Cours 2.1 : Le sujet, la conscience, la matière et l`esprit

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Cours 2.1 : Le sujet, la conscience, la matière et l'esprit
Séquence 2 - Philosophie de l'esprit
PLAN
Introduction
(a) Qu'est-ce qu'une personne ? Examen de quelques cas problématiques.
I - La conscience : fondement de l'identité de la personne
A. La conscience comme intériorité
B. La conscience comme capacité de contrôle
C. La conscience comme conscience de soi
II - Perspectives critiques (1) : le problème du rapport corps-esprit
A. Les limites du dualisme
B. Le matérialisme
C. Les limites du matérialisme
III - Perspectives critiques (2) : Le moi se définit-il vraiment par l'intériorité ?
A. La critique de l'idée d'un moi substantiel
B. Le sujet ne se trouve pas dans l'intériorité, mais se définit dans l'extériorité et l'intersubjectivité.
Introduction
(a) Qu'est-ce qu'une personne ? Examen de quelques cas problématiques.
Quelques (i) Un embryon est-il une personne ? ; (ii) Un robot est-il une personne ? (iii) Peut-il y avoir plusieurs personnes
cas
dans un même corps ? (iv) Vous à 1 an et vous à 70 ans, est-ce la même personne ? (v) On transplante votre cerveau
particuliers dans un autre corps. La personne qui se réveille après l’opération, est-ce vous ? (vi) La personne que vous aimez
décide, sans que vous le sachiez, que l’on fasse une copie parfaite d’elle-même (mêmes caractéristiques physiques,
mêmes caractéristiques psychologiques, même souvenirs), mais elle meurt après l’opération. Le double vient alors
vivre à vos côtés et vous ne vous rendez compte de rien. Aimez-vous toujours la même personne ?
I - La conscience : fondement de l'identité de la personne
A. La conscience comme intériorité
Analyse
(i) La conscience comme capacité de ressentir (ou “conscience phénoménale”)
On utilise souvent en philosophie le terme de qualia pour désigner les états mentaux qui s'accompagnent d'un
ressenti particulier, d'une expérience vécue. Les états mentaux qui possèdent des qualia sont essentiellement : les
expériences perceptives (l'impression que l'on a lorsqu'on voit un tableau bleu d'Yves Klein, la sonorité particulière
d'un piano, le goût du café, l'odeur de la menthe, la sensation de froid lorsqu'on touche de la neige, la douceur de la
soie, …), les sensations corporelles (la douleur d'une piqûre, la sensation de faim avant de manger, …), les passions,
les émotions, les sentiments, les humeurs (la mélancolie ressentie lorsqu'on pense au passé, le désir qu'on éprouve
pour quelqu'un, un sentiment de bonne humeur au réveil, …).
(ii) La conscience comme capacité de saisir quelque chose, comme capacité de construire une représentation
mentale (ou “conscience d'accès”, ou “intentionnalité”)
« En choisissant le mot “intentionnalité” dans son sens d'origine médiévale, Brentano a réhabilité un terme qui
dérive du substantif latin intentio qui veut dire “tension” et qui dérive lui-même du verbe intendere qui signifie
“tendre”. Avoir l'intentionnalité, c'est être tendu vers – ou viser – quelque chose, au sens où un tireur à l'arc tend la
corde de son arc lorsqu'il vise sa cible. L'idée brentannienne d'intentionnalité est donc inséparable de l'idée d'une
tension de l'esprit en direction d'un objet. […] “Tout phénomène mental est caractérisé par ce que les scholastiques
du Moyen Âge nommaient l'“inexistence mentale ou intentionnelle” d'un objet que nous pourrions appeler, non sans
ambiguïté, la “référence à un contenu”, la “direction vers un objet” […]. Tout phénomène mental inclut quelque chose
comme un objet à l'intérieur de lui-même, quoique l'objet ne soit pas inclus dans tous les phénomènes mentaux de la
même façon” (Brentano, La Psychologie du point de vue empirique, livre II, ch. 1) […] L'intentionnalité se manifeste,
selon Brentano, dans l'amour, la haine, le désir, la croyance, le jugement, la perception ou l'espoir. Il est constitutif
de chacun de ces phénomènes qu'il vise un objet. Sans un objet aimé, pas d'amour. Sans un objet de croyance, pas de
croyance. Sans un objet jugé, pas de jugement. Sans un objet perçu, pas de perception. Sans un objet espéré, pas
d'espoir, et ainsi de suite pour tout acte mental. » (Pierre Jacob, L'intentionnalité, p.49-54)
(iii) La conscience comme capacité de réfléchir (ou “conscience réflexive”)
« [La conscience] est le savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne humaine elle-même, qui se
met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée ; car celui qui ne se dit pas
finalement : “Que dois-je penser ?” ne peut pas être dit penser.
La conscience est toujours implicitement morale ; et l'immoralité consiste toujours à ne point vouloir penser qu'on
pense, et à ajourner le jugement intérieur. On nomme bien inconscients ceux qui ne se posent aucune question
d'eux-mêmes à eux-mêmes. Ce qui n'exclut pas les opinions sur les opinions et tous les savoir-faire, auxquels il
manque la réflexion, c'est-à-dire le recul en soi-même qui permet de se connaître et de se juger ; et cela est
proprement la conscience. » (Alain, Les Arts et les Dieux)
Un
dualisme
corps /
esprit
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(i) Le fossé entre la matière et l'esprit
Il semble y avoir un fossé entre les états physiques et les états mentaux. Comment passe-t-on d'un ensemble de
neurones qui s'activent dans mon cerveau (suite à la réception d'une onde lumineuse) à la sensation même du bleu ?
