Institut d’Études Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Programme doctoral : Pensée politique CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po Doctorat de Science politique Race et culture. Les sciences sociales face au racisme. Étude comparative de la genèse et des modalités de la rupture épistémologique de l’école durkheimienne et de l’école de Chicago avec la pensée racialiste (fin 19e siècle – 1945). Mickaël VAILLANT Thèse dirigée par Monsieur Marc SADOUN, Professeur des Universités Soutenue le 15 mars 2006 Jury M. Terry Nichols CLARK, Professor of Sociology, University of Chicago M. Michel DOBRY, Professeur des Universités, Université de Paris I M. Jean LECA, Professeur des Universités M. Patrick WEIL, Directeur de recherches au CNRS, Université de Paris I Remerciements La fin d’une thèse est l’aboutissement d’un travail de longue haleine, exigeant, éprouvant, excitant souvent, solitaire par nature. C’est un labeur que l’on accomplit seul le plus généralement, rivé à sa chaise devant son bureau ou au fond d’une bibliothèque, mais qu’on ne mène à bien que parce qu’on a la chance d’être bien entouré. J’ai eu le bonheur de l’être. Aussi je tiens à remercier vivement celles et ceux qui m’ont tour à tour soutenu, porté, encouragé, aiguillonné, écouté, conseillé, lu, corrigé. Ma mère, Annie, pour « l’ensemble de son œuvre », ma grand-mère, Joséphine, toujours aimante, ma famille, pour toute la chaleur que j’y ai puisée. J’adresse mes fidèles remerciements à Marc Sadoun, pour ses conseils éclairés, sa confiance et sa patience, ainsi qu’à Jean Leca, pour son aide diverse et son amitié. Je veux enfin remercier du fond du cœur les ami(e)s qui m’ont rendu le début ou la fin de la thèse beaucoup plus facile : Assia, Carine, David, Elsa, Etienne, Lucile, Marc, Ronen, Vera, Yohann, Xuefei. Race et culture. Les sciences sociales face au racisme. Étude comparative de la genèse et des modalités de la rupture épistémologique de l’école durkheimienne et de l’école de Chicago avec la pensée racialiste (fin 19e siècle – 1945). INTRODUCTION… 9 • PREMIERE PARTIE : LA RACE CONTRE LA LIBERTE EN FRANCE ET AUX ÉTATS-UNIS. CAUSALITE BIOLOGIQUE ET ANTI-INDIVIDUALISME OU LES FONDEMENTS D’UNE VISION RACIALISTE DU SOCIAL (18e-19e SIECLES). CHAPITRE I : RACE ET RACISME. DE L’IDEE DE RACE A LA NAISSANCE DE L’ANTHROPOLOGIE E EME RACIALE EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS (FIN 18 -19 SIECLE) 1. HISTOIRE DES IDEES ET HISTOIRE DE MOTS : CONTINUITE ET DISCONTINUITE. SUR LA NOTION DE « RACE »…51 2. VISION THEOLOGIQUE ET ORDRE HIERARCHIQUE EN OCCIDENT : LA NOTION DE RACE SOUS L’ANCIEN REGIME…54 3. SCIENCE ET NATURE, LA REVOLUTION LUMIERES (17E-18E SIECLES)…59 3.1. 3.2. 3.3. 4. DES SAVOIRS ET L’IMAGE DE L’HOMME DANS LA PENSEE DES Histoire naturelle et logique raciale : décrire, nommer et classer…59 La notion de race dans l’anthropologie des Lumières…63 Race, culture et civilisation : anthropologie et représentation de l’Autre dans la philosophie des Lumières et de l’Enlightenment…67 LA CONVERSION BIOLOGIQUE DE L’IDEE DE RACE ET LA NAISSANCE DE L’ANTHROPOLOGIE RACIALE E AU 19 SIECLE…72 4.1. 4.2. 4.3. 4.4. 4.5. La découverte de la causalité biologique…72 Causalité biologique, hérédité et irréversibilité : fondements d’une pensée racialiste…76 L’anthropologie raciale à la française ou la « biologie du genre humain » (Broca)…79 La France, terre d’origine des doctrines racistes…95 L’école américaine d’anthropologie raciale : la pensée racialiste et la question de l’esclavage…101 CHAPITRE II : LA RACE CONTRE LA LIBERTE. L’IDEOLOGIE RACISTE CONTRE LE LIBERALISME EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS 1. DE L’ANTHROPOLOGIE RACIALE A L’IDEOLOGIE RACISTE. LA CAUSALITE BIOLOGIQUE COMME FONDEMENT D’UNE CRITIQUE DU LIBERALISME…113 1.1. 1. 2. Le saut idéologique de la pensée raciale au 19e siècle…115 1.1.1. Remarques sur la notion d’« idéologie »…115 1.1.2. Anthropologie raciale et racisme. Sur la question des rapports entre science et idéologie…118 1.1.3. Vers une définition de l’idéologie raciste…120 La race contre la liberté. L’idéologie raciste contre la modernité libérale. Racisme vs individualisme…121 1.2.1. Racisme et causalité biologique…122 1.2.2. Universalisme, individualisme et racisme…123 1.2.3. L’idéologie raciste contre la « religion de la liberté »…126 1.2.4. Doctrine du libéralisme : essai de modélisation…127 1 2. IDEOLOGIE RACISTE CONTRE LIBERALISME : USAGES DES DOCTRINES RACISTES DANS LES DISCOURS PRO-ESCLAVAGISTES AUX ETATS-UNIS ET CONTRE-REVOLUTIONNAIRES EN FRANCE…132 2.1. L’idéologie raciste aux Etats-Unis ou l’idée de race comme une « réaction » antiabolitionniste…134 2.2. L’idéologie raciste contre la philosophie libérale. La pensée racialiste et les révolutions « atlantiques »…141 2.2.1. Critique raciste des révolutions démocratiques…143 2.2.2. Critique du droit naturel et de la doctrine des droits de l’homme par les théoriciens du racisme aux Etats-Unis…146 2.2.3. Racisme versus abolitionnisme…147 2.2.4. La critique raciste du droit naturel et des droits de l’homme en France…149 2.2.5. Raison, Bonheur et Progrès : le triptyque des Lumières à l’aune du déterminisme racial…152 3. LA CROISADE CONTRE LA SOCIETE LIBERALE DES THEORICIENS DU RACISME…157 3.1. 3.2. 3.3. 3.4. 3.5. La critique du contractualisme : contrat, droit et loi au crible de l’idéologie raciste…157 Organicisme, inégalité raciale et hiérarchie…160 L’élitisme racial contre la médiocrité démocratique…162 Antilibéralisme et esclavagisme: idéologie et sociologie…168 L’idéologie raciste et les « traditions multiples » dans l’histoire politique des Etats-Unis…174 CHAPITRE III : RACE ET SOCIETE. LE TRIOMPHE D’UNE VISION RACIOLOGIQUE DU SOCIAL EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS AU 19E SIECLE 1. DE LA REVOLUTION DARWINIENNE A LA CONVERSION EVOLUTIONNISTE DE LA PENSEE RACIALISTE AU 19E SIECLE…178 1.1. 1.2. 2. Sélection naturelle et lutte pour la vie. Darwin et la pensée racialiste…178 La « philosophie synthétique » de Spencer ou le tournant évolutionniste de la pensée biologique et racialiste…182 1.1.1. « Philosophie synthétique » ou l’évolutionnisme spencérien…182 1.1.2. Psychophysiologie évolutionniste…183 1.1.3. Éthique évolutionniste et sociologie : une conception organiciste du social…184 1.1.4. Évolutionnisme et racisme : du biologique au social…186 1.1.5. Spencérisme ou darwinisme social ?...188 LA DIFFUSION DU PARADIGME EVOLUTIONNISTE EN FRANCE ET AUX D’UNE PENSEE BIOLOGIQUE ET RACIALISTE DU SOCIAL…191 2.1. 2.2. 2.3. 2.4. ETATS-UNIS ET LA NAISSANCE Spencérisme et néo-lamarckisme aux Etats-Unis à la fin du 19e siècle…191 Évolutionnisme, darwinisme et positivisme en France. L’état du débat entre 1850 et 1890…193 2.2.1. Positivisme et pensée racialiste…193 2.2.2. Une alliance entre matérialistes et positivistes pour le triomphe du paradigme évolutionniste dans l’anthropologie française…196 L’extension du modèle évolutionniste ou le succès d’une vision raciologique dans les sciences sociales américaines…203 2.3.1. Évolutionnisme et philosophie…203 2.3.2. Évolutionnisme et anthropologie…205 2.3.3. Psychologie, évolutionnisme et racisme…211 2.3.4. Sociologie évolutionniste ou darwinisme social…217 Fonder la sociologie sur des bases raciologiques ou le développement d’une réflexion biosociale à la française (1890-1900)…217 2.4.1. Race et société (1). L’organicisme de René Worms ou les implications raciales d’une sociobiologie…225 2 2.4.2. 2.4.3. 2.4.4. Race et société (2). La psychologie des peuples de Le Bon ou la race comme clef de l’histoire et du social…228 Race et société (3). L’ethnosociologie de Charles Letourneau ou comment fonder la sociologie sur un matérialisme ethnique intégral…231 Race et société (4). L’anthroposociologie de Vacher de Lapouge ou le darwinisme social à la française…236 • DEUXIEME PARTIE : PENSER LE SOCIAL FACE AU RACISME. MODALITES DE LA RUPTURE ÉPISTEMOLOGIQUE DES SCIENCES SOCIALES AVEC LES PARADIGMES BIOLOGIQUES ET E RACIALISTES EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS (FIN 19 -1945). CHAPITRE IV : POLITIQUE DU RACISME. LA PENSEE RACIALISTE DANS LE DEBAT PUBLIC EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS AU TOURNANT DES 19E ET 20E SIECLES 1. DE L’ECHEC DE LA RECONSTRUCTION A LA FORMULATION RACIOLOGIQUE DU « PROBLEME NOIR » AUX ETATS-UNIS (1865-1900)…242 1.1. 1.2. 1.3. 1.4. 1.5. 2. EUGENISME ET RACISME. PENSER L’IMMIGRATION ET LA QUESTION SOCIALE DANS UNE LOGIQUE E E BIOLOGIQUE ET RACIALISTE AUX ETATS-UNIS (FIN 19 - 20 SIECLE)…260 2.1. 2.2. 3. L’échec de la Reconstruction : de la victoire militaire à la défaite morale du Nord. Les nouvelles formes de la « question raciale »…242 De la normalisation à l’exclusion des Noirs…245 Entre évolutionnisme et darwinisme social : la formulation raciologique du « problème noir »…248 Le néo-darwinisme et la révision du « problème noir »…252 Droit et pensée racialiste : le rôle de la Cour suprême dans la mise en place d’un système ségrégationniste…257 Protéger la race et la société. Le triomphe de l’eugénisme aux Etats-Unis…261 Immigration, nativisme et eugénisme : l’idéologie raciste et la « nouvelle immigration »…267 USAGE DES DOCTRINES RACIALISTES DANS LA REPUBLIQUE OU L’OMNIPRESENCE DE L’IDEE DE RACE E DANS LE DEBAT POLITIQUE FRANÇAIS A LA FIN DU 19 SIECLE (1870-1914)…271 3.1. 3.2. 3.3. Citoyenneté et ethnicité. L’identité nationale au miroir de l’immigration (18801900)…273 3.1.1. La France, terre d’immigration…273 3.1.2. L’« invention » républicaine de l’immigration, entre intégration et ethnicisation…276 Sauvages et civilisés. La colonisation, âge d’or de l’anthropologie raciale française…282 3.2.1. Impérialisme et pensée raciste…282 3.2.2. La gestion de l’empire colonial, une praxis raciologique…289 ANTISEMITISME ET IDEOLOGIE RACISTE DANS LA FRANCE DES ANNEES 1880 ET DE L’AFFAIRE DREYFUS…295 3.3.1. De l’antijudaïsme à l’antisémitisme…295 3.3.2. Nationalisme et antisémitisme. Le mythe de la France juive…297 CHAPITRE V : DURKHEIM ET LES DURKHEIMIENS FACE A LA PENSEE BIOLOGIQUE ET RACISTE. L’ECOLE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE ENTRE DENI THEORIQUE ET ENGAGEMENT POLITIQUE. 1. « EXPLIQUER LE SOCIAL PAR LE SOCIAL RACE ET D’HEREDITE…301 1.1. 1.2. 1.3. » : FONDER LA SOCIOLOGIE EN CRITIQUANT LES NOTIONS DE Race et individu. Enjeux épistémologiques et philosophiques d’une critique sociologique…301 Contre la race et l’hérédité, expliquer la division du travail par le « social »…303 Causalité biologique et causalité sociologique…305 3 1.4. 2. DURKHEIM ET LA PENSEE BIOLOGIQUE ET RACIALISTE. DURKHEIMIENNE…310 2.1. 2.2. 2.3. 3. De la réfutation des facteurs de l’hérédité et de la race au rejet de la psychologie…307 EQUIVOQUES DE LA SOCIOLOGIE Sociologie et anthropométrie…310 Durkheim et la pensée évolutionniste: entre biologique et social…313 Sociologie et biologie chez Durkheim ou sur les dangers de l’analogie…319 LES COMBATS DE L’ANNEE SOCIOLOGIQUE : L’ECOLE DURKHEIMIENNE ET LA CRITIQUE DES PARADIGMES SOCIOBIOLOGIQUES ET RACIALISTES…326 3.1. 3.2. 4. LES Sociologie et anthropologie raciale : de l’ouverture à la rupture…326 Le combat de Célestin Bouglé : sociologie et philosophie…334 3.2.1. Bouglé et le « sociologisme » durkheimien…334 3.2.2. Penser la sociologie face au racisme…337 3.2.3. Contre l’anthropologie raciale, fonder une psychosociologie…339 3.2.4. La sociobiologie contre la démocratie…343 L’ENGAGEMENT POLITIQUE DES DURKHEIMIENS CONTRE LE MODALITES ET LIMITES D’UNE INTERVENTION SOCIOLOGIQUE…351 4.1. 4.2. 4.3. 4.4. 4.5. RACISME ET L’ANTISEMITISME. Durkheim et le politique ou le devoir de neutralité de l’intellectuel…351 Durkheim et la définition du « problème juif »…352 Antisémitisme et universalisme : défense d’une conception sociologique de l’individualisme…356 Les durkheimiens face au racisme : entre engagement et apolitisme…359 Des durkheimiens victimes du racisme…368 CHAPITRE VI : DE LA RACE A LA CULTURE. L’ANTHROPOLOGIE BOASIENNE ET LA RUPTURE E AVEC LA PENSEE RACIALISTE DANS LES SCIENCES SOCIALES AMERICAINES AU 20 SIECLE. 1. RACE ET SOCIETE DANS LE DISCOURS DES SOCIOLOGUES AMERICAINS A L’ERE DU MOUVEMENT PROGRESSITE (1890-1910)…371 1.1. 1.2. 2. Les précurseurs de la sociologie américaine et la pensée racialiste…371 1.1.1. Giddings, Odum, Ellwood : usages sociologiques de l’idée de « race »…371 1.1.2. Premières critiques de la pensée racialiste : Cooley et Ward…375 FRANZ BOAS OU LA NAISSANCE D’UNE PENSEE SOCIALE ANTIRACISTE…379 1.2.1. Boas, un savant allemand aux Etats-Unis…380 1.2.2 Boas et la pensée racialiste : d’une « Weltanschauung matérialiste » à la notion de « culture »…382 1.2.3. Hérédité et environnement ou les facteurs co-agissants. Esquisse d’une critique de l’anthropologie raciale…383 1.2.4. L’inexistence des races pures. La question de l’immigration et le « problème noir » selon Boas…386 1.2.5. Race et culture. Une critique anthropoculturelle de la pensée évolutionniste…389 LA REVOLUTION BOASIENNE : L’ANTHROPOLOGIE CULTURELLE ET LE COMBAT CONTRE LA PENSEE RACIALISTE ET EVOLUTIONNISTE DANS LES SCIENCES SOCIALES…391 2.1. 2.2. Une conception individualisante ou idiosyncrasique de la culture. L’anthropologie boasienne entre psychologie sociale et interactionnisme…391 Fonder l’indépendance de la culture contre la pensée biologique et racialiste…399 2.2.1. Psychologie et pensée racialiste : la critique boasienne des tests psychométriques…399 2.2.2 The Mind of Primitive Man (1911)…401 2.2.3. L’indépendance de la culture selon les anthropologues boasiens…403 4 2.3. 3. Individu et culture. Histoire, psychologie et sociologie : les fondements épistémologiques de l’anthropologie boasienne…405 2.3.1. Pour une analyse historique de la culture…406 2.3.2. Vers une anthropologie psychosociologique de la culture…408 2.3.3. Culture et personnalité : la « seconde » anthropologie boasienne…411 2.3.4. La psychosociologie contre la pensée raciste…417 RACISME VERSUS INDIVIDUALISME. LES PRESUPPOSES L’ANTHROPOLOGIE CULTURELLE BOASIENNE…421 3.1. 3.2. PHILOSPHIQUES ET ETHIQUES DE Science et éthique chez Boas…421 3.1.1. Boas, anthropologue libéral…422 3.1.2. Anthropologie et pragmatisme : les sources américaines du libéralisme boasien…423 3.1.3. Individualisme éthique et individualisme méthodologique. Droits de l’individu et justice sociale…425 3.1.4. Boas et le « problème noir » : défendre l’individu face au racisme et à la discrimination…428 3.1.5. Racisme, individualisme et libéralisme : l’antiracisme démocratique de Boas…433 La critique de l’idéologie raciste par les disciples de Boas…436 3.2.1. Racisme et préjugé : la psychosociologie d’O. Klineberg…436 3.2.2. « Idéologie raciste » ou de la nécessité d’étudier le « conflit » (R. Benedict)…438 3.2.3. Critique du racisme et engagement politique (M. Mead)…440 • TROISIEME PARTIE : LES PRINCIPES DE LA SOCIOLOGIE DES RELATIONS INTERETHNIQUES DE L’ÉCOLE DE CHICAGO OU REFLEXION SUR L’ABSENCE D’UN CONCEPT PLURALISTE ET DYNAMIQUE DE « CULTURE » DANS LA TRADITION DURKHEIMIENNE. CHAPITRE VII : LA SOCIOLOGIE DE CHICAGO OU LES FONDEMENTS ÉPISTEMOLOGIQUES D’UNE TRADITION DE RECHERCHE : PRAGMATISME, ANTHROPOLOGIE CULTURELLE, PSYCHOLOGIE SOCIALE 1. NAISSANCE DE LA SOCIOLOGIE A CHICAGO A L’ERE PROGRESSISTE…444 1.1. 1.2. 1.3. 2. Chicago, ville laboratoire pour l’étude des « problèmes sociaux » : industrialisation, urbanisation, immigration…444 1.1.1. Industrialisation, urbanisation, immigration : trois aspects de la « question sociale » dans la ville moderne…444 1.1.2. Action sociale et réformisme à l’« Ère progressiste » (1890-1921)…446 Les sociologues de Chicago et le mouvement progressiste : la sociologie comme « mouvement social »…447 1.2.1. Des chercheurs sur le terrain…447 1.2.2. Une université dans son environnement local : de l’action sociale à la science du social…449 La sociologie selon Albion Small : pour une science pratique et d’« utilité publique »…450 1.3.1. La sociologie, science morale au service de la « communauté »…450 1.3.2. Observation et action : « Catéchisme » pour une sociologie empirique…451 LES FONDEMENTS EPISTEMOLOGIQUES D’UNE TRADITION DE RECHERCHE. LA SOCIOLOGIE « SYNCRETIQUE » DE CHICAGO: PHILOSOPHIE PRAGMATISTE, ANTHROPOLOGIE CULTURELLE ET PSYCHOSOCIOLOGIE INTERACTIONNISTE…454 2.1. 2.2. Sociologie et philosophie : l’héritage pragmatiste de la sociologie de Chicago…454 2.1.1. Les sources philosophiques pragmatistes de la sociologie de Chicago…455 2.1.2. La psychologie sociale pragmatiste de G. H. Mead : théorie du sujet et théorie de l’action…462 L’anthropologie culturelle boasienne et la sociologie de Chicago…469 2.2.1. Une alliance entre sociologues et anthropologues à Chicago…469 5 2.2.2. 2.3. 3. La notion de « culture » comme passerelle entre sociologie et anthropologie : Edward Sapir et la conception dynamique de la culture…470 Sociologie « formelle » (Simmel) et interactionnisme : les sources allemandes de la sociologie de Chicago…475 2.3.1. Les sciences sociales allemandes et la sociologie de Chicago…475 2.3.2. La sociologie « formelle » de Simmel, modèle pour une sociologie interactionniste…477 THEORIES ET METHODES D’UNE SOCIOLOGIE PRAGMATISTE : WILLIAM I. THOMAS PARK, FONDATEURS DE LA « TRADITION DE RECHERCHE » DE CHICAGO…483 3.1. 3.2. ET ROBERT E. La sociologie de William Isaac Thomas : une synthèse appliquée entre pragmatisme, anthropologie culturelle et psychosociologie…483 3.1.1. Logique pragmatiste de la sociologie de Thomas…486 3.1.2. L’exemple de The Polish Peasant (1918)…488 3.1.2.1. Psychosociologie et interactionnisme…489 3.1.2.2. La notion de « situation » et sa « définition »…491 3.1.2.3. Pluralité des « définitions de situation » et autonomie de l’individu…493 3.1.2.4. Individu et communauté. Éléments pour une approche psychosociologique pragmatiste de l’immigration…496 Robert Ezra Park et la « science de la sociologie » : interactionnisme et pragmatisme…501 3.2.1. Les sources de la pensée interactionniste de Park : pragmatisme et sociologie interactionniste…502 3.2.1.1. L’héritage pragmatiste de Park : Dewey et James…502 3.2.1.2. Les sciences sociales allemandes et la sociologie « formelle » de Simmel chez Park…504 3.2.2. Les principes de la sociologie interactionniste de Park…506 3.2.2.1. La « Bible verte » : l’Introduction to the Science of Sociology (1921)…506 3.2.2.2. La sociologie comme science nomothétique et idiographique…507 3.2.2.3. L’interaction comme « processus social fondamental »…509 3.2.2.4. La « distance sociale » et l’« homme marginal » : deux concepts typiques de la sociologie interactionniste de Park…513 3.2.2.5. Park et la notion de « contrôle social » ou la société comme ordre écologique et moral…516 CHAPITRE VIII : DE LA RACE BIOLOGIQUE A L’IDEE DE CULTURE. FONDEMENTS DE LA SOCIOLOGIE DE L’IMMIGRATION ET DES RELATIONS INTERETHNIQUES DANS LA TRADITION DE RECHERCHE DE CHICAGO (1895-1945). 1. L’IMMIGRATION ET LE « PROBLEME NOIR DE RACE A LA NOTION DE CULTURE…523 1.1. 1.2. » COMME FORMES DE LA « QUESTION SOCIALE ». DE L’IDEE Vers une sociologie de l’immigration et du « problème noir » : l’Autre entre exclusion et assimilation…523 1.1.1. Le tournant assimilationniste…524 1.1.2. L’immigration et la question sociale en 1914…525 Penser l’immigration au péril de la pensée raciste : W.I. Thomas, E. Faris et la définition d’un concept sociologique de la « culture »…527 1.2.1. W. I. Thomas, critique de l’évolutionnisme et du racisme…527 1.2.2. L’héritage boasien de la sociologie de W.I. Thomas. De l’évolutionnisme à l’anthropologie de la culture…528 1.2.3. Préjugé racial, instinct et racialisme chez Thomas avant 1904 : entre essentialisme et pragmatisme...531 1.2.4. Vers une vision psychosociologique de la « culture »…533 1.2.5. Une conception ethnologique et pragmatiste de la culture…539 1.2.6. Pluralité des modèles de culture et autonomie de l’individu…540 1.2.7. Ellsworth Faris (1874-1953) : une critique boasienne de Lévy-Bruhl. La notion de « mentalité primitive » et l’approche « idiographique » de la culture…542 6 2. ROBERT E. PARK ET L’APPROCHE INTERACTIONNISTE DE LA CULTURE: CONSTRUCTION D’UNE SOCIOLOGIE DES RELATIONS INTERETHNIQUES OU RACIALES…545 2.1. 2.2. 2.3. 2.4. 3. « Culture » et « civilisation » : la culture comme interaction…545 2.1.1. La culture comme facteur de stabilité…546 2.1.2. Culture et sociologie des relations interethniques…549 Identités ethniques et interactions raciales : les présupposés de la sociologie des relations interethniques…550 2.2.1. La découverte par Park de la « question raciale » : le problème noir comme un problème d’assimilation…550 2.2.2. Une formulation sociologique de la question raciale : l’assimilation comme objet scientifique…552 2.2.3. Relations raciales et interaction sociale : Park lecteur de Weber ?...554 2.2.4. Conscience de « race » et interaction compétitive : distance, contacts, ajustement…555 2.2.5. Les limites d’une rupture avec la pensée racialiste…559 Park et le « cycle des relations raciales » : schéma pour une sociologie des relations interethniques…561 2.3.1. Interaction et assimilation…561 2.3.2. Les phases du cycle des relations raciales…562 Chicago, bastion de la recherche sociologique sur les relations interethniques dans l’entre-deux-guerres (1921-1944)…564 2.4.1. « Situation », « attitudes » et « valeurs sociales » : The Polish Peasant (1918), œuvre fondatrice…565 2.4.2. Théories et méthodes pour une sociologie des relations interethniques : la contribution de Park et de ses élèves…569 2.4.2.1. Les relations interethniques et la notion de « préjugé racial »…571 2.4.2.2. La notion de « distance sociale » et le concept d’« étiquette » : Park, Doyle, Bogardus…573 2.4.2.3. L’« homme marginal » et la notion de « frontière » : Park, Stonequist…577 ENTRE SCIENCE ET IDEOLOGIE, LA SOCIOLOGIE DES RELATIONS INTERETHNIQUES ET LA QUESTION DE L’« ASSIMILATION ». « CULTURE COMMUNE » ET INTEGRATION DEMOCRATIQUE…581 3.1. 3.2. 3.3. L’assimilation ou la construction d’une « culture commune »…581 Assimilation et américanisation : le point de vue de Park et Thomas…583 Entre assimilation mécanique et interventionnisme étatique : les enjeux éthiques et politiques de la sociologie des relations interethniques…588 3.3.1. Un cas pratique de sociologie des relations interethniques : la Commission sur les relations raciales (1919)…588 3.3.2. Le « laissez faire » de la Commission ou une vision libérale de l’évolution des relations raciales…593 CHAPITRE IX : IMMIGRATION ET RELATIONS INTERETHNIQUES. LES POINTS AVEUGLES DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE OU L’ABSENCE D’UN CONCEPT DYNAMIQUE ET PLURALISTE DE LA CULTURE 1. IMMIGRATION ET RELATIONS INTERETHNIQUES EN FRANCE AVANT 1945 QUI FAIT DEFAUT MAIS LE SOCIOLOGUE »…599 1.1. 1.2. 1.3. 1.4. : « CE N’EST PAS L’OBJET Immigration et diversité ethnique dans la société française des années 30 : une France multiculturelle ?...599 Situation sociale et intégration des étrangers en France dans l’entre-deuxguerres…600 L’ « invasion immigrée » : xénophobie et racisme dans le débat public français dans les années 30…603 Le renouveau des théories racialistes et bio-héréditaires : « sélection » et « assimilation ». Les études sur l’immigration dans les années 30…604 7 2. NATION ET IDENTITE CULTURELLE. LES DURKHEIMIENS FACE A LA QUESTION DE L’IMMIGRATION ET DES RELATIONS INTERETHNIQUES…612 2.1. 2.2. 2.3. 2.4. 3. « CULTURE » ET « CIVILISATION ». SUR L’ABSENCE D’UN CONCEPT PLURALISTE DE CULTURE DANS LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE…623 3.1. 3.2. 3.3. 4. Nation et culture chez Durkheim et Mauss : une vision unitaire et homogène de la nation…612 Halbwachs et « l’expérience ethnique » de Chicago…615 La notion de « groupe ethnique » chez Halbwachs : les « astres nouveaux » de la sociologie…618 Fonder une sociologie des relations interethniques contre le racisme avec Bouglé…622 « Culture » et « civilisation » (I). Ethnologie et sociologie dans la pensée durkheimienne…624 3.1.1. Les règles de l’ethnologie durkheimienne…624 3.1.2. Durkheim et la notion de « Civilisation »…627 3.1.3. La culture comme « fait social » et « conscience collective » de niveau global…629 « Culture » et « civilisation » (II). L’ethnologie comme science des écarts chez Mauss…632 3.2.1. La « civilisation » : fait social « supranational »…632 3.2.2. Continuités et ruptures dans l’anthropologie de Mauss. Vers une culturalisation de l’idée de civilisation…633 3.2.3. La figure exotique de l’Autre…636 3.2.4. Les colonies comme objet de l’ethnologie. Les « deux sociétés » chez Mauss…637 Mythe et superstition du « primitif ». Les robinsonnades de la sociologie durkheimienne…639 3.3.1. Entre évolutionnisme et essentialisme : Lévy-Bruhl et Doutté ou des justifications durkheimiennes de la colonisation (Année sociologique)…639 3.3.2. Critiques de la notion de « mentalité primitive » par Mauss et Durkheim…642 3.3.3. L’ethnologie durkheimienne sur le terrain : ethnologie et colonialisme…644 CULTURE, CULTURE(S) : PYSCHOSOCIOLOGIE, INTERACTIONNISME ET PLURALISME DANS LA PENSEE DURKHEIMIENNE A TRAVERS LA CRITIQUE DU PRAGMATISME…648 4.1. 4.2. 4.3. 4.4. 4.5. Rationalisme vs pragmatisme. Le point de vue des philosophes français en 1913…649 Psychologie, interaction et sens du « vrai »…653 La sociologie contre le pragmatisme…656 Aspects éthiques et pratiques de la critique durkheimienne du pragmatisme…660 Effet de l’antipsychologisme durkheimien pour une sociologie de la culture…661 CONCLUSION…665 BIBLIOGRAPHIE…680 8 INTRODUCTION • Paradoxe de la culture républicaine Il y a autour de la question des identités et des mots pour en parler un vieux paradoxe dans la culture républicaine française. La lutte contre les discriminations « ethniques » ou « raciales » est aujourd’hui promue au rang de priorité nationale, mais en vertu d’une conception universaliste et abstraite de la citoyenneté, les termes d’« ethnique », de « race », voire même de « culture(s) » quand il tend à désigner une communauté singulière au cœur de la nation, restent frappés d’interdit dans le dialogue républicain. Les notions d’affiliation « ethnique » ou « raciale » ne sont pas juste considérées comme des catégories identitaires incompatibles avec une conception « civique » de l’intégration à la nation dont la France s’enorgueillit depuis la Révolution, mais renvoient dangereusement pour les républicains aux doctrines biologiques et racistes surgies au 19e siècle et qui triomphèrent lors de la seconde guerre mondiale. Dans le débat politique comme dans le champ de la réflexion scientifique sur le social, les notions de « race » et d’« ethnique » sont donc tabous, tandis que celui de « culture » est pour le moins l’objet d’une incompréhension persistante. « Race » et « ethnique » tracent les contours d’une doctrine des « distinctions interdites », dès qu’il s’agit d’évoquer la société française dans sa diversité socioculturelle interne. Politiques et chercheurs peuvent disserter sur l’existence de discriminations « ethniques » et « raciales », il leur est interdit d’user des concepts d’« ethnicité » et de « race », puisqu’« il n’y a pas de race ici »1. Cette position « républicaine » s’enracine dans un idéal identitaire séculaire qui, comme l’écrit Dominique Schnapper, vise à « sublimer les différences entre les individus plutôt que de les cultiver »2. Devenir « citoyen français », pour l’étranger, pour l’Autre, c’est se dépouiller aux vestiaires de l’intégration de ses caractéristiques ethniques, religieuses, culturelles. Le citoyen français est universel, mais l’histoire moderne de la société française montre cependant combien la conception de ce « modèle d’intégration à la française » est jalonnée de bouffées xénophobes et racistes dirigées contre l’étranger ou contre ces « Français de papier » (L’Action 1 Gwenaëlle CALVES, « Il n’y a pas de race ici. Le modèle français à l’épreuve de l’intégration européenne », Critique internationale, 17, octobre 2002, p. 173-186. 2 Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Paris, Folio, 2003. 9 française, 1926), de « crises ethniques » de l’identité française (Patrick Weil), quand bien même il s’agit d’un « racisme sans race ». Paradoxe de la culture politique républicaine, pour des générations de jeunes républicains « anti-fascistes » l’engagement pour la République s’est incarné dans une lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Mais pour des générations aussi de républicains, la croyance en la réalité de « races humaines » et de « groupes ethniques » conçus comme des groupes primordiaux héréditaires et inégaux a été l’une des convictions les mieux partagées, plus forte même sans doute au 19e siècle que la croyance en l’universalité de la raison. Il n’est d’ailleurs pas exagéré d’affirmer que si depuis la Révolution le modèle d’intégration « à la française » est philosophiquement orienté vers le dépassement par la citoyenneté des différences dissoutes « ethno-raciales » dans un « creuset français » (Gérard Noiriel), cette doctrine « assimilationniste » s’est pratiquement déployée sur fond d’un « polygénisme sous-jacent »3, en contradiction avec l’hypothèse monogéniste de la philosophie et de l’anthropologie des Lumières. Disons-le, la République a noué sur son territoire national et dans ses colonies une longue familiarité avec les notions de « race » et d’« ethnique ». La vulgate républicaine a jeté un voile pudique sur ces déviations « ethno-raciales » de la politique républicaine des identités, alors même que jusqu’en 1945 les termes d’« ethnique » et de « race » ont été l’objet d’usages intensifs dans le débat politique et intellectuel français. Seul le traumatisme moral provoqué par la conscience de l’ampleur des atrocités commises au nom d’une idéologie raciste national-socialiste aura eu raison de ces notions dès lors jugées meurtrières et reléguées dans l’« Enfer » de la pensée républicaine. Les années 90 ont vu resurgir dans le débat public ces notions bannies d’« ethnique » et de « race ». Milieux intellectuels et médiatiques ont restitué une légitimité nouvelle à ces mots interdits, usant sans ambages des formules de « minorité raciale », de « purification ethnique », de « guerre ethnique ». Près d’un demi siècle après la libération des camps d’extermination nazis, la violence « ethnocidaire » des guerres déchirant l’ex-Yougoslavie, les Républiques de l’exUnion soviétique ou l’Afrique des grands lacs, semblait justifier l’exhumation de notions tenues pour « archaïques » par les penseurs républicains. Déjà au cours des années 1980, l’importation depuis les États-Unis des débats sur les discriminations 3 Jean-Loup AMSELLE, Vers un multiculturalisme français, Paris, Flammarion, 1996, p. vi. 10 ethno-raciales » et sur l’Affirmative action avait conféré aux notions de « groupe ethnique » et de « minorité raciale » le statut de mots ordinaires pour évoquer la société américaine et ses tensions. Ces mêmes formules importées allaient servir à interpréter ces phénomènes d’exclusion touchant certains groupes « minoritaires » dans la société française mais échappant aux schémas socio-économiques classiques d’analyse des inégalités. La société française semblait alors (re)découvrir les « discriminations raciales » et « ethniques », usant alors sans peine, mais non sans mauvaise conscience, d’un vocabulaire longtemps réprouvé. « Ethnique », « racial » allaient devenir les symboles d’un « melting-pot » américain érigé en véritable repoussoir pour des républicains inquiets d’une « ethnicisation » ou d’une « communautarisation » de la société française. Une étrange situation règne ainsi en France depuis près de 20 ans où l’on observe les mêmes intellectuels et chercheurs accréditer, ici, la réalité des concepts d’« ethnique » et de « race » employées comme des évidences, et refusant, ailleurs, d’accorder à ces concepts une quelconque validité cognitive dans un discours scientifique. Une « fiction d’ignorance légale » entretient ce paradoxe républicain4. Depuis le Préambule de la Constitution de 1946, repris dans la Constitution de la Ve République (art. 1), toute distinction de « race », de « religion » ou de « croyance » est interdite en droit au nom du respect de la « personne humaine » et des « droits inaliénables et sacrés » reconnus à chacun. Cet interdit constitutionnel ne donne que plus de visibilité aux contradictions du droit français face aux notions d’« ethnique » et de « race » : en parler toujours, mais dans l’abstraction de textes de loi, telle est la règle tacite observée par le législateur jusqu’aux lois les plus récentes de lutte contre les discriminations. Telle est bien la logique à l’œuvre dans le Code du Travail qui prohibe toutes « distinctions basées sur la race ou l’ethnie » et dans la loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations, où le législateur a entrepris de recenser parmi les motifs de distinction illégitime entre des personnes « [l’]appartenance ou [la] non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race » (art. 1), tout en interdisant au politique et au savant de se doter des outils nécessaires pour repérer en pratique ces discriminations « ethniques » ou « raciales ». Le juge jouit ainsi sur ces questions d’une liberté que n’ont ni le savant ni le politique. D’un point de vue juridique le débat semble clos, les notions de 4 Gwenaëlle CALVES, art. cité, p. 174. 11 « race » et d’ « ethnie » revêtant une « évidence » juridique. Pour le politique, en revanche, à qui revient la charge d’élaborer des politiques publiques donnant corps au droit, nulle référence à la « race » ou l’« ethnique » n’est permise. La récente décision de la CNIL (Commission nationale de l’informatique des libertés) de prohiber, même au nom de l’efficacité de la lutte contre les discriminations en matière d’emploi, la production de statistiques « ethniques » en l’absence de définition d’un référentiel national de typologies « ethno-raciales » (avis du 5 juillet 2005), est venue rappeler combien la culture juridico-politique républicaine est enferrée dans une contradiction de type identitaire, bien en peine pour concevoir une transition pragmatique des notions d’affiliation « ethnique » ou « raciale » de l’ordre juridique vers l’ordre sociopolitique. Pour qui s’intéresse au discours des sciences sociales françaises sur les questions de « race » et d’« ethnicité », il est frappant de constater combien les chercheurs ont eux-mêmes intégré de longue date cet interdit. La cécité juridico-politique qui entrave la compréhension sociologique des identités « ethno-raciales » trouve son écho dans le silence des sciences sociales sur les notions de « race » et d’ « ethnique ». Or, il semble qu’une part essentielle des causes de ce silence trouve son origine dans les conditions mêmes de structuration historique et épistémologique des sciences sociales françaises. Si l’on s’efforce de soustraire le débat à une querelle idéologique réductrice entre opposant « républicains » et « communautaristes », l’on constatera alors combien la capacité des sciences sociales à concevoir les notions d’identités « ethniques » ou « raciales » autrement que sur un mode biologique et racialiste s’est jouée, en France comme à l’étranger, et en particulier aux Etats-Unis, au 19e siècle dans le contexte précis de naissance des sciences sociales. • Le silence des sciences sociales françaises sur l’« ethnique » et la « race » ou le poids de l’héritage durkheimien Le refus français de conférer aux notions d’« ethnique » et de « race » une signification « sociale » s’enracine dans les présupposés d’une pensée sociologique structurée à la fin du 19e siècle. En France, les sciences sociales modernes se sont logiquement structurées dans un rejet des notions d’« ethnique » et de « race » qui au 19e siècle forment les schèmes hégémoniques de toute réflexion sur l’homme et les sociétés. Le rôle de la pensée sociologique durkheimienne est ici déterminant. Jusqu’à l’avènement d’une sociologie moderne les concepts d’« ethnique » et de 12 « race » ont formé les variables structurantes de « paradigmes » de type racialiste et sociobiologique inspirant en Europe et aux Etats-Unis tout projet de connaissance scientifique des sociétés humaines. En France, la tradition sociologique durkheimienne dans sa volonté d’ « expliquer le social par le social » s’affirme ouvertement dans une critique des modèles concurrents, principalement sociobiologique et psychologique. À l’hérédité, vecteur d’une « causalité biologique » et incarnée dans les paradigmes psychophysiologiques par l’ « ethnique » ou la « race », la pensée durkheimienne va opposer la validité de la « causalité sociologique ». La sociologie durkheimienne va non seulement rejeter du champ de la sociologie « positive » les notions d’« ethnique » et de « race », voyant dans ses catégories les vecteurs d’une pensée biodéterministe fausse dans ses postulats, mais va assimiler l’« ethnique » et la « race » à un type social « archaïque », « prémoderne » guetté en permanence par le retour de la « barbarie » ou, selon la terminologie durkheimienne, à un type de « solidarité mécanique » antérieur et inférieur à la « solidarité organique » caractérisant dans la pensée durkheimienne la société moderne républicaine5. En proclamant la prééminence du point de vue sociologique sur les paradigmes biologiques et psychologiques, la pensée durkheimienne va renvoyer les notions d’« ethnique » et de « race » dans un ordre englobant de l’« organico-psychique » où Durkheim relègue en 1895 (Les règles de la méthode sociologique) les principaux paradigmes concurrents de la « sociologie ». Ce coup de force durkheimien contre les paradigmes sociobiologiques et racialistes va durablement marquer l’attitude des sciences sociales françaises à l’égard des notions d’« ethnique » et de « race », assimilées à des visions naturalistes et substantialistes de la culture et du social. Mais en rejetant brutalement les notions d’« ethnique » et de « race » qui forment de fait au 19e siècle les cadres logiques de toute réflexion sur les identités et les relations entre « cultures », les sciences sociales françaises vont en même temps, faute de disposer d’un réel concept alternatif de la « culture », largement se détourner de la question des identités et des relations interculturelles. Le désintérêt constaté des sciences sociales françaises pour les thèmes de l’immigration, du racisme et des relations interethniques trouve vraisemblablement son origine dans ce « coup de force » durkheimien, où s’est jouée en grande partie la capacité des sciences sociales 5 Marco MARTINIELLO, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Paris, Presses Universitaires de France, (coll. « Que sais-je ? »), 1995, p. 15. 13 françaises à se doter des outils adaptés à une analyse sociologique des identités et des relations entre la « culture(s) » au cœur de la société française. Ce silence des sciences sociales françaises est d’autant plus surprenant qu’à la même époque, aux Etats-Unis, des chercheurs, anthropologues et sociologues, vont se saisir de ces questions identitaires appréhendées à partir d’un concept rénové de la « culture ». La comparaison sur l’attitude des sciences sociales françaises et américaines à l’égard des notions de « race », d’« ethnique » et de « culture » est bien plus qu’une question d’épistémologie des sciences humaines. C’est, au-delà de l’évaluation comparative de traditions et de modèles de recherche, l’occasion d’une confrontation historique et philosophique entre deux nations partageant à bien des égards une expérience sociohistorique similaire de l’immigration et du racisme. La France et les Etats-Unis en effet sont non seulement les deux nations qui ont porté à travers des révolutions démocratiques et avec le plus d’ambition un projet universaliste et égalitaire, mais elles ont été confrontées dans leur projet d’intégration nationale à une expérience comparable de l’immigration et du racisme. L’immigration, le racisme, l’ouverture à l’Autre ou le rejet de l’étranger, mais aussi la colonisation et la décolonisation dans le cas de la France, ont façonné en profondeur les sociétés française et américaine dans leur manière de concevoir leur propre identité et leurs modes d’intégration nationale. Alors que les sciences sociales américaines vont de façon précoce envisager les questions du racisme et de l’immigration, perçues sous l’angle principalement des « relations interethniques » et des contacts entre « minorités » et « majorité », comme des objets à part entière et légitimes de la réflexion sur le social, en France ces questions vont demeurer largement ignorées des chercheurs jusqu’au années 1980. Mais comment rendre compte des divergences d’intérêt entre des traditions nationales de recherche pour des « objets » qui se sont posés dans des termes comparables dans deux pays au cours de l’histoire ? Que la sociologie durkheimienne, née avec la Troisième République de la colonisation et de l’affaire Dreyfus, ait ignoré les questions de l’immigration et du racisme, c’est un fait que confirme bien un simple inventaire de l’Année sociologique. À de rares exceptions près au sein du camp durkheimien, ce désintérêt sociologique va perdurer jusque dans la période agitée de l’entre-deux-guerres, moment crucial où les questions de l’immigration, du racisme et de la colonisation sont apparues comme des enjeux politiques majeurs pour la société française. L’apolitisme de principe de Durkheim, 14 souvent invoqué pour éclairer l’indifférence de sa sociologie pour ces questions « politiques », n’est pas une explication suffisante pour rendre compte du silence des durkheimiens sur l’immigration, le racisme et la colonisation. L’engagement de Durkheim et de ses disciples dans le camp dreyfusard démontre que les sociologues durkheimiens ne furent nullement mais les chercheurs « apolitiques » et neutres souvent dépeints, sourds aux débats idéologiques agitant la société française. L’entreprise sociologique durkheimienne peut en outre être fondamentalement vue comme un projet « politique », si l’on entend par là une intention globale d’agir sur la société pour la transformer. Les Règles de la méthode sociologique, publiées à l’époque de l’affaire Dreyfus, ne se voulaient-elles d’ailleurs pas une riposte au défi scientifique posé par la pensée nationaliste et xénophobe6 ? Durkheim ne niait pas l’utilité politique et pratique de la sociologie, jugeant d’ailleurs que son travail ne vaudrait pas une heure de temps s’il ne permettait pas d’améliorer la société et la vie des hommes, mais la confusion entretenue par son épistémologie entre « jugements de faits » et « jugements de valeurs », d’une part, et une conception très « sociologiste » de l’objectivité de la science sociale, d’autre part, ont pu alimenter l’impression d’un éloignement de la sociologie durkheimienne par rapport à la chose publique. Une autre thèse traditionnellement avancée pour expliquer les spécificités des traditions sociologiques française et américaine renvoie à une supposée évidence du « fait ethnique » dans une société américaine par nature « multiethnique », opposée à une vieille nation française culturellement homogène et unitaire. Cette croyance en une immédiateté de la pluralité ethnique dans la société américaine sous-tend depuis près d’un siècle nombre des comparaisons établies entre la France et les Etats-Unis. Mais cette thèse qui réduit trop facilement les États-Unis à un « melting-pot » assumé et célébré procède d’une lecture partielle et bornée de l’histoire politique américaine, oubliant allégrement que les schémas de l’« assimilation » et « l’angloconformité » ont, au moins jusqu’aux années 1950, formé les postulats d’une politique américaine des identités. Cette même thèse d’une évidence du « fait ethnique » inspire, quoique que de façon nuancée, les analyses de Dominique Schnapper sur les liens existants entre traditions nationales et connaissance 6 Claude LIAUZU, Race et civilisation, Paris, Syros – Alternatives, 1992, p. 136. 15 rationnelle7. Cette lecture que l’on qualifiera de « culturaliste » sous-tend aussi les analyses de Michel Wieviorka quand il rend compte des difficultés des intellectuels français à concevoir le racisme, l’immigration et les relations entre groupes ethnoculturels de par une réticence française à user d’un vocabulaire « étranger à notre culture politique ». Les notions de « relations interculturelles », de « relations raciales », d’« ethnicité » ou de « minorités ethniques » seraient foncièrement conçues comme antagoniques avec les fondements du modèle universaliste et abstrait républicain8. Il existe sans doute une corrélation entre les préférences idéologiques des chercheurs et les traditions de recherche qu’ils construisent, mais cette relation reste à préciser et on ne saurait admettre trop rapidement la thèse d’une détermination nécessaire des logiques scientifiques par des structures idéologiques, sauf à abolir toute autonomie de la science réduite à la reproduction conforme de représentations idéologiques transcendant les chercheurs. Il nous semble qu’à enfermer le débat - pourquoi les sciences sociales françaises ont-elles eu, et continuent dans une certaine mesure à éprouver, tant de difficulté à formuler les questions d’identité et de relations entre culture ? – dans une lecture purement « idéologique » ou « culturaliste » des traditions de recherche des sciences sociales, on s’interdit d’envisager d’autres facteurs d’explication relatifs, notamment, aux conditions théoriques et méthodologiques d’une sociologie des identités. En France, il est frappant de constater que les débats sur la vision républicaine des identités sont à ce point englués dans une surdétermination idéologique laissant peu de place à la question même des outils théoriques et méthodologiques dont une communauté humaine se dote pratiquement pour penser les identités et les différences. Trop souvent les polémiques sur le rapport de la République française à l’Autre font table rase de cette dimension « épistémologique » du problème, c'est-à-dire des modalités cognitives de perception et de représentation des identités par les sciences sociales. Dans les débats sur 7 D’après Schnapper, en effet, s’il n’y a pas eu en France, à la différence des Etats-Unis, l’essor d’une sociologie de l’immigration et des relations interethniques, il faut y voir la conséquence directe du rapport déterminant reliant des traditions nationales et des modalités admises de connaissance rationnelle. Ainsi, tout en affirmant des prétentions universelles comme en recèle toute volonté de « savoir rationnel », la sociologie américaine de l’immigration et des « relations interethniques » serait avant tout le produit d’une tradition de recherche saturée des croyances et des représentations d’une société s’étant forgée au cours de l’histoire une conception singulière de l’ « intégration nationale », tant du point de vue de la relation de la société d’accueil à l’Autre que de la manière de faire entrer l’étranger dans la communauté nationale, Dominique SCHNAPPER, « Traditions nationales et connaissance rationnelle », Sociologie et sociétés, 31, 2, automne 1999, p. 15-26. 8 Michel WIEVIORKA, L’espace du racisme, Paris, Seuil, 1991, p. 15. 16 l’immigration, le racisme ou la colonisation, il ne faut jamais bien longtemps avant que les parties en présence ne fassent feu d’une lourde artillerie sémantique – « universalisme », « différentialisme », « essentialisme » - qui ramène le débat à une pure confrontation entre des « visions du monde » opposées et obscurcit la discussion plus qu’elle ne l’éclaire. Ces polémiques sur la conception « républicaine » de l’identité et le modèle d’intégration à la française se déploient, en outre, souvent sur fond d’opposition radicale entre la France et les Etats-Unis, opposition de « deux modèles d’intégration nationale » et de « deux universalismes ». C’est là un défaut des explications purement idéologiques qui est de nous faire perdre de vue la dimension épistémologique de la réflexion sur les identités, car par-delà la chape idéologique qui pèse sur les représentations collectives de soi et de l’Autre, pour les sciences sociales la question des identités doit d’abord être formulée en termes théoriques et méthodologiques. Et c’est bien en ces termes que les « social scientists »9 ont, en Europe comme aux Etats-Unis, fait face aux paradigmes sociobiologiques et racialistes à la fin du 19e siècle, relevant non seulement un défi idéologique mais un défi théorique et méthodologique ou « comment penser dans un cadre démocratique, la culture, les identités et la différence autrement que selon un schéma biodéterministe et racialiste enraciné dans une philosophie inégalitaire ? » • Race, ethnicité et culture dans les sciences sociales américaines et françaises Si la vision américaine des idées de « race » et d’« ethnicité » n’est pas dénuée d’ambiguïtés théoriques, juridiques et même politiques, comme l’ont bien montré les travaux de Rogers Smith, il n’y a pas moins entre les sciences sociales françaises et leurs homologues américaines plus qu’une différence de moyens matériels et humains, mais une véritable divergence de « regard sociologique ». Quand on compare le foisonnement des publications produites depuis les années 20 et 30 aux États-Unis relatives au racisme, à l’immigration et aux relations interculturelles à la rareté des études françaises sur ces mêmes thèmes, l’hypothèse s’impose que les sociologues français et américains n’ont pas porté sur le social un même regard. Les questions ayant retenu l’attention des sociologues américains ont 9 Nous utilisons le terme anglais de « social scientists », sans équivalent en français, pour désigner l’ensemble des chercheurs en sciences sociales sans réduire celles-ci à la seule discipline sociologique. 17 peu intéressés leurs homologues français au moins jusqu’aux années 1970-80. Cette période récente a alors vu paraître d’importants travaux de chercheurs français portant principalement sur le racisme, mettant partiellement un terme au silence des sciences sociales françaises sur la question des identités et des différences dans les sociétés modernes. Bien rares, cependant, sont les intellectuels français qui depuis 1945 se sont penchés sur la question du racisme dans ce que ce phénomène implique pour la compréhension des identités et des relations humaines. Roger Bastide, Claude Lévi-Strauss, Jean-Paul Sartre ou Michel Foucault ont, au détour de leurs réflexions anthropologiques ou philosophiques, eu des intuitions souvent magistrales sur les enjeux du racisme. Ils n’ont pas réussi cependant à susciter sur ce thème un engouement et une dynamique durable dans la recherche française. Aujourd’hui encore on a ainsi vite fait en France le tour de la littérature proprement sociologique consacrée au racisme, à l’immigration et aux relations interculturelles, si bien que les travaux de Colette Guillaumin sur l’idéologie raciste10, de Louis Dumont sur le statut de la hiérarchie et des différences dans les sociétés démocratiques modernes11, de Léon Poliakov sur l’antisémitisme moderne12, d’Albert Memmi sur les figures de l’indigène et du colonisateur13, de même que les travaux plus récents de Pierre-André Taguieff14 et de Michel Wieviorka15, n’en continuent pas moins à faire figure d’exceptions dans un paysage des sciences sociales françaises sûres de leurs objets légitimes et ne concédant au racisme, à l’immigration, aux relations interculturelles au sein de la société française qu’une place marginale. En France, l’approche du racisme mise en œuvre par les chercheurs français depuis les années 1970-80 s’est déployée d’un double point de vue philosophique et sociologique, mêlant une interrogation philosophique sur la fonction d’une pensée inégalitaire de type bio-héréditaire dans les sociétés démocratiques à une réflexion sociologique sur les manifestations concrètes du racisme dans des comportements 10 Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972. Louis DUMONT, Homo Hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1966. 12 Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, 2 vol., Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1955 ; du même auteur La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, 2 vol., Paris, Calmann-Lévy, 1980 et 1986 ; ainsi que Le mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Paris, Calmann-Lévy, (coll. « Pocket – Agora les classiques »), 1971. 13 Albert MEMMI, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, Paris, Buchet, Chastel, Corrêa, 1957. 14 Pierre-André TAGUIEFF, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, (coll. « Tel »), 1998. 15 Michel WIEVIORKA (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1993. 11 18 et des attitudes regroupés sous l’étiquette d’« actes racisants ». En sociologue, le chercheur s’appliquera à analyser les « actes racistes » pour en éclairer les causes, les mécanismes et les effets. En philosophe, il pointe à travers le racisme ces tensions à l’œuvre dans les sociétés démocratiques, fondées en principe sur un idéal d’égalité juridique et politique, mais marquées par des inégalités socioéconomiques persistantes frappant des d’individus en raison de leur appartenance réelle ou supposée à des groupes regardés comme étranger à la communauté nationale. Le racisme illustrerait ainsi de façon violente les contradictions existant entre des valeurs égalitaires et des pratiques discriminatoires. Pourtant, cette focalisation sociologique sur le racisme rate des éléments de la « question identitaire » à laquelle renvoie le racisme. Elle ne permet pas en particulier de montrer que ce qui se joue au-delà des doctrines et des pratiques racistes c’est la capacité même des sociétés démocratiques à penser, via les sciences sociales, les identités et les relations entre groupes de cultures différentes. L’enjeu, en effet, pour les sciences sociales des sociétés démocratiques est de fournir à la collectivité les outils adaptés pour concevoir les identités humaines sur un mode non déterministe et non essentialiste. Cet aspect épistémologique de la réflexion sur les identités à laquelle conduit nécessairement la critique du racisme, n’est pas suffisamment aperçu par les chercheurs. Et Dominique Schnapper a raison de ce point de vue de remarquer que les sociologues sont comme « englués »16 dans le social lorsqu’ils abordent la question du racisme, oubliant que la pensée raciste nous projette dans un niveau de réflexion plus global que l’ordre étroit des idéologies et des pratiques sociales. Le racisme nous entraîne, en effet, dans l’ordre de l’épistémologie où les sciences sociales tentent d’élaborer les outils d’un savoir rationnel permettant notamment de concevoir les identités humaines. Ainsi le racisme soulève des questions cruciales pour les sciences sociales elles-mêmes dans leur capacité à se saisir des identités culturelles. Dès lors ce qu’exige une critique du racisme par les sciences sociales dépasse le seul jugement philosophique et moral. Face au racisme, les sciences sociales se doivent d’opposer non seulement une critique philosophico-éthique des implications idéologiques d’une doctrine inégalitaire et matérialiste, mais développer une théorie alternative d’interprétation des identités sociales culturelles contre une vision biodéterministe et essentialiste des identités. 16 Dominique SCHNAPPER, La relation à l’Autre. Au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, (coll. « nrf essais »), 1998, p. 19. 19 Ce que révèle la comparaison entre la France et les Etats-Unis appliquée aux stratégies de rupture épistémologique des sciences sociales avec la pensée racialiste, c’est dans quelle mesure une critique de la pensée racialiste ne peut se départir à la fois d’une critique des implications éthiques et pratiques de la croyance en l’inégalité des races et de la formulation d’un mode alternatif de représentation des identités humaines. Aux Etats-Unis, c’est l’anthropologie culturelle boasienne, la psychosociologie pragmatiste et la sociologie interactionniste qui sont les principaux vecteurs de cette rupture épistémologique avec la pensée racialiste hégémonique dans le champ de la pensée sociale au 19e siècle. L’intégration dans les sciences sociales américaines des notions de « culture » et d’« ethnicité » va directement participer de cette double rupture théorique et éthique avec la pensée racialiste. À Chicago, le développement d’une sociologie des « relations interethniques » va constituer l’expression la plus concrète de cette « sociologisation » de la réflexion sur la « culture » et les relations « interraciales ». En effet, la sociologie de l’immigration et des relations interethniques développée par l’école de sociologie de Chicago entre 1913 et 1945 participe directement de cette rupture des sciences sociales avec la pensée racialiste. Si un inventaire exhaustif des travaux produits depuis l’école de Chicago par les sciences sociales américaines sur les thèmes du racisme, de l’immigration et des relations interethniques est pour le moins impossible, nul doute que la période 19201945 constitue un âge d’or de la sociologie des « relations interethniques ». Dans cette abondante production les travaux des leaders de la sociologie de Chicago (W. I. Thomas, R. E. Park) marquent comme des repères théoriques et historiques décisifs ayant ouvert la voie aux recherches sur le racisme, l’immigration et les relations entre groupes « ethniques ». Les études américaines sur le racisme et les « ethnic studies » sont largement redevables envers l’école de Chicago qui a offert nombre de concepts aux sciences sociales. Il n’est pas un chercheur, jusqu’au Suédois Gunnar Myrdal, auteur du monumental An American Dilemma. The Negro Problem and Modern Democracy (1994) et critique des positions de Robert E. Park sur la question noire, qui ne doive quelque chose à l’école de Chicago. Nombre des travaux sur le racisme et les relations interethniques depuis les années 50 (Ellison, Allport, Lowenthal, Guterman, Adorno), jusqu’aux études sociologiques des années 80 d’un Thomas F. Pettigrew (The Sociology of Race Relations, 1980) ou de Fred Wacker (Ethnicity, Pluralism and Race : Race relations Theory before Myrdal, 1983), 20 s’inscrivent dans les pas de cette tradition sociologique critique des identités « ethnoculturelles ». Il y a un lien historique et logique étroit entre le développement des études sur les « relations interethniques » et la critique du racisme par les sciences sociales. En effet, en s’érigeant sur les présupposés a-raciste et anti-essentialiste d’une anthropologie culturelle d’inspiration boasienne, d’une psychosociologie pragmatiste et d’un interactionnisme symbolique, la sociologie de Chicago a érigé l’étude des relations interethniques en un véritable contre-modèle alternatif de la vision racialiste pour penser les relations entre groupes « ethnoculturels ». Cette sociologie des « relations interethniques » s’est instaurée dans une rupture consommée avec une vision essentialiste et biodéterministe des identités, où les notions de « race », d’« ethnique » et de « culture » ont été soumises à une « révision » sociologique. L’ensemble des théories et méthodes forgées par les sociologues de Chicago pour traiter de la question des identités et des relations entre groupes « ethniques » procède de cette volonté première de « dé-biologiser » les notions de « culture » et de « race », tendant à désencastrer la réflexion sociale sur la différence d’une conception matérialiste et fixiste des identités humaines. En pratique, c’est la notion d’« ethnicité », conçue en des termes socioculturels, qui va constituer progressivement le substitut théorique au concept de « race biologique ». Contre la « race biologique », l’« ethnicité » concept fondamentalement « culturel » va s’imposer dans les sciences sociales américaines au 20e siècle comme la clef de voûte d’un modèle socio-explicatif des mécanismes d’identification opérant entre des acteurs se considérant et étant perçus par les autres acteurs comme « culturellement » distincts des membres d’autres groupes et avec lesquels ils ont un minimum d’interaction régulières17. Ainsi la définition depuis lors consacrée de l’« ethnicité » et des présupposés d’une « sociologie des relations interethniques » avancée par Frederik Barth, en 1969, perpétue nettement l’héritage de l’école de Chicago et les présupposés socioculturels et interactionnistes de l’« interactionnisme symbolique ». Pour Barth, systématisant les intuitions de W. I. Thomas et R. E. Park, une sociologie des « relations interethniques » prendra-t-elle pour unité de base des « groupes ethniques », entendus comme des unités porteuses de culture (culture-bearing unit) qui seront regardées, non comme des 17 Marco MARTINIELLO, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, p. 18-19. 21 entités bio-héréditaires, mais comme des catégories sociales d’assignation et d’identification utilisées par les acteurs eux-mêmes et ayant pour fonction d’organiser l’interaction entre les personnes. Plutôt qu’une typologie des groupes ethniques, une sociologie des relations interethniques sera alors centrée sur l’étude des processus impliqués dans la formation et le maintien des « groupes ethniques ». Enfin, reprenant le thème de la « frontière » cher à Park, Barth situe le lieu privilégié pour l’étude de ces processus d’interaction au niveau des frontières « ethniques » ou « culturelles » où les groupes se séparent18. • La thèse – L’absence d’un concept dynamique et pluraliste de la « culture » dans la sociologie durkheimienne Aux Etats-Unis l’adoption du concept d’« ethnicité » s’inscrit au début du 20e siècle dans une démarche de rupture avec les modèles racialistes des identités et de la « culture », sur fond de conversion sociologique des catégories identitaires. En France, cette conversion sociologique des catégories et des modes de réflexion sur les identités ne s’est accomplie dans les sciences sociales qu’à un plus faible degré et plus tardivement. Derrière les difficultés des sciences sociales françaises à se saisir des questions du racisme, de l’immigration et des relations interethniques devons-nous voir plus que les simples effets d’une posture idéologique républicaine et universaliste, mais la conséquence pratique d’une incapacité des sciences sociales françaises à se doter d’un concept pluraliste et dynamique de la « culture » opposable à l’idée de « race biologique ». Ainsi l’on constatera que le silence des sciences sociales françaises sur le racisme, l’immigration et les relations interculturelles n’est pas le seul fruit d’une orientation idéologique « républicaine » ou d’un apolitisme de principe, un reproche souvent adressé aux sociologues durkheimiens19, mais qu’une part importante, sinon décisive, de l’explication réside dans les choix épistémologiques et la logique de fonctionnement d’un schéma dominant d’explication du social. Au miroir des sciences sociales américaines et françaises, nous verrons que la capacité ou l’incapacité des sociologues à parler d’« ethnicité » et de « race » après l’éviction des modèles racialistes a été rendu 18 Frederik BARTH, Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference, Boston, Little, Brown & Co., 1969, p. 10. 19 Raymond Aron a certes des jugements sévères à l’égard d’une sociologie française « apolitique » – durkheimienne – qui dans les années 20 et 30 ne paraît pas s’inquiéter de la montée du nazisme et de l’antisémitisme. Or, pour Aron, une telle « sociologie qui ne prenait pas au tragique les révolutions planait au-dessus de notre condition », Raymond ARON, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 70. 22 possible ou impossible par les choix mêmes théoriques et méthodologiques accomplis par les « social scientists » au 19e siècle pour être en mesure de concevoir les identités au-delà d’une vision biologique et essentialiste. Dans le cas de la tradition durkheimienne, il nous est apparu dans la comparaison que si les sociologues français ne sont pas parvenus à développer un regard scientifique sur le racisme, l’immigration et les relations interculturelles, c’est parce que la tradition durkheimienne n’a pas réussi à se doter, au moins jusqu’aux années 30, des outils théoriques et méthodologiques adéquats pour une analyse des identités. D’un point de vue épistémologique, il aura manqué à la sociologie durkheimienne un concept pluraliste et dynamique de la « culture » permettant d’appréhender les identités et les relations entre « groupes ethniques » dans une perspective proprement sociologique. Pour rendre compte de cette dimension « épistémologique » de la question des identités, il est apparu nécessaire de se reporter aux conditions mêmes de structuration des sciences humaines en France et aux Etats-Unis à la fin du 19e siècle. Les stratégies d’affirmation, les affrontements, les alliances, les positions prisées par les sciences sociales lors de ce moment décisif que constitue la constitution d’un champ scientifique, auront un impact déterminant sur la capacité ultérieure des sciences sociales à se saisir des enjeux identitaires de la « question sociale ». Dans le cas français, en particulier, les rapports de rivalité et de concurrence qui ont marqué la naissance de la sociologie auront eu une influence décisive sur l’orientation théorique et méthodologique de la sociologie française et sur sa capacité à concevoir la diversité « ethnologique » dans un discours sociologique. De ce point de vue, les liens entretenus par la pensée durkheimienne avec une certaine anthropologie physique (Quatrefages, Manouvrier), puis la double marginalisation de l’ethnographie française par la sociologie et l’anthropologie physique, à la fois dénuée de théorie propre et cantonnée dans une étude des sociétés « primitives » ou « archaïques » avec pour seule finalité de bâtir des nomenclatures des « ethnies » et de décrire des structures sociales élémentaires, constitueront des hypothèques déterminantes pour la capacité des sciences sociales française à se doter d’un concept sociologique de la « culture »20. 20 Claude LIAUZU, op. cit., p. 142. 23 Pour démontrer ces hypothèses, la comparaison menée entre les traditions de recherche de l’école durkheimienne et de l’école de Chicago s’est appliquée à reconstituer les modalités concrètes, à la fois scientifiques et idéologiques, ayant présidé à la rupture épistémologique accomplie par les sciences sociales avec les paradigmes sociobiologiques et racialistes, car historiquement c’est bien dans la réfutation des conceptions sociobiologiques et raciologiques des identités, formant au 19e siècle les schèmes hégémoniques de toute analyse de la « culture » et des relations entre groupes humains, que la pensée sociale moderne s’est affirmée. En France et aux Etats-Unis, les sciences sociales modernes se sont parallèlement établies dans un rejet des conceptions naturalistes de la « culture » et du « social », tentant d’y substituer un mode « sociologique » des identités et des actions humaines. Si sociologues français et américains partagent à la fin du 19e siècle une même volonté de rupture avec la pensée biologique et racialiste, cette « révolution » va s’accomplir selon des modalités différentes. Schématiquement, dans le cas de la sociologie durkheimienne il va s’agir d’opposer à l’explication du social par la « race » ou l’« hérédité » une explication « du social par le social ». Aux Etats-Unis, la critique des paradigmes sociobiologiques et racialistes va davantage revêtir la forme d’une tentative de « débiologisation » des notions de « race » et d’« ethnique », remplacées dans la pensée sociale par les notions de « culture » ou d’« ethnicité » dans une vision non essentialiste de l’homo sociologicus. Concrètement, en France, les termes d’« ethnique » et de « race » vont alors se voir radicalement rejetés du champ de la sociologie des identités mais sans que les sociologues ne lui substituent pratiquement une acception alternative de la « culture ». Aux États-Unis, les sociologues de Chicago vont s’orienter vers la construction d’un concept de « culture » rénové par l’anthropologie culturelle boasienne, la psychosociologie pragmatiste et la sociologie interactionniste. C’est forte d’un concept pluraliste et dynamique de la « culture » que la sociologie de Chicago va alors pouvoir appréhender sociologiquement les questions du racisme, de l’immigration et des relations interethniques. La comparaison école de Chicago / école durkheimienne montrera qu’au-delà des seules préférences idéologiques des chercheurs français et américains, la capacité des sciences sociales à s’emparer de certains objets dépend aussi du prisme à travers lequel ils appréhendent la réalité qui les entourent, c'est-à-dire 24 concrètement des modèles théoriques et méthodologiques dont ils sont équipés. Pour mener à bien cette comparaison épistémologique il nous faudra nous reporter aux conditions mêmes d’avènement d’un regard sociologique en France et aux EtatsUnis. Ce travail de reconstitution historique montrera en particulier combien les rapports entretenus par les sociologues avec des disciplines et des théories connexes a conditionné, d’une part, le succès des « social scientists » dans leur volonté de soustraire réellement la pensée sociale à des schémas biodéterministe et essentialiste, et, d’autre part, la capacité des chercheurs à se saisir pratiquement des questions d’identités. Ce travail de reconstitution historique implique un effort de modélisation des « traditions de recherche ». De ce point de vue, la comparaison montrera combien les attitudes spécifiques des sociologues durkheimiens et des sociologues de Chicago à l’égard de la psychologie sociale, de l’interactionnisme et d’une philosophie de type nominaliste, auront eu une influence décisive sur l’orientation globale de ces traditions de recherche, au-delà de la seule aptitude à aborder la question des identités et des relations « interethniques ». • La méthode – Histoire des idées et épistémologie comparative L’ambition de ce travail est d’appréhender le face-à-face entre sciences sociales et pensée raciste sous un angle épistémologique total, c'est-à-dire à la fois théorique et pratique, sans enfermer le débat dans une étroite lecture idéologique. Cette façon de déplacer le regard s’apparente à un recentrage qui prend acte de la double dimension théorique et idéologique des paradigmes des sciences sociales. En cela la méthode appliquée nous ne fera pas perdre de vue le « politique », mais nous y ramènera par un détour épistémologique. La démonstration procède, en effet, de l’hypothèse que toute épistémologie des sciences sociales emporte avec elle une éthique, une anthropologie, une philosophie, voire des préférences politiques explicites ou implicites. La question du rapport des sciences sociales à la pensée raciste, véritable « philosophie scientifique » (Arendt), matérialise de manière tangible cette dimension idéologique des modèles des sciences sociales. L’approche épistémologique est par ailleurs sous-tendue par la conviction que dans les sciences sociales non seulement les options théoriques et méthodologiques des chercheurs procèdent de préférences philosophico-éthiques dérivant d’une « vision du monde » spécifique, mais que la praxis scientifique tend à perpétuer ces préférences dans ce 25 qu’elle permet de voir ou ne pas voir et dans les implications pratiques des paradigmes. Il résulte de cette double hypothèse le postulat que dans les sciences sociales une rupture épistémologique n’est jamais uniquement une révolution théorique et méthodologique, mais implique une critique éthique et philosophique des modèles concurrents. En l’occurrence, pour les sociologues français et américains, répudier les paradigmes sociobiologiques et racialistes ne consistera pas uniquement à la fin du 19e siècle à rejeter un mode d’explication du social fondé sur la « causalité biologique », mais aussi à défendre sur le terrain éthique et politique les valeurs d’une philosophie libérale contestée par les implications inégalitaire et antiindividualiste d’une idéologie raciste. De fait, ce que démontre parfaitement une histoire des doctrines politiques surgies dans le sillage des révolutions démocratiques et des Lumières c’est combien l’idéologie raciste s’est construite au 19e siècle comme une doctrine logiquement et intellectuellement structurée comme un contre modèle du libéralisme, brandissant l’autorité de la race biologique contre la philosophie individualiste. Cette opposition principielle entre idéologie raciste et doctrine libérale a des implications cruciales pour une critique du racialisme par les sciences sociales. Elle présuppose, en effet, qu’une critique sociologique effective du racialisme emporte avec elle une mise à nue des fondements inégalitaires et antiindividualistes de la pensée racialiste et, de façon positive, une défense de l’individu contre son absorption dans la « race ». Une analyse des fondements philosophicoéthiques des discours des sociologues durkheimiens et de Chicago atteste de cette double dimension théorique et éthique de la critique du racialisme. L’opposition des sciences sociales au racialisme ne peut être abordée en faisant abstraction de cette dimension antilibérale de la pensée raciste. C’est Tocqueville, philosophe et sociologue, qui le premier a parfaitement saisi cette vocation antilibérale de l’explication de l’histoire et des sociétés par la « race ». Dans une tentative de dialogue avortée, en 1853, avec Arthur de Gobineau, idéologue de l’inégalité des races humaines, Tocqueville juge ainsi ne jamais pouvoir parvenir à un terrain d’entente avec son interlocuteur, tant leurs « idées mères » sont éloignées. Pour Tocqueville, non seulement la doctrine de la « race » fait partie de la « famille des théories matérialistes » mais elle en est « en même temps un des plus dangereux membres, puisque c’est la fatalité de la constitution appliquée, non plus à l’individu seulement, mais à des collections qu’on nomme des races d’individus et qui 26 vivent toujours ». Or, cette fatalité que consacre la « race biologique », juge Tocqueville, aboutit « à un très grand resserrement sinon à une abolition complète de la liberté humaine »21. Les remarques de Tocqueville sur la pensée raciste sont comme un avertissement pour les sciences sociales, celles-ci ne pouvant ignorer jusque dans leurs débats théoriques et méthodologiques l’antilibéralisme radical de la doctrine de la race, car le racialisme confronte les sciences sociales non seulement à un mode d’explication biodéterministe mais à une philosophie antiindividualiste. Afin de lier ensemble une réflexion épistémologique comparative des « traditions de recherche » et la confrontation des doctrines politiques qui les soustendent, il nous a semblé adéquat de combiner une sociohistoire des paradigmes des sciences sociales avec une histoire des idées politiques attentive au « contexte » de formation des idées et doctrines. La combinaison de ces deux approches s’appuie sur l’hypothèse que les paradigmes épistémologiques des sciences ne naissent pas dans un « vide idéologique » mais sont toujours le produit et la réponse formulée par des acteurs situés dans une configuration idéologique, concurrentielle, dynamique et pluraliste, à une préoccupation immédiate. Du point de vue des sciences sociales les positions prises par ces acteurs, généralement regroupés en « communautés de chercheurs », s’inscrivent dans un double ordre scientifique et idéologique, c'est-àdire explicatif et pratico-normatif (Althusser). Concrètement, une analyse épistémologique et politique des « traditions de recherche » – l’école durkheimienne et l’école de Chicago – aura pour ambition de relier les « intentions » idéologiques, implicites ou explicites, repérables chez ces groupes de chercheurs aux stratégies et modalités d’affirmation de leurs modèles théoriques et méthodologiques. L’attention à la dimension « politique » des paradigmes des sciences sociales maintiendra dans la comparaison le souci de retrouver derrière les modèles, les concepts et les méthodes les présupposés philosophico-éthiques qui sous-tendent et informent des visions singulières du « social » et de la « science » qui entend l’expliquer. Telle est la conception de l’histoire des idées politiques qui oriente ici l’approche des idéologies raciste et libérale. Elle s’inscrit résolument dans la perspective théorisée par Quentin Skinner et par Stefan Collini. Avec Skinner, nous 21 Lettre de Tocqueville à Gobineau, 11 octobre 1853, dans Alexis de TOCQUEVILLE, Correspondance de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau. Œuvres complètes, vol. 9, Paris, Gallimard, 1959, p. 199. 27 considérons qu’une analyse des discours et doctrines politiques doit être attentive au « contexte historique » de leur formulation, lequel donne « sens » aux idées émises par les acteurs historiques. Cette approche implique un effort d’investigation pour tenter de retrouver la signification concrète que les acteurs ont eux-mêmes donné à leurs discours dans une logique de questions-réponses22. Dans cette lecture contextuelle des idées politiques, doctrines politiques et paradigmes scientifiques des sciences sociales seront regardés comme l’incarnation d’une intention politique et intellectuelle dont l’origine et la signification renvoient aux circonstances « immédiates » auxquelles ont été confrontés les auteurs. D’un point de vue méthodologique, cette conception de l’histoire des idées politiques implique le respect de deux règles essentielles. D’une part, elle exige de l’historien des idées qu’il repère les « conventions dominantes » régissant le traitement d’une question particulière dans une société et à une époque particulière – par exemple, ici, la question des « identités ». Ces conventions dominantes partagées définissent le « contexte idéologique » et s’expriment à travers une « communauté linguistique ». Aussi, nous faudra-t-il accorder une attention toute particulière aux sens relatifs et variables des mots tels que ceux de « race », d’« ethnique » et de « culture ». Du siècle des Lumières aux guerres d’extermination du 20e siècle, les mots de « race », d’« ethnie », de « culture » et de « civilisation » n’ont pas, en effet, revêtu le même sens. Le second postulat de cette méthode historique est qu’il doit exister une « connexion logique » entre ce que croit un auteur/un chercheur et ce qu’il veut dire. De Stefan Collini, nous conserverons l’ingénieuse formule de « moralistes publics » pour désigner les penseurs racistes, ce qualificatif ayant le mérite de projeter l’histoire des idées et des doctrines dans une vision dialogique entre des « fabricants » d’idées et une « audience ». Cette formule s’accorde, en outre, bien avec la vision concurrentielle des idées ici retenue. Selon Collini, si dans la compétition des doctrines et des modèles certaines « théories acquièrent une position forte c’est en partie parce qu’elles donnent une forme cohérente et une fondation à des attitudes et des croyances déjà largement, même inconsciemment, partagées »23. D’autre part, il nous a semblé que pour faire justice à la complexité des évolutions historiques et des temporalités spécifiques à des idéologies et des 22 Pour un exposé clair de cette concetion de l’histoire des idées voir Quentin SKINNER, Meaning and context. Quentin Skinner and his critics, Cambridge, Polity Press, éd. par James Tully, 1988. 23 Stefan COLLINI, Public Moralists. Political Thought and Intellectual Life in Britain, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 4. 28 modes de représentation, la concurrence des modèles devait nécessairement s’inscrire dans la « longue durée » (Braudel). De fait, si notre travail s’étend sur près d’un siècle et demi, c’est parce qu’il apparaît clairement que le temps des idéologies, des doctrines et des croyances collectives n’est pas nécessairement celui de la science. Les questions et les réponses idéologiques changent à une vitesse géologique qui n’est pas toujours celle du monde des théories systématiques24. Ces écarts de temporalité sont renforcés aussi par la distance introduite dans une comparaison qui se déploie entre deux cultures, deux nations. Dès lors, pour reconstruire la cohérence de discours idéologiques et scientifiques forgés de part et d’autre de l’Atlantique, il nous est apparu préférable de nous appuyer sur de longues périodes. L’impossibilité pratique de reconstituer la logique intégrale de discours se déployant à des niveaux différents d’argumentation – scientifique, politique, moral,… – ou de reconstruire l’ensemble des réseaux d’acteurs concernés, plaide également pour le choix de la « longue durée ». Celle-ci servira une analyse visant à recomposer les filiations et les affinités entre des « groupes d’acteurs » identifiés, afin de dégager des traits généraux pour une modélisation des approches et des trajectoires. Par conséquent, ce n’est ni une vue microsociologique ni une vue surplombante des modèles et des acteurs qui orientera la réflexion mais un regard à « mi-hauteur », tentant de repérer des éléments signifiants et pertinents au regard d’une histoire politique et épistémologique longue. • Distinctions sémantiques : « racial », « racialisme », « racisme » Mais de quoi parle-t-on exactement lorsque l’on use dans ce débat à la fois théorique et philosophique des mots de « racial », « racialisme » et « racisme » ? Il règne, en effet, notamment en France autour de ces vocables employés sans discernement une grande imprécision, tant dans le débat politique que parmi les chercheurs, si bien que nous ne saurions faire l’économie d’un travail préalable de clarification. Plus qu’une clarification sémantique, il s’agit de rompre avec les confusions et amalgames qui sous-tendent nombre de discours sur le racisme et parce qu’il y a nécessité pour une histoire des idées et des sciences de repérer ces ruptures épistémologiques qui sous-tendent d’apparentes continuités sémantiques. Préciser alors en quoi consiste le « racisme », ce qui le distingue de termes voisins 24 Ibid, p. 5. 29 comme « race » et « racial », c’est aussi prendre acte avec Claude Lévi-Strauss que « rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur, et n’affadit la lutte contre le racisme que cette façon de mettre (…) le terme à toutes les sauces »25. L’adjectif « racial » a servi depuis le Moyen Âge à désigner la diversité anthropologique empiriquement observable, réelle ou fantasmée, de l’espèce humaine. Pour les naturalistes et philosophes des Lumières, la « race » répond à une logique typologique héritée des Anciens. Dans cette perception « raciale » de l’humanité saturée au 18e siècle des préjugés ethnocentriques d’une culture européenne sûre de sa perfection et de sa supériorité, il s’agit de décrire, nommer et classer les formes multiples du genre humain. En cela on peut dire de la pensée « raciale », avec Colette Guillaumin, qu’elle se déploie au « niveau banal de l’évidence, infra-conscient ou en tout cas inquestionné »26, s’enracinant dans la certitude immédiate et non scientifiquement étayée qu’il existe des groupes humains anthropologiquement distincts. Par « racialisme », en revanche, on désignera la théorie scientifique ou la « mise en science » des phénomènes observables par une anthropologie raciale fondée à partir du 19e siècle sur le principe de la « causalité biologique ». L’irruption de la « causalité biologique » marque, en effet, au tournant du 18e siècle une transformation radicale des savoirs et de l’image de l’homme dans la pensée occidentale. L’anthropologie raciale – ou la « biologie du genre humain » (Broca) –, consacre la conversion biologique et scientiste de l’idée de « race » et avec elle de la « pensée raciale ». Ce sont les principes d’hérédité et d’irréversibilité qui confèrent au racialisme sa spécificité. Par rapport à la « pensée raciale », le racialisme s’inscrit donc au niveau socialement plus large de l’explicite. Comme mode scientiste d’interprétation du réel il entend s’exprimer dans un discours clair et articulé, érigeant la « race biologique » en catégorie cognitive et de classification systématique de l’humanité. Comme théorie scientifique, le racialisme procèdera par description des races humaines d’un point de vue physique et psychique en supposant une corrélation entre ces deux niveaux. Les paradigmes racialistes de l’histoire et du social qui surgiront au 19e siècle forment alors un « ensemble théorique (…) une vue à forme scientifique, un constat descriptif et analytique de la variété humaine » et 25 Claude LÉVI-STRAUSS, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 15. Colette GUILLAUMIN, « Une société en ordre. De quelques-unes des formes de l’idéologie raciste », Sociologie et société, XXIV, 2, automne 1992, p. 13-23. 26 30 définissant véritablement une « vision du monde raciale »27. D’un double point de vue historique et logique, on peut alors dire du « racialisme » qu’il est le produit syncrétique de la rencontre entre une anthropologie raciale et une science biologique. Schéma de pensée biodéterministe prétendant expliquer tous les évènements et actions par un fait, la « race biologique », le racialisme inaugure l’âge du fatalisme bioracial28. Il fait pénétrer la pensée sur l’homme dans l’ère du déterminisme biologique où, remarque Michel Foucault, « classer ne sera donc plus référer le visible à lui-même, en chargeant l’un de ses éléments de représenter les autres ; ce sera, dans un mouvement qui fait pivoter l’analyse, rapporter le visible à l’invisible, comme à sa raison profonde, puis remonter de cette secrète architecture vers les signes manifestes qui en sont donnés à la surface des corps »29. Du « racisme », on peut dire qu’il est le produit idéologique de cette invagination de la culture scientifique occidentale dans « une profondeur où il sera question non plus des identités, des caractères distinctifs, des tables permanentes (…) mais des grandes forces cachées développées à partir de leur noyau primitif et inaccessible, mais de l’origine, de la causalité et de l’histoire »30. Le « racisme » c’est la « doctrine politique » ou le corps de jugements et de prescriptions dérivé du présupposé qu’il existe bien des races biologiques fixes et héréditaires. Au 19e siècle l’idéologie raciste va s’énoncer comme « système de signification » cohérent et intégré opposé à la vision « libérale » du monde née des Lumières. Le racisme se déploie à un niveau politique et pratico-normatif où la logique du « projet » raciste tend vers une séparation radicale entre humains dans un ordre inégalitaire assignant à chaque individu des droits et des devoirs en fonction de la position de son groupe d’appartenance biologique sur une hiérarchie des races. Par « idéologie raciste », nous désignerons dans ce travail un système de représentations (l’existence de races humaines distinctes), de croyances (la puissance de l’hérédité et du 27 Ibid, p. 14-15. Par la notion de « déterminisme », nous désignons une « théorie générale, suivant laquelle l’univers obéit à des lois. De ce fait, les objets ou évènements ou même les actions humaines sont liés de telle sorte que passé, présent, avenir ne peuvent être différents de qu’ils ont été ou seront. Théorie opposée à la notion de liberté ». En termes méthodologiques et « dans un sens plus restreint, reconnaissance de l’influence de facteurs héréditaires et sociaux qu’il appartient à la biologie et à la sociologie de rechercher et si possible de mesurer. Il existe autant de conceptions du déterminisme que de théories de la causalité », Voir article « déterminisme » dans Madeleine GRAWITZ, Lexique des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1994. 29 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1998 (1966), p. 242. 30 Ibid, p. 263. 28 31 déterminisme biologique) et de normes (l’inégalité et la hiérarchie des races) structuré par une « Idée » unique : la notion de « race », constituant un ensemble de propositions positives et normatives, formulées le plus souvent de façon implicite, et définissant une attitude à l’égard ce qui est et de ce qui est souhaitable. « Philosophie scientifique » affirmant ouvertement des prétentions scientifiques, l’idéo-logie raciste se présente ainsi comme un système global d’interprétation du monde historico-politique revêtant principalement une fonction pratico-sociale de légitimation d’un ordre politique tout entier ordonné par la croyance en l’inégalité des races. Comme toute idéologie, peut-on dire de l’idéologie raciste qu’elle forme un « discours constituant » (Lefort) ou « performatif » (Austin) où la croyance en l’idée de race fait advenir ce qui est énoncé. Quelles connexions historiques et logiques existent entre ces différents termes et niveaux de la doctrine des races ? Quelles sont les implications de l’antiindividualisme de la pensée raciste pour les sciences sociales et, plus précisément, pour les conditions d’une réflexion sociologique sur les identités et pour le système de valeurs des sociétés démocratiques et libérales ? Quel type de riposte ce défi antilibéral de la pensée raciste requiert de la part des sciences sociales pour non seulement faire pièce aux présupposés anti-individualistes des paradigmes racialistes, mais pour opposer pratiquement une vision alternative des identités et des relations entre groupes humains ? Telles sont les principales interrogations que la comparaison entre l’école durkheimienne et l’école de Chicago tentera d’éclairer. • Sur les notions de « tradition de recherche », de « paradigme » et d’« école » Confronter des « traditions de recherche » et des « paradigmes », c’est concrètement mettre face-à-face des « communautés de chercheurs », entendues au sens de groupes d’acteurs historiquement situés et s’identifiant à des modèles épistémologiques et cognitifs qui orientent leur praxis scientifique. Par « paradigme », nous désignerons l’ensemble cohérent et structuré des traits communs théoriques et méthodologiques partagés par les membres d’un groupe scientifique et dont ils tirent leur identité dans un espace scientifique. Idéalement, les paradigmes correspondent à des modèles de pensée, des façons de voir les choses et de les interpréter partagées par les chercheurs d’une discipline et qui fondent l’unité d’une « communauté ». En pratique, un domaine, une discipline, un programme de recherche ou une théorie se constituent et se développent à partir 32 d’un « paradigme », de sorte que l’on peut soutenir que la construction d’un « paradigme » précède la naissance d’un domaine scientifique et la formation de son corpus théorique, conditionnant ensuite le développement de son programme de recherche en orientant le « regard » des chercheurs. Bien sûr, nous n’ignorons pas que c’est souvent par une reconstruction ex post de l’histoire des sciences que ces paradigmes se voient conférer le statut de modèle distinctif dans le champ de la science. Les paradigmes des sciences sociales, davantage sans doute que les paradigmes des sciences physiques, comportent une double dimension scientifique et idéologique. Les communautés de « social scientists » sont des communautés humaines, historiques et sociales, peut-être moins à même que les « sciences dures », qui peuvent espérer s’arrimer au point fixe d’une « vérité » universelle, de s’extraire du flot des idées, des doctrines et des représentations « idéologiques ». Les communautés de chercheurs en sciences sociales manifestent ainsi de façon exacerbée cette « double identité sociale et cognitive » qui caractérise les communautés scientifiques en général. La nature indissociable de ces deux dimensions est plus marquée sans doute dans les sciences humaines que dans les sciences de la nature. Pour les sciences sociales plus que pour les sciences de la nature, il semble plus immédiatement évident qu’une connaissance du monde structure les connaissances produites et qu’il ne saurait y avoir de communauté scientifique sans mécanismes sociaux de régulation (recrutement, maintien, extension), sans matrice cognitive ou disciplinaire31. La « communauté de chercheurs » est bien en ce sens une communauté d’acteurs historiquement et socialement situés, partageant à des degrés variables des normes et des valeurs philosophiques, éthiques et politiques, fournissant un cadre d’identification et créant un sentiment d’appartenance à une même communauté de recherche ou à une « tradition de recherche ». Cette vision « située » des paradigmes des sciences sociales implique que leur étude ne peut faire abstraction des communautés de chercheurs qui les incarnent, les forgent et les perpétuent dans un univers sociohistorique singulier, mais aussi que toute analyse épistémologique comparative de paradigmes doit donc inclure un travail de localisation – philosophique, morale, idéologique,… – du ou des groupes responsables. 31 Dominique VINCK, Sociologie des sciences, Paris, Armand Colin, 1995, p. 94. 33 Pour désigner une « communauté de chercheurs » en tant qu’elle s’identifie à un « paradigme », le terme d’« école » est quelquefois employé par les historiens des sciences. Par « école », on désigne alors un groupe d’individus unis par une adhésion commune à un modèle épistémologique en raison d’une formation intellectuelle similaire ou d’une participation à une communauté de recherche. En France, le terme d’ « école » a été attaché à la tradition sociologique fondée par Émile Durkheim, les historiens de la discipline jugeant que ce qui l’a distingué des autres « pères fondateurs » de la sociologie est qu’il fut à proprement parler un chef de file. Pour Durkheim la fondation de la « sociologie », cette nouvelle science, devait être réellement le fruit d’un travail collectif où « chacun des membres de l’équipe se spécialiserait dans une branche du savoir à constituer et ferait valoir le point de vue sociologique dans les disciplines ou les domaines d’étude existant déjà »32. Historiquement, l’« école durkheimienne » s’est formée, autour de la revue L’Année sociologique (1898), par l’agrégation de brillants collaborateurs réunis autour du maître – citons, Célestin Bouglé (1870-1940), Hubert Bourgin (1874-1955), Georges Davy (1883-1976), Paul Fauconnet (1874-1938), Louis Gernet (1882-1964), Maurice Halbwachs (1877-1945), René Hertz (1881-1915), Henri Hubert (18721927), Paul Huvelin (1873-1924), Paul Lapie (1869-1927), Marcel Mauss (18721950), Gaston Richard (1860-1945), François Simiand (1873-1935). En France, un tel rassemblement de chercheurs animés par un même but et partageant une conception similaire des théories et des méthodes appropriées à l’étude du social, reste un événement unique dans l’histoire de la discipline. La tradition de recherche sociologique durkheimienne mérite d’autant plus le titre d’« école » qu’elle a imprimé sur les sciences sociales françaises une empreinte épistémologique durable. Pour les sciences sociales françaises, on peut dire que le paradigme de l’« école » durkheimienne a constitué, dans une très large mesure, l’implicite épistémologique jusqu’à la seconde guerre mondiale et au-delà. Aux Etats-Unis, le terme d’« école » est appliqué depuis les années 60 par les historiens des sciences sociales à la tradition sociologique de Chicago initiée à partir de 1895, d’abord autour d’Albion Small (1854-1926), et prolongée par William I. Thomas (1863-1947), Robert E. Park (1864-1944) et leurs élèves. Historiquement, le terme désigne au sens étroit le groupe de chercheurs et les travaux réalisés entre 32 Article « Durkheim et les durkheimiens », Raymond BOUDON, Philippe BESNARD, Encyclopaedia Universalis, Paris, 1996. 34 1918 et 1933 au département de sociologie de l’Université de Chicago. Il n’est pas certain que ces chercheurs se fussent eux-mêmes considérés comme les représentants d’une « école », bien que partageant une même conception de la sociologie dans ses théories et ses méthodes33. Il nous paraît cependant légitime de maintenir le terme pour évoquer cette tradition sociologique singulière qui a prospéré à l’Université de Chicago grâce à un noyau d’enseignants et de chercheurs, temporaires ou permanents, qui ont partagé dans l’entre-deux-guerres une vision commune de la sociologie, de ses postulats comme de ses méthodes et de ses objets. Comme pour les durkheimiens, la composition du groupe a évolué au gré des recrutements et des départs, mais l’unité de cette communauté de chercheurs a globalement perduré sous l’égide de leaders tels que William I. Thomas, Ernest Burgess, Ellsworth Faris, et Robert E. Park, chef de fil du département de sociologie entre 1913 et 1933. Comme l’école durkheimienne aussi, la tradition de recherche de Chicago s’est forgée par l’intégration d’influences multiples, entretenant à la fois des liens de rivalité et de convergence avec d’autres disciplines. La sociologie de Chicago, en particulier, a noué des liens étroits et durables avec une anthropologie culturelle, une philosophie pragmatiste et une psychologie sociale qui ont profondément orienté la conception du « social » et de ses modes d’interprétation promue par les sociologues de Chicago. Du point de vue de la praxis scientifique, on peut dire d’un paradigme qu’il est un prisme et un filtre, une lentille et un régulateur visuel. Comme prisme à travers lequel les chercheurs appréhendent le monde qui les environne, il constitue un moyen de construction de la « réalité » à partir de la sélection, plus ou moins arbitraire, d’éléments composites jugés significatifs et réels par les chercheurs. C’est la logique propre au paradigme qui transforme ces éléments en « problèmes » et en « questions » auxquels les chercheurs vont tenter de répondre. En cela peut-on effectivement dire avec Thomas Kuhn que l’« établissement d’un paradigme apporte à une communauté scientifique, entre autres choses, la certitude de choisir des problèmes dont on peut supposer qu’ils ont une solution tant que l’on tient le 33 Martin BULMER emploie le terme d’”école” dans son ouvrage The Chicago School of Sociology. Institutionalization, Diversity, and the Rise of Sociological Research, Chicago, The University of Chicago Press, 1984, p. 1. Mais le qualificatif d’ « école » avait déjà été utilisé à propos de Chicago par L. L. Bernard en 1930 dans un article sur les traditions sociologiques, L. L. BERNARD, “Schools of Sociology”, Southwestern Political and Social Science Quarterly, 11, September 1930. 