est. »2 Ce qui n'était qu'opinion devient dogme, et pourtant rien ne vient corroborer le dogme. La philosophie qui, rappelons le, suppose toujours une connaissance empirique chez La Mettrie, ne peut prouver l'immortalité de l'âme, et en cette matière, comme en beaucoup d'autres, nous n'avons donc affaire qu'à des croyances que l'état actuel de l'emprise de la religion nous empêche de discuter sérieusement. Les questions liées à la religion doivent donc pouvoir être affranchies de la religion, c'est là que la politique entre en jeu. Toutefois, prenant en compte le poids indéniable de la religion, La Mettrie développe des considérations qui mettent en avant et dénoncent son rôle éminemment politique. Il feint de servir la religion lorsqu'il développe sa philosophie. C'est qu'accordant à l'une et à l'autre un même dessein, la poursuite de la vérité (qu'elle soit révélée ou fruit de l'expérience) elles ne peuvent se contredire. D'ailleurs La Mettrie reconnaît à la religion le statut de fait social et politique qui permet de mieux conduire les hommes qui, sans elle, ne suivant qu'un désir aveugle aux préoccupations morales, pourraient bien faire le mal tout autant que le bien : les hommes en effet, sont « des animaux indociles, difficiles à dompter, et courant spontanément au bien-être per fas & nefas »3, il faut assurer le projet d’un vivre ensemble par un système de mœurs politiques. Or la religion possède un pouvoir important car elle joue indubitablement de l'imagination, dont on a soulevé le rôle dans la 1 Ouvrage de Pénélope, ou Machiavel en médecine, fayard 2006, p. 301 Abrégé des systèmes, p. 189 (Coda) 3 Discours Préliminaire p. 8 (Coda) 2 - 282 détermination des mobiles propres à faire agir l'homme. « Elle a paru les yeux couverts d'un bandeau sacré, et bientôt elle a été entourée de toute cette multitude qui écoute bouche béante et d'un air stupéfait les merveilles dont elle est avide, merveilles qui la contiennent -ô prodige ! d'autant plus qu'elle les comprend moins ! »1 Parce que la religion joue sur l'imagination, elle possède un pouvoir de conviction à nul autre pareil. Ce faisant le Prince machiavélien, se doit en effet de l'utiliser à ses fins, car elle constitue un des moyens de contraindre les individus au respect mutuel par la peur des châtiments éternels. Même son Système d'Épicure reprend le conseil. La religion est nécessaire pour contrôler la majorité de la population qui, de par sa constitution, ne saurait se contrôler : « Pour des esprits qui n’auraient peut-être point eu assez des autres freins, espèce qui malheureusement constitue le plus grand nombre, espèce imbécile, basse, rampante, dont la société a cru ne pouvoir tirer parti qu’en la captivant par le mobile de tous les esprits ; celui d’un bonheur chimérique. »2 C'est d'ailleurs parce que toutes deux peuvent se transformer en entreprises de domination des plus crédules que La Mettrie compare la religion et la médecine dans son Ouvrage de Pénélope : « Je suppose que la Religion n'est qu'une fable imaginée pour contenir les peuples dans leur devoir et faire la sûreté du Gouvernement ; dans cette hypothèse, elle serait un puissant levier qui mériterait du respect. Le braver, c'est le perdre. »3 Pour autant, il ne faut pas lui accorder tous les droits. Car si la religion est bonne pour effrayer les foules, du fait même qu'elle ne repose que sur le pouvoir trompeur de l'imagination et des sens, elle ne saurait avoir toujours raison. Ainsi, pour La Mettrie, conformément à son élitisme, la Religion est bénéfique pour contraindre le bas peuple, et inutile pour les plus sages qui n'ont pas besoin d'elle pour se conduire raisonnablement. Il faut donc l'encourager à maintenir le peuple dans un état de soumission qui suffit à établir l'ordre, et libérer les philosophes de son emprise pour renforcer le pouvoir du Prince par la connaissance des véritables ressorts du monde. En conséquence, la principale tache que la philosophie attend du politique, c’est que ce dernier lui donne la possibilité de penser librement, en refusant l’influence et la censure des religieux et de la superstition : « le vôtre [de devoir] Princes, c’est d’écarter tous les obstacles qui effraient les génies timides, c’est d’écarter toutes ces bombes de la théologie et de la métaphysique (…) »4 La Mettrie entend donc seulement contourner le pouvoir religieux, il ne l'affronte pas de face. 1 id. Système d'Épicure, p. 252 3 Ouvrage de Pénélope, op. cit. p. 302 4 Discours Préliminaire, p. 33 (Coda) 2 - 283 - Les raisons du refus du pouvoir religieux pour Helvétius L'anticléricalisme d'Helvétius est sans nul doute plus affirmé que les critiques formulées par La Mettrie, qui demeurent souvent allusives. Il prend plus évidemment la figure du rejet du fanatisme et de ses maux : « J'ai lu l'histoire des différends cultes ; j'ai nombré leurs absurdités ; j'ai eu honte de la raison humaine, et j'ai rougi d'être homme. Je me suis à la fois étonné des maux que produit la superstition, de la facilité avec laquelle on peut étouffer un fanatisme qui rendra toujours les religions si funestes à l'Univers ; et j'ai conclu que les malheurs des peuples devaient toujours se rapporter à l'imperfection de leurs lois et par conséquent à l'ignorance de quelques vérités morales. »1 Toutes les religions sont ici visées, et parfois sans prendre de précautions oratoires pour distinguer ce qui relèverait d'une vraie ou d'une fausse religion. Dans De L'homme Helvétius intitule la section IX, chapitre XXXI : « des moyens d'enchaîner l'ambition ecclésiastique ». Car plus que le fanatisme, qui pourrait bien découler d'un simple excès de zèle, il s'agit de dénoncer et de combattre l'influence des prêtres, quelle que soit leur religion, dans la politique, ce qui fait d'Helvétius un vigoureux adversaire de la religion chrétienne. Une part importante de l'attaque concerne cependant bien la dénonciation du fanatisme. Les exemples des méfaits abondent : « Qu’on jette les yeux sur le nord, le midi, l’orient et l’occident du monde, par-tout l’on voit le couteau sacré de la religion levé sur le sein des femmes, des enfants, des vieillards ; et la terre, fumante du sang des victimes immolées aux faux dieux ou à l’être suprême, n’offrir de toutes parts que le vaste, le dégoûtant et l’horrible charnier de l’intolérance. »2 Les crimes les plus effroyables, de toutes les religions sont évoquées, et si la tonalité générale dénonce les dites « fausses religions », le christianisme n'est évidemment pas oublié, car fondamentalement, si « nous sommes étonnés de l’absurdité de la religion païenne. Celle de la Religion Papiste étonnera bien davantage un jour la postérité. »3 La dénonciation du fanatisme des religieux est aussi l'occasion de répéter que les athées eux sont le plus souvent vertueux, notamment parce que es religieux font souvent couler plus de sang que les athées. Le Discours II, chapitre XXIV décrit des cas multiples de désordres commis en Inde, puis il note incidemment que les déistes en ce cas sont plus cruels que les athées. Il reprend ici le thème majeur du libertinage érudit et de la tradition radicale des Lumières, celle qui défend la possibilité d'une société d'athées vertueux. Bien que jamais il ne se déclarât athée lui-même, et s'en défendit même lors des rétractations qu'il a formulées à l'occasion de la condamnation de De 1 De l'Homme, p. 779 De l'Esprit, p. 215 3 De l'Homme, p. 111 2 - 284 l'Esprit, ce que relève même le Mandement de Beaumont qui espère que son auteur s'est rétracté avec sincérité. Helvétius remarque bien en effet une similitude entre la morale, la religion et la politique. Il s'agit à chaque fois de modalités de normalisation. Toutefois, la religion doit être doublement combattue, d'une part parce qu'elle est erronée, d'autre part parce qu'elle relève d'une confusion entre l'intérêt particulier des prêtres avec l'intérêt général. Si les Religions ont pour dessein de faire passer leurs intérêts pour l'intérêt général, elles usent de leur pouvoir idéologique. Premier niveau de ce pouvoir, la référence à un dogme transcendantal. Il s'impose à tous, et au Prince en particulier, comme le révèle le chapitre XXVI de la neuvième section de De l'Homme : « Des moyens employés par l'Église pour s'asservir les Nations. Ces moyens sont simples. Pour être indépendant du Prince, il fallait que le Clergé tînt son pouvoir de Dieu ; il le dit et l'on le crut. »1 Ainsi, la politique qui relève pour Helvétius de l'autoproduction des normes humaines, d'une Législation, ne peut se référer d'une instance extramondaine, produisant des normes non seulement intemporelles, mais sujettes à une interprétation dont seuls quelques uns auraient la clé, car « l'infaillibilité avouée d'un Corps, légitime tous les forfaits. »2 De Beaumont n'aura d'ailleurs de rappeler à ses « très chers frères » qu'il est nécessaire d'obéir aux Princes, là où l'ouvrage De l'Esprit semble dénouer l'alliance entre Religion et royauté, pourtant établie par les textes sacrés : « Le Livre de l'Esprit, mérite de grands reproches sur l'article que nous ne faisons qu'indiquer ici. On y trouve une doctrine bien opposée à celle du grand Apôtre, qui nous apprend qu'il n'y a point de Puissance qui ne vienne de Dieu ; que c'est lui qui a établi toutes celles qui sont sur la terre ; qu'ainsi celui qui s'oppose aux Puissances, résiste à l'ordre de Dieu, & attire la condamnation sur lui-même …; qu'il est donc nécessaire de s'y soumettre, non seulement par la crainte du châtiment, mais aussi par un devoir de conscience. »3 Si le christianisme finit par convaincre les Princes de sa vérité, ou du moins les convainc de l'avantage mutuel à se protéger les uns les autres, alors le dogme finit par contaminer toute la société. En effet, puisque nous ne sommes que le fruit de l'éducation sociale, si la Religion est l'alliée de la législation, alors nous n'avons plus accès qu'à ce que la religion autorise, et ce faisant nous errons dans l'illusion née des erreurs théologiques : « Il n'en faut qu'une pour infecter toute la masse des idées d'un homme, pour produire une infinité d'opinions bizarres, monstrueuses et 1 De l'Homme, p. 839 De l'Homme, p. 845 3 De Beaumont, Mandement… op. cit. p. 21 2 - 285 toujours inattendues, parce qu'avant l'accouchement on ne prédit pas la naissance des monstres. »1 La religion est donc tout-à-fait antagonique avec les Lumières : « Le pouvoir du Prêtre est attaché à la superstition et à la stupide crédulité des peuples. Peu lui importe qu’ils soient éclairés ; moins ils ont de lumières, plus ils sont dociles à ses décisions. »2 En effet, les Lumières désignent pour Helvétius le libre exercice des sciences et du savoir, ce qui est en totale contradiction avec la Religion, qui au lieu d'une épistémologie empiriste se réfère à une vérité prétendument révélée, et par là même figée. À l'appel à la réflexion autonome, l'Église ne cesse de répondre par le retour au Texte du Livre : « Ouvrez l'Évangile, M.T.C.F., et vous trouverez tout ce qui est nécessaire aux Princes et aux Sujets ; aux Prêtres & aux Laïques ; aux Pères & aux enfants ; aux Vieillards & aux Jeunes Gens ; aux Riches & aux Pauvres ; aux Juges ; aux Commerçants ; aux Soldats ; aux Vierges ; aus Veuves ; aux Esclaves &, ce qui est bien remarquable, aux Philosophes même & aux Savants : car il a été écrit que, pour n'avoir pas voulu glorifier Dieu qu'ils connaissaient, les Philosophes se sont égarés dans leurs vains raisonnements ; que pour leur cœur insensé a été rempli de ténèbres, & qu'ils ont faits des actions dignes de l'homme. »3 Tel n'est pas du tout l'esprit des Lumières auquel Helvétius fait droit, il s'oppose à ce qu'attend l'Église : « L’intérêt des Prêtres n’est pas que le Citoyen agisse bien, mais qu’il ne pense point. Il faut, disent-ils, que le fils de l’homme sache peu et croie beaucoup. »4 Finalement, le christianisme finit par asservir l'homme, et Helvétius sait gré Machiavel de l'avoir signalé5. L'aspect le plus néfaste de la religion catholique réside dans la confusion sans cesse entretenue entre l'intérêt général, présenté comme celui dicté par le dogme, et l'intérêt particulier des