Comment un système physique peut-il avoir des croyances, ou bien réfléchir ? Une telle relation semble
mystérieuse. Dans le cas de l'eau, on voit comment les différentes propriétés observables de l'eau peuvent être
expliquées par les propriétés physiques de la molécule H20 (p. ex. : un glaçon flotte à la surface d'un verre d'eau,
parce que la densité de l'eau à l'état solide est inférieure à celle de l'eau à l'état liquide, ce qui s'explique par le fait
que les liaisons hydrogènes entre les molécules d'eau font que les molécules forment des tétraèdes stables et ne
peuvent se rapprocher plus les unes des autres, créant ainsi des espaces vides). Dans le cas des états mentaux, on
ne voit pas comment les états mentaux s'expliquent par les états neuronaux qui semblent les causer.
(ii) L'esprit peut se concevoir sans la matière.
La croyance en l'existence de la matière provient de nos sens (la vue, l'ouïe, le toucher…), qui nous donnent à
première vue la capacité d'accéder au monde extérieur. Mais, nous pouvons douter de la capacité de nos sens à nous
donner accès à une réalité extérieure et matérielle (cf. l'argument de la tromperie des sens et l'argument du rêve
chez Descartes). Nous pouvons ainsi douter de l'existence de la matière. Il est donc possible de penser l'esprit sans
la matière : l'intériorité de la conscience peut se concevoir sans l'extériorité de la matière.
Dimension Alors qu'une chose est indifférente à ce qu'on lui fait subir, un être conscient ne l'est pas. La conscience (et
éthique notamment la capacité de ressentir de la souffrance) semble ainsi conférer un statut moral à l'individu
(cf. l'utilitarisme de Bentham et celui de Peter Singer, qui incluent les animaux dans le calcul des conséquences, en
raison de leur capacité à ressentir la souffrance).
B. La conscience comme capacité de contrôle
Texte de
Bergson
Un
dualisme
corps /
esprit
« Si, comme nous le disions, la conscience retient le passé et anticipe l'avenir, c'est précisément, sans doute, parce
qu'elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir, il faut penser à ce qu'on pourra faire et se remémorer les
conséquences, avantageuses ou nuisibles, de ce qu'on a déjà fait ; il faut prévoir et il faut se souvenir.
Mais d'autre part notre conclusion, en se complétant, nous fournit une réponse plausible à la question que nous
venons de poser : tous les êtres vivants sont-ils des êtres conscients, ou la conscience ne couvre-t-elle qu'une partie
du domaine de la vie ? Si, en effet, conscience signifie choix, et si le rôle de la conscience est de se décider, il est
douteux qu'on rencontre la conscience dans des organismes qui ne se meuvent pas spontanément et qui n'ont pas
de décision à prendre. […]
Chacun de nous a d'ailleurs pu vérifier cette loi sur lui-même. Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être
spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en retire. Dans l'apprentissage d'un exercice, par exemple,
nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu'il vient de nous,
parce qu'il résulte d'une décision et implique un choix; puis, à mesure que ces mouvements s'enchaînent davantage
entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de
choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît.
Quels sont, d'autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments
de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir
sera ce que nous l'aurons fait ? Les variations d'intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la
somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite.
Tout porte à croire qu'il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c'est
que conscience est synonyme de choix. » (Bergson, L'énergie spirituelle, “La conscience et la vie”)
L'âme ne maîtrise pas totalement le corps, qui a tendance à résister à son contrôle.
(i) Le corps et l'esprit dans la philosophie antique
« Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d'autres non. De nous, dépendent la pensée,
l'impulsion, le désir, l'aversion, bref, tout ce en quoi c'est nous qui agissons ; ne dépendent pas de nous le corps,
l'argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n'est pas nous qui agissons. » (Epictète, Manuel)
« Socrate. — […] Tant que nous aurons notre corps et que notre âme sera embourbée dans cette corruption,
jamais nous ne posséderons l’objet de nos désirs, c’est-à-dire la vérité. Car le corps nous oppose mille obstacles par
la nécessité où nous sommes de l’entretenir, et avec cela les maladies qui surviennent troublent nos recherches.
D’ailleurs, il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de mille imaginations et de toutes sortes de sottises, de
manière qu’il n’y a rien de plus vrai que ce qu’on dit ordinairement : que le corps ne nous mène jamais à la sagesse.