35 paradigme pour acquis »34. Comme régulateur ou agence de sélection un paradigme exerce principalement un rôle de filtre qui peut « même tenir le groupe de chercheurs à l’écart de problèmes qui ont leur importance sociale mais ne sont pas réductibles aux données d’une énigme parce qu’ils ne se posent pas en termes compatibles avec les outils conceptuels et instrumentaux que fournit le paradigme. De tels problèmes peuvent constituer une distraction »35. Aussi, plus qu’un ensemble de théories, de techniques et de méthodes un paradigme est-il une matrice acceptée, un élément conditionnant de l’activité de recherche et de la perception elle-même, de sorte que l’on peut admettre avec Thomas Kuhn que ce que voit un sujet, un chercheur, « dépend à la fois de ce qu’il regarde et de ce que son expérience antérieure, visuelle et conceptuelle lui a appris à voir »36. De là peut-on affirmer que ce qui distingue des paradigmes alternatifs ou concurrents c’est moins les réponses qu’ils apportent que les « problèmes » qu’ils posent, car qui dit paradigme dit, en effet, « problématisation particulière et, en conséquence, focalisation sur certains types de phénomènes ou certains traits de ces phénomènes au détriment de certains autres (ou encore hiérarchisation des problèmes) »37. En pratique, c’est donc à travers des « paradigmes », à la fois prismes, diversement taillés, et filtres, circonscrivant le regard des chercheurs, que se forge chez le chercheur cette « certitude que les phénomènes sont réels et qu’ils possèdent des caractéristiques spécifiques », que la « réalité » prend forme comme construction symbolique et objet de « connaissance » pour des chercheurs38. Dans sa double dimension scientifique et idéologique, un paradigme des sciences sociales procède et impose ainsi une « vision du monde » commune à ceux qui y adhèrent, renfermant des croyances, des représentations et des valeurs reconnues communes aux chercheurs. Expression concrète des préférences philosophiques, anthropologiques et éthiques d’un groupe de chercheurs situés dans la sphère sociale et politique, il engage aussi des choix pratico-normatifs implicites ou explicites. Ainsi, en apprenant un paradigme, l’homme de science acquiert à la fois « une théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un 34 Thomas KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion (coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1972, p. 54-55. 35 Ibid. 36 Thomas KUHN, La structure des révolutions scientifiques, 1972, p. 138. 37 Alban BOUVIER, Philosophie des sciences sociales. Un point de vue argumentativiste en sciences sociales, Paris, PUF, (coll. « l’interrogation philosophique »), p. 26, 34. 38 Peter BERGER, Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 1996 (1966), 288 p. 36 mélange inextricable. C’est pourquoi, lors des changements de paradigme, il y a généralement déplacement significatif des critères déterminant la légitimité des problèmes et aussi des solutions proposées »39. Il y a probablement quelque abus de langage à parler pour les sciences humaines et sociales de « ruptures » ou de « révolutions » épistémologiques. Parce qu’ils conservent du regsitre des idéologies, des croyances, des mentalités – de la doxa – d’où ils s’originent une sorte d’« infaillibilité » de l’ordre de la foi, tout en prétendant se maintenir dans l’espace de la « connaissance », les paradigmes sociologiques se prêtent mal à l’idée poppérienne de « falsifiabilité ». L’univers des paradigmes des sciences humaines et sociales n’est pas celui de la tabula rasa, mais celui de la sédimentation, du pluralisme hégémonique où chaque période se caractérise par la prééminence relative d’un modèle coexistant dans l’espace cognitif avec d’autres modèles avec lesquels il partage certains éléments d’un fonds épistémologique commun. Le champ des sciences sociales est dans les sociétés démocratiques et libérales un univers concurrentiel irréductible, la pluralité des schémas socio-explicatifs n’étant que la manifestation dans l’ordre de la « connaissance » de la pluralité des « visions du monde ». Une des particularités de l’univers des sciences sociales, c’est qu’il n’y a pas d’incommensurabilité des paradigmes concurrents. Mais même rares, ou difficiles à repérer, l’histoire des sciences de la société est jalonnée de ces révolutions « coperniciennes » parmi lesquelles figure incontestablement la transition épistémologique qui au début du 20e siècle a vu les « social scientists » abandonner la notion de « race biologique » pour celle de « culture ». Pour une compréhension totale des paradigmes épistémologiques, il est indispensable de retrouver l’atmosphère idéologique dans laquelle ils naissent. Les modèles explicatifs des sciences sociales en particulier ne surgissent jamais dans un vide idéologique. La concurrence théorique des paradigmes du social se double généralement d’une concurrence idéologique. Avec Larry Laudan nous pensons qu’une évaluation des théories ou traditions de recherche est toujours une question de comparaison « concurrentielle », les modèles des sciences ne pouvant être envisagés dans un « vide compétitif », « quasi toutes les périodes importantes de l’histoire des sciences sont caractérisées par la coexistence de nombreux 39 Ibid, p. 134-135. 37 paradigmes rivaux, aucun n’ayant l’hégémonie, et par des débats persistants dans la communauté scientifique sur les hypothèses qui fondent chaque paradigme »40. Les travaux de Karl Mannheim nous ont aussi persuadés que les paradigmes des sciences sociales ne peuvent pas non plus être envisagés dans un vide « idéologique », un schéma d’explication de l’homme et de la société pouvant toujours être conçu comme un point de vue partiel sur la réalité procédant d’une « vision » particulière du monde (Weltanschauung). Relier une analyse logique des paradigmes à une histoire des idées qui les informent, c’est prendre acte du fait qu’un modèle épistémologique de l’homme et de la société charrie généralement avec lui une anthropologie – « qu’est-ce que l’homme ? » –, une philosophie – « quelle est la finalité de son existence ? » –, une éthique – « comment bien agir pour y parvenir ? » –, ainsi qu’une ontologie – « quels types d’entités fondamentales existent au regard du chercheur dans cet univers humain et social ? Les réponses à ces questions méta-théoriques, quel que soit le statut que le chercheur leur confère – particulières ou universelles, provisoires ou intemporelles – forment les présupposés de la praxis scientifique, conditionnant les choix conceptuels et méthodologiques du chercheur. Un paradigme épistémologique est bien en cela une « réponse », à condition d’entendre ce mot au double sens de « résolution » d’une énigme ou d’explication d’un ensemble de problèmes, et de « réplique » à des modèles d’interprétations concurrents proposant un mode de résolution alternatif des phénomènes en jeu. Le renfort d’une histoire des idées politiques pour une analyse comparative des traditions de recherche contribuera précisément à appréhender les paradigmes en termes d’« interrogativité » – quelles solutions une théorie apporte aux problèmes qu’elle se pose ? – et de « rivalité » des modèles explicatifs dans un espace idéologique concurrentiel – quelles sont les doctrines en présence ? – puisqu’il est vrai que « la conception qu’on se fait des méthodes appropriées d’investigation est généralement compatible avec l’idée qu’on se fait des objets de l’investigation »41. S’il est rarement possible d’opposer de manière radicale des paradigmes des sciences sociales, il est donc possible en revanche de repérer et de confronter des logiques épistémologiques concurrentes. Cette mise en évidence de la distance des 40 Larry LAUDAN, La dynamique de la science, Liège, Mardaga, (coll. « Philosophie et langage »), p. 85, 88-89 41 Ibid, p. 94. 38 paradigmes requiert un travail de « modélisation » ou de « typification » des modèles, nécessaire pour comparer des modèles dans leurs présupposés philosophico-éthiques, leur logique interne et leurs modalités de fonctionnement théorique et méthodologique. Dynamique et évaluative, cette comparaison prendra partiellement la forme aussi d’une « mise à l’épreuve » (testing) telle que Popper la conçoit en quatre étapes pour juger de l’efficacité comparée des paradigmes42. C’est l’absence de communauté objective qui généralement suppose cet effort de modélisation où « caractériser le paradigme commun à un certain nombre de chercheurs (et donc à une « communauté de chercheurs »), c’est toujours forcément, à moins de se livrer à une étude purement descriptive d’intérêt essentiellement historique, le styliser dans une certaine direction »43. Une stylisation des « écoles »et des « paradigmes » des sciences sociales ne peut pas se limiter aux éléments théoriques et méthodologiques, formes visibles et explicites des modèles épistémologiques. Sauf à ignorer la question des valeurs et des présupposés normatifs qui informent une « vision » particulière du monde historique et social, la modélisation des paradigmes doit intégrer des éléments relatifs aux fondations philosophiques, éthiques et politiques qui informent, de manière explicite ou implicite, la construction d’un modèle d’explication du social. Faire toute sa place à la question des valeurs et des préférences philosophico-éthiques dans l’analyse des discours et pratiques des chercheurs en sciences sociales, ce n’est nullement réduire la concurrence des paradigmes au heurt insurmontable d’idéologies rivales mais refuser de confondre la « neutralité axiologique » avec une indifférence aux valeurs. Sans proclamer une convergence stricte entre des paradigmes épistémologiques et des idéologies politiques, nous pensons que les différences théoriques et méthodologiques entre paradigmes des sciences sociales sont généralement sous-tendues par des divergences de types anthropologique, philosophique, éthique et politique. 42 Une corrélation entre Selon Popper la « mise à l’épreuve » s’appuiera sur 1) une comparaison logique des conclusions tendant à évaluer la cohérence interne du système ; 2) une recherche de la forme logique de la théorie ; 3) une comparaison de la théorie à d’autres théories ; 4) enfin, une mise à l’épreuve de la théorie par des applications empiriques, Karl POPPER, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, (coll. « Bibliothèque scientifique »), 1973, p. 29. 43 Alban BOUVIER, Philosophie des sciences sociales…, p. 34-35. L’épistémologie critique comparative est toujours une « stylisation » dans la mesure où elle vise à dégager la problématique, la logique générale qu’on considère au cœur de la perspective. Dans la mesure où elle tend vers la construction d’un « idéal-type » à partir d’une réalité trop complexe pour être totalement restituée, la spécification renferme forcément un élément d’arbitraire. 39 convictions éthiques et positions théoriques et méthodologiques existe dans le champ des sciences sociales : paradigmes sociobiologiques et racialistes, anthropologie culturelle boasienne, sociologie durkheimienne et sociologie de Chicago ont parfaitement illustré ce rapport entre science et idéologie44. Ces présupposés philosophico-éthiques de la recherche en sciences sociales sont probablement ce qui s’approche le plus de cet « élément irrationnel ou intuition créatrice inaccessibles à la logique » que recèle toute découverte scientifique45. • Jugements de faits et jugement de valeurs. Remarques sur les rapports entre objectivité et neutralité dans les sciences sociales. C’est une conception doublement « située » du discours des sciences sociales que nous défendons. D’une manière générale nous estimons, en effet, que toute évaluation de la société est toujours plus ou moins située, même lorsqu’elle se veut objective et s’appuie sur des faits irréfutables et des démonstrations vérifiables. Le chercheur observant toujours la société d’un certain point de vue marqué par son histoire personnelle, ses attaches, sa position sociale et ses préférences intellectuelles et morales, son objectivité peut légitimement être qualifiée d’ « objectivité positionnelle »46. Cette conception « située » des rapports entre « objectivité » et « neutralité » repose sur la conviction que les sciences sociales ne sont jamais en position d’extériorité ou de neutralité par rapport aux objets qu’elles étudient. Si, en outre, l’on admet que les modèles épistémologiques des sciences sociales sont en eux-mêmes les produits dérivés de préférences et controverses idéologiques dont ils perpétuent la concurrence dans des visions objectivées du monde historique et social, dès lors le seul moyen de s’approcher d’une réelle objectivité du discours scientifique est de rendre explicites dans la recherche ces présupposés philosophico-éthiques qui orientent le regard des chercheurs. 44 Et comme le note Georges Gurvitch à propos de la sociologie durkheimienne, le lien entre les convictions éthico-politiques de Durkheim et ses options théoriques est évident. Durkheim est un républicain et pour lui la « solidarité organique » non seulement s’identifie à un idéal moral, mais est la source de toutes les valeurs morales : égalité, liberté, justice, fraternité. Durkheim, constate Gurvitch, ira même jusqu’à réduire la morale à la solidarité de l’individu avec son groupe en affirmant que « toute inégalité extérieure compromet la solidarité extérieure », Georges GURVITCH, La vocation actuelle de la sociologie, t. 1, Paris, PUF, 1963 (1950), p. 222. 45 Karl POPPER, op. cit., p. 28. 46 Selon l’heureuse formule d’Amartya SEN dans sa définition de l’économie comme « science morale » marquant le refus de séparer les activités de jugement et les activités de connaissance, dans On ethics and economics, Oxford, Cambridge (Mass.), Blackwell, 1991. 40 Face à une doctrine sociale inégalitaire et anti-individualiste telle que la pensée raciste, cette obligation pour le chercheur de rendre explicite le système de valeurs qui sous-tend son discours doit être double. D’une part, cette mise en évidence des présupposés de la recherche répond à une exigence élémentaire d’« objectivité », car avec l’économiste Gunnar Myrdal nous pensons que pour limiter les biais et les effets pervers de présupposés inavoués il est nécessaire de rendre précisément conscient et explicite le système de valeurs qui oriente la démarche du chercheur en sciences sociales. Si le dévoilement du système de présupposés axiologiques orientant la perception et l’interprétation des objets de la recherche est si important c’est, comme l’affirme si bien Myrdal, qu’« il ne faut pas oublier que les présupposés éthiques déterminent l’entière approche d’un problème et revêtent une signification pour interpréter la définition des concepts, la formulation d’une théorie, les méthodes d’observation et la manière de présenter les résultats »47. Pour Myrdal cette explicitation vise, d’autre part, à garantir autant que possible un principe de cohérence et de non-contradiction entre une théorie et ses implications pratiques, car le refus obstiné des chercheurs de préciser eux-mêmes la signification pratique, éthique et politique, de leurs discours « scientifiques » ne constitue nullement une garantie d’objectivité ou une barrière contre la récupération polémique de leurs travaux. S’interroger sur la signification pratique de théories sociologiques, c’est prendre acte de la vocation « politique » des sciences sociales. Ainsi, à la fois pour une exigence d’objectivité et un souci de cohérence, nous admettons avec Myrdal que « la seule voie permettant d’atteindre à l’ “objectivité“ dans le cadre de l’analyse théorique est d’exposer en plein jour les valeurs qui sous-tendent la recherche, de les rendre conscientes, spécifiques et explicites, et de leur permettre de déterminer la recherche théorique. Dans les phases pratiques d’une étude, les présupposés éthiques clairement énoncés et les données (établies à partir de l’approche théorique orientée par les mêmes présupposés éthiques) devraient alors constituer les prémisses pour toutes conclusions de type politique »48. Rendre explicites les valeurs qui inspirent la recherche en sciences sociales, c’est aussi accepter d’adosser, et peut-être même renforcer, la validité objective d’un discours sociologique à une légitimité de type éthique. Face au racisme, « philosophie scientifique » arborant tour à tour les habits de la science et/ou de 47 48 Gunnar MYRDAL, Objectivity in social Research, New York, Pantheon Books, 1969, p. 70. Ibid, p. 55-56. 41 l’idéologie, il ne saurait être question pour les sciences sociales de se cantonner au territoire du savant ou du politique, sauf à ignorer délibérément la dimension praticonormative de la pensée raciste. Face au racisme, cette doctrine sociale qui a su au cours de l’histoire se réfugier du côté de la science quand elle était contestée sur le terrain politique, puis du côté politique quand elle fut démentie sur le plan scientifique, les sciences sociales ont l’obligation de se tenir sur leurs deux pieds. Plus que tout autre « objet » d’étude pour les sciences sociales, le racisme nous fait prendre conscience avec acuité du fait qu’« aucune science sociale ou branche particulière de la recherche sociologique ne peut prétendre être « amorale » ou « apolitique », [qu’]aucune science sociale ne peut même être « neutre » ou simplement « factuelle » [et que] la recherche est toujours et par nécessité logique basée sur des valeurs morales et politiques, [de sorte que] le chercheur devrait avoir l’obligation d’en rendre compte explicitement »49. Ce lien esquissé entre réflexion sur les conditions d’une critique efficiente du racisme et interrogation sur les rapports entre objectivité scientifique et neutralité axiologique est au centre d’un des travaux les plus importants au 20e siècle sur les fondements du racisme conçu à l’aune du « problème noir », à savoir l’ouvrage de Gunnar Myrdal, An American Dilemma. The Negro Problem and Modern Democracy (1944). Que dit, en effet, Myrdal dans des annexes méthodologiques indispensables à la compréhension de la logique du travail, sinon que « l’objectivité absolue (…) est un idéal vers lequel nous tendons constamment mais que nous ne pouvons jamais atteindre [car] le chercheur en science social aussi fait partie d’une culture dans laquelle il vit et il ne peut jamais parvenir à se libérer totalement de la dépendance des conceptions dominantes et des biais de son environnement »50. Pour l’auteur de An American Dilemma, il est non seulement vain de croire que les biais en sciences sociales peuvent être éliminés « simplement en “s’en tenant aux faits“ et en affinant les méthodes de traitement statistiques des données ». La science, affirme en outre Myrdal, « ne se protège pas davantage contre les biais par l’attitude entièrement négative qui consiste à refuser toute formulation de ses résultats pour une utilisation pratique ou politique ». Au contraire, c’est lorsque ces « valeurs » opèrent de 49 Ibid, p. 74. Gunnar MYRDAL, « Appendix 2: A Methodological Note on Facts and Valuations in Social Science », dans An American Dilemma. The Negro Problem and Modern Democracy, New York, Harper and Row, 1962, p. 1035. Traduit par nous, comme l’ensemble des citations des citations extraites d’ouvrages en langue anglaise. 50 42 manière clandestine qu’elles nuisent à l’objectivité de la recherche. Il est vain de vouloir expulser les valeurs de la science sociale qui est, affirme Myrdal, une « science politique »51. Face au racisme, comme à tout autre objet offert au regard des chercheurs en sciences sociales, il n’y a donc pas d’autre moyen pour Myrdal d’éviter les biais que de « faire face aux valeurs et les introduire comme des présupposés éthiques explicitement formulés, spécifiques et suffisamment concrets »52. Ce que Myrdal rappelle clairement c’est que jamais une critique du racisme par les sciences sociales, si elle prétend à l’efficacité, ne peut se résoudre dans la simple substitution d’un paradigme à un autre, d’une forme de déterminisme – la « causalité sociologique », par exemple – à une autre – la « causalité biologique » –, car face au racisme qu’elles le veuillent ou non, les sciences sociales sont sommées de prendre aussi position sur le terrain des valeurs. Avant Myrdal, le philosophe Tocqueville, le sociologue Bouglé et l’anthropologue Boas ont à leur manière démontré que face à l’antilibéralisme de la pensée raciste il appartient aussi au « social scientist » de défendre au cœur d’un discours scientifique la dignité de l’individu et l’égalité des hommes, de réaffirmer les valeurs humanistes et démocratiques d’une tradition libérale née en réaction à l’oppression et aux tentatives d’étouffement de l’individu. Pour ces chercheurs, défendre les valeurs du libéralisme ne signifiait nullement déserter le terrain de la science « objective » pour celui de l’idéologie et renoncer à toute ambition d’objectivité, mais bien lutter contre le racialisme/racisme dans la fidélité à un système de valeurs, à une « culture », à un « ethos » enraciné au cœur de leur démarche. Alors conscients de leurs convictions « libérales », ces chercheurs vont s’efforcer dans leur confrontation avec la pensée raciste de maintenir une continuité et une cohérence entre deux ordres, celui de la science – ordre du descriptif – et celui du politique – ordre du pratico-normatif. Bouglé, en France, Boas et Myrdal, aux Etats-Unis, vont ainsi montrer combien une critique effective du racialisme/racisme exclut l’indifférence ou la neutralité par rapport aux valeurs, qu’opposer à une vision racialiste des identités une conception « sociologique » alternative des différences ne suffit pas si la riposte ne s’engage pas dans une critique explicite des présupposés racistes qui sous-tendent les 51 Ibid, p. 1041. Pour Myrdal, non seulement les valeurs sont présentes dans les problèmes que nous abordons mais l’effort pour les éradiquer en essayant de les tenir à distance est une « entreprise vaine et mal orientée ». 52 Ibid, p. 1043. 43 paradigmes racialistes. Ainsi Bouglé en défendant dans sa sociologie les valeurs de la « démocratie », ou Boas en proclamant le droit du Noir à être considéré comme un « individu », vont démontrer que l’invalidation des paradigmes racialistes ne peut se limiter à une critique théorique, mais qu’il faut qu’à la critique « objective » de la science se joigne une défense des valeurs d’un libéralisme philosophique et éthique directement menacé par l’anti-individualisme foncier de l’idéologie raciste. Contre la logique antilibérale d’une pensée raciste abolissant toute idée de liberté et d’autonomie de l’individu sous le poids d’un déterminisme bioracial immuable, Bouglé, Boas, Myrdal auront à cœur de maintenir dans leur discours scientifique cette exigence démocratique de liberté de l’individu. En France, la critique normative de la pensée raciste va largement resté du domaine de la philosophie, et encore de manière marginale. Appliquées à la question du racisme ces considérations sur les rapports entre jugements de faits et jugements de valeurs ou entre objectivité et neutralité dans les sciences sociales, se mêlent apparemment d’un sentiment de gravité plus immédiat. Cette remarque aussi vaut sans doute pour ces autres « questions » tendant généralement à déborder du champ des sciences sociales vers celui des controverses idéologiques et partisanes – immigration, colonisation, intégration, discrimination, etc. Ces objets ont en commun de charrier avec eux des fractures idéologiques déterminantes pour la compréhension des représentations de la société française, de sorte qu’ils ne sauraient être réduits à un simple débat de « techniciens ». La nécessaire attention à la dimension idéologique des discussions savantes entourant ces questions d’ordre « identitaire » vaut aussi en raison du fait que les débats sur les identités et le statut qu’une société accorde aux différences, demeurent toujours guettés par la résurgence d’une pensée essentialiste et déterministe exigeant une réponse morale et politique. Face au racisme, le chercheur se situe toujours dans une posture doublement « critique »53 : celle du théoricien soucieux d’affirmer contre un mode de pensée essentialiste et déterministe une conception alternative des identités humaines dans une vision complexe de la relation de l’individu à son groupe social ou culturel ; celle du « citoyen engagé » 53 Ainsi remarque Michel Wieviorka, « les sciences sociales ne sont jamais en position d’extériorité ou de neutralité par rapport aux objets qu’elles étudient, et les chercheurs, les enseignants, les étudiants qui entendent produire, diffuser et s’approprier des connaissances relatives au racisme n’y sont jamais indifférents. Souvent, ils considèrent qu’en s’intéressant ainsi au phénomène, ils contribuent à le combattre », Le racisme, une introduction, p. 7. 44 désireux de maintenir contre la métaphysique des races les revendications d’une culture démocratique et humaniste affirmant, contre l’absorption de l’homme dans un tout – race, classe ou caste – la liberté d’individus égaux et différents. • Organisation de la thèse – Plan Reconnaître la spécificité de l’idéologie raciste, c’est d’abord rappeler qu’il n’y a pas de continuité épistémologique de la « race » des théologiens du Moyen Âge et des naturalistes des Lumières, à celle des anthropologues « racialistes » du 19e siècle tenants de l’inégalité biologique des races. Sous l’Ancien Régime et pour les philosophes des Lumières, la « race » servira une logique typologique héritée des Anciens. Dans cette vision « raciale » de l’humanité, saturée au 18e siècle des préjugés ethnocentriques d’une culture européenne sûre de sa perfection et de sa supériorité, il s’agira de décrire, nommer et classer les formes multiples du genre humain. L’apparition de la « causalité biologique » va marquer une transformation radicale des savoirs et de l’image de l’homme dans la pensée occidentale. L’anthropologie raciale, cette « biologie du genre humain » (Broca), sanctionne une conversion biologique de l’idée de « race ». Fondée sur la « causalité biologique », la pensée racialiste tirera dès lors sa spécificité des principes d’hérédité et d’irréversibilité. Au 19e siècle, les théories racialistes s’énoncent parallèlement à la formulation d’une pensée « raciste » que les adversaires de l’égalité démocratique et de l’individualisme libéral vont ériger en contre-modèle de la « religion de la liberté » (Croce). C’est en France, véritable terre d’origine des doctrines racistes, et aux EtatsUnis que les théories anthroporaciales et les doctrines racistes vont connaître le développement le plus puissant entre 1850 et 1900 (Chapitre 1). La conversion biologique de l’idée de race coïncide au 19e siècle avec un saut idéologique de la pensée raciale. L’ « idéologie raciste », produit de la formulation doctrinale de la pensée racialiste, se présente explicitement comme une doctrine fondamentalement anti-individualiste ou antilibérale, opposant un déterminisme bioracial universel aux revendications de l’individualisme libéral. En France et aux Etats-Unis, l’idéologie raciste va alors s’énoncer dans le débat public sous la forme d’une critique systématique et cohérente de la doctrine libérale dans ses aspects philosophiques, éthiques, juridiques, politiques, et même sociologiques. Aux EtatsUnis, l’idéologie raciste incarnera au cœur de la querelle sur l’institution esclavagiste une authentique « réaction » contre les sources libérales de la doctrine abolitionniste. 45 En France, l’idéologie raciste va revêtir la forme d’une critique systématique et cohérente de l’héritage des Lumières, de la Révolution et de la République (Chapitre 2). Comme toute idéologie, l’idéologie raciste dans sa double dimension praticonormative et explicative va, après avoir été en grande partie battue sur le terrain politique, alors former la base d’un paradigme socio-explicatif hégémonique au 19e siècle. Les notions d’hérédité et de « race biologique, revisitées et adaptées au cadre d’une philosophie évolutionniste, vont devenir les variables incontournables pour toutes tentatives d’explication de l’Histoire et des sociétés. En France comme aux États-Unis, le développement d’une vision biologique et racialiste du social va s’opérer à la faveur de la diffusion des modèles évolutionniste et darwiniste et de contestation du rationalisme classique. En France et aux Etats-Unis, une vision « raciologique » des sociétés humaines va ainsi constituer la base commune et dominante des premières « sciences humaines » : philosophie, anthropologie, philosophie, psychologie, sociologie (Chapitre 3). Preuve de l’omniprésence de l’idée de « race biologique » dans les représentations des sociétés française et américaine à la fin du 19e siècle, le débat public dans ces deux pays est alors saturé par une pensée racialiste puisant sa légitimité dans la « science ». Aux Etats-Unis, dans la période dite de « Reconstruction » après la guerre de Sécession, le « problème noir » et la question de l’immigration vont être systématiquement formulés en des termes raciologiques. Dans sa jurisprudence, la Cour suprême va donner à plusieurs occasions une légitimité morale et politique aux théories racialistes invoquées en appui à la mise en place d’un système ségrégationniste. En pratique, la « question sociale » et l’immigration se verront alors interprétées dans une logique nativiste et eugéniste perpétuant les présupposés inégalitaires de l’idéologie raciste. En France, les doctrines racialistes sont fréquemment convoquées dans le débat « républicain » sur l’immigration, la colonisation et le racisme. Au cœur des querelles sur les fondements de l’identité nationale et de la citoyenneté, sur la mission de la République dans son Empire colonial et sur la place de l’Autre, notamment des Juifs dans la société française, les théories racialistes ont occupé une place bien plus importante que ne veut s’en souvenir une mémoire républicaine (Chapitre 4). C’est dans ce contexte idéologique où la réflexion sur le social et les identités est dominée par des schèmes bio-héréditaires et racialistes que les sciences 46 sociales « modernes » vont naître, dans une volonté d’affirmer l’autonomie d’un modèle et la spécificité d’un point de vue sur le social. En France, la sociologie durkheimienne s’affirme explicitement dans un combat contre les paradigmes sociobiologiques, mais aussi contre les modèles psychologiques du social. Pour Durkheim et les durkheimiens, la fondation de la « sociologie » va préalablement s’accomplir dans une invalidation de la « race » et de l’« hérédité » auxquelles la pensée durkheimienne oppose la « causalité sociologique » d’un modèle prétendant « expliquer le social par le social ». Pour Durkheim, la critique des paradigmes concurrents doit se placer exclusivement sur un terrain théorique et méthodologique, même si face aux paradigmes racialistes la critique durkheimienne comporte aussi une défense philosophique et éthique de l’individualisme. Mais pour un durkheimien « ambivalent » comme Célestin Bouglé, la place accordée à l’évaluation des implications éthiques et pratiques des doctrines racialistes n’est pas suffisante pour que la critique soit effective. Entre apolitisme et neutralité, l’engagement des durkheimiens dans la lutte contre le racisme est marqué par des ambiguïtés et des hésitations. L’opposition Durkheim – Bouglé sur le traitement des paradigmes racialistes éclaire plusieurs contradictions du « sociologisme » durkheimien : quelle usage pour la psychologie dans l’explication sociologique ? Quelle place exacte occupent les théories biologique, anthropométrique et évolutionniste dans la pensée durkheimienne ? Quelle conception des relations entre jugements de faits et jugements de valeurs convient à une sociologie a-raciste ? (Chapitre 5). Aux Etats-Unis, à la différence du cas français, la critique des paradigmes racialistes et sociobiologiques va être d’abord l’œuvre non de sociologues mais d’anthropologues – boasiens – qui vont forger pour les sciences sociales un concept non biologique de « culture » comme substitut à la « race biologique ». L’influence de l’anthropologue Franz Boas et de ses élèves (Mead, Benedict, Sapir) sur l’école de sociologie de Chicago va être décisive. Contre l’évolutionnisme et le racialisme, l’anthropologie culturelle boasienne impose une vision rénovée des rapports entre facteurs héréditaire et environnemental (« co-agissants »), décisive pour invalider la croyance en l’existence de « races pures ». La « révolution boasienne » marque l’avènement d’une conception dynamique et pluraliste des « cultures », ancrée dans une vision psychosociologique et interactionniste des identités et une pétition d’indépendance de la culture par rapport à l’ordre de la biologie. Cette critique boasienne du racialisme et de l’évolutionnisme est indissociable d’une critique des 47 présupposés anti-individualiste et inégalitaire de l’idéologie raciste, car il y a pour les boasiens, comme pour les philosophes pragmatistes (Dewey) desquels ils se rapprochent, une antinomie radicale entre la pensée raciste et les principes de l’individualisme libéral (Chapitre 6). La tradition sociologique de Chicago va se développer au confluent de trois courants théoriques : l’anthropologie culturelle boasienne, la psychosociologie pragmatiste et la sociologie interactionniste. Comme véritable « pragmatisme appliqué », la sociologie de Chicago, qualifiée plus tard d’« interactionnisme symbolique, va se construire sur une vision psychosociologique, interactionniste et compréhensive des faits sociaux, de la culture et des relations entre groupes. Pour les fondateurs de la sociologie de Chicago, la sociologie doit se placer au service de la communauté et proclamer son « utilité publique » (Albion Small). Avec W. I. Thomas et R. E. Park, la tradition de recherche de Chicago va produire de nombreux concepts s’inscrivant dans une logique interactionniste et compréhensive du social et de la culture (Chapitre 7). La sociologie de l’immigration et des relations interethniques fondée par les chercheurs de Chicago entre 1913 et 1945 repose sur la notion de « groupe ethnique » définie en termes de « culture », selon une logique interactionniste et compréhensive. L’influence de l’anthropologie culturelle boasienne, de la psychosociologie pragmatiste et de la sociologie interactionniste est ici perceptible au cœur même des concepts forgés (« situation », « contacts », « distance sociale », « attitude », « homme marginal », « étranger », etc.) pour mettre en œuvre concrètement cette approche sociologique des « relations interethniques », alors considérées comme partie intégrante de la « question sociale ». Ainsi c’est un concept dé-biologisé de la culture qui a, en pratique, permis aux sociologues de Chicago d’appréhender scientifiquement les thèmes de l’immigration et des relations entre groupes ethniques. Mais l’idéal politique et social des sociologues de Chicago n’est pas le « melting-pot ». En effet, derrière une conception pluraliste et interactionniste des « groupes ethniques », la sociologie de Chicago défend, comme d’ailleurs la pensée sociologique durkheimienne, une vision « assimilationniste » de l’intégration des étrangers à la nation. Pour Thomas et Park, l’issue souhaitable, sinon nécessaire, du dit « cycle des relations interethniques », c’est la construction d’une culture commune au sein d’un État démocratique. Républicaine, cette 48 philosophie se veut surtout « libérale », jusque dans son refus de tout interventionnisme excessif de l’État pour lutter contre le racisme (Chapitre 8). Ce que la comparaison des traditions de recherche de l’école durkheimienne et de l’école de Chicago permet de mesurer, c’est combien l’incapacité pratique de la sociologie durkheimienne à se saisir des thèmes de l’immigration, du racisme, de la colonisation et des relations interethniques ne doit pas tant être interprétée comme la conséquence d’un refus idéologique intransigeant que comme l’effet des points aveugles d’un paradigme épistémologique limité par l’absence d’un concept dynamique et pluraliste de la culture. Aussi peut-on soutenir avec Gérard Noiriel, qu’avant 1945, « ce n’est pas l’objet qui fait défaut mais le sociologue » pour que les sciences sociales françaises soient en mesure d’appréhender ces questions identitaires. Dans les années 30, l’ « objet », en effet, ne manque pas dans cette France « multiculturelle » où les heurts et succès de l’intégration, la xénophobie, la discrimination et le racisme confèrent aux étrangers une « visibilité » incontestable. Entre volonté de « sélection » et d’« assimilation », l’intensité du débat dans l’entredeux-guerres sur l’immigration et l’intégration, où l’on voit ressurgir avec force les théories racialistes et bio-héréditaires, contraste avec la rareté des travaux « sociologiques » sur ces thèmes. Pour les durkheimiens, plusieurs facteurs contribuent à expliquer cette difficulté à percevoir la diversité « ethnoculturelle » interne de la société française : une conception unitaire et homogène de la Nation et de la culture perpétuée en grande partie par les héritiers de Durkheim et de Mauss, une définition de l’ethnologie comme science des écarts et sans théorie propre empruntant à la sociologie ses notions et ses méthodes (la « civilisation » comme fait social « supranational ») et naviguant entre la figure exotique de l’Autre et la superstition du « primitif » (Lévy-Bruhl et la « mentalité primitive »), une vision « mythique » aussi de la « Vraie France » qu’illustre les thèses d’un Maurice Halbwachs quand il oppose, en 1932, à « l’expérience ethnique » de Chicago le tableau d’une France homogène et unitaire. Pourtant, c’est le même Halbwachs qui, en 1937, affirmera aussi la nécessité pour la sociologie de s’intéresser aux « groupes ethniques », ces « astres nouveaux » d’une sociologie plus attentive à la diversité interne des sociétés modernes. Un retour final à une épistémologie comparative entre les fondements des traditions de recherche durkheimienne et de Chicago nous permettra d’éclairer les causes épistémologiques de ces difficultés théoriques et méthodologiques à concevoir dans la pensée durkheimienne la diversité des 49 « cultures » au cœur même de la société française. Un examen approfondi de la critique sociologique du « pragmatisme » par Durkheim mettra en lumière les lignes de ruptures profondes de deux traditions de recherche. Au-delà d’une critique « rationaliste » de la psychosociologie, de l’interactionnisme et du pluralisme, ce sont les implications éthiques et pratiques d’un « sociologisme » durkheimien pour une véritable sociologie de la culture qui seront envisagées (Chapitre 9). 50 CHAPITRE I RACE ET RACISME. DE L’IDEE DE RACE A LA NAISSANCE DE L’ANTHROPOLOGIE E EME RACIALE EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS (FIN 18 -19 SIECLE) 1. HISTOIRE DES IDEES ET HISTOIRE DE MOTS : CONTINUITE ET DISCONTINUITE. SUR LA NOTION DE « RACE » Écrire l’histoire des mots, pour l’historien des idées c’est entreprendre de restituer la multiplicité des usages sociaux et des variations sémantiques des notions au cours de leur histoire. Du point de vue de l’historien, cette visée sémantique ne se résout jamais à une simple démarche linguistique cherchant à repérer les racines étymologiques des mots, les emprunts et les métissages, et s’achevant dans la formulation de lois générales de l’évolution des vocables et des systèmes de langue. Si l’étymologie des mots formant le vocabulaire de l’histoire a un intérêt pour la compréhension du passé, à l’essence des mots ou à leur étymologie « véridique » (du grec etumos : « vrai »), l’historien préfèrera les sens relatifs et partiels revêtus par les vocables dans des contextes socio-historiques particuliers. L’histoire des idées n’a pas vocation, selon nous, à envisager la langue « en elle-même et pour elle-même »1 dans une logique synchronique et structurale, mais à retrouver dans l’épaisseur sémantique sédimentée des vocables la pluralité de leurs significations partielles et de leurs usages situés2. Derrière les significations multiples et généralement rivales, les querelles terminologiques et les métamorphoses de sens, l’historien espère apercevoir comme un reflet du mouvement des idées et des croyances dans les sociétés. Chaque signification particulière se présenterait alors comme une sorte de cristallisation conceptuelle partielle et historiquement datée, incarnant un état des connaissances 1 Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, éd. critique préparée par J. de Mauro, Paris, 1972 (1916), p. 317. 2 Georges GUSDORF, Les principes de la pensée au siècle des Lumières, vol. 4, Paris, Payot, 1971, p. 296. Les problèmes de vocabulaire, estimait non sans ironie Georges Gusdorf, « sont beaucoup trop sérieux pour être abandonnés à la compétence des seuls linguistes ». En s’emparant de questions de vocabulaire, l’historien des idées n’entend pas faire concurrence au linguiste, mais envisager les mots sur le fond des configurations historiques et idéologiques particulières où ils ont pris sens et ont fait l’objet d’usages relativement déterminés. Sans ignorer les mérites de l’approche structurale et synchronique, l’historien entend inscrire la vision systémique dans une logique diachronique faisant justice à l’historicité des mots. Parce que les mots de l’histoire sont chargés de sens et objets d’investissements idéologiques, l’historien les tient pour des témoins à « charge », plus ou moins fiables, de l’histoire intellectuelle des sociétés humaines. 51 et des savoirs, véhiculant des croyances philosophiques et religieuses, exprimant des préférences morales et politiques, traduisant, enfin, une « vision » particulière du monde. Mais parce que tous les mots ne présentent pas une même valeur symbolique pour l’historien, le regard du chercheur se portera de préférence vers ces mots traversant l’histoire des sociétés humaines et à forte charge idéologique, comme « riches d’un sens qui déborde toute définition possible (…) comme s’ils portaient en eux toute la richesse concrète des évènements qui leur sont subsumés »3. L’historien des idées ne prête nullement aux mots des vertus magiques permettant de dévoiler le sens caché d’un passé complexe et insaisissable dans sa totalité. Il pense toutefois que les mots peuvent servir de guides et de témoins dans le repérage des couches idéologiques formant la densité d’une histoire intellectuelle et politique4. Conscients des mérites et des limites d’une histoire sémantique des mots et doctrines politiques, nous revendiquons pour l’histoire des idées la même part de subjectivité et d’abstraction dans le découpage de ses objets que pour les autres disciplines des sciences sociales5. Les sciences sociales doivent être vigilantes devant le risque d’établir des continuités trompeuses, d’autant plus que les concepts manipulés tendent en euxmêmes, c’est-à-dire de par leurs usages traditionnels par les acteurs de l’histoire, à charrier une vision homogène et figée du devenir des sociétés et des identités. Cette vigilance s’impose particulièrement face à ces mots qui renferment un « principe d’identité », au double sens de ce terme – de conformité et de caractère distinctif permanent des êtres – et un « principe explicatif » du devenir historique. Prévenu 3 Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1971, p. 89. Les mots seront alors étudiés comme les autres éléments matériels dont l’historien éprouve la validité par le recoupement des données dans un système de preuves concordantes. La faisabilité d’une démarche sémantique en histoire des idées n’en demeurera pas moins suspecte, il est vrai, aux yeux de certains chercheurs, tant il peut paraître hasardeux de repérer par les mots des strates intellectuelles distinctes au sein des systèmes de pensée, des doctrines et des idéologies. Lucien FEBVRE, par exemple, émettait en 1930 un jugement pour le moins sévère et décourageant sur la faisabilité d’une histoire des mots. Ainsi, « l’histoire des mots modernes, affirme L. Febvre, même si l’on se restreint à une seule langue (et comment s’y résoudre ? car quoi de plus voyageur, quoi de plus sensible aux influences qu’un mot ?), l’histoire des mots, même les plus gorgés de valeur historique et humaine, est proprement impossible à connaître et à reconstituer, sinon au prix d’efforts disproportionnés avec le résultat », dans « Les mots et les choses en histoire économique », Annales d’histoire économique et sociale, 2, 6, 15 avril 1930, p. 233. 5 Parmi les écueils menaçant une histoire sémantique des idées et des doctrines, il nous faut nous défier d’un essentialisme aveugle de nature à forger la croyance en de « fausses essences » et à peupler l’histoire « d’universaux qui n’existent pas ». Mais il nous fafut aussi résister à la tentation d’un relativisme absolu ne voyant dans les mots que les reflets évanescents d’une histoire en perpétuel mouvement, de même qu’il convient de ses garder des dangers d’un structuralisme étroit ne voulant connaître les mots que du point de vue de leurs relations systémiques dans un ordre synchronique. Voir Paul VEYNE, op. cit. p. 91. 4 52 des risques d’une histoire sémantique des idées, le détour par une histoire sémantique nous semble nécessaire pour éclairer les rapports entre la notion de « race » et celle d’« idéologie raciste ». La notion de « race », comme celles de « culture » et de « civilisation », présente historiquement la particularité d’incarner à la fois un principe d’identification et d’explication de l’histoire et des sociétés. Si la notion de « race » requiert un traitement particulier, c’est qu’elle a longtemps englobé les notions dérivées de « culture » et de « civilisation », subsumés par les savants sous la notion de type racial6. Quels rapports relient « race » et « racisme » ? Quels sens sous-tendent la pluralité des usages sociaux de ces mots au cours de l’histoire ? Ce détour sémantique dans le cadre d’une étude de l’idéologie raciste et du point de vue des sciences sociales sur les notions de « race » et de « culture » nous apparaît comme une étape nécessaire pour étayer la thèse de la modernité de la pensée raciste, doctrine antilibérale apparue au 19e siècle et fondée sur la croyance en l’existence de races biologiques. L’histoire sémantique du concept de « race » montre que les multiples significations prises par ce mot au cours de l’histoire sont irréductibles à une unique acception. La « race » des penseurs des Lumières n’a rien de commun avec la « race » des théoriciens du racisme du 19e siècle. Entre ces deux acceptions il y a la même distance que celle séparant une notion historique d’une catégorie biologique. Mais plus qu’une simple mutation sémantique, la « conversion biologique » de la notion de race a constitué au 19e siècle un véritable « saut idéologique » de la pensée raciale, consacrant l’entrée de la réflexion sur la diversité humaine dans l’ordre du déterminisme biologique et de l’irréversibilité des caractères identitaires. En s’imposant au 19e siècle comme la clef de voûte de la réflexion anthropologique, la notion de race biologique va former le cœur d’une idéologie raciste dirigée contre l’héritage philosophique des Lumières. Cette idéologie raciste tire précisément sa modernité d’une conception biodéterministe de la race, clef de voûte d’un système de normes et de valeurs tout entier structuré sur la généralisation de la croyance en l’existence de races humaines biologiquement déterminées et inégales. 6 Pour une histoire sémantique des mots « culture » et « civilisation » inscrite dans une perspective non structurale, voir Philippe BÉNÉTON, Histoire de mots. Culture et civilisation, (coll. « Rappel »), Paris, Presses de la FNSP, 1975, 165 p. 53 Concept polymorphe, la notion de « race » s’est prêtée à de multiples interprétations au cours des siècles. Chacune des acceptions revêtues par cette notion semble pouvoir être rattachée à une configuration particulière des savoirs et des croyances, correspondant à une vision singulière de la nature et du monde. Ce que montre en même temps une analyse des variations sémantiques de la notion de race, depuis l’ère de la théologie jusqu’à l’ère de la science positive, c’est l’existence de « ruptures » significatives dans le long processus historique ayant conduit à la naissance de l’idéologie raciste. L’irruption de la « causalité biologique » a constitué sans doute l’évènement le plus marquant dans l’avènement de l’idéologie raciste. Repérer ces ruptures, mesurer leur portée et réintroduire dans le débat sur le sens de la pensée raciste les distinctions catégoriques nécessaires, c’est résister à la tentation de la racialisation généralisée des modes d’interprétation qui inspire nombre d’études sur la pensée raciste7. Ce que l’histoire sémantique du concept de « race » rappelle, c’est que toute référence à la race n’est pas raciste. Restituer à la « race » de la pensée raciste sa spécificité, c’est non seulement prendre conscience du fossé philosophique séparant des visions respectives de l’homme ayant permis de légitimer tour à tour l’universalité des droits de l’homme, la colonisation des peuples « sauvages » ou l’extermination au 20e siècle des Untermenschen, mais aussi permettre aux sciences sociales d’opposer à une logique essentialiste et déterministe un discours adapté au défi posé par la pensée raciste sur la question des identités. Montrer en quoi consiste la spécificité du « racisme », c’est surtout rappeler, comme le fait Claude Lévi-Strauss, que « rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur, et n’affadit la lutte contre le racisme que cette façon de mettre (…) le terme à toutes les sauces »8. 2. VISION THEOLOGIQUE ET ORDRE HIERARCHIQUE EN OCCIDENT : LA NOTION DE RACE SOUS L’ANCIEN REGIME La formulation d’une vision raciale de l’humanité est antérieure à l’avènement d’une pensée raciste. La notion de race est même une vieille croyance de la pensée anthropologique judéo-chrétienne alors même que la vision occidentale de l’humanité s’est forgée à partir du dogme biblique du monogénisme postulant l’unité de souche de l’espèce humaine. La perception de la diversité humaine par 7 L’ouvrage de Dominique COLAS, Race et racisme de Platon à Derrida, Paris, Plon, 2004, nous apparaît comme l’une des dernières illustrations de cette vision « continuiste » de la pensée raciste. 54 l’anthropologie chrétienne s’inscrit dans le schéma anthropologique de la Genèse9. Pour les scolastiques du Moyen Âge et de la Renaissance, la notion de race ne constitue pas un critère de classification scientifique. Division théologique, le récit biblique institue simultanément un principe de hiérarchie par le droit conféré aux descendants de Japhet et de Sem d’asservir les descendants de Canaan10. Cette vision théologique de l’humanité va orienter la perception et la justification des différences humaines dans les discours savants jusqu’à la Renaissance. Les partisans du féodalisme et de l’esclavage y trouveront un principe de différenciation des peuples, renvoyant implicitement le principe de hiérarchie à un caractère physique – la couleur de la peau – désignant une catégorie d’hommes au statut d’éternels esclaves11. Les premières occurrences scientifiques ou politiques du terme de « race » comme variété de l’espèce humaine ne sont repérables qu’à la fin du 16e siècle12. Dans la société d’ordres de l’Ancien Régime, la notion de « race » relève du vocabulaire aristocratique à l’usage d’élites dont le statut social dépend de la perpétuation d’un système féodal et nobiliaire. Au 16e siècle, le terme de « race » désigne ainsi le « lignage » ou l’« extraction » selon une logique de descendance nobiliaire et familiale. Dans la société aristocratique, l’appartenance à la noblesse et la jouissance de privilèges découlant soit d’un droit de naissance, soit d’une décision du souverain, c’est la référence aristocratique à la notion de « race » qui permet de distinguer ces deux formes d’accès à la noblesse en attachant au droit de naissance une valeur héréditaire13. Une interprétation « raciale » de l’appartenance aristocratique tend à renforcer la rigidité et la légitimité historique d’une société 8 Claude LÉVI-STRAUSS, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 15. Le récit biblique a fourni les bases d’une anthropologie chrétienne assise sur la subdivision de l’espèce humaine en trois peuples ou populations primitives : Européenne (Japhet), Asiatique (Sem) et Africaine (Cham), Genèse, IX, 18-19. 10 Genèse, IX, 20-27. 11 Selon Georges DUBY, les théologiens du Moyen Âge identifieront Cham à l’ancêtre des serfs, tandis que Sem et Japhet seront assimilés aux ancêtres des clercs et des seigneurs. Cette partition ternaire de l’humanité correspondait bien au schéma trifonctionnel de la société féodale. Voir Georges DUBY, Hommes et structures du Moyen âge, Paris, Flammarion, 1988. 12 Le terme « race », dérivé de l’italien « razza » désignant la « sorte » ou l’ « espèce », terme lui même dérivé du latin « ratio », intègre la langue française au 16 siècle, bien que certaines occurrences aient été signalées dans des écrits antérieurs. Les premières définitions officielles de la « race » figurent dans les dictionnaires de Furetière, publié en 1690, et celui de l’Académie, paru en 1694. Voir Joël CORNETTE, « Préhistoire de la pensée raciste », L’Histoire, n°214, octobre 1997, p. 26-37 ; Christian DELACAMPAGNE, L’invention du racisme, Paris, Fayard, 1983, p. 35-37. 13 On trouve ce principe de filiation héréditaire dans l’usage de la notion de « race » par Philippe de Commynes dans ses Mémoires au 15e siècle, ainsi que chez Florentin Thierrat dans son Traité sur la noblesse au 17e siècle. 9 55 d’ordres, en renvoyant la fixité des rangs et des statuts à un principe héréditaire. Les notions de « race », comprise comme ensemble de caractères spécifiques, d’aptitudes et de prédispositions forgeant la continuité des descendants d’une même lignée, de génération en génération, et, d’autre part, d’« ordre », comme catégorie identifiant un groupe d’hommes bénéficiant d’une même estime sociale de par leur communauté d’extraction, la similarité de leurs activités et de leur mode de vie, forment alors des synonymes14. Revêtue d’une signification aristocratique, la notion de race satisfait aux exigences intellectuelles et sociales d’un système féodal où la cohésion de chaque ordre est censée relever d’une nécessité divine, d’une prédisposition naturelle voulue par le Créateur ou ses représentants. La notion de « race », comme principe de distinction dans la société de l’Ancien Régime, est l’enjeu de la « querelle des deux races » opposant au 17e siècle les représentants de l’ancienne noblesse aux officiers royaux soutenus par le pouvoir monarchique. L’invocation par la noblesse d’un argument « racial » pour asseoir la supériorité de sa caste et la légitimité de ses privilèges contre les ambitions d’une bourgeoisie réformatrice, constitue probablement l’un des tout premiers usages politiques de l’idée de race dans la société française et en Europe15. Cette référence à la « race » vise directement à légitimer le monopole de la classe aristocratique sur les privilèges et les droits à la liberté et à l’égalité. Concrètement, cette rhétorique raciale va consister à accréditer la filiation de la classe noble avec la « race franque », peuple germanique d’hommes libres ayant vaincu la « race gauloise » aux 5e et 6e siècles. L’hégémonie du pouvoir aristocratique se voit alors fondée sur l’autorité du précédent et d’une victoire guerrière. Descendants des vaincus, bourgeois et roturiers anoblis par le pouvoir royal, se voient dénier toute prétention à contester la supériorité de l’aristocratie16. Le comte Henri de Boulainvilliers demeure le grand théoricien de la thèse de la « race aristocratique », race de vainqueurs 14 Colette GUILLAUMIN, « Caractères spécifiques de l’idéologie raciste », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LIII, janvier – juin 1972, p. 258-260. 15 Léon POLIAKOV, Le mythe aryen, Paris, Calmann-Lévy, (coll. « Pocket – Agora les classiques »), 1994 (1971), chapitre II : « France. La querelle des deux races ». 16 Cet usage polémique de l’origine raciale n’est pas l’apanage des aristocrates français, ainsi que l’ont montré les travaux de Michael Banton sur l’idée de race dans les écrits historiques et politiques anglais. Depuis le milieu du 17e siècle, la supériorité des Anglais était justifié par le fait que les Angles, les Jutes et les Saxons étaient descendants directs des Germains ayant envahi l’Angleterre au 5e siècle. L’invocation de la supériorité raciale des Anglais a servi aussi à expliquer le schisme entre l’Église anglicane et l’Église romaine. Le même argument permit d’interpréter la victoire des parlementaires, héritiers de la tradition démocratique des Germains, sur la monarchie après la guerre civile. Voir Michael BANTON, The Idea of Race, Londres, Tavistock, 1977, p. 16-26. 56 ayant conquis un droit inaliénable à la liberté et aux privilèges17. Le principe de « race » présente l’intérêt de réunir l’autorité de l’histoire et du sang, conférant à l’existence des hiérarchies et des ordres de l’Ancien Régime, ainsi qu’à la résistance des nobles aux excès de l’absolutisme monarchique, une légitimité historique18. La thèse de la suprématie de la race franque est reprise par Saint-Simon dans ses Mémoires (1694-1723) pour défendre les privilèges des ducs et des pairs face au roi, simple « primus inter pares ». Montesquieu défend lui aussi cette idée en dénonçant la thèse « injurieuse au sang de nos premières familles » défendue par l’abbé Dubos (Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaulles, 1734) et pour lequel Francs et serfs n’auraient formé qu’un même ordre dans le passé19. Les philosophes des Lumières vont majoritairement rejeter cette théorie des « pères germaniques », en opposant à la notion de race « aristocratique » une vision « démocratique » de l’origine du peuple et de la nation française. Pour Mably, Rousseau, Sieyès, le peuple français doit être vu comme une synthèse originale, enrichie par des apports divers et ayant pour élément unificateur une volonté de vivre ensemble et non une insaisissable continuité généalogique. À tort, des historiens ont voulu voir dans ces usages précoces de la notion de « race » la matrice idéologique de la pensée raciste, estimant que tous les éléments de l’idéologie raciste moderne seraient en place dès le 16e siècle20. Cette interprétation continuiste est contestable, relativisant abusivement la révolution théorique et philosophique que constitue l’avènement d’une version 17 « Dans l’origine, écrit Boulainvilliers en 1727, les Français étaient tous libres et parfaitement égaux et indépendants (…) ils n’ont combattu contre les Romains que pour s’assurer cette précieuse liberté [et] après la conquête des Gaules, ils furent les seuls reconnus pour nobles, c’est-à-dire pour Maître et Seigneurs ». La roture et le tiers état, derniers descendants de la race des vaincus, n’avaient devant l’histoire aucun droit à l’exercice du pouvoir, car au-dessus de l’autorité du monarque prodiguant dignités et charges, il y a l’autorité du sang, puissance naturelle interdisant qu’un représentant d’une caste de serfs puisse s’élever au rang de noble autrement que par un subterfuge royal. « Toute la faveur des monarques, soutient Boulainvilliers, ne peut communiquer que des titres ou des privilèges, elle ne saurait faire couler un sang dans les veines que celui qui y est naturel », Henry de BOULAINVILLIERS, Histoire de l’ancien gouvernement de la France, Amsterdam, 1727, tome 1, cité par Léon POLIAKOV, Le mythe aryen, op. cit., p. 46. 18 Jacques GODECHOT, La Contre-Révolution. Doctrine et action (1785-1804), Paris, Presses universitaires de France, Paris, 1961, p. 8-9. 19 MONTESQUIEU, L’Esprit des lois, Livre XXX, chapitre XXV, éd. de Robert DÉRATHÉ, 2 vol., Paris, Garnier, 1973, p. 345-351. 20 Voir, par exemple, le travail de Christian DELACAMPAGNE sur les origines de la pensée raciste où l’auteur s’insurge contre la « fascination » pour les prétendues « coupures épistémologiques » s’exerçant, depuis Bachelard, sur l’histoire des idées, dans L’invention du racisme, Paris, Fayard, 1983, p. 66. Voir également les analyses de Louis DUMONT présentant Boulainvilliers comme l’un des premiers théoriciens du racisme français et européen, dans Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1991, p. 188. 57 biologique de l’idée de race au 19e siècle. Or, ce que démontre une histoire sémantique de l’idée de « race », c’est bien que la race des aristocrates et des philosophes des Lumières n’est nullement celle de Broca, de Le Bon ou d’un Vacher de Lapouge. Il n’y a pas lieu de postuler une continuité épistémologique entre l’acception « historique » de la race et sa version « biologique » propre à l’anthropologie raciale, sinon à ne vouloir voir dans la race biologique qu’un avatar de la pensée inégalitaire et hiérarchique et ignorer que ce qui a fait la puissance de l’idéologie raciste moderne c’est la capacité des théoriciens du racisme à forger un concept doué de sa propre logique interne dans un renversement radical des visions chrétiennes et humanistes de l’homme. Tout autre concept que celui de « race » aurait pu convenir aux défenseurs du régime aristocratique pour faire échec aux prétentions libérales de la bourgeoisie et des philosophes des Lumières. Le terme de « race » n’est d’ailleurs jamais parvenu à supplanter la notion d’« ordre » dans les discours et les représentations juridicoinstitutionnelles de l’Ancien Régime. La race présentait un avantage, celui de souligner le principe de continuité historique soutenant la protestation d’une aristocratie inquiète devant la destruction de la société féodale et la dissolution des liens rattachant l’individu à sa classe. Par-delà la rhétorique raciale, ce qui s’exprime, comme le remarque Louis Dumont, c’est l’angoisse d’une classe dominante assistant désemparée à l’émergence des valeurs individualistes et à la remise en cause d’une vision unitaire de la société comme communauté « holiste » et hiérarchisée21. Dans les combats des Lumières, « race », « caste », « ordre », conçus en termes historiques et juridico-institutionnels, constitueront autant d’arguments équivalents brandis par les défenseurs de la société féodale contre les révolutionnaires et les libéraux. Et au-delà des controverses sur l’origine du peuple français et le fondement des privilèges, le débat revêt essentiellement la forme d’une opposition sur la nature du meilleur régime politique – monarchie ou république ? –, sur la justification des droits et le principe d’unification de la société – droit du sang et hérédité des privilèges ou contrat social et égalité formelle ? 21 Louis DUMONT, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1991, p. 188. 58 3. SCIENCE ET NATURE, LA REVOLUTION LUMIERES (17E-18E SIECLES) 3.1. DES SAVOIRS ET L’IMAGE DE L’HOMME DANS LA PENSEE DES Histoire naturelle et logique raciale : décrire, nommer et classer La référence aux liens du sang dans les discours philosophiques et savants ne revêt au 18e siècle aucune signification psychophysiologique. Si la croyance en l’hérédité des caractères acquis est admise, la race conserve dans les débats publics une connotation historique et juridico-institutionnelle permettant d’identifier la « lignée » ou la « descendance patrimoniale » des individus et d’assigner à chacun sa place et son statut. Cette notion ne se distingue pas substantiellement de catégories interchangeables et ne constitue pas un facteur prédictible des manières de penser et d’agir. Telle la caste et l’ordre, la race forme une catégorie pour penser la division du corps social dans une société structurée par l’inégalité et la hiérarchie des ordres22. C’est l’anthropologie des Lumières qui va arracher la notion de « race » du seul domaine de la terminologie juridique et sociale pour en faire une catégorie descriptive dans une logique de classification et de nomination du visible. Depuis l’Antiquité, en effet, les sciences observent une démarche typologique fondée sur le postulat que tous les sujets d’un même groupe présentant des caractères identiques doivent s’aligner sur un schéma idéal – l’holotype – et s’insérer dans « un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection »23. La croyance en l’existence d’une Vérité immuable, transcendant l’homme et ses vérités partielles, oriente l’œuvre du savant et la lecture de l’histoire interprétée à l’aune d’une eschatologie chrétienne. La croyance en la « puissance absolue de Dieu » comme principe final de la connaissance va perdurer en dépit des tentatives de la scolastique médiévale d’imposer au 14e siècle une nouvelle exégèse du texte sacré et une représentation rénovée de la nature à partir d’emprunts à la 22 Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 18. Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1973 (1957), p. 11. Nourries des croyances créationnistes et des représentations théologico-philosophiques de la scolastique médiévale, les sciences perpétuent jusqu’au 17e siècle une vision idéale du monde et des êtres vivants où chaque espèce animale et végétale est conçue comme le fruit d’un acte de création divine. Le travail du savant devait alors consister en une recension systématique des espèces, engendrées de façon subite et isolée comme autant d’éléments fixes et immuables et portés d’emblée au dernier degré de perfection. Dans cet univers intellectuel où Dieu est le centre de tout, selon un théocentrisme orientant la connaissance du visible et de l’invisible et ramenant toute connaissance à la contemplation des « choses » voulues par le Créateur, tout écart par rapport aux dogmes du créationnisme et du fixisme des espèces est frappé d’hérésie. 23 59 physique et la métaphysique aristotéliciennes24. L’apparition, à la fin du 17e siècle, de l’histoire naturelle qui se constitue en discipline savante en revendiquant « l’homme » pour objet de discours scientifique, va bouleverser la pensée dominant les arts et les sciences, née de l’Antiquité et perpétuée par la scolastique médiévale, et qui puisait sa cohérence interne dans une logique de similitude supposée répondre à l’unité du cosmos et au principe de correspondance entre la réalité et ses représentations (« adaequatio rei et intellectus »). Connaître, à partir du 17e siècle, ce ne sera plus simplement découvrir par l’observation des règles du logos ces rapports de conformité, ces analogies et ces similitudes permettant de transcrire l’ordre du monde comme une « convenance » universelle des mots et des choses (Foucault)25. À l’âge de l’histoire naturelle, le savoir des sciences passera par l’énumération et la description exhaustive de toutes les formes singulières évoluant dans l’univers du visible, non pour dégager in fine la similitude des êtres, mais parvenir à l’absolue certitude des identités et des différences. Cette transformation radicale de l’épistémè de la culture scientifique occidentale, est justement décrite par Michel Foucault comme une mutation des « codes primaires » et des catégories orientant la pensée. « L’activité de l’esprit (…), résume ainsi Foucault, ne consistera plus à rapprocher les choses entre elles, à partir en quête de tout ce qui peut déceler en elles comme une parenté, une attirance, ou une nature secrètement partagée, mais au contraire à discerner : c’està-dire à établir les identités, puis la nécessité du passage à tous les degrés qui s’en éloignent »26. Dans cette configuration épistémologique nouvelle, la similitude et l’analogie ne seront plus tenues pour les formes idéales du savoir mais, au contraire, perçues comme des « idoles » dangereuses et des sources d’erreur. C’est dans ce contexte de mutations des modèles cognitifs et de perfectionnement des techniques que l’histoire naturelle va se tourner vers la notion de « race »27. Décrire, nommer et classer les êtres et les choses, selon les principes 24 Voir Grégory TULLIO, « Nature », dans Jacques LE GOFF et Jean-Claude SCHMITT (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 806-820, ainsi que Jacques CHEVALIER, Histoire de la pensée, vol. I : « La pensée chrétienne », Paris, Flammarion, 1956, p. 142-147. 25 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1998 (1966), p. 65-91. 26 Ibid., p. 69. 27 Un certain nombre de facteurs historiques ont contribué à cette « révolution » des savoirs. Les historiens soulignent ainsi l’importance des voyages d’explorations et de la colonisation nourrissant une curiosité nouvelle, l’impact des progrès techniques – en particulier l’invention du microscope – et du développement des méthodes expérimentale et inductive, tout comme la fascination grandissante 60 d’une taxinomie universelle, tels seront les objectifs des naturalistes européens au 17e siècle28. Inventoriés et mesurés, chaque partie et chaque être doivent trouver place dans une classification construite selon les règles d’une taxinomie universelle, illustrant le rapport étroit institué par l’épistémè classique entre une « mathesis », science universelle de la mesure et de l’ordre ramenant l’ensemble du monde visible à un faisceau de variables, et une « taxinomia » ou science générale des lois de classification29. Par sa logique, l’histoire naturelle va contribuer au déploiement d’une vision de la nature fondée sur une exigence de continuité, où l’ensemble des relations entre les éléments naturels sera dorénavant pensé sous l’angle de l’ordre et de la mesure. C’est l’homme lui-même, auquel les philosophes des Lumières accordent la place autrefois dévolue à Dieu, qui constitue le point de départ à cette mise en ordre de l’univers et le « centre commun » des savoirs sur la nature30. En projetant l’homme au centre de l’univers et du champ des savoirs, le matérialisme des Encyclopédistes ébranle le théocentrisme classique et révolutionne la vision de l’espèce humaine. De fait, en éliminant du discours sur l’origine et la nature de l’homme toute référence à l’eschatologie chrétienne, l’homme devient un être naturel parmi d’autres cessant d’être perçu comme créature de Dieu. Cette anthropologie ou histoire naturelle de l’homme, définie comme un chapitre de la zoologie, estompe la distance infranchissable instituée par la pensée chrétienne entre l’humain et la bête. Être moral et de raison, l’homme, constatent les naturalistes, n’en ressemble pas moins « par ce qu’il a de matériel », aux animaux. Ainsi, pour Diderot, « lorsqu’on se propose de le comprendre dans l’énumération de tous les êtres naturels, on est forcé de le mettre dans la classe des animaux ». Certes, l’homme des Lumières demeure pour les sciences physiques et le modèle de rationalité mécanique. Des causes plus structurelles, économiques et politiques, ont ainsi participé de cette mutation des savoirs. L’intérêt économique pour la terre et l’agriculture, diffusé par les Physiocrates, aurait favorisé le progrès des connaissances des mondes animal et végétal. Voir l’article « Histoire naturelle », Encyclopédie Universalis, Paris, éd. 1996. 28 Décrire, c’est pour le botaniste français J. de Tournefort (1656-1708), détailler avec précision les caractères distinctifs d’un être en faisant abstraction de tout ce qui « ne tombe pas sous le sens sans le secours d’une loupe » (Éléments de botaniques ou Méthode pour connaître les plantes, 1694). Une même ambition guidait la monumentale Histoire naturelle de Buffon (40 volumes entre 1749 et 1804), pour lequel la « vraie méthode » de l’histoire naturelle devait consister en la « description complète et l’histoire exacte de chaque chose en particulier » en se fixant sur « la substance même de la chose », seule réalité pertinente sous l’œil du naturaliste, BUFFON, « De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle » (1749), Œuvres complètes, tome I, Paris, Pourrat Frères, 1833-1834, p. 22. 29 Michel FOUCAULT, op. cit., chapitre V : « Classer », p. 137-176. 61 un être formé de « deux substances », d’âme et de corps (homo duplex), mais son histoire ne se résoudra plus dans la distinction entre l’immortalité de l’âme et la corruption du corps. Objet de discours scientifique, il devient un sujet d’étude pour l’histoire naturelle qui n’en veut écrire l’histoire « qu’après le moment de sa naissance »31. Nul discours sur l’origine merveilleuse de l’homme, mais une exposition complète de son anatomie, de son développement et de ses pathologies. Dans la logique taxinomique de l’histoire naturelle, les variétés de l’espèce humaine devront alors être répertoriées, classées, en fonction des caractères physionomiques distinctifs « des hommes blancs, des noirs, des olivâtres, des hommes couleurs de cuivre »32. Le terme de race est connu des auteurs de l’Encyclopédie qui y consacrent un bref article dans le volume 13, mais à aucun moment ils n’emploient cette notion comme catégorie explicative, retenant une acception historique et généalogique de la race. Celle-ci y est définie comme « extraction, lignée, lignage ; ce qui se dit tant des ascendants que des descendants d’une même famille : quand elle est noble, ce mot est synonyme de naissance. Voyez “Naissance”, “Noblesse” »33. Le langage des Encyclopédistes démontre que la pensée des Lumières ignore l’acception essentialiste de la race, comme type biologique ou psychophysiologique fixe et héréditaire et exerçant une action déterminante sur les mécanismes psychiques et les comportements. Si l’anthropologie des Lumières ne nie pas l’existence d’instincts ni le principe de l’hérédité des caractères acquis, elle voit d’abord en l’homme un « être qui pense, qui veut et qui agit ». La raison, cette faculté universelle de l’homme par laquelle l’être humain est capable d’opérations intellectuelles, « qui le rendent bon ou méchant, utile ou nuisible, bien ou mal faisant », n’est pas banalement pour les penseurs des Lumières cette aptitude naturelle instaurant entre lui et les bêtes une « distance infinie » ; elle forme la clef de voûte de l’universalisme anthropologique des Lumières ancré dans la croyance en une unité psychique du genre humain, par-delà les singularités anatomiques des variétés de l’espèce 30 Selon la formule iconoclaste de Diderot dans l’Encyclopédie. Voir l’article « Encyclopédie » de Diderot paru dans le vol. 5 de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, d’abord publié en 1755, Lausanne, Pellet, 1778-1781 31 Article « Homme » de L’Encyclopédie, op. cit., vol. 8, p. 257. 32 Ibid., p. 260. 33 Article « Race », Encyclopédie, op. cit., vol. 13, p. 740. 62 humaine34. Dans la querelle entre partisans du monogénisme et défenseurs du polygénisme, naturalistes et philosophes des Lumières se rangent majoritairement dans le camp des défenseurs de l’unité de souche de l’espèce humaine et de l’explication de la diversité physique et psychique des peuples par des facteurs environnementaux. 3.2. La notion de race dans l’anthropologie des Lumières Des récits de voyage rapportés par les explorateurs et les colonisateurs, surgit une image bigarrée de l’espèce humaine et de ses « variétés ». En 1684, l’emploi du terme « race » par le voyageur François Bernier pour désigner les différentes variétés humaines peuplant les régions du globe constitue l’un des premiers usages anthropologique du terme35. Cette tentative de classification de l’espèce humaine, fondée sur une vision géographique de l’humanité, ne remet cependant en cause ni la généalogie ni le créationnisme de la Genèse et admet même le dogme du monogénisme. Au 18e siècle, des tensions se font jour dans les discours des anthropologues et des philosophes se demandant comment concilier la préservation du postulat monogéniste et l’inventaire des variétés de l’espèce humaine. Comment définir des « variétés » humaines sans ériger ces « types » en espèces immuables ni porter atteinte à l’unité anthropologique de l’espèce humaine ? L’hypothèse « environnementaliste » semble alors offrir une solution acceptable en renvoyant l’origine des différences physiques, politiques et culturelles, non à une partition originelle du genre humain, mais à l’action de facteurs externes érigées en causes efficientes des singularités anatomiques et psychiques humaines. Les discussions entre monogénistes et polygénistes ne sont pas clauses pour autant. Partisan du monogénisme, Linné (1707-1778) expose en 1758 dans son 34 Article « Homme », op. cit., vol. 8, p. 256 et 274. L’humanisme des Lumières impose une vision nouvelle de l’homme qui modifie les fondements métaphysiques de la communauté universelle en substituant à la notion de chrétienté celle d’humanité, concept laïc postulant l’unité du genre humain sans invocation de la transcendance ni de l’universelle foi en Dieu. Essence de l’homme et principe universel, la raison incarne le fondement de cette commune appartenance des hommes à l’espèce humaine. L’identification de l’humanité à la raison ne constitue pas une simple opposition symbolique au principe sacré de la chrétienté, c’est ipso facto la justification de l’unité anthropologique du genre humain. 63 Systema Naturae une typologie de l’espèce Homo sapiens, attribuant à chaque type (Europaeus albus, Afer Niger,…) des caractères physiques, un tempérament psychique et des mœurs fixes36. Mêlant des critères anatomiques à des descriptions culturelles et psychiques, il en conclut à l’existence d’un fossé béant entre l’homme blanc, libre et législateur, et l’homme noir, esclave et sauvage, et en vient même à douter de l’hypothèse monogéniste tant la distance physique et culturelle entre l’Européen et le Nègre rend, selon lui, « difficile de se persuader qu’ils sont issus de la même origine ». Ainsi, l’histoire naturelle va tendre par sa logique nominative à enfermer la vision de la diversité humaine dans un schéma essentialiste ordonné par le principe de l’identité et de la permanence des espèces37. L’histoire naturelle de l’homme s’affirme dans un refus : celui d’aborder l’homme à la manière des philosophes mécanistes du 17e siècle dans une « comptabilité en partie double [rendant] l’esprit aussi inintelligible que le corps »38. Rejetant l’image d’un homme-machine et la séparation du corps et de l’esprit, l’anthropologie des Lumières restaure l’unité entre le physique et le mental dans des descriptions parallèles, physique et psychologique, de l’homme moral. Cette vision anthropologique se place sous le signe de l’unité de l’homme et de la connaissance, mais non de la causalité ou de la subordination de l’esprit au corps. Elle relève autant de la philosophie que de la zoologie, de sorte que l’identification des « variétés » va devenir progressivement dans le climat idéologique des Lumières et de réflexion sur les valeurs de Progrès, de Bonheur et de Raison, comparaison et évaluation des cultures et des sociétés. Entre l’homme blanc et l’homme noir, la science des Lumières voudra voir davantage qu’un simple écart physique, percevant dans la distance des types anatomiques le signe d’une hiérarchie culturelle entre l’homme civilisé et le sauvage. Encastrée dans une philosophie « occidentale » et 35 Bernier distingue différentes variétés d’hommes dont les limites démographiques lui semblent coïncider avec les frontières de zones géographiques, mais il hésite quant à leur nombre exact, se contentant d’indiquer les chiffres de « 4 ou 5 races » formées par les Européens – auxquels il rattache d’ailleurs les Indiens d’Amérique –, les Africains, les Asiatiques et les Lapons. Voir la présentation de Léon POLIAKOV, « Racisme et antisémitisme : bilan de nos discussions et essai de description », dans Pierre GUIRAL et Émile TÉMINE, L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Éd. du Centre National de la Recherche Scientifique, 1977, p. 26-31. 36 À l’Europaeus albus, esprit sanguin, ingénieux, inventif et se gouvernant par les lois, il oppose principalement l’Afer Niger, individu noir de tempérament flegmatique et paresseux, rusé et se laissant aisément gouverner par la liberté arbitraire de ses maîtres. LINNÉ, Amoenitates Academicae (1789), cité par Léon POLIAKOV, Le mythe aryen, Paris, Calmann-Lévy, (coll. « Pocket – Agora les classiques »), 1994 (1971), p. 199. 37 Michael BANTON, Racial Theories, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 (1987), p. 19-21. 64 « européenne », l’anthropologie des Lumières véhiculera les croyances et les valeurs d’une civilisation convaincue de sa propre supériorité esthétique et morale. On trouve dans l’Histoire naturelle (1749) de Buffon, synthèse des récits de voyages du 17e et du 18e siècles, une parfaite illustration de la vision de la diversité du monde et des causes des variations humaines caractérisant le système de représentations des Lumières39. La reconnaissance de l’unité de l’espèce humaine va de pair chez Buffon avec un sentiment exacerbé de la différenciation et de la hiérarchie interne à l’espèce humaine, car si les hommes possèdent la raison en partage, il est un autre caractère commun de l’humanité qui serait inégalement distribué : la sociabilité, plus ou moins développée selon les sociétés40. Le développement de la rationalité, en effet, est fonction pour Buffon du degré de sociabilité, de sorte que la distribution de la rationalité et de la sociabilité suivrait une échelle décroissante allant de la « civilisation » ou la « police », à la « barbarie » et à la « sauvagerie », en passant par une série d’états intermédiaires. On descendrait alors par degrés « des nations les plus éclairées, les plus polies, à des peuples moins industrieux, de ceux-ci à d’autres plus grossiers, mais encore soumis à des rois, à des lois ; de ces hommes grossiers aux sauvages »41. La théorie de Buffon sur les « Variétés de l’espèce humaine » est tout entière structurée par un schéma hiérarchique formant une authentique « graphie » du genre humain sur la base de critères esthétiques et éthiques traçant la frontière entre civilisation et barbarie. Pour rendre compte des variations anatomiques de l’espèce humaine, il a recours à une théorie environnementale assignant aux facteurs externes (climat, alimentation, etc.) une action déterminante dans les phénomènes de « dégénération » par rapport au modèle idéal localisé dans les régions tempérées de l’Europe septentrionale où résident les « hommes les plus beaux et les mieux faits ». Toutes les variétés de l’espèce humaine seront évaluées à l’aune de ce 38 Georges GUSDORF, Les sciences humaines et la pensée occidentale. Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1972, p. 356. 39 L’œuvre de Buffon montre combien le regard anthropologique est au 18e siècle imbriqué dans une interrogation philosophique sur les rapports entre la civilisation et la barbarie, entre l’Europe « policée » et le reste du monde. Défenseur du dogme monogéniste car croyant en la possibilité de croisements « inter-fertiles » entre des « variétés » ou « races » différentes, Buffon proclame l’unité de l’espèce humaine. « Tout concourt donc à prouver, note Buffon, que le genre humain n’est pas composé d’espèces essentiellement différentes entre elles ; qu’au contraire il n’y a eu originellement qu’une seule espèce d’hommes », BUFFON, De l’homme (1749), Paris, Maspero, 1971, p. 320. 40 Cette thèse de l’inégale répartition de la sociabilité lui permet de discerner les véritables « nations » civilisées, gouvernées par la règle et la loi, des « assemblages tumultueux d’hommes barbares et indépendants qui n’obéissent qu’à leurs passions particulières », Ibid., p. 296. 65 modèle physique et moral parfait, produit d’un environnement favorable, et à l’aune duquel les types « barbares » et « sauvages » formeront comme des déclinaisons plus ou moins dégénérées sous l’effet persistant de conditions extérieures dégradées. En esprit des Lumières, Buffon juxtapose sans discontinuité des commentaires sur les traits physiques et moraux des races, les reliant par des rapprochements où la grossièreté des mœurs lui semble être l’exact reflet de la laideur physique. Il s’étonne devant ces « races d’hommes dont la physionomie est aussi sauvage que les mœurs », à l’image de ces peuples africains à la fois « forts noirs, sauvages et brutaux »42. Cependant, les amalgames opérés par Buffon entre caractères physiques et traits moraux ne procèdent pas d’une pensée racialiste, s’inscrivant bien plus dans une logique de compilation permettant à l’anthropologie des Lumières d’embrasser la totalité de la réalité humaine que dans une logique de subordination ou de connexion causale entre structure somatique et nature psychique43. Ainsi, la vision de la diversité humaine propre à l’anthropologie des Lumières procède de jugements esthétiques et moraux et n’aboutit jamais à l’affirmation d’une relation de causalité univoque de type déterministe et irréversible. Une telle conception « racialiste » de la race, inaugurée par l’anthropologie raciale au 19e siècle, est d’autant plus étrangère à la pensée anthropologique des Lumières que la logique sous-tendant la hiérarchie des cultures et des sociétés relève d’un paradigme environnementaliste renvoyant la diversité des formes à des « déviations » ou « dégénérations » par rapport à une souche originelle conçue comme norme44. À de rares exceptions, motivées généralement par des intentions anticléricales (Voltaire), l’anthropologie des Lumières est demeurée de conviction monogéniste et environnementaliste, 41 n’excluant ni la possibilité d’un Ibid., p. 91. Ibid., p. 223 et 246. 43 Les analyses de Zvetan Todorov, affirmant repérer dans les écrits de Buffon « l’ensemble de la théorie racialiste », nous paraissent donc contestables, car si la vision raciale de Buffon partage bien avec les théories biologiques d’un Le Bon ou d’un Gobineau des présupposés hiérarchiques et inégalitaires, ceux-ci procèdent de modes d’interprétation tout à fait incomparables. La logique même de subordination des caractères psychiques aux caractères physiques et de l’irréversibilité des types raciaux, qui constituent la spécificité de la race des penseurs racistes, est absolument étrangère à l’anthropologie des Lumières. Zvetan TODOROV, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Éd. du Seuil, (coll. « Points – Essais »), 1989, p. 141-152. 44 Éric VOEGELIN, The History of the Race Idea. From Ray to Carus, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1998 (1933), p. 60. 42 66 perfectionnement physique ni d’un progrès moral des « races » inférieures ou sauvages. 3.3. Race, culture et civilisation : anthropologie et représentation de l’Autre dans la philosophie des Lumières et de l’Enlightenment Enracinée dans une vision ethnocentriste occidentale, la croyance en la supériorité de la culture européenne sur les nations « sauvages » et « barbares » a valeur d’évidence pour la philosophie des Lumières. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes d’un siècle qui, de Montesquieu à Diderot, a témoigné d’une attention marquée à la pluralité des valeurs et des cultures en prétendant porter sur la place publique la discussion critique de l’universel et du relatif, au risque parfois de sombrer dans l’amoralisme et le relativisme45. Pour l’anthropologie des Lumières le problème est le suivant : comment penser la relation du particulier à l’universel et intégrer la singularité des variétés humaines dans le tableau général du progrès de l’humanité et de sa marche vers la civilisation et le bonheur ? L’anthropologie des Lumières va trouver dans la notion de « race » ou de « variété » un principe de classification de l’espèce humaine permettant de rendre compte de la pluralité des phénomènes physiques et culturels sans renoncer à la croyance en une unité principielle du genre humain. Mais là encore l’usage du terme de « race » ne répond à aucune nécessité métaphysique, tout autre terme ayant pu convenir à la visée descriptive des Lumières. En outre, en recourant à la notion de « race » il s’agit bien plus de classer des « cultures » que des corps ou des groupes « ethniques » conçus d’un point de vue anatomique. Inscrit dans le cadre d’une réflexion philosophique sur la nature de l’homme et le sens de la civilisation, le discours anthropologique des Lumières n’introduit nul rapport de subordination entre les caractères physiques et moraux des individus, l’« homo duplex » étant à la fois être de nature et de culture. Peuples et sociétés se voient soumis à une même échelle absolue et uniforme des valeurs esthétiques et éthiques où la perception des différences physiques se confond avec une évaluation des productions sociales et intellectuelles des cultures, appréhendées à travers le prisme ethnocentrique d’un 45 À l’image d’un Diderot rejetant toute morale, « ces préceptes singuliers, [qu’il] trouve opposés à la nature, contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes », dans Denis DIDEROT, « Supplément au voyage de Bougainville » (1772), dans Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1964, p. 480. 67 idéal proprement européen de la « civilisation » et où le sauvage se présente devant la civilisation occidentale comme autrefois le « barbare » devant la culture grecque46. Le « détour » anthropologique des Lumières est fondamentalement un retour sur soi. Dans le regard porté sur les peuples sauvages, c’est un reflet primitif de l’histoire et des progrès de la culture européenne que l’homme civilisé tente d’apercevoir. En pratique, la conversion de l’homme sauvage en homme « primitif » instaure une historicité rendant possible une visée comparative des peuples et des cultures sur un axe temporel linéaire, normé par la hiérarchie des valeurs occidentales et l’« humanisme étriqué » de la Renaissance47. Ce n’est qu’à travers sa propre culture et histoire que l’Européen perçoit la réalité du monde sauvage qui, « en soi, lui demeur[e] étrangère, inaccessible »48, les peuples « sauvages » et « exotiques » ne comparaissant qu’au titre de jalons sur une échelle continue du progrès menant de la barbarie à la civilisation (européenne). La pensée anthropologique des Lumières se fait alors « science des écarts » grâce à laquelle l’homme civilisé est en mesure d’« embrasser la totalité de sa propre histoire et jouir de son propre statut »49. Dans cette logique différentielle, le couple « sauvage – civilisé » va revêtir une signification cruciale dans la perception par la culture européenne de sa propre identité50. C’est à l’aune de cet ethnocentrisme occidental qu’il convient d’apprécier les thèses des Lumières sur l’unité et la diversité de l’espèce humaine51. Il est évident que l’invocation de la notion de « race » participe d’une volonté de fixer une frontière tangible entre la civilisation occidentale et les autres cultures, en donnant à cette démarcation la certitude d’une réalité visible inscrite dans la matérialité des corps. Cette interrogation sur la « frontière » est en outre inséparable du débat plus large 46 Claude LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, Paris, Éd. Folio, (coll. « Essais), 1987 (1952), p. 20. Selon la formule de Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 65. 48 Michèle DUBET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspero, (coll. « Bibliothèque d’anthropologie »), 1971, p. 15. 49 Ibid. 50 On peut même affirmer que la figure du « sauvage » constitue dans l’imaginaire des Lumières le quatrième point cardinal parachevant le triptyque Progrès, Bonheur, Raison. L’image du primitif ignorant et amoral, accablé par l’adversité et la nature, forme même la justification la plus forte à la quête du progrès et du bonheur et des moyens de perfectionnement technique et moral permettant d’arracher l’homme primitif à son état misérable. La figure du « sauvage » illustre aussi un des tracés possibles d’une frontière entre « autrui » et « soi » nécessaire au « narcissisme européen », selon la formule de Léon POLIAKOV, Le mythe aryen, op. cit., p. 199. 51 On peut à cet égard émettre l’hypothèse qu’il existe entre la dérive ethnocentrique des Lumières et la construction d’une identité collective européenne – réelle ou imaginée – à la fin du 18e siècle, la même différence qu’entre un narcissisme exacerbé et la manifestation au monde de l’ego cartésien. 47 68 sur la nature de l’homme où s’affrontent des penseurs comme Diderot et Rousseau, en désaccord sur les critères, matériels ou spirituels, à retenir pour définir l’homme52. Pour Arendt ces hésitations seraient l’expression tangible du malaise éprouvé face à l’étrangeté des peuples exotiques par les peuples européens, « irrités par l’importance des différences physiques entre eux-mêmes et ceux qu’ils rencontraient sur les autres continents », à chaque fois qu’ils s’efforcent de concilier la diversité des peuples avec leur conception de l’humanité53. La relance à la fin du 18e siècle de la querelle entre monogénistes et polygénistes témoigne de l’importance cruciale des débats sur l’unité de l’espèce humaine. Si la majorité des penseurs des Lumières demeure partisane du dogme monogéniste et d’une explication environnementaliste des différences, ces postulats font l’objet d’attaques d’autant plus virulentes que l’hypothèse monogéniste ne semble tirer sa légitimité que d’une fidélité au dogme judéo-chrétien. Pour les adversaires de l’Église, l’hypothèse polygéniste va constituer en pratique une arme contre la domination spirituelle de la religion chrétienne. Ainsi, Voltaire s’affirme polygéniste, pour des raisons tenant autant à son anticléricalisme qu’à ses convictions de philosophe des Lumières persuadé de la supériorité de la civilisation européenne54. Voltaire estime ainsi plus juste de postuler l’existence de variétés humaines différentes, apparues en plusieurs endroits du globe, mais sans renoncer à l’idée d’un possible progrès des races les moins favorisées par la nature. Pour les philosophes empiristes l’hypothèse polygéniste paraît aussi plus en accord avec l’observation de la réalité humaine. Ainsi David Hume penche-t-il pour une hypothèse polygéniste, s’étonnant que l’on puisse ne pas « soupçonner que les Nègres, et en général toutes les autres espèces de l’homme (car il en existe quatre ou cinq genres différents) sont naturellement inférieurs aux Blancs. Il n’y a jamais eu de nation civilisée d’une complexion autre que blanche, ni même d’individu éminent 52 Pour Diderot la définition de la nature humaine relève de la seule zoologie, tandis que Rousseau juge que seules la raison et la liberté conviennent pour cerner la nature de l’homme. Voir, notamment, Rousseau dans son Discours sur l’origine des inégalités (1754), Œuvres complètes, vol. III, Paris, Gallimard, (coll. « Pléiade »), 1959-1969. 53 Hannah ARENDT, L’impérialisme. Les origines du totalitarisme (deuxième partie), Paris, Fayard, (coll. « Points – Essais »), 1997, p. 99. 54 Le contraste entre le génie des nations civilisées et l’ignorance des peuples sauvages lui paraît à ce point saisissant qu’il confesse ne pouvoir se résoudre à croire que ces peuples constituent une seule et même espèce. Face à la stupidité et à l’imbécillité des peuples sauvages et barbares, « il n’est permis, estime Voltaire, qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains soient des races entièrement différentes », VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756-1775), vol. I, Paris, Garnier, 1963, p. 6. 