prêtres : « L’intérêt de la puissance spirituelle n’est pas liée à l’intérêt d’une nation, mais à l’intérêt d’une secte. »6 Le Papisme à lui seul incarne précisément cette confusion, par ses prétentions temporelles, et par toute son histoire car « Dans la vraie Religion même il s'est trouvé des Prêtres qui, dans les temps d'ignorance, ont abusé de la piété des Peuples pour attenter aux droits de Sceptre. »7 Si le christianisme aime à faire croire aujourd'hui qu'il a inventé la séparation du spirituel et du temporel en rappelant qu'il « faut rendre à César ce qui appartient à César », ou que le « royaume de Christ n'est pas de ce monde, » n'a eu de cesse de vouloir assujettir les Princes. En rapportant l'Église à une simple Secte, Helvétius en montre le particularisme, là où elle 1 De l'Homme, p. 803 De l'Homme, p. 81 3 De Beaumont, Mandement…, op. cit. p. 13 4 De l'Homme, p. 265 5 De l'Homme, p. 245 6 De l'Homme, p. 81 7 De l'Esprit, p. 143 2 - 286 prétendait, par définition, pourtant à l'universel. Pour Helvétius, la politique vise à dépasser l'intérêt particulier pour donner le sens de l'intérêt général. La Religion opère précisément à l'inverse, elle fait prendre l'intérêt de quelques uns pour l'intérêt universel, ce pourquoi il faut en détruire les germes, car « il n’est [donc] rien de plus dangereux dans un état, qu’un corps dont l’intérêt n’est pas attaché à l’intérêt général. »1 Il s'agit bien d'une Secte et d'un intérêt général, car, sans reprendre explicitement l'argumentation épicurienne, Helvétius fait cependant droit à l'idée que le fait religieux n'est que le fait d'hommes. Cette tradition, dès la Lettre à Ménécée, est reprise tant par les Lumières qu'elle a accompagné le mouvement par lequel s'est établie la doctrine de la souveraineté politique et dont Hobbes, dans sa lutte contre l'Église, appelée Royaume des Ténèbres, est l'un des plus dignes représentant. C'est du reste à Hobbes qu'Helvétius se réfère dans le rappel du caractère irrémédiablement humain des Religions. « Toute religion, dit Hobbes, fondée sur la crainte d’un pouvoir invisible, est un conte qui avoué d’une nation porte le nom de religion, désavoué de cette même nation porte le nom de superstition2. Les neuf incarnations de Wistnou sont religion aux Indes et conte à Nuremberg. Je ne me m’autoriserai point de cette définition pour nier la vérité de la religion. Si j’en crois ma nourrice et mon Précepteur, toute autre religion est fausse : la seule mienne est vraie. »3 Ainsi, Helvétius, par un jeu d'écriture, feint de critiquer l'origine passionnelle, fruit de l'imagination, des fausses religions, pour ne rien conclure de la religion chrétienne dont la vérité ne relève plus d'un dogme, mais de la croyance véhiculée par l'éducation, qu'elle soit celle de la nourrice ou du précepteur. Il s'agit bien là d'erreurs acquises dans l'enfance, dont il est sans doute très difficile de ce défaire. Les religions ne sont donc que le fruit de l'imagination, comme dans l'épicurisme4, la Religion vient rassurer par des illusions des craintes réelles. C'est pourquoi le sentiment religieux, assimilé à la superstition5, perdure et perdurera sans doute encore longtemps. Helvétius analyse quantité de superstitions véhiculées dans les siècles passés, au prétexte de montrer que les idées 1 De l'Esprit, p. 144 Helvétius cite ici Léviathan, chapitre VI : « Fear of power invisible, feigned by the mind, or imagined from tales publicly allowed, religion ; not allowed, superstition. » 3 De l'Homme, p. 95 4 Épicure opposant l'évidence de l'existence des Dieux, dont nous ne pouvons rien dire, à la religion, fruit des passions des foules. Lettre à Ménécée, [123-124] 5 Rappelons que la distinction entre religion et superstition n'est pertinente que dans le champ religieux : pour un athée radical, la religion n'est qu'une forme de religion, pour le religieux elle n'en constitue au mieux qu'une perversion, au pire une hérésie. C'est du reste la leçon de la citation ci-dessus (De l'Homme, p 95), qui reprend l'argument de Hobbes, puisque de la religion à la superstition il n'est qu'une différence de croyance autorisée ou interdite. 2 - 287 d'un temps sont proportionnées aux préjugés et à l'ignorance de leur siècle. De ce fait il montre que les moyens que la religion utilisait étaient superstitieux, tout en feignant maintenir la supériorité en vérité de la religion chrétienne. Et pourtant, « ces miracles, ces sermons, ces tragédies et ces questions théologiques, qui maintenant nous paraîtraient si ridicules, étaient et devaient être admirés dans les siècles d’ignorance, parce qu’ils étaient proportionnés à l’esprit du temps, et que les hommes admireront toujours des idées analogues aux leurs. »1 Il ne nous appartient que de continuer : l'apparat de la religion chrétienne finira bien par nous apparaître ce qu'il est : ridicule, comme le signale un arrêt de la municipalité de Montrouge qui, en 1905, proscrira le port de la soutane sur son territoire pour protéger les prêtres du ridicule. Helvétius nous le promet : « nous sommes étonnés de l’absurdité de la religion païenne. Celle de la Religion Papiste étonnera bien davantage un jour la postérité. »2 Car la religion chrétienne n'échappe pas à la règle, comme les autres, le Papisme est d'institution humaine, comme Helvétius intitule le chapitre XII de la première section de De l'Homme. Et pourtant, si comme institution humaine, elle revêt un caractère mortel, il ne faut pas trop compter sur son relatif affaiblissement. Au XVIII° siècle, la mort de dieu est certes en marche, parce que l'uniformité du culte a été mis à bas par la Réforme, que la découverte des nouveaux mondes a rendu compte d'espaces et de peuples qui n'avaient jamais entendu parler de la révélation, et que les progrès des sciences et techniques ne cessent de réduire les prétentions du dogme. Cependant, le pouvoir de la religion, s'il sait toujours s'appuyer sur l'imagination, peut rejaillir « peut-être l'esprit des Nations est-il maintenant peu favorable au Clergé. Mais un corps immortel ne doit jamais désespérer de son crédit. Tant qu'il subsiste, il n'a rien perdu. Pour recouvrer sa première puissance il ne fait qu'épier l'occasion, la saisir et marcher constamment à son but. Le reste n'est qu'une question de temps. »3 Toute forme d'incertitude et de crainte est susceptible de lui redonner de la vigueur. La théologie n'est pas seulement une erreur, mais une erreur néfaste car elle trompe doublement l'homme sur son véritable bonheur. Elle fait croire à l'intérêt qu'il a à suivre les préceptes des prêtres, qui ne font que renforcer leur ordre, et condamne ce qui pourrait lui apporter une forme de bonheur. Helvétius s'autorise d'ailleurs à réhabiliter une forme de libertinage, saluant souvent le bien être qui peut naître de la sensualité. Helvétius défend une morale sexuelle très libre en multipliant les exemples de faits qui seraient condamnés en Europe mais qui sont communs ailleurs : « je dis qu’en fait de mœurs, l’on donne le nom de corruption religieuse à toute espèce de libertinage, et principalement à celui des hommes avec les femmes. Cette espèce de corruption, dont 1 De l'Esprit, p. 171 De l'Homme, p. 111 3 De l'Homme, p. 843 2 - 288 je ne suis point l’apologiste, et qui est sans doute criminelle, puisqu’elle offense Dieu, n’est cependant point incompatible avec le bonheur d’une nation. Différents peuples ont cru et croient encore que cette espèce de corruption n’est pas criminelle ; elle l’est sans doute en France, puisqu’elle blesse les lois du pays ; mais elle le serait moins, si les femmes étaient communes, et les enfants déclarés enfants de l’état ; ce crime alors n'aurait politiquement plus rien de dangereux. En effet, qu’on parcoure la terre, on la voit peuplée de nations différentes chez lesquelles ce que nous appelons le libertinage, non seulement n’est pas regardé comme une corruption de mœurs, mais se trouve autorisé par les lois et même consacré par la religion. »1 Par définition, puisque tout un chacun suit son plaisir comme principe de détermination, et que les plaisirs de vénus sont parmi les plus intenses, la sexualité est en soi a morale. Ce ne sont que les morales, les religions, et la politique qui en définissent donc les normes. La pluralité des mœurs, rapportée par les récits de maints voyageurs, vient ici confirmer l'idée que le bonheur peut suivre bien des voies, et que même en matière de sexualité, il n'est pas de péché en dehors des lois civiles. La religion prétend régir la sexualité au nom d'une norme intemporelle, alors que la diversité des mœurs montre qu'ici aussi il ne saurait être question d'une vérité définitive, le bien et le mal ne se définissant toujours qu'en contexte. On voit bien alors que si la Religion s'apparente à la morale et à la politique par sa prétention à régir les mœurs, elle n'en constitue qu'un pis aller. Certes, en une forme de concession, Helvétius, feint d'y voir la norme suprême : « Je ne me suis livré à cette idée que par la persuasion où je suis que toute morale dont les Principes sont utiles au Public, est nécessairement conforme à la morale de la Religion, qui n'est que la perfection de la morale humaine. »2 Pourtant, il en montre vite les limites. La religion et le fanatisme, facteurs de courage, finissent par endiguer l'action. La référence au fatalisme des mahométans revient, comme un lieu commun partagé. La croyance dans le destin, par exemple, ôte l'esprit d'initiative. De plus, l'imagination stimulée par le fanatisme est pauvre, et seul le Législateur peut jouer des ressorts qu'il sait divers et ne pas se limiter à quelques préceptes convenus : « dès qu’une nation a perdu son fanatisme, il ne lui reste que sa stupidité ; alors elle devient le mépris de tous les peuples auxquels elle est réellement inférieure à tous égards. »3 C'est que le pouvoir sur l'imagination n'est pas toujours suffisant pour s'imposer au motif impérialiste du plaisir des sens. Ainsi, ce n'est pas les années où les prêtres font le plus de sermons qu'il y a moins d'ivrognes, mais celles où les récoltes de raisin sont les moins bonnes 4. Le fait du 1 De l'Esprit, p. 140 De l'Esprit, p. 9 3 De l'Esprit, p. 385 4 De l'Homme, III, VII 2 - 289 plaisir ne peut être nié, ce que prétend la religion en en condamnant par nature la recherche : « vouloir détruire les passions dans les hommes, c’est vouloir détruire l’action. Le théologien insulte-t-il aux passions ? c’est la pendule qui se moque de son ressort, et l’effet qui méconnaît la cause. »1 Au contraire, le bon Législateur, au fait de son emprise, saura l'utiliser comme un motif pour l'action. Dès lors, Helvétius propose une double réponse au pouvoir religieux. La première consiste à promouvoir la tolérance, puis à interdire toute intrusion de la Religion dans la politique. Sa défense de la tolérance s'écarte de la conception chrétienne. Certes, il concède que bien des auteurs chrétiens, parmi les Pères de l'Église, en ont formulé l'idée, mais il s'empresse de rappeler que la religion catholique en use alors dans le seul sens de son intérêt. Elle en appelle à la tolérance quand il s'agit de se défendre contre le prétendu barbarisme de l'islam, mais elle pratique la chasse aux hérétiques et athées avec une grande violence : « le Prêtre catholique persécuté par le Caliviniste ou le Musulman dénonce la persécution comme une atteinte à la loi naturelle : ce même Prêtre est-il persécuteur ? La persécution lui paraît légitime. »2 D'ailleurs, remarque-t-il perfidement, à Constantinople, les Turcs ont laissé en place les Églises, alors que les croisés ont pillé la ville, massacrant les habitants quelle que soit leur religion. Il faut ensuite refuser à la religion tout pouvoir d'agir au nom de Dieu. Ce faisant, il propose trois mesures politiques : « Mais que peuvent les rois contre l'ambition de l'Église ? Lui refuser comme certaines sectes chrétiennes : 1° la qualité d'infaillible ; 2° le droit exclusif d'interpréter les écritures ; 3° le titre de vengeur de la divinité. »3 Par la première, il met fin à la prétention à la vérité qui faisait la première puissance de l'Église. Si elle n'est pas infaillible, elle ne peut imposer aux autres opinions son dogme, et de fait la vérité ne pourra alors jaillir que de la confrontation des expériences et des raisonnements. Elle ne peut pas non plus prétendre posséder un domaine de clairvoyance qui lui soit propre. Ce faisant, même les textes sacrés qui sont invoqués pour justifier la soumission des États à l'ordre divin n'ont plus de force : ils dépendront eux aussi d'une lecture qui ne sera pas liée à l'intérêt particulier de l'ordre religieux, mais relèvera de l'intérêt général. Et enfin, n'ayant plus de pouvoir pour venger dieu, il est ici mis fin au prétendu crime de blasphème et d'hérésie, qui n'auront plus lieu d'être dans la nation où seul l'intérêt général servira de boussole. C'est tout le pouvoir temporel de l'Église qui est abrogé. 