[…]. Il est donc démontré que si nous voulons savoir véritablement quelque chose, il faut que nous abandonnions le
corps et que l’âme seule examine les objets qu’elle veut connaître. C’est alors seulement que nous jouirons de la
sagesse dont nous nous disons amoureux, c’est-à-dire après notre mort, et point du tout pendant cette vie. […] Il est
donc certain […] que le véritable philosophe s'exerce à mourir, et que la mort ne lui est nullement terrible. » (Platon,
Phédon, 66b-67e)
(ii) Le corps et l'esprit chez Augustin
« Si nous remuons les pieds et les mains et tous les autres membres du corps avec une facilité qui étonne,
surtout chez les artisans en qui une heureuse industrie vient au secours de notre faible et lente nature, pourquoi,
sans le secours de la concupiscence, fille du péché, n’eussions-nous pas trouvé dans les organes de la génération la
même docilité ? En parlant de la différence des gouvernements dans son ouvrage de la République, Cicéron ne dit-il
pas que l’on commande aux membres du corps comme à des enfants, à cause de leur promptitude à obéir, mais que
les parties vicieuses de l’âme sont comme des esclaves qu’il faut gourmander pour en venir à bout ? Cependant,
selon l’ordre naturel, l’esprit est plus excellent que le corps ; ce qui n’empêche pas que l’esprit ne commande plus
aisément au corps qu’à soi-même. Mais cette concupiscence dont je parle est d’autant plus honteuse que l’esprit n’y
est absolument maître ni de soi-même, ni de son corps, et que c’est plutôt la concupiscence que la volonté qui le
meut. Sans cela, nous n’aurions point sujet de rougir de ces sortes de mouvements ; au lieu qu’il nous semble
honteux de voir ce corps, qui naturellement devait être soumis à l’esprit, lui résister. » (Augustin, Cité de Dieu, XIV, XXIII)
Dimension La conscience fonde la capacité de faire des choix par soi-même, c'est-à-dire l'autonomie, qui confère un statut
éthique moral, une dignité à l'individu (cf. la morale kantienne qui fait de l'autonomie la source du respect moral que nous
devons à une personne).
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C. La conscience comme conscience de soi
Locke
–
Identité
personnelle et
conscience
de soi
Ricœur
–
Ipséité et
identité
narrative
« [I]l nous faut considérer ce que représente la personne ; c’est, je pense, un être pensant et intelligent, doué de raison et de
réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux. Ce
qui provient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble […].
L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée
passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui, à présent,
réfléchit sur elle. […]
Qu’il en soit bien ainsi, nous en avons une sorte de preuve dans le fait que notre propre corps est une partie de nous-mêmes
(c’est-à-dire de notre soi conscient et pensant), tous les corpuscules qui le composent nous étant sensibles quand ils sont
touchés, et nous affectant, en sorte que nous sommes conscients du bien et du mal qu’ils éprouvent, aussi longtemps qu’ils
forment une unité vivante avec ce même soi conscient et pensant. Ainsi pour chacun les membres de son corps sont une
partie de lui-même, avec laquelle il est en relation de sympathie et dont il se soucie. Mais si vous coupez une main, la
séparant ainsi de la conscience que nous avions de son réchauffement, de son refroidissement et de ses autres affections,
elle n’est pas plus, pour son propriétaire, une partie de lui-même que le corpuscule matériel le plus éloigné. Nous voyons
ainsi que la substance qui formait le soi personnel à un certain moment peut avoir changé à un autre sans que l’identité
personnelle ait changé : car il n’y a pas de doute que c’est bien de la même personne qu’il s’agit, encore que les membres qui
lui appartenaient auparavant en aient été retranchés. […]
Maintenant on pourra toujours nous objecter encore ceci : supposons que j’aie totalement perdu la mémoire de certaines
parties de mon existence, ainsi que toute possibilité de les retrouver, en sorte que peut-être je n’en serai plus jamais
conscient, ne suis-je pas cependant toujours la personne qui a commis ces actes, eu ces pensées dont une fois j’ai eu
conscience, même si je les ai maintenant oubliées ? À quoi je réponds que nous devons ici faire attention à quoi nous
appliquons le mot « je ». Or dans ce cas il ne s’agit que de l’homme. Si l’on présume que le même homme est la même
personne, on suppose aussi facilement que « je » représente aussi la même personne. Mais s’il est possible que le même
homme ait différentes consciences sans rien qui leur soit commun à différents moments, on ne saurait douter que le même
homme à différents moments ne fasse différentes personnes. […] Si nous pouvions supposer d’un côté deux consciences
différentes, sans communication entre elles, mais faisant agir le même corps, l’une tout au long du jour, et l’autre de nuit, et
d’autre part une même conscience faisant agir alternativement deux corps distincts, la question ne se poserait-elle pas bel et
bien de savoir, dans le premier cas, si l’Homme du jour et l’Homme de la nuit ne seraient pas deux personnes aussi
différentes que Socrate et Platon ? Et, dans le second cas, s’il n’y aurait pas une seule personne dans deux corps différents,
tout autant qu’un homme est le même dans deux costumes différents ? » (Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 27, §§9-24)
(i) La mêmeté et l'ipséité
« [L]e caractère assure […] la permanence dans le temps qui défini[t] la mêmeté. Je dirai de façon à peine paradoxale que
l'identité du caractère exprime une certaine adhérence du quoi ? au qui ?. Le caractère, c'est véritablement le “quoi” du
“qui”. […], lequel fait glisser de la question qui suis-je ? à la question que suis-je ?. […] [Mais il y a] un autre modèle de
permanence dans le temps que celui du caractère. C'est celui de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée. Je vois