69 dans l’ordre de l’action ou de la spéculation. Les industries ne se sont pas développées chez eux ni les arts, ni les sciences ». En philosophe empiriste ne prétendant fonder la connaissance que sur l’invariance des opérations psychiques de l’expérience, Hume conclut qu’« une différence aussi constante et uniforme, s’étendant sur tant de pays et tant de siècles, n’aurait pas pu exister si la nature n’avait pas disposé une distinction originelle entre ces races humaines. Sans parler de nos colonies, il existe des esclaves nègres dispersés à travers toute l’Europe, et jamais on n’a découvert chez eux des symptômes d’ingéniosité ; tandis que des gens de basse extraction et sans éducation parviennent à se distinguer chez nous dans toutes les professions »55. Le débat entre monogénistes et polygénistes s’est posé en termes similaires en Europe et aux Etats-Unis, quoique le problème de l’esclavage et l’influence particulière de la religion y ont semble-t-il pesé plus fortement sur les débats anthropologiques. Préservé des dérives anticléricales et athées des Lumières française de par le poids du protestantisme, les querelles anthropologiques de l’Enlightenment ne prendront jamais l’aspect d’une lutte frontale entre science et théologie56. L’hypothèse polygéniste incarnant un défi redoutable à la doctrine biblique, les savants anglo-saxons voulant rendre compte de la diversité de l’espèce humaine manifesteront jusqu’à la fin du 19e siècle le souci de concilier fidélité au dogme monogéniste et observation anthropologique. Entre 1780 et 1815, la majorité des penseurs anglo-saxons restent ainsi partisans du créationnisme et de l’environnementalisme pour décrire les « variétés » humaines, seules quelques voix discordantes défendant l’hypothèse polygéniste. En 1774, Lord Kames expose dans ses Sketches of the History of Man la thèse de la prédisposition divine de chaque espèce vivante dans un environnement géographique et climatique spécifique, chacune ayant été dotée par le Créateur de caractères physiques appropriés aux conditions de vie imposées par son milieu. Ces thèses hérétiques sont dénoncées par le révérend Samuel Stanhope Smith dans son Essay on the Causes of the Variety of Complexion and Figure in the Human Species (1787). Inspiré par les Français Buffon et Montesquieu, Smith oppose une thèse environnementaliste de la diversité des « variétés » de l’espèce humaine, admettant 55 David HUME, « On National Characters » (1748), reprod. dans Emmanuel CHUKWUDI EZE (Ed.), Race and the Enlightenment, Cambridge, Mass., Blackwell Publishers, 1997, p. 30-33. 70 l’efficacité de deux causes principales, le climat et les conditions sociales, mais les théories de Smith témoignent en même temps d’une volonté d’adaptation de la doctrine judéo-chrétienne afin de concilier monogénisme et réalité des variations humaine par un infléchissement de l’orthodoxie biblique dans une perspective environnementaliste57. En 1788, l’Anglais Edward Long lance une seconde attaque contre le dogme monogéniste, constatant dans son History of Jamaica que 150 ans de présence du Noir sur le territoire américain n’ont produit aucune modification ni physique ni morale sur cette race. Il rejette les théories sur l’influence du climat et des conditions de vie avancées pour expliquer la distance physique et morale entre le Noir et le Blanc et soutient que les Noirs forment une race séparée depuis la Création, caractérisée par la faiblesse de son intellect, une absence flagrante de génie et de sens moral et une inaptitude manifeste pour le progrès scientifique. Long suggère même l’existence d’une corrélation entre les caractères physiques et moraux, affirmant par analogie que si le Noir s’avère plus près de l’orang-outan sur le plan physique, il doit en être de même du point de vue mental58. Les réactions à ces théories blasphématoires sont véhémentes de la part des institutions religieuses et des milieux médicaux. Devant l’American Philosophical Society, le médecin Benjamin Rush proteste en 1792 contre les divagations de ceux-là qui prétendent déduire de la couleur de peau un argument en faveur de la supériorité des Blancs, absurdités qu’il met sur le compte de « l’ignorance et de l’inhumanité » de leurs auteurs59. En 1799, les partisans du polygénisme vont cependant marquer un avantage décisif avec la publication par un médecin anglais, Charles White, de l’ouvrage An Account of the Regular Gradation in Man, and in Different Animals and Vegetables ; and From the Former to the Latter. Prenant position dans le débat entre monogénisme et polygénisme, White prétend démontrer que « la Nature offre à notre regard une chaîne immense d’êtres, doués de degrés d’intelligence variés et de puissances d’action adaptées à leurs positions respectives dans le système 56 Ernst CASSIRER, La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, (coll. « L’histoire sans frontières »), 1970 (1932), p. 74. 57 John C. GREENE, « The American Debate on the Negro’s Place in Nature, 1780-1815 », Journal of the History of Ideas, vol.15, n°3, juin 1954, p. 384-396. 58 Ibid. 59 Cité par John C. GREENE, art. cit., p. 89 71 général »60. Il formule alors la thèse d’un statut différencié accordé par Dieu aux Africains, aux Asiatiques et aux Européens blancs, assignant au Noir le statut de forme intermédiaire entre les Blancs européens, seuls à mériter le titre d’humains, et les singes. Contre l’autorité des Écritures, White rejette la croyance en l’unité du genre humain héritée du christianisme et perpétuée par la philosophie des Lumières, y opposant la division originelle de l’humanité en variétés ou races humaines dès la création du monde. Contre l’anthropologie des Lumières, il repousse le critère d’« interfécondité » avancé par Buffon pour distinguer race et espèce, chaque race constituant selon White une espèce distincte. La répartition géographique des races serait la preuve irréfutable que Dieu a doté chaque espèce de prédispositions physiques adaptées aux conditions de l’environnement où elle subsiste. Pour étayer ces thèses, White se réfère aux recherches anatomiques du britannique John Hunter portant sur de vastes comparaisons de mesures craniométriques et de volumes des cerveaux effectuées sur des spécimens distincts de races humaines et animales. Malgré ce recours à l’anatomie, les critères de classification des races et les conclusions de White relèvent davantage d’une logique esthétique que d’une réelle ambition anthropométrique. 4. LA CONVERSION BIOLOGIQUE DE L’IDEE DE RACE ET LA NAISSANCE DE L’ANTHROPOLOGIE RACIALE E AU 19 SIECLE 4.1. La découverte de la causalité biologique L’usage de la catégorie de « race » comme subdivision de l’espèce humaine, ne répond au 18e siècle à aucune nécessité théorique ni métaphysique, la plus grande incertitude prévalant dans l’emploi de ce terme et de ses substituts61. Si la catégorie de race tend à accentuer la dimension historique des identités en perpétuant certains éléments de son sens aristocratique, elle se confond largement avec les notions de « variété », d’« espèce » ou de « lignée »62. Le parallèle établi par les naturalistes entre caractères anatomiques et moraux dans une confusion généralisée entre jugements esthétiques et éthiques contribue à maintenir dans la 60 Charles WHITE, An Account of the Regular Gradation in Man, and in Different Animals and Vegetables ; and From the Former to the Latter, Londres, C. Dilly, 1799, p. 1. 61 Éric VOEGELIN, The History of the Race Idea. From Ray to Carus, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1998 (1933), p. 60. 62 Comme en attestent une comparaison des dictionnaires du 18e siècle. Voir Colette GUILLAUMIN, « Caractères spécifiques de l’idéologie raciste », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LIII, janvier – juin 1972, p. 259 et 266. 72 réflexion sur la diversité de l’espèce humaine une certaine croyance platonicienne en la conformité du Beau, du Vrai et du Bien, conçue sur le mode de la concordance des genres et non sur le mode d’une coïncidence nécessaire ou d’une relation causale et de subordination du psychique au somatique. Ainsi les théories anthropologiques du 18e siècle peuvent-elles être qualifiées à raison de conceptions « pré-raciales » ou « a-racistes »63. La substitution d’une conception biologique de la race à une conception historique a représenté bien plus qu’une mutation sémantique ; ce changement a des implications philosophiques et morales fondamentales ébranlant l’ensemble des bases de la pensée occidentale issue des Lumières. La race des Lumières est un concept sans « vie », inerte, ne constituant pas une instance explicative des mécanismes historiques des conduites des individus. L’acception biologique de la race est aussi éloignée de sa conception historique que ne l’est la biologie moderne de la doctrine du « vitalisme » qui jusqu’au début du 19e siècle réduit la vie à un principe unique, âme ou force vitale. La pensée biologique n’existe pas à l’époque des Lumières, parce que « la vie elle-même n’existait pas » comme modèle scientifique et philosophique constitutif d’une réflexion sur les mécanismes du vivant64. Mais à l’ère de l’histoire naturelle, l’interrogation sur la nature de la vie va s’éclipser derrière le souci de répertorier et de classer les êtres vivants. Pour cette raison, remarque G. Canguilhem, on chercherait en vain chez les naturalistes de l’âge classique ce qu’on pourrait appeler une définition de la vie comme mode d’existence spécifique des êtres vivants65. Ignorante des rapports internes d’organisation et de subordination des organes et des fonctions, autant que des mécanismes complexes réglant le fonctionnement des tissus invisibles constitutifs des êtres vivants, la vie demeure pour l’histoire naturelle un mystère épais, à tel point que Paul Joseph Barthez, chef de file du courant vitaliste en France au 18e siècle, peut en 1778 avouer ignorer « si ce principe est une substance, ou 63 Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 5. Voir Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1998 (1966), p. 139. Sur le vitalisme et la notion d’ « âme-vie » qui ont dominé en Occident les philosophies médicales jusqu’au début du 19e siècle et l’apparition de la biologie, voir Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Paris, J. Vrin (coll. « Bibliothèque des textes philosophiques »), 1992 (1952), p. 83-100, et du même auteur, article « Vie », Encyclopaedia Universalis, éd. 2002, p. 526-532 65 Georges CANGUILHEM, article « Vie », Encyclopaedia Universalis, éd. 2002, p. 526-532. 64 73 seulement un mode du corps humain vivant »66. La vie demeure pour les naturalistes une catégorie abstraite de classification réduite à la distinction élémentaire entre le vivant et mort. Une science de la biologie, comme discipline vouée à l’analyse de l’organisation vitale et des mécanismes de reproduction du vivant, n’a pas de sens au regard des présupposés épistémologiques de l’histoire naturelle. L’émergence d’une pensée biologique au 19e siècle marque une transformation décisive des modèles des savoirs. L’identité des êtres vivants, saisie d’après les seuls caractères externes de la structure visible, laisse alors la place à l’étude de l’organisme, structure invisible conçue selon une logique de subordination de la structure externe à l’organisation interne. Ce basculement des sciences de la vie dans les profondeurs organiques des êtres vivants est la condition de développement de la biologie comme discipline scientifique. D’un point de vue théorique et méthodologique, l’éviction de l’histoire naturelle par la biologie se traduit par le passage du visible à l’invisible et la substitution de l’organisation à la structure, ainsi que par le remplacement du classement par l’anatomie, du tableau par la série. Comme l’a bien compris Michel Foucault, l’avènement de la biologie signifie « la fin de l’histoire » au sens où l’entendaient les naturalistes67. Le triomphe de la « biologie » sur l’optique classique de l’histoire naturelle marque la faillite de la vieille doctrine du vitalisme devant la logique mécaniste qui confère à la vie ses lois et sa causalité spécifique. C’est une conception nouvelle de la vie qui sert de point de départ à la formulation par Lamarck d’une théorie « biologique » générale sur l’évolution des 66 Paul Joseph BARTHEZ, Les Nouveaux Éléments de la science de l’homme (1778), cité par Georges CANGUILHEM, art. cit., p. 527. 67 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1998 (1966), p. 150. 74 espèces : le transformisme68. La théorie transformiste constitue une remise en cause radicale de la théorie fixiste des espèces. Contre les théories réduisant au rang d’anomalie l’épineuse question de la succession géologique des espèces niée ou écartée du débat au motif qu’aucune espèce créée originellement par Dieu n’est jamais détruite (Linné), Lamarck formule la thèse d’une transformation graduelle des séries animales et végétales. Selon celle-ci, les modifications induites par le milieu sur les comportements seraient à l’origine de l’évolution anatomique et organique des espèces, ces mutations se maintenant par la transmission héréditaire des caractères acquis d’une génération à la suivante69. À l’âge de la biologie, la connaissance du vivant va alors passer par la description de l’organisation et des mécanismes biologiques internes des êtres. L’espace référentiel du savoir sur le vivant ne sera plus celui des identités et des différences, mais des organisations biologiques et des rapports internes de subordination de la fonction à l’organe. En pénétrant dans le champ de la biologie, les sciences naturelles s’engouffrent au 19e siècle dans le domaine de l’invisible et du caché, fuyant hors de l’espace de la représentation pour s’instituer dans celui de la « causalité biologique ». Dès lors, la liaison logique entre le caractère et la structure se verra référée à un principe étranger au domaine du visible, irréductible à un système de représentations réciproques par lequel l’histoire naturelle se contentait de renvoyer le visible à lui-même. Le biologiste et l’anthropologue puiseront désormais dans l’organisation interne des êtres vivants les critères de leurs nomenclatures. Cette nouvelle classification des « variétés » d’espèces repose sur un principe de hiérarchisation des caractères, lesquels ne seront plus exclusivement prélevés sur la structure visible des êtres sans autre critère de jugement que leur 68 Le terme de « biologie » apparaît simultanément et pour la première fois en 1802, en Allemagne, dans les travaux G. R. Treviranus (Biologie oder Philosophie der lebenden Natur), et en France, où J.B. Lamarck prétendait fonder une véritable théorie de la vie. Le terme de « biologie » figurait dans L’Hydrogéologie (1802) de Lamarck pour désigner la science des êtres vivants, troisième volet d’une physique terrestre comprenant la météorologie, l’hydrogéologie et, enfin, la « biologie » ou science des « corps vivants ». Lamarck y décrit la vie comme un mécanisme complexe de mouvements de fluides dans des corps formés initialement de forme de tissus cellulaires, « gangue dans laquelle toute organisation a été formée ». Vision matérialiste et dynamique du vivant, la biologie lamarckienne affirme que c’est dans la matière et le mouvement qu’il convient de rechercher les origines naturelles de la vie. Avec Lamarck, la vie se voit reconnaître un pouvoir original, comme un facteur de transformation tendant à la complication et à la multiplication graduelle des facultés chez les êtres vivants par une succession ordonnée d’effets biologiques (Recherches sur l’organisation des corps vivants, 1802). Voir L. SZYFMAN, Jean-Baptiste Lamarck et son époque, Paris, Masson, 1982, ainsi que Jean THÉODORIDÈS, Histoire de la biologie, Paris, Presses Universitaires de France, (coll. « Que sais-je ? »), 5ème éd., 1992, p. 71 ssq. 75 présence ou leur absence, mais renvoyés à des fonctions primordiales de l’être vivant. Ainsi référés à des mécanismes internes, les caractères morphologiques figureront comme la « pointe visible » d’une organisation complexe et hiérarchisée où la fonction revêtira un rôle décisif de commande et de détermination70. Repensée à l’aune de la causalité biologique, l’idée de race va avec l’anthropologie raciale s’imposer au 19e siècle comme le critère primordial de classification et d’explication des différences humaines pour les sciences de l’homme. Cette entrée de la réflexion sur la diversité humaine dans le champ de la biologie va radicalement bouleverser la vision des identités héritée de l’anthropologie des Lumières, puisque dans les sciences de l’homme comme dans les autres disciplines des sciences naturelles, « classer ne sera donc plus référer le visible à lui-même, en chargeant l’un de ses éléments de représenter les autres ; ce sera, dans un mouvement qui fait pivoter l’analyse, rapporter le visible à l’invisible, comme à sa raison profonde, puis remonter de cette secrète architecture vers les signes manifestes qui en sont donnés à la surface des corps »71. Les implications philosophiques et morales de cette invagination de la culture scientifique occidentale dans « une profondeur où il sera question non plus des identités, des caractères distinctifs, des tables permanentes (…) mais des grandes forces cachées développées à partir de leur noyau primitif et inaccessible, mais de l’origine, de la causalité et de l’histoire »72, seront lourdes de conséquences dans l’apparition d’une pensée racialiste, car en recourant à la causalité biologique l’anthropologie va non pas revenir à la comptabilité en partie double d’avant les Lumières, mais ouvrir la voie à la réduction de tous les phénomènes humains aux lois de la biologie. 4.2. Causalité biologique, hérédité et irréversibilité : fondements d’une pensée racialiste La découverte de la causalité biologique renverse au 19e siècle la réflexion sur le vivant en modifiant radicalement la conception des identités et du statut des différences entre les êtres. Insérée dans un discours anthropologique, la causalité biologique forme un principe inédit de justification des différences anatomiques et psychiques entre « variétés » de l’espèce humaine. Les identités et les différences 69 Ernst MAYR, The Growth of Biological Thought: Diversity, Evolution, and Inheritance, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1982, p. 348-350. 70 Michel FOUCAULT, op. cit., p. 240 ssq. 71 Ibid., p. 242. 72 Ibid., p. 263. 76 se verront dès lors renvoyées non plus à une causalité transcendante (Dieu) ou exogène (l’environnement), mais à la constitution organique et héréditaire des individus et des populations. Combinée à un schéma polygéniste, la causalité biologique consacre l’émergence d’un mode de pensée racialiste fondé sur l’irréversibilité des caractères héréditaires et des identités. La rupture est radicale par rapport au Moyen Âge. Au Moyen Âge, en effet, la justification des différences humaines relève d’une causalité théologique, la dichotomie primordiale entre les hommes étant de nature spirituelle et séparant les chrétiens des païens. Cette partition ne revêt pas un caractère d’irréversibilité et a vocation à s’effacer par la conversion des peuples incroyants et l’extension universelle du christianisme. Causalité théologique ou « diabolique », invoquée à l’encontre des Juifs affublés de tous les attributs du Mal, les motifs d’exclusion demeurent dans le domaine du « Sacré »73. En expulsant la causalité théologique du monde le rationalisme des Lumières substitue à l’explication transcendante des identités et des différences l’efficacité d’une causalité immanente, relevant de causes multiples de type géographique, psychologique et social. La croyance en un progrès universel de l’esprit humain devant conduire à l’effacement graduel des différences entre « sauvages » et « civilisés », exclut cependant toute idée d’irréversibilité des identités. L’irruption d’une pensée racialiste s’apparente à un véritable séisme philosophique comparable au coup de force rationaliste des Lumières. La race – ou le déterminisme biologique identifié à l’action durable de l’hérédité – remplace Dieu et le libre arbitre comme axe central de la vision des identités et de l’histoire. Le triomphe de la causalité biologique sanctionne le passage « d’une causalité externe à l’homme à une causalité interne à l’homme »74. Mais la simple conversion biologique de la notion de race n’aurait jamais suffi à l’avènement d’un mode de pensée racialiste sans une vision polygéniste de l’espèce humaine ou le principe d’une division primordiale de l’humanité en races biologiques immuables et héréditaires. Causalité biologique, polygénisme et hérédité : tels sont les trois piliers de l’anthropologie raciale du 19e siècle, une « biologie du genre humain » (Broca) qui va donner à l’idée de race biologique son plein statut de catégorie perceptive et 73 Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, vol. I, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1991 (1955), p. 317. Du même auteur, voir également La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, 2 vol., Paris, Calmann-Lévy, 1980 et 1986. 77 explicative, ancrée dans la croyance en une corrélation univoque entre caractères physiologiques et traits psychiques des groupes humains et l’irréversibilité des identités. C’est la causalité biologique, incarnée par la race qui confère en retour à l’anthropologie son statut scientifique et sa raison logique, dans un contexte de révolution scientiste où toute science tend à être identifiée à la règle du déterminisme universel. Puisant dans les lois de la biologie la justification des différences humaines, l’anthropologie raciale va s’imposer au 19e siècle comme le mode de représentation dominant de l’homme. Cette anthropologie biologique s’établit dans une rupture radicale avec la vision de l’homme héritée de la philosophie des Lumières et dans le rejet de tout dualisme. La pensée racialiste s’érige de fait sur une philosophie matérialiste et moniste excluant toute distinction entre le corps et l’âme, entre la nature physiologique de l’homme et son identité d’être moral75. En pratique, si la causalité biologique ramène la vie à un principe immanent, identifiant la continuité du vivant à des mécanismes physiologiques, la pensée matérialiste restaure l’unité principielle de la pensée et de la matière brisée par le spiritualisme judéo-chrétien, le dualisme cartésien et la doctrine du libre arbitre. La pensée raciste va ainsi combiner une théorie du vivant et une philosophie de l’être dans un syncrétisme philosophicoscientifique abolissant toute idée de césure entre l’homme physique et l’homme moral et en identifiant la continuité du vivant à la continuité de l’être. La vision « racialiste » de l’homme décrira un être unitaire pour lequel la matérialité biologique de son existence humaine sera tenue pour le fondement même de son identité. C’est bien la causalité biologique qui permet ce basculement théorique de la pensée anthropologique dans une logique racialiste, renvoyant le vivant à lui-même et l’homme à la représentation d’une « unité psychophysique portant les caractères distinctifs de son existence et de son être en elle-même », d’un « tout fini », unissant, sans discontinuité, l’être au corps, le pôle formé par la matière à celui de la pensée. Ainsi conçu comme un être fini rétabli dans son intégrité psychophysiologique, 74 Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 43. Sur les antécédents de la doctrine du matérialisme, « attitude philosophique caractérisée par le recours exclusif à la notion de matière pour expliquer la totalité des phénomènes du monde physique et du monde moral », et le rôle de philosophes comme La Mettrie, Helvétius, d’Holbach et, voir Georges GUSDORF, article « Matérialisme », Encyclopaedia Universalis, Paris, éd. 1996, ainsi que Les matérialistes au 18e siècle, textes choisis et présentés par Jean-Claude BOURDIN, Paris, Payot, (coll. « Petite bibliothèque Payot – Classique »), 1996. 75 78 l’homme va pouvoir être étudié, classé et hiérarchisé sur la base de ses propres « lois intrinsèques »76. Cette vision unitaire de l’homme comme totalité psychosomatique, c’est la « race biologique » qui va être chargée de l’incarner. Érigée en instance dernière des mécanismes humains, la race biologique va former le prisme à travers lequel sera envisagée l’intégralité des phénomènes historiques et sociaux. Par un processus de racialisation généralisé des hommes et des sociétés, chaque être se verra assigné à son groupe d’appartenance bioraciale, seul critère donnant sens aux modes de pensée et d’action des individus en vertu des lois du déterminisme biologique. Frappée du sceau de l’irréversibilité, cette assignation biologique conférera aux différences anatomiques et culturelles une réalité immuable quasi invulnérable aux facteurs externes, historiques ou sociaux77. C’est en France et aux Etats-Unis que l’anthropologie raciale va connaître au 19e siècle ses développements les plus importants pour s’établir dans les sciences de l’homme en authentique « biologie du genre humain ». 4.3. L’anthropologie raciale à la française ou la « biologie du genre humain » (Broca) La contribution des anthropologues français et américains a été primordiale dans le succès d’une anthropologie racialiste érigeant les notions de race et de déterminisme biologique en axes centraux d’une vision inégalitaire et hiérarchique des groupes humains. En s’établissant d’emblée dans une continuité de la science de la nature et de la philosophie, et ce faisant dans une continuité de l’ordre naturel et de l’ordre social, l’anthropologie raciale va constituer la base « scientifique » d’une pensée raciste qui au 19e siècle incarnera l’une des critiques les plus cohérentes et les plus virulentes de la doctrine libérale. Les premières théories anthroporaciales apparaissent dans les années 1830 en France et aux Etats-Unis, forgées sur la base de postulats biodéterministe et polygéniste. La diffusion des théories anthroporaciales va contribuer à la diffusion d’une vision fragmentée et hiérarchisée de l’espèce humaine en espèces biologiques immuables et inégales. L’extension progressive du paradigme anthroporacial aux sciences humaines et sociales va finalement sanctionner le triomphe d’une vision raciologique des phénomènes humains. 76 Éric VOEGELIN, The History of the Race Idea. From Ray to Carus, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1998 (1933), p. 98 et 147. 79 La France et les Etats-Unis forment les deux berceaux de l’anthropologie raciale. Les écoles française et américaine d’anthropologie raciale ont joué un rôle majeur dans la réduction au 19e siècle de la science de l’homme à une « raciologie » et dans l’assimilation de la réflexion anthropologique à une visée anthropométrique. Les écoles américaine (Samuel G. Morton, Louis Agassiz, Josiah C. Nott, George R. Gliddon) et française (Broca, Topinard, Le Bon) d’anthropologie raciale constituent les deux pôles d’une « internationale » de la pensée raciale78. Idéologues et savants, les anthropologues raciaux français et américains vont être aussi les meilleurs exégètes des théories raciales qu’ils ont forgées, se chargeant d’expliciter personnellement les implications philosophiques, morales et politiques de la croyance en l’inégalité des races. Le terme d’ « école » s’impose, même s’il ne décrit qu’imparfaitement paléontologues, des nébuleuses naturalistes, etc.) hétéroclites réunis en de dehors savants de toutes (médecins, structures académiques et institutionnelles et n’ayant, au départ, pour tout point commun qu’une même aversion à l’égard de l’anthropologie humaniste, monogéniste et environnementaliste héritée des Lumières. Si consensus épistémologique il y a entre les anthropologues raciaux, celui-ci se réduit au début du 19e siècle en une croyance commune en l’efficacité de la causalité biologique et en l’existence de races humaines. Ils partagent aussi une même conception du travail anthropologique et de ses méthodes fondées sur une démarche anthropométrique79. Cette anthropologie raciale polygéniste et anthropométrique va ainsi tirer sa cohérence de la croyance en l’existence de corrélations psychophysiologiques constantes reliant les caractéristiques somatiques aux propriétés psychiques des individus. Dans la seconde moitié du 19e siècle, le modèle anthroporacialiste va rapidement se diffuser à l’ensemble des sciences de l’homme. L’hommage rendu en 1865 par le positiviste Pierre Larousse à Paul Broca, fondateur de l’anthropologie raciale française, donne la mesure du succès remporté par le paradigme anthroporacial dans les sciences de l’homme, s’imposant comme un modèle incontournable de la réflexion sur l’homme et la culture et comme un démenti cinglant à la vieille anthropologie judéo-chrétienne. Ainsi, proclame 77 Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, op. cit., p. 26. Sur les « écoles » française et américaine d’anthropologie raciale, voir Michael BANTON, Racial Theories, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 (1987), p. 48-68. 79 Claude BLANCKAERT, « Fondements disciplinaires de l’anthropologie française au 19e siècle. Perspectives historiographiques », Politix, n°29, 1995, p. 31-54. 78 80 Larousse, par les « progrès prodigieux » enregistrés sous les auspices de Broca et de son école dans la connaissance des races humaines, l’anthropologie a définitivement condamné le dogme chrétien du monogénisme, « une absurdité inventée pour soutenir l’autorité de la Bible », inaugurant l’avènement de « temps plus éclairés » pour la pensée et les sciences. La science de l’homme est tout entière, selon Larousse, redevable de ses avancées les plus prodigieuses à l’anthropologie raciale, laquelle a montré avec précision la diversité des races de l’humanité, traduite dans des classifications définitives attestant de « la fixité de certaines formes, de certains caractères, de certaines aptitudes ». La nation française peut s’enorgueillir d’avoir amplement œuvré à cette connaissance des races humaines et à considérer les prouesses de l’anthropologie française, juge Larousse, seuls les anthropologues américains peuvent contester à la France « le premier rang » dans l’étude des races humaines80. De fait, c’est en systématisant la notion de « race biologique » que l’anthropologie va acquérir en France entre 1800 et 1830 le statut de discipline scientifique dans une rupture achevée avec l’histoire naturelle et l’anthropologie philosophique des Lumières. En adoptant la notion de « type » racial, l’anthropologie rompt, en effet, au 19e siècle avec l’antique conception de la race comme « variété » humaine définissable par des caractères extérieurs et visibles. La biologisation de la pensée anthropologique va faire passer le discours sur l’homme d’une causalité externe à une causalité interne. L’idée de type bioracial qui sert de fondement à cette « nouvelle » anthropologie se définira comme une totalité somato-culturelle, fusionnant en une unique variable les propriétés physiques et psychiques des groupes humains par un « syncrétisme biologisant » rétablissant la continuité du biologique au psychique brisée chez l’homo duplex des Lumières81. L’éviction de l’anthropologie des Lumières par la raciologie s’opère par étapes. Les premières pierres d’une science des races humaines sont jetées en France par la Société des Observateurs de l’Homme, cercle de savants puisant dans l’« Idéologie » des philosophes matérialistes les instruments d’une critique de la métaphysique des Lumières et du monogénisme. En réduisant la science de l’homme à une branche de la « zoologie » sur la base de présupposés sensualistes, 80 Voir Pierre LAROUSSE, article « Race », Grand dictionnaire universel du 19e siècle (1865), Paris, éd. 1991. 81 Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 58. 81 Virey, Lacepède et Bory de Saint-Vincent ouvrent, au début du 19e siècle, la voie au développement d’une anthropologie raciale sapant les bases de la vision environnementaliste de la diversité humaine. Cette anthropologie de « transition », selon la formule de Claude Blanckaert, participe de la conversion biologique et typologique de la notion de race à partir de laquelle va se déployer une vision racialiste des différences physiques et morales entre les peuples « exotiques » et « civilisés »82. En France, la création d’une acception typologique de la race est en grande partie l’œuvre du paléontologue et zoologiste Georges Cuvier (1769-1832). En formulant des lois de subordination des organes et de corrélation des formes, il inaugure une conception en effet typologique des races. Contre les doctrines transformistes d’un Lamarck, qu’il accuse de bâtir de « vastes édifices sur des bases imaginaires », Cuvier défend la validité du dogme créationniste. Mais il a des doutes sur la précision de la chronologie décrite par la Genèse et va entreprendre de réviser l’ensemble des classifications des espèces vivantes à partir de la notion de « type » biologique. Les travaux de Cuvier vont avoir un impact décisif dans le basculement de la classification des êtres vivants dans l’espace des différences biologiques internes, ordonné par les rapports de coexistence, de hiérarchie et de dépendance reliant les fonctions à un plan d’organisation invisible. Étendant cette vision typologique de la faune et de la flore à l’espèce Homo sapiens, Cuvier repère alors (Le Règne animal, 1817), trois types ou races : Caucasienne, Mongolienne et Éthiopienne, définies par des critères anatomiques qu’il relie, en vertu des lois de subordination des caractères et de corrélation des formes, à des fonctions psychiques et mentales. Cuvier conclut à l’existence de races humaines comme types physico-culturels fixes et héréditaires, car « quoique l’espèce humaine paraisse unique, puisque tous les individus peuvent se mêler indistinctement, et produire des individus féconds, on y remarque de certaines conformations héréditaires qui constituent ce qu’on nomme des races »83. La théorie de la diversité humaine énoncée par Cuvier fournit à la pensée racialiste moderne ses deux 82 Claude BLANCKAERT, « Une anthropologie de transition. Lacepède et l’histoire naturelle de l’homme (1795-1830) », Annales Benjamin Constant, n°13, 1992, p. 95-111 ; du même auteur, voir aussi, « J.J. Virey, observateur de l’homme (1800-1825) », dans Claude BÉNICHOU et Claude BLANCKAERT (dir.), Julien-Joseph Virey. Naturaliste et anthropologue, Paris, Vrin, 1988, p. 97-182. Sur les présupposés sensualistes dans l’« Idéologie » des philosophes matérialistes, voir, Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, article « Idéologie », dans Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1994 82 axiomes fondamentaux : d’une part, la conviction que les différences mentales et culturelles dérivent de différences anatomiques en vertu d’un déterminisme biologique absolu, et, d’autre part, la croyance en une hiérarchie des races humaines suivant une échelle ascendante ayant pour sommet la race blanche84. La généralisation aux sciences de la nature de la notion de type biologique comme critère de classification des êtres vivants va ouvrir la voie à la « désarticulation » (Foucault) complète entre l’ontologie des êtres vivants et leur représentation dans l’espace du visible sur laquelle va s’ériger la pensée racialiste85. En 1832, l’ethnologue William Frédéric Edwards et le phrénologue Johan Caspar Spurzheim fondent à Paris la Société d’ethnologie sous les auspices des théories de Cuvier. C’est la première tentative d’institutionnalisation de l’anthropologie raciale en France comme discipline savante dédiée à l’étude des races humaines d’un point de vue physique et moral. Les artisans de ce projet entendent imprimer à l’anthropologie une orientation résolument « raciologique » en installant cette science comme une « étude différentielle des races, des ethnies et des cultures »86. Convaincu de l’existence de « types primitifs » ou races humaines remarquables par l’homogénéité et la fixité de leurs caractères, Edwards rejette la psychologie et l’anthropologie des Lumières, affirmant sa « conviction que les principaux caractères physiques d’un peuple peuvent se conserver à travers une longue suite de siècles dans une grande partie de la population, malgré l’influence du climat, le mélange des races, les invasions étrangères, et les progrès de la civilisation ». Avec Edwards et Spurzheim, la notion de race biologique comme entité fixe et héréditaire devient la condition même de validité d’une science ethnologique de l’homme, car l’anthropologie ne saurait prétendre au statut de science « si les races ne pouvaient pas durer un temps illimité » 87 . L’idée de race biologique consacre la confusion du biologique et du social dans un rejet catégorique du dualisme de la métaphysique des Lumières et de la pensée judéo-chrétienne. En 83 Georges CUVIER, Le Règne animal, « Variétés de l’espèce humaine », 1817. William COLEMAN, Georges Cuvier, Zoologist : A Study in the History of Evolution Theory, Cambridge, Ma., Harvard University Press, 1964, p. 166. 85 Sur l’importance capitale de l’œuvre de Cuvier dans le passage de l’histoire naturelle à la biologie dans la pensée scientifique occidentale, voir Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1998 (1966), p. 275-292. Sur le rôle de Cuvier dans le développement de la pensée raciale, voir aussi Michael BANTON, Racial Theories, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 (1987), p. 44-48. 86 Jean Poirier, Histoire de l’ethnologie, Paris, PUF, (coll. « Que sais-je ?»), 1984, p. 19 sq. 87 WIlliam F. EDWARDS, Des caractères physiologiques des races humaines considérées dans leurs rapports avec l’histoire. Lettre à M. Amédée Thierry, Paris, Compère Jeune, 1829, p. 37. 84 83 réduisant la totalité de l’existence humaine à des mécanismes biologiques et aux lois de l’hérédité, l’anthropologie raciale va soumettre la pensée sur les différences (physiques, historiques et culturelles) des sociétés humaines à un réductionnisme intégral dont les effets épistémologiques et éthiques affecteront l’ensemble des sciences naturelles et des sciences humaines. Paul Broca (1824-1880) est en France le principal artisan de l’évolution de l’anthropologie vers une véritable « biologie du genre humain »88. Broca a ancré l’anthropologie et la réflexion sur la diversité humaine dans une vision « raciologique » des identités. Il est aussi le principal artisan du rapprochement institutionnel des milieux matérialiste et positiviste, de la médecine et de l’ethnologie, alliance sur la base de laquelle va prospérer l’anthropologie raciale89. Docteur en médecine et agrégé en 1853, Broca est chirurgien des hôpitaux avant de décrocher la chaire de pathologie externe à la faculté de médecine de Paris en 1867. Vice-président du Conseil général des hôpitaux, puis président de la Société de chirurgie, il est membre de l’Académie de médecine. Peu avant sa mort, il est élu au Sénat où il siège avec les partis de gauche. Brillant médecin, c’est à ses travaux craniologiques que Broca doit pourtant sa notoriété dans le domaine de l’anthropologie90. À partir de mesures anthropométriques réalisées lors de fouilles archéologiques, Broca formule à partir de 1847 une théorie générale des aptitudes mentales et intellectuelles des individus fondée sur la mesure des crânes et du volume des cerveaux. Délaissant ses activités médicales, il se consacre pleinement entre 1848 et 1859 à la systématisation des théories craniologiques et à l’organisation institutionnelle de l’anthropologie. En 1859, Broca fonde la Société d’anthropologie de Paris avec 18 personnalités – dont seize médecins – désireuses de donner un nouvel élan à une anthropologie raciale en déshérence depuis la dissolution de la Société d’ethnologie. 88 Selon la définition de cette discipline énoncée en 1866 par le fondateur de la Société d’anthropologie de Paris, Paul BROCA, Mémoire d’anthropologie, vol. I, Paris, C. Reinwald et Cie, 1871, p. 41. 89 Pour une biographie de Broca, voir Francis SCHILLER, Paul Broca : Founder of French Anthropology, Explorer of the Brain, Los Angeles, CA., University of California Press, 1979 (trad. française publiée en 1990 aux éditions Odile Jacob). 84 En 1868, il inaugure le Musée et le Laboratoire d’anthropologie à l’École pratique des hautes études, puis dote l’anthropologie en 1872 d’un support éditorial, la Revue d’anthropologie, complément des Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie. La création en 1876 de l’École d’anthropologie de Paris parachève le projet d’institutionnalisation de l’anthropologie raciale conduit par Broca et Paul Topinard, élève et proche collaborateur. L’École offre aux partisans de la théorie polygéniste une forteresse institutionnelle d’où sera lancée l’offensive contre le camp monogéniste qui contrôle alors la seule chaire d’anthropologie existante et détenue depuis 1855 au Muséum d’histoire naturel par Armand de Quatrefages91. Science totale, l’anthropologie polygéniste de Broca se veut une science générale du « groupe humain considéré dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature », envisageant l’individu dans sa relation à son groupe d’appartenance raciale et sous tous ses aspects, aussi bien anatomiques que psychologiques, linguistiques et moraux92. Pour satisfaire à ce vaste programme, Broca subdivise l’anthropologie générale en deux branches, revendiquant chacune leur objet spécifique quoique complémentaires. L’anthropologie « zoologique » a pour fonction de déterminer la spécificité et la position de l’homme dans la série des êtres vivants, en rappelant à celui-ci que sa « réalité visible et tangible le rattache à l’animalité ». L’anthropologie « ethnologique » doit pour sa part procéder à la description des variétés, subdivisions et groupements partiels du genre humain ou « races » humaines, identifiables par leurs caractères morphologiques visibles (couleur de la peau, pilosité, forme anatomiques, etc.), mais surtout en fonction du « degré d’activité des fonctions intellectuelles, [de] la prédominance de tel ou tel groupe de facultés, [du] 90 En 1847, Broca rejoint la commission de savants chargés d’examiner les ossements exhumés lors des fouilles de l’ancienne église des cordeliers, profitant des liens anciens forgés entre les milieux naturalistes et médicaux qui partagent des convictions similaires sur l’existence de corrélations entre caractères physiques et moraux et sur la validité des procédés de l’anatomie comparée et de l’investigation clinique. Sur l’origine des liens entre médecine et anthropologie en France, voir Elizabeth A. WILLIAMS, The Physical and the Moral : Anthropology, Physiology, and Philosophical Medicine in France, 1750-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. 91 Sur les débuts de l’institutionnalisation de l’anthropologie en France, voir Claude BLANCKAERT, « La création de la chaire d’anthropologie du Muséum (1832-1855 », dans Claude BLANCKAERT (dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Éd. du Muséum national d’histoire naturelle, 1997. 92 Paul BROCA, Mémoire d’anthropologie, vol. I, Paris, C. Reinwald et Cie, 1871, p. 1. 85 développement de l’état social et [de] la perfectibilité, c’est-à-dire, conclut Broca, l’aptitude à concevoir ou à recevoir le progrès »93. L’existence de races humaines est pour Broca et ses disciples une évidence, autant que leur inégalité naturelle qu’il appartient à l’anthropologie de démontrer scientifiquement en dégageant pour chaque type racial les corrélations statistiques entre morphotypes et caractères psychologiques. Un axiome guide cette démarche, c’est qu’il existe une « étroite relation entre le crâne et le cerveau, de telle sorte que la craniologie ne fournit pas seulement des caractères de premier ordre pour la distinction et la classification des subdivisions du genre humain ; elle fournit encore des données précieuses sur la valeur intellectuelle de ces groupes partiels »94. Bâtie sur des données anthropométriques, l’anthropologie sera alors en mesure de distribuer les races sur une échelle hiérarchique, traduisant la continuité du biologique au social en vertu d’un principe de « solidarité » entre variations externes et internes. Ainsi Broca résume en 1871 l’objectif de l’anthropologie raciale : « la description particulière et la détermination de ces races, l’étude de leurs ressemblances et de leurs dissemblances, sous le rapport de la constitution physique comme sous le rapport de l’état intellectuel et social, la recherche de leurs affinités actuelles, de leur répartition dans le présent ou dans le passé, de leur rôle historique, de leur parenté plus ou moins probable, plus ou moins douteuse, et de leur position respective dans la série humaine »95. Avec Broca, l’anthropologie se range résolument dans le camp polygéniste et fixiste. Les postulats biodéterministes de cette « biologie du genre humain » s’accompagnent certes de réserves formelles, puisque Broca n’exclut pas la 93 Ibid., p. 5 et 7. Ibid., p. 7. La « craniologie » constitue initialement une tentative de systématisation raciale des intuitions phrénologiques de l’Allemand Franz Josef Gall (1757-1824). En formulant au début du siècle ses théories phrénologiques, Gall prétend étudier le caractère et les fonctions intellectuelles et morales des animaux et des hommes d’après la conformation externe du crâne. Cette phrénologie, aussi désignée du nom de « cranioscopie », entend tirer d’observations anatomiques des conclusions relatives à la psychologie des individus, poursuivant même l’ambition de s’ériger en l’art authentique de « reconnaître les instincts, les penchants, les talents et les dispositions morales et intellectuelles des hommes et des animaux par la configuration de leur cerveau et de leur tête ». Voir Franz Josef GALL, Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, avec des observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l’homme et des animaux, 4 vol., Paris, F. Schoell, 1810-1819. 95 Ibid., p. 8-9. 94 86 possibilité de variations accidentelles96. En effet, il affirme négliger la question des origines des races et ne pas écarter l’hypothèse de variation des types, mais la définition « statistique » de la race qu’il promeut débouche bien sur une vision essentialiste et fixiste des variétés humaines, inscrite dans une logique de naturalisation des différences. De fait, l’anthropologie raciale de Broca conçoit les groupes ethniques ou raciaux comme des entités, certes « abstraites, idéales qui ressortent de la comparaison des variétés ethniques, qui se composent de l’ensemble des caractères communs à un certain nombre d’entre elles », mais « permett[ant] par conséquent de les distribuer dans un ordre naturel (…) sans impliquer l’idée que toutes les variétés rattachées au même type aient une origine commune, ni que des variétés rattachées à des types différents n’aient pas la même origine »97. Nulle incertitude, chez Broca quant au tracé des frontières entre peuples et cultures. Les divisions même de l’humanité, raciales ou ethniques, seront fournies par les méthodes de la statistique anthropométrique, fondement d’une psychologie différentielle. L’anthropologue se conformera dans ses observations aux principes de « solidarité » des caractères et de stabilité des corrélations statistiques entre traits anatomiques et psychiques. Conscient d’ailleurs que l’acceptation d’un principe de variation des caractères ethniques, notamment psychiques, est de nature à contrarier les prétentions « nomothétiques » de l’anthropologie raciale en un siècle de foi positiviste98, Broca indique à l’attention des anthropologues raciaux qui constateraient une contradiction entre la stabilité des caractères physiques et les variations des caractères psychiques, que la réalité « physique » doit toujours l’emporter sur la dimension psychologique dans la définition des types raciaux. En effet, « lorsqu’il y a contradiction entre les faits linguistiques et les faits physiques, déclare Broca, on doit donner la préférence à ces derniers »99. 96 Broca se défend ainsi de considérer les races comme des essences figées et inaltérables, admettant la possibilité de modifications des types somatiques et des comportements induites par des facteurs externes comme « la température, les conditions hygrométriques, la latitude, la civilisation, et enfin les croisements de races ». Il prétend, en outre, évacuer l’obscure question des origines des races, pour s’en tenir à la seule description empirique des types ethniques, Ibid., p. 20-21. 97 Ibid., p. 8. 98 Sur la distinction entre sciences « nomothétiques » et sciences « historiques », voir l’ouvrage classique de Jean PIAGET, Épistémologie des sciences de l’homme, Paris, Gallimard, (coll. « Idées »), 1970, p. 20. 99 Ibid., p. 31. 87 Avec Broca l’anthropologie se place au 19e siècle sous le signe d’une doctrine matérialiste soumettant la pensée sur l’homme à un réductionnisme biologique intégral. L’identité d’un groupe ethnique se trouve alors totalement absorbée dans le critère de la race, et les caractères les plus insaisissables et les plus abstraits de l’esprit humain ramenés à la structure biophysique des corps, d’où procède et où retourne toute vision historique et hiérarchique des races et des cultures. L’idée même de « perfectibilité » se voit réduite à une propriété physique du corps humain, à une prédisposition fixe, héréditaire et inégale des races pour le progrès. « Il y a des races, écrit ainsi Broca, qui ont eu le privilège de devancer les autres, et d’enfanter des grandes civilisations. Il en est qui n’ont jamais pris l’initiative du progrès, mais qui l’ont accepté par force ou adopté par imitation ; d’autres, enfin, ont résisté à toutes les tentatives qu’on a pu faire pour les arracher à la vie sauvage, et cela suffit pour démontrer l’inégale perfectibilité des diverses races humaines. Un caractère aussi important que celui-là, un caractère dont les conséquences ont été immenses dans le passé de l’humanité, comme elles le seront dans son avenir, sera-t-il subordonné à ceux de la peau, des yeux ou de la chevelure ? Nous n’hésitons pas à répondre par l’affirmative »100. Le paradigme craniologique va former dans les années 1860 le noyau d’un consensus épistémologique entre anthropologues raciaux membres de la Société et de l’École d’anthropologie de Paris. Sa diffusion aux sciences de l’homme va contribuer à « réviser entièrement » l’anatomie comparée des races humaines, s’imposant aux anthropologues de toutes obédiences comme la seule méthode positive de différenciation et de hiérarchisation des groupes humains101. Les anthropologues de tous bords n’auront alors de cesse de perfectionner l’appareil statistique et méthodologique de la craniologie, enrichi d’indicateurs et variables supposés conforter la croyance en une corrélation constante entre l’anatomie morpho-cérébrale et l’intelligence des races102. Cette évidence est propagée par les 100 Ibid., p. 32. Paul BROCA, « Fondation du Laboratoire d’anthropologie », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 4, 1869, p. 99. 102 L’obliquité de la face, la mesure de l’angle occipital, les signes de la brachycéphalie ou de la dolichocéphalie (1840), la couleur de la peau, la taille du squelette, formeront les variables privilégiées de l’anthropologie dans sa volonté d’identification raciale et de spécification des différences psychologiques et culturelles, jusqu’à la découverte des lois de l’hérédité génétique au 20e siècle. Voir les indications données par Broca au médecin, au naturaliste et au voyageur pour « mesurer et décrire méthodiquement » l’homme, dans Introduction générale pour les recherches anthropologiques : à faire sur le vivant, Paris, G. Masson, 1879. 101 88 travaux craniométriques de Broca et de ses disciples, convaincus qu’« en considérant les faits dans leur ensemble, en opérant sur un grand nombre de cerveaux, pour s’élever au-dessus de quelques cas particuliers plus ou moins exceptionnels, on doit trouver, soit chez les individus, soit chez les races, un rapport approximatif entre la masse du cerveau et la capacité intellectuelle »103. La hiérarchisation des races, opérée sur la base de données statistiques, consacre l’absolutisation des différences relatives. En effet, pour l’anthropologie raciale seuls quelques caractères revêtent une valeur absolue, mais la plupart n’ont qu’une signification relative dans une logique différentielle. Ainsi, précise Broca, si une peau blanche et une chevelure lisse, sont tenues pour « l’apanage le plus ordinaire des peuples les plus élevés dans la série humaine », l’anthropologue se doit en général de considérer l’obliquité plus ou moins prononcée de la face, la couleur de la peau plus ou moins claire, l’état plus ou moins laineux de la chevelure, comme les critères les plus pertinents pour déterminer « l’infériorité intellectuelle et sociale » d’une race et sa position exacte dans la hiérarchie humaine104. L’univers mental des anthropologues raciaux n’est pas moins saturé de préjugés esthétiques et éthiques que celui des philosophes et des naturalistes des Lumières, mais la logique de justification des différences est radicalement différente. En effet, au 19e siècle, le critère physique ou esthétique ne sera plus tenu pour un simple symbole d’identification et d’assignation à une région, un climat ou une culture ; il devient dans la pensée racialiste le signe visible de la permanence biologique des identités et de la position de chaque race sur l’échelle humaine de la civilisation et du progrès105. La méthode craniologique inaugurée par Broca et les membres de Laboratoire d’anthropologie fait des émules au-delà des frontières de la communauté des 103 Paul BROCA, « Sur le volume et la forme du cerveau suivant les individus et suivant les races », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 2, 1861, p. 149. Voir aussi Claude BLANCKAERT, « Paul Broca : des chiffres et des crânes », L’Histoire, 214, octobre 1997, p. 40-41. 104 Paul BROCA, Mémoire d’anthropologie, vol. I, Paris, C. Reinwald et Cie, 1871, p. 7. 105 Ainsi, l’anthropologue ne verra-t-il plus dans l’image durablement avilie et répugnante d’un peuple vivant dans « l’état intellectuel et social le plus abject », les stigmates temporaires et accidentels produits sur les corps par un environnement peu idoine, mais les signes manifestes d’une prédisposition biologique « réfractaire au progrès ». Il est des cas, affirme ainsi Broca, « où le passé est de nature à ne laisser aucune illusion sur l’avenir (…) jamais un peuple à la peau noire, aux cheveux laineux et au visage prognathe, n’a pu s’élever spontanément jusqu’à la civilisation. Les nègres d’Afrique, qui sont pourtant loin d’occuper le dernier rang dans la série humaine, n’ont jamais su donner à leurs sociétés la stabilité qui est la condition essentielle du progrès ; et on n’a jamais vu un gouvernement quelconque rallier en nation les tribus sauvages des Australiens et des nègres pélagiens (ou mélanésiens) », Ibid., p. 33. 89 anthropologues polygénistes. L’immense majorité des anthropologues adhère alors en masse à l’idée que la mesure des crânes est le plus sûr indicateur des capacités mentales des individus et du niveau d’intelligence des races, et que l’anthropométrie doit, par conséquent, constituer la principale activité pratique de l’anthropologue. Des dissensions existent sur la signification hiérarchique à conférer aux différences physiques, mais le principe de la subordination des caractères psychiques à la structure physique est unanimement approuvé, par les disciples de Broca bien sûr (Paul Topinard, Abel Hovelacque, Gustave Le Bon, Léonce Manouvrier), mais aussi par leurs adversaires monogénistes (A. de Quatrefages, Joseph Deniker, Ernest Hamy). Cette convergence épistémologique est attestée par les travaux de Gustave Le Bon et d’Armand de Quatrefages, l’un représentant de la doctrine matérialiste la plus rigide, le second tenant d’une vision spiritualiste de l’homme fidèle à la tradition judéo-chrétienne. Les thèses craniologiques de Broca inspirent les recherches de Gustave Le Bon (1841-1931), venu lui même à l’anthropologie après une formation médicale. Membre du Laboratoire d’anthropologie, Le Bon y acquiert la conviction qu’il existe une corrélation constante entre le volume du cerveau et le degré d’intelligence des individus et des races. Il développe cette hypothèse dans ses recherches. En 1879, la Société d’anthropologie de Paris lui décerne le prix Godard pour un mémoire sur « Les lois des variations du volume du crâne et sur leurs relations avec l’intelligence », où Le Bon s’applique à démontrer statistiquement que « le développement de l’intelligence a un rapport étroit avec la forme, la structure et le volume du cerveau »106. La valeur du volume du cerveau lui apparaît comme l’indice le plus discriminant pour établir l’inégalité intellectuelle entre les races, et au sein de celles-ci, entre les sexes. Opérant sur de vastes séries de crânes, il affirme que l’« on constate toujours que les plus volumineux appartiennent, dans l’espèce humaine, aux races les mieux douées sous le rapport intellectuel, et dans chaque 106 Gustave LE BON, « Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois de variation du volume du cerveau et sur leur relations avec l’intelligence », Revue d’anthropologie, 2, 1879, p. 103. 90 race aux sujets les plus intelligents »107. Mais ces lois de corrélations entre configuration anatomico-cérébrale et niveau d’intelligence des races et des individus étaient « facile à prévoir », selon Le Bon, tant il lui paraît inévitable que « les différences intellectuelles si profondes qui existent entre les diverses races humaines et entre les individus d’une même race devaient correspondre à des différences anatomiques non moins profondes »108. Une croyance inébranlable en la force de la causalité biologique et en l’hérédité des caractères structure sa conception de la race. Pour Le Bon, chaque race se distingue par des caractères anatomiques invariables et par un tempérament aussi immuable, formé « des sentiments et des associations de sentiments héréditaires ou acquis »109. Si, comme Broca, il n’écarte pas toute idée de variation dans l’étude des races, il ne laisse en réalité pas plus de place ni à une mutation des types ethniques ni à une possible différentiation des individus enchaînés à leur groupe racial. Le tempérament ethnique d’une race est pour Le Bon une structure primordiale, enracinée dans la constitution biologique des individus dont elle détermine les manières de penser et d’agir. Comme Broca, il juge négligeable l’action du milieu et de l’éducation, tant la volonté des individus semble contrainte par le caractère héréditaire de sa race, les individus recevant de leur groupe racial, en même temps qu’un type morphologique, un « fonds de qualités et de défauts qui ne se modifient guère » formé « des associations héréditaires de sentiments que l’individu apporte en naissant, et qu’il est aussi impuissant à chasser qu’il le serait à modifier son tempérament ou la forme de son corps ». C’est avec Le Bon que l’anthropologie raciale affirme le mieux sa fonction de psychologie différentielle de l’espèce humaine. La psychologie ethnique de Le Bon est en tous points opposée à la psychologie des Lumières, s’appuyant sur une négation absolue des idées d’autonomie et de libre-arbitre des individus, jugés impuissants à s’émanciper des 107 Ibid. L’insertion dans les études craniologiques d’une sous-variable sexuelle constitue une innovation théorique de la part de Le Bon. Elle lui permet d’affirmer que l’inégalité des capacités intellectuelles s’observe non seulement entre les races, mais affecte aussi les rapports entre sexes masculin et féminin. Il constate ainsi que « l’étude des cerveaux féminins de diverses races montre que même dans les agglomérations les plus intelligentes, comme les Parisiens contemporains, il y a une notable proportion de la population féminine dont les crânes se rapprochent plus par leurs volumes de ceux des gorilles que des crânes du sexe masculin les mieux développés. L’inégalité homme – femme va même en s’aggravant sans cesse depuis les races inférieures jusqu’aux races supérieures », Ibid., p. 103. 108 Ibid., p. 27-28. 109 Gustave LE BON, « Notes sur l’étude des caractères », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2, 1877, p. 497. 91 lois de la nature. Dans cette psychologie ethnique, les individus sont réduits au rang d’« obéissants esclaves d’un petit nombre de sentiments dominants » et « lorsqu’ils contestent qu’ils en sont esclaves, c’est qu’ils sont à ce point conduits par eux, qu’ils leur obéissent sans même avoir conscience de leur servitude »110. Symbole de l’influence du paradigme racialiste, le ralliement de Quatrefages, marque le triomphe intellectuel et institutionnel de l’anthropologie raciale de Broca. En effet, alors qu’en 1861, Quatrefages proteste contre la diffusion de l’hypothèse polygéniste en affirmant que le dogme de l’unité de l’espèce humaine est une « croyance raisonnable »111, quelques années plus tard il concède que si l’espèce humaine est bien l’unité originelle, les diverses races peuvent être regardées comme des « fractions » de cette unité, ou comme les multiples rameaux s’écartant d’un même « tronc d’arbre »112. Certes, Quatrefages critique l’utilisation abusive des données et séries anthropométriques à des fins de hiérarchisation intellectuelle et morale des races humaines, déplorant que « parce que l’Européen a le talon court et certains Nègres le talon long, on s’est empressé de signaler cette dernière conformation comme un signe d’infériorité (…) de la rareté des plis du cerveau dans cette dernière race on avait conclu à une dégradation intellectuelle, et (…) on a voulu attribuer je ne sais quelle supériorité aux populations à tête longue sur les populations à tête courte, alors qu’un simple coup d’œil jeté sur les nations européennes suffisait pour réfuter cette assertion », mais il accepte la plupart des méthodes de l’anthropologie polygéniste113. En pratique, Quatrefages se range à la validité des théories craniologiques de ses adversaires, souscrivant à l’idée élémentaire d’une corrélation statistique entre les dimensions cérébrales et le degré de développement intellectuel des races. Bien que contestant la validité exclusive des caractères morphologiques pour définir les types ethniques, il concède qu’« en dehors de toute idée dogmatique ou philosophique, nous sommes conduits à admettre qu’il existe un certain rapport entre le développement de l’intelligence et le volume, le poids du cerveau. Mais en même temps nous devons reconnaître que l’élément matériel, accessible à nos sens, n’est pas le seul qui doive entrer en ligne de compte ; derrière lui se cache une inconnue, une x jusqu’ici indéterminée et qui 110 Ibid., p. 504 et 509. Armand de QUATREFAGES, L’unité de l’espèce humaine, Paris, Hachette, 1861, p. 418. 112 Armand de QUATREFAGES, Rapport sur les progrès de l’anthropologie, Paris, Imprimerie impériale, 1867, p. 107. 113 Ibid., p. 277. 111 92 ne se reconnaît qu’à ses effets ; et, le plus souvent, c’est elle qui caractérise les races »114. En 1877, Quatrefages émet encore des doutes sur la pertinence des critères craniométriques, qualifiés d’arbitraires et peu fiables pour définir avec certitude les races et conjecturer la supériorité intellectuelle et morale d’une race sur les autres, mais la thèse d’une inégalité intellectuelle entre les races lui apparaît une évidence. Ainsi, tout en persistant dans l’affirmation de l’unité de l’espèce humaine contre ces savants qui « entraînés par certaines habitudes d’esprit et par un amour propre de race qui s’explique aisément (…) ont cru pouvoir interpréter les différences physiques qui distinguent les hommes les uns des autres comme des caractères d’infériorité ou de supériorité », il n’en retient pas moins le principe d’une hiérarchie intellectuelle des groupes ethniques et s’interroge pour savoir si l’appartenance des races à une même souche originelle suffit pour « dire que tous les groupes humains soient au même niveau sous le rapport moral ? non certes », répond Quatrefages, concédant que du point de vue moral « comme au point de vue intellectuel, ils peuvent figurer plus ou moins haut dans l’échelle, bien qu’aucun d’eux ne rétrograde jusqu’au zéro »115. Après avoir admis le principe de l’inégalité naturelle des races, Quatrefages va juger déraisonnable de prétendre les maintenir sur un pied d’égalité, « telle est pourtant l’exagération, déplore-t-il, dans laquelle sont tombés les négrophiles de 114 Ibid., p. 342-343. Contre le matérialisme intégral des disciples de Broca, Quatrefages entend maintenir une conception spiritualiste de l’homme face à la réduction zoologique de l’humanité. La moralité et la religiosité de l’homme, seul être créé par Dieu à posséder une intuition naturelle du bien et du mal, à croire en l’existence d’êtres transcendants et en une vie après la mort, formaient selon lui les attributs distinctifs du « règne humain », Armand de QUATREFAGES, L’Espèce humaine, Paris : Librairie Germer Baillière, 1877, p. 16-17. Il conteste que l’identité de l’homme pût être cernée par une simple zoologie reléguant l’homme sur le même plan que l’animal. Derrière l’écorce physique et les mécanismes biologiques de l’homme il y a, estimait Quatrefages, une « cause inconnue » d’où procède tous les phénomènes moraux et religieux qui sont le propre de l’humain, c’est-à-dire « l’âme humaine ». 115 Ibid., p. 260 et 348. Pour Quatrefages, qui sera l’une des principales autorités invoquées par Durkheim dans La division du travail (1893), les causes de l’inégalité intellectuelle et morale des races sont pour avant tout d’origine sociale. À l’image de Buffon, il conçoit l’homme comme un Homo duplex et comme « un être essentiellement social ». L’état social s’observant chez tous les peuples, il ne peut en outre être tenu pour un « caractère de race ». Être social, l’homme n’en serait pas moins soumis aux lois de l’hérédité et aux conditions de son milieu. Dès lors, s’il admet que les inégalités intellectuelles et morales entre les races s’accusent par des causes externes et sociales, c’est l’hérédité qui les perpétue comme une cause agissante qui «sous l’influence des milieux, façonne les races et les fait ce qu’elles sont ». Le mécanisme de l’hérédité lui permet ainsi d’admettre un principe de différentiation raciale en vertu de la théorie lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis. Il concluait que cet « ensemble de conditions a eu pour résultat d’établir, de groupe à groupe, de race à race, une inégalité actuelle qu’il est impossible de nier », Armand de QUATREFAGES, Rapport sur les progrès de l’anthropologie, Paris, Imprimerie impériale, 1867, p. 379-380. 93 profession. Lorsqu’ils ont soutenu que le Nègre, dans le passé et tel qu’il est, est l’égal du Blanc »116. L’apparition de la civilisation, comme phénomène exceptionnel observé seulement chez quelques peuples privilégiés, s’expliquerait par la biologie, et son absence, par l’infériorité des races de couleur. « Livrée à elle-même, remarque alors Quatrefages, la race nègre n’a rien produit de ce genre. Les peuples de couleur noire qu’on a voulu lui rattacher pour déguiser cette infériorité trop manifeste, ne tiennent à elle tout au plus que par des croisements dans lesquels domine le sang supérieur »117. S’il n’exclut pas une atténuation de la contrainte exercée par l’hérédité et le milieu, il repousse en revanche la perspective d’une disparition complète des causes de différentiation physique et morale fondant l’inégalité des races, car « pour être plus ou moins affaiblies les causes qui ont diversifié les membres de la grande famille n’en subsisteront pas moins. Il y aura toujours des races dissemblables, il y aura toujours des races supérieures et des races inférieures »118. La capitulation du camp monogéniste marque le triomphe complet du paradigme racialiste en France au début des années 1880119. La diffusion du paradigme anthroporacial va avoir des conséquences éthiques et épistémologiques décisives pour la formation des sciences humaines en imposant dans le débat une vision racialiste des identités et des sociétés. L’anthropologie raciale ou « biologie des races humaines » va aussi fournir les principaux axiomes d’une « idéologie » raciste fondée sur : l’affirmation de l’existence de races humaines définies par des caractères psychosomatiques fixes et héréditaires ; l’acceptation de la causalité biologique comme facteur déterminant des manières de penser et d’agir des individus ; la distribution des races sur une échelle hiérarchique normée selon leurs qualités psychiques et morales, hiérarchisation procédant de la réification des 116 Ibid., p. 380. Armand de QUATREFAGES, L’Espèce humaine, Paris : Librairie Germer Baillière, 1877, p. 331. 118 Ibid., p. 492-493. En 1882, Quatrefages publie avec Ernest Hamy une volumineuse étude craniométriques (Crania ethnica). En des formules que ni Broca ni Le Bon n’auraient désavouées, les auteurs défendent la constitution de collections de crânes comme une démarche « indispensable aux progrès d’une science naturelle », et le traitement statistique de ces séries comme « surtout nécessaire pour l’étude des races humaines dont elles peuvent seules permettre de déterminer avec quelque précision le type moyen, au milieu des variations plus ou moins étendues », Armand de QUATREFAGES et Ernest HAMY, Crania ethnica. Les crânes des races humaines décrits et figurés, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1882, p. 157. 117 94 données statistiques en des jugements philosophico-éthiques. Plus qu’une méthode anthropométrique, la craniologie, ou détermination du degré d’intelligence d’une race à partir de la mesure du volume crânien moyen des individus qui la composent, forme le socle d’une véritable métaphysique raciale. Si les savants français ont largement contribué au développement des études anthroporaciales, ils ont également joué un rôle décisif dans la formulation des doctrines racistes. 4.4. La France, terre d’origine des doctrines racistes La France peut légitimement être honorée du titre de « terre d’origine » de la pensée raciste biologique moderne120. Ce sont des penseurs français qui, en effet, formulent au 19e siècle les premières doctrines racistes biologisantes en se fondant sur les résultats de l’anthropologie raciale et en systématisant la notion de « causalité biologique » au service d’un système global d’interprétation du monde historique et social. Arthur de Gobineau, Jules Soury, Georges Vacher de Lapouge et Gustave Le Bon sont les pionniers de l’extrapolation idéologique d’une « science des races ». Trois postulats élémentaires structurent les doctrines racistes de ces penseurs : 1) l’existence de races humaines définies par des caractères biologiques héréditaires ; 2) la détermination biologique – ou raciale – des caractères psychiques et moraux des races ; 3) l’inégalité des races en vertu de leurs aptitudes intellectuelles respectives. Ces postulats fondamentaux de la pensée raciste structurent la réflexion d’Arthur de Gobineau (1816-1882) dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). Une conception biologique de la race oriente sa vision anthropologique qui ne connaît ni peuple ni nation, mais seulement des « fractions ethniques » ou races humaines définies par des caractères physiques et intellectuels héréditaires. L’existence de races biologiquement distinctes est une vérité absolue pour Gobineau, lequel repère « trois éléments purs et primitifs de l’humanité dont la réalité 119 Les ambiguïtés d’un Quatrefages devaient être signalées, car c’est vers les théories de cet anthropologue que Durkheim se tournera au moment où il entend fonder la « sociologie ». Les emprunts de Durkheim, dans la Division du travail social, à Quatrefages, comme à Le Bon, servent un la définition d’un schéma évolutionniste que le fondateur de l’école française de sociologie juge étayé avec « une précision mathématique » par la craniométrie. Voir Émile DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 5ème éd., 1998, p. 20. Voir sur la question lIème partie, chapitre 1. 120 Selon la formule d’Étienne BALIBAR, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, (coll. « Essais »), 1992, p. 94. 95 serait démontrée tant par l’anthropologie que par l’histoire121. Cette conviction forme une des « idées maîtresses » de sa réflexion sur le devenir et le déclin des civilisations. Pionnier de la pensée raciste, Gobineau inspirera de nombreux savants aussi convaincus de l’inégalité des races. Pour Georges Vacher de Lapouge l’existence de races humaines a aussi la force d’une évidence fondée sur la force des lois de l’hérédité et sur les résultats de l’anthropométrie. Pour Lapouge, chaque race peut être vue comme un « ensemble des individus possédant en commun un certain type héréditaire »122. La persistance des types raciaux de génération en génération est pour lui la plus sûre confirmation de la prodigieuse « ténacité de l’hérédité »123. C’est cette hérédité qui confère à la race son identité d’espèce anatomique et psychique124. Fondée sur les données statistiques de l’anthropométrie, la science de l’homme se déploiera alors avec Lapouge dans le repérage, au-delà « des individus qui s’écartent plus ou moins du type, à quelque point de vue », de ces « caractères typiques de la race prise en masse [qui] donnent une moyenne invariable »125. Une même conception biologique des races, conçues comme des entités collectives quasi éternelles, structurent les théories d’un Gustave Le Bon. À la notion de race biologique, celui-ci préfère toutefois celle de « race historique », mais la définition qu’il en propose confirme le caractère déterministe et essentialiste de cette idée de « race ». Ce qui définit, en effet, la race pour Le Bon, c’est une « âme » formée d’« accumulations héréditaires » d’instincts et de sentiments, un « caractère » psychologique transmis de génération en génération par les lois de l’hérédité. « Tout se tient dans l’organisme », assure-t-il, conférant aux caractères psychologiques raciaux le statut de « caractères primaires », constitutifs de la « structure mentale d’une race qui n’est pas susceptible de variation significative ». C’est bien une vision fixiste que Le Bon défend, les traits psychiques primordiaux d’une race ne pouvant subir à ses yeux aucune modification significative au cours de 121 Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Didot, 1940, p. 158. Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales. Cours libre de sciences politiques professé à l’université de Montpellier (1888-1889), Paris, Éd. Les Amis de Gustave Le Bon, 1990, p. 8. 123 Georges VACHER de LAPOUGE, Race et milieu social. Essai d’anthroposociologie, Paris, Rivière, 1909, p. xii. 124 Pour Lapouge « ce qui permet de reconnaître la race c’est bien la possession de caractères physiques, physiologiques et psychiques qui en constituent le type (…). Ce qui constitue la race, c’est la descendance », Georges VACHER de LAPOUGE, « Le darwinisme dans les sciences sociales », Revue internationale de sociologie, 1, 1893, p. 416. 125 Ibid., p. 419. 122 96 l’histoire, les variations affectant les espèces psychologiques n’étant jamais que superficielles et ne concernant que des « caractères secondaires ». Vision essentialiste des identités culturelles aussi, car si « les qualités intellectuelles sont susceptibles d’être légèrement modifiées par l’éducation ; celles du caractère échappent à peu près entièrement à son action »126. Être immortel transcendant les individus et les générations, la race incarne pour Le Bon « un être permanent, affranchi du temps (…) composé non seulement des individus qui le constituent à un moment donné, mais aussi de la longue série des morts qui furent ses ancêtres »127. Pour Le Bon, psychologue « ethnique », cette entité collective appelée race est davantage qu’une subdivision anthropologique ; elle est une communauté « de sentiments, d’idées, de croyances et d’intérêts créée par de lentes accumulations héréditaires, donn[ant] à la constitution mentale d’un peuple une grande identité et une grande fixité »128. L’affirmation de la « causalité biologique » forme avec le principe d’irréversibilité le signe distinctif de la pensée racialiste moderne. C’est la systématisation du déterminisme biologique qui permet à la pensée raciste de relier l’idée de race aux particularismes psychoculturels des populations. Au 19e siècle, les théories raciales vont ainsi faire du déterminisme biologique la cause finale des modes de pensée et d’action des individus et le facteur explicatif de l’évolution historique des sociétés. Ainsi Jules Soury (1854-1915) place ce déterminisme biophysiologique au cœur de sa vision raciale globale de l’histoire et des sociétés. L’œuvre de Soury repose tout entière sur la croyance en l’efficacité universelle du déterminisme biologique. Elle justifie sa démarche savante consistant à localiser les fonctions psychiques de la sensibilité et de l’intelligence, point de départ à l’écriture d’une « histoire anatomique et physiologique de l’intelligence »129. Là encore c’est l’idée de race qui forme le vecteur de ce déterminisme biologique, en vertu duquel l’intégralité des évènements historiques peut être ramenée à de simples mécanismes de type neuro-cérébral et l’histoire des sociétés résumée à « l’activité déployée par 126 Gustave LE BON, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894), Paris, Félix Alcan, 1909, p. 173-177. 127 Ibid., p. 12. 128 Ibid., p. 15. 129 Jules SOURY, Système nerveux central. Structure et fonction. Histoire critique des théories et des doctrines, PAris, Carré et Naud, 1899, p. ix-x. 97 quelques races humaines pour approcher toujours du vrai sans jamais pouvoir l’atteindre »130. Combinée à un schéma polygéniste, cette pensée biodéterministe fait de l’idée de race un facteur d’explication universel des phénomènes humains, étant admis que c’est bien « la considération des races ou des espèces humaines [qui] demeure la grande explication de l’histoire des civilisations. Dans le passé comme dans le présent, elle reste la raison dernière de la nature des actions et des réactions des individus dans la lutte pour l’existence ». Les doctrines racistes vont faire de la race le moteur de l’histoire humaine, une force absolue orientant les trajectoires d’individus privés de toute autonomie, contraints de suivre « l’impulsion supérieure » de leur espèce et écrasés par les « instincts héréditaires » déterminant le destin de leur race. En permettant d’éclairer l’histoire, le déterminisme racial se fera aussi discours sur l’avenir en donnant aux actions des individus et des peuples une prédictibilité garantie par les lois de l’hérédité et de la biologie avec une « sûreté de réaction organique et fonctionnelle tellement manifestes »131. Pour Vacher de Lapouge, cette prédictibilité des comportements s’explique par la ténacité de l’hérédité qui s’exerce « à l’infini », enchaînant le destin de chaque individu à celui de sa race biologique « avec une impérieuse nécessité (…) condamn[ant] chaque homme à être ce que veut sa naissance »132. Dépositaire d’un « fonds de qualités et de défauts » qu’il est aussi impuissant à chasser qu’à modifier l’individu est pour les penseurs racistes l’esclave aveugle de sa race et de cette hérédité qui constitue la véritable matrice de son identité, de ses pensées et de ses actes133. Simple représentant d’une espèce biologique dont il n’est que le « produit » reproductible, l’individu n’est pas libre car « quoiqu’il fasse, l’homme est donc toujours et avant tout le représentant de sa race ». Ce joug exercé par la race sur les individus, c’est plus expressément pour Le Bon la tyrannie des morts sur les vivants, car « infiniment plus puissants » que leurs descendants, les morts continuent à 130 Cette « histoire naturelle de l’esprit humain » pourra alors se confondre alors avec une banale « histoire des doctrines et des théories sur la structure et les fonctions du système nerveux central des vertébrés et des invertébrés », où « l’étude comparée des organes des sens, des centres de projection et d’association de l’encéphale » sera tenue pour « la source la plus élevée de notre conception de l’univers considéré comme un phénomène cérébral », Ibid., p. x. 131 Jules SOURY, Campagne nationaliste (1899-1901), Paris, Plon, 1902, p. 134-137. 132 Georges VACHER de LAPOUGE, « Le darwinisme dans les sciences sociales », Revue internationale de sociologie, 1, 1893, p. 420 et 431. 133 Gustave LE BON, « Notes sur l’étude des caractères », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2, 1877, p. 509. 98 gouverner les vivants, héritiers malgré eux d’un legs d’instincts agissant dans les replis de l’inconscient134. La diversité biologique des groupes humains et la reproduction héréditaire des différences commandent la logique inégalitaire des théories raciales à partir de laquelle les races seront distribuées sur une échelle hiérarchique selon des rapports de supériorité et d’infériorité physiques et psychiques. Cette certitude de l’inégalité de valeur des types biologiques motive le refus chez Gobineau du mélange des races et sa critique des méfaits d’une alchimie ethnique jugée néfaste pour les races et les civilisations supérieures. « Les races humaines sont intellectuellement inégales », affirme ainsi Gobineau, car la qualité de leur sang, vecteur des aptitudes physiques et mentales, n’est pas identique135. Le métissage est même pour Gobineau comme la première cause de la dégénérescence des races, car lorsqu’un peuple supérieur se mêle à des « fractions ethniques » inférieures, il perd « la valeur intrinsèque qu’autrefois il possédait, parce qu’il n’a plus dans ses veines le même sang, dont les alliages successifs ont graduellement modifié la valeur (…) il n’a pas conservé la même race que ses fondateurs »136. Vacher de Lapouge ne partage pas l’hypothèse « mixophobique »137 de Gobineau, considérant qu’il y a « dans chaque individu des échantillons de toutes les races, et que par suite, il n’y a pas de race pure »138. Pour sa part il estime que « les peuples ne dégénèrent pas plus qu’ils ne progressent », mais n’en partage pas moins la croyance gobinienne en l’inégalité des races, si bien démontrée par les résultats de l’anthropologie raciale, et les « dénégations les plus ardentes » ne sauraient « retarder la reconnaissance générale des faits scientifiques »139. Il existe, en effet, pour Lapouge parmi les races, comme au sein de chaque peuple, des types « eugéniques » ou des « éléments ethniques héréditairement supérieurs » et des 134 Gustave LE BON, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894), Paris, Félix Alcan, 1909, p. 12. 135 Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Didot, 1940, p. 158. 136 Ibid., p. 24. Le racisme de Gobineau est ainsi pénétré d’une angoisse devant le risque de décadence de la civilisation blanche, menacée par un « travail de fusion » et de « confusion ethnique » qui serait le propre de sociétés démocratiques où toutes les races sont jugées de valeurs égales en vertu d’une absurde philosophie universaliste, Ibid., p. 559. 137 Selon l’expression de Pierre-André TAGUIEFF, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, (coll. « Tel »), 1998, p. 338. 138 Georges VACHER de LAPOUGE, Race et milieu social. Essai d’anthroposociologie, Paris, Rivière, 1909, p. x. 139 Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales. Cours libre de sciences politiques professé à l’université de Montpellier (1888-1889), Paris, Éd. Les Amis de Gustave Le Bon, 1990, p. 83, Race et milieu social. Essai d’anthroposociologie, op. cit., p. xi. 99 éléments médiocres qui encombrent toute race et toute société140. Le dogme de l’inégalité biologique des races va alors servir à Lapouge de point de départ à l’élaboration d’une doctrine eugéniste fondée sur l’idée de sélection systématique des individus les mieux favorisés en termes héréditaires et l’élimination des races et individus médiocres141. Les doctrinaires du racisme attribuent à l’inégalité biologique des races une dimension essentiellement psychique et morale. De ce point de vue, affirme Le Bon, un « abîme » sépare les races inférieures (nègres), moyennes (asiatiques et sémitiques), et supérieures (indo-européenne)142. Les races inférieures et moyennes sont ainsi jugées incapables de raisonner. Dénuées d’esprit critique et incapables d’innovation de par la faiblesse innée de leurs capacités mentales, ces races sont selon Le Bon prédisposées à l’imitation mécanique. Comparées aux races indoeuropéennes, modèles de moralité et d’intelligence, naturellement aptes à la raison et à la persévérance, remarquables par leur énergie, leur volonté et leur maîtrise de soi, les races inférieures forment les couches les plus basses de l’humanité143. La même raison biologique qui instaure une hiérarchie entre les races, creuse ainsi entre celles-ci un fossé infranchissable empêchant, selon Le Bon, toute communication, puisque les races vivent dans des univers psychiques incommensurables. Obstacle à toute communication, la « causalité biologique » hypothèque alors toute perspective de perfectionnement effectif des races inférieures vouées par une hérédité tenace à un destin misérable. « On fait aisément un bachelier ou un avocat d’un nègre, remarque finalement Le Bon ; mais on ne lui donne qu’un simple vernis tout à fait superficiel, sans action sur sa constitution mentale. Ce que nulle instruction ne peut lui donner, parce que l’hérédité seule les crée, ce sont les formes de la pensée, de la logique et surtout le caractère des Occidentaux. Ce nègre accumulera tous les diplômes possibles, sans arriver jamais au niveau d’un Européen ordinaire »144. 140 Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales. Cours libre de sciences politiques professé à l’université de Montpellier (1888-1889), op. cit., p. 79. 141 Voir chapitre 2. 142 Gustave LE BON, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894), op. cit., p. 32. 143 Ibid., p. 27-29. 144 Ibid., p. 33. 100 4.5. L’école américaine d’anthropologie raciale : la pensée racialiste et la question de l’esclavage Si elle est, de l’avis de Larousse, un motif de fierté patriotique, la paternité de l’anthropologie raciale et de l’hypothèse polygéniste est l’enjeu au 19e siècle d’une rivalité entre savants français et américains145. Les écoles française et américaine forment, en effet, au 19e siècle les deux pôles majeurs de la communauté des anthropologues raciaux, unis par une fascination commune pour les études craniométriques comme instrument d’une science des races humaines. Un ouvrage comme celui des Français Quatrefages et Hamy s’inscrit ouvertement dans la lignée du Crania Americana de l’américain S.G. Morton (1839), véritable référence pour les anthropologues raciaux du monde entier146. L’impulsion précoce donnée au développement des études anthropométriques aux Etats-Unis par les travaux de Samuel Morton (1799-1851), savant de renommée internationale, permet même à l’école américaine d’anthropologie de contester à son homologue française la paternité de la théorie polygéniste. Le développement des théories anthroporaciales est dans le contexte américain inséparable d’un climat idéologique marqué par le maintien d’un système esclavagiste objet d’une polémique de plus en plus vive à partir des années 1830. Les débats suscités par ce que les contemporains de Morton appellent pudiquement l’« institution particulière », vont lourdement peser sur l’orientation raciologique des sciences de l’homme aux États-Unis. L’anthropologie raciale va en pratique constituer un puissant instrument idéologique au service des défenseurs du système servile et de la lutte contre les pétitions égalitaires du mouvement abolitionniste. Les multiples discours anthroporaciaux tendant à accréditer la croyance en l’infériorité biologique de la race noire, vont fournir aux partisans de l’esclavage et de la discrimination raciale un ensemble cohérent de théories et de concepts pour légitimer un ordre sociopolitique fondé sur une stricte inégalité des races147. 145 Ainsi Quatrefages, jugeant en 1867 les progrès accomplis par l’anthropologie s’estime en droit d’affirmer que « notre patrie a pris sa revanche et qu’elle peut servir à cet égard de modèle aux autres nations », dans Rapport sur les progrès de l’anthropologie, Paris, Imprimerie impériale, 1867, p. 63. 146 N. DIAS, « Séries de crânes et armées de squelettes : les collections anthropologiques en France dans la seconde moitié du 19e siècle », dans Claude BLANCKAERT et alii., « Histoire de l’anthropologie : hommes, idées, moments », Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, n°3/4, 1989, p. 203-230. 147 George M. FREDRICKSON, « Toward a Social Interpretation of the Development of American Racism », dans Nathan I. HUGGINS (Ed.), Key Issues in the Afro-American Experience, 2 vol., New York, Harcourt Brace Janovich, 1971, vol. 1, p. 252-254 ; John S. HALLER, Outcasts from Evolution. Scientific Attitudes of Racial Inferiority, 1859-1900, Urbana, Ill., University of Illinois Press, 1971, p. x. 101 Historiquement, l’émergence dans le débat public aux États-Unis d’une vision raciale des différences physiques et psychiques entre groupes humains coïncide avec la montée d’un discours abolitionniste exigeant, au nom des valeurs égalitaires et libérales de la démocratie américaine, la suppression du système esclavagiste et dénonçant le statut d’inférieur réservé au Noir. La formation de l’école américaine d’anthropologie raciale et la diffusion des doctrines racialistes s’inscrivent dans une phase de radicalisation idéologique de la querelle entre esclavagistes et abolitionnistes148. Au cours de la période 1830-1865, les représentants de l’école américaine d’anthropologie raciale sont au cœur des polémiques scientifiques et politiques sur l’inégalité des races, s’érigeant parfois même en « conseillers du prince » pour appuyer « scientifiquement » les positions des partisans de l’esclavage et de la discrimination raciale. Comme en Europe, les querelles anthropologiques sur la diversité de l’espèce humaine dans la société américaine mêlent au début du 19e siècle des considérations théologiques, philosophiques et des arguments scientifiques. Le clivage déterminant sur cette question suit une ligne de fracture classique séparant les tenants du monogénisme, privilégiant des causes géographiques, psychologiques et sociales pour rendre compte des variations humaines, aux partisans du polygénisme opposés au dogme monogéniste. Charles Caldwell, médecin de Caroline du Nord, résume ainsi au début du 19e siècle le dilemme posé aux savants américains : être « soit philosophe soit infidèle »149. En examinant les modèles explicatifs de la diversité des types humains formulés dans les années 1800, on constate que bien rares sont les savants osant adhérer publiquement au schéma polygéniste150. Les années 1830 vont marquer une rupture. Samuel G. Morton, médecin et aristocrate de Philadelphie, jette le premier les bases d’un paradigme anthroporacial polygéniste américain, fondé sur le principe de la division primordiale de l’humanité en types biologiques et le principe de la causalité biologique comme mode d’interprétation des différences physiques et 148 Les recherches des historiens américains ont sur ce point mis en lumière la convergence chronologique entre les progrès du mouvement abolitionniste et la diffusion d’un paradigme raciologique, situant même le point culminant de développement des théories racialistes au moment de la guerre de Sécession (1861-1865). Voir Audrey SMEDLEY, Race in North America. Origin and Evolution of a Worldview, Boulder, Co., Westview Press, 1993, p. 231 ssq. 149 Cité par William STANTON, The Leopard’s Spots. Scientific Attitudes Toward Race in America, 1815-1859, Chicago, Chicago University Press, 1960, p. 21. 150 John C. GREENE, « The American Debate on the Negro’s Place in Nature, 1780-1815 », Journal of the History of Ideas, vol.15, n°3, juin 1954, p. 391. 102 morales. Entre 1839 et 1849, Morton consacre l’essentiel de ses travaux à accréditer la thèse d’une relation causale entre les traits morpho-anatomiques et les caractères psychiques et moraux des variétés humaines. Il est le premier à concevoir le travail de l’anthropologue comme une démarche anthropométrique, cherchant dans la craniométrie les preuves tangibles de l’existence des races et de leur inégalité151. Dans ses ouvrages Crania Americana (1839), étude craniométrique des Indiens d’Amérique du Nord, et Crania Aegyptica (1844), monographie réalisée à partir de l’examen de crânes exhumés de nécropoles égyptiennes et gracieusement fournis par son élève, George R. Gliddon, vice-consul des Etats-Unis au Caire, Morton systématise l’application de la méthode craniométrique en anthropologie. De ces diverses études, condensées dans un ouvrage de synthèse publié en 1849, il ressort que dès les années 1830 Morton tient le volume cérébral comme l’indicateur le plus fiable de l’existence de « familles » humaines distinctes et de l’inégalité psychique des races. Prétendant passer les Écritures au crible de la statistique, Morton proclame que l’hypothèse polygéniste est la « seule conclusion raisonnable » notant, dans son Crania Americana, qu’« à la lumière de faits ostéologiques » les « aborigènes américains » forment une race particulière152. Ces mesures craniométriques lui fournissent la base d’une hiérarchie des races humaines établie selon le principe de corrélation entre structure anatomique et capacité psychique. Repérant vingt-deux « familles » ou types humains, auxquels il hésite toutefois à accoler l’étiquette de « race » et se contentant de les désigner « simplement comme des groupes de nations présentant, plus ou moins, des similarités physiques, morales et linguistiques », Morton défend une vision polygéniste et hiérarchique de l’humanité, chaque « famille » ou race constituant à ses yeux une « forme organique primordiale » ne pouvant se prêter à un croisement viable avec une autre race153. Il rejette en outre le critère d’inter-fertilité énoncé par Buffon comme critère de définition de l’espèce et perpétué au 19e siècle par les défenseurs du monogénisme154. 151 Morton doit une large part de sa renommée à l’immense collection de crânes qu’il rassemble à partir de 1820, et que ses collègues américains et européens évoquaient avec respect du nom de « Golgotha américain ». 152 Samuel G. MORTON, Crania Americana. A comparative View of the Skulls of Various Aboriginal Nations of North and South America, Philadelphie, J. Dobson, 1839, p. iii. 153 Ibid., p. 4. 154 Stephen JAY-GOULD, La mal-mesure de l’homme, Paris, Éd. Odile Jacob, 1997 (1981), p. 85. 103 Dans le schéma racialiste de Morton la race caucasienne figure naturellement au sommet de la perfection humaine, grâce à « ses aptitudes intellectuelles les plus élevées »155, les races mongole, malaise, américaine (c’est-à-dire les Indiens) et la race éthiopienne ou noire, incarnation sur le plan intellectuel du « degré le plus bas de l’humanité », se voyant reléguées aux échelons inférieurs156. Cette hiérarchisation des races, où les critères esthétiques communs de la culture occidentale sont reforgés par la causalité biologique, est tout entière structurée pour démontrer l’idée préconçue de la supériorité absolue de la race blanche dans un contraste saisissant avec la race noire. En pourfendeur de l’anthropologie des Lumières, Morton attribue non seulement l’infériorité de la race noire à sa constitution biologique et héréditaire, mais juge cette infériorité congénitale comme un obstacle rédhibitoire au progrès intellectuel des Noirs. Pour preuve de cette infériorité native et indépassable il brandit les médiocres résultats obtenus dans l’éducation des individus de race noire, incapables de persévérance et de raisonner de manière abstraite157. Bien conscient des implications morales et politiques des théories raciales, Morton tire de l’infériorité biologique héréditaire des Noirs un argument en faveur de l’esclavage des Noirs, au nom de la prédisposition supposée de cette race pour l’obéissance et la servitude. Il estime ainsi que si l’Indien ne peut endurer durablement l’état de servitude de par la faiblesse de sa constitution et de son tempérament, en revanche, le Noir, fataliste et indolent, mais aussi « plus flexible (…), cédant à son destin et s’accommodant à sa condition, supporte sa lourde charge avec une aisance incomparable »158. Pour renforcer ses thèses sur le caractère servile de la race noire, il joint à ses examens craniologiques des remarques historiques et iconographiques. Morton croit ainsi trouver dans l’observation des fresques égyptiennes la confirmation de ses intuitions sur l’inaptitude de la race noire pour la civilisation et sa prédisposition à la servitude, notant que les Noirs y sont toujours représentés en position de serviteurs, de sorte que si « les Noirs étaient nombreux en Égypte (…) leur position sociale dans 155 Samuel G. MORTON, Crania Americana, op. cit., p. 5. Ibid., p. 7. 157 Ibid., p. 88. 158 Ibid., p. 71. 