1 De l'Homme, p. 84 De l'Homme, p. 829 3 De l'Homme, p. 855 2 - 290 - Le jeu avec les Jésuites d'Helvétius Ce rejet du pouvoir théologico-politique prend souvent la figure d'un jeu subtil avec les jésuites. Les textes d'Helvétius abondent d'anecdotes savoureuses, soit pour railler l'ordre, soit pour en faire apparaître les desseins politiques, sous couvert pourtant d'une éloge. N'oublions pas, nous rappelle Helvétius, que « de tous les Ordre Religieux, celui des Jésuites est à la fois le plus puissant, le plus éclairé et le plus enthousiaste1. Nul par conséquent qui puisse opérer aussi fortement sur l'imagination d'un fanatique, et nul qui puisse avec moins de danger attenter à la vie des Princes. L'aveugle soumission des Jésuites au ordres de leur Général les assure tous les uns les autres. »2 Helvétius peut prendre doublement appui sur l'exemple de l'ordre des Jésuites : il donne l'image d'un gouvernement tout entier lié par les règles qu'il impose aux siens ; il manifeste l'entreprise de subversion de la politique à laquelle se livre la religion. Par l'analyse du jésuitisme, montre que l'argument d'amoralisme que l'on attribue souvent aux matérialistes athées s'étend également aux jésuites qui n'hésitent pas à adapter leur politique à leurs intérêts, acceptant ici ce qu'ils rejettent là. Dans De l'Homme, il consacre un chapitre tout entier à décrire l'ordre, peu après que ce dernier eût été banni de France3. L'ordre des Jésuite manifeste à la fois l'exemple d'une société tout entière liée à ses règles propres par un principe d'obéissance absolue4, et qui peut étendre sa domination sur l'Europe entière, « comme l'Araignée au centre de sa toile », grâce à la confession dont il n'hésite pas à briser le secret. L'ordre des jésuites jouit alors d'une puissance criminelle, et la peur du régicide qui a tant frappé les esprits lors de la tentative d'assassinat de Damiens, peut tout autant leur être attribuée. Alors que le parti bigot avait emporté une victoire en faisant interdire De l'Esprit et l'Encyclopédie, Helvétius leur rend la monnaie de la pièce en montrant que « c'est dans la solitude des Cloîtres que s'engendrent ces monstres, et c'est de là qu'ils s'élancent sur le Prince. En vain le Moine en les armant du poignard, veut cacher la main qui le leur fournit. »5 Pour autant, Helvétius sait que l'ordre des Jésuites, dans une institution aussi hiérarchisée que l'Église romaine, n'agit pas indépendamment. Il rappelle que ce que les Jésuites ont fait a toujours été confirmé par le Pape, qui « approuva toujours dans les ouvrage de ces Religieux des maximes aussi favorables aux 1 Attention à la notion d'enthousiasme : il revêt en fait une connotation péjorative dans ce contexte, car il maifeste une emprise de la passion sur la raison et un aveuglement mis au service du fanatisme. Cf. Voltaire, « Enthousiasme », : « L’esprit de parti dispose merveilleusement à l’enthousiasme; il n’est point de faction qui n’ait ses énergumènes. Un homme passionné qui parle avec action a, dans ses yeux, dans sa voix, dans ses gestes, un poison subtil qui est lancé comme un trait dans les gens de sa faction. » Cf. Ruby, Christian, L'enthousiasme, Hatier, op. cit. 2 De l'Homme, p. 634 3 En 1765, D'Alembert publie De la Destruction des jésuites, au lendemain de leur expulsion de France par Louis XV 4 De l'Homme, p. 753 5 De l'Homme, p. 623 - 291 prétentions de Rome que défavorables à celle de toute gouvernement ; que le Clergé fut à son égard leur complice. »1 Par delà la critique des jésuite, c'est donc celle du pouvoir de l'Église tout entière, c'est-à-dire la prétention de l'Église à faire primer ses intérêts propres sur ceux du gouvernement qui est le véritable objet des critiques d'Helvétius. La laïcité est un principe politique qui ne se confond pas avec la tolérance entre croyants. Elle relève d'un combat par lequel la politique et la pensée philosophique constituent leur autonomie. 1 De l'Homme, p. 827 - 292 - Conclusion - 293 - Réhabilitation des matérialistes des Lumières Julien Offroy de La Mettrie et Claude-Adrien Helvétius représentent un aspect encore méconnu des Lumières, mais tout-à-fait représentatif de la haute teneur des débats qui pouvaient se tenir dans les Salons, les correspondances et les libelles. Leurs thèses passent pour extrêmes, mais traduisent l'état du débat au sein du matérialisme. La réduction corporelle ou la foi dans les puissances de l'empirisme dessinent le cadre général dans lequel se déploie la pensée matérialiste moderne naissante. Loin des caricatures auxquelles ils ont été réduits, ils développent une pensée tout-à-fait originale. En entrant dans le détail de leurs textes, nous avons rencontré leur constant travail de ré-interprétation et de synthèse des influences : on ne peut les réduire à tel ou tel prédecesseur – Descartes, Spinoza, Locke. Leurs pensées sont originales dans le courant des Lumières. De surcroît, alors que les idéalistes et les marxistes se sont rejoints pour disqualifier les matérialistes du XVIII°, en en dénonçant pèle même le mécanisme outrancier, une théorie fixiste et l’ignorance du contexte social, l'étude de nos auteurs remplace le mécanisme, même chez La Mettrie, par un vitalisme ; le fixisme par une attention grandissante aux théories de l’évolution, et, au moins pour Helvétius, une compréhension de l’influence déterminante du corps social sur la personnalité individuelle. Plus important encore nous semble l'attention au hasard dans leurs perspective, qui renoue en effet avec les intuitions présocratiques et épicuriennes. Le matérialisme ne se réduit jamais à un déterminisme, parce qu'il inclut les erreurs, les tâtonnements d'une matière laissée à elle-même, sans finalité propre. Le hasard a produit cette part consciente de la matière qui tente désormais d'arraisonner le monde, l'humanité. Nulle image divine en nous, et pourtant elle nous leste d'une grande responsabilité, celle par laquelle reconnaissant le hasard jusque dans les productions sociales, nous-nous autorisons désormais à le juger, à en refuser les effets néfastes et à vouloir en infléchir le cours. Ont-ils été des penseurs de la politique ? Si la politique ne constitue pas le centre de leur réflexion, c'est qu'elle n'est pas une sphère indépendante de l'action humaine. Il n'y a pas de ce point de vue d'autonomie politique, parce que la politique n'est qu'un des modes d'actions de l'homme dans le monde. Si le matérialisme du corps, chez La Mettrie, n'en fait qu'un phénomène accessoire, dont il faut tout au plus s'affranchir pour philosopher à son aise, son statut nous semble bien plus impliqué par Helvétius. Ce dernier nous annonçant que l'éducation peut tout, nous devons alors - 294 comprendre que dans la quête du bonheur qui prime sur toute autre considération, la politique entendue dans un sens large acquiert une forme de dignité et de nécessité. L'ordre non nécessaire du monde peut être modifié, et précisément, parce qu'il le peut, nous le devons. L'eudémonisme politique consiste alors à mettre en place les conditions d'épanouissement de chacun : le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Les approches matérialistes nous ont permis de renouer avec la question politique de l’éducation, c’est-à-dire de l’éducation comme politique. Elle n’est certes pas l’apanage du seul matérialisme, puisque l’on sait quel intérêt Platon et Aristote ont eu pour le soin de l’âme et la nécessité de son éducation. Le XVIII° siècle semble d’ailleurs faire de l’éducation une fonction politique nécessaire : Montesquieu y consacre le livre IV de l’Esprit des Lois, bien avant les passages célèbres sur les trois pouvoirs et la constitution d’Angleterre au livre XI ; Rousseau écrit l’Émile. L’éducation y est à la fois une question philosophique, liée à celle du progrès, et un enjeu politique. L’époque contemporaine semble avoir perdu de vue cette perspective, en ne faisant de l’éducation qu’une technique, celle qu’étudient les sciences de l’éducation, ou un poste budgétaire de l’État parmi d’autres. Ce que l’on nomme parfois la question scolaire, comme il y a une question sociale apparaît subsumée à d’autres enjeux : la laïcité, la formation professionnelle. Renouer avec une philosophie politique de l’éducation redevient un enjeu majeur. Les penseurs matérialistes du XVIII° siècle nous permettent d’en saisir à la fois l’assise anthropologique et la modalité politique. La pensée d’Helvétius propose une approche originale de la politique qui se doit d’influencer sur les mœurs par une technique de l’éducation. La science politique y trouve sa définition comme science de l’homme, véritable anthropologie. Le rôle central de la politique dans l’éducation et la formation des mœurs d’un peuple réhabilite l’action politique, et singulièrement l’action législative, à l’encontre des partisans du laisser faire, qui, pourtant se réclament également de l’utilitarisme. Helvétius permet de penser un utilitarisme qui ne sombre pas dans l’illusion de l’individualisme méthodologique : le plaisir est bien un principe individuel, mais dont le sens se lit à l’aune des valeurs collectives. Il ne tombe pas sous le reproche marxien qui dénonce dans les théories de l’éducation du XVIII° siècle un oubli du fait que l’éducateur doit être éduqué. Ainsi, la pensée politique se doit aujourd'hui de reprendre à son compte la pensée du bonheur humain, et d'y insister. Le bonheur ne naît pas du hasard, fut-il celui des échanges marchands guidés par la main invisible. Parce que l'univers est stochastique, nous ne pouvons attendre que l'ordre se produise de lui-même. Parce que la poursuite de son seul intérêt particulier - 295 perpétue ce hasard par laquelle la nature ne poursuit aucune fin déterminée, il faut substituer une politique de l'intérêt au seul jeu des passions. La politique a donc toute sa place comme institution régulatrice, et l'on peut être matérialiste, reconnaître la détermination égoïste de nos conduites et penser la nécessité d'une intervention publique. Il est vain de chercher quelle a été l'influence directe de nos auteurs sur le processus révolutionnaire. Il suffit ici de rappeler qu'aucun d'entre eux n'a cru bon d'appeler à renverser radicalement l'ordre, et nos matérialistes seraient les premiers à estimer que les idées ne sont pas la cause des bouleversements politiques de la révolution. Tout au plus peut-on remarquer que la Révolution ne s'est pas cachée hériter des textes des philosophes, dont elle a su promouvoir certains au Panthéon. On peut donc dire avec Roger Chartier qu'« en un sens, c'est donc bien la Révolution qui a « fait » les livres, et non l'inverse, puisque c'est elle qui a donné une signification prémonitoire et programmatique à certaines œuvres, constituées comme son origine. »1 Mais si Rousseau eu les honneurs de l'Assemblée2, tel n'est pas le cas d'Helvétius ou de La Mettrie. Les auteurs les plus radicaux, contrairement à ceux qui tiennent encore à réduire la Révolution à ses excès, ne sont pas ceux qu'elle a reconnus. Toutefois, ils ont marqué leur époque et ouvert des perspectives qui ont eu des échos dans la Révolution, singulièrement pour Helvétius, tout à la fois reconnu et rejeté par les révolutionnaires. Il a pu faire partie d'une forme de catéchisme révolutionnaire distribué aux enfants : « Demande : Quels sont les hommes qui ont par leurs écrits préparés la révolution ? - Réponse : Helvétius, Mably, J.