dans cette tenue la figure emblématique d'une identité polairement opposée à celle du caractère. La parole tenue dit un
maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère dans la dimension du quelque chose en général, mais
uniquement dans celle du qui ?. […] Une chose est la persévération du caractère ; une autre, la persévérance de la fidélité à la
parole donnée. Une chose est la continuation du caractère ; une autre la constance dans l'amitié. […] À cet égard, la tenue de
la promesse […] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement : quand même mon désir changerait, quand
même je changerais d'opinion, d'inclination, “je maintiendrai”. » (Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p.147-149)
(ii) L'identité narrative
« La narrativité résout le problème de l'identité qui peut se formuler ainsi : comment reconnaître que c'est moi qui suis le
même alors que je change […] ? Comment puis-je être le même dans mes changements et pas hors d'eux ? Or, précisément,
l'identité narrative a affaire à une vie et non à une chose. L'identité réelle de ma personne, c'est l'unité de ma vie, et l'unité
de ma vie se donne à voir dans un récit. Je suis une vie qui se raconte et, si les autres me comprennent, c'est parce que ma
vie est la vie d'un récit. […] On comprend alors mieux l'importance de la dimension littéraire de l’identité narrative, puisque
la littérature apporte la fiction nécessaire à la mise en intrigue. Sur ce point, Ricœur parle même d’une « application de la
fiction à la vie » et d’un impact de la littérature sur la vie quotidienne. Cela veut dire que c’est grâce à la littérature que la vie
peut tout simplement devenir une expérience, au sens plein d’une expérience de vie sensée : c’est par la littérature que la vie
devient histoire. […] La fiction fournit les histoires qui rendent possibles la “narrabilité” du temps vécu. […] L'identité
narrative s'incorpore un élément de fictionnalité qui correspond à une dimension négligée du Soi : l'auto-fiction comme autoinspiration, principe de fécondité et d'exemplarité. Mettre mon caractère en récit, c'est transformer la vie que je subis en
une vie qui m'inspire et qui devient un destin, une tâche ou, plus simplement, une possibilité d'agir. » (Monique Castillo, « Identité
narrative et littérature » Constitution du champ littéraire: limites, intersections, déplacements (Cahiers de philosophie de l’Université de Paris
XII-Val-de-Marne, numéro 5), L’Harmattan, 2008, p.338-343)
Un
dualisme
corps /
esprit
(i) La matière est divisible et changeante. L'identité personnelle repose sur l'unité de la conscience de soi.
cf. le texte de Locke ci-dessus.
(ii) Le corps comme identité pour autrui et la conscience comme identité pour soi.
« La théorie qui fonde la personnalité sur la conscience de soi comporte un paradoxe philosophique […] que met en scène
Locke dans sa petite fable du Prince et du Savetier. Cette fable vise à nous convaincre que notre concept ordinaire de
personne est indéterminé et demande à être précisé. Le scénario sur lequel elle est construite met en scène deux
personnages : l'un est le Prince, l'autre est le Savetier. Imaginons une transmigration qui ferait passer l'âme et la conscience
du prince dans le corps du savetier. On peut ajouter que cette transformation se fait pendant la nuit, alors que les deux
personnages se sont endormis, de sorte qu'ils ne s'aperçoivent tout d'abord de rien. Bien entendu, Locke ne nous demande
pas de croire que cela puisse arriver, seulement de comprendre la fable. Lorsque le jour se lève, quelqu'un se réveille dans le
lit du savetier. […] Qui est maintenant dans le lit du savetier ? D'après Locke, notre question est ambiguë. Si nous demandons
quelle personne au sens de quel homme, la réponse est que c'est le savetier. Mais si nous demandons quelle personne au
sens de quel sujet (self), la réponse est que c'est le prince. En effet, le corps humain du savetier abrite désormais le sujet de
la conscience princière. […] En soutenant que chacun a en réalité plusieurs identités, Locke invente une nouvelle formule du
dualisme de l'âme et du corps […] qui ouvre la possibilité d'un conflit entre mon identité pour les autres et mon identité pour
moi-même, entre le “pour les autres que moi” et le “pour moi”. » (Descombes, Les embarras de l'identité, Gallimard, 2013, p.109-112)
Dimension La notion même de responsabilité, qui est au cœur de l'éthique, semble fondée sur la conscience de soi.
éthique « On dit que quelqu’un est responsable lorsqu’il tient ses promesses ou plus généralement ses engagements, parce que, de la
sorte, il se manifeste comme autre chose qu’une girouette imprévisible, il montre de l’identité et de la constance, il s’affirme
comme quelqu’un de repérable pour lui-même et pour les autres, quelqu’un sur qui l’on peut compter. La responsabilité
serait au fond un rapport de soi à soi suivant lequel chacun s’astreint à se confirmer dans ce qu’il a choisi comme soi, la
fiabilité de l’identité libre apparaissant comme le but même de la moralité : l’enjeu moral serait la construction d’un monde
où chacun est visiblement et de façon stable ce qu’il s’est choisi. » (Salanskis, Drôle d'Epoque, n°6, printemps 2000)
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II - Perspectives critiques (1) : le problème du rapport corps-esprit
A. Les limites du dualisme
Le problème Si l'on affirme que nous avons un corps et un esprit distinct de ce corps (c'est ce qu'on appelle le dualisme), le
de la nature premier problème est de comprendre la nature de cet esprit. Selon le “matérialisme éliminatif” de Churchland,
de l'esprit notre croyance aux états mentaux, à l'esprit vient de la psychologie ordinaire, qui est une forme de théorie naïve
que nous utilisons quotidiennement pour expliquer et prédire les comportements des êtres humains : nous avons
naturellement tendance à attribuer aux autres des croyances et des désirs afin de comprendre pourquoi les gens
font ce qu'ils font.