156 104 l’Antiquité était la même que celle d’aujourd’hui, c’est-à-dire celle de serviteurs et d’esclaves »159. Un temps Morton prétend concilier dans ses discours polygénistes l’autorité de la science et celle du dogme religieux, se livrant alors à une étrange exégèse racialiste de la Genèse. À la vision chrétienne d’une unité de souche adamique, il oppose la thèse de la multiplicité des centres de création que les auteurs de la Bible auraient, selon lui, omis de mentionner. Il prête même au schéma polygéniste une intention divine, estimant que la formation de races distinctes attesterait de la clairvoyance du Créateur par l’assignation de chaque race à un environnement adapté à ses dispositions raciales160. Cette thèse des centres de création multiples est reprise du naturaliste Louis Agassiz, (1807-1873), naturaliste suisse émigré aux Etats-Unis dans les années 1840. Agassiz contribue à la formalisation de la théorie polygéniste aux Etats-Unis tout en s’efforçant d’en atténuer les aspects les plus irréligieux. Professeur à Harvard et fondateur du Muséum de zoologie comparée, il se distingue longtemps comme un ardent défenseur de l’orthodoxie monogéniste. Lui-même date sa conversion au polygénisme de son installation aux Etats-Unis, y voyant la conséquence directe de sa première confrontation avec des Noirs à Philadelphie. Ces contacts fortuits avec des esclaves affranchis lui auraient inspiré un si profond dégoût, mêlé de pitié pour une race « dégradée et dégénérée », qu’il en aurait conçu des doutes irrémédiables sur les idées « de confraternité du genre humain et sur l’origine de notre espèce »161. La théorie polygéniste lui semble alors l’unique conclusion raisonnable pour expliquer la distance biologique et physique séparant les races humaines, en particulier les Noirs et les Blancs. Le schéma polygéniste d’Agassiz repose sur les idées fondamentales de « centres de création » et de « séparatisme ». Comme Morton, Agassiz s’efforce dans un premier temps de concilier la doctrine polygéniste avec une version amendée du dogme créationniste, suggérant que la division primordiale de l’espèce humaine en races distinctes et isolées aurait été partie intégrante du plan de Création du monde. C’est de la volonté de Dieu qu’il y aurait eu « sur la terre des 159 Samuel G. MORTON, Crania Aegyptica, Philadelphie, J. Penington, 1844, cité par Stephen JAYGOULD, La mal-mesure de l’homme, Paris, Éd. Odile Jacob, 1997 (1981), p. 86. 160 Samuel G. MORTON, Crania Americana, op. cit., p. 3. Cette idée d’une intention divine du schéma polygéniste aurait permis à Morton d’échapper au dilemme auquel étaient confrontés nombre de savants américains déchirés entre une adhésion aux dogmes chrétiens et des convictions polygénistes frappées d’hérésie, William STANTON, The Leopard’s Spots. Scientific Attitudes Toward Race in America, 1815-1859, Chicago, Chicago University Press, 1960, p. 112. 105 races d’hommes différentes qui habitent des régions séparées de sa surface, qui possèdent des caractères physiques distincts ; et ce fait (…) nous contraint à établir une classification de ces races respectives, à déterminer la valeur comparée des caractères qui leur sont spécifiques, d’un point de vue scientifique (…) En tant que philosophes il est de notre devoir de regarder la question en face »162. La doctrine polygéniste d’Agassiz repose sur une vision radicalement fixiste des caractères humains, le conduisant au rejet de la théorie transformiste de Lamarck et de la notion d’hérédité des caractères acquis163. Comme Morton, Agassiz déduit de l’inégalité biologique des races et de leur distribution dans un ordre hiérarchique un refus catégorique de l’égalité politique et sociale entre individus de races inégales. « Il nous semble, peuvent ainsi lire les lecteurs français d’Agassiz en 1869, que ce sont des simulacres de philanthropie et de philosophie que de supposer que toutes les races humaines ont les mêmes facultés, jouissent des mêmes pouvoirs et font preuve des mêmes dispositions naturelles et qu’en conséquence de cette égalité, ils ont droit au même rang dans la société humaine ». Le polygénisme d’Agassiz constitue non seulement une négation de l’égalité entre les races, mais forme une légitimation historique et scientifique à la colonisation et à l’asservissement de la race noire. Ainsi, il soutient que jamais la race noire n’a pu tirer avantage, notant que « ce continent massif qu’est l’Afrique renferme une population qui a toujours entretenu des relations suivies avec la race blanche, qui a pu profiter de l’exemple de la civilisation égyptienne, de la civilisation phénicienne, de la civilisation romaine, de la civilisation arabe (…) et néanmoins il n’y a jamais eu aucune société d’hommes noirs dûment réglementée sur ce continent. Cela n’indique-t-il pas chez cette race, conclut Agassiz, une apathie particulière, une indifférence marquée aux avantages fournis par la société civilisée ? »164. Cette infirmité biologique des races inférieures démontrée par l’anthropologie raciale doit, selon Agassiz, dicter l’attitude du législateur et du politique. En matière d’éducation et de traitement des races les moins privilégiées, il estime que les problèmes posés par la coexistence de la race blanche avec les races inférieures seraient aisément surmontées « si dans nos relations avec elles, nous étions guidés par la pleine 161 Cité par Stephen JAY-GOULD, op. cit., p. 78. Louis AGASSIZ, « The Diversity of Origin of the Human Races », Christian Examiner, 49, 1850, p. 142. 163 Louis AGASSIZ, De l’espèce et de la classification en zoologie, Paris, Germer Baillières, 1869 (1857), p. 322 et 375. 162 106 conscience des différences réelles qui existent entre elles et nous, et par le désir d’encourager ces dispositions si éminemment manifestes en elles, plutôt que de les traiter en termes d’égalité »165. Si Morton et Agassiz font preuve d’une relative prudence dans leur soutien à la cause esclavagiste, leurs disciples vont avoir moins de réticence. Ainsi Josiah C. Nott (1804-1873), médecin originaire d’Alabama, fait ouvertement de l’hypothèse polygéniste une justification idéologique de l’esclavage de la race noire, mobilisant tous les arguments de l’anthropologie raciale pour proclamer l’inaptitude des Noirs à la liberté. Convaincu de l’infériorité biologique de la race noire et terrifié par les conséquences du mélange des types, il réprouve le métissage biologique des races, vecteur de dégénérescence inéluctable des races supérieures submergées par la prolifération d’individus « hybrides » ou mulâtres physiquement et mentalement déficients. En 1854, Nott publie avec George R. Gliddon (1809-1857) Types of Mankind, authentique manifeste de la doctrine polygéniste américaine et synthèse des théories raciologiques de l’époque. L’ouvrage connaît un extraordinaire succès de librairie, tant dans les États du Nord que du Sud de l’Union, et est réédité à dix reprises avant la fin du 19e siècle. Dans cette somme, les auteurs assignent pour objectif à l’anthropologie – ou ethnologie – la description et la classification méthodique des différentes races d’hommes du point de vue physique et moral, à partir des données fournies par la craniométrie, l’archéologie et la paléontologie. Anatomiste et statisticien, l’anthropologue doit déterminer les corrélations exactes reliant la structure morphologique et le caractère psychique pour chaque type racial, préalable nécessaire à une classification des types dans un ordre hiérarchique 164 Ibid., p. 143-144. Ibid., p. 145. À la différence de nombre de ses collègues très liés aux lobbies esclavagistes, Agassiz n’exclut pas catégoriquement une émancipation des Noirs, mais était en revanche résolument opposé à l’instauration d’une stricte égalité juridique des droits entre Blancs et Noirs. Ses convictions racistes se radicaliseront même au moment de la guerre de Sécession où, encouragé à donner son avis sur l’avenir des Noirs dans une Union apaisée, dans le cadre d’une commission d’enquête installée par le Président Lincoln, il exprime son opposition à tout projet d’égalité, au nom de l’infériorité biologique innée de la race noire, précisant qu’il « [avait] de tout temps estimé que l’égalité sociale ne pouvait être mise en œuvre. C’est une impossibilité naturelle qui découle du caractère même de la race noire (…). Personne ne dispose d’un droit sur ce qu’il est inapte à utiliser (…). Gardons-nous d’accorder trop à la race noire dès à présent, de peur qu’il ne devienne plus tard nécessaire d’annuler trop violemment certains des privilèges qu’ils pourraient utiliser à notre détriment et pour leur propre tort », D’après la correspondance d’Agassiz, lettre du 10 août 1863, cité par Stephen JAY-GOULD, op. cit., p. 81. 165 107 indiquant leur « position sur l’échelle sociale où la Providence a assigné chaque type d’homme »166. La doctrine racialiste de Nott et Gliddon consacre le postulat anthroporacial de la nécessaire concordance entre les caractères physiques et psychiques des races et celui de l’invariabilité des types, conformément au postulat selon lequel « l’homme intellectuel est inséparable de l’homme physique ; et [que] la nature de l’un ne peut pas être altérée sans un changement correspondant de l’autre »167. En vertu de ce schéma raciologique, à l’origine la surface du globe aurait été divisée en « provinces zoologiques » formant autant de « centres de création » séparés, chaque espèce s’étant vue assignée dans une province appropriée à ses caractères innés. L’espèce humaine fut ainsi divisée en plusieurs races constituant chacune un « élément primitif ». Ces races ont conservé par la suite leurs attributs physiques et psychiques originels en vertu d’un principe de permanence des types, car il est évident pour les auteurs qu’il ne se produit jamais ni transformation ni apparition de types nouveaux. « Il existe des preuves abondantes, notent ainsi Nott et Gliddon, démontrant que les principaux caractères physiques demeurent inchangés à travers les âges, dans une grande partie de la population, en dépit du climat, des mélanges de races, des invasions étrangères, des progrès de la civilisation (…) et qu’un type peut préserver longtemps sa langue, son histoire, sa religion, ses coutumes et ses souvenirs »168. L’histoire atteste du caractère ancestral de la division raciale de l’humanité. Cette division primordiale de l’humanité en types biologiques justifie que les croisements entre races ne puissent donner des individus viables compte tenu des limites imposées par les « lois de l’hybridité » confirmées par la faible espérance de vie, la stérilité fréquente et l’intelligence médiocre des mulâtres169. Les thèses racialistes de Nott et Gliddon constituent dans les années 1850 la légitimation savante la plus forte de l’institution servile. Nott va d’ailleurs se faire luimême exégète des implications éthiques et politiques des doctrines polygénistes au service du camp esclavagiste. En 1850, prenant acte des « vérités » révélées par l’anthropologie raciale, il prononce un véritable plaidoyer pro-esclavagiste devant les membres de l’Association pour la défense des droits du Sud (Southern Rights 166 Josiah C. NOTT, George R. GLIDDON, Types of Mankind or Ethnological Researches, Philadelphie, Lippincott, 1854, p. 49. 167 Ibid., p. 50. 168 Ibid., p. 96. 169 Ibid., p. 465. 108 Association). Délaissant le langage voilé de ses prédécesseurs, Nott explicite sans ambages les intentions idéologiques qui ont orienté ses recherches. L’histoire naturelle de l’homme a ainsi apporté, affirme Nott, la preuve irréfutable que l’humanité n’est pas une, mais divisée en races inégales présentant des différences physiques et intellectuelles « trop manifestes et trop importantes » pour ne pas demeurer plus longtemps ignorées des esprits éclairés. Les progrès de la science de l’histoire et de l’archéologie démontre qu’il ne peut y avoir de divergences entre une interprétation raisonnable des Écritures et les « vérités de la science », que « les mots et les actes du Dieu Tout Puissant ne peuvent se contredire » et que toute apparence de contradiction ne peut venir que de « fausses interprétations » du texte biblique. Sur la question de l’inégalité des races, dont dépend selon Nott « l’existence même de notre Gouvernement dans ses fondations », il est du devoir du savant de rendre publiques des informations de nature à régler les querelles entre partisans et adversaires de l’émancipation des Noirs quand la « République est en danger »170. L’anthropologie raciale apporte heureusement l’espoir d’une résolution objective de la question de l’esclavage, trop longtemps traitée comme « une question abstraite » et caricaturée par les idées d’une « philanthropie fausse et trompeuse ». La démonstration scientifique enfin faite de « l’infériorité permanente » et de la prédisposition naturelle de la race noire pour la servitude, Nott espère que des esprits mieux instruits en tireront les conclusions pratiques qui s’imposent. « Dans tout ce que j’ai jusqu’ici écrit sur les races, affirme ainsi Nott, je me suis efforcé autant que possible de me restreindre à l’aspect scientifique du sujet, espérant qu’une fois les faits établis, ils trouveraient progressivement grâce à d’autres leur application pratique »171. Aux militants de la cause esclavagiste, l’anthropologue racialiste ne livre pas la simple justification savante de la prédestination des Noirs pour l’esclavage, mais assure que l’émancipation est « impraticable », et même dangereuse pour les Noirs, mieux préservés dans les fers des fléaux de la misère et 170 Josiah C. NOTT, An Essay on the Natural History of Mankind Viewed in Connection With Negro Slavery, conférence prononcée devant la Southern Rights Association le 14 décembre 1850, Mobile, Dade et Thompson, 1851, p. 3. 171 Ibid., p. 4-5. 109 de la barbarie vers lesquels leur caractère de race les condamnerait irrémédiablement une fois en liberté172. Idéologue du racisme, Nott énonce des principes normatifs pour l’organisation d’une société harmonieuse. Le système servile lui paraît tout d’abord conforme à la nécessaire division sociale des tâches devant régir toute société et où une classe de gouvernants commande à une classe de gouvernés. Écartant sans appel les chimères des Lumières et des révolutionnaires, il soutient qu’une organisation sociale est toujours le produit d’une histoire et de circonstances particulières ne pouvant en aucun cas surgir d’« abstractions » philosophiques et juridiques. Chez Nott, l’autorité du précédent et de la tradition reçoit le renfort de l’anthropologie raciale, les préjugés ethnocentriques et religieux puisant dans la parole savante du raciologue une raison nouvelle en faveur de l’esclavage. Le vieux préjugé culturel sur la supériorité du Blanc se complique d’un préjugé biologique faisant peser sur les groupes exclus un « fardeau supplémentaire, celui d’une infériorité inhérente excluant tout rachat par la conversion ou l’assimilation »173. Face au mouvement abolitionniste, les théories des anthropologues raciaux vont conférer ainsi aux discours des esclavagistes une onction de légitimité scientifique174. Une véritable collusion s’instaure dans la période précédent la Guerre de Sécession entre les anthropologues raciaux et les porte-parole des États esclavagistes. En 1844, l’ouvrage de Morton, Crania Aegyptica, auréolé de son succès de librairie dans les États du Sud, est présenté à John C. Calhoun, secrétaire 172 Revendiquant la posture du savant objectif, Nott prétend n’invoquer que des « lois biologiques » pour affirmer cette infériorité de la race noire et son inadaptation à la liberté. En outre, dans un effort pour tempérer les aspects les plus irréligieux de la doctrine polygéniste, il assure à son auditoire que l’assujettissement de la race noire par la race blanche reflète la simple perpétuation d’un ordre naturel voulu par Dieu, lequel a donné à la seule race caucasienne les facultés nécessaires pour assumer le rôle de « gouvernants du monde ». Par ailleurs, l’échec de toutes les tentatives d’élévation de la race noire démontrent clairement, selon Nott, l’impuissance de l’éducation et des facteurs externes à transformer une race inférieure et à modifier un ordre immuable régi par une « loi fixe de la nature ». Seul le métissage, en assurant un apport de sang supérieur à la race noire, pourrait permettre une certaine amélioration de cette race misérable, mais le risque de déchéance de la race blanche est jugé trop élevé pour que cet expédient fût employé pour les esclaves Noirs. Devant la science, l’obstination aveugle des abolitionnistes à dénier l’autorité de « faits têtus », ne peut dès lors être que le fruit de leur « ignorance » et de leur « fanatisme », Ibid., p. 13, 15 et 16 173 Stephen Jay-Gould, La mal-mesure de l’homme, Paris, Éd. Odile Jacob, 1997 (1981), p. 64. 110 d’État de l’Union, et à James Henry Hammond, planteur, gouverneur et sénateur de Caroline du Sud. Avocats zélés des intérêts sudistes à Washington, les deux hommes trouvent dans les théories de l’anthropologie raciale une objection « scientifique » bienvenue aux revendications égalitaires des abolitionnistes. Hammond fera un usage fréquent des théories de Morton sur l’infériorité biologique de la race noire pour étayer ses prises de positions politiques175. En 1845, Morton transmet personnellement à Calhoun ses Crania Aegyptica et Crania Americana en formulant le vœu que celui-ci en fasse bon usage dans sa lutte contre les doctrines abolitionnistes. Morton est imité dans sa démarche par son élève Gliddon qui communique à Calhoun des travaux censés prouver que les Noirs ont toujours été des esclaves et des serviteurs inféodés à la race blanche. Il assure en outre Calhoun de son entière disponibilité et de celle de ses confrères anthropologues pour lui fournir les informations nécessaires, s’il « désir[e] la réponse à n’importe quel problème ethnographique concernant les sujets africains » dans sa lutte contre les abolitionnistes. « Nous avons, assure en effet Gliddon, d’innombrables faits à notre disposition pour étayer et confirmer toutes ces doctrines [que vous défendez] »176. Calhoun fera un usage politique des matériaux scientifiques que l’anthropologie raciale fournissait aux adversaires de l’égalité entre les races, notamment dans ses efforts diplomatiques pour rallier la France à la cause sudiste177. Symbole du triomphe des idées racialistes dans le débat public, dans un discours au Capitole en 1848, Calhoun proclame que rien ne peut être « plus infondé et plus faux » qu’une croyance en l’égalité naturelle de tous les hommes, jugée « contraire aux observations universelles »178. Calhoun stigmatise, en s’appuyant sur l’anthropologie raciale, l’erreur commise par les philosophes des Lumières dans leur 174 Lorsque les militants de la cause esclavagiste usent d’arguments scientifiques dans le débat public, il semble toutefois que le polygénisme tempéré d’un Morton et d’un Agassiz suscite moins de suspicion que le polygénisme athée de Nott et de Gliddon qui heurte de front les croyances chrétiennes de la société américaine. Ces réticences se dissipent après 1845 dans un contexte d’aggravation des tensions Nord-Sud. Dès lors, tous les arguments sont mobilisés, au premier rang desquels l’argument racial, pour préserver la « principale orthodoxie » qui importe réellement, à savoir l’institution servile, Eric Mc KITRICK (Ed.), Slavery Defended : The Views of the Old South, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1963, p. 126. 175 William STANTON, The Leopard’s Spots. Scientific Attitudes Toward Race in America, 1815-1859, Chicago, Ill., Chicago University Press, 1960, p. 52. 176 Lettre de Gliddon à Calhoun, 9 mai 1844, cité par William STANTON, op. cit., p. 62. 177 Calhoun plaidera auprès des Français pour la légitimité du système servile et les vertus protectrices de l’esclavage pour la race noire en alléguant de théories raciales. Cf. William STANTON, op. cit., p. 63. 178 « Disquisition on Government » (1848), dans Richard K. CRALLÉ (Ed.), The Works of John C. Calhoun, vol. 1, New York, D. Appleton, 1863, p. 57. 111 ignorance des « lois fixes » de la nature qui font de la liberté le privilège exclusif des races possédant les facultés mentales et les qualités morales adéquates pour en assumer toutes les conséquences. Les lois de la nature seules sont tenues pour responsables de cette inégalité biologique faisant que les races inférieures, portant les stigmates « de l’ignorance et du vice », ne peuvent vivre en dehors d’un gouvernement « absolu et despotique »179. En France, si la question de l’esclavage est réglée en 1848, la question de la légitimité de l’asservissement des races inférieures conserve pourtant un sens pour les anthropologues raciaux. Broca et ses disciples sont ainsi enclins à percevoir dans la perpétuation de la servitude aux Etats-Unis comme une confirmation de la hiérarchie des races. En 1862, la Société d’anthropologie de Paris organise même un débat sur l’école d’anthropologie américaine, l’occasion de discuter des conclusions de Morton, Nott et Gliddon sur le bien-fondé de l’esclavage des races inférieures et la nécessité d’instaurer des relations politiques de subordination pour garantir la coexistence pacifique entre des races inégales180. Ainsi incités à prendre position dans un débat où la doctrine esclavagiste était présentée comme l’aboutissement logique de la pensée raciale, les anthropologues français approuvent, derrière Broca, les positions idéologiques de leurs homologues d’outreatlantique181. Au 19e siècle, une vision biologique et fixiste des identités humaines s’est donc imposée dans les sciences de l’homme dans le sillage d’une anthropologie raciale fondée sur le rejet catégorique des positions environnementalistes des philosophes et des naturalistes des Lumières. Cette vision raciologique de l’homme, de l’Histoire et des sociétés va lourdement influer sur l’orientation épistémologique des jeunes sciences sociales, où vont dominer des paradigmes biodéterministes et holistes. De fait, les sciences sociales naissent au 19e siècle sur des bases raciologiques, charriant avec elles non seulement des théories et des méthodes empruntées aux sciences de la nature, mais aussi toute une philosophie antilibérale exprimée en une idéologie raciste. 179 Ibid., p. 54-55. Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 3, 1862, p. 421-430 181 Claude BLANCKAERT, « L’esclavage des Noirs et l’ethnographie américaine : le point de vue de Paul Broca en 1858 », dans Nature, histoire, société. Essais en hommage à Jacques Roger, Paris, Klinsieck, 1995, p. 391-417. 180 112 CHAPITRE II LA RACE CONTRE LA LIBERTE. L’IDEOLOGIE RACISTE CONTRE LE LIBERALISME EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS Temps de l’avènement d’une pensée sociale « raciologique », le 19e siècle est aussi le siècle de l’épanouissement idéologique de la pensée raciste. Avec le « saut idéologique » de la vieille rhétorique des races va naître, en effet, une doctrine raciste formant un système cohérent de normes et de valeurs orienté vers une refonte raciale intégrale de l’ordre politique et social libéral1. Cette variation idéologique de la pensée racialiste s’accomplit sur la base d’une systématisation des présupposés philosophiques et éthiques de l’anthropologie raciale. De l’anthropologie raciale à l’idéologie raciste, c’est une même vision biodéterministe et polygéniste du monde structurée par la conviction que « le comportement d’un individu est déterminé par des caractères héréditaires découlant de souches raciales séparées ayant des attributs différents et dont on considère généralement qu’elles ont entre elles des relations de supériorité et d’infériorité »2. En France et aux EtatsUnis, l’idéologie raciste va constituer une offensive radicale contre la doctrine libérale issue des révolutions atlantiques et des Lumières. Pour les sciences sociales, l’enjeu est décisif, car en prenant au 19e siècle une orientation raciologique, ce sont du même coup des positions anti-individualistes ou antilibérales qu’elles vont embrasser. 1. DE L’ANTHROPOLOGIE RACIALE A L’IDEOLOGIE RACISTE. LA CAUSALITE BIOLOGIQUE COMME FONDEMENT D’UNE CRITIQUE DU LIBERALISME L’idéologie raciste ne procède pas du détournement abusif d’un discours savant. Elle est la verbalisation normative de l’anthropologie raciale, « science idéologique » renfermant tous les éléments constitutifs de l’idéologie raciste comme doctrine fondée sur la systématisation idéologique des notions de race biologique et de déterminisme racial. Les postulats de l’anthropologie raciale forment d’ailleurs les piliers de l’idéologie raciste, ce système de pensée structuré à partir (1) de la croyance en l’existence de races humaines conçues comme des entités biologiques 1 Selon l’expression de Colette GUILLAUMIN dans L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972. 2 Michael BANTON, Sociology of Race Relations, Londres et New York, Tavistock et Basic Books, 1967, p. 8. 113 distinctes, (2) du principe de la « causalité biologique » comme facteur explicatif des capacités et des manières de pensée et d’agir des individus, (3) de la proclamation d’une inégalité absolue des races distribuées sur une échelle hiérarchique selon des rapports de supériorité et d’infériorité des formes psychoculturelles3. Une identité logique relie l’anthropologie raciale à l’idéologie raciste. Ces deux expressions d’un mode de pensée racialiste procèdent d’une même philosophie moniste proclamant le refus de toute coupure rationaliste ou spiritualiste entre « nature » et « culture », entre « corps » et « esprit », dans une volonté de réduire tous les phénomènes humains à l’action d’un déterminisme biologique universel. De ce « syncrétisme » sociobiologique dérive l’identité même de la pensée raciste comme « système perceptif essentialiste »4. Les connivences entre anthropologues raciaux et idéologues du racisme, particulièrement en France et aux Etats-Unis, montrent combien l’anthropologie raciale se présente dans la seconde moitié du 19e siècle comme la simple version « objectivée » d’une philosophie raciste s’énonçant sur un mode scientiste. On peut même soutenir que l’anthropologie raciale est la première expression de l’idéologie raciste, alors même que les discours savants sur l’inégalité des races ne s’incarnent pas systématiquement dans un discours normatif explicite. En d’autres termes, on peut dire de l’idéologie raciste qu’elle est au 19e siècle la dimension normative ou l’« illocution » doctrinale d’une science des races s’élevant à la conscience d’ellemême à la faveur d’un contexte propice5. Les pionniers de l’idéologie raciste ont d’ailleurs tiré de leurs théories raciologiques des arguments pour la défense de l’esclavage et contre l’individualisme libéral. 3 Sur la définition idéal-typique du racisme comme idéologie, voir Pierre-André TAGUIEFF, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, (coll. « Tel »), 1998, p. 229231. 4 Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 25. 5 On emprunte cette notion d’« illocution » à John L. Austin qui a forgé ce concept pour une analyse de la structure logique des actes de discours (speech-act), visant à mettre en évidence la structure logique des propositions constituant des actes locutionnaires, mais aussi la force illocutionnaire qu’ils revêtent (assertion, souhait, commandement, etc.). L’étude de l’anthropologie raciale montre que ce ne sont pas seulement les « performatifs » (promesse, ordre, souhait), ces énoncés ne pouvant être caractérisés comme ni vrais ni faux qui font quelque chose « en » disant (d’où le nom d’illocution), mais que les « constatifs » aussi font quelque chose. Voir Quand dire c’est faire (How to Do Things with Words?), Paris, Le Seuil, 1970. 114 1.1. Le saut idéologique de la pensée raciale au 19e siècle De simple opinion, la pensée raciale devient au 19e siècle « idéologie raciste », s’érigeant en un système structuré par une opinion unique supposée fournir la « clé de l’histoire » et des « énigmes de l’univers » concernant l’homme et la nature. Cette « mutation » décisive marque le dépassement des vieux schémas anthropologiques par une doctrine raciste qui a « absorbé et régénéré tous les vieux modèles d’opinion raciale qui (…) n’auraient jamais été en eux-mêmes assez forts pour créer – ou plutôt pour dégénérer en – ce racisme considéré comme Weltanschauung ou comme idéologie »6. Mais que recouvre concrètement cette « idéologisation » de la pensée raciale et qu’apporte l’utilisation du terme « idéologie » à la compréhension de la pensée raciste ? 1.1.1. Remarques sur la notion d’« idéologie » Préciser le sens du concept d’« idéologie» est nécessaire, si l’on admet qu’il n’existe pas dans la réalité d’objet « extérieur, matériel ou intellectuel » désignant immédiatement une idéologie ou que toute modélisation d’une idéologie ne saurait jamais prétendre être davantage qu’un découpage, plus ou moins arbitraire, de la « totalité sociale »7. La philosophie marxiste a fait de l’idéologie un concept polémique, enlisé dans une philosophie du soupçon. « Fausse conscience », vision déformée de la réalité, selon la terminologie marxienne, l’idéologie serait un instrument de légitimation pour une classe sociale tentant de maintenir sa position et préserver ses intérêts dans un système social fondé sur la domination. Une connotation péjorative s’attache ainsi ordinairement à la notion d’idéologie, employée pour dévaloriser un adversaire accusé de partialité et d’aveuglement. L’idéologie, remarque Paul Ricœur, n’est « jamais assumée en première personne, c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre », et même lorsque ce concept est compris dans un sens plus faible, l’idéologie reste néanmoins toujours « le tort de l’autre »8. Si l’acception polémique de l’idéologie prédomine dans la compréhension de ce concept, c’est bien souvent au détriment de sa dimension analytique. Raymond 6 Hannah ARENDT, L’impérialisme. Les origines du totalitarisme, Paris, Le Seuil (coll. « Points – Essais »), 1997, p. 70-71 ; Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 14. 7 Selon les remarques de Jean BAECHLER, Qu’est-ce que l’idéologie ?, Paris, Gallimard, 1976, p. 1718. 8 Paul RICOEUR, L’idéologie et l’utopie, Paris, Le Seuil, 1997, p. 19. 115 Aron note bien une « oscillation, dans l’usage courant, entre l’acception péjorative, critique ou polémique – l’idéologie est l’idée fausse, la justification d’intérêts, de passions – et l’acception neutre, la mise en forme plus ou moins rigoureuse d’une attitude à l’égard de la réalité sociale ou politique, l’interprétation plus ou moins systématique de ce qui est et de ce qui est souhaitable », mais le poids de l’acception péjorative demeure écrasant9. Maintenir la distinction entre significations polémique et analytique de l’idéologie est pourtant essentiel pour une juste compréhension des usages sociaux des idéologies qui, au-delà de leur emploi partisan, remplissent une fonction de perception et de structuration du réel en tant que « systèmes globaux d’interprétation du monde historico-politique »10. Revenir à une acception théorique et « non-évaluative » de l’idéologie, c’est refuser ici de réduire l’idéologie raciste à une simple mystification et privilégier une analyse sociopolitique des doctrines concevant les systèmes d’idées comme des matrices de l’action. Parmi les penseurs marxistes, Louis Althusser a tenté d’amender l’analyse des idéologies imposée par Marx, réhabilitant l’acception analytique de ce concept à partir d’une distinction éclairante entre « science » et « idéologie »11. Althusser souligne la dimension « pratico-sociale » des idéologies en tant qu’elles s’incarnent dans les institutions et les actions des individus. Par cette dimension « praticosociale », les idéologies se voient reconnaître la fonction d’instances structurelles, présentes dans tout système social où elles opèrent en tant que forces matérielles et agissantes. Ces intuitions rejoignent celles d’un Karl Mannheim qui s’éloigne également d’une vision restrictive des doctrines comme « fausses consciences » dénuées d’autonomie et d’efficacité sociale. Contre une approche réductrice, la « sociologie de la connaissance » de Mannheim fait de l’idéologie un concept clef de l’analyse des rapports entre groupes sociaux. Pour Mannheim, l’idéologie peut alors être vue comme une vision particulière du monde historique et social, où les fonctions de perception comme matrice des modes de pensée et d’action et de légitimation sont indissociablement liées. Mannheim propose de distinguer un 9 Raymond ARON, Trois essais sur l’âge industriel, Paris, Plon, (coll. « Preuves »), 1966, p. 214. Ibid., p. 215. 11 Au sens théorique, l’« idéologie » désigne, selon lui, un « système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques dans une société donnée ». Ce qui, par ailleurs, permet de séparer la « science » de l’« idéologie », c’est que pour cette dernière « la fonction pratico-sociale l’emporte en 10 116 concept « partiel » et particulier – polémique – d’un concept « total » et général – structurel – de l’idéologie12. L’acception « totale » restitue à l’idéologie sa fonction cognitive et discursive pour une analyse de la pluralité des points de vue et de la relativité des perspectives propres à des groupes sociaux se différenciant par leurs positions sociales (Stendart). L’insistance sur les fonctions « pratico-sociale » (Althusser) et de détermination de « visions du monde » des idéologies (Mannheim), enrichie par la reconnaissance de la dimension « performative » (Austin) des discours, permet de sortir le débat sur les idéologies du registre étroit de l’invective politique et d’extirper la réflexion sur les idéologies du domaine de la science où l’évaluation des doctrines tend à être enfermée dans une illusoire alternative entre le « vrai » et le « faux »13. Réduire l’analyse de l’idéologie aux critères objectifs du vrai et du faux, ce serait, en effet, vouloir écrire une sorte d’« histoire de la vérité » aussi illusoire qu’inutile14. Nous pensons qu’une idéologie n’est ni vraie ni fausse, mais qu’elle « ne peut être qu’efficace ou inefficace »15, c’est pourquoi il nous paraît préférable d’aborder l’idéologie raciste en regard de l’idéologie libérale et sous l’angle de leurs dimensions pratico-sociales, de perception et de constitution du réel. Cette perspective méthodologique ne conduit pas à négliger la dimension conflictuelle des idéologies. elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) »Louis ALTHUSSER, Pour Marx, Paris, Maspero, (coll. « Théorie), 1980, p. 238. 12 Au sens « partiel », l’idéologie désigne la pensée politique prêtée à l’adversaire selon une logique demeurant celle de l’incrimination et de l’assignation à une « situation de classe ». En revanche, le concept « total » ou structurel reconnaît dans l’idéologie un système de catégories cognitives structurant la vision particulière du monde propre à un groupe social. Karl MANNHEIM, Ideology and Utopia, New York, Harcourt, Brace and World, 1968, p. 49-50. 13 Les critères du vrai et du faux sont ceux retenus par Raymond Boudon dans sa définition des idéologies comme « doctrines reposant sur des théories scientifiques, mais sur des théories fausses ou douteuses ou sur des théories indûment interprétées, auxquelles on accorde une crédibilité qu’elles ne méritent pas ». Cette méthode consistant à appréhender les idéologies à l’aune des critères scientifiques du vrai et du faux nous paraît indûment ériger le modèle d’objectivité de la science en juge de paix des idéologies et des doctrines politiques. Du point de vue de l’histoire des idées, la confrontation de la « science » et de l’« idéologie » ne nous semble pas de nature à faire progresser la compréhension des idéologies dans leur dimension de forces politiques et sociales agissantes. Les fonctions déterminantes des idéologies ne tombent pas directement, en effet, sous le coup du vrai et du faux, dès lors la démonstration du caractère erroné des doctrines ne saurait constituer l’objectif dernier d’une analyse des systèmes de pensée. Tout ce qu’une telle confrontation paraît devoir apporter à l’historien, c’est la confirmation du caractère « pseudo-scientifique » de la plupart des idéologies politiques dans leurs tentatives d’instrumentalisation de théories savantes pour légitimer des représentations et des croyances entretenant un rapport très éloigné avec la science. Ce résultat est en soi fort utile, mais ne contribue guère à faire avancer le débat sur le sens « pratique » des idéologies ; Voir Raymond BOUDON, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986, p. 45 ssq. 14 Sur ce point, voir Georges CANGUILHEM, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences, Paris, Vrin, 1988, p. 44-45. 15 Jean BAECHLER, op. cit., p. 61. 117 Au contraire, elle prétend tenir ensemble les fonctions polémiques –de ralliement, de justification, de voilement des rapports de domination et des intérêts, de désignation, etc. – et les fonctions de détermination des positions sociales et politiques des idéologies. 1.1.2. Anthropologie raciale et racisme. Sur la question des rapports entre science et idéologie. S’interroger sur la pertinence des critères du « vrai » et du « faux » pour juger des idéologies, c’est réfléchir aux rapports qu’entretiennent science et idéologie. Cette question est importante pour l’idéologie raciste dont les ambitions doctrinales se revendiquent d’un discours scientifique sur l’homme – l’anthropologie raciale. Mais les relations existant entre l’idéologie raciste et les disciplines scientifiques (anthropologie, biologie, physique) confirment les constatations les plus courantes quant au rapport d’indifférenciation qu’entretiennent ordinairement les idéologies aux discours savants. Ce rapport est largement un rapport d’« effraction » (Patrick Tort) et d’emprunt à une somme articulée d’énoncés et de concepts scientifiques16. Ce rapport d’« indifférenciation » de l’idéologie à l’énoncé scientifique fait que l’on ne peut apprécier les idéologies avec les mêmes critères d’évaluation que ceux appliqués aux théories scientifiques. L’ordre des idéologies n’est pas celui de la science, mais celui du politique, des croyances et des valeurs où le rapport à la science ne s’établit jamais que dans un rapport distancié, de citation et de « fractionnement » des logiques scientifiques17. Comme le remarque Hannah Arendt, la visée scientifique ne constitue nullement l’objet des idéologies, alors même que ces doctrines voudraient être tenues pour « vraies » selon des critères scientifiques. Les idéologies ne prétendent pas livrer une étude scientifique et rationnelle des « idées » sur lesquelles elles reposent. Ni la lutte des races – pour l’idéologie raciste – ni la lutte des classes – pour l’idéologie marxiste – ne désignent un authentique intérêt scientifique pour les divisions de l’espèce humaine ou pour les structures sociales des sociétés industrielles. Parce que l’objet des idéologies ne se projette pas dans un ordre 16 Patrick TORT, La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier Montaigne, 1983, p. 257-259. Le recours aux critères d’évaluation propres aux discours savants pourrait alors permettre d’établir le caractère mensonger des idéologies invoquant la science comme un alibi, de disqualifier les prétentions scientifiques de pseudo savants, mais ne saurait nullement renseigner le chercheur ni sur la fonction et la signification sociopolitiques des idéologies, ni sur les intentions des acteurs recourant à des arguments « pseudo scientifiques » pour légitimer leur action. 17 118 empirique, mais dans celui de l’histoire ou du « mouvement », il ne faut pas voir dans le suffixe « -logie » la référence à un ensemble de propositions scientifiques démontrables ou falsifiables. La « logique » dont il s’agit, c’est celle de l’« idée » – ici, la « race » du racisme – érigée par « l’idéo-logie » en facteur d’explication universel de la totalité du passé et du présent permettant de prédire avec certitude l’avenir. Les idéologies, affirme ainsi Arendt, forment « des “-ismes“ qui à la grande satisfaction de leurs partisans peuvent tout expliquer jusqu’au moindre événement en le déduisant d’une seule prémisse »18. Ni pure métaphysique ni simple théorie scientifique, l’idéologie fonctionne sur le mode de la confusion entre catégories philosophiques et énoncés scientifiques dans un amalgame relevant d’une sorte de « philosophie scientifique ». Une caractéristique essentielle du discours idéologique est donc son émancipation à l’égard de la réalité et de l’expérience. Le discours idéologique ne peut ni faire l’épreuve d’aucune nouveauté ni ne rien apprendre du réel, puisque pour l’idéologie le réel réside toujours dans une réalité « plus vraie » se dissimulant derrière les choses sensibles et gouvernant tout depuis ce lieu retranché19. Une idéologie est alors « très littéralement ce que son nom indique : elle est la logique d’une idée »20. Vouloir juger des idéologies à l’aune du vrai et du faux, ce serait donc perdre de vue que l’idéologie est, comme le remarque Claude Lefort, une « construction du réel », de sorte que nous ne saurions pour analyser les idéologies « circonscrire [ces] dernière[s] en regard d’un réel dont les caractères seraient donnés à la 18 Hannah ARENDT, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme, Paris, Le Seuil (coll. « Points – Politique »), 1972, p. 215-216. 19 En toute logique il serait donc impropre de qualifier l’idéologie de discours mensonger sur le réel, car en réalité ce vers quoi tend l’idéologie c’est à déborder les limites mêmes du discours pour imposer au réel son « sur-sens » fabriqué par avance, sa propre cohérence en éliminant tout ce qui n’est pas réductible à la nécessité de l’« idée ». De cette unique prémisse conférant à l’ordonnancement des faits sa logique, tout le reste est déduit. L’idéologie procède avec une cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de la réalité, de sorte que tout ce qui est pensé en dehors du système de l’idéologie est tenu pour une pensée erronée, voire criminelle. Hors de la logique imposée par l’« idée », aucune expérience ni explication n’est possible. Une double conviction commande le discours idéologique : l’une, enseigne que l’« idée » suffit à expliquer la totalité du développement historique et qu’aucune expérience ne peut nous apprendre quoi que ce soit ; la seconde, c’est que le mouvement de l’histoire et le procès logique de l’idée sont censés se correspondre exactement, de sorte que tout ce qui arrive, se produit conformément à la logique d’une seule idée, race ou classe, Ibid., p. 216. 20 Ibid., p. 216. « Son objet est l’histoire, à quoi l’“idée“ est appliquée ; le résultat de cette application n’est pas un ensemble d’énoncés sur quelque chose qui est, mais le déploiement d’un processus perpétuellement changeant. L’idéologie traite l’enchaînement des évènements comme s’ils obéissaient à la même “loi“ que l’exposition de son “idée“ ». Cette définition nous rappelle qu’une analyse effective des idéologies ne saurait se limiter aux critères du vrai et du faux pour juger de la 119 connaissance positive, sans perdre notion de l’opération de constitution du réel et nous installer dans la position illusoire du survol de l’Être »21. Si le discours idéologique parvient à imposer à la réalité son « sur-sens », c’est parce qu’il est un « discours constituant » s’inscrivant dans un « procès d’engendrement de l’espace social » et non de simple description d’une réalité objective. À la différence du discours savant, le discours idéologique ignore généralement l’étape de la démonstration pour s’énoncer « sur le mode de l’affirmation, de la détermination, de la généralisation, de la réduction des différences, de l’extériorité vis-à-vis de son objet ». En ce sens le discours idéologique manifeste un « point de vue de pouvoir », imposant forme et signification à la réalité, portant en lui « la garantie d’un ordre actuel ou virtuel et tend[ant] à l’anonymat pour témoigner d’une vérité imprimée dans les choses »22. En tant que discours performatif, l’idéologie se donne à voir comme « représentation » et « norme », charriant « les signes constants d’une vérité qui fixe l’origine des faits, les enferme dans une représentation et commande l’argumentation »23. 1.1.3. Vers une définition de l’idéologie raciste Tenant compte des remarques précédentes, nous proposons d’appeler « idéologie » un système de représentations, de normes et de valeurs structuré par une opinion unique – l’« Idée » ou la prémisse – dont l’ensemble forme un ensemble de propositions positives et normatives, formulées de manière implicite ou explicite, et qui définit une attitude à l’égard de ce qui est et de ce qui est souhaitable. L’idéologie se distingue de la science en ce que sa fonction pratico-sociale – fonction de légitimation indémontrable et infalsifiable – l’emporte en elle sur sa fonction théorique. En ce sens, l’idéologie est un « discours constituant » ou performatif incarnant une vision particulière de la réalité à laquelle elle impose son « sur-sens » et un système global d’interprétation du monde historico-politique. À l’aune de cette définition générique, l’idéologie raciste peut être définie comme un système de représentations (l’existence de races humaines distinctes), de signification historique, sociale et politique de doctrines pour lesquelles « la distinction entre fait et fiction et la distinction entre vrai et faux n’existent plus », Ibid., p. 224. 21 Claude LEFORT, « L’ère de l’idéologie », dans Encyclopaedia Universalis, vol. 17, 1980, p. 12. 22 Ibid., p. 14 23 Ce qui, selon Lefort, marque la spécificité de l’idéologie par rapport à la science, c’est que la première tend à se présenter à la fois comme condition « du savoir et de l’agir », où la structure du social et les actions des individus sont censées « surgir de l’ordre des choses », Ibid., p. 15. 120 croyances (la puissance de l’hérédité et du déterminisme biologique) et de normes (l’inégalité et la hiérarchie des races) structuré par une « Idée » unique : la notion de « race ». Il constitue un ensemble de propositions positives et normatives, formulées le plus souvent de façon implicite, et définit une attitude à l’égard de ce qui est et de ce qui est souhaitable. L’idéologie raciste affiche des prétentions scientifiques – la science des races – et se présente comme un système global d’interprétation du monde historico-politique, mais revêt principalement une fonction pratico-sociale de légitimation d’un ordre politique tout entier ordonné par la croyance en l’inégalité des races. Comme toute idéologie, l’idéologie raciste forme un « discours constituant » ou performatif où la croyance en l’idée de race fait advenir ce qui est énoncé. 1. 2. La race contre la liberté. L’idéologie raciste contre la modernité libérale. Racisme vs individualisme Les sciences sociales ont proposé depuis 1945 plusieurs tentatives d’explication des origines de la pensée raciste. Une interrogation obsédante soustend ces essais : comment l’Europe des Lumières a-t-elle pu produire à la fois les droits de l’homme et leur négation la plus monstrueuse incarnée au 20e siècle par le racisme hitlérien ? Pour répondre à ce paradoxe, l’approche sociohistorique a montré combien l’avènement d’une idéologie raciste a partie liée avec le développement économique, politique et culturel des sociétés européennes. Les répercussions d’évènements aussi retentissants que la « Révolution des droits de l’homme » et la colonisation apparaissent rétrospectivement comme des facteurs cruciaux dans l’émergence d’un mode de pensée raciste. Dans l’Europe des Lumières, la pensée raciste aurait permis aux sociétés européennes de résoudre les contradictions entre l’adhésion à un système de valeurs égalitaires à vocation universelle et la réalité des évolutions des sociétés coloniales et industrialisées, marquées par la persistance d’inégalités politiques et sociales liées à la prolétarisation et la paupérisation des masses (Poliakov, Arendt). La référence à une différence biologique ou raciale de l’ouvrier ou du colonisé aurait permis de légitimer la domination et l’exploitation coloniale ou capitaliste sans renier les principes égalitaires et universalistes des sociétés démocratiques européennes24. Selon Arendt, instrument de domination à 24 Voir, notamment, Léon POLIAKOV, « Racisme et antisémitisme : bilan provisoire de nos discussions et essai de description », dans Pierre GUIRAL et Émile TÉMINE, L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Éd. du Centre National de la Recherche Scientifique, 1977, p. 26-31. 121 usage interne et externe la pensée raciste a fait la « force idéologique » des doctrines sociales élitistes et des politiques impérialistes »25. La thèse d’un lien entre racisme et colonialisme est défendue par le courant marxiste. Pour Étienne Balibar, l’idéologie raciste a été l’instrument privilégié de domination territoriale et politique des puissances coloniales européennes dans leur volonté d’instaurer l’inégalité des statuts entre colonisateurs et peuples indigènes. L’invocation d’une infériorité biologique des populations conquises aurait servi à légitimer l’exploitation des ressources et des peuples et à surmonter la contradiction entre l’universalisme proclamé des Lumières et la réalité du projet colonial. En permettant la construction d’une identité imaginaire, la pensée raciste aurait fourni aux colonisateurs ce « supplément de nationalité » nécessaire à la préservation de leur propre identité26. Le « portrait du colonisé », produit dérivé de la racialisation et de la « déshumanisation » des indigènes, a offert au colonisateur une image en négatif de sa propre supériorité27. Pour les penseurs marxistes, le racisme, avatar de l’impérialisme, serait par conséquent un produit nécessaire de l’expansion du capitalisme et des nationalismes28. 1.2.1. Racisme et causalité biologique Une lecture plus philosophique, axée sur l’analyse des systèmes de croyances et des modes de représentation a vu dans l’idéologie raciste comme l’expression d’une vision négative de la « modernité » assimilée à l’héritage des Lumières. Aux croyances individualistes et universalistes des libéraux, l’idéologie raciste a opposé l’inégalité biologique et la hiérarchie des races dans une négation absolue des fondements anthropologiques de la philosophie du droit naturel. Si les avis divergent sur le sens même de cette « modernité », cette approche 25 Sur l’usage colonial de la pensée raciste, voir Hannah ARENDT, L’impérialisme. Les origines du totalitarisme, Paris, Le Seuil (coll. « Points – Essais »), 1997, p. 70 ssq. 26 Selon Balibar ce mécanisme aurait même survécu à la décolonisation à travers la perpétuation d’une « structure coloniale » au sein de la société française, où le racisme aurait permis aux membres de la nation française de reproduire « l’identité du colonisateur » face à la peur de l’immigration, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, (coll. « Essais »), 1992, p. 80-82. 27 Voir Albert MEMMI, « Portrait mythique et situation du colonisé », dans Le racisme, Paris, Gallimard, (coll. « Folio – Actuel »), 1994, p. 210-221. 28 Cette thèse a été reprise par Immanuel Wallerstein dans l’affirmation d’un lien étroit entre l’exploitation capitaliste des régions et des populations périphériques de l’Europe et l’élaboration de catégories raciales justifiant l’inégalité des statuts et des salaires. Le racisme opérait la projection à l’échelle du monde de la structure de classes, de la division du travail et des rapports de domination instaurés d’abord dans les frontières de l’État-nation. Voir Immanuel WALLERSTEIN, « La 122 philosophique a le mérite de resituer l’idéologie raciste dans son contexte idéologique d’émergence. Cette lecture idéologiquement située de la pensée raciste permet d’en mesurer la dimension doctrinale et polémique en pointant les antinomies de nature catégorique entre la pensée libérale notamment et la pensée raciste, dans une configuration idéologico-historique marquée par l’expansion des valeurs égalitaires et individualistes. Pour Léon Poliakov, c’est la proclamation de la causalité biologique comme facteur explicatif des différences humaines qui marque la naissance de la pensée raciste. Cette mutation traduit l’éviction d’un principe de causalité externe – ou théologique – par une causalité interne, bouleversant le répertoire de l’incrimination et de l’exclusion des populations honnies. C’est ainsi qu’un antisémitisme racial ou biologique remplace au 19e siècle le vieil antijudaïsme chrétien justifié par la concurrence de deux fois rivales. Avec la causalité biologique, la pensée occidentale passe d’un univers dominé par l’intolérance religieuse à l’univers de la racialisation des différences et de l’irréversibilité des identités. La notion de « race juive », définie par des critères biologiques posant l’altérité radicale du Juif, supplante alors dans le registre de la dénonciation la notion de « peuple déicide ». À l’ère de la science positive triomphante, la causalité biologique va s’imposer comme le nouveau principe « sacré » des sociétés modernes29. La thèse d’un changement de référentiel est aussi défendue par Hannah Arendt pour affirmer la spécificité de l’antisémitisme raciale qu’Arendt refuse de réduire à une « version laïcisée » de l’antijudaïsme médiéval. Assimiler ces deux manifestations de l’hostilité à l’égard du Juif, ce serait pour Arendt « confondre deux choses différentes : l’antisémitisme, idéologie laïque du 19e siècle, mais qui n’apparaît sous ce nom qu’après 1870, et la haine du Juif, d’origine religieuse, inspirée par l’hostilité de deux fois antagonistes »30. 1.2.2. Universalisme, individualisme et racisme La réflexion des sciences sociales sur les causes idéologiques de la pensée raciste s’est apparentée souvent à une forme de procès, du moins pour en dégager la responsabilité, de la « modernité libérale ». Claude Lévi-Strauss perçoit ainsi dans construction des peuples : racisme, nationalisme, ethnicité », dans Étienne BALIBAR et Immanuel WALLERSTEIN, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1988. 29 Léon POLIAKOV, Le mythe aryen, Paris, Calmann-Lévy, (coll. « Pocket – Agora les classiques »), 1994 (1971), p. 28. 123 le racisme un effet des contradictions entre, d’une part, la nécessité des contacts entre cultures, la diffusion d’une civilisation mondiale et, d’autre part, l’« incommunicabilité relative » indispensable à la survie des cultures particulières. Cette thèse procède d’un constat : fait historique sans précédent, une civilisation – européenne – est parvenue en quelques siècles à s’ériger en civilisation universelle en imposant ses valeurs et ses normes aux autres cultures. Par le développement des moyens de transport et de communication un monde unique s’est construit non plus exclusivement par la force mais par l’intensification des échanges mondiaux. En conquérant le monde, les Européens ont proclamé leur supériorité, mais au lieu de reconnaître la diversité des cultures, ils ont affirmé leur inégalité. Dans ce monde d’échanges fondé sur la concurrence et l’inégalité des cultures et où tous les peuples veulent participer à la civilisation universelle31, les échanges sont certes la condition du progrès de l’humanité, mais ils font aussi peser le risque d’une perte d’originalité pour chaque culture entraînée dans une uniformisation des ressources et des formes. Contre ces forces d’homogénéisation, des forces contraires tendraient dans chaque société au renforcement des particularismes, au maintien de la diversité et à la définition d’« un certain optimum de diversité au-delà duquel [les cultures] ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger »32. Dans cet univers de l’interculturel, chaque culture doit savoir faire preuve d’un relatif ethnocentrisme pour préserver son identité, d’« une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation »33. Cet ethnocentrisme, conçu comme fidélité à soi-même, est vital selon Lévi-Strauss car il renvoie à des « attitudes normales, légitimes même, et en tout cas inévitables », mais ne doit pas être confondu avec le racisme, « théorie fausse, mais explicite »34. Irréductible à l’ethnocentrisme, le racisme n’en serait pas moins un effet dérivé de la diffusion d’une civilisation universelle. La croyance en l’inégalité biologique des races serait le symptôme le plus visible des relations inégalitaires instaurées entre les cultures. Des rapports pacifiques entre les cultures n’étant plus possibles, 30 Hannah ARENDT, Sur l’antisémitisme. Les origines du totalitarisme, Paris, Le Seuil (coll. « Points – Essais »), 1998, p. 9-10. 31 « Il ne servirait à rien, affirme à cet égard Lévi-Strauss, de vouloir défendre l’originalité des cultures contre elles-mêmes », Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 402. 32 Ibid., p. 381. 33 Ibid., p. 47. 124 lesquels supposeraient une tolérance et une indifférence réciproque devenues illusoires par la domination d’une civilisation mondiale, le racisme surgirait de l’impossibilité d’établir les conditions d’une tolérance dont la réalisation exige « deux conditions que les sociétés contemporaines sont plus éloignées que jamais de connaître : d’une part une égalité relative, de l’autre une distance physique suffisante »35. Rien ne permettrait alors de prévoir, selon Lévi-Strauss, la fin du racisme en dépit des « pieuses paroles » prétendant réconcilier « la fidélité à soi et l’ouverture aux autres » avec « l’affirmation de chaque identité et le rapprochement entre toutes les cultures »36. Ce « procès » de la modernité libérale devient avec Louis Dumont et Colette Guillaumin celui de l’individualisme. L’idéologie raciste serait ainsi née en réaction à la doctrine libérale. Dans les sociétés modernes, travaillées par les tensions engendrées par la proclamation d’une égalité abstraite des individus au sein de sociétés hiérarchiques traditionnelles, le racisme sanctionnerait le retour au cœur de sociétés démocratiques du « refoulé » hiérarchique à la base de l’unité symbolique et du consensus moral des collectivités humaines. En frappant d’interdit l’expression des inégalités naturelles par une pétition d’égalité, les sociétés démocratiques se sont construites contre les « tendances générales des sociétés » et les exigences « plus ou moins nécessaires de la vie sociale »37. Selon Guillaumin, l’expansion de l’idéologie raciste dépendrait alors « étroitement des valeurs égalitaires ; elle est une réponse à la pétition d’égalité. Ces deux formes tir[ant] leur sens de la conception nouvelle de l’humanité dont avait accouché le 18e siècle »38. C’est donc le caractère exceptionnel et artificiel de l’idéal égalitaire des sociétés démocratiques qui serait la cause principale de l’apparition de la doctrine raciste, la « fonction » hiérarchique tendant à ressurgir dans ces sociétés rationnelles sous couvert de différence. Ainsi s’expliquent dans nos sociétés, selon Dumont, ces « contradictions entre l’idéal égalitaire (…) et un ensemble de faits qui montrent que la différence, la différenciation tendent même chez nous à prendre un aspect hiérarchique, et à 34 Ibid., p. 15. Ibid., p. 44. Lévi-Strauss estime également que le projet de la civilisation occidentale de rendre l’homme comme maître et possesseur de la nature a favorisé l’émergence de la pensée raciste en brisant les liens naturels entre l’homme et son milieu. L’exclusion de certains groupes d’hommes n’aurait alors fait que prolonger l’exclusion des autres êtres vivants. 36 Ibid., p. 16. 37 Louis DUMONT, Homo Hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, (coll. « Tel »), 1966, p. 34. 38 Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 40. 35 125 devenir inégalité, ou discrimination, permanentes et héréditaires »39. Dans une société individualiste, la pensée raciste aurait permis la réintroduction subreptice, « sous une forme nouvelle, [d’]une fonction ancienne » : la hiérarchie, cet impensé des sociétés démocratiques »40. C’est l’universalisme moderne qui aurait par conséquent favorisé l’émergence de la pensée raciste en facilitant la transition de l’égalité à l’identité. En effet, en frappant d’interdit la référence à une différence culturelle ou sociale pour rendre compte des inégalités pratiques, la pensée universaliste aurait ouvert la voie à la naturalisation des différences41. Privées des « moyens de penser la différence », les sociétés démocratiques n’auraient disposé, en effet, d’aucun rempart contre un « glissement du principe moral de l’égalité des hommes à la notion de l’identité des hommes ». La différence hiérarchique, ne pouvant plus s’attacher à des éléments symboliques, s’est fixée sur des caractères somatiques comme la couleur de la peau ou la forme des corps. « Sans doute, conclut Dumont, c’était là de tout temps des signes de la distinction, mais ils en sont devenus l’essence » à l’ère de la biologie et du positivisme42. 1.2.3. L’idéologie raciste contre la « religion de la liberté » Le défaut de bien des analyses sur les origines de l’idéologie raciste est de concevoir cet évènement comme une sorte d’« épiphénomène » de la modernité, où seule diffère la manière de qualifier cette « modernité » (avènement de la « causalité biologique », naissance d’une civilisation universelle, triomphe d’une philosophie égalitaire, etc…). S’il n’existe pas d’explication univoque à l’apparition de l’idéologie raciste, il existe cependant un consensus entre historiens des idées pour voir dans le « dix-neuvième siècle » celui de l’expansion du libéralisme, rejeton des Lumières et 39 Ibid., p. 316. Plus que le refus des hiérarchies naturelles, ce qui caractérise selon Dumont les sociétés démocratiques c’est la volonté de placer l’individu au centre de l’ordre moral et juridique. Ainsi la modernité a-t-elle vu s’opposer « aux sociétés qui se croyaient naturelles celle qui se veut rationnelle » et qui, ne voulant connaître que des individus libres et égaux, « se place sous le signe de l’égalité et s’ignore en tant que totalité hiérarchisée ». Pour ces sociétés démocratiques, ayant été « jusqu’à inscrire l’égalité de principe dans leurs Constitutions », la modernité est synonyme d’égalité absolue, conçue comme égale liberté, entre les individus. « En un sens, conclut ainsi Dumont, le saut de l’histoire dans la liberté est déjà fait : nous vivons dans une utopie réalisée », Ibid., p. 318-319. 40 « Tout se passe, explique Dumont, comme si le racisme représentait dans la société égalitaire « une résurgence de ce qui s’exprimait différemment, plus directement et naturellement, dans la société hiérarchique ». Dumont en déduit une équation simple pour expliquer l’origine de la discrimination et du racisme : « Rendez la distinction illégitime et vous avez la discrimination, supprimez les modes anciens de distinction, et vous avez l’idéologie raciste », Ibid., p. 320. 41 Ibid., p. 321. En particulier dans la mentalité populaire qui aurait du mal, selon Dumont, à penser l’égalité sans l’invocation d’un principe d’identité. 42 Ibid. 126 des révolutions démocratiques du siècle précédent43. Or c’est bien dans ce « climat libéral », formant le contexte « pratique » et idéologique des sociétés européennes, que la pensée raciste est née44. Au-delà de la seule coïncidence historique, il nous semble que le sens de l’idéologie raciste gagne à être compris dans sa confrontation directe avec la doctrine libérale. La signification que les idéologues du racisme ont eux-mêmes conférée à la doctrine de l’inégalité des races nous incite à cette comparaison. Ce qu’une analyse des discours des doctrinaires du racisme démontre en effet clairement, c’est la dimension antilibérale et antiindividualiste de l’idéologie raciste. En pratique, l’idéologie raciste s’est construite sur un plan philosophique et logique comme une négation absolue des valeurs du libéralisme philosophique, éthique et politique, formant au 19e siècle, au même titre que le marxisme, l’une des critiques les plus virulentes de la « modernité libérale ». 1.2.4. Doctrine du libéralisme : essai de modélisation S’il est un critère qui résiste à la diversité du camp « libéral », c’est la notion de liberté, « principe commun qui traverse le noyau des positions libérales »45. Cette conviction que la liberté de l’homme forme l’essence de son être, le fondement de son autonomie morale et la source de tout pouvoir politique est à la base du libéralisme politique. Pensée philosophique sur l’homme, le libéralisme exprime une confiance en la raison comme instrument du destin des individus et du devenir des sociétés, un refus de réduire le déroulement de l’histoire au jeu d’une cause unique – Dieu, race ou classe. Comme éthique, il érige la liberté de l’homme en clef de voûte de toute réflexion morale (Kant). Doctrine politique et juridique, le libéralisme entend 43 Le dix-neuvième siècle, selon l’Italien Benedetto Croce, fut celui du triomphe de la « religion de la liberté », Benedetto CROCE, Histoire de l’Europe au 19e siècle, Paris, Gallimard, (coll. « Folio – Essais »), 1994, p. 57. Si le siècle des Lumières est celui des révolutions démocratiques et des droits de l’homme, le suivant est celui de l’expansion du libéralisme, point de départ d’un long cheminement ayant conduit à ériger la doctrine libérale en « base continue » de la vie intellectuelle et politique des sociétés démocratiques occidentales. Si ce siècle est aussi celui des contre-révolutions et des réactions aux Lumières, il demeure en mémoire comme une période d’expansion dans le champ politique des valeurs d’égalité, de liberté et de démocratie. C’est au 19e que l’individu abstrait des philosophes doué de droits inaliénables et sacrés se voit élevé au rang d’acteur central des systèmes politiques. Revendiquant la liberté comme une prérogative de sa nature, cet individu souverain s’impose comme le « héros » de la pensée libérale, Pierre MANENT, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Hachette, (coll. « Pluriel »), 1987, p. 7. 44 Sur les notions de « contexte pratique » et « idéologique » en histoire des idées, voir Quentin SKINNER, Meaning and context. Quentin Skinner and his critics, Cambridge, Polity Press, éd. par James Tully, 1988. 45 Ronald DWORKIN, « Le libéralisme » (1985), dans André Berten et al., Libéraux et communautariens, Paris, Presses Universitaires de France, (coll. « Philosophie morale »), 1997, p. 61. 127 subordonner tout pouvoir politique à la préservation de cette liberté de l’homme, situant dans le consentement à l’autorité la source de légitimité du pouvoir face à l’arbitraire et aux abus d’un État absolutiste46. Au cœur de la pensée libérale s’enracine fondamentalement un présupposé individualiste. C’est lui qui justifie le primat accordé à la liberté de l’individu, de sorte qu’employer le terme d’« individu » pour évoquer l’homme, c’est pour les libéraux faire référence à sa liberté47. Ce postulat individualiste a historiquement légitimé la résistance du libéralisme aux doctrines unitaires, religieuses ou politiques, menaçant la liberté de l’homme, dans une volonté de double affranchissement des esprits et des corps. Il alimente la méfiance traditionnelle des libéraux à l’égard d’un État omnipotent et la volonté de circonscrire le pouvoir politique dans les limites d’un État de droit préservant l’autonomie de la personne et de la société civile, lieu d’épanouissement des libertés civiles. Le même postulat individualiste commande la préférence des libéraux pour le pluralisme politique et moral et fonde l’affinité de la pensée libérale avec l’idéal démocratique48. Loin d’une histoire mythique de la « modernité » libérale longtemps cultivée par les historiens libéraux, décrivant l’avènement du libéralisme comme le triomphe irrésistible des valeurs de liberté, de justice et de bonheur dans le monde, la confrontation de la doctrine libérale avec la pensée raciste nous rappelle la réalité historique de la pensée libérale. L’histoire de l’idée libérale est d’abord l’histoire d’un combat entre une doctrine prétendant au statut de « vérité » universelle et des doctrines rivales. Pour l’historien italien Benedetto Croce, la « religion de la liberté » aurait ainsi au terme d’une lutte âpre triomphé au 19e siècle de trois « fois religieuses opposées » lui disputant le statut de dogme universel49. De ces trois adversaires le 46 Il s’agit là d’une définition idéal-typique, le libéralisme n’étant pas une doctrine monolithique, mais un ensemble de principes jugés favorables au développement d’une société libre et harmonieuse. Audelà d’un « principe commun », les débats n’ont jamais cessé entre libéraux sur la manière de décliner en pratique les principes du libéralisme, notamment quant à la façon de concilier liberté et égalité, efficacité de l’Etat et autonomie de la société civile, libéralisme et démocratie, droits de l’individu et cohésion de la société, pluralisme des opinions et consensus social. Autant de points d’achoppement et de divergences justifiant l’emploi de la formule de « mouvance libérale », particulièrement dans le cas français, plutôt que de consensus libéral. Voir Lucien JAUME, L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997, p. 13. 47 Alain LAURENT, Le libéralisme et ses ennemis, Paris, Hachette, 1987, p. 15. 48 Par-delà les réticences de certains penseurs libéraux face aux excès d’une « souveraineté du nombre », la « logique » même du libéralisme, comme le remarquait Raymond Aron, conduit à la démocratie « par l’intermédiaire du principe de l’égalité devant la loi ». Voir Raymond ARON, Essai sur les libertés, Paris, Calmann-Lévy, 1965. 49 Benedetto Croce parle de « religion de la liberté », estimant qu’à considérer « tous les traits de l’idéal libéral on n’hésite pas à lui donner le nom de ce qu’il était réellement : une “religion“ ». User de 128 plus redoutable fut, selon Croce, la « religion catholique » dont l’eschatologie unique, totale et universelle forme la « négation la plus directe et la plus logique de l’idée libérale ». La doctrine libérale a eu aussi à faire face aux attaques de la « religion communiste » qui, quoique plus récente, n’en constituait pas moins par sa logique matérialiste et athée un danger pour l’idéalisme de la philosophie libérale. Enfin, au rang des ennemis de la « religion de la liberté », Croce place la « religion de la race » dont le dogme de la causalité biologique a constitué une remise en cause aussi redoutable des croyances libérales que Dieu ou la classe50. Si l’on fait abstraction de l’élément mythologique que charrie l’histoire du libéralisme de Croce, celle-ci a le mérite d’inscrire l’histoire de la doctrine libérale dans une vision « « polémologique » où le sens des doctrines est appréhendé dans un rapport de conflits théoriques et d’oppositions concrètes. D’un point de vue à la fois historique et logique, la pensée raciste constitue bien une contestation radicale de la doctrine libérale. Cette dimension antilibérale de la pensée raciste apparaît distinctement lorsque l’on envisage l’émergence de l’idéologie raciste in statu nascendi, c'est-à-dire dans le « contexte pratique » (Skinner) de concurrence idéologique entre des doctrines contemporaines de sa naissance. Deux axiomes guident l’approche de l’idéologie raciste ici observée. Le premier admet qu’aucune doctrine, idée ou croyance ne surgit dans un vide idéologique et qu’il faut dès lors saisir ces « objets » en prêtant attention non seulement aux conditions sociales, politiques, économiques et culturelles présidant à leur formation, mais à la configuration « polémologique » de leur apparition. Le second considère que pour saisir la signification d’une idéologie il faut repérer les positions et les stratégies de différenciation explicites des acteurs dans le champ politique, mais aussi les divergences implicites d’ordre catégorique en éclairant autant que possible les présupposés métaphysiques, anthropologiques, éthiques ou épistémologiques soustendant ces antagonismes idéologiques. Cette approche s’inscrit ouvertement dans l’esprit des travaux de Karl Mannheim et Quentin Skinner. Mannheim nous rappelle que l’approche sociohistorique des systèmes de pensée doit toujours se doubler ce vocabulaire sacré, c’est pour Croce souligner la dimension religieuse des systèmes philosophiques ou idéologiques, « se rendre compte de l’essentiel et de l’intrinsèque de toute religion qui réside toujours dans une conception de la réalité et dans une éthique correspondante » en faisant « abstraction de l’élément mythologique par lequel les religions ne se différencient que secondairement des philosophies », Benedetto CROCE, Histoire de l’Europe au 19e siècle, Paris, Gallimard, (coll. « Folio – Essais »), 1994, p. 57-58. 50 Ibid., p. 61-84. 129 d’une logique catégorielle tendant à repérer ce par quoi chaque doctrine constitue un « style de pensée » et une vision particulière du monde51. Q. Skinner rappelle quant à lui à l’historien des idées que le « sens » d’un discours politique s’éclaire par rapport à son « contexte » de formulation. La grille de lecture appliquée ici à l’étude de l’idéologie raciste est comparable à celle mise en œuvre par Mannheim pour expliquer les origines de l’idéologie conservatrice en Europe au 19ème siècle. Ainsi quand Mannheim veut montrer comment l’idéologie conservatrice est apparue dans le champ politique comme une réaction directe contre le libéralisme des Lumières, il s’attache à montrer combien l’opposition entre libéralisme et conservatisme, « polarisation » idéologique fondamentale héritée de la Révolution française, recouvre avant tout une opposition métaphysique entre deux visions du monde, de l’histoire et des sociétés humaines52. L’idéologie conservatrice se concevant comme une « réaction directe » contre la doctrine libérale, la vision du monde conservatrice s’est logiquement structurée comme un contre modèle absolu du modèle libéral53. Un tel schéma d’analyse conduit à s’interroger sur ces oppositions de nature philosophique et morale soustendant des oppositions idéologiques ouvertes. Il suppose de rétablir les idéologies dans leur fonction de « force dynamique » et de « forme particulière de l’expérience 51 Une idéologie, remarque en effet Mannheim, c’est d’abord un « style de pensée » formé de catégories et de concepts dont l’articulation, plus ou moins structurée et cohérente, forge « l’unité interne » d’une vision du monde ou d’une Weltanschauung. À chaque vision du monde il est possible mutatis mutandis d’associer une idéologie correspondante, dans la mesure où les catégories théoriques commandent des positions normatives, plus ou moins définies, relatives à la sphère politique et sociale. Pour saisir la spécificité d’une idéologie, il ne suffit pas de déterminer les catégories qui la sous-tendent ; il faut encore repérer les « significations » concrètes de ces concepts pour les acteurs, car c’est par le biais de ces catégories que s’expriment les « intentions élémentaires » des tenants d’une vision du monde, Karl MANNHEIM, Essays on Sociology and Social Psychology, Londres, Routledge & Keegan Paul, 1953, p. 74-77. 52 Loin donc de se réduire à une posture négative ou de résistance, le conservatisme incarne contre le libéralisme, note Stéphane RIALS, une « (...) conception globale du monde, saturée de théologie et d’ontologie, forte d’une anthropologie, d’une épistémologie et d’une philosophie du langage », Stéphane RIALS, « La Contre-Révolution », in Pascal ORY (dir.), Nouvelle histoire des idées politiques, Paris, Hachette, 1987, p. 166. 53 Contre une vision individualiste du social, la pensée conservatrice a incarné un modèle organiciste et hiérarchique en rupture avec les présupposés anthropologiques, philosophiques et éthiques de la doctrine libérale. La construction de ce contre modèle s’est réalisée par le biais d’une réfutation systématique, point à point, des catégories et présupposés formant l’unité épistémologique et méthodologique de pensée libérale. Contre le rationalisme, la procédure déductive, l’universalisme, l’atomisme, la pensée statique et le principe d’autonomie de la raison, l’idéologie conservatrice a opposé respectivement l’autorité de l’Histoire, l’irrationalité de la réalité, l’existence des particularismes culturels, une vision holiste des groupes humains et une philosophie historiciste. Ces oppositions catégoriques ont alors déterminé des antagonismes d’ordre moral où l’idéologie conservatrice entendait défendre les valeurs de la communauté, de la famille, de l’intuition et une définition « qualitative » de la liberté, face aux valeurs libérales de la société, du contrat, de la raison et une définition abstraite de la liberté, Ibid., p. 89, 164. 130 et de la pensée » constituant des visions singulières du monde d’où procèdent des préférences éthiques et normatives54. Déviant le regard vers les aspects catégoriques des oppositions idéologiques, il contribue à restituer aux idéologies rivales de la « religion de la liberté », et en retour au libéralisme, leur identité, leur autonomie relative et leur spécificité historique de « visions du monde » concurrentes. Modèle doctrinal à abattre de par sa position dominante acquise lors de révolutions démocratiques, la doctrine libérale va constituer au 19e siècle le point de focalisation des penseurs racistes et des ennemis de la liberté et de l’individu. L’idéologie raciste incarne au 19e siècle, au même titre que les doctrines catholique et communiste, une forme radicale de contestation de la vision individualiste du monde et de la société, arguant contre les prétentions de l’idéologie libérale à incarner la modernité, non l’autorité de Dieu ou de la classe, mais celle de la race. L’antagonisme particulier entre idéologie libérale et idéologie raciste est non seulement important pour l’histoire du libéralisme, mais aussi pour l’histoire des sciences sociales de par ses implications décisives dans la construction des paradigmes explicatifs du social. L’idéologie raciste n’a pas opposé au libéralisme un discours strictement « politique ». Contre la doctrine de la liberté et sa vision individualiste de l’homme et des sociétés, la pensée raciste a opposé un schéma explicatif et normatif structuré par la notion de race dans un contre modèle parfait de la philosophie et de l’éthique libérales. En somme, une relation négative mais étroite lie idéologie raciste et idéologie libérale, comparable au lien mis en évidence par Claude Lefort entre totalitarisme et démocratie libérale. Pour Lefort, en effet, l’État totalitaire ne se laisserait concevoir « qu’en regard de la démocratie et sur le fond de ses ambiguïtés », dans la mesure où l’État totalitaire en serait « la réfutation point par point »55. Une même homologie négative relie l’idéologie raciste à l’idéologie libérale, ce que montre effectivement l’analyse des discours des principaux théoriciens français et américains de l’idéologie raciste, cette doctrine antilibérale prétendant au statut de vérité universelle sur l’homme et les sociétés56. 54 Ibid., p. 100. De la même manière que Lefort postule une relation de « dépendance » entre totalitarisme et démocratie et juge que « c’est le phénomène du totalitarisme qui nous permet de déchiffrer les traits spécifiques de l’idéologie bourgeoise, [car] en lui se réfléchit sa contradiction », nous pensons que l’idéologie raciste ne se laisse réellement concevoir qu’en regard de l’idéologie libérale dont elle se veut la négation absolue, Claude LEFORT, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994, p. 18-19, 41. 56 L’idéologie raciste sera jugée, dans sa forme et son ambition à incarner une certaine forme d’universel, comme comparable aux autres grandes idéologies. La conception défendue ici de 55 131 2. IDEOLOGIE RACISTE CONTRE LIBERALISME : USAGES DES DOCTRINES RACISTES DANS LES DISCOURS PRO-ESCLAVAGISTES AUX ETATS-UNIS ET CONTRE-REVOLUTIONNAIRES EN FRANCE Aux Etats-Unis, l’irruption dans le débat public d’un racisme idéologique coïncide avec l’émergence au 19e siècle d’un mouvement abolitionniste réclamant l’abolition de l’esclavage et l’accès des Noirs au statut de citoyens égaux. Entre 1830 et 1865, la question de l’esclavage s’impose comme un thème central du débat politique américain et la source de vives tensions au sein de la fédération. Problème moral, politique, constitutionnel et économique, la querelle esclavagiste va constituer un facteur déterminant dans le déclenchement de la guerre de Sécession (18611865), guerre fratricide qui marque le paroxysme des tensions entre Nord et Sud mais aussi l’apogée du succès des doctrines racistes. Le cas américain illustre de façon complexe les liens subtils pouvant exister entre pensée raciste et esclavage. Aux Etats-Unis, l’évolution des discours de justification de la servitude confirme ce que les historiens ont depuis longtemps constaté : il n’y a pas de lien nécessaire entre esclavage – forme de domination et d’organisation du travail – et racisme – ou la doctrine de l’inégalité biologique des groupes humains. L’inexistence d’un lien nécessaire entre esclavage et préjugé racial, comme l’ont montré les sociétés antiques57, se vérifie dans le cas américain comme analysé par Tocqueville. Avant le 19e siècle, l’esclavage dans le Nouveau Monde ne repose pas fondamentalement sur l’idéologie raciste entend clairement rompre avec une vision « minimaliste » de la pensée raciste déniant à la doctrine de la race le statut de véritable idéologie. Cette thèse est notamment développée par Pierre-André Taguieff, lequel estime que le « parallélisme avec les grandes idéologies » ne saurait être soutenu compte tenu du fait que les variantes doctrinales de l’idéologie raciste ne renfermeraient pas toutes de manière explicite un aspect axiologique, normatif et prescriptif. La présence systématique d’un discours programmatique, qui par prudence demeure le plus souvent dans l’ordre de l’implicite et du non-dit, ne saurait tenir lieu de critère suffisant pour juger de l’identité d’une idéologie. Voir Pierre-André TAGUIEFF, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, (coll. « Tel »), 1998, p. 22-23. 57 Les travaux sur l’esclavage dans les sociétés gréco-romaines ont en effet montré que l’institution servile, comme forme économique et domestique particulière des relations sociales, n’a ni pour origine ni pour source de légitimation originelle l’existence d’un préjugé « racial ». L’imposition du statut d’esclave par les Anciens n’implique aucune référence à un facteur ethnique, entendu au sens de peuple ou de culture, ou biologique. La réduction en esclavage résulte d’un acte de capture et des hasards de la guerre. L’esclave est alors un « esclave-cheptel » (Finley), étranger, captif, prisonnier de guerre ou victime de la piraterie, ou bien un individu ayant contracté des dettes. La thèse aristotélicienne d’« esclaves par nature » ne parvint d’ailleurs jamais à s’imposer dans le monde grec comme justification première de la servitude. Dans les cités helléniques, le statut d’esclave n’est en outre nullement exclusif d’autres formes d’exploitation du travail non libre, cas divers de « servitudes communautaires » de demi-servitude ou de demi-liberté, définissant un « spectre » continu de statuts sociaux entre l’homme libre et l’esclave. Voir Jean-Pierre VERNANT et Pierre VIDAL-NAQUET, Travail et esclavage en Grèce ancienne, Paris, Éd. Complexe, 1988, 176 p., ainsi que Moses I. FINLEY, Slavery in Classical Antiquity, Londres, F. Cass, 1987 (1960), 122 p., ainsi que Yvon GARLAN, Les esclaves dans la Grèce ancienne, Paris, Maspero (coll. « Textes à l’appui »), 1982, p. 99-101. 132 l’existence d’un préjugé de race, comme chez les Anciens où, remarque Tocqueville, « l’esclave appartenait à la même race que son maître, et souvent il lui était supérieur en éducation et en lumières. La liberté seule les séparait ; la liberté étant donnée, ils se confondaient aisément »58. C’est dans le cadre de l’expérience coloniale européenne que s’est peu à peu développé un lien entre le statut d’esclave et l’existence d’un préjugé racial, culturel ou religieux à l’encontre des peuples soumis à la traite. Le système servile introduit dans les colonies américaines est un héritage direct de la politique coloniale européenne, pétrie d’ethnocentrisme et de préjugés culturel sur la supériorité de la civilisation blanche59. La dégradation physique et morale des esclaves soumis aux traitements inhumains de la déportation et de l’exploitation a lentement contribué à alimenter la croyance en une infériorité congénitale des Noirs60. Cependant, le fait que les Noirs sont jusqu’au 18e siècle objets d’un traitement analogue à celui réservé, par exemple, aux Irlandais, aux Indiens et aux serviteurs sous contrat (indentured servants) montre que l’argument racial n’est pas déterminant dans les discours de légitimation de l’esclavage jusqu’au 19e siècle. Saturé de valeurs culturelles et religieuses, le préjugé à l’égard des Noirs va demeurer longtemps à l’état d’attitude implicite et non formalisée. Au 18e siècle, l’institution servile s’appuie ainsi essentiellement sur des intérêts économiques, particulièrement dans les États du Sud agraire, principaux bénéficiaires de la main-d’œuvre abondante et bon marché fournie par la traite négrière. Le passage d’un ethnocentrisme diffus à une doctrine raciste explicite coïncide avec l’émergence du courant abolitionniste. La référence à l’explication biologique va dès lors constituer le principal argument de légitimation de l’esclavage face aux revendications abolitionnistes d’inspiration libérale. La chronologie, autant que les connivences entre partisans de l’esclavage et anthropologues raciaux, attestent de la coïncidence entre le déclenchement de l’offensive abolitionniste et le développement d’une théorie raciste explicite fondée sur le principe de la « causalité biologique ». C’est, confrontés à une propagande anti-esclavagiste se réclamant de 58 Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, (coll. « Folio – Histoire »), 1986, vol. I, chap. X, p. 499. 59 Carl N. DEGLER, « Slavery and the Genesis of American Race Prejudice », Comparative Studies in Societies and History, vol. 2, n1, p. 49-66. 60 John D. WINTHORP, White over Black : American Attitudes Toward the Negro, 1550-1812, Batimore, Penguin, 1968, p. 80 ; ainsi que Arnold A. SIO, « Interpretations of Slavery : the Slave Status in the Americas », dans Comparative Studies in Societies and History, vol. 2, n7, p. 289-308. 133 l’anthropologie et de la philosophie des Lumières, que les défenseurs de l’esclavage vont se tourner vers une nouvelle forme de justification de l’asservissement de la race noire et de l’inégalité des races plus apte à leurs yeux à contrer les arguments de leurs adversaires. La défense de l’« institution particulière » va dès lors emprunter peu à peu les voies d’une idéologie totale, explicite et rationalisée, dirigée contre les présupposés anthropologiques et philosophiques de la doctrine abolitionniste : l’idéologie raciste61. 2.1. L’idéologie raciste aux Etats-Unis ou l’idée de race comme une « réaction » antiabolitionniste Après des tentatives avortées pour abolir l’esclavage dans les États de l’Union à la fin de la guerre d’indépendance, un véritable « mouvement abolitionniste » surgit aux Etats-Unis au début des années 183062. Mêlant des considérations religieuses aux valeurs de la philosophie universaliste des Lumières, l’abolitionnisme se présente comme une révolte de la conscience morale contre la contradiction patente que constitue la perpétuation de l’esclavage dans la démocratie américaine. Par sa stratégie, le mouvement abolitionniste traduit une volonté de rupture avec la logique de compromis prévalant entre États de l’Union depuis 1787 sur la question de l’esclavage. Pour les abolitionnistes, la suppression complète de l’esclavage est maintenant l’unique solution acceptable pour sortir de la contradiction entre les pétitions égalitaires de la démocratie américaine et le maintien de la race noire dans un statut de sous-homme. La destruction de l’ordre ancien – le système servile – étant conçue comme un préalable nécessaire à l’intégration des Noirs dans la nation américaine, le mouvement abolitionniste va représenter un véritable mouvement « révolutionnaire » tendant à la transformation radicale, dans un sens démocratique et libéral, des rapports politiques et sociaux63. 61 Cf. George M. FREDERICKSON, « Toward a Social Interpretation of the Development of American Racism », dans Nathan I. HUGGINS et alii. (Ed.), Key Issues in the Afro-American Experience, 2 vol., New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1971, vol. 1, p. 252-254. 62 Sur les efforts entrepris au 18e siècle, notamment par la communauté des quakers, pour abolir l’esclavage dans l’Union, voir Arthur ZILVERSMIT, The First Emancipation : The Abolition of Slavery in the North, Chicago, University of Chicago Press, 1967, ainsi que Leon LITWACK, North Slavery : The Negro in the Free States, 1798-1860, Chicago, University of Chicago Press, 1961. 63 Le mouvement abolitionniste serait même, selon la formule d’Herbert Aptheker, le « second mouvement révolutionnaire » après la Révolution de 1776, Herbert APTHEKER, Abolitionism : A Revolutionary Movement, Boston, Twayne Publ., 1989, 196 p. 134 Le « mouvement abolitionniste »64 commence à se structurer officiellement à partir de 1831 autour des partisans les plus radicaux ou « immédiatistes » du mouvement anti-esclavagiste, opposé à la théorie « gradualiste »65. Les abolitionnistes vont d’abord concentrer leurs attaques contre les États esclavagistes du Sud, mais aussi contre les institutions américaines accusées de conférer une base légale à l’institution servile. La loi de 1850 sur la restitution des fugitifs et l’arrêt Dred Scott de la Cour suprême de 1857 symbolisent aux yeux des abolitionnistes la trahison des institutions, sacrifiant les valeurs de la Déclaration d’indépendance aux intérêts supérieurs d’une Union préservée. S’appuyant sur une intense propagande et bénéficiant du ralliement de leaders blancs et d’hommes d’affaires du Nord, la cause abolitionniste progresse rapidement dans l’opinion américaine entre 1830 et 1850. En 1833, le mouvement se dote d’une organisation officielle, la Société américaine anti-esclavagiste, créée autour de William Lloyd Garrison, Arthur et Lewis Tappan, et les sociétés anti-esclavagistes se multiplient sur le territoire66. Le succès du mouvement abolitionniste est le résultat d’un changement de stratégie menant à la politisation du mouvement. De fait, la légitimité morale de la cause abolitionniste n’aurait sans doute pas suffi pour extirper une institution enracinée depuis trois siècles, tolérée par une vaste majorité de l’opinion et encadrée par de multiples compromis juridiques entre États de l’Union, si ce mouvement ne s’était mué en une force politique67. La chance de l’abolitionnisme va 64 Le terme « abolitionniste » est employé dans le débat public à partir de 1835. cf. Louis FILLER, The Crusade Against Slavery, 1830-1860, New York, Harper and Row, 1960, 318 p. 65 Le camp abolitionniste est, en effet, traversé à ses débuts par des courants opposés quant aux modalités d’émancipation des esclaves. Aux « immédiatistes » s’opposaient les partisans d’une libération graduelle des esclaves noirs soucieux de prévenir les désordres politiques et sociaux qu’engendrerait une libération précipitée. Exigeant une émancipation totale et sans délai les « immédiatistes » refusèrent de restreindre leur action à la lutte pour l’endiguement géographique de l’institution servile par des compromis négociés entre le Nord et le Sud. Pour William Lloyd Garrison, chef de file du mouvement « immédiatiste », la libération immédiate était l’unique moyen efficace d’extirper de la société américaine une institution enracinée depuis des siècles face à laquelle « la théorie du gradualisme [était] synonyme en pratique de perpétuité », William Lloyd GARRISON, The Declaration of Sentiments of the American Anti-Slavery Convention, 1833, cité par A.J. BEITZINGER, A History of American Political Thought, New Yok, Dodd, Mead & co., 1972, p. 366. 66 Elles comptaient quelque 200 000 adhérents en 1840. En 1852, la publication de l’ouvrage de Harriet Beecher Stowe, Uncle Tom’s Cabin, allait grossir les rangs du mouvement abolitionniste. Le succès de ce roman, malgré ses erreurs et le paternalisme qu’il charrie, attestait du puissant progrès des idées abolitionnistes dans la société américaine. 67 Cette réorientation stratégique est le fait de Frederick Douglass (1817-1895), tenant d’une approche politique pour résoudre le problème de l’esclavage et qui s’opposa à partir de 1848 à la démarche philanthropique et pacifique des partisans de Garrison. Convaincu que l’excès de prudence du mouvement anti-esclavagiste menait tout droit à l’échec, Douglass engageait en 1851 le combat sur le terrain politique avec des revendications fortes exigeant, au-delà de l’émancipation, l’accession des Noirs à un véritable statut économique et politique égalitaire. 135 être aussi de converger avec les préoccupations unionistes d’une partie de la classe politique et les ambitions d’industriels et de commerçants du Nord désireux d’étendre le système capitaliste au Sud. De projet moral et humanitaire, l’abolitionnisme va progressivement se muer en un mouvement politique. En 1854, le Parti républicain, nouvellement créé, adopte un programme antiesclavagiste se fixant cependant pour objectif non l’abolition de l’esclavage, mais son endiguement dans ses limites géographiques actuelles. En 1860 son candidat, Abraham Lincoln, accède à la présidence de l’Union. Si Abraham Lincoln demeure dans la mémoire américaine comme le « Grand Libérateur », son opposition à l’esclavage ne sera jamais dénuée d’ambiguïtés et de calculs. Si à plusieurs reprises il exprime son hostilité à l’esclavage, c’est avec la préoccupation constante de garantir l’association « perpétuelle » entre les États de l’Union et de prévenir les dangers guettant une « maison divisée contre ellemême »68. Lors de la campagne présidentielle de 1860 Lincoln se défend même des accusations de son adversaire démocrate Douglas le présentant comme le porteparole de la cause abolitionniste. Il conteste vouloir abolir l’esclavage dans les États où il existait, indiquant qu’il n’a même jamais été en faveur de l’instauration d’une égalité sociale et politique entre Blancs et Noirs. Il invoque pour justifier ce refus l’existence « d’une différence physique entre les deux races qui (…) empêchera probablement éternellement que ces deux races puissent vivrent ensemble sur un pied de parfaite égalité ». En outre, si les circonstances devaient contraindre Blancs et Noirs à cohabiter durablement, il se prononce pour que la race blanche occupe une position supérieure69. Mais soucieux de ne pas s’aliéner une partie de l’électorat dans une élection à l’issue incertaine, il admet ne voir « aucune raison au monde pour soutenir que le Noir n’a pas droit à l’ensemble des droits naturels énumérés 68 Jusqu’à la guerre de Sécession, Lincoln aborde la question de l’esclavage avec pragmatisme, envisageant sa résolution à l’aune des risques d’éclatement de l’Union. Il juge cependant qu’une nation ne peut demeurer éternellement dans la situation d’une nation « moitié esclave, moitié libre ». Il en concluait donc que seule la défaite de l’un ou de l’autre camp ou le confinement du système servile dans ses frontières actuelles, c’est-à-dire le statu quo, peuvent régler la question, dans « House Divided », discours reproduit dans Michael P. JOHNSON (Ed.), Abraham Lincol, Slavery and the Civil War : Selected Writings and Speeches, Boston, Bedford – St. Martin’s, 2001, p. 63-69. 69 En 1858, il réaffirmait son opposition à la perspective d’« élever les Nègres au statut d’électeur, de jurés, ou bien [de] leur accorder des fonctions officielles », rejetant toute idée de « citoyenneté pour le Nègre », Débat Lincoln – Douglas, 18 septembre 1858, reproduit dans Michael P. JOHNSON (Ed.), op. cit., p. 71-73. 136 dans la Déclaration d’indépendance, parmi lesquels figurent le droit à la vie, la liberté et la poursuite du bonheur »70. Sans chercher à démêler la part entre les convictions réelles et les déclarations de circonstances, nul doute que pour Lincoln la priorité allait à la préservation de l’Union avant la libération des esclaves, ce dont témoignent ses critiques véhémentes contre les partisans de l’égalité71. L’enjeu de la guerre de Sécession est pour Lincoln la restauration de l’ordre constitutionnel et de la paix civile. Ainsi affirmait-il publiquement que s’il n’est pas possible de sauver à la fois l’Union et d’émanciper les esclaves, il n’hésiterait pas à sacrifier l’abolition à la République72. La Proclamation d’émancipation du 22 septembre 1862 qui libère les esclaves des États confédérés à compter du 1er janvier 1863, sera longtemps interprétée comme une « manœuvre tactique » à laquelle Lincoln se serait résolu sous la pression des généraux unionistes espérant semer le trouble dans le camp adverse et renforcer les rangs de leur propre armée par l’incorporation des esclaves libérés73. Cette décision intervient après de longues tergiversations et est selon toute évidence motivée par des considérations stratégiques davantage que par des impératifs moraux, mais l’acte d’émancipation de 1863 marque en pratique la victoire de la cause abolitionniste. La ratification du XIIIème amendement (6 décembre 1865) abolissant l’esclavage sur l’ensemble du territoire de l’Union sanctionne une victoire militaire, pour le Nord, une victoire politique et éthique, pour les abolitionnistes et les libéraux. La puissance « révolutionnaire » de la cause abolitionniste a résidé dans la capacité des anti-esclavagistes à revêtir leur discours de la bannière des valeurs 70 Débat Lincoln – Douglas, 21 août 1858, reproduit dans Michael P. JOHNSON (Ed.), op. cit., p. 7173. 