-J. Rousseau, Voltaire et Franklin. - D. : Comment nommes-tu ces grands hommes ? - R. : Philosophes. - D. : Que veut-dire ce mot ? - R. : Sage, ami de l'humanité. »3 En même temps Helvétius est condamné par Robespierre qui fait ôter son buste de la salle des Jacobins le 5 décembre 1792 : « Helvétius doit tomber, Helvétius était un intrigant, un misérable bel esprit, un être immoral, un des plus cruels persécuteurs de ce bon Jean Jacques Rousseau … Si Helvétius vivait encore, nous le verrons avec son bel esprit et sa sublime philosophie grossir la masse des intrigants. »4 En revanche, ces mêmes auteurs ont su voir dans le cours de l'histoire le moment où les privilèges les plus anciens et les plus fermes devenaient sans cesse plus contraires à la nouvelle 1 op. cit. p. 112-113 Ainsi Lakanal d'annoncer que « C'est en quelque sorte la Révolution qui nous a appris à lire le Contrat Social. » in Rapport sur la translation des cendres de Rousseau, 18 septembre 1794. 3 Alphabet des Sans culottes, ou premiers éléments d'éducation républicaine, An II, cité par Roger Chartier in Les origines culturelles de la révolution française, op. cit. p. 112 4 Œuvres de Maximilien Robespierre, Tome IX, Discours, Marc Bouloiseau, Georges Lefebvre edit., Puf, p. 143-144 2 - 296 conception que l'homme se faisait de lui-même. L'égalité devient alors un principe politique incontournable, et agir dans le sens de l'intérêt public, c'est agir dans celui de l'égalité. En cela, certains principes avancés par Helvétius ont ensuite été repris par les plus radicaux des révolutionnaires, comme lors de la conjuration des égaux. Nous ne serons pas aussi sévère avec Babeuf que Marx, lorsqu'il note dans la Sainte Famille : « les babouvistes étaient des matérialistes incultes, peu civilisés, mais même le matérialisme développé provient directement du matérialisme français. »1 En effet, parce que Babeuf apparaît comme un élément important du passage du matérialisme français aux diverses formes du socialisme moderne, on peut penser que le matérialisme français du XVIII° siècle a été plus fécond qu'on ne veut le croire. Il faudrait encore suivre cette remarque de Marx, qui, dans la Sainte Famille, notait que « les liens du matérialisme XVIII° siècle avec le communisme anglais et français du XIX° siècle nécessitent encore une analyse approfondie. » Citant Helvétius, d'Holbach et Bentham, il tente quelques rapprochements. Aujourd'hui, au-delà de ces affinités textuelles, dont la recension ne constitue pas une démarche d'inspiration matérialiste, du moins pas à elle seule, il faudrait suivre à la trace les éléments biographiques et historiques de ces rencontres par lesquelles les théories s'incarnent au gré des circonstances, et accompagnent le mouvement réel de la vie sans lequel elles ne seraient que vaines spéculations. C'est un autre programme de recherche, encore ouvert, malgré l'avancée des études en cette matière. L'évidence du mot d'ordre égalitaire a souvent été présenté dans une perspective idéaliste, où s'instaure une forme d'évidence de l'égalité devant le droit. L'autre apport de ces auteurs réside dans la mise en cause du pouvoir théologico-politique. Leurs attaques, souvent violentes, sont à la hauteur de la main-mise et de la terreur que le pouvoir théologique a toujours voulu, et continue d'espérer, exercer. Par leur monisme radical, ils affirment la primauté de la matière et de l'homme sur toute autre considération. Ils sont athées, en un sens, si l'athéisme n'avait pas toujours la difficile tache de devoir sembler se définir par défaut. Ils ne sont pas d'abord athées, mais reconnaissent en premier lieu l'illusion méthodologique et métaphysique sur laquelle croît la religion. Ils sont moins athées qu'en effet anti-cléricaux, car c'est un combat à mort que livrent les puissances des ténèbres aux Lumières. Il ne peut y avoir de politique sous l'influence de la religion, et en ce sens ils accompagnent le long mouvement de déchristianisation. Ils l'achèvent, parce qu'au delà des tentatives d'assigner la religion à une sphère privée, ils en affirment l'inutilité et le danger. Le matérialisme ici oppose la quête du bonheur, qui est immanente, avec toute perspective transcendante. 1 Marx, La Sainte famille, op. cit. p. 572 - 297 - La nécessité de penser matériellement la politique et l'humanité Aujourd'hui, le débat entre la réduction corporelle ou le tout social se prolonge, et participe de nouvelles perspectives scientifiques aussi diverses que la sociobiologie, mais également certains courant des gender studies. L'intérêt de nos auteurs tient au fait qu'ils y ont apporté des réponses opposées à partir d'un fondement matérialiste, et se réclamant d'une science de l'homme et de la nature, fonds sur lequel la sociobiologie et les courants essentialistes se développent. Il n'a pas manqué de réponses dans le champ moral et philosophique aux dérives de la sociobiologie, mais peu d'entre elles1 se fondent sur le même présupposé matérialiste et l'approche empiriste qui l'accompagne. La philosophie existentialiste par exemple n'a eu de cesse de promouvoir une conscience dépassant toute assignation à un univers seulement biologique. C'est du reste de l'existentialisme que naît le féminisme non essentialiste, Simone de Beauvoir écrivant « on ne naît pas femme : on le devient » précisément pour réfuter toute « destin biologique »2. Souvenons-nous ici de la phrase d'Helvétius : « on ne naît point, mais on devient ce qu’on est. »3 La même perspective non essentialiste préside à leurs analsyses. En se faisant le défenseur du statut quo au nom d'une primauté corporelle, La Mettrie énonce une évidence qui sert tout autant de préjugé que de principe pour certaines perspectives, comme la sociobiologie. La sociobiologie se présente comme une doctrine d'inspiration matérialiste, dans la mesure où elle insiste sur les déterminants naturels, et donc immanent, de l'espèce humaine. Elle vise à rendre compte des constructions culturelles de l'homme à partir des déterminants biologiques : « En comparant l'homme à d'autres espèces de primates, il pourrait être possible d'identifier les traits fondamentaux des primates qui se trouvent sous la surface et permettent de déterminer la configuration du comportement social supérieur de l'homme. »4 Or, elle finit, comme La Mettrie déjà en son temps, par retrouver les préjugés sociaux pour en attribuer la paternité à la nature. Ainsi le fondateur de la sociobioologie, Wilson, n'hésite pas à lier des institutions comme le mariage à une origine corporelle : « les traits de l'attirance physique sont en outre fixés par la nature. Il comprennent les poils pubiens des deux sexes, et la poitrine et les fesses protubérantes des femmes. La neutralisation du cycle sexuel et l'attractivité permanente de la femelle cimentent les 1 À l'exception notable de l'ouvrage de P. Tort, Misère de la sociobiologie, puf. 1985 op. cit. Simone de Beauvoir Le deuxième sexe II L'expérience vécue, gallimard folio 1976 p. 13 3 De l'Homme, p. 222 4 Wilson, Edward G. La sociobiologie (1975) Traduit de l'américain par Paul Couturiau éditions du Rocher 1987 679p., ici p. 531 2 - 298 liens étroits du mariage qui sont essentiels à la vie sociale humaine »1, et n'aperçoit pas quels préjugés concernant l'attirance sexuelle il expose. Si la sociobiologie a vite été discréditée, du moins en France, autant par les affirmations caricaturales exposées par son fondateur que par la reprise de ses thèmes par la nouvelle droite, il n'en est pas de même aujourd'hui d'un des prolongements moraux des gender studies, lorsque les doctrines essentialistes en réfèrent à une différence des sexe. Le débat sur la parité en France, l'irruption de la philosophie morale du Care 2 aujourd'hui, manifestent encore cette distinction entre un matérialisme du corps et celui de l'influence sociale. Curieux mélange, où la défense de l'égalité des droits du mouvement féministe rencontre parfois la revendication d'un droit à la différence du fait de la différence du corps. À l'inverse de La Mettrie Helvétius nous permet de devancer toute réduction des comportements à une interaction entre des corps guidés par la seule impétuosité des instincts. En affirmant la primauté de l'éducation, il n'use pas d'un argument d'autorité. Il montre que le corps humain a bien la particularité, par son rapport aux signes et à la combinatoire rationnelle qui en dépend, de se doter de fins et de projets. Il n'a pas besoin de penser la liberté sur la modalité métaphysique du libre arbitre, mais rend compte d'une intrication entre les besoins individuels les représentations, en partie déterminées par l'environnement social, par lesquelles nous en prenons conscience. On peut donc penser l'homme comme animal politique et animal social sans réinstaurer la nécessité finaliste de la totalité. L'individu agit en subissant l'influence sociale. Dès lors le rôle spécifique de la politique comme éducation consiste à reconnaître la part de plasticité et d'ouverture humaine pour orienter la recherche du bonheur sur d'autres fondements que ceux-là que le seul le hasard de l'histoire embryonnaire de l'humanité a pu laisser se développer. La politique prend en main l'histoire de l'humanité, car cette dernière se fait plus qu'elle n'est donnée. La pensée d'Helvétius, en reposant sur un matérialisme où la contingence reconnue appelle un dépassement par la rationalité, annonce une pensée de l'émancipation humaine. Délivré de l'illusion théologique et du pouvoir théocratique, l'humanité ne retombe pas non plus dans la transcendance naturaliste. L'émancipation de l'humanité ne peut-être faite que par des individus qui reconnaissent la part d'humanité qui est en eux, dans la mesure où ils sont le fruit d'une éducation 1 id. p. 524 Carol Gilligan écrit par exemple : « La psychologie féminine, dont la forte orientation vers les rapports humains et l'interdépendance a été logiquement décrite comme celle distincte de celle des hommes, sousentend un mode de jugement plus contextuel et une compréhension de la morale différente. À cause de ces conceptions opposées, les femmes perçoivent le cycle de vie d'un autre point de vue et attribuent des priorités différentes à l'expérience humaine. » Une voix différente Pour une éthique du Care, traduction d'Annick Kwiatek, présentation de Sandra Laugier et Patricia Paperman, Champs Flammarion, 2008, p. 45 2 - 299 sur laquelle il leur appartient d'avoir prise. - 300 - Annexes - 301 - 1 - Attribution des œuvres de La Mettrie Julien Offray de La Mettrie est un auteur matérialiste. En médecin,il consacre l'essentiel de sa vie à l'étude de la machine du corps humain. Médecin aux Gardes Françaises il connut la fièvre au siège de Fribourg1 où il découvre le lien entre la raison et les affections du corps, à l'instar d'un Descartes qui, endormi près d’un poêle qui crut déceler la séparation du corps et de l'âme 2. Il meurt, d’une indigestion de pâté en 17513. Sa bibliographie ne cesse de rencontrer sa biographie. Julien Offray de La Mettrie est né à Saint Malo en 1709. De 1725 à 1734, il effectue ses études de médecine. A partir de 1734, il les prolonge en Hollande, auprès de Bœrhaave, alors qu’il est déjà inscrit sur les registres des médecins de Saint-Malo. Son arrivée à Paris en 1742 le fait médecin aux Gardes Françaises, ce qui le conduit au siège de Fribourg où il connut la fièvre et le lien entre la raison et les affections du corps. Quelques ouvrages polémiques contre ses confrères, lui valent une condamnation par le Parlement en 1746 qui brûle son Histoire naturelle de l’âme, au même titre que les Pensées Philosophiques – et anonymes -de Diderot, qui lui sont alors parfois attribuées. Il part en Hollande, puis trouve refuge auprès de Frédéric II de Prusse en 1748. Dans sa production, on peut discerner trois périodes principales : celle des premiers textes médicaux, notamment des traductions de Bœrhaave, de 1733 à 1745, puis celle où il forge son matérialisme, en passant de l’hylémorphisme à la thèse radicale de l’Homme-Machine en 1747, celle enfin des derniers textes, tantôt polémiques, tantôt proposant une interprétation plus précise du bonheur. Bibliographie L’une des plus grandes difficultés qui s’offrent au chercheur qui entreprend l’étude des textes de La Mettrie tient d’abord à l’établissement d’un corpus4. En effet, appartenant encore à la 1 Cf. LEMÉE Pierre, Une figure peu connue, Offray de La Mettrie, (1925). : « il crut constater que l’homme se comportait comme une machine dont la maladie venait déranger petit à petit les rouages subtiles et délicats que les métaphysiciens appelaient l’âme »p. 24 2 DESCARTES, Discours de la méthode, Seconde partie. 