Mais la psychologie ordinaire n'est pour Churchland qu'une forme de vestige d'une époque préscientifique. On
n'explique plus le tonnerre comme étant la manifestation de la colère de Zeus, on l'étudie comme un phénomène
purement physique, pourquoi continuer alors à postuler l'existence des états mentaux et de l'esprit pour expliquer
les comportements et capacités d'un être humain ? L'introspection n'est pas une méthode scientifique et l'idée
d'esprit reste de toute façon mystérieuse : comment peut-on concevoir la nature de l'esprit, l'interaction entre
l'esprit et la matière, l'union de l'esprit à un corps déterminé, l'apparition de l'esprit au cours de l'évolution des
espèces et au cours du développement biologique d'un individu ? Certains phénomènes spécifiques restent
également un mystère du point de vue de la psychologie ordinaire. Comment parvenons-nous à apprendre quelque
chose ? Comment peut-on expliquer la créativité, les troubles mentaux ? Comment parvenons-nous à percevoir les
choses et à construire une représentation mentale du monde extérieur ? La psychologie ordinaire ne dispose
d'aucune explication, ou bien ne propose qu'une théorie très pauvre de ces phénomènes.
Le problème Dans le dualisme, si l'esprit est distinct du corps, l'esprit est uni à un corps et ce qui manifeste cette union, c'est
avant tout l'interaction causale entre le corps et l'esprit (certaines formes de dualisme remettent cependant en
de
l'interaction cause l'idée que le corps et l'esprit interagissent au sens propre entre eux : cf. l'idée d'harmonie préétablie chez
corps-esprit Leibniz, l'occasionalisme de Malebranche, le parallélisme de Spinoza, l'épiphénoménisme de Huxley). L'interaction
corps-esprit se manifeste essentiellement de deux manières : dans la perception et dans l'action volontaire. Dans la
perception, un ensemble d'événements physiques produit un état mental (p.ex. : la vision est un état de conscience,
qui a pour cause le fait qu'une onde lumineuse s'est propagée jusqu'à mes yeux, a atteint la rétine, que des
récepteurs ont converti l'onde lumineuse en impulsions électriques, et que ces impulsions électriques ont été
relayées jusqu'au cerveau et ont déclenché l'activation de certains neurones). Dans l'action volontaire, un ensemble
d'états mentaux produit un événement physique (p.ex. : le déplacement du corps d'un individu vers un frigo peut
s'expliquer par le désir de cet individu de boire du lait, et par la croyance de cet individu qu'il y a du lait dans son
frigo).
Pour établir un lien de causalité, il doit y avoir un rapport de succession temporelle et un rapport de contiguïté
spatiale. La succession temporelle entre états physiques et états mentaux ne semble pas poser de problème, mais
comment peut-il y avoir contiguïté spatiale entre un état physique et un état mental, si un état mental n'est pas un
événement physique localisable dans l'espace ?
Et si on cherche à comprendre plus précisément ce qui permet de causer un effet physique, on arrive à l'idée que la
causalité répose sur un transfert d'énergie : lorsqu'une boule de billard heurte une autre boule, elle lui transfère
son énergie cinétique ; lorsque je lâche un stylo des mains, l'énergie potentielle de pesanteur se transforme en
énergie cinétique ; lorsque je chauffe de l'eau, l'eau absorbe l'énergie thermique libérée lors de la combustion. Mais
quelle énergie possède un état mental alors qu'un état mental n'est pas un état physique, et comment de l'énergie
pourrait-elle être transférée d'un esprit immatériel à une chose matérielle ?
De manière générale, la démarche scientifique d'explication des phénomènes semble reposer sur l'idée qu'un
phénomène physique ne peut être expliqué que par des causes et des lois physiques. La science rejette toute entité
surnaturelle : elle cherche à trouver dans la nature elle-même les causes des phénomènes. La recherche des causes
ne doit pas sortir du champ des entités physiques, d'où l'idée de clôture causale du domaine physique.
Ce principe implique soit de renoncer à l'idée que les états mentaux peuvent causer des événements physiques, soit
d'identifier les états mentaux à des états physiques.