71 « L’égalité des Noirs ! Balivernes ! proclame Lincoln en 1859. Pendant combien de temps encore, sous le gouvernement d’un Dieu assez grand pour créer et diriger l’univers, y aura-t-il des fripons pour colporter, et des imbéciles pour reprendre, des propos d’une démagogie aussi basse », Cité par Stephen JAY-GOULD, La mal-mesure de l’homme, Paris, Éd. Odile Jacob, 1997, d’après G. SINKLER, The Racial Attitudes of American Presidents from Abraham Lincoln to Theodore Roosevelt, New York, Doubleday Anchor Books, 1972, p. 47. 72 Sur les causes de la guerre de Sécession et sur les débats historiographiques que cette question a suscités entre les historiens partisans d’une interprétation « éthique » de la guerre et historiens privilégiant des causes économiques, structurelles et institutionnelles, voir les opinions de Charles et Mary BEARD, The Rise of American Civilisation, 2 vol., 1929, MacMillan, ainsi que Avery O. CRAVEN, Civil War int the Making, 1815-1860, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1959. 73 Cette mesure ne concerne pas le Nord car le Maryland, le Missouri et le Kentucky, trois États esclavagistes occupant une position stratégique sur la ligne de front, avaient choisi de demeurer dans l’Union lorsque la guerre civile éclata en avril 1861. En proclamant l’abolition au Nord, Lincoln craignait de perdre leur appui. Voir Pierre L. VAN DEN BERGHE, Race and Racism. A Comparative Perspective, 2e éd., New York, John Wiley & Sons, 1978, p. 84. 137 fondatrices de la nation américaine, face auxquelles le sort réservé aux Noirs constituait un déni de justice permanent. Au 19e siècle, l’abolitionnisme contraint les citoyens de l’Union à s’interroger sur la signification pratique des notions de liberté et d’égalité tenues pour « évidentes », force l’opinion publique américaine à reconsidérer les notions d’universalisme et d’humanité. Il somme la démocratie américaine de vivre en conformité avec ses idéaux. L’abolitionnisme jette en même temps une lumière crue sur le caractère borné et relatif de l’idéal d’universalité des droits de l’homme contenu dans la Déclaration de 177674. Il lève le voile sur les présupposés différentialistes qui inspirèrent les conceptions de la nature humaine, de la citoyenneté et de l’égalité par les Pères fondateurs. Les abolitionnistes rappelaient combien l’exclusion des Noirs de cette communauté humaine visée par l’universalité des droits, fut inscrite au cœur de l’acte fondateur de la République américaine, et perpétuée par la Constitution de 1787 en consacrant la primauté du droit à la propriété sur le principe d’universalité. Au-delà du cas américain, l’abolitionnisme jetait une lumière sur les contradictions de la philosophie des Lumières, puisque l’idée de nature humaine inspirant la Déclaration d’indépendance était en partie redevable des représentations anthropologiques du 18e siècle75. Une conception très psychophysiologique de la nature humaine inspire en effet la vision jeffersonienne de la race noire et des inégalités intellectuelles entre Blancs et Noirs76. Partisan de 74 Les hésitations d’un Jefferson donnent raison à ces critiques. Conscient que l’exclusion des esclaves Noirs de la sphère de l’humanité constituait une exception difficilement justifiable devant la philosophie universaliste des Lumières, Jefferson défend dans une première version de la Déclaration d’indépendance l’idée que les esclaves sont aussi des hommes ayant un droit sacré à la vie et à la liberté, dénonçant même l’inhumanité de la traite négrière. Les collègues de Jefferson, jugeant ces mentions compromettantes pour l’avenir de l’Union, obtiennent la suppression de ce paragraphe dans le texte final. Les principes d’humanité et d’universalité des droits s’établissaient ainsi originairement sur une conception différentialiste de l’universel et de la nature humaine. Voir John C. MILLER, The Wolf by the Ears : Thomas Jefferson and Slavery, New York, Free Press, 1977, p. 41 et suiv.; Paul FINKELMAN, « Jefferson and Slavery : Treason Against Hopes of the World », dans Peter S. ONUF (Ed.), Jeffersonian Legacies, Charlottesville, NC, 1993, p. 181-223. Sur les réserves exprimées par Madison, voir Max FARRAND (Ed.), Records of the Federal Convention, vol. 1, New Haven, Yale University Press, 1966, p. 486. 75 Nourris de la pensée des Lumières, les Pères fondateurs voient en l’homme un être de nature, doué de facultés morales et intellectuelles, et l’humanité comme une communauté anthropologique, mais leur conception de l’homme s’enracine davantage dans la psychophysiologie empirique d’un Locke et dans la philosophie sensualiste des Idéologues (Helvétius, Holbach et Cabanis) que dans les références à une métaphysique ou une théologie, même si sont invoqués l’« Être suprême » ou le « Créateur ». Une telle conception de la nature humaine inspirait Jefferson dans ses réflexions sur le statut de la race noire. Voir Merle CURTI, Human Nature in American Thought, Madison, The University of Wisconsin Press, 1980, p. 71, 81-85. 76 Raison et entendement ne sont pour Jefferson les privilèges d’aucun peuple et d’aucune classe, mais la réalité l’incite à penser que ces facultés sont très inégalement distribuées entre les hommes. Pour rendre compte de l’inégale aptitude à la raison et au sens moral entre Blancs et Noirs, hommes et femmes, il avance une explication environnementaliste. L’idée d’un perfectionnement des individus 138 l’abolition de l’esclavage, Jefferson ne croit pas en 1785 en une égalité de nature des races noire et blanche et demeurera hostile à l’octroi de la citoyenneté aux Noirs affranchis77. La perpétuation de l’esclavage sera la conséquence directe de ces contradictions philosophiques et morales non résolues par les fondateurs de la République. Au lieu de résoudre et de clarifier la notion de nature humaine, les délégués à la Convention de Philadelphie donneront en 1787 une onction juridique à ces contradictions. Le texte final évite rigoureusement le terme d’ « esclave », mais plusieurs dispositions confèrent une valeur constitutionnelle à l’esclavage et à l’exclusion des Noirs. Ainsi la clause des trois cinquièmes accorde aux États du Sud une représentation renforcée à la Chambre des représentants par la prise en compte dans le décompte total de leur population d’une partie des esclaves Noirs, dans une proportion égale aux autres « biens mobiliers » assujettis à l’impôt. La Constitution fait en outre interdiction au Congrès de légiférer avant vingt ans sur le commerce des esclaves et prévoit une clause sur le retour des esclaves fugitifs. Privilégiant l’unité de l’Union et les droits des États fédérés à l’achèvement des principes universalistes de la Déclaration d’Indépendance, les constituants ont ouvert la voie à des compromis successifs que les anti-esclavagistes n’auront de cesse de dénoncer78. Interprétés par la Cour suprême les textes fondateurs de la démocratie américaine serviront de base à un processus de « déshumanisation » des esclaves noirs. L’arrêt Dred Scott v. Sandford en 1857 est le symbole de ce processus d’exclusion de la sphère de l’humain des esclaves noirs, réduits au rang de « bien mobilier ». Cette par l’éducation lui permet de concilier la croyance en une unique nature humaine et la reconnaissance de la diversité. Pourtant, lorsqu’il entreprend de préciser les causes de l’infériorité morale de la race noire, il s’écartait d’une logique environnementaliste pour invoquer une infériorité innée et héréditaire. Dans ses Notes on the State of Virginia (1785), il note ainsi que l’amélioration générale constatée chez les races de couleur grâce au métissage est la preuve que « leur infériorité n’est pas simplement l’effet de leurs conditions de vie ». Bien que formulant cette thèse sur un mode hypothétique, il estime que les Noirs sont « de beaucoup inférieurs par la raison » à la race blanche. Une longue fréquentation de la race noire – Jefferson est lui-même propriétaire d’esclaves en Virginie – l’incite à croire que « les Noirs, qu’ils aient formé dès l’origine une race distincte, ou bien qu’ils aient été faits différents par le temps et les circonstances, sont inférieurs aux Blancs dans tous les attributs du corps et de l’esprit », Thomas JEFFERSON, Notes on the State of Virginia (1785), dans The Writings of Thomas Jefferson, vol. 2, New York, G.P. Patnam, 1892-1899, p. 266-270. 77 Julian Boyd (Ed.), The Papers of Thomas Jefferson, 25 vol., vol. 2, Princeton, Princeton University Press, 1950, p. 144-145; Merle CURTI, op. cit., p. 410; Jean YARBROUGH, « Race and the Moral Foundation of the American Republic: Another Look at the Declaration and the Notes on Virginia », The Journal of Politics, 53, 1, February 1991, p. 90-105. 78 Staughton LYND, « The Abolitionist Critique of the United States Constitution », dans Martin DUBERMAN (Ed.), The Antislavery Vanguard, Princeton, Princeton University Press, 1965, p. 209239. 139 décision de 1857 procède d’une double logique : relativiser la qualité d’homme du Noir et borner l’idée d’humanité inclue dans la Déclaration de 1776. Interprétant la formule « all Men are created equal », les juges ont estimé que les auteurs de la Déclaration n’avaient manifestement pas eu l’intention d’inclure les esclaves noirs dans la communauté humaine visée par cette formule et que l’exclusion des Noirs de la sphère des ayants droit est bien « trop évidente pour prêter à discussion » 79. Devant ce déni d’humanité, le discours abolitionniste portera une exigence d’inclusion des Noirs dans la sphère de l’humain, condition sine qua none de leur insertion dans la sphère des citoyens jouissant d’une « justice stricte et égalitaire » (Garrison)80. Une part importante de la rhétorique abolitionniste consiste alors à accréditer l’appartenance des esclaves noirs à l’humanité pour combler la distance anthropologique sur laquelle prospère l’inégalité des droits, de sorte que la revendication d’égale liberté est fondamentalement une exigence d’égale humanité. Intégrés dans les rangs de l’espèce humaine, rien n’aurait pu durablement justifier que les Noirs ne puissent aussi être reconnus comme égaux. C’est ce qu’a bien perçu Tocqueville en observateur de la démocratie américaine et de la marche vers l’égalisation des conditions, et ce que redoutaient les pro-esclavagistes. Tocqueville pense en effet que la libération des esclaves ouvrira fatalement la voie à l’égalisation des statuts, car « les nègres peuvent rester longtemps esclaves sans se plaindre ; mais entrés au nombre des hommes libres, ils s’indigneront bientôt d’être presque privés de tous les droits de citoyens ; et ne pouvant devenir les égaux des blancs, ils ne tarderont pas à se montrer leurs ennemis » 81 . Un des plus actifs avocats de la cause esclavagiste, John C. Calhoun (1782-1850), ne dit pas autre chose quand en 1837 il met en garde les sénateurs de l’Union devant l’inévitable surenchère 79 Scott v. Sandford, 60 U.S. 393 (1856). Le Chief Justice Roger B. Taney – un magistrat notoirement connu pour ses sympathies à l’égard des partisans de l’esclavage – avait sur la base de ce déni d’humanité débouté un ancien esclave en soutenant que la Constitution de 1787 ne fait référence aux Noirs qu’en qualité de « propriétés » et que, par conséquent, les Noirs ne font pas partie dans l’esprit des constituants « des personnes ou des citoyens » auxquels sont réservés les droits et libertés garantis par la Déclaration d’indépendance et la Constitution. Il est alors juridiquement impossible pour un Noir, libre ou asservi, de revendiquer la jouissance des droits et protections dus aux citoyens américains – sous-entendu blancs – pour, en particulier, ester devant les tribunaux. Exclus de la sphère des ayants droit, les Noirs se voient privés de toute protection contre l’injustice puisque les citoyens sont dispensés de toutes obligations envers eux, la Cour suprême considérant que les Noirs « n’avaient aucun droit que l’homme blanc était tenu de respecter ». Terme ultime de cette déshumanisation, la Cour conclut que l’homme blanc n’a pas plus de devoir à l’égard du Noir qu’à l’égard d’un « article ordinaire de marchandise et d’échange ». 80 Cité par Donald G. MATHEWS (Ed.), Agitation for Freedom : The Abolitionist Movement, New York, John Willey, 1972, p. 11-12. 140 égalitaire qui suivrait une libération des esclaves Noirs, car « soyez sûrs, affirme-t-il, que l’émancipation elle-même ne satisfera pas ces fanatiques [les abolitionnistes]. Une fois acquise, la prochaine étape sera d’élever les Noirs au niveau d’une égalité sociale et politique avec les Blancs ; et une fois cette égalité réalisée, nous ne tarderons pas à constater que la position des deux races aura été renversée »82. Craignant que la liberté ne mène à l’égalité des droits, les adversaires de l’abolition vont alors s’appliquer à ruiner les fondements des pétitions libérales du mouvement abolitionniste. L’idéologie raciste va incarner le principal vecteur de la contre-offensive théorique des esclavagistes visant à infirmer les présupposés anthropologiques, philosophiques et éthiques de la doctrine libérale sous-tendant la pensée abolitionniste. L’argument racialiste va ainsi servir d’arme idéologique pour saper la croyance en une unité présumée de l’espèce humaine, socle de la doctrine des droits de l’homme, et pour rompre la relation nécessaire entre la liberté et l’égalité instaurée par les théoriciens du droit naturel. Si la liberté naturelle des hommes et leur appartenance à l’humanité fondent leur égalité sociale et politique, une critique raciste de la pensée libérale se donnera alors pour but d’invalider la notion même d’unité anthropologique de l’espèce humaine et de liberté naturelle fondant les pétitions égalitaires des Lumières. C’est dans cette négation que l’idéologie raciste, doctrine biopolitique surgie en France et aux Etats-Unis en opposant l’autorité de la race biologique aux droits de l’homme et à l’universalisme des Lumières, puise sa vocation explicite de doctrine antilibérale. 2.2. L’idéologie raciste contre la philosophie libérale. La pensée racialiste et les révolutions « atlantiques » L’expérience de l’idéologie raciste n’est pas l’apanage de la France et des Etats-Unis. La croyance en une inégalité native des peuples ou races est certainement au 19e siècle la chose du monde la mieux partagée. Mais comme doctrine biopolitique totale, c’est en France et aux Etats-Unis que l’idéologie raciste trouve sa forme la plus achevée et sa plus large expression dans le débat public. C’est aussi dans l’histoire politique de ces deux nations que l’affrontement entre 81 Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, (coll. « Folio – Histoire »), 1986, vol. I, chap. X, p. 526. 82 « Speech on the Reception of Abolition Petitions », U.S. Senate, 6 fév. 1837, Richard K. CRALLÉ (Ed.), The Works of John C. Calhoun, vol. I, New York, D. Appleton, 1863, p. 633. 141 idéologie raciste et doctrine libérale a revêtu la forme la plus tangible d’une lutte entre deux « visions du monde » antagonistes. Envisager la lutte idéologique entre libéralisme et racisme dans une comparaison entre la France et les Etats-Unis, c’est éclairer la communauté de destin de ces deux nations, nouée au 18e siècle dans une même volonté de proclamer l’universalité des droits de l’homme, de faire de la liberté de l’individu la base de toute morale, d’opposer l’égalité en droit des hommes au joug de la nature et à la tyrannie des conventions sociales, de fonder, enfin, la légitimité de tout gouvernement sur le consentement des individus. Les « révolutions atlantiques » ont incarné les deux formes les plus abouties de la « révolution des droits de l’homme »83, deux volontés d’incarner l’universel dans des déclarations puisant à des sources philosophiques communes et dans une même ambition d’accomplir un acte fondateur de la modernité politique84. Un fait symbolise le « parallélisme » entre ces deux révolutions, c’est le rapport qu’elles entretiennent avec la notion d’égalité. Plus que toute autre révolution – anglaise, notamment –, les révolutions française et américaine ont poussé à un point extrême une pétition égalitaire faisant du principe d’équivalence morale des individus un présupposé fondamental des relations sociales et politiques. Actes fondateurs de la modernité libérale dans l’esprit des libéraux, les révolutions atlantiques vont constituer un point de fixation pour les adversaires de la « modernité libérale », renvoyant à ces révolutions atlantiques la source de tous les maux affligeant les sociétés démocratiques85. L’idéologie raciste incarne une forme spécifique de l’antilibéralisme, une critique qui ne se réduit ni à la réaction ni au conservatisme. Les doctrines racistes formulées en France et aux Etats-Unis à partir du 19e siècle partagent avec les doctrines contre-révolutionnaires une même haine des révolutions démocratiques et de l’individualisme libéral, mais la critique raciste du libéralisme va prendre plus ouvertement la forme d’une « philosophie 83 Titre de l’ouvrage de Marcel GAUCHET, La révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1989. 84 Au-delà des divergences de styles et d’objectifs, l’idée d’un « parallélisme » entre les déclarations de 1776 et 1789 ne prête plus matière à débat aujourd’hui. Sur ce « parallélisme » voir Jean RIVERO, Les libertés publiques, tome 1 : Les droits de l’homme, Paris, Presses Universitaires de France, 3e éd., 1981, p. 56 sqq. 85 La notion de révolution « atlantique » ou « occidentale » a été avancée en 1954 par l’historien R.R. Palmer dans un article du Political Science Quarterly , « The World Revolution of the West (17631801) », puis systématisée par le même auteur dans The Age of Democratic Revolution. A Political History of Europe and America (1760-1800), Princeton, Princeton University Press, 1959. 142 scientifique » (Arendt) de type biodéterministe, opposant la force de la « causalité biologique » aux fondements anthropologiques de la philosophie libérale. 2.2.1. Critique raciste des révolutions démocratiques La haine des révolutions libérales est au départ des réflexions du plus célèbre des penseurs racistes, Arthur de Gobineau. Dans son ouvrage au succès transatlantique, l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), Gobineau ne fait pas mystère des motivations qui animent sa métaphysique raciale. En 1856, commentant l’accueil réservé à l’Essai, il désigne clairement la cible de ses thèses sur l’inégalité des races, se glorifiant du résultat obtenu. « Ce que je remarque, déclare Gobineau, c’est que j’ai, à ce qu’il paraît, frappé juste dans le nerf des idées libérales, car c’est en leur nom qu’on se fâche le plus haut »86. L’Essai a, en effet, pour cible et ennemi exclusif 1789 et les révolutions démocratiques et libérales, sources aux yeux de Gobineau du « mal » qui ronge les sociétés postrévolutionnaires. C’est ce combat contre la révolution et les valeurs libérales qui donne sens aux thèses de Gobineau sur l’inégalité des races et les dangers du métissage. « Tout cela, indique d’ailleurs Gobineau, n’est que des moyens et je ne veux pas en faire un but. Au fond la situation de mon esprit est telle, une haine de la démocratie et de son arme, la Révolution, que je satisfais en montrant en des traits véritables révolution et démocratie, en disant d’où elles viennent et où elles vont (…). Il faut avoir le courage de regarder le mal en face (…) reconnaître la source et l’origine du désastre, constater par où il s’augmente, voir où il nous traîne, regarder fixement où il aboutit »87. Le racisme, ennemi du libéralisme ? Rares sont les penseurs libéraux qui en 1855 voient dans les doctrines racistes un adversaire sérieux pour le libéralisme. Pour beaucoup le racisme n’est qu’un avatar de la réaction. L’adhésion de nombre d’esprits libéraux à la croyance en l’inégalité des races n’est sans doute pas étrangère à cette étrange complaisance. Le dialogue avorté entre Tocqueville et Gobineau illustre la réalité du hiatus entre pensée raciste et doctrine libérale88. En 1857, après s’être un temps prêté au jeu du débat, Tocqueville rompait la discussion 86 Arthur de GOBINEAU, Correspondance entre le Comte de Gobineau et le Comte de ProkeschOsten (1854-1876), Paris, Plon, 1933, p. 92. 87 Ibid., p. 93-94. 88 De juin à octobre 1849, Gobineau fut le chef de cabinet de Tocqueville quand celui-ci occupa le poste de ministre des affaires étrangères dans le premier gouvernement de la Seconde République. 143 avec Gobineau sur le constat d’un impossible accord avec son interlocuteur. L’opposition métaphysique existant, selon Tocqueville, entre l’« idée-mère » de la pensée raciste et la logique de l’individualisme libéral est si radicale que l’idée même d’un débat lui paraît vaine. « Sérieusement, à quoi pourraient aboutir des discussions politiques entre nous, demande alors Tocqueville ? Nous appartenons à deux écoles diamétralement opposées. Nous ne pouvons donc avoir l’espérance de nous convaincre (…). Nous sommes l’un et l’autre parfaitement logiques dans notre manière de penser »89. Pour Tocqueville, une distance infranchissable sépare la logique de l’individualisme libéral, qui veut voir en chaque homme un être libre et autonome, et la logique biodéterministe de la doctrine raciste. Il estime devoir ranger cette doctrine dans « la famille des théories matérialistes », tout en estimant qu’elle « en est en même temps un des plus dangereux membres, puisque c’est la fatalité de la constitution appliquée, non plus à l’individu seulement, mais à des collections d’individus qu’on nomme des races et qui vivent toujours »90. La pensée raciste de Gobineau lui paraît présenter un fatalisme analogue à celui imprégnant les doctrines religieuses et les croyances sur la prédestination, des doctrines fatalistes qui par leurs implications politiques et morales conduisent en pratique avec la même certitude à l’abolition de toute liberté humaine, car « que la fatalité soit mise directement dans une certaine organisation de la matière ou dans la volonté de Dieu (…) cela importe peu au point de vue où je me place, affirme Tocqueville, qui est celui de la conséquence pratique des différentes doctrines philosophiques. Les deux théories aboutissent à un très grand resserrement sinon à une abolition complète de la liberté humaine »91. Si le dialogue entre Tocqueville et Gobineau tourne court, il n’en est pas moins riche d’enseignements. Il donne à voir l’opposition frontale entre deux doctrines, libérale et raciste, permettant de mesurer la distance métaphysique entre les partisans de la liberté et les tenants de la race. Penseur libéral, Tocqueville veut croire en la liberté et l’autonomie des individus pour expliquer les actions humaines et l’histoire des sociétés, quand Gobineau n’admet que la puissance des caractères 89 Lettre de Tocqueville à Gobineau, 24 janvier 1857, dans Alexis de TOCQUEVILLE, Correspondance de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau. Œuvres complètes, vol. 9, Paris, Gallimard, 1959, p. 280. 90 Lettre de Tocqueville à Gobineau, 11 octobre 1853, dans Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., p. 199. 144 raciaux et des lois de l’hérédité. L’un voit en l’homme un être libre, quand l’autre le réduit au rang de simple spécimen de sa race. Raison, libre arbitre et autonomie de la volonté sont pour le libéral Tocqueville des prérogatives des individus, les moteurs de l’histoire des sociétés et des nations. Race, hérédité et puissance du déterminisme biologique sont pour Gobineau au contraire les véritables facteurs du destin des sociétés. Tocqueville ne peut se résoudre à une « vision du monde » n’ayant pour finalité que de prouver que « l’homme ici-bas obéit à sa constitution et ne peut presque rien sur sa destinée par sa volonté »92. Ainsi, interpelle-t-il son interlocuteur : « Quand on a vu un peu longtemps et d’un peu près la manière dont se mènent les choses publiques, croyez vous qu’on ne soit pas parfaitement convaincu qu’elles réussissent précisément par les mêmes moyens qui font réussir dans la vie privée ; le courage, l’énergie, l’honnêteté, la prévoyance, le bon sens sont les véritables raisons de la prospérité des empires comme celle des familles et qu’en un mot la destinée des hommes, soit comme individu, soit comme nation, est ce qu’il la veut faire »93. L’enjeu du débat entre ces deux « visions du monde » incommensurables est pour Tocqueville pragmatique. Croyant en la liberté et au progrès, il déclare ne pouvoir accepter une doctrine dont les implications « pratiques » aboutissent à abolir toute idée de liberté, toute croyance en la capacité des hommes à agir en êtres raisonnables, tout espoir mesuré en un progrès des esprits et des mœurs par l’éducation. L’optimisme de Tocqueville se heurte de front au pessimisme de Gobineau. Les divergences de principes sur les vertus de la raison, de l’éducation, du progrès, rejoignent ainsi des oppositions métaphysiques entre les « idées-mères » des doctrines libérale et raciste. Entre la « race » et la « liberté », il faut choisir pour Tocqueville94. La même antinomie métaphysique entre liberté et déterminisme racial commande dans le cas américain les attaques des théoriciens du racisme et des 91 Lettre de Tocqueville à Gobineau, 17 novembre 1853, dans Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., p. 202. 92 Lettre de Tocqueville à Gobineau, 8 janvier 1856, dans Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., p. 245. 93 Lettre de Tocqueville à Gobineau, 17 novembre 1853, dans Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., p. 203. 94 « Je crois comme vous, conclut Tocqueville, nos contemporains assez mal élevés, ce qui est la première cause de leurs misères et de leur faiblesse ; mais je crois qu’une éducation meilleure pourrait redresser le mal qu’une mauvaise éducation a fait ; je crois qu’il n’est pas permis de renoncer à une telle entreprise. Je crois qu’on peut encore tirer parti d’eux comme de tous les hommes par un appel utile à leur honnêteté naturelle et à leur bon sens. Je veux les traiter comme des hommes en effet (…) je pense qu’il ne faut pas désespérer d’eux. À mes yeux, achève Tocqueville, les sociétés 145 défenseurs de l’esclavage contre les illusions d’une « fausse philosophie » de la liberté. Pour les anti-abolitionnistes, la résistance aux pétitions libérales des abolitionnistes revêt tout autant que pour Gobineau, selon le juriste sudiste et penseur raciste George Fitzhugh (1806-1881), le caractère d’un affrontement métaphysique entre deux visions du monde irréductibles, « deux philosophies » engagées dans une lutte sans merci. Défendre l’esclavage et l’inégalité des races, ce sera alors opposer à la « fausse philosophie » de la « liberté universelle », célébrée par les États du Nord, l’autorité d’une « philosophie de la servitude » incarnée par la société sudiste95. 2.2.2. Critique du droit naturel et de la doctrine des droits de l’homme par les théoriciens du racisme aux Etats-Unis En France et aux Etats-Unis, l’idéologie raciste s’énonce au 19e siècle comme une critique méthodique de la doctrine libérale, partant d’une invalidation point par point des présupposés anthropologiques servant de soubassement à la philosophie du jus naturalis et à la théorie des droits de l’homme. C’est la notion même d’« humanité » formant depuis le 16e siècle le « substrat » philosophique des théories du droit naturel que l’idéologie raciste va s’appliquer à réfuter sur un plan anthropologique, en tentant d’imposer sa propre conception de l’homme et de la diversité humaine. Parce que depuis le 16e siècle le postulat de l’unité anthropologique du genre humain a servi de référent aux théories du droit naturel, la critique du libéralisme par l’idéologie raciste va passer par l’affirmation d’un schéma polygéniste dessinant une humanité morcelée en « races » biologiques, première étape logique à une offensive globale contre le droit naturel et les droits de l’homme. En affirmant une vision polygéniste, l’idéologie raciste entend priver l’universalisme et le rationalisme de leur base anthropologique, l’« humanité », communauté naturelle et symbolique. Dénier, par des « preuves » biologiques et anthropologiques toute réalité à la notion d’« humanité », c’est en même temps opposer à la philosophie du droit naturel des arguments analogues à ceux invoqués par les Lumières pour légitimer l’universalité des principes égalitaires et se placer, par conséquent, sur le même terrain humaines ne sont quelque chose que par l’usage de la liberté », Lettre de Tocqueville à Gobineau, 24 janvier 1857, dans Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., p. 280. 146 d’argumentation que les penseurs des Lumières. Pour les libéraux, en effet, la notion d’« égalité » revêt au 18e siècle une connotation « scientifique » fondée sur l’ascendance génétique commune et la similitude morphologique des hommes. Ces arguments anthropologiques seront déterminants pour fonder la croyance en l’égalité des hommes par-delà la diversité des types humains et étayer les principes égalitaires par des preuves plus tangibles qu’un acte de foi métaphysique96. La disqualification de la communauté objective formant le point d’ancrage à l’universalité des droits de l’homme va constituer le point de départ à une critique raciste de la philosophie du droit naturel. Privé de son substrat empirique, la thèse des « droits de l’homme » deviendrait une spéculation creuse et sans fondement. Ainsi convient-il d’interpréter l’acharnement des théoriciens du racisme à dénoncer le caractère chimérique de la fausse idée d’« humanité », imposture métaphysique ignorant la diversité « empirique » des types raciaux héréditaires. Le schéma polygéniste de la pensée raciste prétend faire justice de cette diversité biologique et briser les liens de cette pseudo humanité. En affirmant l’efficacité du déterminisme biologique ou racial, l’idéologie raciste prétend abolir du même coup l’idée de liberté comme alternative symbolique ou métaphysique pour fonder l’unité et l’identité des hommes. 2.2.3. Racisme versus abolitionnisme L’offensive contre l’anthropologie des Lumières oriente le procès des droits de l’homme instruit par les défenseurs de l’esclavage aux Etats-Unis à partir des années 1830. Pour contrer les revendications des abolitionnistes, ils entreprennent de dénoncer les erreurs anthropologiques supposées commises par les pères de la Déclaration d’indépendance. Ainsi, William Harper (1790-1847), Chancelier de la Caroline du Sud et défenseur du système esclavagiste, dénonce ces incongruités sur l’unité de l’espèce humaine et la liberté universelle charriées par la philosophie 95 George FITZHUGH, Cannibals All ! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. x; Sociology for the South or The Failure of Free Society, New York, Burt Franklin, 1966 (1854), p. 80-81. 96 Comme le remarque Blandine KRIEGEL, les idées d’« humanité » et d’« égalité » ont au 18e siècle une signification fondamentalement scientifique et empirique. Faire référence à l’« humanité » de l’homme, c’est renvoyer l’individu à sa « dimension générique » primordiale de membre d’une « espèce » ou d’un « genre biologique » appelé humanité. Voir Blandine KRIEGEL, Les droits de l’homme et le droit naturel, Paris, Presses Universitaires de France (coll. « Quadrige »), p. 94. 147 « fausse et présomptueuse » des libéraux et des abolitionnistes97. Les hommes, affirme Harper, ne naissent ni libres ni égaux mais dans une sujétion à la loi du plus fort excluant l’existence de droits inaliénables. À la métaphysique de la liberté, il oppose l’universelle sujétion à laquelle tous les hommes demeurent plus ou moins soumis selon leur race, car il est, en effet, à ses yeux des races inférieures et des races supérieures, comme il est dans l’ordre de la nature que l’homme « fort et intelligent » commande au « faible et à l’ignorant ». L’unique loi naturelle admise par Harper est celle dictant à l’individu d’agir pour la préservation de soi et la perpétuation de sa race. L’ignorance de ces lois par Jefferson et ses acolytes est pour Harper la source du « verbiage insensé de l’égalité naturelle et des droits inaliénables »98. Une même condamnation de l’anthropologie des Lumières guide les critiques de John H. van Evrie contre la faute des philosophes ayant accrédité la croyance en l’existence d’une seule race d’hommes « créés égaux »99. En pratique, récuser l’idée d’« humanité » par l’anthropologie raciale, va servir à accréditer l’idée que les Noirs forment une race inférieure pour laquelle l’esclavage représente une condition normale et bénéfique. Face aux « spéculations présomptueuses » de « fanatiques » comme Jefferson, les théoriciens sudistes du racisme entreprennent de renverser les bases même de l’éthique moderne par l’affirmation de la subordination de la sphère éthique aux lois du monde physique100. Ainsi pour Fitzhugh, la brutalité même du monde physique exclut l’hypothèse de droits inaliénables imaginée par une philosophie « fallacieuse » ignorante du fait que c’est « la force physique, et non la persuasion morale [qui] gouverne le monde »101. Non seulement il n’existe pas de liberté universelle, mais il y a pour Fitzhugh une obligation naturelle pour les individus d’aliéner leur liberté à un pouvoir despotique garant de la sûreté dans la société102. Le même argument est développé par Henry Hughes jugeant qu’il n’existe pas plus 97 William HARPER, Memoir on Slavery (1838), reproduit dans The Pro-Slavery Argument, New York, Negro Universities Press, 1968, p. 8. 98 Ibid. 99 Invoquant l’autorité des théories raciales de Louis Agassiz, il balaie cette « imposture » aussi trompeuse que la croyance en une « prétendue liberté universelle », venue selon lui d’Europe corrompre l’esprit américain, John H. VAN EVRIE, White Supremacy and Negro Subordination : Negroes a Subordinate Race and Slavery Its Normal Condition (1867), reproduit dans John D. SMITH (Ed.), The New Proslavery Argument, 1ère partie, New York, Garland, 1993, p. 27-33. 100 George FITZHUGH, Sociology for the South or The Failure of Free Society, New York, Burt Franklin, 1966 (1854), p. 170 et 181-182. 101 George FITZHUGH, Cannibals All ! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. 361. 148 de droits de l’homme inaliénables et sacrés que de liberté naturelle de l’individu. Si les individus ont des droits, ce ne sont jamais que des « droits relatifs » octroyés par la société à des êtres pour lesquels l’expérience de la subordination est primordiale103. Les implications « pratiques » de cette critique du droit naturel sont clairement comprises par les défenseurs de l’esclavage. Ainsi John C. Calhoun, partisan de l’esclavage et défenseur des States’ Rights, peut-il affirmer que « rien n’est plus infondé et (…) contraire aux observations naturelles » que cette idée que les hommes naissent libres et égaux. Tout atteste au contraire que les hommes naissent dans la sujétion et la soumission à l’autorité, et que l’expérience de la domination, exercée sur l’individu à travers l’autorité parentale, de l’État, des institutions et des lois, est première. Si Calhoun reconnaît à certaines races privilégiées le droit de jouir de la liberté, ce droit doit demeurer relatif et conditionné à des exigences supérieures, la liberté devant céder, en cas de conflit, devant les besoins de sûreté et d’ordre exprimés par la société104. 2.2.4. La critique raciste du droit naturel et des droits de l’homme en France En France, l’idéologie raciste se déploie au 19e siècle à partir d’une même réfutation de l’anthropologie des Lumières et des présupposés du droit naturel. Dans le contexte français, cette critique du jus naturalis et des droits de l’homme emprunte plus spécifiquement les voies d’une condamnation de 1789. Cette haine de la Révolution inspire la pensée raciste d’un Gobineau, aristocrate déchu dont le père fut rayé des cadres de l’armée après la Révolution de 1830. Cette aversion pour la révolution et ses idées libérales vise en premier lieu les révolutionnaires, ces fanatiques en lesquels Gobineau ne voit qu’une bande de « coquins, [de] drôles et [de] brutes » ayant ouvert « la porte à la violence et à toutes les atrocités démocratiques »105. On retrouve cette haine de la révolution et de ses idées chez la grande majorité des penseurs racistes au 19e siècle. Elle nourrit les critiques de 102 George FITZHUGH, Sociology for the South or The Failure of Free Society, op. cit., p. 61. Libertés et droits sont conditionnés à la préservation de l’ordre social et à la réalisation de la finalité de tout système social qui est de garantir la sécurité et la subsistance de ses membres, Henry HUGHES, Treatise on Sociology, Theoretical and Practical, Philadelphie, Lippincott et Grambo, 1854, p. 174. 104 « Disquisition on Government » (1848), dans Richard K. CRALLÉ (Ed.), The Works of John C. Calhoun, vol. 1, New York, D. Appleton, 1863, p. 55-57. 103 149 Georges Vacher de Lapouge contre la forme extrême de sélection politique et sociale qu’aurait constitué à ses yeux 1789. Lapouge ne veut voir en effet dans 1789 que l’éviction brutale d’une « aristocratie terrienne, longuement sélectionnée » par « une aristocratie d’aventure » formée d’individus médiocres d’un point de vue « ethnique »106. Entreprise de destruction visant à l’instauration d’un « gouvernement pour et par les classes inférieures » au moyen de l’« écrasement des élites et [de] la subordination de l’intelligence à la force brutale », 1789 a ouvert la voie à une ère d’égalitarisme démocratique forcené fondée sur l’élimination systématique des « eugéniques », c'est-à-dire des meilleurs éléments ethniques107. Mais Lapouge place sa confiance dans la science anthropologique pour démontrer l’absurdité des idées révolutionnaires de liberté, d’égalité et de droits naturels. Le triomphe de la biologie marquera alors la « faillite » de la Révolution, et des idées qui l’ont inspirée « la critique scientifique ne gardera presque rien ». La science des races, unique voie de salut des nations post-révolutionnaires, débarrassera enfin la société de cette « politique libertaire, humanitaire et égalitaire » qui encombre le 19e siècle108. Une même haine de la révolution sous-tend la doctrine biopolitique de Jules Soury (1854-1915). Théoricien de l’affrontement entre races aryenne et sémite et maître à penser d’un Barrès et d’un Maurras, Soury voit dans 1789 l’épisode le plus sanglant de l’histoire nationale, entreprise de terreur, de massacres et de spoliations, menée avec un fanatisme aveugle. Dans une lecture biopolitique des effets de la révolution, il perçoit dans l’acharnement des révolutionnaires à détruire les bases de la société traditionnelle, l’Église, les lieux de culte, la famille, une volonté méthodique d’anéantir le corps social, « systématiquement, comme dans une expérience, par les 105 Arthur de GOBINEAU, Ce qui est arrivé à la France en 1870, Paris, Klinsieck, 1970, p. 77 ; Lettre de Gobineau à Tocqueville, 29 novembre 1856, dans Alexis de TOCQUEVILLE, Correspondance de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau, op. cit., p. 273. 106 Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales. Cours libre de sciences politiques professé à l’université de Montpellier (1888-1889), Paris, Éd. Les Amis de Gustave Le Bon, 1990, p. 252. 107 Voir infra sur les considérations socialisantes qui se mêlent aux thèses raciales de Vacher de Lapouge et renforcent sa haine de la bourgeoisie, ce « champignon vénéneux poussé à l’ombre des échafauds, dans le sang des nobles et des prêtres ». Révolution bourgeoise, 1789 aura consacré le règne de la ploutocratie au profit d’une classe d’aventuriers avides, Ibid., p. 250-251, 257, 261. 108 Georges VACHER de LAPOUGE, L’Aryen, son rôle social, Paris, Fontemoing, 1898, p. 492 et 513. 150 intoxications et les infections provoquées – ces instruments de règne des démocraties »109. Une même détestation de la Révolution sous-tend la pensée raciale d’un Gustave Le Bon qui voit en 1789 la source de tous les maux de la société française, la matrice de ces idées nocives d’égalité et de liberté, de souveraineté du peuple et de progrès qui empoisonnent à petit feu l’esprit français. Derrière les idéologies « modernes », libérale ou socialiste, Le Bon croit retrouver chaque fois cette « notion chimérique de l’égalité des hommes ». Cette philosophie égalitaire infondée n’est pas seulement à ses yeux la cause de la disparition de la vieille société aristocratique et de la Terreur, c’est aussi la source du mal qui a précipité l’Occident dans une suite de convulsions politiques et sociales d’une violence extrême et à l’issue imprévisible. En portant son regard sur l’autre rive de l’Atlantique, il remarque aussi que cette philosophie constitue la source de l’idéologie abolitionniste qui a plongé les États-Unis dans la guerre de Sécession110. La critique de la Révolution par les théoriciens du racisme présente de nombreux points de convergence avec la rhétorique contre-révolutionnaire. Ces deux idéologies expriment une même aversion pour la philosophie des Lumières et ses valeurs – droits de l’homme, contrat, souveraineté du peuple, démocratie, raison et progrès. Mais alors que les contre-révolutionnaires condamnent 1789 en lui opposant l’autorité de la Tradition, de la Providence ou de l’Histoire, l’idéologie raciste brandit au 19e siècle la notion de « race biologique » contre les valeurs des Lumières et les pétitions égalitaires de révolutionnaires qui ont eu le tort de proclamer les hommes égaux « par la nature »111. À la philosophie égalitaire, l’idéologie raciste oppose l’inégalité biologique des races. Dès lors, la critique raciste de l’héritage libéral consistera non en un retour à la Tradition, mais en une réfutation « scientifique » des piliers de la doctrine libérale. En opposant les lois de la biologie à l’universalisme et au rationalisme des Lumières, l’idéologie raciste moderne va se poser en adversaire bien plus dangereux que la Contre-Révolution, car si le recours à la Tradition ou à la Providence pouvait s’accommoder, au prix de quelques concessions doctrinales, avec l’anthropologie des Lumières, la référence à la notion 109 L’unique idéal que Soury prête aux révolutionnaires est d’avoir voulu transformer la France en « une porcherie modèle » ou en République, Jules SOURY, Campagne nationaliste : 1899-1901, Paris, Plon, 1902, p. 5, 194. 110 Gustave LE BON, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894), Paris, Félix Alcan, 1909, p. 3. 151 de « race biologique » fixe et héréditaire, en invalidant la croyance en une « humanité » une comme principe d’appartenance et d’identité, exclut tout compromis. C’est bien ce qu’exprime Gobineau quand il martèle qu’il n’y a ni humanité ni droits de l’homme, car « il n’y a pas d’homme idéal, l’homme n’existe pas »112, ou bien lorsque Vacher de Lapouge déclare que les droits naturels ne sont que pures « fantaisies » en contradiction avec les « faits » de l’anthropologie raciale, une science rappelant à l’homme qu’il n’est qu’un animal et qu’« il n’y a pas de droits de l’homme, pas plus que de droits du tatou à trois bandes ou du gibbon synodactyle que du cheval qui s’attelle ou du bœuf qui se mange »113. La mise à bas des soubassements anthropologiques de la philosophie des Lumières doit ainsi, pour les idéologues du racisme, emporter avec elle tout l’édifice libéral, car sans « humanité », comment l’homme pourrait-il prétendre à un statut particulier conféré par une absurde « liberté » naturelle, « sottise des libres penseurs (…) des prêcheurs de la doctrine des Droits de l’Homme, cette brute déifiée, et des principes de la Révolution française », s’étonne Soury114. 2.2.5. Raison, Bonheur et Progrès : le triptyque des Lumières à l’aune du déterminisme racial Contre la vision ontologique libérale de l’individu, être libre et de raison capable d’échapper à la fatalité de sa constitution pour maîtriser son destin, la pensée raciste oppose une vision biologique de l’homme écrasé par le déterminisme racial. Dépouillé du libre-arbitre et réduit, par une philosophie matérialiste excluant tout dualisme, à sa seule réalité biologique, cet homme auquel le rationalisme des Lumières a accordé la « conscience de soi », identifiée à la raison, va être la cible des coups d’une « contre-révolution » biologique et anthropologique. Réfuter le rationalisme, c’est nier la liberté de l’homme. C’est pourquoi le lien entre raison et liberté noué par les Lumières sera la première cible de l’offensive antilibérale de l’idéologie raciste. Les théoriciens du racisme se rejoignent pour affirmer que l’homme n’est pas plus libre de ses pensées et ses actes que ne l’est l’animal soumis aux instincts de son espèce. La raison humaine est impuissante à endiguer la force des caractères 111 Article 3 de la Déclaration des droits du 24 juin 1793 adoptée par la Convention en 1793. Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), vol. 1, Paris, Didot, 1940, p. 316. 113 Georges VACHER de LAPOUGE, L’Aryen, son rôle social, Paris, Fontemoing, 1898, p. 511. 112 152 raciaux qui déterminent les conduites des individus, soutient van Evrie, de par « une loi invariable, indestructible et éternelle en vertu de laquelle les qualités externes sont exactement harmonisées avec la structure interne ». Le philosophe rationaliste doit alors s’incliner devant les lois de la biologie qui lui rappellent combien « l’organisme se trouve dans une harmonie parfaite avec les fonctions, les instincts, en un mot, la nature » des êtres humains, selon un principe de « correspondance fixe, uniforme et universelle entre la structure et la fonction, ou entre l’organisme et le but pour lequel il est conçu »115. Ce même antirationalisme structure les thèses de Vacher de Lapouge pour lequel l’individu n’est rien en dehors de son groupe biologique, puisque « l’individu est écrasé par sa race. La race, la nation est tout »116. Privé de cette raison par laquelle l’individu se croit capable d’autodétermination, l’homme perd en la pensée raciste le principe même de son individuation, automate obéissant des instincts biologiques de sa race. Soury est d’ailleurs confiant qu’une fois admise la validité universelle du déterminisme biologique, l’idée même de raison apparaîtra enfin pour ce qu’elle est, à savoir un processus purement biologique ou « la loi mécanique et mathématique suivie de toute nécessité par les atomes en mouvement dans le cycle éternel de la production et de la destruction des mondes »117. Logiquement, la critique du rationalisme conduit à celle des idées de progrès et de bonheur, aussi naturellement que la philosophie des Lumières a fait des notions de Raison – Progrès – Bonheur, les trois pôles d’un triptyque enchanté sur la voie de la civilisation. Ainsi, pour Le Bon, si la foi en un progrès moral et intellectuel de l’humanité est absurde, c’est parce que la philosophie rationaliste qui l’inspire est fausse au regard même des lois de biologie et de l’hérédité. L’erreur de cette foi rationaliste dans le progrès et l’éducation est le fait selon Le Bon de ces « philosophes forts ignorants » qui ont cru qu’une instruction et des institutions adaptées pouvaient remédier aux inégalités innées entre individus et combler les écarts biologiques entre races118. Une aberration, selon Le Bon, car jamais l’éducation ne peut modifier ces sentiments héréditaires qui dirigent les individus. 114 Jules SOURY, Campagne nationaliste : 1899-1901, Paris, Plon, 1902, p. 44. John H. VAN EVRIE, White Supremacy and Negro Subordination: Negroes a Subordinate Race and Slavery Its Normal Condition (1867), op. cit., p. 43. 116 Georges VACHER de LAPOUGE, L’Aryen, son rôle social, Paris, Fontemoing, 1898, p. 509. 117 Jules SOURY, Système nerveux central. Structure et fonction. Histoire critique des théories et des doctrines, PAris, Carré et Naud, 1899, p. 95. 115 153 Aucun progrès moral n’est donc à espérer, tant il est scientifiquement démontré que « la raison s’est toujours montrée impuissante à transformer les convictions des hommes »119. Le devenir des sociétés ne saurait par conséquent être le résultat d’actions délibérées, car au-dessus des individus et de leur prétention à régler leurs actions sur la raison, il y a des « grandes lois permanentes (…) dirigeant la marche générale de chaque civilisation. Parmi ces lois permanentes, les plus générales, les plus irréductibles découlent de la constitution mentale des races. La vie d’un peuple, ses institutions, ses croyances, et ses arts ne sont que la trame visible de son âme invisible »120. L’idéologie raciste bat en brèche l’optimisme libéral. Les lois de l’hérédité seules suffisent à Gobineau pour conclure que « l’humanité n’est pas perfectible à l’infini »121. Pour Lapouge, l’idée même de progrès est contraire aux lois de l’évolution, un « préjugé » absurde, une « pure conception humaine » propagée par Rousseau, mais démentie par les lois d’une évolution qui « se fait autour de nous, en avant, en arrière, à côté, progresse, recule, tourne et retourne [qui] ne tend pas indéfiniment vers le mieux, [mais] ne tend vers rien »122. Pour éviter cette erreur, il aurait suffi pourtant selon Lapouge de « déposer ses préjugés pour voir que l’organisation des individus est inégale par essence, et que tout le vernis donné par l’éducation ne parvient pas à effacer les marques de l’inégalité naturelle »123. Les lois de la biologie et de l’hérédité rappellent que vouloir en pratique « améliorer les masses par l’instruction et l’éducation est donc une utopie. De tous les changements de milieux, le moins efficace est le changement de milieu intellectuel. Il ne sert à 118 Gustave LE BON, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894), Paris, Félix Alcan, 1909, p. 2. 119 Ibid., p. 4. 120 Ces remarques s’adressent directement à Tocqueville, contre lequel Le Bon soutient que les institutions n’ont aucune influence sur l’évolution intellectuelle et morale des peuples. Ils ne peuvent ni régresser ni progresser, seul le caractère psychologique des races déterminant le destin des peuples et des civilisations, puisque « chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractères anatomiques, et d’où ses sentiments, ses pensées, ses institutions, ses croyances et ses arts dérivent. Tocqueville et d’autres penseurs illustres ont cru trouver dans les institutions des peuples la cause de leur évolution. Je suis persuadé au contraire (…) que les institutions ont sur l’évolution des civilisations une importance extrêmement faible. Elles sont le plus souvent des effets, et bien rarement des causes », Gustave LE BON, Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894), Paris, Félix Alcan, 1909, p. 5-6. 121 Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), vol. 1, Paris, Didot, 1940, p. 158. 122 Georges VACHER de LAPOUGE, L’Aryen, son rôle social, Paris, Fontemoing, 1898, p. 509. 123 Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales. Cours libre de sciences politiques professé à l’université de Montpellier (1888-1889), Paris, Éd. Les Amis de Gustave Le Bon, 1990, p. 79. 154 l’individu que selon sa nature et ne donne rien qui ne paraisse transmissible par l’hérédité »124. Une même connexion entre antirationalisme et critique de l’idée de progrès est à l’œuvre dans le discours des théoriciens américains du racisme, malgré quelques inflexions stratégiques. En effet, tout en réfutant la philosophie des Lumières, les doctrinaires américains du racisme vont par des arguties théoriques s’efforcer de préserver les notions de Raison, de Bonheur et de Progrès au seul bénéfice de la race blanche. Ainsi, Fitzhugh rejette les idées de progrès moral et de civilisation, expressions selon lui d’un « sentimentalisme » ignorant du fait que seule force la physique dirige le monde en « conf[érant] le droit de conquête et de domination »125. Rien ne permet d’affirmer alors que le monde a progressé dans un quelconque domaine, « depuis deux, voire quatre siècles » et, à l’exception des sciences physiques et mécaniques, on doit même au contraire admettre que les sociétés modernes sont en proie à un déclin irrémédiable126. Farouche partisan de l’esclavage, il affirme d’ailleurs qu’en dehors d’un ordre politique et social inégalitaire aucun progrès – sous-entendu « technique » – n’est possible, car toute avancée requiert l’inégalité et la domination des plus forts sur les plus faibles instituée dans le cadre d’un système esclavagiste. « Pour garantir un véritable progrès, conclut alors l’auteur, nous devons désentraver le génie et enchaîner la médiocrité. La liberté pour l’élite, l’esclavage sous toutes ses formes pour la masse »127. Ainsi l’esclavage devient-il condition du progrès, comme la servitude était condition de la liberté du citoyen athénien. Mais pour les théoriciens américains du racisme, le rejet de l’idée de progrès semble s’arrêter là où commence la liberté de la race blanche. Ainsi faut-il interpréter l’effort d’un John C. Calhoun pour disjoindre théoriquement les notions d’égalité, de liberté et de progrès. Non seulement, affirme Calhoun, la liberté et le progrès sont concevables sans une égalité parfaite mais, par un renversement radical de l’éthique 124 Ibid., p. 125. George FITZHUGH, Cannibals All! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. 67-68. 126 Pour preuve de cette « régression », il invoque la tentation effrénée des penseurs modernes de rechercher des modèles de gouvernement et de vertu du côté de la démocratie athénienne et de la république romaine. « C’est donc une imposture, juge Fitzhugh, que de parler de progrès quand on regarde quatre mille en arrière en quête de modèles de perfection », George FITZHUGH, Sociology for the South or the Failure of Free Society, New York, Burt Franklin, 1966 (1854), p. 157-159. 127 George FITZHUGH, Cannibals All ! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. 94. 125 155 des Lumières, il soutient que l’inégalité est une condition indispensable de la liberté et du progrès. « La raison en est, précise l’auteur, que l’inégalité, tandis qu’elle est une conséquence nécessaire de la liberté, est, en même temps, indispensable au progrès »128. Le progrès ne consistera pas alors en un perfectionnement de l’intelligence et des mœurs d’une civilisation sous l’égide de la raison, mais sera conçu comme le fruit des efforts constants des races supérieures pour demeurer au sommet de la hiérarchie humaine129. La perpétuation de l’inégalité des races devient dans cette logique le véritable moteur de l’histoire et du progrès. Ces sophismes témoignent des dilemmes auxquels sont confrontés les théoriciens américains du racisme, désireux de saper la philosophie et la morale universalistes des abolitionnistes mais sans porter atteinte au statut de la population blanche. Liberté et égalité seront alors conçues comme des privilèges naturels des races supérieures en rompant le lien postulé par les Lumières entre égalité et liberté, puis en rétablissant l’unité de ces principes au profit de la seule race blanche au nom des exigences d’un « gouvernement populaire »130. Les notions d’égalité, de liberté et de raison devenant ainsi de simples attributs raciologiques dans un schéma polygéniste131. La distribution de la liberté et de l’égalité répondra à un schéma bioracial renvoyant les inégalités juridiques à des inégalités naturelles, selon une régularité permettant d’affirmer avec certitude que les « hommes ne sont pas doués de droits égaux ! Il serait plus proche de la vérité de dire que certains sont nés avec des selles sur le dos et d’autres avec des bottes et des éperons pour les chevaucher »132. La biologie, si elle n’a pas entièrement évincé la théologie dans les 128 « Disquisition on Government » (1848), dans Richard K. CRALLÉ (Ed.), The Works of John C. Calhoun, vol. 1, New York, D. Appleton, 1863, p. 56. 129 Ibid. 130 « Disquisition on Government » (1848), dans Richard K. CRALLÉ (Ed.), The Works of John C. Calhoun, vol. 1, New York, D. Appleton, 1863, p. 56. 131 Dans la classification raciale de l’humanité en six « espèces permanentes » proposée par van Evrie, la liberté et l’égalité figurent, de par les « lois fixes » gouvernant le monde, comme des attributs naturels des races supérieures et les signes de leurs perfections, au même titre qu’un crâne volumineux ou une peau claire. Seules les races supérieures, c’est-à-dire la race blanche, se voient jugées aptes à jouir des droits à la liberté et à l’égalité, car étant les seules à disposer de l’appareil intellectuel et mental adéquat pour exercer pleinement ces droits, John H. VAN EVRIE, White Supremacy and Negro Subordination: Negroes a Subordinate Race and Slavery Its Normal Condition (1867), op. cit., p. 53. 132 George FITZHUGH, Sociology for the South or the Failure of Free Society, New York, Burt Franklin, 1966 (1854), p. 179. Sur l’évolution de Fitzhugh vers un racisme biologique intégral durant la guerre de Sécession, voir Henry Wish, George Fitzhugh. Propagandist of the Old South, Gloucester, Mass., Peter Smith, 1962 (1943), p. 101, ainsi que Louis HARTZ, The Liberal Tradition in America, New York, Harvest/HBJ, 1991 (1955), p. 168. 156 discours des penseurs racistes133, devient au 19e siècle la principale cause de l’inégale distribution de la liberté et de la division du monde en maîtres et esclaves. C’est l’anthropologie raciale qui va être désormais invoquée pour démontrer non seulement l’aberration des discours abolitionnistes, apportant les « preuves » de l’infériorité de la race noire de nature à « convaincre chaque homme ordinaire que le Nègre est par sa constitution indolent et disposé au vice ; que son esprit est marqué par la pesanteur, l’ennui et l’absence d’ambition ; que le sort qui a fait de l’Africain, à toutes les époques et dans tous les pays, un esclave, est la conséquence naturelle de l’infériorité de son caractère », mais aussi pour enterrer la société libérale134. 3. LA CROISADE CONTRE LA SOCIETE LIBERALE DES THEORICIENS DU RACISME Par ses implications pratico-normatives, l’idéologie raciste constitue une condamnation radicale de la société libérale. Au 19e siècle, les doctrinaires américains du racisme vont instruire un procès en règle du modèle politique et social libéral, récusant les bases de l’éthique individualiste sous-tendant les traductions pratiques de la pensée libérale. Dénonçant l’utopie révolutionnaire d’une société ordonnée par et pour les individus, les idéologues racistes vont tenter d’opposer à la vision libérale ou individualiste de la société un modèle fondé sur la subordination de l’individu à son groupe racial. Contre l’idée d’autonomie de l’individu, ils affirment l’autorité d’un déterminisme psychophysique opposé à tout subjectivisme juridique. Contre l’idée d’une société fondée sur un contrat entre les personnes, ils opposent un modèle organiciste du « lien social ». Dans le discours des doctrinaires du racisme et des défenseurs de l’esclavage aux Etats-Unis, cette critique de la société libérale va prendre la forme d’une véritable « croisade contre la société libre »135. 3.1. La critique du contractualisme : contrat, droit et loi au crible de l’idéologie raciste Aucun des principes juridiques dérivés de la philosophie du droit naturel n’échappe au crible de l’idéologie raciste. De la prétention des peuples à se donner 133 En mêlant l’autorité des lois bibliques aux impératifs de la nature, la Providence pouvait encore facilement être tenue pour l’unique source de ces inégalités naturelles qui « engendrent des inégalités de droits », George FITZHUGH, Sociology for the South or the Failure of Free Society, p. 178. 134 William DRAYTON, The South Vindicated from The Treason and the Fanaticism of the Northern Abolitionists, 1836, cité par George M. FREDRICKSON, The Arrogance of Race : Historical Perspectives on Slavery, Racism, and Social Inequality, Middletown, Con., Wesleyan University Press, 1988, p. 203. 135 Louis HARTZ, The Liberal Tradition in America, New York, Harvest/HBJ, 1991 (1955), p. 155 sqq. 157 des constitutions ou à s’unir par contrat, en passant par le règne de l’État de droit, de l’idée pluralisme, de souveraineté du peuple ou de son instrument, le suffrage universel, rien ne subsiste face à l’autorité du déterminisme bioracial. La critique raciste de la doctrine juridique libérale, c’est d’abord le refus tout d’abord de l’idée de « contrat » comme acte fondateur des sociétés et consentement à l’autorité. Cette théorie du contrat ou « pacte social » incarne même pour Fitzhugh la pire des « hérésies » de la science morale des révolutions démocratiques. Contre les contractualistes, les idéologues du racisme proclament que la société n’est nullement une construction volontaire des individus. À l’idéal d’une société fondée sur un « artefact » juridique, Fitzhugh oppose l’unité organique et hiérarchique d’un corps social où l’homme est « sujet, non par un contrat ou un accord, comme Locke et ses disciples le supposent, mais par naissance et par nature, à ces restrictions de liberté qui sont utiles ou nécessaires pour garantir le bien de la ruche humaine à laquelle il appartient. Il n’y a rien de telle que la liberté humaine naturelle, car il est contre nature pour l’homme de vivre seul et en dehors de la crainte et du joug de la société »136. Aux élucubrations juridiques des révolutionnaires français et américains sur un inconcevable consentement à l’autorité, Fitzhugh oppose le principe universel de la force, car « le gouvernement est une question de force non de consentement ». Tous les gouvernements devant « surgir par la force et être perpétués par la force », la logique même exige que le pouvoir soit exercé « contre la volonté des gouvernés »137. Il refuse de considérer dans l’institution du gouvernement le résultat d’un transfert de souveraineté des individus au corps social, car « l’individu n’a jamais abdiqué de droits à la société, puisqu’il est né comme son esclave et n’avait aucun droit auquel renoncer »138. Aux délires des philosophes, il oppose alors, à la manière d’un Burke ou d’un Bonald, la puissance « graduelle de la Nature, du temps et des circonstances » comme source des gouvernements légitimes et durables139. 136 George FITZHUGH, Cannibals All ! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. xxi et 106. 137 Ibid., p. 353. 138 George Fitzhugh, Sociology for the South or the Failure of Free Society, New York, Burt Franklin, 1966 (1854), p. 25-26. Il n’a pas de mots assez violents pour vilipender les révolutionnaires de 1776 et 1789, ces architectes de la ruine incarnant les excès d’un « esprit humain [devenu] extrêmement présomptueux et qui entreprit de former des gouvernements sur des principes philosophiques exacts, comme on fabrique des pendules, des horloges ou des moulins », Ibid., p. 175. 139 George FITZHUGH, Cannibals All! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. 358. 158 Fitzhugh attribue principalement ces erreurs à une confusion perpétuée par la doctrine libérale entre lois du monde physique et lois du monde moral dont Locke et Jefferson sont aux États-Unis les premiers responsables140. La critique du contractualisme par les penseurs sudistes n’est toutefois pas exempte de contradictions dues à leur désir de préserver au bénéfice de la race blanche les avantages d’un gouvernement démocratique141. Des arguments biologiques et raciaux sont aussi avancés par les théoriciens français du racisme contre les théories contractualistes. À l’illusion rousseauiste d’un pacte d’association entre individus libres et raisonnables comme acte fondateur d’une société juste, Gobineau oppose l’image d’une communauté naturelle ou biologique, unie par des liens ethniques et des instincts héréditaires. « L’existence d’une société, soutient Gobineau, étant, en premier ressort, un effet qu’il ne dépend pas de l’homme de produire ni d’empêcher, n’entraîne pour lui aucun résultat dont il soit responsable. Elle ne comporte donc pas de moralité. Une société n’est, en ellemême, ni vertueuse ni vicieuse ; elle n’est ni sage ni folle ; elle est. Ce n’est pas de l’action d’un homme, ce n’est pas de la détermination d’un peuple que se dégage l’événement qui la fonde »142. La critique raciste de la notion de contrat emporte une condamnation globale des piliers de la doctrine juridique libérale, qu’il s’agisse de la notion d’État de droit ou de l’idée de volonté générale. C’est la force, affirme Gobineau, qui est la seule 140 En Locke, Fitzhugh ne voit qu’un « charlatan présomptueux, aussi ignorant de la science ou de la pratique de l’art de gouverner que peut l’être un cordonnier » (cité par VAN WOODWARD C, American Counterpoint. Slavery and Racism in the North-South Dialogue, New York, Oxford University Press, 1983, p. 134). Ce sont les idées de Locke que Fitzhugh décèle derrière les thèses de Jefferson, ce grand admirateur de la Révolution française qualifié d’« architecte de la ruine, d’inaugurateur de l’anarchie. Sa mission, affirme Fitzhugh, était de détruire, non de bâtir. Il se trompa complètement », George FITZHUGH, Cannibals All ! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. 201. Contre Locke et Jefferson, il en appelle même à un Filmer (Patriacha, 1680) qui opposait à la théorie du « pacte » de Locke le principe d’une monarchie patriarcale. 141 Comment, en effet, nier le principe de « pacte » et de souveraineté, sans porter atteinte aux droits et libertés des États du Sud face aux dérives « tyranniques » de l’État fédéral ? C’est d’ailleurs à l’idée de contrat que John C. Calhoun se réfère en 1833 pour formuler sa doctrine dite de la « nullification » présentant l’Union comme une fédération d’États souverains détenteurs de droits (State rights) auxquels la loi fédérale ne saurait porter atteinte. Dans son « Discours sur la Constitution », Calhoun soutient précisément l’idée que la Constitution doit être regardée comme un contrat passé entre des États souverains, libres de le dénoncer quand une loi est jugée injuste. Voir « Disquisition on Government » (1848), dans Richard K. CRALLÉ (Ed.), The Works of John C. Calhoun, vol. 1, New York, D. Appleton, 1863, 142 Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), vol. 1, Paris, Didot, 1940, p. 547. Gobineau entend par société la « réunion, plus ou moins complète au point de vue politique, mais complète au point de vue social, d’hommes vivant sous la direction d’idées semblables et avec des instincts identiques ». Ni les gouvernants ni les gouvernés ne sauraient modifier « l’essence d’une société » formée par « un mélange ethnique » régi par des lois fixes. 159 source de l’autorité et l’unique moyen de sa conservation. L’histoire des sociétés est supposée en attester, montrant combien la pratique du coup d’État a été de tout temps l’unique source de l’autorité politique. « Il n’a jamais existé un pouvoir au monde, je dis jamais, ni dans l'antiquité ni dans les temps modernes qui ne fût basé sur un coup d’État, insiste Gobineau. Tant qu’il n’y a pas de coup d’État il n’y a pas de pouvoir parce ce qu’il n’y a pas démonstration de force (…) la légitimité ne vient qu’après la force et comme une conséquence de la force. Elle ne peut avoir d’autre source. Droit divin, consentement universel, appel du peuple, ce sont toutes phrases qui se valent. De la force pour fonder, de la force pour soutenir, rien n’échappe à cette double nécessité (…). Pour moi, je ne crois qu’aux coups d’États »143. Avec la notion de contrat, c’est l’idée même du droit comme principe régulateur de la vie sociale qui est rejeté. Si l’idée de règle juridique générale et abstraite régulant les rapports entre les hommes revêt pour les penseurs racistes un quelconque sens, c’est subordonnée aux lois de la nature. « L’idée même de droit, affirme en effet Vacher de Lapouge, est une fiction. Il n’y a que forces. Les droits sont de pures conventions, des transactions entre puissances égales ou inégales ; dès que l’une d’elles cesse d’être assez forte pour que la transaction vaille pour l’autre, le droit cesse. Entre membres d’une société, le droit est ce qui est sanctionné par la force collective (…). Il n’y a pas de droit contre la force, car le droit n’est que l’état créé par la force et qu’elle se maintient, latente »144. La loi même, en tant qu’expression du droit, n’est pour Soury qu’une fiction légale, une simple norme qui ne saurait jamais primer sur les lois de la biologie et abolir les différences de nature entre individus et entre races par une « naturalisation »145. 3.2. Organicisme, inégalité raciale et hiérarchie À l’utopie libérale d’une société démocratique fondée sur l’égalité d’individus libres, l’idéologie raciste oppose une conception organiciste du corps social. Un modèle sociétal, inégalitaire et hiérarchique, puisant son inspiration dans un aristotélisme abscond, un féodalisme médiéval et une « sociologie positiviste », va 143 Arthur de GOBINEAU, Correspondance inédite entre Arthur de Gobineau et Albert Sorel (18721879), Paris, Éd. A. Pedone, 1977, p. 35-36. 144 Georges VACHER de LAPOUGE, L’Aryen, son rôle social, Paris, Fontemoing, 1898, p. 511. 145 Soury se déclare « absolument convaincu de la nature irréductible des deux races ou espèces dites sémitique et aryenne » et la loi ne saurait abolir cette « hétérogénéité foncière, qu’aucune fiction légale, telle que la naturalisation, aucune conversion religieuse, aucun croisement même ne sauraient jamais détruire », Campagne nationaliste : 1899-1901, Paris, Plon, 1902, p.7. 160 constituer pour les défenseurs de l’esclavage un contre modèle biologique et racial face au modèle sociétal libéral. La société, affirme Fitzhugh, ne peut être un ordre égalitaire, sinon à sombrer dans l’anarchie. « La doctrine de l’égalité peut être séduisante et utile pour encourager la rébellion; mais elle est pratiquement impossible, et entre en conflit avec toute forme de gouvernement, toute propriété privée et toute existence sociale »146. À la monstruosité sociologique d’une société atomisée, il oppose un modèle de société défini comme un « continuum » organique, inégalitaire et hiérarchique liant l’homme par nécessité. Ici, nuls individus dotés de droit naturel à la liberté, car seule la société a une substance réelle et il n’existe aucun droit qui n’en soit dérivé. La société préexiste aux individus ; elle a un droit absolu de disposer de ces derniers pour garantir le « bien public ». Les droits reconnus éventuellement aux individus ne sont pas seulement octroyés par la société, mais toujours « subordonnés au bien du tout ». La critique du modèle social libéral vaut directement condamnation de l’individualisme accusé de traiter les hommes « comme des monades et des individus séparés ». Un anti-individualisme éthique structure la pensée sociale des théoriciens sudistes et leur conception unitaire et autoritaire de la société comme un tout transcendant les individus et s’imposant à eux comme un « devoir », une « nécessité morale ». Pour Hughes l’individu n’existe ainsi que par et pour la société, n’étant en outre pas libre de délibérer sur la légitimité de ses obligations et ses devoirs envers le corps social147, car « un homme n’a aucun droit d’user de son esprit et de son corps comme il l’entend. La conscience et la raison générale sont derrière la volonté. Celle-ci est subordonnée »148. Un même anti-individualisme structure la critique de la société libérale par les idéologues français du racisme. Une aversion pour le « démocratisme égalitaire » identifié à l’ordre social libéral nourrit la condamnation de valeurs égalitaires qui ne sauraient être traitées, selon Gobineau, que comme les idéaux de « raisonneurs 146 George FITZHUGH, Cannibals All ! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. xv. 147 Henry Hughes, Treatise on Sociology, Theoretical and Practical, Philadelphie, Lippincott et Grambo, 1854, p. 176. C’est d’Auguste Comte que Hughes affirme dériver sa conception « positiviste » de l’ordre social comme un impératif catégorique et une entité organique structurée par des rapports de hiérarchie et de subordination, où l’inégalité serait « naturelle et nécessaire ». 148 Ibid., p. 186. 161 métis »149. La société égalitaire ou démocratique symbolise à ses yeux une étape cruciale dans le processus de dégénérescence de peuples supérieurs ayant perdu tout sens moral et politique par les effets néfastes du mélange ou de la « fusion » des types ethniques. Gobineau explique ainsi la diffusion des idées égalitaires par une raison « biologique », affirmant que c’est « quand le plus grand nombre des citoyens de l’État sent couler dans ses veines un sang mélangé, [que] ce plus grand nombre, transformant en vérité universelle et absolue ce qui n’est réel que pour lui, se sent appelé à affirmer que tous les hommes sont égaux »150. L’idée d’égalité démocratique est encore une fois jugée en totale contradiction avec les résultats de l’anthropologie raciale attestant de l’inégalité biologique des races. En se rangeant à cette évidence, estime pourtant Gobineau, philosophes et révolutionnaires eurent évité de se perdre en spéculations vaines sur l’égalité des individus. Mais les libéraux ont naturellement, selon lui, reculé devant une telle « vérité » menaçant d’emporter tout l’édifice anthropologique soutenant la métaphysique des droits de l’homme. « On avait peur de ce qui allait suivre. On sentait, ironise Gobineau, que si la valeur intrinsèque d’un peuple dérive de son origine, il fallait restreindre, peut-être supprimer tout ce qu’on appelle Egalité (…). On reculait devant de tels aveux »151. 3.3. L’élitisme racial contre la médiocrité démocratique Au projet démocratique d’une société égalitaire, les idéologues du racisme opposent une vision élitiste et autoritaire des rapports sociaux déduite de l’inégalité biologique des hommes. Contre la méritocratie, Gobineau se fait le chantre d’un ordre politique fondé sur l’autorité de « chefs » naturels et sur la fixité des rangs assignés aux individus par la nature, où les hiérarchies sociales reproduiraient des inégalités naturelles. Cet élitisme bioracial exclut toute possibilité de régime démocratique, « allégation incongrue de la démagogie », tant il est contraire à la nature que la société soit gouvernée « par en bas »152. L’autorité ne pouvant être 149 Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), vol. 1, Paris, Didot, 1940, p. 174. 150 Ibid. 151 Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), vol. 1, Paris, Didot, 1940, p. xiii. 152 La propagation de ces idées insensées a accompli, déplore Gobineau, un travail de sape sur les « classes supérieures de la société [rendues] complètement incapables de tenir leur rang et de servir au peuple de directrices et de guides ». Cette vision élitiste de la société se double chez Gobineau d’une conception paternaliste des rapports entre classes, comme garantie des droits des classes populaires. Ainsi, il n’exclut pas que les classes inférieures puissent bénéficier de certaines garanties « sérieuses et solides », il subordonne néanmoins la jouissance de ces droits par les classes 162 exercée que par des supériorités naturelles, Gobineau s’alarme dès lors des dangers encourus par la société quand le pouvoir n’est plus assumé par ses détenteurs légitimes, car « c’est d’en haut que descendent fatalement les inspirations et les directions, et quand, dans ces sphères natives de l’autorité, il n’y a plus ni croyance, ni confiance, ni volonté, ni entente du bien et du mieux, on peut affirmer avec toute la foi due à une proposition mathématique que le pouvoir appartient désormais au premier caporal qui passe, le saisit et ne manque jamais d’en faire mauvais usage »153. L’idéologue raciste condamne alors toutes les formules parlementaires et électorales imaginées par des juristes libéraux, ne voyant en ces assemblées querelleuses que lieux de discordes et discussions interminables154. Ainsi c’est bien le principe de l’inégalité biologique des races, « vérité » première devant s’imposer à toute société humaine et orienter l’autorité et le pouvoir, qui informe l'antilibéralisme de Gobineau155. Nulle nostalgie de la monarchie chez Lapouge, mais une même aversion pour la société démocratique et égalitaire, condamnée sur l’autel de la biologie et de l’anthropologie. Pour Lapouge la contradiction est supposée totale entre la croyance en l’égalité universelle des hommes et l’inégalité des races éclairée par la science moderne156. La science ayant apporté un démenti cinglant aux idées égalitaires, Lapouge admet comprendre comme Gobineau que « quant aux démocrates de toute populaires à leur encadrement stricte par « une influence paternelle, veill[ant] avec soin autour de leurs intérêts », Arthur de GOBINEAU, Ce qui est arrivé à la France en 1870, Paris, Klinsieck, 1970, p. 121. 153 Ibid. La volonté d’un peuple, juge Gobineau, n’est jamais aussi bien exprimée qu’incarnée par un homme d’exception, chef et guide d’un peuple ayant toujours besoin « d’un homme qui comprenne sa volonté, la résume, l’explique, et le mène là où il doit aller ». Il en déduit dans l’Essai que « la seule forme de gouvernement rationnelle » serait un régime monarchique, car lui seul assure une fusion parfaite entre la « volonté collective » d’un peuple et la « volonté individuelle » d’un chef infaillible, Arthur de GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), vol. 2, Paris, Didot, 1940, p. 543-544. 154 À ses yeux, les « assemblées délibérantes » n’auraient que « deux physionomies possibles : factieuses ou ineptes », Lettre de Gobineau au comte Prokesch-Osten, 25 avril 1873, Arthur de GOBINEAU, Correspondance entre le Comte de Gobineau et le Comte de Prokesch-Osten (18541876), Paris, Plon, 1933, p. 372. 155 Et si tous les « esprits politiques » réglaient leur action sur les « vérités » de l’anthropologie raciale, il lui semble qu’il serait dès lors possible de surmonter les inconvénients liés à l’absence d’un gouvernement monarchique, c’est-à-dire d’un « gouvernement sérieux, traditionnel et tenant aux entrailles de la société », Ibid., p. 138. 156 Il n’y a pas, proteste Lapouge, « d’égalité mentale ou physique des individus, il n’y en a pas plus qu’entre les races elles-mêmes. C’est une chimère de Jean-Jacques d’avoir regardé les hommes comme virtuellement égaux et différenciés seulement par les conventions sociales et l’éducation. On croirait à peine qu’il y ait eu des gens sensés pour ajouter foi à ce fatal paradoxe, si l’on ne constatait la sincérité de ses derniers partisans », Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales. Cours libre de sciences politiques professé à l’université de Montpellier (1888-1889), Paris, Éd. Les Amis de Gustave Le Bon, 1990, p. 79. 163 religion, de toute race et de tout pays, leur animosité était naturelle contre des doctrines qui supposent pour commencer l’inégalité de naissance et conduisent facilement à l’inégalité des droits »157. Et l’obstination dès lors des démocrates à nier l’évidence ne saurait longtemps dissimuler qu’une « antinomie existe, en réalité, aussi complète que possible, entre la biologie contemporaine et les idées démocratiques »158, la démocratie se voyant dénier toute signification et « valeur réelle »159. Comme Gobineau, Lapouge voit dans la démocratisation une cause majeure de la régression intellectuelle et morale de la population française qu’une « brachycéphalie presque générale », stigmate le plus visible des effets d’un égalitarisme aveugle, accable160. De là sa haine pour la démocratie, régime « démagogique et ploutocratique » mû non par la vertu et la raison comme l’ont prétendu les libéraux, mais par la cupidité et l’envie de « coteries politiques » s’affrontant pour une accumulation sans fin de biens et de privilèges. Quant à la démocratie représentative et son principe électif, elle n’est pour lui que la consécration par les urnes de la « tyrannie des partis vainqueurs »161. L’anthropologie raciale montre heureusement vers quel abîme la démocratie entraîne fatalement les civilisations et les races supérieures. C’est dès lors sur cette science qu’il convient, selon Lapouge, de s’appuyer pour lancer une contre-offensive théorique et fonder une véritable « science politique » qui aidera les races supérieures à se détourner de l’issue fatale à laquelle les idées égalitaires les condamnent162. 157 Georges VACHER de LAPOUGE, Race et milieu social. Essai d’anthroposociologie, Paris, Rivière, 1909, p. xxi. 158 Ibid., p. xxiii. 159 Lapouge est convaincu qu’« il n’y a jamais eu, on ne verra jamais sans doute de démocratie dans le sens théorique de gouvernement où chacun ait sa part d’influence, et égale », Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales, op. cit., p. 260. 160 Ibid., p. 43. 161 Ibid., p. 261. 162 Contre la déchéance démocratique, Lapouge plaide pour un « socialisme aristocratique », élitiste et sélectionniste, voué à la promotion des « eugéniques », ces meilleurs éléments ethniques que renferme chaque race. L’idéologie raciste de Lapouge se déploie alors en une véritable ingénierie sociopolitique où il trace les grandes lignes d’un « programme sélectionniste » visant à « l’élimination des éléments inutilisables » et la promotion des « eugéniques ». Il détaille avec minutie les objectifs divers d’un programme sélectionniste. Un tel programme pourra viser à la création d’une « aristocratie naturelle » ou, à un degré supérieur, œuvrer à celle de « castes spécialisées et séparées », l’objectif ultime tendant vers la « refondation » complète de l’humanité par la constitution des « types locaux les plus parfaits » ou d’une « race unique » (p. 443). La réalisation d’un tel programme nécessitera des efforts de propagande et de persuasion pour « instruire et conquérir l’opinion », pervertie par le poison des idées démocratiques et les préjugés d’une « charité mal entendue » ou d’une « morale ascétique », afin que chaque esprit s’imprègne de « saines notions sur le devoir envers l’espèce », car aucun programme sélectionniste ne pourra s’accomplir si chaque individu n’est pas convaincu que 164 Jules Soury dresse un même diagnostic biopolitique et racial des méfaits de la démocratie. L’instauration en France du régime démocratique est à ses yeux la première cause de la « débilité mentale », de l’« anesthésie morale », de la « démence » et de l’« amnésie » frappant la race française. Cette aversion pour la démocratie se confond ici avec une haine de la République, « porcherie modèle » mûrie sur les ruines de la Révolution pour établir le règne des valeurs égalitaires163. Négation de l’autorité, le régime démocratique est jugé fatal aux races supérieures, rendant les peuples veules par l’annihilation des vertus indispensables à la guerre. Il n’y a donc rien à attendre, tranche Soury, d’une démocratie, « c’est-à-dire du règne des pires instincts du plus malfaisant des animaux, l’homme, (…) cette vague matière vivante [qui] n’existe que pour être, à certaines heures, pétrie et façonnée par un petit nombre d’intelligence »164. Avec Le Bon, le procès de la démocratie vaut ouvertement condamnation du rationalisme célébré par la pensée politique libérale. Aux sources de l’idée démocratique, il repère l’illusion inaugurée par les philosophes grecs et perpétuée par les Lumières selon laquelle les hommes sont gouvernés par le logos. Ce postulat constitue selon Le Bon la base de la pensée démocratique. C’est aussi la cause des excès révolutionnaires et des aberrations politiques affligeant les sociétés occidentales, car pour Le Bon la raison n’a rien à voir dans le gouvernement des hommes et le destin des sociétés, aussi « laissons [la] donc aux philosophes, mais ne lui demandons pas trop d’intervenir dans le gouvernement des hommes. Ce n’est pas avec la raison, et c’est souvent malgré elle, que se sont créés des sentiments tels que l’honneur, l’abnégation, la foi religieuse, l’amour de la gloire et de la patrie, l’élimination « des malades héréditaires, des dégénérés, des vicieux, des incapables » est l’unique voie de salut et le « seul moyen d’échapper à la médiocratie et à la déchéance finale ». Parmi les techniques préconisées pour parvenir à l’élimination des individus racialement dégénérés, l’auteur évoque l’instauration d’un « service sexuel comme on impose le service militaire » ou bien, se référant aux méthodes éprouvées contre les Indiens d’Amérique et les populations africaines, il juge « très ingénieux d’arriver à la destruction en quelque sorte à l’amiable des dégénérés en leur facilitant l’alcoolisme, la débauche, la vie oisive » (p. 486-487). 163 Jules SOURY, Campagne nationaliste (1899-1901), Paris, Plon, 1902, p. 149. Une formule que l’élève Barrès reprendra à son compte. 164 Ibid., p. 199. Soury rend la démocratie et la Révolution responsables de la défaite de la France en 1870, semblant oublier que c’est un Second Empire autoritaire qui fut défait à Sedan. Contre la Prusse, la race française aurait payé le prix du règne des idées égalitaires, ferments de l’« universelle lâcheté» et agents d’érosion de l’autorité. Après la défaite, la régénération de la France et d’une revanche sur l’ennemi allemand passent, estime Soury, par l’établissement d’un régime fort et autoritaire, réhabilitant les valeurs de hiérarchie et d’obéissance dans l’esprit de la race française. Une régénération qui ne saurait évidemment s’opérer par la voie de la démocratie et la République. 165 qui ont été jusqu’ici les grands ressort de toutes les civilisations »165. C’est sur cette croyance en la puissance de la raison que les libéraux ont affirmé la souveraineté du peuple et le droit des individus à élire leurs gouvernants. Voulant instaurer le règne de la raison comme « régulateur suprême de la politique », mais ignorants des lois de la psychologie des races et des masses, les libéraux n’ont en réalité qu’ouvert la porte au règne des « foules » irrationnelles, violentes et manipulables, sous couvert de régime parlementaire qui « synthétise d’ailleurs l’idéal de tous les peuples civilisés modernes. Il traduit cette idée, psychologiquement erronée mais généralement admise, que beaucoup d’hommes réunis sont bien plus capables qu’un petit nombre, d’une décision sage et indépendante sur un sujet donné »166. La solution préconisée par Le Bon s’écarte de toute idée démocratique, partant du principe qu’il faut à la nation un chef. Un chef, qui pour gouverner un peuple doit se résoudre à ignorer la raison des individus en s’adressant à la seule imagination de cet être collectif formant la « foule », car l’individu fondu dans la masse n’est plus capable de volonté et de jugement, soumis à la pente que lui impose l’opinion du grand nombre167. Aux présupposés rationalistes des libéraux, il oppose la validité de théories psychophysiologiques, puisque réfractaires aux « lois de la logique » les foules ne se gouvernent pas par la raison mais avec des « images saisissantes » et des sentiments impressionnants qui touchent au caractère le plus puissant des hommes : l’« âme » des peuples ou des races. La psychologie des foules de Le Bon s’enracine ainsi distinctement dans les présupposés d’une logique bioraciale168. Une vision racialiste et biodéterministe sous-tend la critique « psychologique » de Le Bon contre la démocratie et commande sa vision élitiste de 165 Gustave LE BON, La psychologie des foules, Paris, Presses Universitaires de France, 1981 (1895), p. 67. 166 Ibid., p. 88, 113. Les théories de Le Bon sur la psychologie des foules et l’« âme » des races, ces deux questions étant logiquement liées dans sa pensée, servent le procès contre la démocratie, le parlementarisme et leurs présupposés rationalistes. La démocratie des philosophes, conçue comme le pouvoir d’un peuple souverain guidé par la raison, reposerait en effet sur une méconnaissance absolue des comportements des individus en foules et de la psychologie des masses. 167 Le citoyen « éclairé » des libéraux et des républicains n’est donc qu’un mythe, estime Le Bon, car l’individu absorbé dans la foule « n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est devenue impuissante à guider (…). Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs », Ibid., p. 14. 168 À la base de sa psychologie des foules, réside en effet cette conviction primordiale que le caractère psychologique d’une foule est déterminé par la « constitution mentale » ou l’« âme de la race ». Ce caractère racial forme comme le substrat biologique dans lequel s’enracine l’esprit d’une foule, de sorte que ses « actes sont beaucoup plus sous l’influence de la moelle épinière que sous celle du cerveau », Ibid., p. 9 et 24. La possibilité de foules « multiraciales » ne semble d’ailleurs pas envisagée par Le Bon. 166 la société. Au régime démocratique, instable et précaire, institué sur le règne des foules irascibles et ouvrant la voie au triomphe de la médiocrité et de l’irresponsabilité, Le Bon oppose alors un ordre élitiste plaçant le pouvoir entre les mains d’une aristocratie d’esprits nobles d’intelligence supérieure. Comme Vacher de Lapouge, il juge nécessaire comme préalable à ce renversement idéologique de faire œuvre de propagande pour rééduquer les esprits, pour balayer les éloges de la faiblesse que constituent à ses yeux les doctrines chrétienne et socialiste, pour instiller dans les têtes la certitude que les civilisations ne sont créées et ne peuvent être guidées que par une petite aristocratie intellectuelle, ou bien vouées à la déchéance des sociétés qui abandonnent leur sort entre les mains de « multitudes inconscientes et brutales justement qualifiées de barbares ». Un régime d’aristocratie naturelle peut seul, estime Le Bon, préserver les races supérieures du déclin169. Cette vision raciste et élitiste de la société politique connaît un succès certain au 19e siècle, d’autant qu’elle rejoint les préoccupations de certains libéraux170. De fait, l’on trouve bien chez un Guizot une critique comparable de la « liberté des philosophes » et de l’idée d’égalité naturelle des individus, partant de l’évidence d’une inégale répartition des lumières et de la raison entre les individus, sans que l’on sache vraiment si Guizot l’attribue à la nature ou à l’éducation171. 169 Seul un tel régime peut substituer l’autorité d’une élite à « la force aveugle du nombre [devenue] la seule philosophie de l’histoire », et donner à une civilisation « des règles fixes, une discipline, le passage de l’instinctif au rationnel, un haut degré de culture », et préserver les sociétés des ravages des foules ouvrières et irresponsables, qui « par leur puissance uniquement destructrices, agissent comme des microbes qui assurent la dissolution des corps débilités ou des cadavres », Ibid., p. 5-6. 170 Ainsi la volonté des Doctrinaires de la Monarchie de Juillet, d’établir le règne des « supériorités naturelles » dans un « ordre capacitaire » instituant la « souveraineté de la raison » contre la domination de la « multitude » et le « pouvoir de la rue », s’apparente à une critique « naturaliste » de la démocratie et du suffrage universel. Le « libéralisme élitaire » et censitaire de Guizot prétendait ne vouloir parer qu’aux dangers d’« élections tumultuaires » en « épurant » la démocratie ». Voir Lucien JAUME, L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, op. cit., p. 128. Voir aussi Pierre ROSANVALLON, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, p.12 sqq ; Patrice GUÉNIFFEY, Le Nombre et la Raison : la Révolution française et les élections, Paris, EHESS, 1993, p. 41 ; Pierre MANENT, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Hachette, (coll. « Littératures – Pluriel »), p. 199-219. 171 Guizot n’affirme-t-il pas qu’« il n’est pas vrai que tous les hommes soient égaux : ils sont inégaux, au contraire, par la nature comme par la situation, par l’esprit comme par le corps : et leur inégalité est l’une des plus puissantes causes qui les attirent les uns vers les autres, les rendent nécessaires les uns aux autres et les pousse à former entre eux la société ». Le chef des Doctrinaires se défendit de toute vision fixiste de l’inégalité, assurant que le système « capacitaire » demeurait malgré tout « ouvert », les individus ayant toujours la possibilité d’accéder à la « capacité » politique en rejoignant les classes moyennes, catégorie idéalisée par la Monarchie de Juillet comme incarnation sociologique de la raison. L’instruction et l’enrichissement auraient formé un rempart contre tout « exclusivisme », laissant la porte ouverte au « mérite personnel de chaque homme, sans égard aux circonstances extérieures de la naissance, de la fortune ou du rang ». Un libéral comme Tocqueville émit toutefois des doutes quant à la réelle ouverture du système et aux perspectives de démocratisation de la Monarchie de Juillet. Voir Histoire parlementaire de France, t. I, 1863, cité par Lucien JAUME, 167 3.4. Antilibéralisme et esclavagisme: idéologie et sociologie Pour les penseurs racistes et les partisans de l’esclavage aux Etats-Unis, l’argument biologique va être le moyen de contrer les revendications égalitaires et démocratiques des abolitionnistes et un critère d’« épuration » raciale de la démocratie. Le dilemme qui se pose aux défenseurs sudistes de l’esclavage est le suivant : comment dénoncer le principe d’une société démocratique sans porter atteinte aux privilèges de la race blanche ? En redéfinissant la notion de « démocratie » à l’aune du critère discriminant de la race dans une réinterprétation bioraciale de l’idée de gouvernement populaire. Ainsi Thomas R. Dew (1802-1846), sudiste et pro-esclavagiste, s’applique à théoriser un modèle raciste et censitaire de la démocratie tendant à restreindre le droit de vote et la participation au système à la race blanche et, parmi elle, aux propriétaires terriens. En subordonnant la démocratie à des critères biologiques et raciaux, il sembla alors possible aux partisans de l’esclavage de préserver le principe de « souveraineté du peuple » (blanc) tout en rejetant l’égalité des individus172. Fitzhugh s’efforce lui aussi de dissocier sur un plan théorique liberté et démocratie, de sorte qu’il serait possible de maintenir un principe démocratique sur une base égalitaire restreinte aux individus de race blanche. Dans cette logique, il pose l’antagonisme total existant entre la démocratie et la liberté, car « la liberté permet et encourage le faible à oppresser le fort, tandis que la démocratie propose, dans la mesure du possible, d’égaliser les avantages en divisant équitablement les charges de l’existence, et obligeant strictement l’exécution par chaque membre de la société de chaque devoir social, selon ses capacités et ses aptitudes »173. Cette démocratie restreinte n’est pas un régime d’égalité et de liberté universelles, mais un régime despotique fondé sur la discrimination raciale. C’est là, selon Fitzhugh, le seul L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, op. cit., p. 130. Sur le « libéralisme sans primauté de l’individu » de Guizot et sur la critique instruite par les Doctrinaires contre la philosophie de la liberté, l’individualisme et les droits de l’homme, voir Lucien JAUME, L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997, chapitre 2. Au regard des positions philosophiques et éthiques de Guizot, en particulier, on pourra discuter toutefois de l’attribution de l’étiquette « libéral » au courant Doctrinaire. 172 Pour Dew, l’exclusion raciale des Noirs de la sphère démocratique avait des implications sociales. Le bon fonctionnement d’un gouvernement populaire exigeant uniquement la participation des citoyens « éclairés », seuls les personnes ayant vocation à participer à la démocratie auront accès aux moyens d’éducation financés par la collectivité. Démocratie et éducation devenaient les droits exclusifs de la race blanche. Cf. William E. DODD, « The Philosophy of the Old South », American Journal of Sociology, 23, 6, May 1918, p. 735. 173 George FITZHUGH, Cannibals All ! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. 123. 