3 Cf. ASSOUN Laurent, « Lire La Mettrie », in La Mettrie, L'homme machine : « un pâté corrompu, dit-on terrassa sa machine. Mort machinale s’il en est, qui noue la fin réelle à la fin imaginée. Mort épicurienne à la Pétrone. Mort matérialiste en quelque sorte. » p. 40 4 Pour une présentation succincte des difficultés d’attribution, cf. Ann Thomson, « La Mettrie ou la machine infernale » in Corpus, revue de philosophie, n° 5, p. 15. la première liste exhaustive des œuvres de La Mettrie correspond à l’édition de ses œuvres philosophiques et médicales à Berlin, en 1750. Cependant, certaines œuvres, pourtant de La Mettrie, en avaient été écartées, pour ne pas déplaire à son protecteur, - 302 tradition de l’écriture clandestine, il a publié de nombreux textes de manière anonyme, ou selon des pseudonymes, sacrifiant parfois à la tentation d’écrire un pastiche de ses œuvres pour mieux prévenir la critique. On peut donc établir une liste des œuvres de La Mettrie en distinguant les œuvres canoniques, des écrits apocryphes. Parmi les premiers, nous ne négligerons pas la littérature médicale de La Mettrie. Celle-ci apparaît d’une importance considérable dans l’élaboration de son matérialisme, et d’autre part, contient des éléments polémiques qui dépassent largement la question médicale. Nous renvoyons en bibliographie pour la liste des œuvres du médecin malouin citées dans ce travail. Les textes médicaux Dans la production littéraire de La Mettrie, les ouvrages médicaux apparaissent fondamentaux : c’est par eux qu’il va élaborer un matérialisme radical1, fondé sur une connaissance expérimentale du corps ; c’est à eux qu’il doit sa première célébrité, et ses premiers exils. Il commence par être un traducteur du médecin hollandais Bœrhaave, dès 1735 :Système de Monsieur Herman Bœrhaave, sur les maladies vénériennes, traduit en François par Monsieur de la Mettrie, docteur en Médecine, avec des notes et une dissertation du traducteur, sur l’origine, la nature & la cure de ces maladies. A Paris, MDCCXXXV. La Mettrie y découvre une manière de faire de la médecine qui rompt avec la méthode tout à fait scolastique des dissertatio. Il y apprend l’anatomie, et prendra d’ailleurs parti pour les chirurgiens dont la profession vient à peine de s’émanciper de celle des barbiers. Publié en 1747 ; le Saint Côme vengé, ouvrage polémique contre Astruc, est condamné et brûlé par le Parlement. Les œuvres philosophiques Les principales œuvres philosophiques de La Mettrie ont été regroupées de sa propre main pour Frédéric II, comme L’anti-Sénèque. En 1752, paraît à La Haye, un premier catalogue de ses œuvres, mais qui oublie également certains textes, et lui en attribue d’autres que la postérité a reconnu être le fait d’autres auteurs, comme Vénus métaphysique. Longtemps, les travaux de Pierre Lemée ont fait autorité, même s’il a recensé tous les ouvrages attribués à La Mettrie, dont La Vénus métaphysique. Cf. Julien Offray de La Mettrie, La Mortanais, Mortain, 1954. En 2000, Roger E. STODDARD entreprend un travail de bibliographie qui recense tous les textes publiés par La Mettrie, à partir de fonds de diverses bibliothèques, mais qui là aussi mêle les attributions avec les textes reconnus. Ajoutons à cela que la notion d’auteur, au sortir de la littérature clandestine, n’a pas le même sens qu’aujourd’hui. 1 Selon l’expression de Morilhat, in La Mettrie, un matérialisme radical. Paris, Puf, 1992 - 303 l’édition de Berlin en 1751, et précédées d’un Discours préliminaire1, qui en donne la cohérence. S’y retrouvent des textes antérieurs, parfois tels quels, parfois légèrement remaniés, comme l’Histoire naturelle de l’âme. Ainsi les œuvres philosophiques comprennent : L’Homme Machine, Traité de l’Âme, Abrégé des Systèmes, L’Homme Plante, Les Animaux plus que Machine, Système d’Épicure. A cette liste, il convient d’ajouter d’autres textes sui ne figurent pas dans cette liste, notamment le Traité de la vie heureuse par Sénèque de 1748 – ébauche du Discours sur le bonheur dans les Œuvres philosophiques de 1752 – ainsi que L’école de la volupté de 1747, qui deviendra en 1751, l’art de jouir. Les écrits apocryphes La liste de ces ouvrages varie selon les auteurs, qui y vont chacun de leur attribution. Nous commencerons, en raison de son titre, par L’homme plus que machine, dont la première version a été publiée en 1748. L’attribuent à La Mettrie, Lemée Pierre, ou Jérome Verain2. Toutefois, la Vénus Métaphysique semble désormais avoir retrouvé son auteur en Allemagne3, ce pourquoi nous l'écartons résolument de notre étude. Il n'en est pas de même pour ce qui concerne l'Épître à Mme A.C.P., qu'Ann Thomson juge trop violent dans les termes utilisés contre La Mettrie, mais que maintient Jean-Pierre Jackson dans son édition des Œuvres philosophiques tout en en signalant l'ambiguïté. Nous ne nous y sommes que très peu référés, toujours en signalant l'incertitude quant au statut de ce texte. 1 L’édition critique de référence a été publiée par Ann THOMSON,: Materialism and society in the mid eighteenth century, Droz 1981 2 Dans sa présentation de L’homme machine aux éditions 1OO1 nuits. 3 Cf. Ann THOMSON, « La Mettrie et l’épicurisme », Stutgard2004 - 304 - 2 – Bibliographie raisonnée A/ Liste des ouvrages cités dans le corps de la thèse Œuvres de La Mettrie et Helvétius. 1. Œuvres de La Mettrie Nos citations de La Mettrie, sauf mention contraire, viennent de l'édition Coda de 2004, et pour L'Homme-Machine, de l'édition de Paul-Laurent Assoun. ▪ Julien Offray de LA METTRIE Œuvres philosophiques, Établissement du texte et annotation par Jean-Pierre Jackson. Coda, 2004, 425 p. Cette édition contient1 : • Discours Préliminaire • À M. Haller • L'Homme Machine • Traité de l'Âme • Abrégé des systèmes • l'Homme Plante • Les Animaux plus que Machine • Système d'Épicure • La Volupté • Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur • Épître à mon Esprit • L'Art de jouir • L'Homme plus que Machine ▪ LA METTRIE ŒUVRES DE MEDECINE DEDIEES AU ROI Edition FROMERY à BERLIN 1751 – Tome premier ; 328 pages ▪ LA METTRIE Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine, Corpus des œuvres de philosophie en langue française Fayard – 2002 670 p. ▪ La Mettrie, L'Homme-Machine, édition de Paul Laurent Assoun, Denoël, repris en 1 Pour l'attribution incertaine de certains des ouvrages qui composent cette édition, fondée sur l'édition 1751 À Londres chez Nourse, cf. la note sur les attributions des œuvres de La Mettrie pp. 292 sq. - 305 Folio Gallimard, 1981, 283 p. 2. Œuvres d'Helvétius Les deux ouvrages principaux d'Helvétius ont été publiés récemment dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue française chez Fayard : ▪ Helvétius, De l'Esprit, texte revu par Jacques Moutaux, 1988, 576 p. ▪ Helvétius, De L'Homme, texte revu par Geneviève et Jacques Moutaux deux tomes, 1989, 973 p. Autres œuvres d'Helvétius : ▪ Helvétius, Œuvres complètes publiées, avec un Essai sur la vie et les ouvrages de l'auteur, par l'abbé L. Lefebvre de La Roche ; Introduction par Yvon Belaval, reproduction de l'édition de Paris de P. Didot l'aîné, en 14 volumes 1795 : «Œuvres complètes d'Helvétius». 1-6: Essai sur la vie et les ouvrages d'Helvétius. De l'Esprit. 7-12: De l'Homme. 13: Le Bonheur; Epitre sur les arts; Epitre sur le plaisir; Lettres relatives au livre «De l'Esprit»; Lettres de Voltaire à Helvétius. 14: Lettres; Pensées et réflexions extraites des manuscrits de l'auteur ; Hildesheim : G. Olms, 19671969, 7 volumes., Notamment : Helvétius, Le Bonheur, Poème allégorique In Œuvres complètes, XIII, Georg olms 1967, p. 15-91 ▪ Helvétius, Correspondance générale d'Helvétius, 1, 1737-1756 : lettres 1-249 1981, 361 p. ; 2 : lettres 250-464, 1984, 433 p. ; 3, 1761-1774 : lettres 465-720, 1991, 483 p. ; Vol. IV, 1774-1800 1998, 406 p. ; Vol. V, 2004 471 p. ; Introduction, établissement des textes et appareil critique par Alan Dainard, Jean Orsoni, David Smith, Voltaire Foundation 1981-2004. - 306 - Textes généraux sur le matérialisme « Anti-matérialisme et matérialisme en France vers 1760 » par Franck Salaün in Les matérialismes philosophiques, matérialismes philosophiques, Editions Kimé, 1997, Colloque de Cerisy 272 p. Sous la direction de Jean-Claude BOURDIN Alain, Définitions, « Matérialisme », Pléiade, p. 1070. Alain, Histoire de mes pensées, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, 1443 p. Althusser, Louis, Sur la philosophie, Gallimard 1994, 178 p. 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Gianni Paganini et Eduardo Tortavolo, Frommann-Holzboog, Stuttgard, 2004, p. 361-381 Thomson, Ann « L'art de jouir de La Mettrie à Sade », in Aimer en France, 1760-1860, Actes du colloque International de Clermont Ferrand, Presses de l'Université de Lettres et Sciences Humaines de l'Université de Clermont-Ferrand II, Fascicule 6-2 1980 p. 315-321 Thomson, Ann, « L'homme machine, mythe ou métaphore ? » in Dix-huitième siècle n° 20, 1988, p. 367-376 Thomson, Ann, « L'homme-machine, mythe ou métaphore ? » in Dix-huitième siècle, n°20, 1988, pp. 367-376. - 310 - Textes philosophiques des Lumières et antérieurs L'existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature de Nieuwentyt (1725 trad° française) édition de Amsterdam et Leipzig : Arkstée et Merkus, 1760, 564 p. L’âme materielle, édition de A Niderst, Paris, Honoré Champion, 2003, 252 p. Aristote, De la génération et de la corruption, édition de Marwan Rashed, les Belles lettres, 2005, 195 p. Aristote, Les politiques, édition de Pierre Pellegrin, Garnier Flammarion, 1993, 575 p. Aristote, Métaphysique, traduction J. Tricot (1933), Vrin, 1991, 309 p. Aristote, Parties des animaux, les Belles lettres, 1990, 193 p. Aristote, Physique, Traduction de Pierre Pellegrin, Garnier Flammarion, 2000, 476 p. Aristote, Rhétorique, I, XI, [1370a], Traduction de C.-E. Ruelle, Le livre de poche, 1991, 407 p. Bacon, Francis, Novum Organum, Puf Epiméthée, trad. Malherbe, 2004, 349 p. Bayle, Dictionnaire historique et critique, reprint Slatkine 1995, 4 vol. (CXX-719, 915, 831, 804 p.) Beaumont, Christophe de, Archevêque de Paris, Duc de Saint-Cloud, Pair de France, Commandeur de l'Ordre du Saint Esprit,etc…, Mandement de Monseigneur l'Archevêque de Paris, portant condamnation d'un livre qui a pour titre de l'Esprit, À paris ,chez Durand, librairie rue du Foin, M.DCC.LVIII Berkeley, Traité sur les principes de la connaissance humaine 1ère partie, Œuvres choisies, trad. Leroy, Aubier Montaigne 1944, 2 vol. (382, 300 p.) Boulanger, Nicolas, Recherches sur l'origine du despotisme oriental, Annales Littéraires de l'Université de Besançon – Les Belles Lettres – Paris 1988, 121 p. Conche Marcel, Épicure, Lettres et Maximes, Puf, 1987, 327 p. Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, présentation de Aliénor Bertrand, Vrin 2002, 192 p. Descartes, Lettre préface des Principes de la philosophie., Garnier Flammarion, 1996, 134 p. Descartes, Méditations Métaphysiques. Puf Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, traduction et notes J. Sirven, Vrin, 1996, 149 p. Diderot Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, édition présentée par M. - 311 Hobson et S. Harvey, GF 2000, 267 p. Diderot, Le Neveu de Rameau, et autres dialogues philosophiques. Gallimard folio, 1972, 438 p. 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Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, édition de Dominique Weber, Le livre de poche, 2003, 387 p. Hobbes, Leviathan, edited by Richard Tuck, Cambridge University Press, 1991, 519 p. Hobbes, Léviathan, édition de Gérard Mairet, gallimard folio, 2000, 1027 p. Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, édition de Jacques Brunschwig, Garnier Flammarion, 1990, 441 p. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce – Monadologie et autres textes, édition de Christiane Frémont, Garnier Flammarion, 1996, 322 p. Locke John, Quelques pensées sur l'éducation (1693) traduit dès 1695 par Coste. Notre édition : Traduction Compayré, Vrin 1992 – notes J. château, 287 p. Locke, Essay concerning human understanding, 1690, IV, III, § 6 Traduction Michel Vienne, Vrin 2002, 362 p. Lucrèce, De la nature des choses, traduction en alexandrins de Bernard Pautrat, Le livre de poche, 2002, 695 p. - 312 Lucrèce, Des choses de la nature, édition de Henri Clouard, Garnier Flammarion, 1964, 243 p. Machiavel, Le Prince, De Principatibus. Édition de Jean-Claude Zancarini Puf, 2000 640 p. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, bibliothèque de la pléiade, édition de Edmond Baringou,1952, p. 373-719 Machiavel, Le Prince, édition par Raymond Naves, Garnier 1968, 277 p. Maillet, Benoît de, Telliamed, ou entretiens d’un missionnaire français sur la diminution de la mer. Fayard, 1984, 368 p. Malebranche, De la recherche de la vérité, I, in Œuvres complètes, Paris, 1837 Montaigne, Essais, Livre I, édition de Pierre Michel, Gallimard folio, 1965, 502 p. Montesquieu, De l'esprit des lois, gallimard folio, deux tomes, tome I, 1979 507 p. Montesquieu, Défense de l'Esprit des lois, Gallimard folio p. 1199 (tome II de De l'esprit des lois) Nieuwentyt L'art de ne croire en rien, suivi de Livre des trois imposteurs, édition de Raoul Vaneigem, Rivages, 2002, 174 p. Nouveau Testament, traduction œcuménique de la Bible, le livre de poche, 1979,455 p. Pascal, Pensées, édition de Michel Le Guern, Gallimard Folio 2004, 764 p. Platon, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, traduction de Léon Robin et M. J. Moreau, deux tomes I, 1450 p. II, 1665 p.1950 Pluche, Abbé, Beautés du spectacle de la nature, ou Entretiens sur l'histoire naturelle des animaux et des plantes (1732), édition de L.-F. Jéhan, 264 p. Rousseau Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, édition de Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, Garnier Flammarion, 2008, 302 p. Rousseau Jean-Jacques, Notes sur De l'esprit in Œuvres complètes Tome IV, La Pléiade, p. 1122 Rousseau, Discours sur l'origine des langues, édition de Catherine Kintzler, Garnier Flammarion, 1993, 272 p. Rousseau, Du Contrat Social, édition de Bruno Bernardi, Garnier Flammarion, 2001, 256 p. Rousseau, Émile, édition de Michel Launay, 1966, Garnier Flammarion, 629 p. Rousseau, Nouvelle héloïse, Œuvres complètes, édition de la Pléiade, 1985, 2051 p. Sade, La philosophie dans le Boudoir, édition d'Yvon Belaval, Gallimard Folio, 1976, 312 p. Shaftesbury, Essai sur le mérite et la vertu Traduction et commentaires Diderot, Édition - 313 Alive 1998 par J.P. Jackson 205 p. Spinoza, Éthique, édition de Charles Appuhn, Garnier Flammarion, 1965 378 p. Spinoza, Traité politique, chapitre V, édition Appuhn, Garnier Flammarion, Tome 4, 1966, 374 p. Thomas d'Aquin, Somme contre les Gentils, III, CXXV, CERF, 1993, 1099 p. Voltaire, Lettres philosophiques, édition de Gerhardt Stenger, Flammarion, 2006, 486 p. Voltaire, Œuvres philosophiques, édition Roger Petit, Larousse, 1934 p. 31 Textes divers Althusser, Louis, Montesquieu la politique et l'histoire, Puf, 1959 , 126 p. Aron, Raymond, les étapes de la pensée sociologique, Tel Gallimard 1967, 663 p. Badinter, Elisabeth, L'amour en plus, le livre de poche, 1980 319 p. Beauvoir de, Simone, Le deuxième sexe II L'expérience vécue, gallimard folio 1976, 663 p. Bernardi, Bruno, Qu’est-ce qu’une décision politique ? Vrin, 2003, 128 p. Bourdieu Pierre, Choses dites, éditions de Minuit, 1987, 229 p. Brun, Jean, Les stoïciens, Puf 1973, 181 p. Canguilhem, Georges, Études d'histoire et de philosophie des sciences. Vrin, 1994, 430 p. Canguilhem, Georges, La formation du concept de réflexe aux XVII° et XVIII siècles, puf, 1955 – 206 p. Casabianca de, Denis, « Des Objections sans réponses ? 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Pour ce dernier, il nous arrive de citer l'édition Alquié en trois volumes. Nous précisons le cas échéant la traduction retenue pour Aristote et Platon. Toutefois, nous donnons ici les ouvrages plus particuliers cités dans le corps du texte. - 316 - B / Sélection d'autres ouvrages consultés N.B. Cette liste ne comprend que quelques ouvrages qui ont orienté la lecture des penseurs matérialistes des Lumières. En sont évidemment exclus bien des ouvrages classiques de philosophie politique, qui ont pourtant sûrement comptés, même implicitement, dans la genèse de ce travail. Certains ouvrages d'épistémologie ici signalés peuvent surprendre, mais s'ils ne concernent pas directement les auteurs évoqués, ils ont contribué au développement de méthodes d'analyse ou de perspectives utiles à l'élaboration de la problématique générale de cette thèse. On y trouvera également des analyses qui ont contribué à diversifier l'approche de la notion de politique. Textes généraux sur le matérialisme et les Lumières • Bachelard Gaston, Le nouvel esprit scientifique, Puf, 1934, 183 p. • Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, édition de G. Brykman et Roselyne Dégremont, GF, 1998, 297 p. • Bourdin, Jean-Claude, Diderot le matérialisme, Puf, 1998, 128 p. • Boyer Charles, « La machine lamettrienne »in L’enseignement philosophique, 46° année, n°6, pp. 18-26, 1996 • Buffon, Discours sur la nature des animaux Suivi de De la description des animaux de Daubenton, Préface de Denis Reynaud - Rivages 2003, 171 p. • Callot Émile, La philosophie de la vie au XVIII° siècle – étudiée chez Fontenelle, Montesquieu, Maupertuis, La Mettrie, Diderot, D'Holbach, Linné, 965 – Rivière et Compagnie – 438 p. • Dix huitième, N° 24, 1992 numéro spécial « le matérialisme des lumières » • Duflo, Colas, Diderot philosophe, Honoré Champion Paris, 2003, 543 p. • Dulac,Georges, « Sur la pratique politique d'un philosophe », La pensée, n° 239, 1984, p. 61-71 • Fontenay De, Elisabeth, Diderot ou le matérialisme enchanté, Grasset, 1981, 281 p. • Fontenay De, Elisabeth, Le silence des bêtes Fayard, 1998, 784 p. • Guichet Jean-Luc, Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières Paris, Le Cerf, 2006, 464 p. • Guilio Panizza, « L'étrange matérialisme de L'histoire naturelle de l'âme.” • p.97-109 Corpus, 1990 – N° 14-15 • Ibrahim, Annie coord°, Diderot et la question de la forme, Puf, 1999, 184 p. - 317 • Jean Deprun « La Mettrie et l'immoralisme sadien ». in Annales de Bretagne, 1976 N° 4 La Bretagne littéraire au XVIII° siècle, p. 745-760 • Jouary, Jean-Paul, « Diderot, ou le matérialisme en chantier », La pensée, n° 239, 1984, p. 46; 59 • Lamy, Guillaume, Discours anatomiques, Explication méchanique et physique des fonctions de l’âme sensitive, Edité par Anna Minerbi Belgrado, Universitas Paris, and Voltaire Foundation Oxford 1996 183 p. • Lange, Friedrich-Albert, Histoire du matérialisme - Critique de son Importance à notre époque (1873), Traduit de l’allemand sur la deuxième édition avec l’autorisation de l’auteur par B. Pommerol – Introduction de D. Nolen – Préface de Michel Onfray Coda 2004, 857 p. • Maruyama, Natalia, « Helvétius : les causes et les principes dans le projet d'une science morale. » In Corpus, n°40 2002, p. 215-244 • Quiniou, Yvon, Études matérialistes sur la morale, Kimé, 2002, 151 p. • Quiniou, Yvon, Matérialisme et spiritualisme, Éditions pleins feux,2004, 61 p. • Salem Jean, Tel un dieu parmi les hommes, L'Éthique d'Épicure, Paris, Vrin, 1989, 254 p. • Savater,Fernando, « Fatalité et liberté chez Diderot », Interpréter Diderot Aujourd'hui, Colloque de Cérisy, sous la direction d'E. De Fontenay et J. Proust, Le Sycomore édition 316 p. • Skrzypek, Marian, «La Mettrie et la “religion du médecin“», in Corpus, n° 5, La Mettrie, 1987 • Spector, Céline, « Une théorie matérialiste du goût peut-elle produire l'évaluation esthétique ? Montesquieu, de L'esprit des lois, à L'Essai sur le goût », Corpus, 2000 n° 40 p. 167-213 • Thomson, Ann, Bodies of thought : science, religion, and the soul in the early Enlightenment, Oxford University Press, 2008, 293 p. • Thomson, Ann, Materialism and society in the mid-eighteenth century : La Mettrie's "discours préliminaire" Droz, 1981, 278 p. • Tort Patrick, Darwin et la philosophie, Religion, morale et matérialisme, Kimé, 2004, 73 p. - 318 - Textes divers • Bourdin Jean-Claude dir. Althusser : une lecture de Marx, Puf, 2008, 227 p. • Canguilhem, Georges, La connaissance de la vie, Vrin 1992 (1965) 198 p. • Dagognet, François, Le vivant, Bordas, 1988, 191 p. • Freund, Julien, Politique et impolitique, Sirey, 1987 426 p. • Halévy, Élie, La formation du radicalisme philosophique (Première édition Alcan 1901), Nouvelle édition Puf 1995 (trois tomes) • Jacob François, La logique du vivant, Gallimard 1970, 354 p. • Le livre des trois imposteurs, Anonyme, Payot & Rivages, 2002 • Lecourt, Dominique, Humain, post humain, Puf, 2003, 146 p. • Lefort, Claude, Essais sur le politique, Seuil, 1986, 364 p. • Lerner, Michel-Pierre, Recherches sur La notion de finalité chez Aristote, Presses universitaires de France, 1969 214 p. • Lestel, Dominique, L'animalité, Hatier, 1996, 80p. • Limoges, Camille, La sélection naturelle, Étude sur la première constitution d'un concept (1837-1859), Puf – 1970 184 p. • Mairet Gérard, La fable du monde. Enquête philosophique sur la liberté de notre temps. Gallimard, 2005, 352 p. • Mairet, Gérard, Le Dieu mortel, essai de non-philosophie de l'État, Puf, 1987, 184 p. • Manent, Pierre, Naissances de la politique moderne, Payot, 1977, 209 p. • Mazauric, Claude, Babeuf, Écrits, Le temps des cerises, 2009, 418 p. • Monod, Jacques, Le hasard et la nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil,1970, 243 p. • Negri, Antonio, Le pouvoir constituant – Essai sur les alternatives de la modernité, Puf, 1997, 447 p. Traduit de l'italien par Étienne Balibar et François Matheron • Quiniou Yvon, « L'émergence de la morale », Sciences et Avenir, Hors série n° 139, p. 39-42 • Rancière, Jacques, Aux bords du politique, Gallimard folio, 1998, 261 p. • Revault d'Allonnes, Myriam, Le dépérissement de la politique, Champs Flammarion, 1999, 314 p. • Schuhl, Pierre Maxime, Machinisme et philosophie, Puf, 3° édition 1969, 151 p. • Strauss Léo, La persécution et l'art d'écrire (1952), traduit par O. Berrichon-Sedeyn, Agora - 319 Pocket 1989, 330 p. • Strauss, Léo, Qu’est-ce que la philosophie politique ? (1959),Traduction par Olivier Seyden, Puf Léviathan, 1992, 296 p. - 320 - 3 - Index Rerum Animal machine................................................................................................................................102 Anthropologie, matérialisme et politique.........................................................................................131 Anthropologie, préalable à la politique............................................................................................151 Atomisme : La Mettrie et la jouissance du corps.............................................................................202 Atomisme, politique et eudémonisme..............................................................................................206 Atomisme, politique et matérialisme................................................................................................200 Bonheur, principe et fin de la politique............................................................................................209 Climat, critique de la théorie des climats.........................................................................................245 Corps, chez La Mettrie.....................................................................................................................133 Corps, théorie matérialiste des...........................................................................................................79 Corps, théorie médicale du corps au XVIII°......................................................................................94 