B. Le matérialisme
Réponse au
problème de
la nature de
l'esprit
Si la nature même de l'esprit est un problème dans le dualisme, ne faudrait-il pas plutôt étudier le fonctionnement
de l'esprit à partir du fonctionnement du cerveau, afin de construire une théorie scientifique de l'esprit, qui se
fonde sur l'observation (l'imagerie cérébrale) et l'expérimentation ? C'est ce projet que réalisent les neurosciences
contemporaines : l'esprit n'est plus considéré comme une entité immatérielle, mystérieuse, mais comme un système
de traitement d'informations qui se réalise à travers des réseaux de neurones. L'interaction entre “l'esprit” et la
matière, l'union de “l'esprit” à un corps déterminé, l'apparition de “l'esprit” au cours de l'évolution des espèces et au
cours du développement biologique d'un individu ne posent alors plus de problème. Les neurosciences visent
également à construire une théorie plus riche des phénomènes mentaux, notamment en décomposant un système
global de traitement d'informations en composantes, en modules qui sont dédiés à un aspect spécifique (c'est la
thèse de la modularité de l'esprit). Par exemple, dans le cas de la vision, on sait que la forme, l'orientation, le
mouvement, la couleur… sont traités dans des modules spécialisés ; on peut également distinguer un traitement
sémantique de l'information visuelle (la vision pour voir) et un traitement pragmatique de l'information visuelle (la
vision pour agir). Si les zones neuronales qui implémentent ces systèmes de traitement de l'information sont
endommagées, cela peut donner lieu à des troubles spécifiques de la vision (p.ex. : l'akinétopsie, l'achromatopsie, la
prosopagnosie, l'ataxie optique, l'agnosie visuelle…).
Réponse au Les neurosciences ne conduisent pas nécessairement à réduire l'esprit au cerveau. En ce sens, c'est souvent la
problème de comparaison avec l'ordinateur qui est utilisée pour comprendre à la fois la distinction entre l'esprit et la matière, et
l'interaction l'union entre l'esprit et le corps. L'esprit se distingue de la matière parce qu'on peut décrire le fonctionnement d'un
corps-esprit système de traitement d'informations indépendamment de la manière dont ce système se réalise physiquement
(tout comme on peut décrire le fonctionnement d'un logiciel, d'un programme informatique sans avoir à décrire ce
qui se passe dans les circuits électroniques de l'ordinateur). L'union entre l'esprit et le corps est elle aussi comprise
à la lumière du modèle de l'ordinateur : l'esprit est un système de traitement d'informations implémenté dans des
réseaux neuronaux, tout comme un ordinateur est constitué par un système d'exploitation implémenté dans des
circuits électroniques. La capacité de l'esprit à causer des effets physiques n'est alors plus un mystère, puisqu'elle
est analogue à la capacité d'un logiciel à causer des effets physiques.
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C. Les limites du matérialisme
– L'argument de la chambre chinoise (Searle) : « Searle réserve ses coups les plus rudes à cette analogie [entre le
cerveau et l'ordinateur] et à l'idée d’“intelligence artificielle” […] Que dit-il ? Que le “fonctionnement de l’esprit humain
ne se résume pas à des processus formels ou syntaxiques”, car l’esprit humain a un contenu sémantique – je pense à
quelque chose, je désire ou crains quelque chose – et donc un sens. L’ordinateur manipule des symboles sans en
comprendre le sens. Pour comprendre comment il fonctionne en réalité, Searle propose une petite expérience de
pensée : imaginons une personne enfermée dans une pièce avec un manuel indiquant comment manipuler et assembler
certains symboles – un code, par exemple, comportant des caractères chinois – sans qu’elle puisse leur donner un sens.
Maintenant cette personne reçoit des séries de symboles sans signification pour elle et en fait sortir d’autres, en suivant
exactement les instructions du manuel perfectionné qu’on lui a donné. Les séries de signes qu’elle reçoit sont, sans
qu’elle le sache, des questions en bon chinois et celles qu’elle renvoie des réponses correctes dans la même langue.
Peut-on dire que cette personne (complaisante) comprenne le chinois ? Non, sans doute. Or, comme les ordinateurs ne
font eux aussi que manipuler des symboles sans leur donner un sens, on ne peut pas dire qu’ils comprennent ni qu’ils
pensent. Ils n’ont qu’une syntaxe sans sémantique, ce qui revient à dire que la pensée ne se limite pas à la logique
symbolique, qu’elle ne commence que lorsqu’on est capable d’interpréter les symboles qu’on manipule, donc de leur
donner un sens par lequel ils se rapportent au monde extérieur. » (Jean Lacoste, La philosophie au XXe siècle)
– Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris ? : Les chauves-souris, pour se répérer dans l'espace, émettent des
La
question ultrasons, qui sont réfléchis par ce qui se trouve dans son environnement. L'information issue de l'écho de ces ultrasons
est traitée par le cerveau de la chauve-souris pour détecter la distance, la forme, le mouvement des objets (à la manière
de la
sensibilité d'un sonar). Pour Thomas Nagel, même si nous avons une connaissance complète des ultrasons, mêmes si nous sommes
capables de comprendre comment l'écho des ultrasons peut permettre de se repérer dans l'espace, nous ne sommes pas
capables de saisir l'effet que cela fait d'être une chauve-souris : nous ne pouvons pas savoir ce qu'elle ressent. Cela
signifie que la connaissance des faits physiques ne suffit pas pour connaître les qualia. Le point de vue de la première
personne, le caractère subjectif de l'expérience vécue échappent à la démarche des sciences physiques.
– Les qualia inversés : On peut concevoir l'existence d'une personne physiquement identique à nous, mais dont le
spectre des couleurs serait inversé par rapport au nôtre : la vision d'une tomate mûre causerait une sensation de vert,
et le concombre causerait une sensation de rouge. Si les qualia inversés sont possibles, cela signifie que la connaissance
des faits physiques ne suffit pas pour connaître les qualia.