168 moyen de concilier dans une même société l’égalité démocratique pour les Blancs et l’esclavage perpétuel pour les Noirs. Quant au Nord, prédit Fitzhugh, comme Calhoun et Tocqueville avant lui, il ne pourra s’en tenir à l’émancipation des Noirs réclamée par les abolitionnistes : tôt ou tard il devra leur accorder le droit de vote « ou renoncer aux principes glorieux de l’égalité humaine et de l’émancipation universelle »174. Opposé à l’égalité raciale, mais aussi anxieux de préserver les prérogatives des États du Sud et de la population blanche, John C. Calhoun propose une révision raciale de la démocratie. Si les Noirs ne sauraient bénéficier du droit de vote, c’est qu’ils sont incapables de par leur constitution biologique d’assumer les responsabilités créées par la liberté. Seules les races possédant les qualités morales et intellectuelles adéquates pour supporter le fardeau de l’autodétermination doivent par conséquent jouir du droit de vote175. De l’inaptitude des races inférieures à la liberté et au gouvernement démocratique, Calhoun conclut que « c’est une erreur immense et dangereuse que de supposer que tous les peuples ont un droit égal à la liberté. Celle-ci est une récompense à mériter, non un don à accorder gratuitement à tous sans distinction ; une prérogative réservée aux peuples intelligents, patriotiques, vertueux et méritants, et non bienfait à accorder à un peuple trop ignorant, dégradé et vicieux pour être capable de l’apprécier et d’en jouir »176. C’est la « Providence » et les « lois fixes » de la nature qui ont réservé la liberté aux races supérieures. Les inégalités politiques et sociales ne sauraient dès lors être vues que comme la simple traduction juridique d’inégalités naturelles, dans 177 (« corresponding inequality ») de la nature au social une continuité parfaite . Ces tentatives de conciliation théorique entre principe démocratique et inégalité des races témoignent des contradictions des idéologues américains du racisme. L’éclatement de la guerre de Sécession va sanctionner les limites d’une telle volonté d’« accommodement »178. Avec la guerre civile, les théoriciens du 174 Ibid., p. 355. Dans l’esprit de Calhoun, la race noire ne fait évidemment pas partie des races privilégiées par la nature, mais de celles marquées par « l’ignorance et le vice » qui rendent incapables de se forger une idée adéquate de la liberté et de vivre, par conséquent, en dehors d’un gouvernement « absolu et despotique », « Disquisition on Government » (1848), dans Richard K. CRALLÉ (Ed.), The Works of John C. Calhoun, vol. 1, New York, D. Appleton, 1863, p. 54. 176 Ibid., p. 55. 177 Ibid., p. 57. 178 William E. DODD, « The Philosophy of the Old South », American Journal of Sociology, 23, 6, May 1918, p. 735. 175 169 racisme vont ainsi passer d’une attitude critique des valeurs démocratiques et libérales à leur répudiation totale dans une apologie fanatique du système esclavagiste opposée à toute philosophie libérale. Ce plaidoyer pour le système servile va se décliner en termes philosophiques et sociologiques. D’un point de vue philosophique, il va s’agir pour les théoriciens du racisme d’établir la « conformité » de l’esclavage avec les lois de la nature. En termes sociologiques, ces théoriciens du racisme vont se livrer à une analyse comparée des avantages de la société esclavagiste et de la société libérale visant à prouver la supériorité de la première, l’esclavage étant censé garantir un ordre harmonieux et bénéfique à toutes les races. L’esclavage, affirme en effet William Harper, Chancelier de la Caroline du Sud, non seulement perpétue dans l’ordre social l’inégalité des races, mais répond à l’exigence de « sécurité » indispensable au bien commun. L’homme naissant dans la sujétion, il est dans l’ordre de la nature que « le fort et l’intelligent » asservisse « le faible et l’ignorant ». Quant à la société, elle a le devoir d’entraver la liberté et même de priver de la vie, si nécessaire, l’individu qui par sa « turpitude morale » est incapable d’un comportement responsable et menace la société179. Pour Harper, l’immoralité et l’indifférence à la liberté qui distinguent la race noire, rendent inévitable la soumission des Noirs à un pouvoir despotique qui les protègent des excès de leur propre nature et protège la société. Plus qu’un moyen de régulation social, l’esclavage est alors tenu pour une condition de développement contrôlé de la civilisation180. Dans ce modèle social esquissé par les esclavagistes dans la période précédant la guerre de Sécession, la servitude va être défendue comme l’instauration d’une division parfaite du travail, où chaque classe d’hommes se voit assigner une tâche conforme aux dispositions manifestes de sa race. Ainsi, « s’il y a des travaux sordides, serviles et pénibles à exécuter, n’est-il pas préférable qu’il y ait des êtres méprisables, serviles et laborieux pour les accomplir ? S’il y avait des marques infaillibles par lesquelles les individus intellectuellement inférieurs pouvaient être sélectionnés à la naissance, les intérêts de la société ne seraient-ils pas servis et est-ce qu’il ne serait pas raisonnable de sélectionner ces individus pour des tâches viles et serviles ? Et si cette race, s’interroge Harper, était généralement 179 William HARPER, Memoir on Slavery (1838), reproduit dans The Pro-Slavery Argument, New York, Negro Universities Press, 1968, p. 8-11. 180 Ibid., p. 27. 170 marquée par une telle infériorité, ne serait-il pas judicieux de lui faire remplir ces tâches ? »181. Devant le Sénat, en 1858, le gouverneur de Caroline du Sud James Henry Hammond (1807-1864) défend avec les mêmes arguments la légitimité du système esclavagiste comme un mode parfait de division social du travail, affirmant que « dans tous les systèmes sociaux il doit y avoir une classe pour exécuter les tâches ingrates, les corvées quotidiennes. Cette classe de serviteurs formant la « lie » (« mud-sill ») de l’humanité n’exige qu’un faible niveau intellectuel et peu de compétences » 182. Mode de division du travail et de régulation sociale des relations raciales, la servitude est aussi conçue comme condition même de l’égalité entre les Blancs dans une référence directe à la cité grecque. Ainsi, explique van Evrie, si la race noire est inférieure à la race blanche, il est « inévitable » que la race noire n’est dans sa « condition normale » que si les « lois sociales ou les dispositions légales » sont en « harmonie » avec cette inégalité naturelle entre races. Par suite, l’égalité des individus de race blanche ne sera garantie que si les Noirs sont réduits à un statut d’inférieurs et de serviteurs, contribuant par ce biais à l’égalisation des conditions entre les Blancs. L’ordre égalitaire reposant tout entier sur la perpétuation sociale et juridique de cette inégalité naturelle, l’affranchissement des esclaves noirs constituerait alors une véritable « maladie sociale »183. Pour Calhoun, l’esclavage est non seulement un « bien positif », comparé à l’exploitation ouvrière dans le système capitaliste, mais la garantie d’institutions libres et stables. La division en maîtres et serviteurs est alors décrite comme la plus élémentaire des structures sociales, car 181 Ibid., p. 51-52. La race correspondant naturellement à ce portait est la race noire jugée particulièrement disposée à « l’accomplissement des travaux les plus bas et les plus mécaniques de la société », Ibid., p. 59. 182 Parmi les aptitudes requises pour cette classe d’exécutants, Hammond mentionne « la vigueur, la docilité et la fidélité », et l’auteur de se féliciter que le Sud ait, par bonheur, à sa disposition « une race adaptée à cet objectif ». Appuyant ces arguments biologiques de références théologiques, Hammond jugeait que l’esclavage des Noirs correspond au sort auquel Dieu a voué cette race misérable, placée par la Providence et la nature sous le joug de la race blanche, cité par Eric Mc KITRICK (Ed.), Slavery Defended : The Views of the Old South, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1963, p. 122-123. 183 John H. VAN EVRIE, White Supremacy and Negro Subordination: Negroes a Subordinate Race and Slavery Its Normal Condition (1867), p. 188-189. Au-delà, l’auteur voit même dans l’esclavage et l’inégalité des races le fondement d’une civilisation nouvelle. En effet, l’existence sur le même territoire d’une race « clairement distincte et inférieure » et d’une société caractérisée par des « distinctions ou des lignes naturelles de démarcation, engendrant par nécessité de nouveaux modes de pensée et de nouvelles idées », aurait formé « la conjonction la plus heureuse qui fut jamais observée dans les affaires humaines, conduisant directement à l’établissement d’un nouveau système et d’une nouvelle civilisation basés sur des fondations ayant valeur de vérités universelles – l’égalité juridique et politique de la race de ceux que le Créateur a lui-même faits égaux », Ibid., p. 304. 171 « il n’a jamais existé, estime Calhoun, une société prospère et civilisée dans laquelle une partie de la communauté ne vive du travail de l’autre »184. L’apologie raciste du système esclavagiste s’est en même temps déployée sous la forme d’une critique de type « sociologique » du modèle social libéral et capitaliste. À travers une évaluation comparée des avantages du système servile et du système capitaliste, les partisans de l’esclavage ont tenté de démontrer la supériorité du premier, son caractère bénéfique pour l’esclave et son excellence intrinsèque sur l’exploitation salariale sur la base d’un postulat raciste. Ainsi le Noir étant par nature incapable de vivre en liberté, son asservissement à la race supérieure, mais bienveillante, est conçue comme une « élévation » pour le sénateur Hammond, lequel estime que les États esclavagistes peuvent même s’enorgueillir de veiller avec une attention paternelle sur les esclaves, leur prodiguant à toutes les étapes de la vie la protection et le minimum vital que les ouvriers du Nord ne peuvent attendre des capitalistes exploitant leur force de travail185. Plus qu’une protection pour les faibles, l’esclavage réaliserait la désaliénation complète des classes laborieuses en brisant le lien de dépendance au capital enchaînant les ouvriers dans la société industrielle et capitaliste186. Avec Hughes et Fitzhugh, la critique « sociologique » de la société libérale et capitaliste se veut « positiviste » afin d’en dévoiler objectivement les mécanismes d’exploitation et d’oppression sociale. Au système capitaliste, Hughes oppose l’idéal « positiviste » d’un système socioéconomique fondé sur l’institutionnalisation de la servitude et les principes d’« association » et de « garantisme » social (warranteism). L’esclavage, comme forme de division du travail conforme aux lois de l’évolution, y répond à l’exigence d’organisation autoritaire de toute activité humaine et de 184 Déjà en 1837, John C. Calhoun avait défendu l’idée que le Sud ne saurait se résoudre à une abolition qui reviendrait à abdiquer l’ensemble de ses institutions dont le bon fonctionnement suppose le maintien de l’esclavage, « Speech on the Reception of Abolition Petitions », U.S. Senate, 6 fév. 1837, reprod. dans Richard K. CRALLÉ (Ed.), The Works of John C. Calhoun, vol. I, New York, D. Appleton, 1863, p. 630-631. 185 Cité par Eric Mc KITRICK (Ed.), Slavery Defended, op cit., p. 123. Pour Hammond ou pour Dew, les esclaves noirs pouvaient même être considérés comme les habitants les plus heureux du Sud, dispensés des obligations de l’homme libre mais assurés de la satisfaction des besoins de leur nature, William E. DODD, « The Philosophy of the Old South », American Journal of Sociology, 23, 6, May 1918, p. 741-742. 186 John H. VAN EVRIE, White Supremacy and Negro Subordination: Negroes a Subordinate Race and Slavery Its Normal Condition (1867), op. cit., p. 304. 172 subordination à l’État des rapports sociaux187. La servitude y apparaît ainsi comme la meilleure forme d’organisation sociale, la formule la plus satisfaisante d’« association d’un point de vue moral et civique» dans une société régulée par un Etat garant du respect par les personnes de leurs obligations réciproques. Cette société contrôlée ou « garantie », précise Hughes, repose sur une « souveraineté ordonnée » et non sur une « souveraineté libre » comme dans la société libérale du Nord, en proie à tous les désordres sociaux engendrés par un marché du travail libre et une concurrence incontrôlée188. Au terme d’« esclavage », Hughes préfère cependant celui d’« allégeance économique » pour décrire la relation de subordination ainsi créée. Il justifie cette distinction en affirmant que l’obéissance y est fondée sur le consentement du serviteur – esclave volontaire – et non sur la violence. Il juge alors inexact de qualifier le « garantisme » sudiste de système esclavagiste puisque le travailleur y conserverait en réalité tous ses droits. D’ailleurs, « il n’y a pas, écrit Hughes en 1854, d’esclaves dans le Sud des Etats-Unis »189. C’est avec Fitzhugh que la comparaison entre systèmes esclavagiste et capitaliste revêt le plus distinctement l’aspect d’une antithèse entre deux systèmes. « Tumultes révolutionnaires, séditions, mendicité et crime » sont pour Fitzhugh les preuves patentes de l’échec de la société libérale et du système capitaliste et industrielle, miné par une doctrine erronée du laissez faire qui conduit à faire de l’égoïsme « l’unique motivation des conduites humaines »190. L’exemple des sociétés européennes confirme à ses yeux l’existence d’une relation directe entre montée de la criminalité et du paupérisme et progrès des idées de liberté, d’égalité et de la croyance dans les vertus de l’économie de marché. Au fondement des sociétés démocratiques, sociétés « d’égoïsme universel, de discorde, de concurrence, de rivalité, de guerre », Fitzhugh repère cette éternelle idée fausse, source des vices de la modernité : la croyance illusoire en l’égalité et la liberté universelles. Aux sociétés libérales ou individualistes ravagées par la pauvreté et les conflits d’intérêts les maintenant dans un état de guerre permanent, Fitzhugh oppose alors l’harmonie des 187 Sur l’usage particulier de Comte par les « sociologues » sudistes et le recours à une critique « positiviste » du libéralisme social et du capitalisme, opposé au modèle esclavagiste, voir Louis HARTZ, The Liberal Tradition in America, New York, Harvest/HBJ, 1991 (1955), p. 159-171. 188 Henry HUGHES, Treatise on Sociology, Theoretical and Practical, Philadelphie, Lippincott et Grambo, 1854, p. 61 sqq. 189 Ibid., p. 83 et 167. Les propriétaires d’esclaves ne détiendraient en fait qu’un droit de propriété que sur la seule « obligation de travailler » des individus, non sur la personne ou l’homme. 190 George FITZHUGH, Sociology for the South or The Failure of Free Society, New York, Burt Franklin, 1966 (1854), p. iii. 173 sociétés esclavagistes, préservées des fléaux modernes par une association étroite du capital et du travail grâce au système servile, forme ultime du « socialisme »191. Fitzhugh en conclut que seul un pouvoir despotique supprimant la liberté individuelle et la libre concurrence est donc en mesure de garantir à tous la sécurité et la satisfaction de leurs besoins192. Mais il n’entend pas seulement démontrer la fragilité des sociétés libérales et capitalistes ; il veut encore démontrer que la servitude est moins « dégradante » que l’exploitation salariale des ouvriers « libres »193. Esclaves sans maîtres, les ouvriers auraient en effet dans la société libérale un sort moins enviable que celui des esclaves, car « les patrons y sont maîtres sans les obligations des maîtres, et les pauvres sont esclaves sans les droits des esclaves »194. 3.5. L’idéologie raciste et les « traditions multiples » dans l’histoire politique des Etats-Unis Cette offensive méthodique des penseurs sudistes et théoriciens du racisme contre la doctrine libérale nous incite à porter un regard critique sur la thèse classique de Louis Hartz concernant le caractère consensuel de la « tradition libérale »195 dans l’histoire politique des Etats-Unis, ainsi que sur les thèses de Tocqueville et de Gunnar Myrdal en 1944196. Pour Myrdal, le racisme anti-noir aurait 191 Ibid., p. 24-28. Ibid., p. 37, 68. 193 George FITZHUGH, Cannibals All ! Or Slaves Without Masters, Richmond, VA, A. Morris, 1857, p. x 194 Ibid., p. 108. 195 La thèse énoncée par Hartz, en 1955, perpétuait la lecture tocquevillienne d’une démocratie américaine fondée sur les valeurs égalitaires et libérales héritées Lumières, l’image d’une nation où les individus seraient « nés égaux au lieu de le devenir ». Hartz réitérait les intuitions de la Démocratie en Amérique où Tocqueville soutenait que la démocratie américaine pouvait se ramener à ce « fait élémentaire » de l’« égalité des conditions », l’étendue du territoire, l’esprit de tolérance des puritains, s’accordant « en plusieurs points avec les théories démocratiques et républicaines les plus absolues » et ayant constitué un climat favorable à la naissance d’une démocratie consacrant l’égalité des conditions et la souveraineté du peuple. De l’« égalité des conditions », ce « premier fait », aurait dérivé tout le reste, la nature de la société, de l’esprit public, des institutions et des lois américaines, comme un « fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations venaient aboutir », Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, (coll. « Folio – Histoire »), 1986, vol. I, chap. 2, p. 37, 76. 196 Dans An American Dilemma, Myrdal identifiait l’« ethos » de la culture américaine au « credo » libéral forgé au temps des Lumières et de la Révolution américaine, un libéralisme viscéral pétri d’humanisme et de croyance en la dignité naturelle de tous les hommes. L’adhésion unanime aux valeurs du libéralisme et de la démocratie formait pour Myrdal le ciment moral de la nation américaine, par-delà les attitudes « irrationnelles » sous-tendant la discrimination et le racisme. Myrdal interprétait ces phénomènes contraires à l’idéal libéral comme de simples déviations ou écarts à la « norme », trouvant leur origine dans des conflits d’intérêts, des jalousies et des préjugés. En montrant des attitudes racistes, les individus se seraient, presque malgré eux, placés en porte-à-faux avec leurs convictions viscéralement libérales (un « dilemme moral ») représentant plus que de simples idéaux, des « réalités agissantes » et des « forces sociales » lourdes de la société américaine, Gunnar 192 174 constitué un authentique « dilemme » moral pour l’immense majorité des Américains, une tension travaillant au cœur de la « conscience nationale » du peuple et des citoyens américains, ces « idéalistes pratiques », esprits rationnels, pragmatiques et optimistes197. Ainsi Myrdal conclut qu’en dépit des pratiques racistes contrevenant au « credo » américain, les valeurs libérales auraient étaient malgré tout « préservées au niveau général » en raison de la « forte unité et homogénéité première » caractérisant la nation américaine198. Cette thèse d’une « tradition libérale » solidement ancrée dans la nation américaine, Louis Hartz la développe à son tour en 1955. Fondement de l’identité américaine, la « tradition libérale » se serait selon lui imposée loin des excès des révolutions européennes, des assauts contre le féodalisme et des utopies socialistes. Le modèle libéral aurait alors triomphé en l’absence de tout modèle concurrent, devenant un héritage idéologique inconscient et irréfléchi, pénétrant le « mode de vie américain ». Pour Hartz, les Américains auraient été des disciples instinctifs et « irrationnels » de Locke199. Cette vision globalisante de la culture politique américaine accorde par conséquent peu de crédit aux attaques des défenseurs de l’esclavage contre les bases libérales de la démocratie américaine. L’offensive des penseurs sudistes contre la doctrine des droits de l’homme et les fondements de la démocratie n’aurait été, selon Hartz, qu’une « réaction éclairée » d’aristocrates menacés dans leur statut et s’inscrivant dans la droite ligne des réactions traditionaliste et conservatrice. Malgré la violence de leurs attaques, ces critiques de la « tradition libérale » seraient restées dans les limites du modèle libéral, sachant leur offensive contre les fondations de la démocratie américaine vouée à l’échec200. Ainsi, affirme Hartz, « la formule libérale était désespérément implantée dans l’esprit MYRDAL, An American Dillemma. The Negro Problem and Modern Democracy, New York, Harper and Row, 1962, p. 3-4, 7-16, 23-25. 197 Ibid., p. lxix-lxx. 198 Ibid., p. lxxi. 199 Louis HARTZ, Histoire de la pensée libérale aux Etats-Unis, Paris, Économica, 1990, p. 19-28. L’absence d’un véritable « mouvement libéral » ou d’un « parti libéral » dans la sphère politique américaine était, selon l’auteur, la preuve du caractère consensuel et irréfléchi de ce libéralisme ; le seul danger véritable auquel la société libérale américaine pouvait être confrontée étant le risque d’une « tyrannie de l’opinion » dans une société empreinte d’un puissant conformisme moral et idéologique. 200 Ibid., p. 131-133. 175 de la nation » et le libéralisme de ces censeurs « si bien ancré dans leur tradition qu’ils ne pouvaient eux-mêmes s’en débarrasser »201. Or la nature idéologique et cohérente de la critique du libéralisme par les théoriciens américains du racisme plaide pour une autre thèse. Les visées antilibérales des idéologues du racisme doivent être prises au sérieux. Les analyses de Rogers M. Smith nous semblent offrir une vision plus nuancée de la culture politique américaine et de la place de l’idéologie raciste au sein de celle-ci. Smith montre bien ainsi combien la « tradition » libérale a historiquement coexisté dans la culture politique des Etats-Unis avec des idéologies antilibérales, doctrines inégalitaires et institutions discriminatoires n’ayant pas le caractère marginal que les thèses classiques le laissent à penser. En réévaluant la place des doctrines antilibérales dans vie politique des Etats-Unis, Smith suggère d’interpréter la culture civique américaine comme un modèle composite de « traditions multiples », puisant sans nul doute à des sources libérale et républicaine, mais aussi dans des doctrines inégalitaires, essentialistes et racistes des « identités civiques »202. Au regard de l’histoire, dans une perspectiviste comparative entre la France et les Etats-Unis, il nous paraît alors plus juste de définir la culture politique américaine comme la coexistence d’« idéologies civiques rivales » entretenant des relations plus ou moins distantes et contradictoires avec les traditions libérale et républicaine203. L’étude de Smith souligne en particulier combien la période 1876-1898 a marqué un « âge d’or » des idéologies inégalitaires et racistes pour la conception de l’identité américaine204. Cet « âge d’or » des doctrines inégalitaires et racistes est aussi celui du développement d’une pensée sur le social saturée de présupposés biologiques et héréditaristes. L’anthropologie racialiste qui emporte avec elle une épistémologie biodéterministe et une éthique antilibérale va conditionner en France et aux EtatsUnis la formation des sciences humaines et sociales. Grâce à l’évolutionnisme et au néo-darwinisme, la pensée racialiste va ainsi pouvoir se déployer dans le champ de 201 Ibid., p. 140, 147. L’héritage de Locke et des Lumières, analysait Hartz, était trop pesant, trop empirique, trop imprégné dans les esprits et la société américaine pour être déraciné. 202 Rogers M. SMITH, « Beyond Tocqueville, Myrdal, and Hartz : The Multiple Traditions in America », The American Political Science Review, 87, 3, sept. 1993, p. 549-566. 203 Rogers M. SMITH, Civic Ideals. Conflicting Visions of Citizenship in U.S. History, New Haven, Yale University Press, 1997, p. 6. 204 Ibid., p. 470. 176 la réflexion sur le social dans sa totalité idéologique comme un discours normatif et comme un modèle explicatif de l’histoire et des sociétés. 177 CHAPITRE III RACE ET SOCIETE. LE TRIOMPHE D’UNE VISION RACIOLOGIQUE DU SOCIAL EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS AU 19E SIECLE La défaite des partisans de l’esclavage dans la guerre de Sécession en 1865 et le triomphe de la République en France en 1875 marquent un recul des doctrines racistes sur le terrain idéologique. En retrait sur un plan politique, la pensée racialiste va se replier sur le champ des sciences de l’homme et sociales où les notions d’hérédité et de « race biologique » vont constituer les bases d’un paradigme dominant de la réflexion sur le social à la fin du 19e siècle. L’idéologie raciste va accomplir alors sous les auspices des doctrines évolutionnistes et darwinistes une conversion « sociologique » qui va profondément influer sur les conditions de naissance des sciences sociales en France et aux États-Unis. L’ambition praticonormative de l’idéologie raciste va ainsi s’exprimer à travers l’avènement d’une science sociale raciologique. 1. DE LA REVOLUTION DARWINIENNE A LA CONVERSION EVOLUTIONNISTE DE LA PENSEE RACIALISTE AU 19E SIECLE. 1.1. Sélection naturelle et lutte pour la vie. Darwin et la pensée racialiste Dans la seconde moitié du 19e siècle, la pensée racialiste accomplit une sorte de conversion évolutionniste. La publication de l’Origine des espèces (1859) de Darwin constitue une véritable « révolution » scientifique et intellectuelle, un « cataclysme » (G. Himmelfarb) qui renverse la vision de l’homme et de la nature dominant la pensée occidentale depuis le Moyen Âge1. Le schéma évolutionniste remet, en effet, en cause les croyances philosophiques et théologiques les plus fermes de la culture judéo-chrétienne en infirmant la vision anthropologique de l’origine de l’homme et du devenir des espèces. Le dogme monogéniste est la première victime du coup de force darwinien, mais les implications du darwinisme pour la pensée racialiste polygéniste n’en sont pas moins redoutables. L’évolutionnisme darwinien ébranle de fait les présupposés polygéniste et fixiste de l’anthropologie raciale. En rattachant l’homme à un ancêtre anthropoïde commun, il frappe d’invalidité les dogmes de la « science des races » sur l’existence de types 1 Gertrude HIMMELFARB, Darwin and the Darwinian Revolution, New York, Norton, 1968, p. 452. 178 raciaux originels. Lors de la guerre de Sécession, les anti-esclavagistes enrôleront d’ailleurs Darwin dans leur combat contre les théories racialistes des esclavagistes2. Ce que l’évolutionnisme darwinien démontre au grand dam des doctrinaires de la race c’est qu’il n’y a pas plus de fixité ou de hiérarchie absolue des types d’une espèce que d’hostilité fatale entre les races, et que la lutte pour la vie est même plus sévère entre individus d’une même espèce qu’entre races différentes. Par prudence, Darwin s’est gardé dans l’Origine d’étendre à l’espèce humaine les mécanismes de la sélection naturelle et de lutte pour la survie, mais leur validité pour l’homme ne fait aucun doute, comme en atteste la virulence des polémiques accompagnant la publication de l’ouvrage3. La Descendance de l’homme, parue en 1871, viendra combler cette lacune, Darwin y affichant ouvertement sa conviction que l’extension à l’homme de la théorie de la sélection naturelle ouvrira « des champs inexplorés pour des recherches plus importantes [où] la psychologie sera fondée sur une nouvelle base, celle de la nécessaire acquisition de chaque capacité et aptitude par gradation. Une lumière sera jetée sur l’origine de l’homme et sur son histoire »4. Les objections adressées aux thèses polygéniste et fixiste sont un coup dur pour les anthropologues raciaux5. Mais l’évolutionnisme, loin de signer la faillite de la pensée polygéniste va 2 Citant l’Origine des espèces, Charles Loring Brace (1826-1890), abolitionniste, déclare que « nombre de nos préjugés étroits et de nos fausses théories concernant la race – théories qui ont été à la base d’abus passés et d’institutions d’oppression établies de longue date – sont balayées par cette étude », Charles Loring BRACE, The Races of the Old World, New York, Scribner, 1863, p. v. Certains penseurs racistes avoueront même leur défaite. Ainsi Josiah C. Nott confesse en 1861 que s’il avait eu connaissance plus tôt des travaux de Darwin – dont les ouvrages ne furent publiés aux Etats-Unis qu’après 1860 –, c'est-à-dire « si la période préhistorique des hommes avait été si fermement établie », il aurait renoncé à publierTypes of Mankind (1854), manifeste de l’anthropologie raciale américaine. Cité par William STANTON, The Leopard’s Spots. Scientific Attitudes Toward Race in America, 1815-1859, Chicago, Chicago University Press, 1960, p. 186. 3 Dans une lettre à Alfred Russel Wallace, précédant la publication de l’Origine, Darwin déclare : « vous vous demandez si je discuterai de l’‘‘homme’’. Je pense que j’éviterai absolument le sujet, à ce point cerné par les préjugés ; cependant j’admets complètement que c’est là le sujet le plus éminent et le plus intéressant pour le naturaliste ». Cité par Francis DARWIN (Ed.), Charles Darwin : His Life Told in an Autobiographical Chapter, and in a Selected Series of His Published Letters, Londres, Murray, 1902, p. 183. Sur les querelles entre partisans et adversaires de Darwin, voir Gertrude HIMMELFARB, Darwin and the Darwinian Revolution, New York, Norton, 1968, p. 273 ssq. 4 Charles DARWIN, The Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life (1859), Harmondsworth, Mid, Penguin, 1959, p. 458. 5 Dans L’Origine, Darwin juge que « la vision (…) selon laquelle chaque espèce a été créée indépendamment est erronée » et se dit « absolument convaincu que les espèces ne sont pas immuables ». Il rejette explicitement la théorie des « centres de création » de Agassiz, tenant pour « évident que les espèces diverses d’un même genre, bien qu’habitant les régions du monde les plus distantes, doivent à l’origine être issues d’une même souche (…), d’un même procréateur ». Quant aux remarques sur la viabilité des hybrides, elles visaient directement les théories des anthropologues raciaux sur le caractère supposé morbide des métisses. Charles DARWIN, The Origin of Species, p. 69, 298, 348. 179 au contraire ouvrir la voie à une conversion évolutionniste de la « science des races ». Sans nier la contradiction entre évolutionnisme et polygénisme, les anthropologues raciaux vont la résoudre par une mutation évolutionniste des catégories raciologiques. Entre 1860 et 1880, l’anthropologie raciale va ainsi assimiler les concepts de variation et de mutation, sans renoncer à l’idée de fixité des types ethniques. Projetés dans le temps long de la géologie, variations et mutations coexisteront avec le principe de fixité des caractères raciaux dans le temps court de l’histoire humaine. L’anthropologie raciale évolutionniste ne renonçait ainsi ni au polygénisme ni au fixisme, se limitant à une réinterprétation évolutionniste de ces postulats raciologiques. Ainsi Paul Topinard peut-il déclarer en 1895 que « les caractères, sous nos yeux permanents dans une race donnée, ne le sont plus lorsqu’on compare les races se succédant dans le temps. L’immobilité absolue n’existe nulle part, et la fixité des espèces n’est que relative »6. La réalité des « changements opérés dans la suite des siècles » sur les types raciaux, envisagés à l’aune de « l’antiquité incalculable de l’homme », peut alors être admise sans renoncer au fixisme dans le temps court des sociétés humaines7. L’idéologie raciste faisait ainsi la démonstration de sa capacité de résistance face à toute remise en cause empirique8. Certaines conclusions de Darwin ont cependant pu faciliter cette adaptation de la pensée racialiste au paradigme évolutionniste9. La psychophysiologie évolutionniste formulée par Darwin dans la Descendance de 6 Paul TOPINARD, L’anthropologie, Paris, C. Reinwald, 1895, p. 544. Paul TOPINARD, Éléments d’anthropologie générale, Paris, A. Delahaye & E. Lecrosnier, 1885, p. 47. 8 Cette résistance à la pensée évolutionniste confirme combien les idéologies entretiennent un rapport d’« indifférenciation » aux théories scientifiques. Voir Patrick TORT, La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier Montaigne, 1983, p. 257-259. Elle confirme ce caractère des discours idéologiques concernant leur émancipation à l’égard de la réalité et de l’expérience (Arendt). Selon Arendt ce trait explique l’incapacité des discours idéologiques à faire l’épreuve d’aucune nouveauté ni ne rien apprendre du réel. Hannah ARENDT, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme, Paris, Le Seuil (coll. « Points – Politique »), 1972, p. 218 9 Dans L’Origine des espèces il adopte un point de vue neutre et non raciste, laissant la voie ouverte à toutes les interprétations sur la question des races. Plusieurs remarques peuvent cependant accréditer les thèses des partisans de l’inégalité des races. D’une part, Darwin ne niait pas l’existence actuelle de races humaines, tout en affirmant leur unité de souche. La théorie de la sélection naturelle fournissait aussi une explication adéquate de la formation et de la fixité des espèces. Et s’il reconnaît la viabilité des hybrides, Darwin ne contestait pas qu’il pût être préférable de préserver la pureté des types raciaux, notant que les effets bénéfiques du métissage sont rarement observés. Enfin, il n’écartait pas l’hypothèse que des « variétés » puissent s’avérer mieux adaptées dans la lutte pour l’existence. Pour les penseurs racistes, les théories darwiniennes renfermaient ainsi des hypothèses qu’il leur suffisait de traduire dans un sens favorable à leurs intérêts. Voir Gertrude HIMMELFARB, Darwin and the Darwinian Revolution, New York, Norton, 1968, p. 412-415. 7 180 l’homme a pu également encourager certains lecteurs à enrôler la théorie darwinienne dans le camp des doctrines racistes10. Darwin n’y affirme-t-il pas qu’« il n’y a aucun doute que les diverses races, lorsqu’on les compare et les mesure attentivement, diffèrent énormément les unes des autres » d’un point de vue physique et mental11? En outre, sa philosophie évolutionniste ne débouche-t-elle pas sur une classification raciale comparable aux taxinomies des raciologues12 et sur un plaidoyer eugéniste « pour le bien-être de l’humanité »13? Passé au crible de l’idéologie raciste, l’évolutionnisme darwinien conforte aisément la croyance en une hiérarchie des races, fournissant même une explication chronologique à l’apparition des types et des inégalités, ainsi qu’une théorie des instincts et un schéma psychophysiologique du progrès de la moralité. L’évolutionnisme socioculturel de La Descendance de l’homme permet en outre d’assigner à chaque race sa position sur l’échelle de la civilisation, en renforçant la distance entre l’homme blanc civilisé et le Noir, réduit au rang de « sauvage », la distance morphologique synchronique révélé par l’anthropométrie se doublant d’une 10 La thèse d’une identité structurale entre l’homme et les primates anthropoïdes les plus évolués, liés par une « communauté de descendance », s’appuyant sur une comparaison des capacités mentales humaines et animales, conduit Darwin à conclure qu’il existe des « degrés » de développement psychique dans l’espèce humaine. La corrélation avancée entre le niveau de capacité intellectuelle, morale et sociale des races et leur degré de développement biologique cérébral offrait un cadre à la logique hiérarchique de la pensée raciste. Non seulement Darwin conditionne les progrès de la moralité au perfectionnement biopsychique des hommes – les individus devenant alors capables d’envisager les conséquences de leurs actions –, mais il affirme que la moralité et la vertu « peuvent être fixées par l’hérédité », Charles DARWIN, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, Princeton, Princeton University Press, 1981, p. 32, 103-105. 11 S’il envisage le progrès de la moralité et de la civilisation comme un phénomène universel, il distingue toutefois des « degrés » ou « stades » d’évolution renvoyant les hommes à des âges primitif, barbare et civilisé. Et ce décalage d’évolution résultait, selon Darwin, de l’inégal développement des facultés intellectuelles et mentales des races. Ainsi, conclut Darwin, « si les races diffèrent en termes de constitution, d’acclimatation, de résistance à certaines maladies (…) leurs caractéristiques mentales sont de même très distinctes, principalement sur le plan de leurs facultés émotionnelles [et] partiellement d’un point de vue intellectuel », Ibid., p. 216. 12 Tenant les aborigènes d’Australie – « taciturnes, moroses »– et les Noirs – « joyeux, loquaces » – comme les meilleurs représentants du stade « sauvage », il les place sur l’échelle de l’évolution à la même position que l’idiot, l’enfant ou la femme par rapport à l’homme blanc civilisé. Les sauvages sont décrits comme dépourvus de capacités d’abstraction et de généralisation, leurs facultés mentales relevant essentiellement de l’intuition, de la perception et de l’imitation, « caractéristiques des races inférieures, et par conséquent d’un état primitif de la civilisation ». Bien qu’estimant que ces différences physiques et mentales entre races « ne peuvent pas être très importantes », il les juge néanmoins suffisamment marquées pour déterminer des « degrés de civilisation », The Descent of Man, p. 326-327. 13 Jugeant que tous les individus ne sont pas en mesure de garantir à leur descendance des conditions d’existence convenables les préservant de la pauvreté et de la maladie, Darwin préconise des restrictions aux libertés de se marier et de se reproduire, si des individus « présentent un degré quelconque d’infériorité physique et mentale », des mesures applicables aux individus inadaptés, mais qu’il considère comme « utopiques » tant que les lois de l’hérédité seront pas parfaitement connues et respectées. Ibid., p. 403. 181 distance diachronique entre cultures14. Le schème évolutionniste, avec ses principes de variations et de survie du mieux adapté, donne ainsi une « sophistication scientifique » accrue aux classifications des anthropologues raciaux que va systématiser l’évolutionnisme spencérien15. 1.2. La « philosophie synthétique » de Spencer ou le tournant évolutionniste de la pensée biologique et racialiste 1.1.1. « Philosophie synthétique » ou l’évolutionnisme spencérien S’il revient à Darwin d’avoir révélé la continuité de la zoologie à l’anthropologie, c’est Herbert Spencer (1820-1903) qui va jouer le rôle de véritable passeur entre biologie et sociologie. La « philosophie synthétique » de Spencer constitue la seconde étape de la révolution scientifique et morale déclenchée par la pensée évolutionniste. Darwin a précisé la dimension biologique de la sélection naturelle et de la lutte pour la survie ; avec sa « philosophie synthétique » Spencer en dégage les implications éthiques et sociologiques, jetant entre la biologie et le social un pont qui va permettre à la pensée racialiste d’investir le champ des sciences sociales. Spencer fixe les bases de sa « philosophie synthétique », doctrine scientiste et éthico-religieuse évolutionniste, au début des années 1860. Celle-ci repose sur deux axiomes fondamentaux : le principe de « persistance de la force »16 et le principe de l’« instabilité de l’homogène »17. Le principe de « persistance de la 14 George W. STOCKING, Jr. Race, Culture, and Evolution. Essays in the History o Anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 1982, p. 47. 15 John S. HALLER, Outcasts from Evolution. Scientific Attitudes of Racial Inferiority, 1859-1900, Urbana, Ill., University of Illinois Press, 1971, p. 94. 16 Il pose que tous les phénomènes de l’univers répondent à une logique de préservation de la matière et de continuité du mouvement. Ce postulat est pour Spencer une nécessité de la pensée et de la science, la condition de tout système scientifique positif et nomothétique, car « il serait absurde de chercher à constater les lois auxquelles les manifestations se conforment en général et en particulier, si la force à laquelle elles sont dues pouvait commencer ou cesser d’exister. La succession des phénomènes serait tout à fait arbitraire ; la Science, et la Philosophie avec elle, serait impossible ». Affirmer la persistance de la force, ne serait « qu’une autre manière d’affirmer une réalité inconditionnée sans commencement ni fin ». Herbert SPENCER, Premiers principes (1862), traduction française de M.E. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1871, p. 197 et 202. 17 Celui-ci postule que tous les phénomènes évoluent d’un état homogène vers un état hétérogène par intégrations et désintégrations successives de matière et de mouvements, sous l’action de forces persistantes induisant des changements dans l’organisation des corps et une perturbation de leur équilibre. Ce mécanisme dessine un schéma universel du progrès où le retour à l’équilibre des corps marque le stade final de l’évolution. Ce mécanisme général du progrès vaut pour les phénomènes naturels et sociaux, où le passage d’états élémentaires homogènes à des états hétérogènes s’accompagne d’une évolution de l’incohérent au cohérent, de l’uniforme au multiforme par intégration et différenciation des parties. Herbert SPENCER, Principles of Biology (1864-1867), vol. I, New York, Appleton, 1891, p. 151, 168. 182 force » fonde la dimension déterministe et causaliste de la « philosophie synthétique » où toute manifestation de force doit être interprétée « comme l’effet d’une force antécédente : qu’il s’agisse d’une action inorganique, d’un mouvement animal, d’une idée ou d’un sentiment »18. Le principe de l’« instabilité de l’homogène » ramène toute réflexion scientifique à la notion d’évolution, entendue comme « un changement partant d’une forme moins cohérente pour aller à une forme plus cohérente, par suite de la dissipation du mouvement et de l’intégration de la matière. C’est la marche universelle que suivent les existences sensibles, individuellement et dans leur ensemble, durant la période ascendante de leur histoire. Tels sont les caractères des premiers changements que l’univers a dû traverser, comme aussi les derniers changements opérés dans la société et les produits de la vie sociale. Partant, l’unification marche simultanément dans diverses voies »19. Entraîné dans une évolution universelle, chaque être et espèce sera supposé marcher, selon un rythme graduel et linéaire, vers un état idéal de bonheur correspondant à l’adéquation parfaite entre l’être et son environnement20. 1.1.2. La Psychophysiologie évolutionniste philosophie évolutionniste spencérienne s’enracine dans une psychophysiologie qui pose la continuité du biologique et du psychique21, la psychologie ne pouvant, selon Spencer, s’élever au rang de véritable science qu’en adoptant les présupposés et les méthodes de la biologie22. Comme science des 18 Lois de persistance de la force et de redistribution constante de la matière et du mouvement s’appliquent universellement aux phénomènes physiques et mécaniques, mais « y compris à ceux de l’esprit et de la société », car l’alternative est simple, « ou bien il faut admettre que les forces mentales, aussi bien que les forces corporelles, sont en corrélation de quantité avec certaines forces qui se dépensent pour les produire, et avec certaines forces qu’elles suscitent, ou bien il faut admettre que rien ne peut devenir quelque chose et quelque chose devenir rien. Il faut choisir, ou nier la persistance de la force, ou admettre que tout effet physique ou psychique est le produit de forces antécédentes, et que de quantités données de ces forces, il ne peut provenir ni plus ni moins d’effets physiques ou psychiques »SPENCER, Premiers principes (1862), p. 237, 293. 19 Herbert SPENCER, Premiers principes (1862), p. 349. 20 En effet, estime Spencer, « une autre raison vient encore appuyer notre conclusion, c’est le progrès graduel vers l’harmonie, entre la nature mentale de l’homme et les conditions de son existence. Après avoir trouvé que l’on peut déduire de ce principe dernier les caractères de l’évolution, nous en tirons finalement une raison de croire que l’évolution ne peut se terminer que par l’établissement de la plus grande perfection et du bonheur le plus complet », Ibid., p. 555. 21 Dès 1851, Spencer esquisse un schéma évolutionniste et psychophysiologique du progrès de la liberté humaine à partir d’hypothèses lamarckiennes Voir Herbert SPENCER, Social Statstics, or the Conditions Essential to Human Happiness, 1851. 22 « La psychologie est une partie de la biologie et doit être absorbée par elle », déclare Spener, dans Principes de psychologie (1855), traduction française de Théodore Ribot et Alfred Espinas, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1874, p. 134. 183 phénomènes psychiques, la psychologie doit se construire comme une « psychophysiologie » prenant pour postulat de départ qu’il existe une corrélation déterminante entre la structure organique des êtres et leurs états psychiques23. Elle aura pour objet d’étudier les changements d’états de conscience saisis à partir des variations biologiques de l’organisme, afin de déterminer la « loi de leur succession »24. Dans une logique évolutionniste, la psychologie éclairera ces phénomènes d’adaptation internes de l’organisme aux modifications externes de l’environnement qui définissent le progrès, selon un postulat d’« ajustement continu » de l’organisme aux variations du milieu25. « C’est ainsi, résume Spencer, que nous voyons comment la correspondance entre les changements internes et les rapports externes doit devenir de plus en plus complète. L’ajustement continu des activités vitales aux activités du milieu doit devenir plus précis et complet. La vie doit devenir plus haute et le bonheur plus grand : cela doit être, parce que les relations internes sont déterminées par les relations externes»26. 1.1.3. Éthique évolutionniste et sociologie : une conception organiciste du social Dans une logique biodéterministe stricte, la « philosophie synthétique » rejette toute doctrine rationaliste du libre arbitre. La causalité biologique exclut toute idée d’autodétermination de la volonté, l’individu n’ayant pas la liberté de désirer ou de ne pas désirer. Spencer tient ainsi la doctrine du libre arbitre des métaphysiciens des Lumières pour une « illusion subjective » en contradiction avec les lois de l’évolution, le « moi » n’étant qu’un certain état biophysique de la conscience. L’indétermination et l’irrégularité apparentes des actions ne seraient qu’une « illusion résultant de l’extrême complication des forces en action »27, car « les changements psychiques ou subissent une loi ou n’en subissent pas (…). S’ils se conforment à une loi, il ne 23 Fondée sur la loi de « correspondance invariante » entre états internes et externes de l’organisme, elle établira la continuité entre psychologie subjective et psychologie objective, où la distinction entre vie psychique et vie physique ne paraîtra plus que comme une différence de rythme et non de nature, la première se démarquant de la seconde par le seul fait qu’elle présente des « changements qui ne sont que successifs et simultanés », Ibid., p. 428. 24 Ibid., p. 429. 25 La physiologie étudiera les modifications anatomiques impliqués dans cette évolution, tandis que la psychologie, seconde branche de la biologie, analysera les phénomènes structurels internes témoignant de l’ajustement de l’organisme à son environnement et, en particulier, les modifications touchant aux instincts, aux sentiments et aux conceptions mentales, Herbert SPENCER, Principles of Biology (1864-1867), vol. I, New York, Appleton, 1891, p. 98-100. 26 Herbert SPENCER, Principes de psychologie (1855), p. 546-547. 27 Herbert SPENCER, Principes de psychologie (1855), p. 543-545. 184 peut rien exister de tel que le libre arbitre »28. Pour la science évolutionniste, admettre la doctrine du libre arbitre c’est renoncer à faire de l’éthique une science positive, ce qui suppose de faire apparaître la nature psychophysiologique des jugements éthiques, d’éclairer les « connexions causales » par lesquelles conduites et préférences morales se rattachent à un état particulier de la structure organique de l’exécutant, l’éthique obéissant aussi à cette loi de la « persistance de la force » par laquelle « les principes moraux doivent se conformer à des nécessités physiques »29. L’éthique évolutionniste spencérienne commande une vision organiciste du social. « Une société est un organisme », affirme Spencer, constatant une « analogie étroite » entre la structure organique des êtres vivants et la structure sociale. La même propension à progresser de l’homogène à l’hétérogène, de l’uniforme au multiforme par différenciation et spécialisation des parties élémentaires, rapproche organismes et sociétés30. Dans chaque cas, cette complication structurelle s’accompagne d’une dépendance mutuelle accrue des éléments ou organes constitutifs. Cet organicisme social est la base pour Spencer de la division du travail conçue comme phénomène initialement biologique procédant d’une division physiologique du travail31. Une sociologie évolutionniste aura alors pour objet d’étudier les phénomènes « superorganiques » propres aux agrégats sociaux afin d’établir les lois d’évolution des sociétés. Elle s’attachera à montrer comment l’accroissement de la taille des agrégats sociaux s’accompagne d’une complexification de leur structure, selon un double processus d’intégration et de différentiation des parties32. C’est ensuite que le sociologue évolutionniste procèdera 28 Ibid., p. 546. Dans un refus de la philosophie des Lumières, Spencer interprète l’« Intelligence » et le « Bonheur », non comme des produits d’un esprit rationnel, mais comme des processus mécaniques et naturels excluant toute intervention délibérée de la conscience humaine. 29 SPENCER Herbert, The Data of Ethics (1879), dans The Principles of Ethics, vol. I, Indianapolis, Liberty Classics, 1978, p. 79. Ce réductionnisme biologique de la morale est la seule hypothèse admise par Spencer pour envisager la relativité des jugements. Celle-ci dériverait non d’un pluralisme raisonné, mais de la loi de corrélation psychophysiologique entre état organique et émotions, la variabilité des peines et des plaisirs éprouvés par un individu découlant de l’état de son système nerveux, l’appréciation du bien et du mal ne dépendant donc pas d’un système métaphysique, mais du genre et du degré des émotions ressenties sur un spectre se déclinant selon un axe allant du plaisir à la douleur, Ibid., p. 211. 30 Sur la conception organiciste de la société chez Spencer, voir Robert BIERSTEDT, The Making of Society, New York, Modern Library, année ?, p. 253-273. 31 Ce schéma évolutionniste sert à Spencer pour expliquer le développement de toutes les institutions – politiques, ecclésiastiques, domestiques, industrielles. Herbert SPENCER, Principes de sociologie (1882-1898), vol. II, Paris, Félix Alcan, 1896, p. 22. 32 La différentiation est la condition, selon Spencer, de survie des organismes sociaux dans la « lutte pour l’existence ». Il note paradoxalement qu’au sein des agrégats sociaux la différentiation des fonctions, si elle engendre une dépendance mutuelle croissante entre les éléments, s’accompagne aussi d’un progrès de l’individualisme. Progrès de la différentiation et de l’interdépendance auraient 185 à la classification des types sociaux à partir de deux types de critères – type de régulation interne et degré de complexité33. 1.1.4. Évolutionnisme et racisme : du biologique au social Les implications de l’évolutionnisme spencérien pour la pensée racialiste sont importantes. La « philosophie synthétique » systématise l’opposition entre races « civilisée » et « primitive » dans une psychophysiologie comparée des races humaines. Selon Spencer, les inégalités culturelles entre races correspondent en effet à des degrés variés de progrès psychophysiologique, en vertu du postulat que « toutes choses égales, les types d’organismes les moins développés demandent moins de temps pour arriver à leur forme complète que les types les plus développés ; et cette différence, évidente quand on compare l’homme aux animaux les plus inférieurs, se retrouve quand on compare les diverses races humaines entre elles. Il y a lieu de la rapporter à une différence de développement cérébral (…) l’intelligence primitive, relativement simple, se développ[ant] plus rapidement et attei[gnant] de meilleure heure ses limites »34. La loi de corrélation psychophysiologique oriente cette « psychologie différentielle » des races humaines qui prétend envisager les « degrés d’évolution mentale des différents types humains » selon deux critères : la « masse mentale » – volume et densité du cerveau – et la « complexité » des manifestations mentales ou psychiques35. Pour l’anthropologie évolutionniste, c’est la quantité d’énergie engagée dans les phénomènes mentaux et attestant de la puissance cérébrale d’une race, qui permettra dès lors de distinguer les races supérieures – ou « civilisées » – des races pour effet de rendre les sociétés complexes plus vulnérables et fragiles que les sociétés primitives protégées par une forte homogénéité. La préservation de la cohésion de la société requerrait alors la mise en place de « systèmes de régulation » assurant le contrôle et la nécessaire coordination des parties. Voir The Study of Sociology, 7e éd., Londres, Paul Kegan, 1878, (1873). 33 De ces critères Spencer dérive deux types sociaux spécifiques : la société de type « militaire » dans laquelle la coercition assure la coordination sociale, déterminant une forte fixité des rangs et des statuts, et la subordination de l’individu à l’État. Sociétés belliqueuses, agressives, les sociétés militaires s’opposent aux sociétés dites « industrielles » où la coordination sociale relève d’une coopération volontaire, des contrats et des règles de justice régissant les relations. Sociétés industrielles, pacifiques, elles se caractérisent par une liberté et une mobilité plus importantes des individus, l’État étant ici subordonné aux individus. Sur les types sociaux militaire et industriel dans la sociologie de Spencer, voir Jean CAZENEUVE, « Société industrielle et société militaire selon Spencer », Revue française de sociologie, vol. II, 2, 1961. 34 Herbert SPENCER, Principes de sociologie (1882-1898), vol. II, Paris, Félix Alcan, 1896, p. 75, 132. 35 En effet, il existe, selon Spencer, une corrélation constante entre l’intensité et la complexité des phénomènes psychiques et la structure et la masse du cerveau. Cette corrélation vaut pour les différences observées entre les races, mais aussi, note Spencer, pour expliquer les différences entre sexes. 186 inférieures – ou « primitives »36. Ces mêmes aptitudes psychoraciales, déterminées par un rapport constant entre masse cérébrale et activité psychique, limiteront les possibilités de progrès social et moral de chaque race. L’évolutionnisme spencérien renouvelle ainsi les hiérarchies des anthropologues polygénistes37. La pensée racialiste spencérienne opère une synthèse entre transformisme lamarckien et évolutionnisme darwinien38. Cette alliance de Lamarck et de Darwin permet à Spencer de définir deux types de variation : des variations « directes », relevant du principe d’adaptation lamarckien « primaire et toujours agissant » ; des variations « indirectes », référées au mécanisme darwinien de la sélection naturelle ou de la « survie du mieux adapté », qualifié de « dérivé et secondaire ». Ces deux types de variation répondent à un principe d’équilibre : équilibre de l’organisme individuel par modification des structures et des fonctions internes induites par les facteurs externes (« adaptation ») ; équilibre de l’espèce par la multiplication des individus les mieux adaptés et destruction des individus tarés au moyen de la sélection naturelle (« survie du mieux adapté »)39. Sans se ranger à une pensée fixiste, doctrine qu’il qualifie d’« obscurantiste », Spencer admet un certain « degré de fixité » dû à la lenteur des modifications de structure qui exigent toujours l’action d’une force constante et puissante40. La loi de l’hérédité des caractères acquis lui apparaît en outre comme une évidence dont « les meilleurs exemples (…) sont fournis par la race humaine »41. Convaincu de l’inégalité des races, Spencer 36 En effet, « les races dominantes surpassent, estime Spencer, les races inférieures principalement en vertu de la plus grande quantité d’énergie avec laquelle la masse mentale se manifeste ». L’infériorité des races « primitives » – noire, asiatique ou indienne – se concevra comme une « déficience » dans le rapport entre la densité des manifestations mentales et la masse du cerveau, cause d’une complexité inférieure des phénomènes psychiques, Ibid., p. 352-353. 37 De fait, lorsqu’il classe les races en types psychologiques, Spencer renouvelle la vision fixiste et les stéréotypes des anthropologues polygénistes. Pour décrire les types psychologiques des races sauvages ou « semi-civilisées », il invoque ces récits de voyageurs et d’explorateurs témoignant, selon lui, de la « rigidité » des structures mentales, de l’irrégularité des manifestations psychiques, de la défaillance de leur capacité d’attention, de la variabilité et de leur impulsivité émotionnelles, etc. etc., des races inférieures, Ibid., p. 365-367. 38 Sur l’origine des différences raciales, Spencer adopte en effet le principe lamarckien de l’hérédité des caractères acquis. Cet héritage lamarckien est clairement assumé dans ses Principes de biologie où il déclare que « la structure de tout organisme est le produit d’une série infinie d’actions et de réactions auxquelles tous les organismes ancestraux ont été exposés », Principles of Biology (18641867), vol. I, New York, Appleton, 1891, p. 199. 39 Dans tous les cas, insiste Spencer, « le changement adaptatif des fonctions est la cause première et toujours agissante de ces changements de structure qui constituent les variations ; la variation « spontanée » est dérivée et secondaire », Ibid., p. 272. 40 En effet, précise Spencer, « une cause de variation agissant même pendant plusieurs générations, « ne pourra altérer de façon permanente l’équilibre organique d’une race que de façon limitée », Ibid., p. 247. 41 Ibid., p. 247. 187 réprouve en 1896 le mélange des types ethniques, l’hybridité étant jugée cause d’inadaptation et de déséquilibre42. La conception évolutionniste des inégalités raciales va s’imposer en force dans l’anthropologie américaine à la fin du 19e siècle. Pour l’anthropologie, et pour les sciences sociales naissantes, l’évolutionnisme spencérien offre une explication intégrale des faits sociaux et culturels. Pour les penseurs racistes, la « philosophie synthétique » semble ouvrir la voie à un gouvernement éclairé des hommes permettant de traiter chaque individu en fonction des qualités avérées de sa race et de « rationaliser nos méthodes perverses d’éducation, et ainsi d’élever la puissance intellectuelle et morale »43. 1.1.5. Spencérisme ou darwinisme social ? La passerelle élevée par la « philosophie synthétique » entre le biologique et le social fait de l’évolutionnisme spencérien une véritable sociobiologie, appelée aussi « darwinisme social », une doctrine fondée sur l’extrapolation au monde social des lois darwiniennes de la sélection naturelle et de la lutte pour la survie. Sur la paternité du « darwinisme social », que d’aucuns attribuent soit à Darwin soit à Spencer, une polémique perdure depuis 1945 dans une « cacophonie épistémologique »44. Aux chercheurs plaidant pour une distinction nette entre darwinisme « scientifique » et darwinisme « social »45, décrit comme une « trahison » 42 Il note, en effet, que « le mélange de races humaines extrêmement différentes, produit un type mental de valeur inférieur – un esprit adapté ni au type de vie de la race supérieure, ni à celui de la race inférieure – un type incapable d’ajustement à toutes conditions de vie », Herbert SPENCER, Principes de sociologie (1882-1898), vol. II, Paris, Félix Alcan, 1896, p. 359. 43 Ibid. 44 Selon la formule Jean-Marc BERNARDINI, Le darwinisme social en France (1859-1918), Paris, CNRS, (coll »CNRS Histoire »), 1997, p.18. 45 La thèse de la « trahison » a été défendue, en France, par Patrick Tort et Yvette Conry. Tort voit dans le darwinisme social une « trahison idéologique », un détournement de la pensée darwinienne. Selon Tort, le darwinisme social serait plus justement appelé « spencérisme social » et reposerait sur un quiproquo, car l’existence dans la pensée darwinienne de « l’effet réversif » ou le « passage dialectique de la nature à la civilisation » – le progrès des instincts sociaux et de la sympathie contribuant au développement de la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle –, loin de justifier la guerre de tous contre tous agirait dans le sens d’une extension de la sociabilité, de la moralité et de la solidarité entre les hommes. Tort juge, en outre, que le discours de Darwin dans La Descendance de l’homme, n’est « jamais axiologique », de sorte qu’« aucune sociologie inégalitaire, ou sélectionniste, aucune politique d’oppression raciale, aucune idéologie discriminatoire ou exterminatoire, aucun organicisme enfin ne peuvent être légitimement déduits du darwinisme », Patrick TORT, La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier Montaigne, 1983, p. 165, 187 et 193, 313. Pour Yvette Conry, il faut dégager les théories darwiniennes de L’Origine des espèces de leurs interprétations malthusiennes et spencériennes, simples « greffons idéologiques » non déductibles d’un savoir biologique, même si Darwin a contribué à alimenter la confusion dans La Descendance de l’homme, ouvrage « déviationniste » par rapport à la théorie darwinienne, visiblement « surdéterminé » par le contexte culturel et idéologique de production. L’accusation de darwinisme social portée contre Darwin ne saurait être qu’« abusive », sauf à confondre 188 des intentions darwiniennes, s’opposent ceux tenant Darwin pour premier responsable de cette perversion idéologique de la théorie de la sélection naturelle46. Le darwinisme social va avoir une influence décisive dans l’orientation biologique et raciale de la pensée sociale à la fin du 19e siècle. Avec la diffusion de cette doctrine sociobiologique concevant les relations sociales et l’histoire comme le produit d’une lutte acharnée entre individus et groupes régulée par le principe de la « survie du plus apte » (survival of the fittest), c’est une vision bioraciale des identités et des rapports humains qui va s’imposer dans les sciences sociales, selon l’hypothèse que « tout type qui est le mieux adapté à ses conditions d’existence (…) a un taux de reproduction qui lui assure une tendance à prédominer. La survie du plus apte, agissant seule, tend toujours au remplacement des espèces inférieures par des espèces supérieures »47. Pour Spencer et ses disciples anglo-saxons et français, le darwinisme social va servir non seulement de paradigme explicatif des sociétés humaines, mais par suite de justification idéologique aux inégalités sociales et l’anthropologie et la morale darwiniennes et l’idéologie élitiste et réactionnaire qu’en a produit la sociologie de Spencer, Yvette CONRY (dir.), De Darwin au darwinisme : science et idéologie, Paris, Vrin, 1983, p. 167-186. Pour des défenseurs de cette thèse aux États-Unis, voir James Allen Rogers pour lequel il n’y a pas de continuité entre les théories biologiques de Darwin et ses positions idéologiques, ni le malthusianisme ni le spencérisme imprégnant sa pensée sociale n’étant indispensables à la validité des théories biologiques, James Allen ROGERS, “Darwinism and Social Darwinism”, Journal of the History of Ideas, 33, 2, avril-juin 1972, p. 275-278 même si les emprunts de Darwin à la pensée sociale de son temps (Spencer, Malthus), ont rendu difficile la dissociation entre ses théories biologiques et ses préférences idéologiques, et nourrit la croyance en l’équivalence du progrès biologique et du progrès social ; voir aussi Robert C. Bannister, qui considère le darwinisme social comme le produit d’un « mésusage » du darwinisme auquel aucune « logique politique et sociale » ne peut être associée avec certitude, Robert C. BANNISTER, Social Darwinism : Science and Myth in Anglo-American Social Thought, Philadelphie, Temple University Press, 1979, p. 33. 46 Parmi les auteurs français de l’implication darwinienne, citons Colette Guillaumin, pour laquelle les notions de sélection naturelle et de lutte pour la survie seraient devenues « le lieu privilégié et l’expression des options politiques et idéologiques » chères à Darwin penseur bourgeois, Colette GUILLAUMIN, « Préface » à Charles DARWIN, L’Origine des espèces, Paris, Maspero, 1980, p. 28 ; ainsi que Lucien Sfez jugeant que la philosophie évolutionniste de Darwin, en procédant à la naturalisation des rapports sociaux, aurait véritablement ouvert la voie à une « éthique de l’inégalité », Lucien SFEZ, Leçons sur l’égalité, Paris, Presses de la FNSP, 1984, p. 198. Pour les Etats-Unis, John C. GREENE souligne que, loin d’être celle d’un pur esprit scientifique dénué de préjugés, la pensée de Darwin était saturée « des idées dérivées de sa culture » anglo-saxonne et bourgeoise, ainsi que, pour La Descendance de l’homme, du spencérisme ambiant de la société britannique, avec lequel le darwinisme scientifique partagerait une même « vision du monde » fondée sur une philosophie mécaniste et matérialiste. Voir John C. GREENE, Science, Ideology and Worldview: Essays in the History of Evolutionary Ideas, Berkeley, University of California Press, 1981, p. 121-122, 151. Voir aussi Mike Hawkins à propos du caractère « intrinsèquement social » du darwinisme, Mike HAWKINS, Social Darwinism in European and American Thought, 1860-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 14-15, 36. 47 La formule « survie du plus apte » est forgée par Spencer en 1852, dans ses Principes de biologie, dans le cadre d’une réflexion sur le social et les différences entre races « primitives » et « civilisées ». Spencer y définit le mécanisme de la « survie du plus apte » comme « un processus qui a toujours existé, qui se poursuit aujourd’hui et qui ne cessera jamais d’opérer », répondant au principe d’« équilibre » – indirect – du schéma évolutionniste, Principles of Biology (1864-1867), vol. II, New York, Appleton, 1891, p. 478. 189 raciales48. Pour Spencer, le principe universel de lutte pour la survie du mieux adapté, avec son corollaire – la destruction des individus « inaptes » – détermine la survie des races et des sociétés49. C’est cette loi qui permet d’affirmer que « la vigueur moyenne » d’une race ou d’une société « diminuerait si le malade et le faible pouvaient normalement survivre et se reproduire », mais aussi d’espérer que la destruction de ceux-ci « en raison de leur échec à remplir les conditions de la vie, laisse la place derrière eux à ceux qui sont capables de répondre aux exigences de la vie et maintient l’adaptabilité moyenne de la race aux nécessités de l’existence »50. Aux Etats-Unis, et en France dans une moindre mesure, le darwinisme social va servir d’argument aux adversaires de l’égalité entre races, entre immigrés et nationaux, pour condamner les politiques d’aides aux plus pauvres51. De Spencer, les partisans de la discrimination raciale vont retenir l’idée que chaque individu en société ne peut recevoir que des « bénéfices » à hauteur de son « mérite » et non « en proportion de son infériorité », toute autre conception de la justice étant jugée « fatale à l’espèce ». De Spencer, les anthropologues raciaux retiendront aussi l’idée que « l’espèce dégénérée se révèl[e] impuissante à préserver sa place face aux espèces antagoniques et concurrentes »52. 48 Sur le « darwinisme social » et ses précurseurs, Mike HAWKINS, Social Darwinism in European and American Thought, 1860-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 71 ssq. 49 C’est la pression démographique qui est, estime Spencer, dans une logique malthusienne, la cause de la lutte pour l’existence. La lutte n’est pas seulement la cause des variations et des adaptations, mais la condition du progrès biologique et social de l’humanité. Pour Spencer, l’état de guerre serait ainsi aux sociétés humaines ce que la prédation est au monde animal où elle assure la survie du plus apte et le progrès. 50 Herbert SPENCER, Principles of Biology (1864-1867), vol. I, New York, Appleton, 1891, p. 444. Pour les tenants du darwinisme social, la lutte entre individus en société ne serait que la perpétuation sous d’autres formes – économiques – de l’éternelle « guerre des races » (Louis GUMPLOWICZ, Lutte des races, Paris, Librarie Guillaumin, 1893), dont « le processus de purification » qu’elle garantit, se prolonge « par une guerre industrielle – par une compétition entre sociétés au cours de laquelle le meilleur, d’un point de vue physique, psychique et intellectuel, se propage le plus et laisse le moins apte disparaître graduellement, conséquence de son impuissance à laisser une postérité suffisamment nombreuse », Herbert SPENCER, The Study of Sociology, 7e éd., Londres, Paul Kegan, 1878, (1873), p. 199. 51 Nulle philanthropie ou charité mal comprises ne devant « neutraliser » la destruction des individus « indignes » (unworthy), ni encourager la reproduction des faibles par des mesures de lutte contre la pauvreté et de réduction des inégalités. Selon Spencer, tout interventionnisme de l’État dans la sphère économique serait le prélude au collectivisme et au communisme – un « nouvel esclavage » –, la voie ouverte à une dérive bureaucratique et à un pouvoir despotique. Le darwinisme social de Spencer tend vers une conception « négative » de la liberté des individus. Pour Spencer, en effet, « la liberté dont un citoyen bénéficie doit être mesurée, non au regard de la nature du système de gouvernement sous lequel il vit, que celui-ci soit un gouvernement représentatif ou non, mais en fonction de la relative faiblesse des contraintes qui pèsent sur lui », Herbert SPENCER, “The Man Versus the State” (1884), Political Writings, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 77, 90, 131. 52 Herbert SPENCER, “The Man Versus the State” (1884), p. 127. 190 2. LA DIFFUSION DU PARADIGME EVOLUTIONNISTE EN FRANCE ET AUX D’UNE PENSEE BIOLOGIQUE ET RACIALISTE DU SOCIAL 2.1. ETATS-UNIS ET LA NAISSANCE Spencérisme et néo-lamarckisme aux Etats-Unis à la fin du 19e siècle Publié aux États-Unis en 1860, l’Origine des espèces trouve vite de nombreux partisans dans les rangs des savants et philosophes universitaires (John Fiske, Asa Gray, Edward L. Youmans, William Barton). Au cours des années 1860 les recherches d’inspiration darwinienne restent rares, mais l’année 1873 marque un tournant avec la publication dans la revue The Popular Science Monthly d’une contribution du philosophe John Fiske, l’auteur y invoquant l’autorité de l’évolutionnisme darwinien contre les « traditions désuètes » des anthropologues polygénistes53. Peu après, un débat à la Boston Society of Natural History marque la prise du pouvoir dans les sciences naturelles de la thèse évolutionniste au détriment des théories créationniste et fixiste54. La diffusion des théories darwiniennes va être alors si puissante que les États-Unis vont vite s’imposer comme « le pays darwinien » par excellence55. L’audience des idées darwiniennes déborde le champ des sciences naturelles, irriguant l’ensemble des sphères intellectuelles de la société américaine malgré l’hostilité des autorités religieuses56. Le succès, mais aussi les malentendus marquant la réception des théories darwiniennes aux Etats-Unis, sont vraisemblablement dus au fait que leur diffusion a transité par les travaux de Spencer, grand vulgarisateur du darwinisme. Dans la période 1880-1890, l’ouvrage de Spencer Data of Ethics (1879) figure, avec La Descendance de l’homme (1871) de Darwin, parmi les livres les plus lus aux EtatsUnis. La lecture spencérienne de l’œuvre darwinienne séduit les savants américains 53 Fiske vise en particulier la théorie des « centres de création » d’Agassiz, à laquelle il oppose la théorie darwinienne, qualifiée d’« édifice théorique le plus puissant que l’observation et la déduction aient livré depuis Newton ». Fiske loue Darwin d’avoir arraché la biologie et l’anthropologie de cet âge « barbare et ignorant » où des savants « bornés » et une « métaphysique obscurantiste » les avaient reléguées, John FISKE, « Agassiz and Darwinism », The Popular Science Monhtly, 3, 1873, p. 692705. 54 Edward J. PFEIFFER, article « United States », dans GLICK Thomas F. (Ed.), The Comparative reception of Darwinism, Chicago, University of Chicago Press, 1988, p. 195. 55 Richard HOFSTADTER, Social Darwinism in American Thought, 1860-1945, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1945, p. 4. 56 Paradoxalement, les arguments théologiques sont relativement peu présents dans les débats entourant la diffusion des théories darwiniennes aux Etats-Unis. Selon Pfeiffer, cela s’expliquerait par le monogénisme apparent de Darwin qui permettait de concilier fidélité à la religion et évolutionnisme. Les réserves des Églises visaient en outre davantage l’idée de sélection naturelle que le principe même de l’évolution. Enfin, la découverte des thèses darwiniennes s’est opérée dans une phase de sécularisation de la pensée scientifique. Voir Edward J. PFEIFFER, art. cit., p.182. 191 autant par sa capacité à réaliser la synthèse entre biologie, psychologie et sociologie entrevue par Darwin, que par l’ambition quasi religieuse de sa « philosophie synthétique ». L’influence de la pensée spencérienne sur les sciences américaines contribue à l’acclimatation des idées darwiniennes, jugées souvent hérétiques, en les enveloppant d’une théorie lamarckienne plus acceptable. Considéré comme le « père de la biologie néo-lamarckienne », Spencer concourt largement par son interprétation de l’œuvre darwinienne à la réhabilitation à la fin du 19e siècle d’une vision héréditaire des caractères physiques et psychiques dans les sciences naturelles et sociales57. Après le déclin du « darwinisme social » dans les sciences sociales, c’est d’ailleurs le néo-lamarckisme qui va permettre de maintenir le lien entre pensée biologique et pensée sociale. Anthropologie, psychologie, mais aussi sociologie, trouveront alors dans le néo-lamarckisme un schéma d’explication conforme à la théorie évolutionniste en expliquant les caractères et les actes des individus comme des réponses de l’organisme aux changements environnementaux58. À la fin du 19e siècle, les néo-lamarckiens sont désormais plus nombreux que les darwiniens dans les sciences naturelles et sociales américaines. Le modèle évolutionniste néo-lamarckien ou spencérien va constituer pour les sciences anthropologique, psychologique et sociologique un paradigme dominant pour l’analyse de divers problèmes, en particulier pour la « question raciale ». Les notions d’adaptation et de transmission des caractères acquis apportent une explication adéquate à la formation des caractères raciaux et de leur perpétuation, orientant largement les discussions sur le « problème noir »59. Sur la question des origines et du devenir des différences raciales, la majorité des anthropologues américains adoptent à la fin du 19e siècle le modèle néo-lamarckien, l’anthropologie évolutionniste perpétuant la croyance en l’existence de corrélations fixes entre 57 Voir sur le renouveau du lamarckisme dans les sciences sociales américaines dans les années 1890, George W. STOCKING, Jr. Race, Culture, and Evolution. Essays in the History o Anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 1982, p. 240 ssq. Selon Stocking, ce retour à la pensée lamarckienne, avec son accent mis sur l’adaptation comme facteur explicatif des variations, offre une alternative aux adversaires de l’évolutionnisme darwinien et de la sélection naturelle. L’hypothèse néo-lamarckienne aurait été plus compatible avec la tradition judéo-chrétienne et aurait permis aux savants soucieux de concilier évolution et théologie d’échapper à l’athéisme des idées darwiniennes. L’idée spencérienne d’une « Force Inconnue » opérant derrière le mécanisme de l’évolution, offrait de ce point de vue une sorte de caution « théologique ». 58 En mettant l’accent sur l’influence de l’environnement, naturel ou social, comme facteur de variation, le néo-lamarckisme dispensait de tout expliquer par la sélection naturelle et la concurrence vitale, Hamilton CRAVENS, The Triumph of Evolution: The Heredity-Environment Controversy in American Science, 1900-1941, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1978 p. 35. 59 George W. STOCKING, Jr., op. cit., p. 237. 192 caractères physiques et mentaux utilisées pour bâtir des classifications raciales répondant à une logique évolutionniste60. La généralisation du schéma néolamarckien à l’ensemble des sciences sociales permettra de rendre compte des différences physiques et mentales des races (anthropologie, psychologie), mais aussi de prévoir les comportements en société des individus. Ainsi, à la fin du 19e siècle, si le référentiel théorique a changé, les présupposés philosophiques et éthiques de l’anthropologie évolutionniste demeurent ceux de la pensée polygéniste : causalité biologique, inégalité et hiérarchie des races. Aux États-Unis, les partisans de la discrimination et de la ségrégation raciales, les chantres de l’eugénisme et les défenseurs de l’identité « anglo-saxonne », vont puiser dans la pensée évolutionniste et ses dérivés des arguments pour renouveler l’idéologie raciste61. 2.2. Évolutionnisme, darwinisme et positivisme en France. L’état du débat entre 1850 et 1890. 2.2.1. Positivisme et pensée racialiste En France, la découverte des théories darwiniennes dans la seconde moitié du 19e siècle s’opère sur fond de divisions du champ intellectuel français en trois courants matérialiste, positiviste et spiritualiste. Des conceptions philosophiques divergentes sur la nature de l’homme, les relations entre l’âme et le corps, le statut de la science ou l’attitude à tenir à l’égard des institutions et des pouvoirs en place séparent ces courants62. Adversaires, matérialistes et positivistes se rejoignent cependant dans une opposition commune aux doctrines spiritualistes de l’Église favorisées par le Second Empire. La libéralisation du régime bonapartiste à partir de 1863, l’assouplissement du contrôle imposé aux universités et aux milieux librespenseurs, la sécularisation des savoirs et la modernisation de l’enseignement 60 John S. HALLER, Outcasts from Evolution. Scientific Attitudes of Racial Inferiority, 1859-1900, Urbana, Ill., University of Illinois Press, 1971, p. 94. 61 Ibid., p. 152, ainsi que Lee D. BAKER, From Savage to Negro : Anthropology and the Construction of Race, 1896-1954, Berkely, University of California Press, 1998, p. 3. 62 Positivistes et matérialistes sont, sous le Second Empire, au cœur des combats pour la défense de la libre pensée contre la censure. Le groupe des médecins positivistes formé autour d’Émile Littré, Charles Robin et Claude Bernard, cofondateurs en 1848 de la Société de biologie, se présente en héritier du positivisme de Comte, décédé en 1857. Le groupe dit du « matérialisme scientifique », formé au début des années 1860, rassemble des représentants des milieux républicains libres penseurs, anticléricaux, socialistes et révolutionnaires autour d’une conception de l’engagement intellectuel plus polémique que celle des positivistes. 193 supérieur, ouvrent une ère de renouveau des universités propice à la diffusion des théories évolutionnistes63. La diffusion des théories évolutionnistes a d’une certaine façon bénéficié des efforts déployés par les médecins positivistes pour imposer une conception « positive » de l’esprit humain. Le Dictionnaire de médecine, publié en 1863 par Littré et Robin, véritable manifeste de la libre pensée, avance en effet contre le dualisme de la doctrine chrétienne une définition biodéterministe de l’« âme »64. Ce ralliement à une conception biologique de l’esprit humain doit inaugurer pour Claude Bernard et les membres de la Société de biologie l’avènement de l’« âge de la science » et, avec la méthode expérimentale, le triomphe des notions de déterminisme et de loi65. Proclamant l’existence d’une causalité universelle régissant tous les phénomènes, notamment humains, ils assignent au savant le devoir d’en préciser les lois générales en excluant toute discussion sur la question de la nature de l’homme, Dieu ou le libre arbitre, pour ne connaître que des mécanismes psychophysiologiques66. La conception « positive » de l’esprit humain prolonge les présupposés épistémologiques de la « physique sociale » comtienne, qui comme la « philosophie synthétique » spencérienne, a des implications anthropologiques, voire racialistes, évidentes. La « sociologie positive » de Comte s’enracine de fait dans une vision psychophysiologique de l’esprit humain, l’« esprit positif » prétendant « systématiser autant que possible, toute l’existence humaine, individuelle et surtout collective, contemplée à la fois dans les trois ordres de phénomènes qui la caractérisent, pensées, sentiments et actes ». Aucune manifestation de l’existence humaine ne doit 63 George WEISZ, « Le corps professoral de l’enseignement supérieur et l’idéologie de la réforme universitaire en France, 1860-1885 » Revue française de sociologie, 18, 2, 1977, p. 201-232. 64 Pour les positivistes l’« âme » n’est que « l’ensemble des fonctions du cerveau ou innervations encéphaliques, c'est-à-dire la perception, tant des objets extérieurs que des sensations intérieures ; la somme des besoins, des penchants qui servent à la conservation de l’individu et de l’espèce et aux rapports avec les autres êtres ; les aptitudes qui constituent l’imagination, le langage, l’expression ; les facultés qui forment l’entendement, la volonté ». Émile LITTRÉ, Charles ROBIN, Dictionnaire de médecine, 1863, cité par Alain PETIT, « Positivisme, biologie, médecine : Auguste Comte, Émile Littré », actes du colloque L’épistémologie des savants dans la seconde moitié du 19ème siècle, Genève, 1997. 65 Croire en la science, d’après Bernard, c’est opposer le déterminisme au scepticisme, c’est admettre qu’il existe un « rapport absolu et nécessaire des choses, aussi bien dans tous les phénomènes propres aux êtres vivants que dans tous les êtres ». Les théories scientifiques ne sont pas pour le savant des « vérités immuables », mais il doit accepter l’existence du déterminisme comme un « principe absolu de la science (…) dans la recherche de la vérité », Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Paris, Flammarion, 1984, p. 68-69, 71-73. 66 Comme Bernard l’écrit, sur la question des phénomènes psychiques, « malgré leur nature merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est impossible, selon moi, de ne pas faire entrer les phénomènes cérébraux, comme tous les autres phénomènes des corps vivants, dans les lois d’un déterminisme scientifique », Ibid., p. 304. 194 échapper aux lois du déterminisme attestant de « l’immuable nécessité extérieure » à laquelle individus et sociétés sont soumis67. Guidée par cette vision biodéterministe, la « sociologie positive » doit « constituer directement l’unité humaine sur cette base objective désormais inébranlable », en observant dans l’étude des individus comme des sociétés, ce « grand dogme » en vertu duquel « tous les évènements réels, y compris ceux de notre propre existence individuelle et collective, sont toujours assujettis à des relations naturelles de succession et similitude, essentiellement indépendantes de notre intervention » et répondent à des « lois invariables »68. La sociologie organiciste de Comte procède d’une vision biodéterministe de la nature humaine et des rapports entre individu et société. À la base de la « religion positive » (Cours de philosophie positive), on trouve en effet une « théorie cérébrale » de la nature humaine (46e leçon)69 présentée comme le moyen de résoudre « la lutte fictive entre la nature et la grâce » par « l’opposition réelle entre la masse postérieure du cerveau, où résident les instincts personnels, et sa région antérieure où siègent distinctement les impulsions sympathiques et les facultés intellectuelles »70. Sur la question des différences raciales entre groupes humains, Comte opte pour une interprétation évolutionniste saturée de présupposés lamarckiens71. Il admet non seulement l’existence de différences raciales mais les 67 Auguste COMTE, Système de politique positive, ou Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité (1852-1854), Paris, Anthropos, vol. 1, 1969, p. 8. Rappelons que l ’« esprit positif » est une combinaison de la « statistique » – désignant dans la classification des sciences de Comte la connaissance des lois naturelles de l’organisation physiologique et sociale des groupes humains – et de la « dynamique » – ou connaissance des lois historiques de l’évolution sociale. 68 Ibid., p. 24, 27, 47. 69 Cette vision comtienne « positive » de la nature humaine et des rapports entre individu et société emprunte nombre de ses présupposés aux théories phrénologiques de l’allemand Frantz Joseph Gall (1758-1828). 70 Auguste COMTE, Cours de philosophie positive (1830-1842), Œuvres, t. I-VI, Paris, Anthropos, 1970. La conception comtienne de la nature humaine repose clairement sur le postulat de continuité entre « vie végétative », « vie affective » et « vie spéculative ». Chacune de ces activités étant rattachables à des « régions cérébrales » unies par des liaisons dont dépend toute « harmonie vitale ». Telle est, selon Comte, « la base indestructible sur laquelle le fondateur de la religion positive construisit ensuite la théorie systématique du cerveau et de l’âme, quand il institue la sociologie, d’où pouvait seule émaner l’inspiration convenable », Catéchisme positiviste (1891), Paris, GarnierFlammarion, 1966, p. 136-139. 71 En effet, « toute fonction ou structure animale étant perfectible à certains degrés, l’aptitude de tout être vivant à reproduire son semblable pourra dès lors fixer dans l’espèce les modifications suffisamment profondes survenues chez l’individu. De là résulte le perfectionnement, limité mais continu, surtout dynamique et même statique [c'est-à-dire physiologique et anatomique]. Cette haute faculté, qui résume spontanément le double système des lois biologiques, se développe d’autant plus que l’espèce est plus élevée, est dès lors plus modifiable aussi bien que plus active, d’après sa propre complication ». D’après Comte, « la vraie théorie des races humaines » est celle établie par le paléontologue H. de Blainville en 1834 et représentant les « différences [raciales] comme des variétés dues au milieu, mais devenues fixes, même héréditairement », Ibid., p. 121, 257. 195 considère comme d’ordre essentiellement biologique et psychique72. Comte se refuse toutefois à en déduire une hiérarchisation absolue, mais au moins relative, des races, ces distinctions ayant vocation à s’effacer avec l’extension universelle de « l’état positif », ce vaste processus de « régénération humaine »73. 2.2.2. Une alliance entre matérialistes et positivistes pour le triomphe du paradigme évolutionniste dans l’anthropologie française Avec le courant positiviste, le groupe des « matérialistes scientifiques » forme un des pôles influents du champ scientifique sous le Second Empire et un bastion de résistance au spiritualisme et au bonapartisme74. Jusqu’en 1870, les matérialistes scientifiques entretiennent des liens étroits avec le parti républicain et la francmaçonnerie mais la guerre contre l’Allemagne et l’effondrement du régime napoléonien, suivi du rétablissement de la République, prive le mouvement matérialiste de sa raison idéologique. Évènement crucial, le mouvement matérialiste va alors opérer un revirement de stratégie, délaissant les publications militantes pour investir en force les structures scientifiques. En pratique, cette volte-face va se traduire par le ralliement massif des matérialistes à la Société d’anthropologie de 72 D’après Comte, « il n’a pu se développer des différences essentielles et durables qu’envers la prépondérance relative des trois parties fondamentales de l’appareil cérébral, spéculative, active et affective. Telles sont donc nos trois races nécessaires [blanche, jaune et noire], dont chacune est supérieure aux deux autres, ou en intelligence ou en activité, ou en sentiment ». Cette inégalité étant relative, elle « doit les détourner de tout dédain mutuel », Système de politique positive, ou Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité (1852-1854), Paris, Anthropos, vol. 1, 1969, p. 7. En s’étendant à l’humanité, l’« esprit positif » persuadera les races de « l’efficacité de leur intime concours, pour achever de constituer le vrai Grand-Être ». Enfin, quand l’« esprit positif » aura « uniformément assaini la planète humaine, ces distinctions organiques tendront à disparaître, en vertu même de leur source naturelle, et surtout par de dignes mariages », Catéchisme positiviste (1891), op. cit., p. 257. 73 Les critiques de Comte contre les abus d’un matérialisme biologique semblent confirmer qu’il n’accorde pas une importance décisive au déterminisme racial dans l’explication sociologique, s’insurgeant contre ces savants prétendant « tout expliquer en sociologie par des influences purement secondaires de climat ou de race ». Il qualifie ces excès d’« usurpation » et d’« aberration scientifique » dus à « l’ascendant exagéré des méthodes et des doctrines propres au domaine antérieur » (Système de politique positive, ou Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité (1852-1854), vol. 1, p. 51) et critique, en particulier, les théories racistes attribuant pathologies mentales et déficiences morales des races de couleur à leur constitution biologique innée. À l’explication racialiste, il opposait la « réalité » de l’explication par le social, jugeant que « l’étude des maladies cérébrales, soit mentales, soit surtout morales, indique directement l’irrationalité nécessaire des conceptions relatives à l’homme individuel, tant qu’elles ne sont pas étendues systématiquement jusqu’à la vie sociale, qui seule est pleinement réelle », Auguste COMTE, Système de politique positive, ou Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité (1852-1854), vol. 2, p. 567. 74 Organisé autour de plusieurs revues – La Revue encyclopédique, La Libre Pensée, La Pensée nouvelle, L’Encyclopédie générale – ce courant puise sa raison d’être, jusqu’en 1870, dans la lutte contre « la gent bonaparto-légitimo-cléricale », A. LEFÈVRE, La renaissance du matérialisme, Paris, Doin, Marpon et Flammarion, 1881, p. 119. 196 Paris75. La liaison institutionnelle entre matérialisme et anthropologie établie, la Société d’anthropologie de Paris va devenir le principal foyer de diffusion en France des théories évolutionnistes aux sciences sociales76. C’est sous la bannière de l’évolutionnisme que l’unité entre matérialistes et positivistes dans la Société d’anthropologie va s’opérer. Le paradigme évolutionniste va servir d’arme contre le courant spiritualiste (Quatrefages, Saint-Hilaire, Gratiolet) progressivement écarté de la Société d’anthropologie et de la plupart des institutions de la discipline. Cette éviction, achevée dans la décennie 1870, signera la victoire dans l’anthropologie française des thèses évolutionnistes et polygénistes sur le spiritualisme et le dogme monogéniste77. En France, le débat sur la validité des théories évolutionnistes précède cependant de plusieurs décennies la publication de L’Origine des espèces en 185978. Mais, il faut attendre 1862 pour observer une diffusion des théories darwiniennes. Cette « découverte » des thèses de Darwin est en outre devancée par celle des thèses de Spencer et de Huxley, créant initialement une confusion entre darwinisme et darwinisme social79. La traduction de L’Origine en 1862 clôt, selon Yvette Conry, le « temps du mépris » (1859-1862) à l’égard des thèses évolutionnistes, même si les réticences restent fortes80. Dans le champ philosophique, dominé encore par le 75 Laurent MUCCHIELLI, La découverte du sociale. Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découvert, (coll. « Textes à l’appui »), 1998, p. 45. 76 Les transfuges, emmenés par Gabriel de Mortillet (1821-1898), forment un groupe important dont certains représentants vont devenir des piliers de l’anthropologie raciale française. Aux côtés de L. Asseline, A. Bertillon, L. Capitan, R. Collineau, M. Duval, A. Lefèvre on trouve des noms célèbres comme A. Hovelacque, G. Hervé, Charles Letourneau, Jules Soury et H. Thulié. 77 Deux débats à la Société d’anthropologie enregistrent la défaite du camp spiritualiste et monogéniste : l’un, sur « l’Ordre des primates », fut l’occasion pour les partisans de l’ascendance simiesque de l’homme d’imposer leur vues ; le second, sur la question du « Règne humain », ou de l’unité intellectuelle et morale des races humaines, s’achève sur l’approbation du Comité central de la Société, par 11 voix contre 7 des thèses du matérialiste allemand Carl Vogt sur la « microcéphalie » ou anomalie cérébrale supposée attester de la régression de certaines races humaines vers le type simien. Sur la victoire des adversaires du « Règne humain » dans l’anthropologie raciale française, voir Claude BLANCKAERT, « La question du singe et l’ordre des primates à la Société d’anthropologie de Paris (1865-1870), dans R. CORBEY et B. THEUNISSEN (Ed.), Ape, Man, Apeman : Changing Views since 1600, Leyde, Leiden University, 1995, p. 117-137. 78 Dans la première moitié du 19e siècle, la querelle oppose le paléontologue Cuvier, partisan de l’hypothèse fixiste, aux disciples de Lamarck et des idées transformistes. Entre 1825 et 1830, Geoffroy Saint-Hilaire, défenseur du lamarckisme, tenta d’imposer contre Cuvier une vision évolutionniste des espèces. La querelle s’apaise en 1830 avec la victoire provisoire du camp fixiste, soutenu par les milieux conservateurs. La Restauration, et la réaction religieuse antiscientifique qui l’accompagne, marquait l’endiguement des idées transformistes. Voir Cédric GRIMOULT, Évolutionnisme et fixisme en France. Histoire d’un combat 1800-1882, Paris, Éditions du CNRS, 1998, chapitre 2 79 Sur la confusion originelle entre « darwinisme » et « évolutionnisme spencérien », voir Daniel BECQUEMONT, Darwin, darwinisme et évolutionnisme, Paris Éditions Kimé, 1992. 80 Selon la formule d’Yvette Conry dans sa périodisation de l’introduction du darwinisme en France. À l’indifférence succède le « temps des résistances » (1862-1878) soutenues par les philosophes 197 courant spiritualiste, les notions biologiques de sélection naturelle et de lutte pour la vie se heurtent en effet à des résistances fortes. Le camp positiviste se partage entre positivistes « orthodoxes » – « positivisme religieux » de Pierre Laffite – et « hétérodoxes » – « positivisme scientifique » de Littré et Wyrouboff – majoritaires et plus ouverts aux thèses évolutionnistes et darwinistes sociales81. La confusion initiale en France entre darwinisme et spencérisme n’est pas sans conséquences sur la compréhension des théories darwiniennes82. Clémence Royer, traductrice française de Darwin, pense ainsi déceler dans la théorie darwinienne non seulement une justification de la doctrine économique libérale, contre l’intervention de l’État et la régulation du marché pour assurer l’égalité entre les individus, mais, membre de la Société d’anthropologie à partir de 1870, elle croit y trouver aussi la preuve la plus solide de l’inégalité des races83. spiritualistes – Elme Marie Caro, Paul Janet, Charles Levêque, Paul Garnier – qui contrôlent la plupart des institutions académiques, de la Sorbonne au Collège de France, en passant par l’Académie des sciences morales et politiques, Yvette CONRY, L’introduction du darwinisme en France au 19e siècle, Paris, Vrin (coll. « L’histoire des sciences »), 1974, p. 29. 81 Alain PETIT, « Comte et Littré : les débats autour de la sociologie positiviste », Communications, 54, 1992, p. 15-37. Proches des républicains, les positivistes « scientifiques » ou « rationalistes » accueillent dans leur revue, La philosophie positive, nombre de contributions s’inscrivant dans l’esprit du darwinisme (Clémence Royer), non sans une certaine confusion entre « darwinisme » et « darwinisme social », et d’un matérialisme évolutionniste (Georges Pouchet, Charles Letourneau). Clémence ROYER, traductrice de Darwin, est aussi la première à défendre une vision « darwiniste sociale ». Voir « Lamarck, sa vie, ses travaux et son système », La philosophie positive, 2-3, sept.déc. 1868, p. 173 ; Charles LETOURNEAU, « Variabilité des êtres organisés », La philosophie positive, 1, juil.-août 1868, p. 99-120. Les positivistes rationalistes joignirent leur voix aux protestations contre le refus de recevoir Darwin comme membre étranger à l’Académie des sciences de Paris et prirent position pour l’extension du darwinisme et de la sélection naturelle à d’autres domaines que la biologie, Jean-Marc BERNARDINI, Le darwinisme social en France (1859-1918), Paris, CNRS, (coll. « CNRS Histoire »), 1997, p. 120. 82 Selon André BÉJIN, Clémence Royer, traductrice de Darwin, fut le « premier auteur authentiquement darwiniste social », dans « Les trois phases de l’évolution du darwinisme social en France », dans Patrick TORT (dir.), Darwinisme et société, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 357. Dans sa préface à l’édition française de L’Origine des espèces, Royer prétend éclairer le public français sur les implications philosophiques, anthropologiques, sociales et politiques du darwinisme. Darwin désavoue en 1870 sa traductrice française, lui reprochant par ses généralisations morales et religieuses de mal présenter les aspects théoriques de sa pensée et de nuire à l’introduction de ses thèses en France. La traduction de Royer connait cependant un succès considérable, sept fois rééditées entre 1862 et 1932, Claude BLANCKAERT, « L’anthropologie au féminin : Clémence Royer », Revue de synthèse, 105, janvier-mars 1982, p. 27-28. 