Despotisme, éclairé...........................................................................................................................235 Despotisme, et libertinage érudit......................................................................................................232 Despotisme, rejet par Helvétius........................................................................................................269 dualisme............................................................................................................................................116 Éducation, chez La Mettrie...............................................................................................................138 Éducation, et politique......................................................................................................................137 Égalité, égalitarisme forcené d'Helvétius.........................................................................................262 égalité, la question des sexes pour Helvétius...................................................................................267 Empirisme et matérialisme ................................................................................................................36 Empirisme, et matérialisme................................................................................................................32 Ennui, principe actif.........................................................................................................................195 Épicurisme....................................................................................................................................32, 42 Épicurisme, de La Mettrie........................................................................................................124, 179 Épicurisme, et politique..............................................................................................................75, 286 Esprit, définition d'Helvétius............................................................................................................112 Esprit, définition de Montesquieu.....................................................................................................113 Eudémonisme.....................................................................................................................................69 Eudémonisme, et politique matérialiste.............................................................................................73 Finalisme, anti-finalisme et hasard...................................................................................................124 Finalisme, critique spinoziste et utilitarisme....................................................................................177 - 321 Finalisme, rejet...................................................................................................................................51 Fondement anthropologique de la politique.......................................................................................13 Hasard, chez Helvétius.....................................................................................................................127 Hasard, chez La Mettrie....................................................................................................................124 Hasard, et inégalité...........................................................................................................................262 Hédonisme........................................................................................................................................169 Hédonisme, d'Helvétius....................................................................................................................192 Hédonisme, de La Mettrie................................................................................................................169 Hédonisme, et principe d'utilité........................................................................................................193 Hédonisme, et utilitarisme chez La Mettrie......................................................................................176 Homme machine ..............................................................................................................................100 Homme Machine, anthropologie de l'homme machine....................................................................132 Homme machine, et sensualisme.....................................................................................................191 Homme machine, ou madame ?.......................................................................................................190 Libertinage érudit et littérature clandestine........................................................................................45 Libertinage érudit et littérature clandestine, traces chez nos auteur.................................................273 Littérature clandestine, et Encyclopédie.............................................................................................85 Machine, conception de Montesquieu..............................................................................................114 Machine, machinisme et automates....................................................................................................83 Matérialisme, et naturalisme .............................................................................................................21 Matérialisme : Vitalisme et mécanisme............................................................................................173 Matérialisme, antique.......................................................................................................20, 25, 28, 61 Matérialisme, d'Helvétius.................................................................................................................109 Matérialisme, définition...............................................................................................................16, 18 Matérialisme, et épistémologie...........................................................................................................23 Matérialisme, et la liberté humaine..................................................................................................184 Matérialisme, et politique : antiquité..................................................................................................61 Matérialisme, et renouveau des sciences......................................................................................47, 55 Matérialisme, le matérialisme de La Mettrie......................................................................................90 Matérialisme, le matérialisme non mécaniste d'Helvétius...............................................................123 Matérialisme, métaphysique...............................................................................................................37 Matière..............................................................................................................................................120 Matière, conception d'Helvétius.......................................................................................................120 Matière, définition de La Mettrie.....................................................................................................107 - 322 Médecine............................................................................................................................................90 Métaphysique, matérialisme d'Helvétius..........................................................................................120 Nature humaine, L'émergence de la question politique : les méchants par nature...........................209 Nature humaine, le problème pascalien............................................................................................239 Nominalisme, d'Helvétius.................................................................................................................118 Notes de bas de page d'Helvétius ....................................................................................................276 Organisation - éducation, le cas des méchants.................................................................................228 Organisation – éducation..................................................................................................................134 Organisation – éducation, chez Diderot...........................................................................................139 Organisation – éducation, chez Helvétius........................................................................................140 Organisation – éducation, chez La Mettrie.......................................................................................138 Organisation – éducation, chez Locke..............................................................................................136 Organisation – éducation, Helvétius en débat avec Diderot.............................................................143 Organisation - éducation, Helvétius en débat avec Rousseau..........................................................148 Organisation - éducation, le rôle paradoxal de l'éducation chez La Mettrie....................................233 Politique, champ d'action pour La Mettrie.......................................................................................225 Politique, définition............................................................................................................................56 Politique, définition matérialiste............................................................................................60, 68, 75 Politique, et liberté..............................................................................................................................63 Politique, et matérialisme : axiologie.................................................................................................62 Politique, et matérialisme : l'atomisme...............................................................................................67 Politique, et matérialisme : la causalité..............................................................................................65 Politique, et matérialisme : la liberté..................................................................................................63 Politique, et morale...........................................................................................................................215 Politique, faire la politique...............................................................................................................213 Politique, fait ou à faire ?..................................................................................................................211 Politique, l'origine de la politique pour Helvétius............................................................................246 Politique, la culture, champ de la politique......................................................................................243 Politique, la politique comme fait.....................................................................................................211 Politique, le pouvoir des lois............................................................................................................249 Politique, origine de la question pour La Mettrie.............................................................................219 Politique, science architectonique................................................................................................58, 71 Politique, une politique des corps ....................................................................................................226 Public, son rôle.................................................................................................................................279 - 323 Remords, à combattre.......................................................................................................................231 Remords, critique de La Mettrie.......................................................................................................207 Sadisme, prétendu de La Mettrie......................................................................................................202 Sensualisme................................................................................................................................36, 115 Sensualisme : le statut des passions..................................................................................................172 Sensualisme : Locke...........................................................................................................................36 Sensualisme et pouvoir de la raison.................................................................................................180 Sensualisme, anthropologie de La Mettrie.........................................................................................94 Sensualisme, atomisme et sociabilité...............................................................................................197 Sensualisme, critique de Rousseau...................................................................................................117 Sensualisme, d'Helvétius..........................................................................................................115, 165 Sensualisme, de La Mettrie........................................................................................................90, 155 Sensualisme, et problème de Molyneux...........................................................................................157 Sensualisme, et subjectivité..............................................................................................................196 Sensualisme, imagination et organisation chez La Mettrie..............................................................171 Sensualisme, moniste ou dualiste.....................................................................................................116 Spinozisme au XVIII° siècle..............................................................................................................80 Théologico politique, et défense de la philosophie..........................................................................221 Théologico politique, La Mettrie : une stratégie de contournement de la religion..........................280 Théologico politique, le refus du pouvoir religieux pour Helvétius.................................................283 Théologico politique, les Jésuites.....................................................................................................290 Théologico politique, position de l'Église........................................................................................110 Utilitarisme, critique des morales de l'intérêt...................................................................................253 Utilitarisme, du principe de plaisir, à l'intérêt..................................................................................254 Utilitarisme, intérêt particulier et intérêt général..............................................................................216 Utilitarisme de La Mettrie................................................................................................................229 - 324 - 4 - Index Nominum N.B. Nous ne citons dans cet index que les noms cités dans le corps de la thèse et non dans les notes de bas de page. Nous ne renvoyons pas non plus aux innombrables occurrences de nos deux auteurs, La Mettrie et Helvétius. Abbé Pluche....................................125, 274 Alain.........................................................32 Althusser, Louis........................41, 113, 114 Anaxagore.................................4, 21, 61, 62 Anaximène................................................21 Aristippe...................................................73 Aristote....19, 20, 21, 24, 27, 28, 29, 30, 31, 33, 33, 34, 36, 41, 47, 51, 52, 53, 55, 58, 59, 60, 69, 70, 71, 77, 120, 137, 142, 169, 240, 248, 249, 250, 255, 266, 270, 281, 294 , 296 Bachelard, Gaston.....................................56 Bacon, Francis.......47, 51, 52,116, 120, 240 Badinter, Elisabeth..................................137 Baglivi......................................................93 Bayle.................43, 46, 47, 79, 81, 220, 274 Beaumont, De.................................110, 284 Beauvoir, Simone de...............................297 Bentham..................................................296 Berkeley......................................28, 84, 165 Bloch, Olivier...................................19, 269 Boerhaave.........................11, 55, 81, 92, 93 Boniface VIII............................................72 Borelli...........................................92, 93, 64 Bossuet..............................................72, 110 Boulanger..........................................41, 269 Bourdieu...................................................67 Bourdin, Jean-Claude.........................7, 151 Bramhall...........................................63, 184 Buffon.................................................85, 42 Calvin........................................................46 Canguilhem, Georges.....................173, 174 Cassirer, Ernst...................................17, 153 Charron.............................................50, 143 Chartier, Roger........................................295 Cicéron......................................................43 Conche, Marcel.....................21, 32, 77, 175 Condillac...............................36, 46, 94, 149 Cousin, Victor.................................253, 254 D'Alembert................................................53 d'Holbach, Baron....17, 75, 79, 201, 203, 254,, 306 d'Ockham, Guillaume...........................41, 236 Darwin..............................................10, 55, 80 Démocrite.........33, 34, 36, 116, 120, 135, 213 Descartes 11, 36, 43, 44, 47-51, 53, 63, 64, 79, 80, 82, 84, 90, 92-96, 98, 100-107, 116-118, 123, 131, 133, 136, 157, 159, 161, 164, 166, 168, 173, 180, 185, 187, 200, 201, 221, 227, 240, 247, 257, 267, 268, 274, 275, 293 Diderot.....11, 23, 44, 45, 73, 79, 85, 111, 114, 117, 127, 128, 139, 143-146, 153, 165, 174, 190, 201, 203, 235, 240, 269, 274 Diogène Laërce......................................43, 44 Durkheim, Émile........................................113 Ehrard, Jean................................................245 Épictète.......................................................168 Épicure.....4,7, 9, 19, 31-35, 38, 40-45, 47, 55, 57, 62, 67, 73-75, 101, 125, 168, 195, 201, 205, 207, 274, 282 Falvey, John................................................201 Finley, Moses I.............................................57 Fontenelle.........................12, 46, 47, 267, 274 Foucault, Michel.................................226, 227 Franklin......................................................295 Frédéric II.....12, 224, 225, 227, 232, 235, 273 Freund, Julien...............................................57 Galien...................................55, 32, 47, 52, 93 Gassendi...................................................7, 16 Gassendi.....................36, 42-44,46, 48, 49, 84 Grimm..................................................12, 259 Harvey..........................................................92 Hegel......................................17, 89, 253, 254 Héraclite...........................................21, 25, 26 Hobbes.4, 7 ,15, 36 ,43, 48, 49, 60, 63, 66, 68, 73, 74 , 75, 78-80, 82, 82, 84, 90, 110, 113, 118, 131, 132, 184, 185, 192, 216, 220, 222, 230, 248, 256, 260, 286 Hume..............................39, 54, 119, 152, 172 Israël, Jonathan I. ..............................176, 275 - 325 Kant, Emmanuel....16, 39, 41, 47, 110, 125, 253 Keim, Albert.....................................12, 261 La Mothe Le Vayer...........................46, 233 Lamy, Guillaume. .45, 46, 55, 125, 163, 274 Lazzeri....................................................200 Leibniz...19, 63, 84, 99, 103, 147, 153, 160, 165, 184, 275 Locke. 12, 13, 32, 36, 37, 57, 63, 65, 83, 84, 90, 118, 119, 122, 136, 138, 141, 146, 148, 149, 157, 158, 160, 163, 180-182, 184-186, 197, 293 Lucrèce. 7,16, 23, 24, 31, 32, 34, 35, 40, 43, 46, 51, 54, 55, 64, 65, 67, 75, 76, 78, 99, 115, 125, 164, 274, 281 Mably......................................................295 Machiavel...7, 11, 15, 59, 60, 63, 64, 72, 94, 216, 236, 280, 285 Macpherson, C. B.......200, 50, 102, 85, 277 Mandeville........................................47, 214 Marsile de Padoue..................................236 Marx2,7, 7, 15, 17, 18, 40, 42, 66, 114, 197, 293, 294, 296 Maupertuis......................................175, 236 Meslier, Curé............................45, 220, 280 Molière........................................55, 92, 132 Molyneux........................157, 157, 161, 163 Montaigne......43, 46, 50, 60, 102, 126, 135137, 143, 174, 220, 240, 275 Montesquieu. . .7, 12, 84, 112-115, 204, 233, 244, 245, 249, 265, 268, 269, 294 Morilhat, Claude...............................90, 233 Newton..................................37, 84, 14, 158 O'Neal, John............................................116 Ozanam, Didier.......................................277 Pascal......................34, 60, 84, 86, 239, 241 Perlemoine, Olivier.................................151 Philippe le Bel..........................................72 Platon....4, 19, 20, 21, 24-28, 31-33, 38, 59, 60-62, 69, 70, 78, 98, 116, 120, 158, 166, 235, 269, 281, 294 Plutarque...................................................43 Protagoras...................................144, 166, 168 Quiniou, Yvon........................................38, 40 Roger, Jacques..............................................55 Rosset, Clément.....................................22 175 Rousseau. .7, 60, 111, 116, 117, 136, 137, 138, 140, 48, 149, 150, 151, 152, 241, 242, 248, 254, 294, 295 Russel, Bertrand.............................14, 18, 315 Sade...202, 204,, 205, 206, 207, 208, 209, 228 Saint-Just......................................................69 Sartre, Jean-Paul...................................22, 194 Sénèque........................43, 179, 204, 207, 274 Shaftesbury.........................150, 230, 250, 312 Smith, Adam..............................................214 Socrate........................................21, 27, 69, 70 Socrate................................................158, 168 Sorbières.................................................79, 84 Spinoza....7, 15, 45, 46, 51, 52, 54, 56, 64, 66, 74, 79, 80, 81, 82, 84, 89, 128, 164, 176, 177, 212, 220, 229, 231, 260, 275, 293 Strauss, Léo..................................................45 Tercier.................................................276, 277 208 Terrel, Jean.............................................60, 63 Thalès...........................................................21 Thomson, Ann............................................276 Tocqueville.................................................200 Tort, Patrick..................................................80 Tralles....................................................99,274 Turgot.........................................................245 Vartanian, Aram...........................................82 Vaucanson.....................................................83 Vernant, Jean-Pierre.............................56, 315 Vidal Naquet, Pierre.....................................57 Voltaire......12, 37, 40, 44, 63, 65,84, 118, 119, 158, 159, 160, 185, 186, 93, 221, 266, 275, 295 Wahl, Jean..................................................174 Weil, Éric..............................................58, 315 Wilson, Edward G......................................297 Wolff.............................................................99