– Les qualia absents : On peut concevoir l'existence de zombies, c'est-à-dire d'êtres physiquement identiques à nous,
mais qui n'ont pas de qualia, qui ne ressentent rien. Si les zombies sont possibles, cela signifie que la connaissance des
faits physiques ne suffit pas pour connaître les qualia.
– Marie la scientifique : On imagine la situation suivante : Marie est une scientifique qui a la connaissance de tous les
faits et lois physiques qui concernent les couleurs. Depuis sa naissance, elle est enfermée dans une pièce en noir et
blanc, et elle n'a jamais vu aucun objet coloré. Grâce à ses connaissances sur les faits physiques, elle sait cependant
qu'une tomate mûre est rouge, qu'un concombre est vert, étant donné la manière dont la lumière se réfléchit sur ces
objets. Un jour, on libère Marie, qui sort de sa pièce en noir et blanc, et voit pour la première fois une tomate mûre. Elle
semble alors découvrir quelque chose de nouveau, la sensation même du rouge, alors qu'elle avait une connaissance
physique complète des couleurs. Cela signifie que la connaissance des faits physiques ne suffit pas pour connaître les
qualia.
La
question
du sens
III - Perspectives critiques (2) : Le moi se définit-il vraiment par l'intériorité ?
A. La critique de l'idée d'un moi substantiel
Pascal
Dans nos rapports avec les autres, nous jouons le plus souvent un personnage, nous portons le masque du rôle
social dans lequel le rapport avec autrui nous place (le mot “personne” vient d'ailleurs du latin persona qui désigne
le masque que portait l'acteur de théâtre). Mais ne peut-on pas trouver dans l'amour un lien avec le Moi profond
d'une personne ? La personne qui m'aime n'est-elle pas celle qui me connaît le plus (jusqu'à me connaître mieux que
moi-même) ? Pascal nous invite à remettre en question cette apparente capacité de l'amour à nous donner accès au
Moi profond d'un individu : au fond « on n'aime […] jamais personne, mais seulement des qualités » (Pensées, L.688,
B.323).
Hume
« Pour ma part, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi, je tombe toujours sur telle ou telle
perception particulière, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir.
À aucun moment je ne puis me saisir moi sans saisir une perception, ni ne puis observer autre chose que la dite
perception. […] [J’]ose affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien d’autre qu’un faisceau ou une collection de
différentes perceptions qui se succèdent les unes les autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un
perpétuel flux et mouvement. […] L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur
apparition ; elles passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infinie de positions et de situations. […]
La comparaison avec le théâtre ne doit pas nous égarer. Les perceptions successives sont seules à constituer l’esprit
; et nous n’avons pas la moindre notion du lieu où ces scènes sont représentées ni des matériaux dont il est
constitué. » (Traité de la nature humaine, I, IV, VI)
Nietzsche « Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits
superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand “elle” veut, et non pas
quand “je” veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet “je” est la condition du prédicat “pense”.
Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux “je”, voilà, pour nous exprimer
avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une “certitude immédiate”. En définitive,
ce “quelque chose pense” affirme déjà trop ; ce “quelque chose” contient déjà une interprétation du processus et
n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale :
“Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent...” C’est en se conformant à
peu près au même schéma que l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à l’“énergie” qui agit une particule de
matière qu’elle tenait pour son siège et son origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous
passer de ce reliquat de matière, et peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se passer de ce
“quelque chose”, auquel s’est réduit le respectable “je” du passé. » ( Par delà bien et mal, I, 17)
6/6
B. Le sujet ne se trouve pas dans l'intériorité, mais se définit dans l'extériorité et l'intersubjectivité.
« Être, dit Heidegger, c’est être-dans-le-monde. Comprenez cet « être-dans » au sens de mouvement. Être, c’est éclater
Le sujet et
l'extériorité dans le monde […]. Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la « vie intérieure » […] puisque finalement
tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres. Ce n’est pas dans je ne sais quelle
retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme
parmi les hommes. » (Situations I, janvier 1939 – Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl :
l’intentionnalité)
« La doctrine que je vous présente […] déclare : il n'y a de réalité que dans l'action ; elle va plus loin d'ailleurs,
puisqu'elle ajoute : l'homme n'est rien d'autre que son projet, il n'existe que dans la mesure où il se réalise, il n'est donc
rien d'autre que l'ensemble de ses actes, rien d'autre que sa vie. D'après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre
doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. Car souvent ils n'ont qu'une seule manière de supporter leur misère,
c'est de penser : “Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j'ai été ; bien sûr, je n'ai pas
eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c'est parce que je n'ai pas rencontré un homme ou une femme qui en
fussent dignes, je n'ai pas écrit de très bons livres, c'est parce que je n'ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n'ai pas eu
d'enfants à qui me dévouer, c'est parce que je n'ai pas trouvé l'homme avec lequel j'aurais pu faire ma vie. Sont restées
donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d'inclinations, de possibilités qui me
donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d'inférer.” Or, en réalité, pour l'existentialiste, il n'y a
pas d'amour autre que celui qui se construit, il n'y a pas de possibilité d'amour autre que celle qui se manifeste dans un