83 « Enfin, écrivait Royer, la théorie de Darwin, en nous donnant quelques notions un peu plus claires sur notre véritable origine, fait-elle par cela même justice de tant de doctrines, de systèmes et d’utopies politiques dont la tendance, généreuse peut-être, mais assurément fausse, serait de réaliser une égalité impossible, nuisible et contre nature entre tous les hommes. Rien n’est plus évident que les inégalités des diverses races humaines ; rien encore de mieux marqué que les inégalités entre les divers individus de la même race. Les données de la théorie d’élection naturelle ne peuvent plus nous laisser douter que les races supérieures ne se soient produites successivement ; et que, par conséquent, en vertu de la loi de progrès, elles ne soient destinées à supplanter les races inférieures en progressant encore, et non à se mélanger et à confondre avec elles au risque de s’absorber en elles par des croisements qui feraient baisser le niveau moyen de l’espèce », « Préface » à De 198 Dans la période 1860-1870, les théories darwiniennes et évolutionnistes s’étendent aux sciences de la nature et de la société, pénètrent le débat public où l’on s’en sert pour légitimer tour à tour des positions anticléricales, républicaines ou économiques84. En 1880, on estime que les théories évolutionnistes deviennent majoritaires en France85. Mais le succès des idées darwiniennes est d’abord celui de leur principal « exégète », Herbert Spencer, dont la découverte par l’Université française constitue l’évènement philosophique le plus important de la période 1870190086. De fait, en 1880, le champ philosophique n’oppose pas tant partisans et adversaires de Darwin qu’adeptes de la « philosophie synthétique » de Spencer et néo-kantiens, ralliés au « néocriticisme » de Charles Renouvier (1815-1903), l’un des plus farouches censeurs des théories évolutionnistes87. Les critiques philosophiques de l’évolutionnisme – « criticisme » de Renouvier ou « contingentisme » d’Émile Boutroux (1845-1921) – bénéficient d’une audience importante88. Ces critiques ont en commun de vouloir opposer à la vision mécaniste de l’homme et des sociétés, les valeurs de la liberté et du rationalisme contre le fatalisme de la doctrine l’origine des espèces ou des lois du progrès chez les êtres organisés, traduction française de Clémence-Auguste Royer, Paris, Guillaumin, 1862, p. lxi. 84 La nomination en 1878 de Darwin comme correspondant étranger de l’Académie des Sciences de Paris marquait l’officialisation institutionnelle de la doctrine darwinienne. Les usages du darwinisme par des philosophes et historiens consacraient sa reconnaissance intellectuelle. Sur les références au darwinisme, en particulier dans les œuvres de Renan, Taine et Quinet, voir Jean-Marc BERNARDINI, Le darwinisme social en France (1859-1918), Paris, CNRS, (coll. « CNRS Histoire »), 1997, p. 81-91. 85 Cédric GRIMOULT, Évolutionnisme et fixisme en France. Histoire d’un combat 1800-1882, p. 147. L’auteur note que cette consécration coïncide avec l’arrivée au pouvoir des républicains opportunistes et des laïcistes. 86 Daniel BECQUEMONT et Laurent MUCCHIELLI, Le cas Spencer. Religion, science et politique au 19e siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, 2ème partie. 87 Le néo-criticisme de Renouvier tente de concilier détermination objective de la connaissance et libre arbitre (Traité de logique (1854), Psychologie rationnelle (1859), Principes de la nature (1864). Aux théories évolutionnistes qu’il met sur le même plan que ces systèmes métaphysiques – hégélianisme, historicisme, panthéisme, positivisme – concevant le progrès comme une nécessité historique régie par des lois invariables et excluant toute liberté humaine, il se fait le défenseur de l’idée de liberté, refusant de réduire l’action de l’individu, la morale et l’histoire à l’action d’un déterminisme universel qui s’apparente à ses yeux à une négation absolue de la liberté et de la dignité humaines. Sur l’influence du néo-criticisme de Renouvier, « le maître le plus écouté des jeunes universitaires », sur la génération de jeunes intellectuels formés à l’Université française après 1870, voir les témoignages de, A. JACOB, « La philosophie d’hier et celle d’aujourd’hui », Revue de métaphysique et de morale, 6, 1898, p. 170, ainsi que de Lucien LÉVY-BRUHL, Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1, 1892. 88 Lévy-Bruhl note en 1892 que « de plus en plus, la doctrine criticiste se répand : les preuves de son influence deviennent chaque jour plus évidentes, et, pour qui connaît un peu nos étudiants, il n’est pas douteux qu’une bonne partie de la jeunesse philosophique ne s’en nourrisse. De même à l’étranger, en Angleterre, en Suisse, aux Etats-Unis, la philosophie de M. Renouvier est étudiée : elle trouve des lecteurs et garde des disciples (…). De l’histoire des doctrines philosophiques pendant la seconde moitié du 19e siècle, le criticisme paraît devoir occuper un des premiers rangs », art. cit., cité par Laurent MUCCHIELLI, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte, (coll. « Textes à l’appui »), 1998, p. 91. 199 évolutionniste89. Elles témoignent contre le réductionnisme biologique spencérien du souci d’affirmer l’indépendance relative des univers biologique et social. L’évolutionnisme a toutefois pour lui la puissance du nombre de penseurs et d’institutions qui le relaient, voyant en Spencer le premier penseur moderne à avoir fait entrer la philosophie et la sociologie dans le domaine des sciences naturelles. L’Introduction à la science sociale – traduction française de The Study of Sociology (1873) – est l’un des ouvrages les plus commentés dès sa parution en France en 187490. Les bases de la philosophie spencérienne sont largement diffusées par des revues de vulgarisation et par les rééditions successives des Premiers principes. Taine et Ribot diffusent la psychologie de Spencer, tandis qu’Alfred Fouillée analyse sa sociologie91. Chaque partie de la philosophie spencérienne – pédagogie, morale, esthétique, physique, etc. – fait l’objet de commentaires et débats. Un véritable « mythe » scientifique entoure l’œuvre de Spencer qui est sans nul doute, entre 1875 et 1885, le philosophe le plus lu, le plus populaire et le plus discuté en France92. 89 Sur la question du déterminisme et du devenir, Boutroux affirme (De la contingence des lois de la nature, 1874) que « la nature ne nous offre jamais que des ressemblances, non des identités ». Il soutenait que la nécessité « n’est pas réalisée dans les choses » ; elle est une catégorie de l’entendement. En outre, la connaissance scientifique n’étant « ni parfaite, ni définitive », les lois devaient être regardées comme « des faits, non des principes ». Boutroux reproche essentiellement à l’évolutionnisme spencérien d’exacerber la tendance des sciences à réduire le contingent au nécessaire et d’ignorer que la loi de causalité, pour autant qu’elle « affirme la conservation absolue de l’être, de la nature des choses, ne s’applique pas exactement aux données de l’expérience », d’après M. SCHYNS, La philosophie d’Émile Boutroux, Paris, Fishbascher, 1924, p. 31 ssq. Boutroux proteste contre les excès de biologisme de la philosophie et de la sociologie spencériennes, car, « peu importe que l’on trouve des modifications du système nerveux correspondant à chaque modification de l’âme. La question est de savoir si les unes sont la mesure des autres. Or, il n’y a pas de proportion entre la différence physiologique et la différence psychologique qui distinguent, par exemple, la folie d’avec le génie ; et, quand on juge l’âme par le corps, on est porté à identifier ces deux états. De plus (…), ici les deux termes ne sont guère mesurables l’un que l’autre, en sorte qu’il ne peut manquer de régner une grande incertitude sur le degré de la correspondance. En somme, la seule entreprise vraiment pratique consiste à chercher, non pas la correspondance des rapports, mais la correspondance des phénomènes considérés isolément. On peut alors obtenir des résultats précis et instructifs ; mais (…) ils laissent la question de savoir (…) la part de l’influence psychique sur la production de ces conditions », cité par Paul ARCHAMBAULT, Émile Boutroux. Choix de textes avec une étude de l’œuvre, Paris, Rasmussen, s.d., p. 142. 90 E. ALGLAVE, « La science sociale. M. Herbert Spencer et M. CAINES », Revue scientifique, 1, 1876, p. 217. 91 Hippolyte TAINE, De l’intelligence, Paris, Hachette, 1870 ; Théodule RIBOT, L’hérédité psychologique, Paris, Baillière, 1873 et du même auteur L’évolution des idées générales, Paris, F. Alcan, 1897 ; pour Alfred FOUILLÉE, on se reportera à ses nombreux articles publiés entre 1890 et 1910 dans la Revue des deux mondes. 92 Ainsi, Elme Marie Caro (1826-1887), concède en 1888 que « c’est autour de cette théorie [de Spencer] que se groupent, à l’heure qu’il est, les adhésions enthousiastes et les espérances confuses de cette foule ardente d’esprits inégalement cultivés qui rêvent l’émancipation définitive des anciens jougs de doctrine et l’abolition des idolâtries du passé. Ils acclament de confiance H. Spencer, sans l’avoir toujours compris, quelquefois sans l’avoir lu (…). L’évolution représente le plus grand effort de généralisation scientifique et philosophique qui ait été fait dans ce siècle depuis Hegel. Elle a rempli ces vingt-cinq dernières années du bruit de son orageuse naissance, des controverses qu’elle a 200 C’est l’anthropologie, avec le milieu des penseurs naturalistes, qui forme l’un des vecteurs majeurs de diffusion des thèses évolutionnistes dans les sciences de l’homme et de la société dans les années 1880-189093. Débarrassés du courant spiritualiste, les alliés d’hier, matérialistes et positivistes, vont alors s’affronter pour le contrôle de l’anthropologie française. En 1893, au terme d’une lutte ayant vu Paul Topinard, successeur de Broca à la tête de l’École et chef de file du courant positiviste, affronter la fronde des matérialistes qui exigent en 1884 la création d’une chaire d’« Histoire des civilisations » confiée à Ch. Letourneau, le courant matérialiste l’emporte. Topinard doit céder la direction de l’École d’anthropologie à Letourneau et abandonner sa chaire d’anthropologie biologique94. La rivalité entre positivistes et matérialistes a une signification institutionnelle et doctrinale dont les enjeux seront décisifs pour l’orientation des jeunes sciences sociales. Proches des républicains et des milieux laïcs, les deux camps partagent des convictions politiques, mais alors que Topinard affiche son soutien à Jules Ferry, partisan de l’apaisement dans la querelle religieuse, les anthropologues matérialistes penchent vers le camp des « radicaux ». Sur la question des rapports entre science et politique, Topinard souhaite faire de l’anthropologie une activité professionnelle, tandis que le groupe matérialiste défend une vision plus « idéologique » du rôle de l’anthropologie en lui assignant des missions morales et laïques. L’Homme (18841887), dirigé par Mortillet, et le Dictionnaire des sciences anthropologiques (1890), ouvrage collectif, ou encore le Précis d’anthropologie (1887) de Hovelacque et Hervé soulevées, de sa popularité croissante et de son active propagande (…). Enrichie de ces larges et puissantes alluvions, accrue chaque jour par les études les plus diverses et la collaboration passionnée d’un certain nombre de savants, cette grande hypothèse descend maintenant le cours du siècle comme un grand fleuve qui emporte les intelligences rebelles à la dérive et dont il semble bien qu’aucun obstacle ne pourrait briser aujourd’hui la vitesse acquise ou détourner le flot irrésistible », Philosophie et philosophes, Paris, Hachette, 1888, p. 23-24. 93 Yvette Conry et Joy Harvey soulignent que durant la « période de résistance » au darwinisme (1862-1878), la Société d’anthropologie fut la seule institution où l’on discute en France des thèses darwiniennes. Sur le rôle des naturalistes, peu nombreux mais très influents, – Edmond Perrier (1844-1921), Jean-Louis de Lanessan (1843-1919), Alfred Giard (1846-1908), Yves Delaye (18541920), Félix le Dantec (1869-1917), tous professeurs de zoologie à l’Université française – dans la propagation des thèses évolutionnistes, voir Jean-Marc BERNARDINI, Le darwinisme social en France (1859-1918). Fascination et rejet d’une idéologie, Paris, CNRS, (coll »CNRS Histoire »), 1997, Chapitre 3, ainsi que Yvette CONRY, L’introduction du darwinisme en France au 19e siècle, Paris, Vrin, 1974, p. 29-45, et Denis BUICAN, Histoire de la génétique et de l’évolutionnisme en France, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 45-65. 94 Il sera même interdit d’accès à l’École et privé de ses conférences, malgré le procès qu’il intente au groupe matérialiste. 201 sont autant de témoignages d’une conception militante et idéologique de l’anthropologie selon les matérialistes95. Le combat entre positivistes et matérialistes revêt surtout un enjeu épistémologique relatif à la délimitation des frontières de la discipline et des rapports de l’anthropologie avec les autres sciences96. Si les deux groupes adhèrent à une vision évolutionniste de la diversité de l’espèce humaine et du progrès social, les anthropologues matérialistes proclament leur ambition de faire de l’anthropologie raciale évolutionniste une véritable « sociologie ». Le paradigme bioracial évolutionniste doit selon eux s’étendre à l’ensemble des disciplines biologiques et sociales, et l’École d’anthropologie servir de tremplin à la propagation d’une vision évolutionniste du social. Symbole de cette prétention « sociologique », la chaire d’« Histoire des civilisations » de Letourneau est alors renommée chaire de « Sociologie », une provocation pour les positivistes considérant que « le mot ne peut désigner qu’une science réellement nouvelle de la société et non cette science sociale raciologique »97. Le courant matérialiste sort vainqueur de cette querelle. La victoire institutionnelle et théorique du courant matérialiste va peser de façon décisive sur l’orientation de l’anthropologie française qui, à la fin du 19e siècle, 95 Le Dictionnaire des sciences anthropologiques (1890), publié sous la direction de Hovelacque, Issaurat, Letourneau, Mortillet et Thulié, est une parfaite synthèse des conceptions idéologiques dominant la pensée anthropologique à la fin du 19e siècle. L’intégralité de l’ouvrage s’inscrit dans une vision évolutionniste et raciale du progrès biologique et social. « Portons-nous nos regards vers l’évolution sociale ?. Nous trouvons, constatent les auteurs, que toutes les sociétés ont eu pour embryon la horde anarchique, d’où sont successivement sorties la tribu, les castes, la monarchie absolue (…). De tout cela se dégage une grande et fortifiante idée, l’idée du progrès toujours nécessaire et de plus en plus rapide, bien que souvent enrayé ». Ce schéma évolutionniste maintient le principe de corrélation psychophysiologique entre caractères physiques et psychiques des races. Les « caractères psychiques » des groupes humains, ces traits « intellectuels ou moraux, représent[ant] la forme du langage, l’état de connaissances générales, la métaphysique (notions religieuses ou philosophiques), les penchants guerriers ou pacifiques, les idées sur le vol, le meurtre, l’adultère, l’honneur, les coutumes et les usages », sont ainsi considérés comme des caractères de « race » ou « ethniques », Dictionnaire des sciences anthropologiques, Paris, Doin, Marpon et Flammarion, 1890, p. ii, 232. 96 Joey HARVEY, « L’évolution transformée, positivistes et matérialistes dans la Société d’anthropologie de Paris du Second Empire à la Troisième République », dans Britta RUPPEISENREICH (dir.), Histoires de l’anthropologie 16e-19e siècles, actes du colloque « La pratique de l’anthropologie aujourd’hui, 19-21 novembre 1981 », Paris, Kleinsieck, 1984, p. 387-410. 97 Joey HARVEY, op. cit., p. 403. Ce sont les positivistes qui popularisent les formules de « science sociale » et de « sociologie », avec le projet de bâtir une véritable science des sociétés sur des bases positives. Cela se traduit en 1872 par la création de la première société de sociologie à l’initiative de Littré et qui, selon l’article 2 de ses statuts, admet « conformément aux principes propres à la philosophie positive (…) que ses travaux doivent avoir exclusivement pour base l’examen des lois naturelles qui règlent la constitution et la marche des sociétés ». La Société de sociologie disparaît dès 1875, faute d’un accord entre ses membres sur les principes d’une méthodologie commune. « Société de sociologie », La philosophie positive, 1, 1872, p. 298-301, d’après Laurent MUCCHIELLI, op. cit., p. 86. 202 emprunte sa « partie positive », ses modèles méthodologiques et ses postulats épistémologiques à la biologie98. L’impérialisme disciplinaire de l’anthropologie va avoir des répercussions considérables sur la structuration des sciences sociales en France et sur les conditions d’élaboration d’une pensée sociale non raciologique. 2.3. L’extension du modèle évolutionniste ou le succès d’une vision raciologique dans les sciences sociales américaines Le schéma évolutionniste spencérien s’érige en paradigme dominant des sciences sociales américaines à la fin du 19e siècle. Il sert de vecteur à l’institutionnalisation et à la professionnalisation des disciplines majeures des sciences humaines : philosophie, anthropologie, psychologie et sociologie. Avec le modèle évolutionniste, c’est une vision bioraciale des identités et des comportements des individus qui va se généraliser dans la pensée sociale américaine. 2.3.1. Évolutionnisme et philosophie Si la période 1865-1930 est considérée comme l’âge d’or de la philosophie pragmatiste, c’est aussi celui de la philosophie évolutionniste. Entre l’idéalisme européen et le matérialisme darwinien, la « philosophie synthétique » spencérienne présente les avantages d’une doctrine totale d’explication de l’univers semblant concilier science et religion – via la notion de « Force Inconnue », cause dernière de l’évolution99 – dans une théorie du progrès capable de rassembler agnostiques et théologiens. En 1875, l’évolutionnisme spencérien inspire ainsi au philosophe John Fiske (1842-1901) les bases d’une philosophie « cosmique » fondée sur des présupposés déterministe et moniste. Fiske emprunte à la philosophie spencérienne sa vision de l’univers comme Tout indivisible, régi par les lois universelles de l’évolution, et une conception totalisante de la connaissance où la philosophie évolutionniste englobe toutes les sciences particulières – psychologie, biologie, 98 Yvette CONRY, L’introduction du darwinisme en France au 19e siècle, Paris, Vrin (coll. « L’histoire des sciences »), 1974, p. 68. 99 La philosophie synthétique préserve en effet l’idée du divin et de la transcendance en posant comme « vérité qui doit devenir toujours plus lumineuse : c’est qu’il existe un Être inscrutable partout manifesté, dont on ne peut concevoir le commencement ni la fin. Au milieu des mystères qui deviennent d’autant plus obscurs qu’on les fouille plus profondément par la pensée, se dresse une certitude absolue, à savoir que nous sommes toujours en présence de la Force infinie et éternelle, d’où procèdent toutes choses », Herbert SPENCER, Principes de sociologie (1882-1898), vol. I, Paris, Félix Alcan, 1896, p. 215. Ce serait là la principale raison du succès de Spencer aux Etats-Unis, selon Richard HOFSTADTER, Social Darwinism in American Thought, 1860-1945, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1945, p. 24. 203 éthique et sociologie100. Fiske attribue à Spencer le mérite d’avoir mis en lumière l’importance de l’hérédité sur le destin des hommes et des sociétés, soulignant à l’occasion l’absurdité de la théorie du libre arbitre en rappelant que « la liberté de choisir ne veut rien dire si elle ne signifie pas le pouvoir d’exercer une volonté dans le sens indiqué par le groupe de motifs le plus puissant »101. Dans sa dimension « sociologique », la théorie évolutionniste montre combien les faits sociaux répondent aux mêmes lois fixes que les phénomènes de la nature, ruinant les élucubrations des philosophes rationalistes sur l’autonomie de la volonté – un « jargon métaphysique » dénué de sens face aux lois universelles de l’évolution102. Pour Fiske et les partisans américains de Spencer, l’évolutionnisme résout la question du progrès en montrant que la marche vers la civilisation, quoiqu’il s’agisse du « trait le plus constant et le plus prééminent de l’histoire d’une part importante de l’humanité », est conditionné par des facteurs externes et surtout internes, liés à la constitution biologique et raciale des peuples. Ainsi, déclare Fiske, les peuples ayant atteint le stade de la civilisation sont une « minorité », tandis qu’innombrables sont les peuples « sauvages » stagnant à un stade primitif. L’évolutionnisme aura enseigné aux savants que la cause de cette stagnation doit être recherchée dans la nature biopsychologique des races, car s’il n’y pas de « tendance raciale inhérente au progrès », il y toujours un « faisceau de facteurs favorables » où prédomine la variable biologique103. La philosophie « cosmique » de Fiske reprend à son compte les généralisations du darwinisme social104. Une vision racialiste de l’homme et des 100 Pour Fiske, usant d’un vocabulaire spencérien, c’est bien la « persistance de la Force » qui garantit « la nécessité et l’universalité de la causalité », « l’invariabilité » et « l’uniformité » des séquences causales de l’univers, John FISKE, Outlines of Cosmic Philosophy, Based on the Doctrine of Evolution, Boston, James R. Osgood, vol.I, 1875, p. 148, 150-151. Fiske voit dans la philosophie évolutionniste de Spencer « l’accomplissement le plus sublime de la science moderne », ayant révélé l’universalité du principe de la « survie du plus apte », cause de ces « prodigieux massacres » assurant le progrès des espèces et des sociétés, Ibid., vol. I, p. 325, 440-449. 101 Ibid., vol. II, p. 11, 47. 102 Ibid., vol. II, p. 188. 103 Fiske juge, en effet, « insuffisantes » les données historiques pour apprécier les dispositions au progrès des diverses races humaines, car c’est la sélection naturelle qui déterminerait en dernière analyse quelles races progresseront ou stagneront. L’étude des sociétés, ou sociologie, doit donc être conçue comme une branche de la psychologie et de la biologie, Ibid., vol. II, p. 257. Les mêmes critères biologiques permettraient d’éclairer la « tendance persistante au progrès » observée chez les races aryenne et sémite, Ibid., vol. II, p. 195, 255. 104 Considérant que la marche vers un « Idéal social » ne peut être que « graduelle, relative et approximative », Fiske oppose la supériorité de la « lutte pour la survie du plus apte » à toute intervention étatique ou sociale délibérée visant à influer sur l’évolution de la société vers sa destination finale. Les mœurs, les habitudes, les valeurs étant toujours les produits d’adaptations successives fixées par l’hérédité, le changement social lui-même ne peut être que le résultat d’adaptations mécaniques, sinon à vouloir contrarier les tendances naturelles des races, car « on ne 204 identités sous-tend cette philosophie saturée de darwinisme social. En prenant position dans le débat sur le « problème noir » à partir des thèses évolutionnistes, Fiske déclare alors en 1873 la race noire inapte au progrès, mais en lui reconnaissant toutefois une capacité supérieure à toutes les autres races à endurer la servitude105. À l’aune du schéma évolutionniste, la question raciale va ainsi recevoir une nouvelle interprétation, le « Nègre », le Noir et les races « inférieures » se muant en « sauvages » et « barbares »106. 2.3.2. Évolutionnisme et anthropologie Comme en France, l’anthropologie constitue aux États-Unis un des principaux vecteurs et champs d’intégration des théories évolutionnistes. Professionnalisation et institutionnalisation de l’anthropologie américaine s’opèrent dans une orientation résolument évolutionniste de la réflexion sur l’homme et les sociétés. À la fin du 19e siècle, les anthropologues évolutionnistes adoptent une vision linéaire et uniforme du progrès de la civilisation informée par des présupposés biologiques et une conception raciale des différences entre populations. Pour les principaux anthropologues évolutionnistes – Lewis Henry Morgan (1818-1881), John Wesley Powell (1834-1902), Daniel G. Brinton (1837-1899) – le but de l’anthropologie consistera tout entier à distribuer les peuples, les phénomènes sociaux et culturels sur un axe unique allant de la barbarie à la civilisation, en discernant des races arriérées et avancées selon un principe d’équivalence entre observations ethnologiques et généralisations sociologiques. Lewis H. Morgan, pionnier de l’anthropologie évolutionniste américaine, est l’un des plus zélés défenseurs de l’adoption d’un schéma évolutionniste pour peut pas enseigner aux hommes un état de civilisation supérieure » si leur constitution ne s’y prête pas. L’aptitude au progrès est inégalement répartie entre les races, les unes, les races « supérieures », étant prédisposées au progrès, les autres, les races « inférieures », étant vouées à stagner à l’état de « brutes ». Les races noire et asiatique sont ainsi jugées inaptes au progrès, « même sous la conduite de races supérieures », la cause étant à rechercher dans le retard de développement de leur structure cérébrale – faible poids du cerveau et simplicité des connections neuro-cérébrales, Ibid., vol. II, p. 489, 499. 105 John FISKE, “The Progress from Brute to Man”, North American Review, vol. 117, n° 241, 1873, p. 255. 106 Ibid., p. 259. Fiske note, par ailleurs, que les comparaisons entre races humaines démontrent que « le contraste le plus important, par conséquent, n’est pas entre l’homme et les autres primates (…), mais entre l’homme civilisé et l’homme primitif », la différence de volume crânien serait plus marquée entre le gentleman anglais et l'aborigène non-aryen qu’entre l’Hindou et le gorille, tendant à prouver que les peuples primitifs sont plus proches du « singe » que de l’homme, Ibid., p. 279. 205 l’anthropologie107. En 1877, dans son ouvrage Ancient Society, Morgan loue la théorie évolutionniste d’avoir si bien démontré combien sont erronées les représentations classiques touchant au statut des peuples sauvages et civilisés, et les classifications des anthropologues polygénistes. L’évolutionnisme, déclare ainsi Morgan, « modifie matériellement les conceptions qui ont prévalu concernant les relations des sauvages aux barbares, et des barbares aux hommes civilisés. Il est désormais possible d’affirmer sur la base de preuves convaincantes que la sauvagerie a précédé la barbarie dans toutes les tribus de l’humanité, tout comme il est admis que la barbarie a précédé la civilisation. L’histoire de la race humaine est une dans son origine, une dans son expérience et une dans son progrès »108. Appliquant ce schéma évolutionniste à l’histoire de l’humanité et de ses divisions, Morgan formule un modèle ternaire et linéaire du développement des cultures comprenant trois états fondamentaux – sauvagerie, barbarie, civilisation, stade ultime de l’évolution et du progrès – valables pour tous les peuples. Pour Morgan, la voie suivie par les sociétés humaines étant identique, seule varie la vitesse de progression, certains peuples s’attardant à l’état sauvage ou barbare quand d’autres ont déjà atteint le stade de la civilisation109. Cette vision évolutionniste de la culture emprunte nombre de ses éléments à la sociologie spencérienne, ainsi qu’aux théories évolutionnistes du britannique Edward B. Tylor. Comme Tylor, Morgan rejette l’hypothèse d’une division raciale originelle de l’humanité, affirmant l’identité des aspirations et des modes de penser des peuples aux mêmes stades de développement, de sorte que traditions, techniques et mœurs des peuples « primitifs » peuvent être regardés comme un reflet d’une étape précoce de la civilisation, car « l’humanité, résume Morgan, commence son parcours au bas de l’échelle et trace sa voie de la sauvagerie à la civilisation à travers la lente accumulation de connaissances expérimentales »110. À vocation sociologique, l’évolutionnisme de Morgan ne renonce cependant pas à la notion de « causalité 107 Membre de l’Association américaine pour l’avancement de la science, il y créait en 1875 la section d’anthropologie. 108 Lewis Henry MORGAN, Ancient Society, New Brunswick, Transaction Publisher, 2000, p. lv-lvi. 109 Une conception matérialiste du développement sociohistorique, plus proche du matérialisme historique de Marx que de l’anthropologie raciale de Nott et Gliddon, imprègne l’évolutionnisme de Morgan. En effet, selon Morgan, à chacune des étapes correspondraient des innovations techniques dont la succession détermine le passage d’une étape à une autre. Ces facteurs technologiques expliqueraient non seulement le développement socioéconomique des sociétés – systèmes de production et des rapports de propriété –, mais aussi l’évolution de leurs institutions civiles et politiques. 110 Lewis Henry MORGAN, op. cit., p. 3. 206 biologique » ni à la croyance en l’existence de races111. Ces ambiguïtés seront celles de l’anthropologie évolutionniste américaine dans son ensemble, prisonnière des schémas de pensée biologiques et matérialistes de la pensée spencérienne, jusqu’au 20e siècle. John Wesley Powell, premier directeur du Bureau d’ethnologie américaine, revendique lui aussi ouvertement l’héritage spencérien. Parfois critique à l’égard du maître, jamais Powell ne remet en cause la validité du modèle psychophysiologique pour l’anthropologie, persuadé que « la philosophie de la biologie satisfait aux exigences de la raison »112. Il adopte donc le schéma évolutionniste spencérien, bien qu’en émettant des réserves contre une application abusive des concepts darwiniens de sélection naturelle et de lutte pour la survie à l’humanité113. S’il admet la validité des hypothèses darwiniennes pour les mondes animal et végétal, il conteste en revanche que la concurrence perpétuelle avec son semblable soit la règle dans les sociétés humaines et le principal facteur de progrès, préférant parler de « sélection humaine » actualisée par une concurrence politique et économique114. Dans sa vision évolutionniste des développements humains, Powell considère que l’évolution ne produit pas des espèces d’hommes différentes, mais des « degrés » d’humanité variables (« grades of men »). La vision d’un progrès uniforme et linéaire s’opérant à des vitesses variables prend même chez Powell un caractère quasi absolu et prophétique115. Elle s’inscrit dans une interprétation néo-lamarckienne des variations 111 Pour établir des classifications et rendre compte d’un phénomène comme les systèmes de parentés, Morgan invoque la sélection naturelle. Voir Lewis Henry MORGAN, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, Washington, 1871. 112 Cité par Curtis HINSLEY Jr., Savages and Scientists : The Smithsonian Institution and the Development of American Anthropology, 1846-1910, Washington D.C., Smithsonian Institution Press, p. 129. 113 Pour Powell, en effet, « la loi d’évolution appelée ’’survie du mieux adapté dans la lutte pour l’existence’’ ne s’applique pas à l’humanité. Le progrès humain s’opère par d’autres facteurs et obéit à d’autres lois », John Wesley POWELL, “From Barbarianism to Civilization”, The American Anthropologist, I, 2, April 1888, p. 122. 114 John Wesley POWELL, “Competition as a Factor in Human Evolution”, The American Anthropologist, I, 4, 1888, p. 301-303. Ces vestiges de la concurrence brutale dans la sphère humaine seraient plus justement qualifiés de crimes et de meurtres, car l’homme se distingue de la brute précisément par sa capacité à s’arracher au joug des lois biologiques. À la sélection naturelle, il oppose donc la « sélection humaine », acte conscient et volontaire au service du progrès. En inventant des institutions, l’homme s’émanciperait de la lutte pour l’existence en transférant la lutte au niveau des institutions politiques et du marché – concurrence économique. 115 L’évolution humaine a selon Powell une dimension essentiellement intellectuelle et non physique, de sorte que ce qui permet de distinguer les sociétés ce serait avant tout des degrés de peine et plaisir, de misère et de bien être, mesurés sur un axe de la justice et du bonheur uniforme. Les peuples parcourent les mêmes étapes, de la sauvagerie à la civilisation, seuls variants les degrés de développement des arts, des institutions, de la langue, des croyances et de la raison. Le progrès y est décrit comme un processus irréversible et régulier, Powell soulignant que rarement fut observé des 207 psychiques et physiques, perfectionnement biologique et progrès de la civilisation coïncidant dans l’existence de corrélations psychophysiques reliant structure cérébrale et aptitudes mentales. De fait, note Powell, à l’origine d’une invention technique et d’un progrès de l’intelligence il y a toujours un développement organique correspondant et une complexification de la structure mentale des hommes. La persistance d’une logique biodéterministe dans l’anthropologie américaine à la fin du 19e siècle, confirme l’influence du néo-lamarckisme au sein de la communauté scientifique américaine116. La croyance en l’hérédité des caractères acquis explique ainsi en grande partie la résistance d’une vision racialiste des groupes humains dans l’anthropologie américaine. Le cas de Daniel G. Brinton, premier professeur d’anthropologie et président de l’Association américaine pour l’avancement des sciences, symbolise l’emprise profonde d’une vision racialiste des différences culturelles dans les sciences de l’homme américaines. En 1890, dans Races and Peoples, Brinton déclare que toute réflexion anthropologique ou sociologique doit être précédée de prolégomènes raciologiques visant à dégager les différences psychophysiques entre groupes humains, à évaluer les degrés de fixité et de variabilité des caractères raciaux, puis à classer l’espèce humaine en « variétés ou types naturels »117. Cette vision polygéniste et biodéterministe structure toute la pensée anthropologique de Brinton sur le devenir des peuples et des sociétés118. Son adhésion à l’évolutionnisme spencérien le conduit même vers une conception darwiniste sociale des rapports entre populations, car des caractères raciaux dépendent, selon Brinton, non seulement leurs capacités mentales – « puissances vitales » –, mais leurs chances de succès dans la « lutte pour l’existence »119. phénomènes de rétrogradation. Sa conception déterministe du progrès semble quelque peu tempérée par une vision relativement volontariste de la culture, définie comme le produit des efforts des humains pour améliorer leurs conditions d’existence, John Wesley POWELL, “From Barbarianism to Civilization”, The American Anthropologist, I, 2, April 1888, p. 98-99. 116 George W. STOCKING, Jr. Race, Culture, and Evolution. Essays in the History o Anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 1982, p. 242. Stocking rappelle que dans la querelle qui oppose Spencer au biologiste August Weismann, entre 1893 et 1894, sur la validité de la vision néolamarckienne de l’évolution, Powell et nombre de savants américains prirent fait et cause pour Spencer en défendant la thèse de l’hérédité des caractères acquis. 117 Daniel G. BRINTON, Races and Peoples, New York, N.D.C. Hodges, 1890, p. 18. 118 Pour Brinton, en effet, « les traits physiques sont corrélés avec les fonctions physiologiques d’une manière suffisamment profonde pour influencer la destinée des nations ».Daniel G. BRINTON, Races and Peoples, p. 39. 119 « Nul ne peut échapper, affirme Brinton, aux corrélations mentales de sa structure physique », formée par l’accumulation héréditaire de traits physiques, d’instincts, de pensées, transmis par « d’innombrables ancêtres » et qui « inclinent puissamment, s’ils ne contraignent pas absolument, ses 208 Brinton énonce clairement les finalités et les méthodes d’une anthropologie évolutionniste. Déterminer les « lois de croissance » des races, tel sera l’objectif prioritaire de la science de l’homme, en vertu d’un « axiome évolutionniste » posant « l’unité physique de l’homme, le parallélisme de son développement partout et à toutes les époques (…) l’uniformité absolue de ses pensées et de ses actions, de ses buts et de ses méthodes, quand il se trouve à un même degré de développement, peu importe le lieu où il réside ou l’époque à laquelle il vit. Presque rien (…) ne sembl[ant] modifier la similarité monotone de ses créations »120. Classer les types « ethniques » ou raciaux en recourant à la méthode comparative pour discerner avec précision les « critères physiques de la supériorité raciale » et de « l’infériorité raciale », telle sera la méthode mise en œuvre121. Héritière de l’anthropologie raciale, l’anthropologie évolutionniste cherchera ainsi à déceler dans la mesure des corps ces « statistiques vitales » indiquant la supériorité ou l’infériorité d’une race, et ces « nombreux indices d’arrêt ou de retard de développement, [dont] nous pouvons êtres sûrs qu’il en sera de même pour l’esprit »122. Forte de nouvelles classifications raciales maintenant la continuité établie du biologique au psychique, l’anthropologie évolutionniste jettera les bases d’une véritable « psychologie ethnique », aussi utile pour établir la hiérarchie des races que les données anthropométriques123. Cette « caractériologie » ou « psychologie ethnique », érigée en clef d’interprétation de l’histoire et de la sociologie, montrera que ce que l’individu croit être un « prétendu esprit personnel » n’est en réalité que la manifestation de sa « psyché ethnique », « le réflexe des esprits du groupe qui l’entourent, tout comme son corps dans chacune de ses fibres et de ses cellules est goûts et ses ambitions, ses peurs et ses espoirs, ses échecs et ses succès », Daniel G. BRINTON, “The Aims of Anthropology”, Popular Science Monthly, 48, 1, 1896, p. 60 et 68. 120 Daniel G. BRINTON, “The Aims of Anthropology”, p. 61. 121 Car les races sont évidemment inégales, chacune des « grandes races » possédant « ses propres capacités spécifiques et ses propres limites comparée aux autres ; et ces particularités ethniques et raciales présentes chez tous ou presque tous les membres du groupe sont d’une puissance redoutable pour déterminer le résultat de cette race dans sa lutte pour l’existence », Ibid., p. 68. 122 Les signes de l’infériorité raciale demeurent ici les mêmes que ceux qui prévalaient pour Morton ou Broca : une soudure précoce de la boîte crânienne, une ouverture nasale anormalement large, des mâchoires proéminentes, etc, Daniel G. BRINTON, Races and Peoples, op. cit., p. 47. 123 En effet, juge Brinton, les différences mentales entre races étant « réelles et profondes », elles sont « aussi valables pour établir la classification ethnique que n’importe quel caractère physique », d’autant que les caractères psychiques de l’« ethnos » sont aussi fixes et « permanentes ». L’« esprit racial » de chaque groupe ethnique pourra ainsi être défini « avec autant de pertinence et de précision que nous pouvons le faire pour les traits physiques qui le distingue des autres peuples ou races », Daniel G. BRINTON, “The Aims of Anthropology”, p. 69. 209 la répétition de son espèce et de sa race »124. Elle rappellera combien il porte en lui les « vestiges de son ascendance » et combien « le passé d’un organisme décide de son futur, si bien que l’avenir d’un peuple est déjà écrit dans son histoire passée »125. Identifié à son type biopsychologique racial, chaque peuple ou culture sera rangé sur l’axe unique, linéaire et hiérarchique du développement de la « civilisation »126. Les ambitions pratico-normatives de l’idéologie raciste demeurent visibles dans l’anthropologie évolutionniste de Brinton. Ainsi il juge que la connaissance objective des caractères raciaux sera d’une valeur considérable pour l’action politique, seule la « psychologie ethnique » pouvant constituer une « base solide pour la législation » et le gouvernement de la société, car à l’ère de la biologie on ne saurait admettre plus longtemps que les lois de la société restent fondées sur de vagues abstractions – les droits de l’homme – et des théories abstraites prétendant livrer la formule de l’« État parfait ». Aux philosophes rétrogrades et réformateurs sociaux modernes, Brinton oppose alors l’autorité d’une « anthropologie appliquée » mise au service du législateur auquel elle fournira pour tous les domaines de la vie sociale ces données précises sur l’« idiosyncrasie » ou la mentalité de chaque race. L’anthropologie s’imposera finalement comme un véritable « art de gouverner » en conformité avec les lois de la nature et de l’évolution127. Instruits par les conquêtes de cette authentique science de l’homme, le législateur et le politique tiendront enfin compte dans leur action de la puissance des facteurs héréditaires sources des inégalités entre les races, car « aucun élan de sentimentalité sur l’égalité de tous les hommes ne peut abolir cette vérité indéniable »128. Brinton a en outre l’espoir en particulier que ce savoir anthropologique, largement diffusé, contribue à éclairer les 124 Daniel G. BRINTON, The Basis of Social Relations. A Study in Ethnic Psychology, New York, Putnam, 1902, p. 25-26. 125 Ibid., p. 123. 126 Là encore, la race blanche figurera au sommet de l’échelle, incarnation tout au long de l’histoire de la civilisation la plus avancée. Aux échelons les plus bas, végètera la race noire, bloquée dans son développement mental. Que l’on examine les Noirs du continent africain ou les élèves noirs descendants d’anciens esclaves dans les écoles américaines, on constate toujours au cours de l’adolescence, note Brinton, « une diminution, voire souvent une cessation de leur développement mental. La dimension physique prédomine sur le développement psychique et ils se détournent de la voie de la culture. Ils deviennent récalcitrants à entreprendre, se révèlent inconstants dans les tâches intellectuelles les plus ardues », Daniel G. BRINTON, Races and Peoples, op. cit., p. 193. 127 L’anthropologie doit en particulier avertir les esprits des dangers du métissage pour le destin des races supérieures. L’anthropologue avait le devoir d’œuvrer à la publicisation des données prouvant que le mulâtre est un individu dégénéré, souffrant de graves déficiences héréditaires physiques et mentales, de mettre en garde les races supérieures devant les risques de déclin que les mélanges ethniques leur font courir, Daniel G. BRINTON, “The Aims of Anthropology”, p. 69-70. 128 Daniel G. BRINTON, “The Factors of Heredity and Environment in Man”, The American Anthropologist, 11, 1898, p. 273-275. 210 aspects biologiques du problème de la coexistence de races supérieures et inférieures dans l’Amérique de l’après-guerre civile, et notamment dans le cas du « problème noir »129, l’anthropologie évolutionniste démontrant selon lui en effet combien l’émancipation des esclaves a été un fléau pour cette race inapte à la liberté130. 2.3.3. Psychologie, évolutionnisme et racisme La psychologie fournit dans les années 1880-1890 un vaste champ d’application empirique pour les théories évolutionnistes. La psychologie spencérienne, avec ses postulats psychophysiologique et néo-lamarckien, enrichie d’une théorie des instincts de type darwinien, va former le cadre épistémologique au développement scientifique et institutionnel de la psychologie américaine. Une vision psychophysiologique et héréditaire des phénomènes psychiques et des conduites va, comme en anthropologie, présider au développement de la psychologie expérimentale. Les tenants d’une psychologie évolutionniste vont investir en force les universités pour y créer départements, laboratoires et revues131. En quelques années, la psychologie va acquérir le statut de science majeure aux multiples applications politiques et sociales (éducation, santé, action sociale, etc.). Dans les nombreux laboratoires de psychologie créés à travers le pays, la théorie psychophysiologique de l’Allemand Wilhelm Wundt fait figure de modèle132. La 129 L’homme blanc, en particulier, devait prendre conscience qu’en s’unissant à une femme de race noire il inflige « une dégradation indélébile à ses descendants ». Pour Brinton, c’est à la femme blanche qu’incombe cependant la plus grande responsabilité, car « il ne peut être trop souvent répété, trop emphatiquement suggéré, que c’est aux femmes de la race supérieure seules que nous devons nous en remettre pour préserver la pureté du type, et donc les prétentions de cette race à être la plus digne », les femmes de la race supérieure n’ayant pas « un devoir plus saint, une mission plus sacrée, que celle visant à transmettre dans son intégrité l’héritage des qualités ethniques acquises par la race à travers des générations de lutte », Daniel G. BRINTON, Races and Peoples, op. cit., p. 284-287. 130 Les Noirs affranchis, assure Brinton en 1902, « présentent, depuis qu’ils sont contraints de se prendre en charge, un pourcentage plus importants de maladies du cerveau et des nerfs ». Il tient ce constat pour une confirmation de l’infériorité biologique de la race noire et de son incapacité intrinsèque et héréditaire à soutenir le combat dans la lutte pour l’existence, car « nul ne peut douter que les traits physiques généraux qui distinguent les sous-espèces d’homme sont fidèlement transmis et cela depuis des milliers d’années », Daniel G. BRINTON, The Basis of Social Relations. A Study in Ethnic Psychology, New York, Putnam, 1902, p. 161. 131 En 1892 est créée l’American Psychological Association). Les effectifs de l’Association passèrent, entre 1892 et 1920 de 32 à plus de 300 membres, tandis que le nombre de doctorats en psychologie décernés par les universités américaines connaissait une croissance remarquable, passant de 54 pour la période 1894-1898 à 139 pour la période 1899-1908 et 234 pour la période 1909-1918. D’après Hamilton CRAVENS, The Triumph of Evolution: The Heredity-Environment Controversy in American Science, 1900-1941, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1978 p. 58-61. 132 Psychophysiologue, auteurs de nombreux ouvrages de psychophysiologie ethnique (Physiologische Psychologie, 1873, Völkerpsychologie, 1910), Wundt fonda en 1879 le premier 211 conception naturaliste du psychique qu’elle impose conduit à faire des caractères innés et héréditaires de l’individu les facteurs exclusifs des talents, aptitudes et réactions133. En embrassant la théorie évolutionniste, les psychologues affirment leur volonté de faire de la psychologie une « science positive » de l’esprit humain, rompant avec la vieille philosophie introspective et théologique. La psychologie évolutionniste transcende les courants philosophiques. Une conception psychophysiologique dérivée l’évolutionnisme spencérien oriente même les Principes de psychologie (1890) du pragmatiste William James (1842-1910)134. Pour James, il ne doit plus y avoir en effet de différence entre philosophie et « psychologie physiologique », définissant la psychologie comme la science de l’activité mentale conçue à partir de ses manifestations psychiques, étudiées dans leur relation à leur substrat neurobiologique, et de ses causes physiologiques déterminantes135. Un héritage spencérien sous-tend clairement la psychologie de James. À Spencer, il attribue le mérite d’avoir brillamment établi l’unité des phénomènes physiologiques et psychiques comme conséquence de « l’ajustement des relations internes aux relations externes ». Cette loi de corrélation, dérivée du principe d’« équilibre » en vertu duquel toute modification mentale ou psychique s’accompagne d’un changement physique correspondant, est qualifiée par James d’hypothèse la plus « fertile » formulée en psychologie et de parfait démenti opposé à une psychologie rationaliste136. Pour que la psychologie devienne science naturelle « positive et non métaphysique », elle doit estime James s’engager sur le terrain de la zoologie et de laboratoire de psychologie expérimentale à Leipzig. Considérant la psychologie comme une science naturelle, ses travaux sur les sensations et les perceptions s’appuyaient sur les lois de la biologie, seul moyen de bâtir une psychologie réellement scientifique et non métaphysique, fondée sur les principes de causalité et de corrélation psychophysique. Le laboratoire de Wundt fut un passage presque obligé pour nombre de chercheurs en Europe – Durkheim y séjourna dans les années 1880 – et aux EtatsUnis. C’est de retour de Leipzig que l’Américain G. Stanley Hall (1844-1924) fondait en 1883 le premier laboratoire de psychologie expérimentale. En 1892, les Etats-Unis comptaient dix-sept laboratoires du même type et 80 au début du siècle suivant. Sur l’influence de Wundt sur la psychologie américaine, voir Ewdin G. BORING, A History of Experimental Psychology, New York, The Century, 1929, p. 310-340. 133 George W. STOCKING, Jr. Race, Culture, and Evolution. Essays in the History o Anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 1982, p. 110-132 et 234-269. 134 Si James est aujourd’hui rangé dans le camp du « pragmatisme », il convient de ne pas oublier qu’il fut aussi parmi les premiers psychologues américains à faire une application systématique de la théorie évolutionniste à la psychologie. 135 La recherche de ces causes physiologiques déterminantes est même pour James « la tâche la plus intéressante de la psychologie », William JAMES, The Principles of Psychology, New York, Henry Holt, vol. I, 1893, p. 3. 136 Ibid., p. 6. 212 la physiologie pour relier l’étude des « instincts primordiaux » à celle de la physiologie du système nerveux137. Lecteur de Darwin, James voit dans les instincts des facultés d’agir, sans représentation d’une fin, s’apparentant à une action de type réflexe138. La reconnaissance du rôle déterminant des instincts en psychologie le conduit d’ailleurs à prendre position, au nom de la science, pour la doctrine du déterminisme contre le libre arbitre. Jugeant le débat entre tenants du déterminisme ou de la liberté « insoluble sur un terrain strictement psychologique », il estime que cette querelle relève de choix éthiques plutôt que d’arguments scientifiques139. Les exigences de la science plaidant en faveur du déterminisme, il en conclut alors « non à l’impuissance mais à l’impensabilité de la volonté libre », jugeant que les questions de liberté de volonté doivent être écartées de la science et de la psychologie140. Cette conception déterministe de la psychologie qui relève d’un « choix » éthique plutôt que d’une démonstration scientifique, va s’imposer à la fin du 19e siècle comme le modèle à suivre pour les psychologues141. Cette vision biodéterministe et héréditaire de la psychologie trouve en G. Stanley Hall (1844-1924) et William McDougall (1871-1938) ses principaux promoteurs142. Pour Hall et McDougall, les motifs de la pensée et des comportements humains devant toujours être recherchés dans des facteurs psychophysiologiques et ataviques, la psychologie s’identifiera à une théorie des instincts fondée sur les lois de la biologie et de l’hérédité143. Au début du 20e siècle, cette théorie des instincts exerce une influence considérable sur les milieux universitaires et politiques144. Elle constitue au moment où naissent les sciences 137 Ibid., p. 182. Tous les instincts, précise cependant James, ne se manifestent pas de manière non finalisée, aveugle et invariable, car ils sont généralement tempérés par l’habitude et l’éducation, ainsi que par la volonté. 139 William JAMES, The Principles of Psychology, New York, Henry Holt, vol. II, 1893, p. 573. 140 Ibid., p. 576. 141 Hamilton CRAVENS, The Triumph of Evolution: The Heredity-Environment Controversy in American Science, 1900-1941, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1978 p. 74. 142 Fondateur en 1883 du premier laboratoire de psychologie expérimentale aux Etats-Unis à la Johns Hopkins University, après un séjour en Allemagne, Hall combine une théorie des instincts avec une théorie récapitulationniste – l’ontogenèse de l’individu étant une répétition fidèle de la phylogenèse – dans une « psychologie génétique ». En 1891, il fonde le Journal of Genetic Psychology, publication très influente. Voir G. Stanley HALL, Adolescence: Its Psychology and Its Relations to Physiology, Anthropology, Sociology, Sex, Crime, Religion, and Education, New York, D. Appleton, 2 vol., 1904. 143 McDougall oppose cette conception de la psychologie, renvoyant les causes des actions à des facteurs biologiques, aux théories « béhavioristes » prétendant expliquer les comportements des individus par un schéma de type stimulus-réponse dans un environnement défini. 144 C’est, en effet, à Darwin que McDougall attribue le génie d’avoir mis en lumière le poids des instincts dans la psychologie humaine, d’avoir « énoncé le premier la vraie doctrine des motivations de l’action humaine » (La descendance de l’homme). Pour McDougall, il ne saurait, en effet, y avoir de 138 213 sociales un « postulat méthodologique » pour nombre de sociologues et une inspiration pour l’action publique, législateurs, politiques, journalistes, économistes, étant convaincus des implications pratiques de cette psychologie évolutionniste145, alors même que les implications éthiques de la psychologie évolutionniste sont en contradiction patente avec les valeurs démocratiques et libérales de la société américaine. Un anti-individualisme méthodologique oriente clairement la psychologie évolutionniste146. La question raciale va constituer une nouvelle fois l’un des domaines d’application les plus prolifiques pour la psychologie évolutionniste. Une vision racialiste des différences mentales entre individus oriente la plupart des travaux sur l’intelligence des individus, à travers des tests standardisés consacrant les notions d’hérédité et d’instincts biologiques147. Les premières méthodes de mesure des capacités intellectuelles apparues aux Etats-Unis dans les années 1890 s’appuient ouvertement sur des présupposés évolutionnistes et racialistes148. Ces outils sont rapidement adoptés par les psychologues professionnels, pédagogues et psychologie sans prise en compte des instincts, car « ces impulsions sont les forces mentales qui maintiennent et façonnent toute l’existence des individus et des sociétés ». Il attribue aussi à Spencer le mérite d’avoir remplacé la pure introspection par les méthodes psychophysiologique et comparative qui seules peuvent permettre d’écrire « l’histoire naturelle évolutionniste de l’esprit humain », Ibid., p. 14-16, 44. 145 Hamilton CRAVENS, op. cit., p. 77. 146 Ainsi, par exemple, tout en se défendant d’enfermer l’explication psychologique dans un « monisme psychophysique », McDougall privilégie un schéma biodéterministe quasi-absolu d’où toute idée de liberté de l’individu paraît exclue. À la manière de James, il se déclare juste prêt à « croire en une petite dose de liberté », à supposer qu’elle soit scientifiquement démontrée, mais évacue finalement la question en affirmant que cette idée de liberté « continue à lui échapper », William McDOUGALL, An Introduction to Social Psychology, Boston, John W. Luce, 4e éd., 1912, p. iv-ix. Pour McDougall, la psychologie ne doit pas se laisser contaminer par des considérations éthiques, ne « pas permettre à des exigences morales de biaiser ses investigations et ses théories ; et elle ne doit pas admettre, pour preuve de la liberté de la volonté, la difficulté à mettre en évidence dans notre constitution la source de cette énergie qui semble jouer le rôle décisif dans la volonté », Ibid., p. 235, 246. 147 Ce présupposé racial et héréditaire était enfermé dans les références utilisées par les psychologues. Les chercheurs travaillant sur la mesure des capacités mentales innées s’inscrivent en effet dans la droite ligne des britanniques Francis Galton (1822-1911) et Karl Pearson (1857-1936), fondateurs de la biométrique et d’une « psychologie différentielle » fondée sur des postulats biologiques et raciaux. Pearson l’affirme en 1901, « les caractères mentaux de l’homme sont hérités de la même manière précisément que les caractères physiques. Notre nature mentale et morale est, autant que notre nature physique, le résultat de facteurs héréditaires », Karl PEARSON, « On the Inheritance of the Mental Characters in Man », Nature, 65, 1901, p. 118. Les thèses de Pearson et Galton eurent une influence forte sur les psychologues américains, diffusées aux Etats-Unis par James McKeen Cattell, directeur du laboratoire de psychologie expérimentale de l’Université de Pennsylvanie, lequel jugeait des plus pertinent de « corréler des mesures anatomiques (…) avec des déterminations psychophysiques et mentales », James MCKEEN CATTELL, « Mental Tests and Measurements », Mind, 15, 59, Juillet 1890, note 1 p. 373. 148 La version américaine du test de mesure de l’intelligence des Français Simon et Binet sera mise au point en 1908 par deux élèves de G.Stanley Hall, Lewis M. Terman et Henry H. Goddard. 214 éducateurs. Le succès des tests de mesure de l’intelligence « innée » survient dans un contexte de révolution scientifique correspondant à la fin du 19e à l’avènement du « néo-darwinisme ». Or, le néo-darwinisme, en excluant la possibilité d’une modification du patrimoine héréditaire sous l’influence de facteurs environnementaux, contribue à la réhabilitation d’une vision fixiste des caractères génétiques149. Dans une logique néo-darwinienne, il devenait dès lors possible pour les psychologues de considérer l’intelligence des individus comme un caractère persistant n’étant pas ou peu affecté par les conditions environnementales et sociales. La croyance en une corrélation invariante entre caractères biologiques et psychiques va inciter les psychologues à multiplier les catégories de populations affectées par cette corrélation : races, mais aussi criminels, fous, individus déviants, immigrants. La psychologie est le vecteur d’un rapprochement entre milieux scientifiques et politiques. Les partisans d’une « psychologie différentielle » héréditaire et racialiste (James McKeen Cattell, G. Stanley Hall, Robert M. Yerkes, L. Terman et H. Goddard), militent ainsi pour un usage social étendu des tests psychométriques, convaincus de leur valeur pour l’efficacité des politiques éducatives et sociales150. Pour L. Terman, les tests d’intelligence inaugurent une ère de prévoyance pour une société capable de traiter les individus en tenant compte de leurs dispositions intellectuelles innées151. Combinés à une doctrine « eugénique », les tests d’intelligence doivent permettre de résoudre la plupart des maux des sociétés 149 Le « néo-darwinisme » reprend les postulats d’August Weismann (1834-1914) et de Hugo De Vries (1848-1935). Weisman avait soutenu l’hypothèse de l’indépendance du « germen » – patrimoine génétique – à l’égard du « soma » ou le corps. D’après Weismann, tout être pluricellulaire se compose, en effet, de deux plasmas : le plasma germinatif, ou « germen », renferme les cellules germinales qui donneront les gamètes, il est potentiellement immortel et se transmet sans modification d’une génération à une autre. Le « soma », qui abrite le germen, constitue le corps de l’être vivant et n’exerce aucune influence sur le « germen » et, par conséquent, ne peut transmettre aucun des caractères qu’il a acquis. Les variations du « soma » n’affectent donc pas le devenir de l’espèce. Weismann affirmait ainsi que la sélection, contrairement à l’opinion de Darwin, ne crée rien par ellemême ; elle conserve ce qui préexiste. Voir Hamilton CRAVENS, The Triumph of Evolution: The Heredity-Environment Controversy in American Science, 1900-1941, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1978 p. 78 ssq. 150 Appliquant la méthode des corrélations à des élèves américains, H. Goddard va montrer combien les tests psychologiques étaient efficaces pour distinguer les enfants « normaux » des « sousnormaux », Henry H. GODDARD, « A Measuring Scale of Intelligence », Training School Bulletin, 6, 1909-1910, p. 146-155. 151 Le critère de la race revêt naturellement une importance essentielle pour Terman. La race jouerait en effet, selon Terman, une importance primordiale dans les différences de niveau intellectuel entre groupes, de sorte que « toute la question des différences raciales dans les caractères mentaux devra être reconsidérée à partir de méthodes expérimentales (…) lorsque cela aura été fait, nous découvrirons des différences raciales significatives énormes en terme d’intelligence, des différences qui ne peuvent être effacées par aucun schéma de culture mentale », The Measurement of Intelligence, Boston, Houghton Mifflin, 1916, p. 91-92. 215 modernes152. Ils fourniraient notamment une justification objective à la ségrégation des races « inférieures »153. Les débats sur le « problème noir » et sur l’immigration constituent d’importants champs d’application de la psychologie différentielle. Pour l’immense majorité des psychologues, les piètres résultats obtenus aux tests psychométriques par les immigrants de la « nouvelle immigration », par les Noirs et leur progéniture doivent alors être interprétés en termes héréditaires et raciaux. Pour Marion J. Mayo, H. E. Jordan, Josiah Morse ou George O. Ferguson, la psychométrie donne « une description et une mesure exactes » de l’« équipement mental » de chaque race, renouvelant la vision des inégalités et des classifications raciales154. En comparant les performances des races noire et blanche, Mayo proclame ainsi que l’inégalité intellectuelle des races « est due à une différence dans l’équipement mental des deux races, une différence qui a été engendrée par le biais d’une évolution physiologique et mentale, et qui ne peut jamais être estompée par les processus d’éducation et de formation »155. George O. Ferguson se montre plus précis concernant la race noire. Des tests effectués sur des individus de cette race, il conclut que les capacités mentales des Noirs ne représentent que « trois quarts de la performance des Blancs à niveau de formation égal »156. S’il envisage un certain perfectionnement par le métissage, il ne lui semble cependant « pas possible d’élever le niveau de performance intellectuelle du Noir à un niveau égal à celui du 152 Terman jugea, en effet, « raisonnable de prédire que dans un futur proche les tests d’intelligence permettront de placer des dizaines de milliers de ces déficients graves sous la surveillance et la protection de la société. Cela conduira finalement à enrayer la reproduction de la faiblesse d’esprit et à l’élimination d’une part importante de la criminalité, du paupérisme et de l’inefficacité industrielle », Ibid, p. 6-7. 153 Terman prône en effet la ségrégation des enfants issus de races « inférieures » qui « devraient être séparés [segregated] dans des classes spéciales et recevoir une instruction concrète et pratique. Ils ne sont pas capables de maîtriser des abstractions, mais peuvent souvent faire des travailleurs efficaces », Ibid. 154 Marion J. MAYO, « The Mental Capacity of the Negro”, Archives of Psychology, 28, novembre 1913, p. 8. Certes, pour Mayo, le facteur environnemental ne doit pas être ignoré, mais « c’est bien le facteur interne de l’hérédité raciale (…) qui constitue [le] caractère distinctif » de l’intelligence, qui forme « l’explication fondamentale », Ibid., p. 55 et 61. 155 Ces différences sont jugées non seulement importantes pour définir la place de chaque race dans la société, mais pour prévoir le destin de chacune dans « la lutte pour la suprématie ou la survie », Ibid., p. 67, 70. 156 George O. FERGUSON, « The Psychology of the Negro: An Experimental Study », Archives of Psychology, 36, avril 1916, p. 123. Les performances intellectuelles des noirs par rapport à la race blanche varieraient dans une fourchette de « 60 à 90% », en fonction de la quantité de sang blanc chez l’individu étudié. Il s’agit d’ailleurs là, selon lui, d’une estimation optimiste, car si l’on effectuait une étude sur l’ensemble des Noirs, il est certain que « les différences raciales seraient sans nul doute plus considérable que ce qui a été trouvé ». La cause biologique et héréditaire tenait selon l’auteur « principalement dans la constitution des neurones corticaux, plutôt qu’en tout autre endroit du système nerveux », Ibid., p. 124-125. 216 Blanc » et « il est probable qu’aucune dépense de temps et d’argent ne pourrait accomplir cet objectif, car l’éducation ne peut pas créer la force vitale, mais simplement développer ce qui est inné »157. Les tests réalisés lors de la première guerre mondiale pour l’armée américaine par un comité de psychologues présidé par Robert M. Yerkes, marqueront l’apogée du succès des tests psychologiques et d’une vision racialiste des différences psychiques dans la communauté des psychologues américains158. Interprétant les résultats obtenus, Yerkes affirmera alors que « l’infériorité intellectuelle du Noir » est une conséquence de la débilité innée de sa race et que l’éducation ne saurait combler le fossé séparant le Blanc du Noir pour établir entre eux une égalité parfaite159. 2.3.4. Sociologie évolutionniste ou darwinisme social Les notions de sélection naturelle et de lutte pour la survie du mieux adapté vont aussi inspirer la vision socio explicative des pionniers de la sociologie américaine. Cet évolutionnisme sociologique va s’incarner en une doctrine biodéterministe aussi appelée « darwinisme social ». En effet, dans le contexte politique, économique et social de l’après-guerre de Sécession, marqué par le triomphe de la doctrine du laissez faire et de refus de l’interventionnisme fédéral, les notions darwiniennes de lutte et de concurrence entre individus et groupes vont connaître un large succès auprès des « social scientists » américains160. Principal promoteur dans les sciences sociales de la doctrine du « darwinisme social », William Graham Sumner (1840-1910) est aussi considéré comme un des 157 Une barrière héréditaire limitant les possibilités d’amélioration des races inférieures par l’éducation ou le milieu social, Ferguson en conclut qu’une éducation pratique et manuelle dispensée à la race noire « éviter[ait] de grands gaspillages », Ibid., p. 126, 130.. 158 Créé pour étudier les capacités intellectuelles des 1,7 millions de conscrits, ce comité travailla à partir de tests supposés mesurer le niveau d’intelligence innée. L’objectif, reconnaîtra Yerkes après guerre, était bien de « souligner en toutes occasions l’importance des différences mentales individuelles et aussi des particularités raciales », lettre de Yerkes à Carl C. Birgham, 26 octobre 1921, Robert M. Yerkes Papers, cité par Hamilton CRAVENS, The Triumph of Evolution: The Heredity-Environment Controversy in American Science, 1900-1941, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1978 p. 85. 159 Robert M. Yerkes, “Psychological Examining of the United-States Army”, Memoir of the National Academy of Sciences, vol. 15, 1921, p. 794 et 870. 160 Selon Richard Hofstadter, si les notions de lutte pour l’existence et de survie du plus apte séduisirent tant d’intellectuels outre-Atlantique, c’est parce qu’elles auraient en effet symbolisé à l’excès la situation économique, politique et sociale de la société américaine après la guerre de Sécession. Le « darwinisme social » offrait aux élites une philosophie scientifique conforme à ce qu’elles souhaitaient entendre, à savoir la défense du laissez faire et d’un individualisme égoïste. Le darwinisme social aurait légitimé une doctrine conservatrice prônant liberté d’entreprise, concurrence, droit de propriété, refus de l’interventionnisme étatique et du réformisme social. Voir Richard HOFSTADTER, Social Darwinism in American Thought, 1860-1945, op. cit., p. 32-35. 217 fondateurs de la sociologie américaine. Très influencé par l’évolutionnisme spencérien, il se fait l’ardent avocat de la validité du darwinisme comme paradigme explicatif du social. Aspirant à une sociologie libérée des spéculations métaphysiques et bâtie sur le modèle des sciences physiques, Sumner forge dans les années 1880 un modèle sociologique fondé sur les lois de la sélection naturelle et de la lutte pour la survie. Il est convaincu que ces lois peuvent permettre enfin à la biologie et la sociologie, « véritablement des sciences analogues », de se rejoindre, « la sociologie [étant] la science qui traite d’une catégorie de phénomènes produits par la lutte pour l’existence, tandis que la biologie traite d’une autre catégorie de phénomènes ». Pour Sumner, les « forces » étudiées par ces sciences sont les mêmes, quoiqu’« agissant dans des champs et sous des conditions différentes »161. Tenant d’une approche évolutionniste des faits sociaux, Sumner n’accorde de sens à l’idée de progrès qu’au regard de la capacité des groupes humains à sortir vainqueurs des luttes induites par les lois de population (Malthus) et des rendements décroissants (Ricardo). Dans cette concurrence universelle, la lutte pour la survie devient réellement l’« aiguillon » déterminant de tout progrès dans l’art, l’éducation, la morale des sociétés humaines162. En pratique, cette sociologie darwiniste sociale aboutit à des positions idéologiques très proches de celles de Spencer et des idéologues du racisme. En effet, estimant que la loi de la survie du plus apte, « n’a pas été créée par l’homme et ne peut pas être abrogée par l’homme », Sumner condamne toute intervention humaine tendant à enrayer le déroulement de la lutte ou à en atténuer la brutalité dans les sociétés, puisque en interférant dans son déroulement, nous pouvons « seulement produire la survie du moins apte »163. Pour Sumner, la lutte pour la survie du plus apte est aussi inévitable que la guerre dont 161 Pour Sumner, le sociologue prendra conscience des liens étroits entre biologie et sociologie quand il aura constaté que « la vie sur terre doit se maintenir par une lutte contre la nature et aussi par une concurrence avec les autres formes de vie », William Graham SUMNER, « Sociology » (1881), reproduit dans Stow PERSONS (Ed.), Selected Essays of William Graham Sumner, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1963, p. 14. 162 Si le progrès est conditionné par l’innovation technologique, il reste toujours le résultat d’une lutte des hommes contre la nature pour conquérir les moyens de leur subsistance – c’est la « lutte pour l’existence » – et entre les individus dans une « compétition de l’homme avec l’homme » pour s’assurer le contrôle de ressources limitées – c’est la « concurrence pour la vie », Ibid., p. 16. 163 Ibid., p. 17. Contre les bureaucrates et réformateurs, Sumner s’érigeait en défenseur de « l’homme oublié » (« Forgotten Man »), ce travailleur humble et honnête, acquérant ses moyens de subsistance par un travail productif, mais « victime des réformateurs, spéculateurs sociaux et philanthropes » qui, par des politiques d’assistance sociale dispendieuses, l’empêchent de triompher dans la lutte pour la survie du plus apte. Il condamnait les politiques sociales et d’assistance aux démunis, plaidant pour le laissez faire et la liberté illimitée du capitaliste, du travailleur et de l’entrepreneur, car « la vérité est que ceux qui se nourrissent et ne produisent rien, vivent aux dépens de ceux qui travaillent et produisent », Ibid., p. 111, 120 et 134. 218 elle est cause et conséquence164. Ainsi sa sociologie évolutionniste vaut-elle condamnation des préjugés rationalistes et interventionnistes (étatisme, réformisme social) fondés sur la croyance fausse en une possible régulation des relations économiques et sociales165. La sociologie darwiniste sociale de Sumner emporte avec elle une critique virulente de la démocratie. C’est pure folie à ses yeux que de croire en la capacité d’un régime démocratique bâti sur des prétendus « droits naturels », vides de sens et impraticables, de créer un ordre social stable d’où serait abolie toute concurrence entre les individus166. Pour Sumner, le sociologue doit admettre que « nous ne pouvons aller au-delà de cette alternative : liberté, inégalité et survie du plus apte ; et non liberté, égalité et survie de l’inadapté. La première option porte la société vers le progrès et favorise ses membres les meilleurs ; la seconde tire la société vers le bas et favorise ses éléments les moins bons »167. Ces critiques de l’égalité, des droits de l’homme et de la démocratie attestent du caractère clairement antilibéral du darwinisme social168. Or, cet antilibéralisme éthique n’est pas sans conséquence sur les positions épistémologiques de Sumner. Pour lui, en effet, la société forme un espace de lutte et de concurrence permanentes où aucune classe, aussi misérable soit elle, ne peut exiger d’une autre de subvenir à ses besoins ou d’assumer pour elle les efforts de la lutte. Dans la lutte pour la survie du mieux adapté, chaque classe est responsable envers elle-même, et cette loi primordiale s’impose aux sociétés 164 En effet, constate Sumner, « c’est la concurrence vitale (…) qui engendre la guerre, et c’est pourquoi la guerre a toujours existé et existera toujours. Elle fait partie des conditions de l’existence humaine ». Aucun régime politique et social ne peut abolir les antagonismes et conflits d’intérêts opposant les individus, car la « concurrence pour la vie » est une relation sociale primordiale qu’aucune « série de décisions ‘‘éthiques’’ » ne saurait réguler, Ibid., p. 36. 165 Comme Spencer, il voit dans l’ingérence de l’État dans les relations entre individus une menace pour la liberté, une pente vers le socialisme et le collectivisme. Au spectre d’une société communiste, il opposait la doctrine du laissez faire comme le plus solide rempart contre les dangers d’une dérive étatiste. En 1881, c’est même pour Sumner « aujourd’hui une question de patriotisme et de devoir civique que de résister à l’extension de l’interventionnisme étatique », Ibid., p. 29, 108. 166 Ibid., p. 64, 65-69. 167 Cité par Richard HOFSTADTER, Social Darwinism in American Thought, 1860-1945, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1945, p. 37. La seule question qui importe réellement, en effet, selon Sumner est la suivante : « en quoi devons-nous avoir le plus confiance, dans le jeu des forces sociales libres ou dans l’intervention législative et bureaucratique ? », William Graham SUMNER, « Sociology » (1881), op. cit., p. 109. 168 Sur ce point les analyses de Bannister nous paraissent peu convaincantes quand il affirme que Sumner n’était pas un darwiniste social et que ses critiques n’auraient été que l’expression d’un profond pessimisme nourri de pensée naturaliste. Voir Robert C.BANNISTER, Social Darwinism: Science and Myth in Anglo-American Social Thought, Philadelphie, Temple University Press, 1979, p. 113. 219 sans pouvoir être ni abolie ni infléchie par des législations sociales169. Ces mesures pénalisent l’individu laborieux et prévoyant dans la lutte pour l’existence en favorisant les « bons à rien ». Ce qu’il faut par conséquent admettre, selon Sumner, c’est qu’il y une incompatibilité parfaite entre la liberté de l’individu et l’idéal de l’égalité sociale170. L’évolutionnisme sociologique de Sumner révèle aussi les implications racistes du darwinisme social. Les thèses développées dans son ouvrage Folkways (1906) constituent une véritable légitimation des attitudes racistes sous-tendant les pratiques discriminatoires et ségrégationnistes sévissant dans la société sudiste après l’abolition de l’esclavage. Si en 1906 Sumner renonce à l’usage des formules polémiques de « lutte pour l’existence » et de « survie du plus apte » dans son analyse des relations entre races, c’est pour mieux affirmer la légitimité de la croyance en l’infériorité biologique de la race noire dont il fait une justification pour les atteintes aux droits et libertés visant les Noirs dans le Sud des Etats-Unis à l’âge de « Jim Crow ». Le concept de « folkways » oriente l’analyse de Sumner des relations entre races171. Normes collectives contraignantes, ils sont supposés exercer « une coercition puissante qui dirige la société et les individus selon des lignes fixes et entrave la liberté », formant la trame d’une conscience collective transcendant les consciences individuelles « comme s’il existait un ‘‘esprit’’ dans la foule qui serait différent des esprits des individus »172. En tant qu’ils déterminent les mœurs d’un groupe, c’est-à-dire les pratiques et les croyances jugées propres à assurer la prospérité publique, les « folkways » bénéficient toujours du point de vue des individus d’une présomption de vérité. Considérés comme les critères « justes » et « vrais » au regard desquels toute conduite est jugée, ils forment « des articles de foi, non des convictions rationnelles ». Ainsi ils sont, avec les mœurs, l’« ethos » 169 Charité et assistance sociale enfreignent cette loi de la nature en faisant peser sur les individus les plus aptes le fardeau des pauvres, des oisifs et des parasites, William Graham SUMNER, What Social Classes Owe to Each Other, New York, Harper, 1883, p. 14-18. 170 William Graham SUMNER, « Sociology » (1881), op. cit., p. 133. 171 Par ce terme, il désigne l’ensemble des usages en vigueur dans un groupe et revêtant la dimension d’instincts, d’habitudes, de prédispositions héritées et routinières, autrement dit de manières d’agir ayant valeur de normes. En tant que normes, les « folkways » ont valeur de critères de jugement permettant d’apprécier la conformité d’une conduite à une coutume. Ainsi ils pourvoient « à tous les besoins de l’existence (…). Ils sont uniformes, universels pour le groupe, impératifs et invariables. Avec le temps, ces manières d’agir deviennent de plus en plus arbitraires, positives et impératives », William Graham SUMNER, Folkways (1906), Salem, NH, Ayer, 1992, p. 2-3. 172 Définissant des interdits – normes de proscription – et des injonctions positives – normes de prescription –, les « folkways » sont par conséquent de véritables « forces sociétales » assurant la conformité des comportements aux codes moraux, s’imposant à la volonté et encadrant les actions des individus en n’autorisant qu’une faible marge de variation personnelle, Ibid., p. 11, 19. 220 véritable ou le « caractère » héréditaire d’un peuple et d’une société à une époque donnée. De ce particularisme des « folkways » découle, selon Sumner, la relativité absolue des normes et des valeurs. C’est pour cette raison que « les droits ne peuvent jamais être ‘‘naturels’’ ou ‘‘accordés par Dieu’’, ou absolus quel que soit le sens de ce mot. La moralité d’un groupe à une époque [étant] la somme des tabous et des prescriptions déterminés par les ‘‘folkways’’ par rapport auxquels la conduite juste est définie. Par conséquent, les valeurs morales ne peuvent jamais être intuitives. Elles sont historiques, institutionnelles et empiriques »173. La relativité de ces normes et valeurs n’a d’égal pour Sumner que leur « inertie » ou leur « rigidité », de sorte que toute modification des « folkways » présuppose une mutation des conditions externes, d’où émergeront de nouvelles manières d’agir et de penser comme le résultat d’un ajustement des esprits à un environnement transformé. Appliqué au problème des relations raciales le modèle sociologique de Sumner constitue une véritable approbation des comportements racistes sévissant dans les États du Sud. En effet, considérant que les « folkways » ne peuvent être modifiés que par une évolution graduelle et naturelle des conditions externes, et non par des décrets ou des lois, Sumner condamne toute intervention « révolutionnaire » ou légale visant à influer sur les relations entre race blanche et noire174. L’état déplorable des relations raciales dans les États du Sud après la guerre de Sécession lui paraissant être la plus parfaite illustration des effets pervers d’une action volontariste pour réformer les mœurs d’une collectivité, il déplore que l’abolition ait été réalisée par la force et contre les mœurs ancestrales de la société sudiste, alors que l’esclavage constituait un mode de régulation globale et harmonieuse des relations raciales pendant plus de trois siècles. La guerre de Sécession a détruit cet ordre traditionnel sans lui substituer un ordre nouveau, laissant les deux races désemparées. L’émancipation brutale et arbitraire des Noirs aura été, estime Sumner, une erreur funeste, et si « de vaines tentatives ont été faites pour contrôler le nouvel ordre par la législation, le seul résultat fut la preuve que la législation ne 173 Ibid., p. 29. Sumner qualifie sur ce point d’aberration l’ambition des révolutionnaires français de 1789 prétendant faire b« table rase » des traditions et des mœurs de l’Ancien Régime. En agissant de la sorte, ils auraient fait preuve d’une ignorance effroyable de la nature et des lois d’évolution des « folkways » que seuls des changements longs et laborieux peuvent modifier. Ce mauvais exemple français devrait, selon Sumner, être pour l’homme d’État une incitation à la modestie, instruit des effets catastrophiques auxquels conduit une action volontariste pour réformer les mœurs d’une société. Ibid. 174 221 peut pas produire les mœurs »175. À la destruction brutale de l’institution servile dans le Sud, Sumner oppose l’idéal d’une évolution graduelle vers l’abolition notant que « l’abolition de l’esclavage dans les États du Nord a été le résultat de modifications des conditions de vie et des intérêts (…). Au Sud, regrette Sumner, l’émancipation a été réalisée par une force externe contre les mœurs des Blancs. Il en a résulté quarante ans de discorde économique, sociale et politique »176. En pratique, cette sociologie évolutionniste vaut légitimation au début du 20e siècle – tant « il est évidemment impossible pour quiconque d’interférer » dans les relations raciales entre races au Sud – des revendications des élites sudistes réclamant le droit de régler eux-mêmes le « problème noir »177. 2.4. Fonder la sociologie sur des bases raciologiques ou le développement d’une réflexion biosociale à la française (1890-1900) En France, la période 1880-1900 est celle de l’intégration des théories évolutionnistes dans les sciences naturelles et sociales178. L’ouverture du champ social aux concepts de sélection et de lutte pour la survie du plus apte ouvre la voie au développement d’une réflexion biosociale à la française. Anthropologues, philosophes et naturalistes contribuent activement à la diffusion des doctrines spencérienne et darwinienne dans les sciences sociales. La victoire du courant « matérialiste » sur les « positivistes » sur le terrain de l’anthropologie a lourdement pesé dans l’orientation biologique et raciologique de la première « sociologie française ». À l’aube des années 1890, l’idée de « race » forme le paradigme dominant d’explication du social. Les naturalistes sont les premiers à plaider dans les années 1880 pour l’importation dans le champ d’étude des sociétés humaines des thèses évolutionnistes de la « sélection naturelle » et de la « lutte pour la survie du plus apte ». Edmond Perrier, professeur de zoologie au Muséum d’histoire naturelle, joue à cet égard un rôle de « passeur » des théories évolutionnistes du biologique au social. Pour Perrier les théories évolutionnistes démontrent que la « sélection 175 Ibid., p. 77-78. Ibid., p. 89-90. La critique évolutionniste de Sumner vise autant l’aventurisme politique – celui des républicains radicaux – que l’idéalisme des législateurs qui, après la guerre, eurent eu la prétention de fonder leur action au Sud sur des considérations éthiques et philosophiques concernant l’égalité naturelle des hommes. 177 Ibid., p. 78. 178 Une intégration qui ne s’est pas faite sans une certaine dénaturation des thèses darwiniennes. Cf. supra. 176 222 naturelle » et la « division organique du travail » sont bien les premières causes de l’apparition des sociétés et du progrès des peuples179. Militant engagé de la politique coloniale et antidreyfusard180, il décèle également dans le schéma évolutionniste une justification à la colonisation, menée au nom de la supériorité des races « civilisées » sur les races « sauvages » et du droit du plus fort à détruire le plus faible181. Pour Jean-Louis de Lanessan, professeur à la faculté de médecine de Paris, l’évolutionnisme éclaire aussi la « question sociale » d’un jour nouveau, en rappelant combien la politique n’est qu’une simple dérivation de la biologie. Les problèmes politiques et sociaux se trouvant ainsi grâce à l’évolutionnisme, « dégagés de tous les éléments étrangers qui les ont encombrés jusqu’à ce jour, il deviendra facile, affirme Lanessan, de les aborder avec les procédés mis en œuvre dans l’étude de tout animal vivant en société. La politique deviendra un chapitre de la biologie et prendra pour base la connaissance exacte de l’organisme humain et de ses fonctions »182. Comme pour Perrier, la théorie évolutionniste constitue pour Lanessan une légitimation savante à la colonisation183. Cet usage de l’évolutionnisme à des 179 Ainsi, explique Perrier en 1886, c’est par « la division du travail, offrant aux aptitudes diverses les moyens de développer, par la coopération, par la solidarité, une liberté tempérée par la loi, une discipline respectée de tous, une coordination graduelle de toutes les formes sociales, que l’humble peuplade sauvage arrive à acquérir la richesse, la puissance et de l’unité de nos grandes nations modernes ». Quant à la sélection naturelle, poursuivait l’auteur, elle « se charge d’éliminer [les formes d’association] qui ne savent pas se plier aux variations incessantes du milieu. Les espèces les plus parfaites d’une époque disparaissent à l’époque suivante, de même que les nations se succèdent dans la domination du monde et sur toutes ces ruines s’édifient lentement le progrès des organismes comme celui des peuples », Edmond PERRIER, Les colonies animales et la formation des organismes, Paris, C. Masson, 1886, p. 783. 180 Il sera membre de la Ligue de la patrie française, créée en 1899, voir Jean-Marc BERNARDINI, op. cit., p. 144-147 181 En effet, estimait Perrier, « c’est à leur supériorité que les races humaines doivent leur extension sur la terre ; de même que les animaux disparaissent devant l’homme, cet être privilégié, de même le sauvage s’éteint devant l’européen avant que la civilisation ait pu s’en emparer. Quelque regrettable que soit ce fait au point de vue moral, la civilisation semble s’être étendue par le monde, bien plus en détruisant les barbares qu’en les asservissant à ses lois », Edmond PERRIER, Le transformisme, Paris, Baillière, 1888 p. 106. 182 Jean-Louis de LANESSAN, Le transformisme, évolution de la matière et des êtres vivants, Paris, Doin, 1883, p. 11. Cet évolutionnisme sociobiologique aboutit à la philosophie la plus anti-égalitaire, la théorie de l’évolution ayant révélé, estime Lanessan, à quel point nos idées sur l’égalité naturelle des hommes sont fausses et contraires aux lois du progrès biologique. L’inégalité physique et intellectuelle serait plus qu’une évidence, « la condition nécessaire de l’évolution, un des agents indispensables de la marche ascendante qui conduit la nature entière vers un progrès incessant. Les êtres les mieux doués, les plus forts, les plus intelligents, résistent, en effet, plus facilement aux conditions défavorables du milieu dans lequel ils vivent, et leurs qualités se transmettent de génération en génération (…). Les êtres les plus faibles, les moins intelligents, succombent, au contraire, les uns après les autres, laissant la place aux plus forts et aux plus intelligents. Et l’humanité marche ainsi vers un progrès dont le terme ne saurait être prévu », Ibid., p. 13 183 Député radical proche du mouvement « solidariste », Lanessan fut gouverneur d’Indochine entre 1891 et 1894 et membre du gouvernement Waldeck-Rousseau. Il tenait la colonisation par les races « civilisées » pour un « signe de supériorité anthropologique » dans la lutte pour la survie, un 223 fins « coloniales » témoigne de la pénétration des théories évolutionnistes dans les milieux républicains sous la Troisième république184. L’intégration des théories évolutionnistes au champ social s’opère concrètement par des transferts épistémologiques des sciences biologiques vers les sciences sociales auxquels contribuent largement les philosophes185. De jeunes universitaires, tels Alfred Fouillée (1838-1912) et les spencériens Théodule Ribot (1838-1916) et Alfred Espinas (1844-1922)186 encouragent ce nomadisme des théories évolutionnistes vers le domaine des sciences sociales. Et l’objectif pour Ribot est clair : ruiner les philosophies spiritualiste et rationaliste afin de fonder les sciences sociales sur les lois biologiques de l’évolution et les notions d’hérédité et de race. En pratique, la pensée biosociale de Ribot débouche sur un programme biopolitique raciste et eugéniste187. En 1878, l’ouvrage Les sociétés animales d’Alfred Espinas constitue un véritable manifeste pour une « sociologie positive » fondée sur les lois évolutionnistes de la concurrence vitale et de la lutte pour la survie du plus apte188. Avec la diffusion des théories évolutionnistes et darwinistes à la pensée sociale, c’est une véritable vision bioraciale du social qui va progressivement dominer la réflexion sur l’histoire et la société en France à la fin du 19e siècle. « témoignage de la vitalité et de la durée des nations », Jean-Louis de LANESSAN, Principes de colonisations, Paris, F. Alcan, 1897, p. 6 et 28. 184 Sur l’influence des évolutionnistes sur l’idéologie solidariste, voir Jean-Marc BERNARDINI, op. cit., Chapitre 4. Il souligne que les idées de réformisme, d’interventionnisme, de solidarité et de « quasi contrat » exprimaient précisément un refus de la « lutte pour la survie » entre individus et classes, considérés par les solidaristes, nourris de thèses transformistes et évolutionnistes, comme une réalité. 185 Devant le succès de la philosophie spencérienne dans l’université française et la multiplication des discours naturalistes, le philosophe Elme-Marie Caro estime dès 1868 que « la question sociale n’est donc plus aux mains du politique ni de l’économiste, elle est tout entière aux mains du naturaliste », Elme Marie CARO, Le matérialisme et la science, Paris, Hachette, 1868, p. 115. 186 En 1872, Espinas et Ribot avaient traduit les Principes de psychologie de Spencer. De l’évolutionnisme spencérien, Ribot et Espinas retiennent un monisme philosophique, l’hypothèse de l’unité des phénomènes biologiques et sociaux, ainsi que l’homologie entre sociétés animales et humaines. 187 « Une race médiocre en intelligence, en moralité, en aptitude artistique et industrielle, voilà le point dont il faut partir, estime Ribot. Une race apte à tout comprendre et à tout faire, policée, de mœurs douces, s’adaptant sans efforts aux formes compliquées de la civilisation, voilà le point où il faut arriver. Élever la masse au niveau de ceux qui furent à l’origine des hommes hors ligne, tel est le problème (…). Tout l’effort de la civilisation ne tend pas à un autre but. Mais elle y arrive par l’éducation, par une action du dehors, différente de l’hérédité qui est une action du dedans ». Tel Vacher de Lapouge, Ribot juge nécessaire au succès d’une politique eugéniste que tous les hommes soient « bien pénétrés de la responsabilité qui pèse sur chacun, lorsqu’il court tant de risques de transmettre à d’autres un legs héréditaire qui pèse sur lui, souvent aggravé par ses propres facteurs. Beaucoup hésiteraient à encombrer la société de non-valeurs, d’êtres informes au physique comme au moral, que la civilisation (…) tend à conserver, à entourer de soins qu’elle refuse aux meilleurs. Cette préoccupation de l’hérédité, si elle existait dans les mœurs (…) serait un moyen tout naturel d’éliminer de la société les plus mauvais éléments »Théodule RIBOT, L’hérédité psychologique, Paris, Baillière, 1873, p. 379, 382. 188 Alfred ESPINAS, Les sociétés animales, Paris, Germer Baillière, 1878. 224 L’organicisme de Worms, la psychologie ethnique de Le Bon, l’ethnosociologie de Letourneau et l’anthroposociologie de Vacher de Lapouge, forment alors les principaux paradigmes bioracialistes du social et de la culture. 2.4.1. Race et société (1). L’organicisme de René Worms ou les implications raciales d’une sociobiologie L’« organicisme » de René Worms (1867-1926) est généralement considéré par les historiens des sciences sociales comme la première tentative de fondation institutionnelle de la « sociologie »189. De la création, en 1893, de la Revue internationale de sociologie et de l’Institut international de sociologie, à la fondation en 1895 de la Société de sociologie, Worms se distingue dans les années 1890 par un activisme intense pour donner à la « sociologie » des institutions190. Si les buts de la démarche « sociologique », tels qu’énoncés dans le « Programme » de la Revue internationale de sociologie, attestent d’une visée éclectique et pluridisciplinaire et d’une ambition d’autonomie de la sociologie, leur esprit témoigne de la forte prégnance des modèles naturalistes sur la pensée de Worms191. Pour Worms, en effet, une sociologie scientifique doit prendre naturellement la biologie pour modèle dans ses méthodes comme dans ses subdivisions. L’imitation de la biologie doit non seulement fournir à la sociologie son modèle « organiciste », mais ses outils pour 189 Sur René Worms et la naissance de la sociologie organiciste, voir notamment Terry N. CLARK, « Marginality, Eclectism, and Innovation : René Worms and the Revue internationale de sociologie from 1893 to 1914 », Revue internationale de sociologie, 3, 1967, p. 12-27 et, du même auteur, Prophets and Patrons. The French University and the Emergence of Social Sciences, Cambridge, Harvard university Press, 1973, ainsi que Roger L. GEIGER, « René Worms, l’organicisme et l’organisation de la sociologie », Revue française de sociologie, 22, 1981, p. 345-360. Sur l’échec de cette sociologie, « plus mondaine qu’institutionnelle », selon la formule de Jean-Marc Bernardini, voir aussi Jean-Marc BERNARDINI, Le darwinisme social en France (1859-1918), Paris, CNRS, (coll. « CNRS Histoire »), 1997, p. 246 ssq et Pierre FAVRE, Naissance de la science politique, Paris, Fayard, (coll. « L’espace du politique »), 1989, p. 134-138. 190 Savant éclectique et universitaire au parcours hors normes (juriste et philosophe de formation, normalien, agrégé de droit, d’économie politique et de philosophie, conseiller d’État) Worms fixe à l’Institut international de sociologie – présidé par Jacques Novicow – la mission d’organiser chaque année un congrès mondial de sociologie. Avec la Société de sociologie, présidée par Gabriel Tarde, ces institutions avaient pour but d’offrir à la discipline sociologique une vitrine dans un paysage intellectuel et universitaire français dominé par les sciences naturelles, la philosophie et l’anthropologie. 191 Pour Worms, il s’agit d’appliquer aux « questions sociales », non les « préjugés irréfléchis de l’esprit politique », mais « exclusivement les procédés sévères de la science (…), savoir à fond ce qui est, avant de porter un jugement sur ce qui devrait être (…). Ce que nous essayons donc, c’est de réunir les faits sociaux pour aider à découvrir les lois. Ces faits, nous les demanderons à la fois à tous les temps et à tous les pays. Où qu’il se soit passé, un fait est toujours un fait, et il suffit qu’il ait été exactement constaté pour que nous devions en tenir compte. Notre champ d’observation sera donc aussi large que possible. Nous faisons appel à toutes les bonnes volontés, comptant ouvrir nos colonnes à toutes les sciences (…) puisqu’il n’en est aucune dont les résultats n’intéressent la constitution et le développement des sociétés », René WORMS, « Notre programme », Revue internationale de sociologie, 1, 1893, p. 1-2. 