amour ; il n'y a pas de génie autre que celui qui s'exprime dans des œuvres d'art : le génie de Proust c'est la totalité des
œuvres de Proust ; le génie de Racine c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer à
Racine la possibilité d'écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? Un homme s'engage dans sa
vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n'y a rien. Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu'un
qui n'a pas réussi sa vie. Mais d'autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves,
les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme
attentes inutiles » (Sartre, L'existentialisme est un humanisme)
Le sujet et (i) Le concept de reconnaissance
l'intersub- « Honneth [formule] deux thèses. Premièrement, le sujet de l’action n’existe qu’à condition d’être reconnu : il n’est pas de
jectivité sujet moral ou pratique dont la valeur n’ait d’abord été confirmée par les autres. Deuxièmement, la nécessité d’être
reconnu prend sa source dans l’expérience du mépris (Miβachtung), c’est-à-dire dans l’expérience fondatrice d’un
manque de reconnaissance. […]
Le premier mode de reconnaissance mutuelle est la relation d’amour, par laquelle l’individu parvient à la “confiance en
soi”, c’est-à-dire à une certaine sécurité émotionnelle. Axel Honneth s’appuie sur l’œuvre du psychanalyste anglais
Donald Winnicott, qui montre par quelles étapes l’enfant accède à un équilibre satisfaisant entre la symbiose avec la
mère (qui permet la sécurité) et l’affirmation de soi (qui permet l’autonomie). Au terme de ce processus, l’individu
acquiert la “capacité à être seul”, condition nécessaire de toute créativité, que celle-ci soit enfantine ou adulte. Les
affects et les besoins de l’individu se voient alors reconnus, non seulement au sens où il lui devient possible de les
éprouver légitimement, mais également en ceci qu’il peut les faire connaître aux autres en toute tranquillité. Honneth clôt
ce premier moment en soulignant qu’il ne sépare pas abstraitement la reconnaissance “privée” que rend possible l’amour
et la reconnaissance “publique” dont il va être question. Il précise qu’un individu ne saurait participer à la vie publique de
façon autonome sans la confiance en soi minimale que le lien d’amour a pu élaborer.
Le deuxième mode de reconnaissance mutuelle est la relation juridique, par laquelle l’individu se voit reconnu comme une
personne dotée de droits. Le respect de soi est l’effet subjectif de cette reconnaissance, la responsabilité morale de
l’individu se trouve alors reconnue. Les droits reconnaissent en effet à l’individu “la capacité de se prononcer d’une
manière rationnelle et autonome sur les questions morales”.
L’estime sociale désigne le troisième mode de reconnaissance. Ce qui est estimé (et donc reconnu), ce sont les capacités
et les qualités singulières des individus. Être estimé, cela ne revient pas à être reconnu juridiquement. La reconnaissance
juridique porte sur une qualité universellement partagée (la capacité morale) ; de façon toute différente, “Une personne
ne peut se juger “estimable” que si elle se sent reconnue dans des prestations qui ne pourraient être aussi bien assurées
par d’autres”. L’individu acquiert le sentiment de sa propre valeur grâce à la sympathie sociale (ou solidarité) qui lui est
manifestée. » (Nicolas Novion, compte-rendu du livre d'Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance pour L'œil de
Minerve – http://bit.ly/novion-honneth)
(ii) Réification et critique de la réification
« Le sujet que je croyais être se découvre objet sous le regard des autres. Or autrui est précisément celui qui, à
chaque instant, me regarde. C’est donc par rapport au regard que ma relation avec autrui doit être décrite. Le regard
d’autrui me renvoie principalement à moi- même. Mais que signifie donc le fait d’être vu ? […] [L]orsque [un] homme est
surpris par quelqu’un d’autre dans son attitude de voyeur, il découvre dans la honte la réalité de son acte ; la honte est
ainsi “honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge.” ( L'Être et le néant,
p.319) En effet, la honte est un aveu : elle est reconnaissance que je suis bien ce qu’autrui voit de moi : “Il suffit qu’autrui
me regarde pour que je sois ce que je suis.” (ibid., p.320) Cela signifie que, pour l’autre, qui me fige dans le spectacle qu’il
a de moi, j’ai perdu ma transcendance. S’il y a un autre, quel qu’il soit, par le seul surgissement de son être, “j’ai un
dehors, j’ai une nature ; ma chute originelle, c’est l’existence de l’autre.” (ibid., p.321) Par son regard, mais aussi par une
libre décision de sa propre volonté, autrui a le pouvoir de me figer, de me solidifier, de me chosifier, c’est-à-dire de
m’enfermer à jamais dans l’acte dont il a été le témoin. C’est ainsi que nous sommes en danger, à un moment ou à un
autre de notre existence, de nous voir épinglés comme tel ou tel, du seul fait qu’autrui aura été témoin de telle ou telle de
nos actions. Alors que je veux être une liberté, qui consiste à ne rien être définitivement, je me découvre en danger
permanent d’être catalogué une fois pour toutes par le regard objectivant d’autrui. » (Philippe Fontaine, “Sartre, penseur
de la liberté” – http://bit.ly/fontaine-sartre)
« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et
pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur
train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les
femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si
je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes
discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les
fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j'aime, des vertus qu'elle n'a point ; mais si elle sait que je
crois en elle, elles les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ;
estimez-le, il s'élèvera. La défiance a fait plus d'un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la
donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d'abord. » (Alain, Propos d'un normand, I, Gallimard, 1952, Propos
CXX).
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