225 dégager les lois de l’organisme social, « comme on l’a si bien fait pour l’organisme humain »192. Ainsi rénovée par les lois de la biologie, la science sociale sera à la « vie sociale » ce que la biologie est à la « vie individuelle », c'est-à-dire « recherche des conditions fondamentales »193. Les alliances nouées par Worms attestent de l’inspiration biologique, voire racialiste, de sa sociologie194. L’alliance conclue avec les anthropologues raciaux procède autant de considérations stratégiques – l’anthropologie constitue alors la discipline la mieux structurée – que de convictions épistémologiques partagées. Worms adhère, en effet, avec les anthropologues matérialistes à une vision bioraciale des faits sociaux et culturels. Il ne tarit pas d’éloges pour l’ethnosociologie de Charles Letourneau, nommé vice-président de l’Institut international de sociologie en 1895, puis président de la Société de sociologie grâce au soutien de Worms195. Les multiples comptes-rendus dans la Revue internationale de sociologie consacrés à des ouvrages d’anthropologie donnent assez bien la mesure de la convergence épistémologique entre sociologues organicistes et anthropologues matérialistes. Les colonnes de la Revue s’ouvrent largement aux anthroposociologues (Vacher de Lapouge, H. Muffang, O. Ammon, C. Closson), mais aussi aux darwiniens et aux eugénistes196. Au-delà d’une volonté d’éclectisme, cet accueil réservé aux théories racialistes et évolutionnistes témoigne de la prégnance d’une vision bioraciale des faits sociaux sur la pensée de Worms. Les présupposés épistémologiques de l’organicisme confirment l’orientation sociobiologique de la pensée sociale de Worms. Il avoue plus qu’une admiration 192 « Découvrir l’unité sociale, l’atome social, qui présente déjà en petit tous les phénomènes que la société reproduit en grand, ce sera, affirme en effet Worms, créer quelque chose d’analogue à la physique et à la chimie moléculaire, à la biologie cellulaire, qui ont transformé toute la physico-chimie et toute la biologie, ce sera rénover la face de la science sociale », Ibid., p. 6. 193 René WORMS, « Sur la définition de la sociologie », Revue internationale de sociologie, 1, 2, mars-avril 1893, p. 176. 194 Worms noue aussi des contacts avec des intellectuels français isolés – Gabriel Tarde, Alfred Coste, Ernest Debbet – et des penseurs étrangers réfugiés à Paris, notamment russes – Eugène de Roberty, Paul de Lilienfeld, Maxime Kowalewski, Jacques Novicow. Théodule Ribot, Alfred Espinas et Alfred Fouillée, contribuent amplement à la réputation de la revue et de la collection sociologiques de Worms. Voir Victor KARADY, « Stratégies de réussite et mode de faire-valoir de la sociologie chez les durkheimiens », Revue française de sociologie, 20, 1, 1979, p. 59. 195 Worms voit en Letourneau, « un des trop rares sociologues qui se sont unis à l’étude détaillée des faits ethnographiques et historiques. C’est là, estime Worms, le grand mérite de la série déjà importante des ouvrages qu’il a consacrés aux principales institutions humaines », René WORMS, Revue internationale de sociologie, 5, 1897, p. 922. 196 Au niveau international, Worms obtient la caution intellectuelle de savants prestigieux, tels que le darwiniste social Albert Schaeffle, le criminologue Enrico Ferri, le psychométricien Francis Galton, mais aussi les sociologues Ferdinand Tönnies et Georg Simmel ou l’économiste Alfred Marshall. 226 pour la philosophie de Herbert Spencer, en qui il voit un nouveau Descartes, déduisant de la « philosophie synthétique » les postulats fondamentaux de l’organicisme : 1) le caractère universel de l’évolution biologique s’appliquant à tous les phénomènes ; 2) la nécessité de construire les sciences sociales sur le modèle des sciences de la nature, et en particulier de la biologie, et, 3) une vision organiciste de la société justifiant le recours à une « sociologie biologique ». Worms puise aussi son inspiration dans les théories de Darwin, des naturalistes Espinas, Perrier et Fouillée, ainsi que dans les théories organicistes de Comte. Il tient notamment l’homologie établie par Espinas entre sociétés animales et humaines, comme le plus puissant argument en faveur de l’importation des lois de la biologie dans le champ sociologique197. C’est aussi aux théories évolutionnistes que Worms emprunte les principes méthodologiques de l’organicisme. Les trois mécanismes biologiques universels supposés régir l’évolution sociale sont directement dérivés des théories évolutionnistes : adaptation, hérédité et sélection. Ces mécanismes, affirme Worms, fondent non seulement le parallélisme entre évolution sociale et évolution organique, mais maintiennent l’unité théorique de la sociologie et de la biologie. La même croyance en une continuité du biologique au social lui permet de conclure que « l’enchaînement évolutif des sociétés peut donc être établi par les mêmes procédés que celui des organismes » et conforte sa croyance en la nécessité de forger une « sociologie biologique », puisque « la sociologie ne saurait se constituer scientifiquement sans faire appel au concours de la biologie ; puisque pour comprendre le développement de l’activité des hommes en société, il faut d’abord connaître les lois qui régissent leur vie organique »198. 197 René WORMS, Éléments de philosophie scientifique et de philosophie morale, Paris, Hachette, 1891. 198 René WORMS, Les principes biologiques de l’évolution sociale, Paris, Giard et Brière, 1910, p. 116. Faisant aussi référence à la hiérarchie des sciences de Comte, Worms estime que « la biologie étant ainsi, parmi toutes les sciences, celle qui est la plus voisine de la sociologie, et d’ailleurs contenant en soi les principes des sciences inférieures, notre programme se réduit à celui de savoir quel est l’apport de la biologie à la connaissance des sociétés ». Plus précisément, la sociologie organiciste veillera à « prouver que les organismes individuels forment, par leur réunion en société, un nouvel être plus complexe qu’eux, mais analogue à eux ; être qui vit par eux, mais qui vit cependant par soi-même, et qui réagit sur eux autant qu’ils agissent sur lui, tout comme eux-mêmes vivent par leurs cellules, mais pourtant ont leur vie totale distincte de la vie cellulaire, supérieure à celle-ci, et la dominant, bien que sortant d’elle », dans Organisme et société, Paris, Giard et Brière, 1896, p. 7-8. Worms admet certes que le monde social est plus complexe que le monde organique, car des facteurs plus nombreux et plus variables y exercent leur action, comme l’intelligence et la volonté, mais les « principes biologiques » demeurent « la base de tout l’édifice social », Ibid., p. 118. 227 La « psychologie collective » que Worms appelle à fonder est fondamentalement une psychophysiologie, saturée de croyances héréditaristes et racialistes dérivées des théories évolutionnistes spencériennes et darwiniennes. Worms estime, en effet, que « dans l’interprétation des phénomènes sociaux, nous croyons qu’il faut faire de larges places, à côté des facteurs psychologiques : d’un côté, aux facteurs biologiques, car l’organisme a ses exigences tout comme la pensée, et ces exigences se traduisent dans la vie sociale, d’un autre côté, aux facteurs cosmiques, car le milieu physique où cette vie se déroule influe sur la forme qu’elle prend et sur le développement dont elle est susceptible »199. La dimension héréditaire des mécanismes psychologiques est aussi clairement admise. Worms perçoit en effet dans l’hérédité le mécanisme fondamental de transmission de « certaines conformations corporelles, d’où naissent des besoins organiques et des appétits spéciaux », de « certaines conformations mentales, d’où proviennent des tendances à regarder les choses sous un angle particulier, à sentir, à vouloir d’une façon qui n’est pas celle de tout le monde »200. S’il emploie peu le terme de « race », sa psychologie collective incline nettement cependant vers une vision raciologique des caractères psychiques. Ainsi, il admet en 1899 que toute « organisation héréditaire se retrouve à travers les générations, quoique plus ou moins atténuée ou modifiée, chez tous ceux qui dérivent des mêmes ancêtres. Dans cette transmission de l’organisation psychique, aussi certaine que celle de l’organisation somatique, il faut reconnaître l’une des causes de la similitude intellectuelle, au moins relative, de tous les individus apparentés entre eux »201. Ainsi, entre la sociologie de Worms et l’anthropologie raciale la différence est pour le moins relative. 2.4.2. Race et société (2). La psychologie des peuples de Le Bon ou la race comme clef de l’histoire et du social La psychologie des peuples de Gustave Le Bon constitue à la fin du 19e siècle une des entreprises les plus ambitieuses de fonder la science sociale sur la notion de causalité biologique assimilée à l’action de la race. La doctrine sociale de Le Bon s’inscrit résolument dans la logique des anthropologues matérialistes désireux de 199 René WORMS, « Psychologie collective et psychologie individuelle », Revue internationale de sociologie, 7, 1, 1899, p. 250. En outre, si Worms juge nécessaire que le sociologue se dote d’une « éducation psychologique », le savoir auquel il songe est essentiellement toute connaissance des mécanismes biologiques et héréditaires des organismes vivants, de sorte qu’entre la psychologie individuelle et la psychologie collective, il ne saurait y avoir de différence de nature, Ibid., p. 251. 200 Ibid., p. 254. 201 Ibid., p. 254-255. 228 faire des postulats de l’anthropologie raciale la base de la « sociologie ». Comme Letourneau, Le Bon considère que l’intégralité des phénomènes sociaux répond aux lois biologiques évolutionnistes de l’adaptation, de l’hérédité et de la sélection, selon un déterminisme absolu commandant l’évolution de l’univers. La découverte de ce déterminisme universel est pour Le Bon la plus grande révolution scientifique et intellectuelle depuis l’Antiquité. Son dévoilement, dont il attribue le crédit à Darwin et Spencer, les premiers à avoir fait entrer la connaissance dans l’ère de la science positive, doit convaincre l’anthropologue, le psychologue, le sociologue, aussi bien que l’historien qu’un « principe fondamental, celui de cause, domine (…) l’ensemble de nos connaissances. Suivant ce principe, tous les phénomènes de la nature sans exception, qu’il s’agisse de la chute d’un corps, d’une combinaison chimique ou du développement de l’intelligence, sont produits par des lois invariables ne connaissant pas d’exception »202. En balayant les vieux dogmes rationalistes des Lumières, la théorie évolutionniste a ouvert la voie à l’avènement d’une véritable science de l’homme et de la société, puisque en « transform[ant] entièrement tout ce qui concerne l’étude du développement physique et mental de l’homme », ce sont aussi « les théories politiques et sociales basées sur notre connaissance erronée de la nature humaine [qui] se sont trouvées profondément ébranlées, et aujourd’hui (…) commencent à subir des changements destinées à devenir chaque jour plus profonds »203. Au schéma rationaliste et individualiste d’explication de l’homme et de la société, la « psychosociologie » de Le Bon oppose un paradigme évolutionniste et bioracial, voyant avant tout dans l’individu et ses actes un reflet de son hérédité et de sa race. Cette science des sociétés subordonne ses généralisations aux observations de la première « science de l’homme », l’anthropologie raciale, qui « condamne tous les systèmes, quels qu’ils soient, qui rêvent la réorganisation des sociétés sur un plan préconçu, comme les révolutions l’ont inutilement tentée » 202 204 . Gustave LE BON, L’homme et les sociétés. Leurs origines et leur histoire, t. 1 : L’homme. Développement physique et intellectuel (1881), Paris, Éd. J.-M. Place, p. 8. 203 Les principes de cette « science moderne » seraient « entièrement opposées aux théories que s’en firent, au dernier siècle les philosophes de l’époque de la Révolution française ». Le Bon note en particulier qu’entre les idées d’égalité, de liberté, de fraternité des hommes, d’une part, et les principes de déterminisme et de causalité de la science moderne, d’autre part, il y aurait un fossé infranchissable, de sorte que les doctrines égalitaires, socialisme et républicanisme en tête, « loin d’être conformes aux lois naturelles, y sont entièrement contraires », Ibid., p. 17-19. 204 Cette science des sociétés ne saurait en outre « admettre que ce sont les institutions politiques qui créent les organisations sociales et modifient les peuples ; se refusant à les considérer comme 229 De cette pensée sociale biodéterministe et holiste, l’idée de liberté ou d’autonomie comme facteur d’explication des phénomènes sociaux et historiques, est radicalement congédiée, son influence dans les phénomènes humains étant jugée infime, sinon nulle. Pour le psychosociologue ethnique Le Bon, seule importe pour expliquer les actions des individus la connaissance du « caractère racial » des agents, et non des motivations ou intérêts qu’ils poursuivent205. Rejetant dès lors du domaine de la science du social les notions de liberté et de raison206, il proclame la seule validité d’un « fatalisme scientifique » affirmant la « non-existence du libre arbitre »207. Saturée des présupposés anti-individualistes d’une idéologie raciste dont elle s’applique à décliner les implications pratiques en un programme sociologique, la psychosociologie de Le Bon affiche ouvertement ses positions éthiques et politiques. Ainsi, tout en prétendant se désintéresser des conséquences morales de la science, Le Bon concède-t-il sa préférence logique pour des idéologies prônant la nécessité et la résignation. Ce serait là, selon lui, une simple exigence de cohérence, puisque « si au lieu de me borner à avoir une méthode, j’éprouvais le besoin d’adopter une doctrine, je préférerais à toutes les autres celle qui m’enseigne la résignation et la tolérance, et aucune, je crois, ne l’enseigne mieux que le fatalisme scientifique tel que je l’expose ici »208. Aux errements d’une philosophie libérale coupable d’avoir égaré la science de l’homme sur une fausse voie, Le Bon objecte la validité philosophique d’une science ayant « montré à l’homme la faible place qu’il occupe dans l’univers et l’absolue indifférence de la nature pour lui, (…) que ce qu’il appelait l’œuvre de la volonté d’un homme, elle ne les envisage[ra] que comme le produit de nécessités économiques et sociales », Ibid., p. 20-21. 205 Même si Le Bon suggère l’existence d’une détermination sociale des comportements, celle-ci pour s’exercer emprunte toujours les voies de l’hérédité, car, comme l’affirme Le Bon dans une perspective résolument néo-lamarckienne, quand l’individu agit « ce sont des sentiments héréditaires ou ceux que lui ont fait acquérir sa fonction sociale, le milieu où il vit, et tous les facteurs divers qui ont contribué à constituer sa personnalité et ont peu de chose à faire avec la raison », Ibid., p. 405 et 440. 206 La raison est reléguée par Le Bon au rang de banale instance de rationalisation a posteriori des actions, car « comme tous les êtres vivants l’homme n’est en réalité que l’esclave des forces qui l’entourent et qu’une organisation qu’il ne peut influencer interprète d’une façon inconsciente ». Ainsi la raison « n’interviendrait guère dans la plupart de nos résolutions et de nos actions que pour trouver après coup des motifs pour les justifier, et, dupe d’une vaine illusion, elle prend ces justifications pour les motifs mêmes qui les ont causées », Ibid., p. 446. 207 Ibid., p. 447, 449. 208 Ibid. 230 liberté n’était que l’ignorance des causes qui l’asservissent, et que, dans l’engrenage des nécessités qui les mènent, la condition de tous les êtres est d’être asservis »209. Preuve que la psychosociologie de Le Bon s’enracine directement dans une anthropologie raciale polygéniste, les facteurs d’explication jugés pertinents par le « sociologue » seront les mêmes que ceux retenus par l’« anthropologue » – le milieu, la race, l’hérédité, la sélection naturelle. Ainsi la science sociale deviendra-telle fondamentalement avec Le Bon science des races. Elle ne se limitera pas à considérer dans ses interprétations ces différences ethniques, « trop profondes pour ne pas rendre impossible une communauté d’existence entre certains individus et certaines races », mais s’appuiera sur une véritable « psychologie ethnique »210. L’étude de ces caractères psychologiques ethniques héréditaires constituera le véritable objet de la science sociale, car ils sont « les vrais régulateurs des sociétés ». En pratique, le sociologue devra chaque fois considérer alors les institutions politiques, économiques et sociales, non comme le résultat de la liberté et de la volonté raisonnée des hommes, mais comme les produits de l’« âme des races », puisque les institutions « correspondent à des sentiments, à des besoins qu’ils n’ont pas créés et qu’ils ne sauraient changer (…). On ne les choisit pas, on les subit »211. Ainsi la « psychosociologie ethnique » sera-t-elle en mesure de montrer combien les sentiments ethniques des peuples ont une influence « incomparablement plus grande que celle des institutions politiques », eux seuls permettant d’expliquer l’évolution des sociétés et de « pressentir la destinée d’un peuple »212. 2.4.3. Race et société (3). L’ethnosociologie de Charles Letourneau ou comment fonder la sociologie sur un matérialisme ethnique intégral. L’« ethnosociologie » de Charles Letourneau, comme paradigme racialiste du social, suppose une attention particulière parce qu’il est l’œuvre du chef de file des anthropologues matérialistes et constitue une des tentatives les plus systématiques de fonder la sociologie sur des bases biologiques et raciales. Tenant d’une vision matérialiste intégrale des phénomènes humains, Letourneau contribue largement à 209 Gustave LE BON, La psychologie des foules, Paris, Presses Universitaires de France, 1981 (1895), p. 154. 210 Gustave LE BON, L’homme et les sociétés. Leurs origines et leur histoire, t. 2 : Les sociétés. Leurs origines et leur développement (1881), Paris, Éd. J.-M. Place, p. 150. 211 Ibid., p. 201. 212 Ibid., p. 414. 231 la fin du 19e siècle à la diffusion de théories évolutionnistes darwiniennes et spencériennes en anthropologie et à l’inscription de la pensée sociale dans le champ de la biologie. La sociologie d’après l’ethnographie (1881) synthétise les intentions du projet « sociologique » de Letourneau de fonder la science sociale sur des présupposés polygéniste et évolutionniste213. Comme Le Bon, Letourneau conçoit la « sociologie » comme une simple extension de l’anthropologie, point de départ de toutes les sciences spéciales – sociologie, psychologie, histoire, etc. – et de tout questionnement sur l’homme. Il se fait l’avocat de cette vocation sociologique de l’anthropologie devant la Société d’anthropologie de Paris en 1874, affirmant qu’il faut que « l’anthropologie revendique l’examen de toutes les grandes branches de l’activité humaine ; il faut qu’un jour le psychologue, le législateur, l’économiste, le philosophe puissent demander à l’anthropologie et en obtenir le matériel de faits biens observés, bien coordonnés, destinés à servir d’assises à leurs sciences spéciales »214. Pour Letourneau, la science sociale doit tirer directement ses postulats et ses méthodes de l’anthropologie raciale et tenir le critère de la « race » pour le facteur explicatif dominant des faits sociaux et de la diversité des collectivités humaines. Dérivée de l’anthropologie raciale, l’ethnosociologie placera donc le principe de l’inégalité biologique des races au centre de sa réflexion. En s’imposant au sociologue, la croyance en l’inégalité des races deviendra finalement évidente aussi pour le législateur215. L’avènement d’une sociologie scientifique assise sur une « philosophie vraie » de l’homme et des sociétés exige toutefois, selon Letourneau, une réhabilitation préalable de la biologie, seule science positive et pourtant si négligée dans l’enseignement scolaire216. Aux « fantaisies métaphysiques », il veut opposer les « faits biologiques » dérivés d’une psychophysiologie posant que la 213 La douzaine de mémoires qu’il publie entre 1880 et 1900 seront la réitération du même schéma racial évolutionniste, décliné invariablement aux grandes institutions humaines – mariage, famille, droit, commerce, éducation, guerre, religion. 214 « Rapport à la Société d’anthropologie de Paris » (1874), dans Charles LETOURNEAU, Science et matérialisme, Paris, Reinwald, 1879, p. 116. 215 En effet, note Letourneau, « au point de vue de l’utilité sociale, nous pourrions nous demander, si des êtres inégaux doivent ou non jouir des mêmes droits civils et politiques ; mais c’est là une question si grave, qu’on ne la saurait traiter au pied levé », Ibid., p. 295. 216 Letourneau considère, en effet, que ce mépris de la biologie, « une lacune infiniment regrettable, infiniment préjudiciable au progrès général », est la « cause (…) que tant d’idées fausses et même funestes continuent à trouver dans l’opinion crédit et puissance ; c’est pour cela, en grande partie, que la vraie philosophie ou plutôt la philosophie vraie, celle qui découle directement et légitimement de l’observation et de l’expérience, a tant de difficulté à se frayer un chemin », Charles LETOURNEAU, La biologie, Paris, Reinwald, 1876, p. vi-vii. 232 pensée « est sûrement une propriété de la cellule nerveuse, [qu’] il y a des cellules nerveuses conscientes, et [que] sans elles il n’est point de phénomène psychique, humble ou sublime »217. Dans un va-et-vient incessant entre science et idéologie, Letourneau souligne comme Le Bon les implications morales et politiques de la philosophie matérialiste devant guider la science sociale. Celles-ci sont présentées comme allant à l’encontre des valeurs philosophiques et éthiques des Lumières où s’est embourbée la pensée sur l’homme, car « l’importance de ces généralisations [psychophysiologiques], note l’auteur, n’échappera à personne. Elles portent la lumière dans le plus obscur, le plus mystérieux domaine de la biologie. Elles arrachent la psychologie des mains des rêveurs pour lui donner une base vraiment scientifique ; elles sapent au pied nombre de préjugés enracinés, de mythes illégitimement révérés ; elles sont les vraies et solides assises sur lesquelles s’élèvera un jour la science de l’homme moral »218. Avec la même virulence que Le Bon, l’ethnosociologue Letourneau dénonce les doctrines sur le libre arbitre et l’autonomie du sujet, des « chimères métaphysiques » auxquelles il oppose une conception de l’acte « libre » conçu comme le résultat nécessaire d’une « énergie vitale »219. L’ethnosociologie s’appuiera là encore sur une psychologie biologique, car « la base existentielle de la vraie psychologie [étant] nécessairement physiologique (…) la psychologie ne saurait être plus immatérielle que la biologie »220. Cette psychologie sera aussi « ethnique », observant un strict schéma polygéniste sériaire 217 L’ethnosociologie de Letourneau est structurée par cette certitude que la pensée, dans ses multiples manifestations, n’est que le résultat de mécanismes psychophysiologiques ou le produit « d’actes réflexes, [de] sensations et [d’] impressions transformées », faisant qu’elle « résulte simplement des propriétés spéciales du tissu nerveux ». Toute pensée sociale ou morale devra ainsi admettre pour règle que « les facultés morales et intellectuelles sont complètement asservies aux centres nerveux ; (…) elles en suivent docilement les variations en plus ou moins, en mieux ou en pire ; (…) elles se développent, s’amoindrissent ou s’altèrent avec eux. Les phénomènes de conscience sont donc, dans tout le règne animal, sans excepter l’homme, des fonctions, des actes de la cellule nerveuse. Là-dessus, proclame Letourneau, le doute n’est plus possible », Ibid., p. 498, 503504. 218 Ibid., p. 511. 219 Pour Letourneau « la liberté [des philosophes] est antinomique à ce désir-volition ». Tous les efforts de l’éducation devront alors tendre vers la formation d’individus chez lesquels les désirs « les plus nobles » coïncideront avec les désirs « les plus énergiques », car, selon Letourneau, « un homme est d’autant plus noble et d’autant plus utile socialement que les désirs dominants dans sa conscience sont de qualité plus relevée. C’est l’affaire et le devoir de l’éducation, des lois, des institutions de former en aussi grand nombre que possible des hommes chez qui le plus fort mobile sera ordinairement le plus noble. Mais ces types humains ne sont pas, en réalité, plus libres que les animaux ; puisque l’idée de libre arbitre n’est qu’une chimère métaphysique », Charles LETOURNEAU, La psychologie ethnique. Mentalité des races et des peuples, Paris, Schleicher, 1901, p. 65-66. 220 Ibid., p. vi. 233 ordonné par les lois universelles de l’hérédité des caractères somatiques et psychiques221. La psychologie ethnique complètera ainsi, par des lois générales des comportements humains, l’anthropologie, qui n’étudie l’homme qu’à l’état « statique » pour livrer ces « prolégomènes ethnographiques » indispensables à « un dénombrement des diverses races humaines, des origines, des civilisations et des mélanges ethniques, afin de dégager quelques grands types, plus ou moins homogènes, du fouillis bigarré des races humaines »222. Cette typologie ethnique se déploiera bien sûr selon une logique hiérarchique, distinguant les races inférieures ou « primitives » des races jouissant d’une « supériorité native », tels les peuples européens « doués d’un ressort mental plus résistant que celui des autres nations de race caucasique ou mongolique »223. Étape finale vers la fondation d’une « sociologie », anthropologie raciale et psychologie ethnique combineront leurs savoirs dans une recherche des lois générales des phénomènes sociaux, tant il est admis qu’il doit exister des lois sociologiques. Ces lois seront obtenues par des méthodes inductive et comparative, permettant à l’ethnosociologie de « décrire les manifestations de l’activité humaine, successivement chez les principales races humaines, en les rapprochant même autant que possible des phénomènes analogues, observables chez les animaux »224. L’étude des activités humaines reproduira l’ordre hiérarchique des races humaines en associant descriptions anatomiques et évaluations des productions culturelles, car « jamais une race anatomiquement inférieure n’a créé une civilisation supérieure. Sur 221 En vertu de la loi de corrélation psychophysiologique, souligne Letourneau, une même théorie de l’hérédité « rendra aussi facilement raison des faits d’hérédité psychique, si curieux parfois, quand un individu semble être l’exact répétition mentale de son père ou d’un ancêtre quelconque, à ce point que même les habitudes acquises durant la vie se transmettent du prédécesseur au successeur. Dans ce cas, il y a chez les deux individus une même structure anatomique, d’où tendance fatale, chez le descendant, à réagir d’une manière dictée d’avance, rigoureusement imposée, sous le choc du monde extérieur, à sentir, à penser, à agir comme l’ancêtre ; car tout s’inscrit sur le registre cérébral, et ce registre se transmet dans une mesure plus ou moins large à la descendance, de sorte que chacun de nous, le plus souvent sans s’en douter, moralise ou démoralise sa postérité, comme il a été, mais bien davantage, moralisé ou démoralisé par ses ancêtres », Charles LETOURNEAU, Science et matérialisme, Paris, Reinwald, 1879, p. 47. 222 Charles LETOURNEAU, La sociologie d’après l’ethnographie (1881), Paris, Schleicher, 1892, p. 2. Puisque « après avoir photographié et classé anatomiquement les types humains multicolores et multiformes, force sera bien d’en faire la psychologie, qu’ébauchent déjà la linguistique et la mythologie comparée ; car le cerveau n’a pas que du volume et des contours ; il a des activités variables suivant la race, le sexe, l’âge, le milieu », Charles LETOURNEAU, Science et matérialisme, p. 101. 223 Charles LETOURNEAU, La psychologie ethnique…, p. 539-540. 224 « Que tout l’univers soit soumis à des lois, c’est là une vérité fondamentale dont l’esprit moderne est tout pénétré ; conséquemment il doit exister des lois sociologiques », Charles LETOURNEAU, La sociologie d’après l’ethnographie (1881), Paris, Schleicher, 1892, p. vi. 234 une telle race pèse une malédiction organique dont le poids ne peut être allégé que par des efforts bien plus que millénaires (…). Or sous le rapport de la noblesse organique, les races humaines sont fort dissemblables ; les unes sont élues, les autres sont réprouvées [de sorte qu’] en ne tenant compte que des très gros caractères, on peut grouper anatomiquement et sociologiquement, les types de l’humanité en trois divisions maîtresses » – nègre, jaune, blanche225. Éclairé par l’anthropologie sur les grandes divisions raciales du genre humain, le sociologue pourra alors prendre « un à un chacun de ces types, en faire la psychologie ethnographique, les passer en revue du plus humble au plus élevé, jauger leurs facultés d’après les œuvres accomplies, décrire en même temps les diverses formes de civilisation qu’ils ont ébauchées ou réalisées »226. La sociologie ethnographique sera ainsi en mesure de livrer des renseignements « sur la valeur mentale des collectivités humaines, appartenant aux diverses races afin de les classer suivant une hiérarchie psychique, qui puisse en même temps donner une idée approximative de l’évolution mentale dans le genre humain tout entier »227. La science sociale s’imposera alors définitivement comme science des différences psychologiques raciales capable de projeter sur un même axe hiérarchique groupes ethniques et formes sociales, selon une vision linéaire du développement social, car lentes ou rapides, les « métamorphoses sociales » obéissent « partout et toujours » à une même loi d’évolution universelle228. Grâce à l’ethnosociologie, se réjouit Letourneau, « en sociologie, l’ère des spéculations [sera] heureusement close ; l’évolution sociale s’étudie[ra], comme toute autre évolution, comme un chapitre de l’histoire naturelle, [car] le sociologiste digne de ce nom sent que l’homme ne saurait 225 La race nègre, remarque Letourneau, remarquable de par le faible développement de son cerveau, « n’a su créer de civilisation élevé », tandis que la race jaune, dotée d’un cerveau plus développé, « s’écarte davantage de l’animalité ». Quant à la race blanche, forte d’un appareil cérébral épanoui, occupe non seulement le sommet de la « hiérarchie organique » mais figure au faîte de la civilisation, car « en dépit de ses imperfections, de ses faiblesses et de ses vices, la race blanche, sémitique et indo-européenne, tient cependant par le présent, la tête, dans le steeple-chase des groupes humains. C’est dans le sein des groupes ethniques de race blanche que l’énergie intellectuelle a pris l’essor le plus varié, le plus luxuriant ; c’est là que l’art, la noblesse morale, la science, la philosophie se sont le plus largement épanouis. En résumé, la race blanche, dans toutes ses variétés, est actuellement la moins rétive au progrès », Ibid., p. 3-4. 226 Charles LETOURNEAU, La sociologie d’après l’ethnographie (1881), p. 9. 227 Charles LETOURNEAU, La psychologie ethnique…, p. vii. Concrètement, le travail de l’ethnosociologue consistera à identifier pour chaque forme ou institution sociale le type psychologique ethnique qui lui correspond dans l’ordre de l’évolution biologique et sociale de l’espèce humaine. 228 Charles LETOURNEAU, L’évolution politique dans les diverses races humaines, Paris, Lecrosnier et Babé, 1890, p. vi. 235 s’abstraire du règne animal ; il n’ignore pas non plus que tout est soumis à l’universelle loi d’un changement, dans l’ensemble, progressif »229. Comme fondement d’une « morale scientifique », la sociologie ethnographique ne tardera pas à démontrer son utilité de morale pratique « d’un grand secours, en indiquant aux législateurs, aux éducateurs, aux dirigeants en général, la voie dans laquelle il faut s’engager, le milieu social qu’il faut créer, les réformes qu’il faut accomplir pour sauver la transition et préparer l’avenir ». Morale « utilitaire, au sens élevé du mot », elle dictera à la société les sacrifices à consentir pour avancer sur la voie du progrès. Morale « de l’avenir, [elle] pousser[a] les jeunes générations dans des voies nouvelles et meilleures, à les adapter, non à un état social imparfait (…) mais à une société supérieure plus intelligente et plus juste »230. Armée de cette morale scientifique, l’action politique et législative se fera clairvoyante, consciente des limites imposées par les lois de la biologie231. Alors seulement nous serons « fondé à prédire la venue d’une ère nouvelle, jusqu’ici non atteinte par l’humanité dite civilisée, où la politique cessera d’être un art confus et empirique pour devenir scientifique, c'est-à-dire sociologique »232. 2.4.4. Race et société (4). L’anthroposociologie de Vacher de Lapouge ou le darwinisme social à la française En France, le darwinisme social trouve en l’anthroposociologie de Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) son incarnation la plus ambitieuse au 19e siècle. Lapouge va en effet tirer de la pensée évolutionniste spencéro-darwinienne et de la psychométrie de Galton non seulement les bases d’une sociobiologie raciale et 229 Ibid., p. 2-3. Toutes les manifestations de la vie sociale, de la littérature au commerce, en passant par le mariage et l’éducation, devront par conséquent être expliquées par des mécanismes biologiques et physiologiques, étant admis que « chaque espèce organique (…), chaque race humaine possède sa virtualité propre, des qualités et des défauts à elle, et qui ne sont ni les défauts, ni les qualités d’une autre race », Charles LETOURNEAU, L’évolution de l’éducation dans les diverses races humaines, Paris, Vigot, 1898, p. 501. 230 Ibid., p. 682-684. 231 Éclairés par une « morale scientifique », le législateur et le savant sauront combien les lois biologiques restreignent les possibilités de l’action sociale et déterminent une évolution différenciée des races que les institutions sont impuissantes à combler. L’éducation, en particulier, ne saurait abolir ces inégalités, comme en témoignent les échecs répétés pour civiliser des races inférieures, car « l’anthropologie donne facilement la raison de ces insuccès. C’est que tout développement moral et intellectuel est impossible sans un développement corrélatif des centres nerveux, dont il n’est que l’expression. On ne saurait trop redire aux théologiens et aux métaphysiciens, que l’âme des nègres est inférieure à celle des blancs, parce que le cerveau dans les deux races est inégalement développé. C’est donc un développement organique qu’il s’agit d’obtenir », « Rapport à la Société d’anthropologie de Paris » (1874), dans Charles LETOURNEAU, Science et matérialisme, Paris, Reinwald, 1879, p. 321. 232 Dictionnaire des sciences anthropologiques, Paris, Doin, Marpon et Flammarion, 1890, p. 1014. 236 eugénique, mais les armes d’une critique idéologique des valeurs libérales et républicaines233. Partisan de l’application des théories biologiques aux questions sociales, Lapouge est, en effet, le principal relais des théories eugéniques de Galton en France, jugeant « très élevé » l’objectif visant à « déterminer les moyens pratiques de produire des eugéniques, sujets héréditairement doués, et de faire évoluer l’humanité sans chocs et sans retards, par une substitution continue de races eugéniques aux races inférieures ou médiocres »234. L’anthroposociologie est le pur produit d’une synthèse entre loi darwinienne de la sélection naturelle, théorie spencérienne de la lutte pour la survie du plus apte et lois eugéniques de Galton. Plus qu’un modèle « sociologique », l’anthroposociologie se veut un véritable programme biopolitique raciste et eugéniste235. Comme paradigme explicatif du social, l’anthroposociologie procède de la volonté d’« appliquer aux sciences sociales les conclusions de la biologie » telles que vérifiées par l’anthropologie raciale236. Les concepts de « race » – Lapouge emploie indifféremment le terme d’ « ethnie » ou de « race »237 – et d’« hérédité » forment le cœur de la pensée sociale de Lapouge et déterminent l’orientation polygéniste de sa réflexion sur l’homme et la société238. De la race et de l’hérédité, l’anthroposociologie 233 C’est à l’École d’anthropologie de Paris, où il suit les cours des matérialistes R. Blanchard, M. Duval et A. de Mortillet, que Lapouge a découvert les théories évolutionnistes de Darwin et Spencer, deux auteurs dont il admettra qu’ils lui ont « ouvert un monde nouveau » (Cité par Zeev STERNHELL, La droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, 1885-1914, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1978, p. 146). Convaincu de la validité des théories biologiques de Darwin et de Spencer pour les sciences sociales, il entreprit ses propres recherches anthropologiques et en publia les résultats dans la Revue d’anthropologie dès 1885. Sur Vacher de Lapouge, voir Guy THUILLIER, « Un anarchiste positiviste : Georges Vacher de Lapouge », dans Pierre GUIRAL et Émile TÉMINE, L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Éd. du Centre National de la Recherche Scientifique, 1977, p. 48-65, ainsi que André BÉJIN, « La sang, le sens et le travail : Georges Vacher de Lapouge darwiniste social et fondateur de l’anthroposociologie », Cahiers internationaux de sociologie, 73, 1982, p. 32-343, et Pierre-André TAGUIEFF, « Théorie des races et bio-politique sélectionniste en France. Aspects de l’oeuvre de Georges Vacher de Lapouge », dans R. THALMANN (éd.), Sexe et race : aspects du darwinisme social du 19e au 20e siècle, Paris, CERG – Université de Paris 7, 1989, p. 12-60. 234 Georges VACHER de LAPOUGE, « Revue critique. L’hérédité », Revue d’anthropologie, 1, 1886, p. 516. 235 Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales. Cours libre de sciences politiques professé à l’université de Montpellier (1888-1889), Paris, Éd. Les Amis de Gustave Le Bon, 1990, p. 79. 236 Georges VACHER de LAPOUGE, « Revue critique. L’hérédité », art. cit., p. 519. 237 Lapouge est le premier penseur raciste en France à suggérer une distinction entre « race » et « ethnie », mais une distinction essentiellement sémantique qui ne modifie pas sa vision biohéréditaire des identités humaines. Voir André BÉJIN, « Vacher de Lapouge », dans Patrick TORT (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, Presses Universitaires de France, vol. 3, 1996, p. 4390. 238 L’existence de races biologiques a pour Lapouge la force d’une évidence attestée par les lois de l’hérédité. Par race, il désigne « l’ensemble des individus possédant en commun un certain type héréditaire », Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales…, p. 8. Il tient la persistance 237 entend faire les plus solides soubassements d’une science sociale, capable à la fois de discerner des types mais de prédire les comportements des individus selon des lois immuables, puisque l’hérédité s’exerce « à l’infini », enchaînant le destin de chaque individu à sa race « avec une impérieuse nécessité qui condamne chaque homme à être ce que veut sa naissance »239. En vertu d’un postulat biodéterministe et racialiste, l’anthroposociologue prétend dans son explication du social « réduire l’individu à l’état de résultante, de manifestation matérielle des forces de l’hérédité »240. Pour Lapouge, la « révolution darwinienne » a provoqué, autant que la découverte de l’anthropologie raciale et des lois de l’hérédité, un véritable « cataclysme » ayant « englouti avec leurs bases la théologie et la philosophie, l’éthique et le droit, et les prétendues principes des institutions politiques »241. En ruinant la vision classique de l’homme et des sociétés héritée des philosophies humaniste et rationaliste, les théories évolutionnistes ont jeté sur les décombres de ces « fausses vérités » les bases d’une « science politique » nouvelle ancrée dans les lois de la biologie et de l’hérédité242. Dans le champ des sciences humaines, ces théories ont ouvert la voie à une refondation « positive » et complète de la pensée des types raciaux, de génération en génération, pour la preuve la plus forte de la « ténacité de l’hérédité », Georges VACHER de LAPOUGE, Race et milieu social. Essai d’anthroposociologie, Paris, Rivière, 1909, p. xii. Les lois de l‘hérédité fondent l’identité d’une race comme espèce anatomique et psychique, car « ce qui permet de reconnaître la race c’est bien la possession de caractères physiques, physiologiques et psychiques qui en constituent le type (…). Ce qui constitue la race, c’est la descendance », Ailleurs, il note aussi que la race est cette entité biologique qui subsiste lorsque l’on considère, au-delà « des individus qui s’écartent plus ou moins du type, à quelque point de vue », ces « caractères typiques de la race prise en masse et [qui] donnent une moyenne invariable », Georges VACHER de LAPOUGE, « Le darwinisme dans les sciences sociales », Revue internationale de sociologie, 1, 1893, p. 416, 419. 239 Georges VACHER de LAPOUGE, « Le darwinisme dans les sciences sociales », Revue internationale de sociologie, 1, 1893, p. 420 et 431. 240 Georges VACHER de LAPOUGE, « Revue critique. L’hérédité », Revue d’anthropologie, 1, 1886, p. 519. 241 Les thèses darwiniennes de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie auraient surgi comme autant de « défaites infligées par la science à la théologie », Georges VACHER de LAPOUGE, « L’anthropologie et la science politique », Revue d’anthropologie, 1887, 2, p. 136. Pour Lapouge, en effet, « Darwin, en formulant le principe de la lutte pour l’existence et de la sélection, n’a pas seulement révolutionné la biologie et la philosophie naturelle, il a transformé la science politique. La possession de ce principe a permis de saisir les lois de la vie de la mort des nations, qui avaient échappé à la spéculation des philosophes », Georges VACHER de LAPOUGE, « Le darwinisme dans les sciences sociales », p. 414. 242 Conçue comme une branche de l’anthropologie, cette « science politique » aura pour objet d’« étudier les manifestations de la vie collective et rechercher leurs lois », Georges VACHER de LAPOUGE, « L’anthropologie et la science politique », Ibid., p. 139. 238 sociale à partir de la biologie et de l’anthropologie, seules sciences permettant « à l’avenir de saisir le comment et le pourquoi des choses humaines »243. La biologie et l’anthropologie ont apporté à la compréhension de l’homme et des sociétés les lois de l’hérédité et de la sélection naturelle244. Dans sa visée socio-explicative, l’anthroposociologie aura pour but précis « l’étude des réactions réciproques de la race et du milieu social » induites par la concurrence des mécanismes de sélection naturelle et de sélection sociale245. À la base de toute vie sociale, Lapouge situe, en effet, deux types de sélection : la « sélection naturelle », ou la lutte entre les individus pour la survie des meilleurs, et la « sélection sociale, c'est-à-dire à l’influence du milieu créé par elle-même »246. Toute la doctrine sociale de Lapouge est alimentée par la croyance en la nocivité des sélections sociales. L’humanité serait donc soumise à deux formes de sélection, mais les « sélections sociales » ayant fâcheuse tendance à s’exercer « le plus souvent dans le sens du plus mauvais » et à contrecarrer les effets des « sélections naturelles » qui tendent, au contraire à favoriser la multiplication des êtres les mieux adaptés247. L’action délétère des sélections sociales est la cause, selon Lapouge, de la dégénérescence des races supérieures, submergées par des individus héréditairement médiocres au détriment des « bons » ou des « eugéniques ». La plupart des mécanismes de sélection sociale iraient d’ailleurs à l’encontre d’un idéal de perfection raciale248. Plus qu’un modèle explicatif du social, l’anthroposociologie se veut ainsi une philosophie 243 Ibid., p. 137. La théorie de l’hérédité, se félicite en effet Lapouge, « est partout, pénètre tout. Non seulement les doctrines générales mais les applications particulières supposent constamment présentes les notions élémentaires de l’hérédité, [mais] la théorie de l’hérédité est vraiment la base de la politique nouvelle, de la science dont il n’existait jusqu’ici que le nom », Georges VACHER de LAPOUGE, « L’hérédité dans la science politique », Revue d’anthropologie, 3, 1888, p. 173. 245 C’est à Gobineau, « homme de génie », que Lapouge attribuait le mérite d’avoir jeter les bases de l’anthroposociologie en tant que réflexion globale sur les interactions entre race et milieu. Et il regrettait que les autorités françaises n’aient pas encouragé comme il l’aurait fallu le développement de cette science ni empêcher que l’anthroposociologie n’échappe à ses « représentants légitimes » et devienne le « monopole ou à peu près de l’Allemagne », où des « charlatans politiques » s’en seraient emparé pour transformer en faire l’instrument de l’« impérialisme germanique le plus agressif », Georges VACHER de LAPOUGE, Race et milieu social. Essai d’anthroposociologie, Paris, Rivière, 1909, p. vii et xv, 172. 246 Ibid. 247 Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales…, p. 79. 248 Au premier rang de ces sélections sociales perverses, Lapouge range la « méritocratie », procédure pseudo démocratique de sélection des individus et de définition des statuts, dénuée de considération des caractères raciaux héréditaires. Les formes de sélection sociale à l’œuvre sont multiples – parlementarisme, démocratie, charité, etc. –, mais dans tous les cas, note Lapouge, « l’analyse des sélections sociales aboutit en définitive aux conclusions du pessimisme le plus absolu. L’avenir n’est pas au meilleur, tout au plus aux médiocres. À mesure que la civilisation se développe, les bienfaits de la sélection naturelle se changent en fléaux acharnés après l’humanité », Ibid., p. 443. 244 239 et une morale commandant un projet biopolitique sélectionniste et eugéniste affichant pour but de contrecarrer les effets dévastateurs des « sélections sociales ». En pratique, Lapouge assigne à l’anthroposociologie la mission de convaincre l’opinion que la sauvegarde des races supérieures exige l’application d’une politique eugéniste. En fournissant les critères scientifiques nécessaire au développement d’une véritable « anthropotechnie » et d’une intervention efficiente de l’État, l’anthroposociologue contribuera à détourner l’humanité du précipice vers lequel l’entraîne fatalement les sélections sociales. L’anthroposociologie servira alors de support à la mise en œuvre d’une politique sélectionniste « systématique », incluant des mesures d’eugénisme « négatif » et « positif » pour réaliser l’élimination des individus déviants et la prolifération des « eugéniques », cette aristocratie naturelle propre à chaque race249. En fonction de l’ambition des maîtres d’œuvre, les fins d’un « programme sélectionniste » pourront cependant varier250. Dans tous les cas, un effort de propagande vantant les bienfaits de la sélection sera nécessaire pour « instruire et conquérir » une opinion pervertie par les préjugés d’une « charité mal entendue » et une « morale ascétique », et pour que chaque esprit soit imprégné de « saines notions sur le devoir envers l’espèce »251. En France, Lapouge anticipe des obstacles importants à l’imposition d’une politique eugéniste, tant ce pays lui semble perverti d’une fausse philosophie égalitaire et humaniste252. Lapouge n’obtiendra 249 Pour promouvoir la prolifération des « eugéniques », des mesures d’encouragement – primes, distinctions et avantages divers destinés à faciliter les mariages entre eugéniques ou à leur attribuer dans les concours aux fonctions publiques « un nombre de points proportionnel à la valeur de leur race » (Georges VACHER de LAPOUGE, « Revue critique. L’hérédité », Revue d’anthropologie, 1, 1886, p. 517), soit par un encadrement autoritaire de la reproduction par l’État passant, par exemple, par l’imposition d’un « service sexuel » et de la polygamie, comme on impose le service militaire, pour les hommes et les femmes les plus aptes (Georges VACHER de LAPOUGE, Les sélections sociales…, p. 487-488). Appréciant les méthodes éprouvées contre les Indiens d’Amérique et les populations africaines, il jugeait « très ingénieux d’arriver à la destruction en quelque sorte à l’amiable des dégénérés en leur facilitant l’alcoolisme, la débauche, la vie oisive », Les sélections sociales…, p. 486-487. 250 Il pourra tendre à la création d’une « aristocratie naturelle » ou, à un degré supérieur, tendre vers la création de « castes spécialisées et séparées », alors que l’objectif ultime demeurera la « refondation » complète de l’humanité par la constitution des « types locaux les plus parfaits » ou d’une « race unique », Ibid., p. 443. 251 Aucun programme sélectionniste ne pourra s’accomplir, estime en effet Lapouge, si chaque individu n’est pas convaincu que l’élimination « des malades héréditaires, des dégénérés, des vicieux, des incapables » est l’unique voie de salut et le « seul moyen d’échapper à la médiocratie et à la déchéance finale », Ibid., p. 482-489. 252 En effet, si les lois de l’hérédité et les théories eugéniques sont « en parfaite conformité avec les lois de l’évolution », Lapouge entrevoit des difficultés pour imposer en France, ces théories qui vont à l’encontre des préjugés égalitaires et humanistes d’une philosophie désuète. Ainsi, si la science paraît du côté des partisans de l’eugénisme, « au point de vue pratique, estime Lapouge, on peut se demander, si, étant donnée l’impulsion démocratique de notre époque, il n’y a pas à craindre plutôt de voir les eugéniques écrasés de parti pris. Il est certain qu’en France toute tentative faite pour tenir 240 jamais de chaire universitaire, mais l’anthroposociologie va susciter un fort intérêt de la part des chercheurs en science sociale et ses partisans jouiront d’une réelle reconnaissance dans le champ scientifique, comme en attestent les multiples articles d’anthroposociologues publiés dans les deux principales revues de science sociale, la Revue d’économie politique, la Revue scientifique de Frédéric Paulhan, la Revue internationale de sociologie de René Worms, cette dernière offrant une véritable tribune pour Vacher de Lapouge, H. Muffang, O. Ammon, C. Closson, tous représentants de l’anthroposociologie253. Une autre jeune revue ouvrira un temps ses pages à l’anthroposociologie, l’Année sociologique de Durkheim, alors engagé dans une bataille pour fonder l’autonomie du « point de vue sociologique ». À la fin du 19e siècle, la réflexion sur le social est donc dominée en France et aux Etats-Unis par des paradigmes sociobiologiques et racialistes véhiculant les présupposés philosophiques et éthiques d’une doctrine raciste antilibérale. C’est face à ces modèles racialistes, saturés d’une philosophie biodéterministe et antiindividualiste, qu’une science sociale autonome va tenter de s’affirmer en France et aux Etats-Unis en proposant une vision alternative de l’homme et des sociétés. La pensée racialiste va alors en pratique constituer le principal adversaire face auquel la « sociologie » va s’affirmer en France et aux Etats-Unis. L’enjeu de cette lutte d’influence dans le champ des sciences de l’homme ne se limitera pas à un débat théorique et méthodologique, car face à une pensée racialiste emportant avec elle une épistémologie et une éthique, les sociologues devront aussi engager la lutte sur le terrain moral et politique où l’idéologie raciste entraîne la pensée sur le social. compte à une classe d’homme de son mérite héréditaire échouerait devant l’opposition intéressée de ce que M. Galton (…) appelle les masses serviles ». Mais si Lapouge s’avoue pessimiste quant à la capacité de la France à s’ouvrir aux thèses eugéniques, il place en revanche ses espoirs dans d’autres nations plus avancées. Ainsi, espère-t-il, « il en sera peut-être autrement en Amérique et chez d’autres races déjà très parfaite, mais alors l’écrasement définitif des races médiocres qui n’auront pas évolué restera une question d’obus et de shrapnells », Georges VACHER de LAPOUGE, « Revue critique. L’hérédité », Revue d’anthropologie, 1, 1886, p. 517. 253 Ainsi, pour Paulhan, « les théories de l’auteur (…) s’impos[ai]ent à l’étude de quiconque s’intéresse à la sociologie scientifique », « Compte-rendu de Vacher de Lapouge, Les sélections sociales », Revue scientifique, 2, 1896, p. 13 241 CHAPITRE IV POLITIQUE DU RACISME. LA PENSEE RACIALISTE DANS LE DEBAT PUBLIC EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS AU TOURNANT DES 19E ET 20E SIECLE En 1880, qui veut fonder une « sociologie » moderne doit affronter la pensée racialiste sur le terrain épistémologique et éthique. La réflexion sur l’homme et les sociétés est, en effet, encastrée à la fin du 19e siècle dans une vision évolutionniste et racialiste des phénomènes humains. Entre science et idéologie, les paradigmes sociobiologiques et raciologiques imposent leurs présupposés inégalitaires et antiindividualistes dans le champ de la pensée sociale. L’idée de « race biologique » est alors omniprésente dans le débat public en France et aux Etats-Unis entre 1870 et 1900. Aux Etats-Unis, elle conditionne les débats sur le « problème noir » et sur l’immigration. En France, elle forme le dénominateur commun à trois questions fondamentales pour la société française entre 1870 et 1945 : la colonisation, l’immigration, l’antisémitisme. Or, c’est dans ce climat scientifique et idéologique, où l’idée de « race biologique » constitue une modalité primordiale de formulation de la « question sociale » que la « sociologie » comme science autonome des sociétés va tenter de s’imposer dans une rupture avec les paradigmes sociobiologiques et raciologiques hégémoniques. Dans ce combat pour la fondation d’une « sociologie » moderne, mené principalement en France par le groupe durkheimien et aux EtatsUnis par l’anthropologie culturelle boasienne, relayée par l’école de Chicago, c’est bien la pensée bioracialiste qui fait figure de principal adversaire objectif pour tous ceux qui prétendent imposer une nouvelle épistémologie de la « question sociale ». 1. DE L’ECHEC DE LA RECONSTRUCTION A LA FORMULATION RACIOLOGIQUE DU « PROBLEME NOIR » AUX ETATS-UNIS (1865-1900) 1.1. L’échec de la Reconstruction : de la victoire militaire à la défaite morale du Nord. Les nouvelles formes de la « question raciale » Après quatre années d’une guerre fratricide et meurtrière, la reddition des armées confédérées à Appomattox (9 avril 1865) signe la défaite des États sudistes. Cette victoire du Nord « libéral » se traduit par l’abolition immédiate de l’esclavage. La destruction de l’« Institution particulière » signifie la fin du système économique et 242 social sudiste fondé sur des rapports de maîtres à esclaves1. En termes juridiques, le triomphe des idées abolitionnistes semble total, mais en pratique la période dite de « Reconstruction » (1865-1877) va s’avérer un échec retentissant de l’antiracisme. Dès 1865, les États du Sud sont occupés militairement et le pouvoir politique confisqué par les autorités du Nord ou leurs « supplétifs » (« scalawags » et « carpetbaggers »), tandis que les anciennes élites sont écartées de vie publique2. Une redistribution du pouvoir imposé par le Nord permet à quelques citoyens Noirs d’accéder à des postes de responsabilités. Ces mesures perçues comme vexatoires par les opinions sudistes sont prises à l’initiative d’un Congrès revanchard, dominé par des républicains radicaux bien décidés à faire payer chèrement aux États sécessionnistes le prix de leur rébellion, par une politique d’épuration systématique visant l’ancienne aristocratie de planteurs qui monopolisait le pouvoir politique au Sud avant guerre. La volonté de punir les États du Sud s’impose sur la volonté de réconciliation « sans rancune contre personne »3, prônée par Lincoln en 1865, et reprise par son successeur, Andrew Johnson. Une politique d’apaisement soutenue au nom d’une réintégration rapide des États du Sud dans l’Union et du rétablissement de la concorde civile, se heurte à la vindicte des radicaux, mais aussi aux appétits d’un parti républicain désireux d’asseoir sa domination au Sud du Mississippi en évinçant les élites sudistes et en prenant appui sur le vote noir. Deux défis majeurs se posent aux États du Sud et à l’Union après la guerre civile. Il y d’abord l’urgence d’une reconstruction économique, sociale et politique de la société sudiste ravagée. Il y a ensuite la nécessité de réaliser l’intégration au sein d’un système démocratique des esclaves noirs libérés. Ces deux défis vont être les enjeux majeurs de la période dite de « Reconstruction » (1865-1877). Mais sur chacun de ces problèmes aucune solution juste ne sera trouvée. La période dite de « Reconstruction » reste dans l’historiographie américaine comme le souvenir, sinon 1 L’esclavage est légalement aboli avec l’adoption par le Congrès du 13e amendement à la Constitution (6 décembre 1865) interdisant l’« esclavage et la « servitude involontaire » sur l’ensemble du territoire de l’Union. Par cet acte, quatre millions de Noirs sont rendus à la liberté. Par les 14e (1868) et 15e (1870) amendements, les anciens esclaves se voient reconnaître la qualité de citoyens, bénéficiant de droits égaux et de la protection de la loi. Dans le même temps, le Congrès proclame qu’aucune considération liée à « la race, la couleur ou un ancien état de servitude » ne pourra à l’avenir justifier des restrictions à la participation à la vie démocratique. 2 Par la section 3 du 14e amendement (9 juillet 1868), la loi disposait que toutes les personnes ayant participé à une « insurrection ou rébellion » contre les autorités des Etats-Unis, en tant que membre du Congrès, militaire ou représentant d’une législature locale, ne pourront plus assumer des fonctions civile, politique ou militaire. 3 Discours du 4 mars 1865, dans Michael P. JOHNSON (Ed.), Abraham Lincol, Slavery and the Civil War : Selected Writings and Speeches, Boston, Bedford – St. Martin’s, 2001. 243 d’un échec retentissant, du moins d’une occasion manquée. Les travaux dédiés à cette période dès la fin du 19e siècle, notamment par des historiens sudistes, décrivent cette phase comme l’une des pages les plus sombres de l’histoire américaine. Pour les historiens Walter L. Fleming et William A. Dunning, très critiques à l’égard des autorités fédérales, la faute en reviendrait entièrement à l’incurie des autorités d’occupation, gangrenées par une corruption généralisée, aveuglées par un fanatisme revanchard et une volonté d’humilier les États du Sud4. L’historien Eric Foner a livré en 1988 une vision moins manichéenne de l’échec de la Reconstruction, cet échec étant selon lui avant tout celui d’une « révolution inachevée ». Les causes de l’incapacité des gouvernements des EtatsUnis à résoudre les défis de l’après-guerre seraient à la fois d’ordre politique – l’absence d’une réelle volonté réformiste – et structurelles – l’inexistence des structures administratives modernes et adéquates pour éradiquer les vieilles pratiques héritées de l’esclavage, pour initier la libéralisation de la société sudiste et l’intégration des Noirs dans un ordre démocratique et multiracial5. Les élites sudistes auront alors su profiter des hésitations et des incohérences des vainqueurs pour reconquérir un pouvoir politique et social confisqué. Cette reconquête s’apparentera à une véritable « réaction » des anciennes élites blanches, anciens planteurs et propriétaires d’esclaves, afin de rétablir le « home rule », un euphémisme pour désigner la suprématie des Blancs dans tous les secteurs d’activité6. Les Noirs vont être les principales victimes de cette reprise pouvoir qui ne se heurte à aucune 4 En 1906, l’historien Walter L. Fleming, très favorable aux États sudistes, attribue ainsi l’entière responsabilité de l’échec à l’obstructionnisme borné d’un Congrès opposé aux tentatives de réconciliation de la présidence, à la démagogie de républicains radicaux et d’abolitionnistes accusés d’instrumentalisation du droit de vote des Noirs, à l’arrogance et à la suspicion, enfin, des autorités nordistes vis-à-vis des élites traditionnelles du Sud sur toutes les questions touchant au « problème noir ». Fleming dénonce, en particulier, l’influence « inamicale » du Bureau des esclaves émancipés (Freedmen Bureau), créé par les autorités d’occupation pour porter assistance aux Noirs libérés. Ainsi, l’échec politique de la Reconstruction serait essentiellement dû à « la faiblesse inhérente » des gouvernements hétéroclites formés d’affairistes, de collaborateurs et de Noirs (« the carpetbagscalawag-negro governments ») mis en place par le Nord. Quant aux violences et aux lynchages perpétrés contre les anciens esclaves par des organisations clandestines (Ku Klux Klan, Knights of the White Camelia), elles auraient étaient une simple dérive « due largement aux conditions sociales et légales de la Reconstruction », Walter L. FLEMMING, Documentary History of Reconstruction, Cleveland, Arthur H. Clark Ed. 1906, vol. I, p. 163, 243, 315-329. Les mêmes accusations sont formulées par William A. Dunning contre les politiques chargés de la Reconstruction. Dunning considère, par ailleurs, que la cause réelle de la guerre ne fut pas l’esclavage, une institution rendant la vie sociale possible, mais la coexistence dans une société de deux races inégales. Il estime que l’octroi du droit de vote aux Noirs était une hypothèque grave pour l’avenir, William E. DUNNING, Essays on the Civil War and Reconstruction, New York, Harper Torchbooks, 1965 (1897). 5 Voir Eric FONER, Reconstruction: America’s Unfinished Revolution, 1863-1877, New York, Harper and Row, 1988. 6 Eric FONER, op. cit., p. xx. 244 véritable résistance de la part des autorités fédérales et du Congrès, peu désireux d’engager une nouvelle épreuve de force pour faire appliquer les dispositions des 14e et 15e amendements et le Civil Rights Act (1875). Plus qu’un échec, la Reconstruction marque l’abandon des autorités fédérales de la « question noire » aux mains des anciennes élites sudistes. Cette « question noire » va dès lors recevoir une réponse raciste formulée par les héritiers de l’anthropologie raciale. 1.2. De la normalisation à l’exclusion des Noirs Dès le début des années 1870 un processus de « normalisation » s’engage. En 1871, les anciens États confédérés sont réadmis sans exception ni condition dans l’Union, mais demeurent militairement occupés. En 1877, le retrait complet des troupes fédérales ouvre la voie à la restauration complète des prérogatives et du statut des notables sudistes. Ce retrait prématuré marque la fin des velléités nordistes d’imposer un principe d’égalité civique et politique entre les individus dans les États du Sud7. En pratique, le Nord abandonne aux anciennes élites blanches le soin de résoudre la « question raciale » et de formuler unilatéralement un statut pour les Noirs émancipés8. Rétablies dans leur pouvoir local, les élites sudistes vont de fait s’atteler à apporter au « problème noir » une solution conforme à leurs intérêts et qui va constituer la norme des relations raciales entre Blancs et Noirs jusqu’au Mouvement pour les droits civiques des années 1950-1960. Ni l’abolition de l’esclavage ni l’accès formel à la citoyenneté ne résolvaient en effet le problème de l’intégration dans la société américaine des 4 millions de Noirs libérés. En 1865, politiques, leaders civiques et religieux, universitaires sont sans réponse pour combler le vide provoqué par la destruction du système social esclavagiste, par-delà les mesures d’urgence prises après la fin des hostilités9. Si 7 Eric FONER, op. cit., p. 603; voir aussi C. VAN WOODWARD, The Strange Career of Jim Crow, 3e éd., New York, Oxford University Press, 1974 (1955), chapitre 2. 8 Pour Eric FONER, l’année 1877 a constitué un véritable désastre pour les Noirs vivant dans les États du Sud et le symbole d’« un recul décisif par rapport à l’idée, forgée durant la guerre civile, d’un État national puissant capable de protéger les droits fondamentaux des citoyens américains », op. cit., p. 582. 9 Pour faire face à la désorganisation complète de la société sudiste et venir en aide à la population noire libérée, des mesures d’urgence étaient prises par les autorités d’occupation. Dès 1865, le Congrès vote la création d’un Bureau des réfugiés, affranchis et des terres abandonnées (Freedmen Bureau) chargé de distribuer rations alimentaires, vêtements et médicaments aux Noirs libérés, d’ouvrir des écoles, de réglementer les relations de travail et les divers contacts entre Noirs et Blancs, de gérer les terrains confisqués et d’administrer la justice dans les affaires impliquant des Noirs. Le Freedmen Bureau a aussi une mission de reclassement des Noirs chassés des plantations et sans emploi, mais ses actions furent hypothéquées par une corruption et un clientélisme généralisé. Sur 245 parmi les vainqueurs la nécessité d’intégrer les Noirs fait l’objet d’un relatif consensus, rares sont ceux qui en dehors des radicaux sont prêts à accorder aux Noirs des droits politiques complets. Ainsi lors du retrait des troupes fédérales en 1877, la situation économique, juridique, politique et sociale des Noirs dans la société sudiste demeure-t-elle pour le moins incertaine. Désormais investis de la mission de définir une réponse à l’intégration des Noirs, hommes politiques, notables et universitaires sudistes, vont envisager le « problème noir » sous un triple angle : économique, politique et social. Les modalités mêmes de définition de la « question noire » comme un « problème » à résoudre, préfigurent la réponse raciste et ségrégationniste que les élites sudistes vont y apporter. Sur un plan économique, le « problème noir » est perçu comme un enjeu structurel posé par l’intégration de l’ancienne main-d’œuvre servile dans un Sud dévasté. En termes politiques et institutionnels, le « problème noir » va être ramené à la définition de nouvelles normes et règles de subordination entre les races. Sur le plan social, enfin, il sera envisagé en terme de « contrôle social » à exercer sur une population toujours jugée comme biologiquement inférieure et peu perfectible en vertu d’une vision toujours racialiste des populations. Des réponses formulées par les États du Sud à ces questions à la fin du 19e siècle, va émerger le cadre général d’interprétation du « problème noir » en vigueur jusqu’en 1965. Dès les années 1880-1890, les travailleurs noirs retombent rapidement sous la coupe des anciens planteurs. Ceux qui avaient pu accéder au statut d’agriculteur indépendant repassent sous la dépendance des propriétaires blancs par l’engrenage de la dette, du métayage ou du fermage. Un paternalisme agraire remplace l’esclavage. En masse, les ouvriers noirs sans qualification émigrent vers les centres urbains où la population noire est multipliée par deux entre 1865 et 1870 dans les dix plus grandes villes du Sud10. Sur le terrain politique, des « codes noirs » installent la discrimination au cœur du « système démocratique », le recours à la fraude et à l’intimidation permettant de restreindre le droit de vote des Noirs et d’écarter les anciens esclaves de la participation à la vie politique11. Dans la sphère des relations l’action du Freedmen Bureau et ses dérives, voir Eric FONER, op. cit., chapitre 3 : « The Meaning of Freedom », ainsi que Joel WILLIAMSON, The Crucible of Race: Black – White Relations in the American South Since Emancipation, New York, Oxford University Press, 1984, 2ème partie. 10 Eric FONER, op. cit., p. 69-70. 11 Ces atteintes aux droits des citoyens Noirs sont commises dans l’indifférence complète des élites politiques du Nord. L’exclusion des Noirs de la sphère politique a pour principale conséquence d’écarter une fraction importante de la classe ouvrière des élections, ce qui provoque un déplacement 246 sociales, des mécanismes tacites de régulation des relations raciales fondés sur la ségrégation se mettent en place à partir des années 1890. Les lois dites de « Jim Crow » régulent les contacts entre Noirs et Blancs dans les lieux publics, tandis que les agressions et lynchages sont érigés en moyens ordinaires du « contrôle social » de la population noire. Dans l’Amérique de l’après-guerre de Sécession la discrimination raciale ne connaît toutefois pas de frontières. En effet, si la « Dixie Line » séparait autrefois les États esclavagistes des États libres, dans l’Amérique de l’après-guerre civile les Noirs vivant au Nord sont aussi confrontés à la discrimination raciale, plus souvent tacite que légale, mais tout aussi forte12. Parallèlement aux menées des élites sudistes pour reconquérir une domination politique et sociale, on observe une recrudescence des travaux s’inscrivant dans la droite ligne de l’anthropologie raciale et qui puisent un nouveau souffle dans la pensée évolutionniste et néo-darwinienne pour démontrer à nouveau non seulement l’infériorité biologique de la race noire mais son inaptitude à la liberté13. Ce retour en force des doctrines racialistes serait à la fois signe et facteur de l’exacerbation d’un racisme « plus profondément enraciné, d’après Eric Foner, à la fin du 19e siècle dans la culture et la vie politique de la nation qu’au début de la croisade anti-esclavagiste »14. Comme dans la période précédant la guerre civile, ces théories racialistes ne sont pas indispensables au projet sociopolitique des partisans de la discrimination et de la ségrégation, mais viendront opportunément appuyer leurs revendications15. du centre de gravité du spectre politique de la gauche vers la droite. De 1877 jusqu’aux années 1960, le Sud sera alors dominé par un parti unique, le Parti démocrate, placé sous le contrôle d’une élite gouvernante réactionnaire, institutionnalisant la fraude et la violence en méthodes ordinaires de lutte contre les dissidences et les critiques. Cette mainmise sur le système politique sudiste constituera pendant près d’un siècle un obstacle à toutes tentatives d’amélioration des relations raciales et la démocratisation du Sud. 12 Sur le sort des Noirs dans les États du Nord avant la guerre et la continuité après la guerre des diverses discriminations légales et extra-légales dont ils étaient victimes – restrictions à la liberté de déplacement (Illinois, Indiana, Oregon), limites au droit de vote (New York), interdiction de témoigner contre un Blanc, ségrégation spatiale et éducative, etc. – voir Leon LITWACK, North of Slavery: The Negro in the Free States, 1790-1860, Chicago, University of Chicago Press, 1961, notamment chapitre 3. 13 Audrey SMEDLEY, Race in North America. Origin and Evolution of a Worldview, Boulder, Co., Westview Press, 1993, p. 22 ; John S. HALLER, Outcasts from Evolution. Scientific Attitudes of Racial Inferiority, 1859-1900, Urbana, Ill., University of Illinois Press, 1971. 14 Eric FONER, op. cit., p. 604. 15 C. VAN WOODWARD, The Strange Career of Jim Crow, 3e éd., New York, Oxford University Press, 1974 (1955), p. 74. 247 1.3. Entre évolutionnisme et darwinisme social : la formulation raciologique du « problème noir » La théorie évolutionniste va fournir à la fin du 19e siècle, aux adversaires de l’égalité entre Blancs et Noirs de « nouvelles raisons de haïr les races inférieures »16. Les nouvelles typologies raciales dérivées des recherches anthropologiques et psychologiques évolutionnistes sont en réalité le résultat d’un simple dépoussiérage « néo-darwiniste » des vieilles catégories somato-psychiques de l’anthropologie physique. Elles vont servir à justifier les mesures de discrimination et de ségrégation présentées comme la conséquence pratico-juridique du retard de développement biologique et/ou culturel de la race noire17. Les théories évolutionnistes vont permettre de présenter non seulement la dégradation physique et morale des Noirs comme un effet de l’émancipation, mais aussi d’accréditer la croyance en leur infériorité raciale dans la lutte pour la survie du plus apte18. Avec le néo-darwinisme et le retour dans les années 1890 d’une vision héréditariste des caractères humains, l’inégalité des races va se figer durablement dans le temps long de l’évolution. Dans les années 1870-1880, le paradigme évolutionniste confère une légitimité savante à la politique paternaliste appliquée par des élites sudistes engagées dans un combat pour restaurer leur emprise sur les anciens esclaves et pour justifier les mesures de « contrôle social » imposées à la race noire. L’idée d’une évolution différentielle des races sur la voie du progrès et de la civilisation, combinée à la croyance néo-lamarckienne en une hérédité des caractères acquis, va permettre de présenter le caractère « primitif » ou « inférieur » de la race noire comme un produit de l’évolution. En outre, puisque une éventuelle amélioration physique et mentale de la race noire supposerait l’action puissante et constante d’une force externe (Spencer, Galton), il incombera d’après les penseurs évolutionnistes à la race « supérieure » de modeler avec une bienveillance « paternelle » le destin de cette race désavantagée19. Cette interprétation 16 C. VAN WOODWARD, op. cit., p. 64. Thomas G. GOSSETT, Race : The History of An Idea in America, New York, Oxford University Press, 1997, chap. XI : “The Status of the Negro, 1865-1915”. 18 John S. HALLER, Outcasts from Evolution. Scientific Attitudes of Racial Inferiority, 1859-1900, Urbana, Ill., University of Illinois Press, 1971, chap. 2 et 7; George W. STOCKING, Jr. Race, Culture, and Evolution. Essays in the History of Anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 1982, chap. 6. 19 George M. FREDRICKSON, The Black Image in the White Mind: The Debate on Afro-American Destiny, 1817-1914, Hanover, Wesleyan University Press, 1987, chap. 7. 17 248 évolutionniste de la « question noire » trouve des défenseurs au Sud comme au Nord de l’Union. En 1884, Nathaniel Southgate Shaler, professeur de paléontologie et de géologie à l’université d’Harvard, mobilise la théorie évolutionniste pour justifier l’inégalité juridique entre les races et légitimer les restrictions de liberté imposées aux Noirs. Shaler estime trouver dans les implications de la théorie évolutionniste la véritable solution au « problème noir ». Comme Sumner, il dénonce le caractère d’« expérimentation » hasardeuse qu’aurait constitué la libération des esclaves noirs, accomplie dans une ignorance totale des lois de l’évolution et de l’hérédité et de par la seule volonté du Nord de faire du Noir un citoyen égal. Le système esclavagiste sudiste, concède Shaler, comportait bien des défauts inhérents à tout système de domination, mais il était certainement « le plus doux et le plus décent des systèmes esclavagistes ayant jamais existé »20. La coexistence entre Noirs et Blancs ne peut, pour Shaler, être réglée par des lois et décrets arbitraires. La guerre de Sécession a mis à bas un système social « naturel » sans y substituer un ordre nouveau plus stable. L’unique conséquence de cette révolution aventureuse aura été de transformer le Noir en un « danger » pour lui-même et pour la société américaine, tout cela parce que abolitionnistes et nordistes ont réfusé de considérer la « nature du nègre » qui, par sa constitution biologique et psychologique, est « aussi différent des Blancs que son apparence externe l’indique »21. Heureusement, pour les partisans de la discrimination raciale l’évolutionnisme ouvre la voie à un traitement raisonnable du « problème noir ». En montrant que l’infériorité intellectuelle du Noir est la conséquence d’un arrêt précoce de son développement psychique, la psychologie évolutionniste révèle clairement les raisons de l’inaptitude de la race noire à l’abstraction, à l’action raisonnée et à la coopération sociale, en un mot à la liberté. En lui inculquant le goût de l’effort et de l’obéissance, l’esclavage a pu quelque peu atténuer ces défauts héréditaires de la race noire, démontrant le caractère formateur de la servitude pour les races inférieures, mais dès lors que le joug a été retiré, ces défauts de nature ont brutalement ressurgi22. Ces vérités dévoilées par la théorie évolutionniste créent des obligations pour la race blanche. Au législateur et à l’éducateur, elles rappellent 20 Nathaniel Southgate SHALER, « The Negro Problem », The Atlantic Monthly, 54, 325, 1884, p. 697. Ibid., p. 699-700. 22 Ibid., p. 701-702. 21 249 qu’inapte à toute activité intellectuelle le Noir doit être dirigé vers des travaux manuels dont il tirera la plus grande fierté23. Elles éclairent les responsables sur les dangers pour le Noir de la liberté, où la pente de sa nature l’entraîne à retourner à l’état sauvage. Seule la servitude ou un strict contrôle peuvent par conséquent protéger la race noire d’une dérive fatale24. Il incombe dès lors à la race blanche d’exercer un pouvoir paternel sur cette race menacée de régression à l’état sauvage, d’adapter l’éducation aux aptitudes réelles de cette population inférieure et de soumettre le Noir à un contrôle le préservant des excès de ses instincts et de ses désirs. Du point de vue des relations entre groupes, l’évolutionnisme démontre aussi, selon Shaler, l’importance des instincts raciaux perpétués par l’hérédité. Nul pronostic concernant l’évolution future des relations entre races ne peut faire abstraction de ces instincts et, en particulier, du plus ordinaire d’entre eux : l’instinct de « haine raciale », cette « forme de la haine du rival qui est commune à tous les animaux qui ont assez d’intelligence pour prendre conscience de l’hostilité des autres créatures à leur égard »25. Or, le préjugé racial ne pouvant être éradiqué, puisque les différences physiques visibles qui le portent sont le principal obstacle à l’extension de la sympathie et de l’altruisme, il appartient à la société d’en maîtriser les effets, notamment dans une société « libre » où le préjugé racial est supposé, selon Shaler, plus violent car rien ne venant atténuer la violence de la « lutte pour la survie du meilleur », au contraire de la société esclavagiste qui ignorait absolument le préjugé et la haine raciales, protégée par une « vieille harmonie » obtenue par la « sujétion de la volonté de l’esclave »26. Les partisans de la ségrégation raciale redécouvrent donc l’anthropologie raciale. Celle-ci délivrerait des leçons vitales pour la survie de la race blanche, 23 Ibid., p. 703. Bien avant Kipling (1899), Shaler emploie l’expression de « fardeau de notre civilisation » pour décrire les obligations de la race blanche à l’égard des races inférieures, ici de la race noire. Pour répartir équitablement le poids de ce « fardeau » sur la société américaine, il propose de disperser les Noirs sur le territoire américain afin que la charge qu’ils représentent n’incombe pas à une seule région. 24 Ces contraintes ne seraient en effet que le résultat des observations de la théorie évolutionniste, laquelle a bien montré que « le Noir n’est pas intellectuellement aussi haut sur l’échelle du développement qu’il semble l’être ; en lui les grandes vertus de la race supérieure, bien qu’implantées, ne sont pas encore fermement enracinées, et ont besoin d’une action constante, de crainte que les vieilles habitudes du sauvages ne prennent le dessus sur les fragiles pousses d’une culture nouvelle et peu naturelle », Nathaniel Southgate SHALER, “Science and the African Problem”, The Atlantic Monthly, 66, 1890, p. 42 (traduit par nous). 25 Nathaniel Southgate SHALER, “Race Prejudices”, The Atlantic Monthly, 58, 348, 1886, p. 514. 26 Ibid., p. 517. 250 révélant à l’opinion l’urgence à résoudre le « problème africain » et la nécessité de se prémunir des dangers du métissage. En effet, insiste Shaler, le mélange des races ne donne naissance à des hybrides aussi robustes et aussi doués que leurs géniteurs que lorsqu’il implique des races « supérieures », mais produit dans tous les autres cas des individus chétifs, dépourvus de « l’énergie vitale et du caractère requis pour les besoins de l’États ». L’anthropologie raciale viendra justifier l’interdiction des mariages interraciaux et la ségrégation raciale, d’autant, affirme Shaler, que la ségrégation raciale n’est nullement en contradiction avec l’exigence de d’unité nationale, car « il peut y avoir une union civique parfaite sans un accord social parfait »27. Les penseurs racialistes de l’après guerre civile vont réaliser une synthèse audacieuse entre la vieille anthropologie raciale et la doctrine évolutionniste pour justifier à nouveau l’inégalité des races. Loin de l’invalider, l’évolutionnisme va donner une force nouvelle au vieux schéma polygéniste, révisé à l’aune d’une pensée néo-lamarckienne. Ainsi Joseph Le Conte, professeur de biologie à l’université de Caroline du Sud et ancien élève de Louis Agassiz, invoque-t-il l’autorité des anthropologues raciaux Nott et de Gliddon pour réclamer l’interdiction du métissage, l’instauration d’une stricte ségrégation raciale et des restrictions de liberté pour les Noirs. Pour Le Conte, la définition d’un nouvel ordre des relations sociales doit tenir compte du fait que « le croisement de variétés si divergentes que celles appelées races primaires est probablement mauvais. Celles-ci s’apparentant presque trop à des espèces différentes »28. L’ignorance des différences raciales innées est pour Le Conte la principale cause du « problème racial » ouvert par l’émancipation des esclaves noirs. À défaut de revenir au système servile, que Le Conte juge comme Fitzhugh plus humain que le système capitaliste et de nature à assurer un meilleur « contrôle social », il convient dans la société post-abolitionniste de s’inspirer des enseignements de l’anthropologie raciale et du darwinisme29. En effet, pour Le Conte des lois biologiques dont la première est la lutte pour la survie du plus apte régissent les relations entre races. Or la supériorité manifeste de la race 27 Les deux races, noire et blanche, seraient vouées à vivre dans le futur des existences séparées bien que « parallèles ». Le but de la science et de la politique devant dès lors être de faire en sorte que cette existence séparée soit pour les deux races aussi sûre et bénéfique que possible, Nathaniel Southgate SHALER, “Science and the African Problem”, The Atlantic Monthly, 66, 1890, p. 37, 44. 28 Joseph LE CONTE, “The Genesis of Sex”, Popular Science, 16, 1879, p. 167. 29 « Partout où le capital contrôle le travail il y a esclavage. Si le travail est dans tous les cas plus profitable que le travail libre, c’est seulement parce qu’il offre plus de contrôle », Joseph LE CONTE, The Race Problem in the South, Miami, Mnernosyne, 1969 (1892), p. 359. 251 blanche rend inéluctable la domination de la race inférieure, car « étant donné deux races éminemment différentes en termes d’élévation intellectuelle et morale, et particulièrement de par leur capacité à s’autogouverner – c'est-à-dire par leur degré d’évolution raciale ; si vous les placez en nombre égal et dans des conditions telles qu’elles ne peuvent s’éloigner l’une de l’autre et laissez les résoudre par ellesmêmes le problème de l’organisation sociale (...) le résultat sera, doit être, devrait être que la race supérieure assume le contrôle et détermine la politique de la communauté. Non seulement cette issue est inévitable, mais elle est la meilleure solution pour les deux races, notamment pour la race inférieure »30. Une vision néo-lamarckienne mêlée de néo-darwinisme inspire les prédictions de Le Conte quant au devenir de la race noire dans la société de l’après-guerre civile. Ainsi, s’il juge la race noire assez malléable et docile pour enregistrer un certain progrès, il considère cependant les possibilités réelles d’un perfectionnement de cette race comme extrêmement limitées par les lois de l’hérédité. Cette vision fixiste lui sert d’argument pour condamner tout effort éducatif tendant à améliorer le niveau d’éducation des Noirs. Non seulement, affirme Le Conte, l’éducation n’est pas l’instrument de progrès que les tenants d’une philosophie « fausse et résolument pernicieuse » imaginent, mais elle ne profiterait qu’aux individus aptes à en tirer le meilleur de par les aptitudes de leur race31. Dans l’esprit des élites sudistes ce discours raciste néo-darwinien deviendra le principal argument en faveur du « separate but equal » en matière éducative, bientôt légalisé par la Cour suprême (Plessy v. Fergusson, 1896). Évolutionnisme et anthropologie raciale combineront alors leurs apports pour justifier le caractère « juste et rationnel » des atteintes aux droits et libertés des Noirs et des inégalités de traitement entre races32. 1.4. Le néo-darwinisme et la révision du « problème noir » L’apparition des théories néo-darwiniennes d’August Weismann (1892) et mutationniste de Hugo de Vries (1901), ainsi que la redécouverte des lois de l’hérédité et de l’hybridation de Mendel (1900) induisent une remise en cause du dogme néo-lamarckien de l’hérédité des caractères acquis. En affirmant la fixité des caractères génétiques, le « néo-darwinisme » 30 (1896) ébranle la croyance Ibid., p. 359-360. L’esclavage, affirmait Le Conte, se serait même révélé plus formateur et bénéfique à la race noire que des années d’éducation vaine et coûteuse, Ibid., p. 362. 32 Ibid., p. 376. 31 252 évolutionniste en un possible perfectionnement physique et moral des races inférieures sous l’action de causes externes propices, puisque selon les thèses des « néo-darwiniens » les seules variations héréditaires plausibles sont celles affectant le matériel génétique et ces variations sont absolument aléatoires (mutationnisme de De Vries)33. Le néo-darwinisme va avoir des conséquences inattendues sur la justification du « problème noir » par les élites sudistes. En effet, si le hasard est le seul facteur déterminant des variations et du succès dans la lutte pour l’existence, alors l’idéologie paternaliste des élites sudistes justifiant la domination « éclairée » des Blancs par la nécessité d’améliorer la race inférieure et de la guider sur la voie de la civilisation, perd sa raison d’être. De fait, si d’après les lois de l’hérédité aucune amélioration substantielle de la race noire n’est envisageable, la domination paternaliste de la race blanche ne pourra plus invoquer qu’une justification répressive dans la lutte pour la survie du mieux adaptée. Dans la période 1895-1910, les théories mendélienne et mutationniste s’imposent progressivement à la majorité des savants américains. Dans le débat « nature – culture » sur l’influence du milieu et de l’hérédité, c’est la croyance en l’hérédité qui va ainsi prévaloir au début du 20e siècle. Dès lors, le néo-darwinisme formera le nouveau cadre référentiel d’interprétation du « problème noir » et des moyens de sa résolution. Les relations entre races dans la société américaine vont se voir réinterprétées à partir des notions d’hérédité et de fixité des caractères raciaux sur fond de lutte pour la survie du mieux adapté. Le néo-darwinisme va aboutir à réhabiliter une vision fataliste des identités et du dénouement de la « guerre des races », selon un schéma darwiniste social faisant de la lutte entre individus et groupes la base des relations sociales. En 1896, Frederick L. Hoffman réalise pour le compte de la Prudential Insurance une étude statistique tendant à démontrer que la race noire est ainsi 33 Pour Weismann, spécialiste de cytologie à l’Université de Fribourg, tout être pluricellulaire est composé de deux plasmas : plasma germinatif ou « germent » renfermant les cellules germinales qui deviennent les éléments reproducteurs ou gamètes. Celui-ci est considéré comme potentiellement immortel, se transmettant de génération en génération. Le germent est contenu dans un second plasma appelé « soma » constituant le corps périssable et mortel de l’être vivant. Selon Weismann, le « soma » n’exerce aucune influence sur le germen et de ce fait ne transmet aucun des caractères acquis sous l’influence de l’environnement. Cette théorie est désignée après 1896 sous le nom de « néo-darwinisme ». En 1901, la théorie « mutationniste » du hollandais Hugo de Vries décrit l’évolution comme une série de variations brusques et discontinues, suffisamment brutales pour engendrer de nouvelles espèces (Die Mutation Theorie, 1901-1903). Ces mutations héréditaires constitueraient les matériaux de l’évolution à partir desquels s’exerce la sélection naturelle. Ainsi De Vries affirme la nature imprévisible des « mutations » et l’importance de la sélection naturelle dans la perpétuation des caractères héréditaires selon les lois génétique de Mendel. Voir Hamilton CRAVENS, The Triumph of Evolution: The Heredity-Environment Controversy in American Science, 1900-1941, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1978 p. 37-39. 253 condamnée à l’extinction par la baisse de son taux de fertilité et par la dégradation physique et mentale irrémédiable affectant les individus de cette race, en dépit des efforts d’assistance et d’éducation déployés par la société. L’augmentation du taux de mortalité de la race noire y est décrite comme une tendance irréversible. Cette étude valait en pratique dispense pour les élites sudistes de toute obligation paternaliste à l’égard de la race noire et condamnation de la politique philanthropique et des réformateurs. Elle tend, en effet, à démontrer que tous les efforts entrepris depuis la fin de la guerre de Sécession pour enrayer le déclin de la race noire non seulement ont été inefficaces, mais ont contrarié le fonctionnement normal de la lutte pour la survie du mieux adapté. Charité et assistance ne faisant qu’ajouter leur action néfaste aux « influences les plus destructives affectant les races inférieures », toute mesure philanthropique ou charitable n’aurait pour conséquence que de permettre aux faibles et aux incapables de survivre et de se reproduire, tandis que les plus aptes sont condamnés à livrer une lutte de plus en plus impitoyable34. Digne représentant d’une vision darwiniste sociale, Hoffman se prononce pour le laissez faire dans le domaine des relations raciales, jugeant toute intervention au profit d’une race inférieure comme une entrave au progrès et un gaspillage de ressources35. Ce manifeste du darwinisme social en matière raciale vaut à Hoffman les félicitations de Sumner qui loue l’auteur pour avoir si brillamment montré l’inconséquence des réformistes et philanthropes36. Un grand nombre de travaux véhiculant une même vision darwiniste sociale de la « question raciale » paraissent à la suite de l’étude pionnière d’Hoffman. Des auteurs comme Joseph A. Tillinghast, Thomas Dixon, William Hannibal Thomas ou William B. Smith vont s’appliquer à leur tour à démontrer selon une logique néo-darwinienne que la race noire est vouée à la disparition et constitue une menace pour la société37. Ces thèses jettent le discrédit sur toutes les politiques d’assistance aux Noirs et justifient par ailleurs les lynchages 34 Frederick L. HOFFMAN, “Race Traits and Tendencies of the American Negro”, Publications of the American Economic Association, 11, 1896, p. 326-327. 35 Cette étude aurait permis aux assurances justifier le refus de couvrir les risques des individus noirs à raison de leur appartenance à une race sujette à diverses pathologies et affectée par un fort taux de mortalité, d’après George M. FREDRICKSON, The Black Image in the White Mind: The Debate on Afro-American Destiny, 1817-1914, Hanover, Wesleyan University Press, 1987, p. 249-250. 36 Robert C. BANNISTER, Social Darwinism: Science and Myth in Anglo-American Social Thought, Philadelphie, Temple University Press, 1979, p. 193. 37 Joseph A. TILLINGHAST, The Negro in Africa and America, 1902; Thomas DIXON, The Clansman, 1905; William Hannibal THOMAS, The American Negro, 1901. 254 comme un moyen de contrôle social38. Cette logique néo-darwiniste va former la pensée commune des penseurs racistes aux Etats-Unis à l’aube du 20e. Pour William B. Smith, par exemple, l’infériorité biologique de la race noire est inscrite dans sa génétique qui la condamne au déclin et à la disparition dans la lutte pour la survie du plus apte39. Toute intervention politique pour s’opposer à la réalisation de ce destin ne ferait que retarder cette extinction naturelle. En effet, déclare Smith, « nous tenons pour certain que toutes les formes d’humanitarisme qui tendent à donner à l’individu organiquement inférieur une chance égale à celle de l’individu supérieur dans la propagation de l’espèce, sont radicalement des erreurs ; elles sacrifieront la race et à la société à l’individu »40. Pour Thomas Nelson Page, la résolution du « problème noir » doit tenir compte de la fatalité génétique qui détermine les caractères des races et leur devenir. Ainsi, l’on reconnaîtra enfin que la supériorité de la race blanche n’est pas « due à de simples circonstances fortuites, telles qu’une éducation supérieure et autres avantages possédés depuis des siècles, mais à une supériorité inhérente et intrinsèque »41. En attendant l’extinction naturelle de cette race maudite, la finalité de toute politique sociale devra être non d’améliorer les qualités de la race, objectif presque impossible, mais de « contrôler » pour le bien de la société une race dangereuse prédisposée à l’immoralité et la criminalité42. La violence sera alors présentée comme un moyen efficace pour assurer ce « contrôle social » et, les lynchages, un « mal nécessaire » pour brider les pulsions et briser les tendances « criminelles » du Noir43. La logique même du darwinisme social tendait ainsi à une 38 Voir George M. FREDRICKSON, op. cit., chap. 9 : “The Negro as a Beast: Southern Negrophobia at the Turn of the Century”. 39 L’infériorité biologique et héréditaire de la race noire est une donnée génétique (lois de Mendel) et fonde son inaptitude à la liberté et à la civilisation. Ces faits seraient confirmés par la craniométrie prouvant le faible développement cérébral de la race nègre selon la loi de corrélation entre volume du cerveau et capacités mentales. La détérioration physique et morale de la race noire serait inexorable, ne pouvant être enrayée par des actions éducatives ou sur le milieu. C’est « une erreur, affirme Smith, de prétendre qu’une amélioration de la race (…) peut être accomplie par l’éducation. La raison en est aisément compréhensible : l’amélioration de la race est organique ; l’éducation est extra-organique. Tout changement ou amélioration qui affecte la race, le type, le sang doit être héritée ; mais l’éducation n’est pas transmise, elle n’est pas héritable ». En conséquence, les seules mesures indiquées sont celles prises par la race blanche pour préserver sa pureté des risques de contamination par le métissage avec une race dégénérée, William B. SMITH, The Colour Line: A Brief in Behalf of the Unborn, New York, McLure & Phillips, 1905, p. 109, 160. 40 Ibid., p. 191. 41 Thomas Nelson PAGE, The Negro: the Southerner’s Problem, New York, Charles Scribners’ Sons, 1904, p. 286, 292-293. 42 Ibid., p. 298, 306. 43 Ibid., p. 91, 100. Pour R.W. Shufeldt, la pratique du lynchage serait même une conséquence de la présence du Noir dans la société blanche. Le Noir, comme « facteur ethnique » menaçant la pureté de 255 sorte d’objectivation du conflit. En effet, dans cette « guerre des races », la race noire ne sera plus tant considérée comme en butte à l’hostilité de la race blanche, selon Page, « mais contre une loi de la nature, universelle et inexorable, en vertu de laquelle les races s’élèvent ou déclinent selon leur caractère »44. Les penseurs racistes trouveront toutefois dans le recensement de 1880 des motifs d’inquiétude, ce dernier révélant que le taux d’accroissement de la population noire surpasse légèrement celui de la race blanche. Le danger de la race noire se verra alors interprété comme une menace démographique. En 1890, le rapport pourtant s’inverse et la baisse du taux d’accroissement de la race noire sera alors présentée comme le signe de l’extinction de la race inférieure. Les penseurs racistes continueront cependant à agiter le spectre d’un déséquilibre démographique submergeant à terme la race blanche pour justifier l’oppression de la population noire45. Dès lors, face au danger de dilution de la race blanche et de sa corruption par le métissage, et « tous les autres maux [qui] ne sont que des corollaires », la ségrégation apparaîtra à beaucoup comme l’unique réponse adaptée aux lois de la nature et à l’impératif de préservation de l’espèce, « un instinct plus fort que la raison » surpassant toute fiction légale sur l’égalité juridique des hommes46. En s’imposant comme le cadre d’interprétation et de résolution du « problème noir », la doctrine du darwinisme social va devenir la raison logique à la mise en place d’un système légal de discrimination et de ségrégation raciale, érigeant la violence et les lynchages en modes de régulation ordinaires des relations raciales. Ce nouvel avatar de la pensée racialiste fournit surtout aux partisans de l’inégalité des races des raisons supplémentaires pour légitimer l’exclusion et l’oppression de la race noire. Les thèses darwinistes sociales, comme celles d’un Nathaniel Southgate Shaler, seront mobilisées dans le débat public par des hommes politiques, tel Marion la race blanche et la civilisation anglo-saxonne, serait aussi impuissant à « réfréner ses instincts qu’il n’est responsable de la couleur de sa peau ». Le lynchage répondrait à une double exigence vitale et sociale visant à prévenir les dangers du mélange des races – l’infériorité des hybrides étant « souvent pire que [celle] des Nègres de type pur » – et à protéger la société contre les instincts criminels du Noir, R. W. SHUFELDT, The Negro: A Menace to American Civilization, Boston, Richard G. Badger, 1907, p. 11, 13 et 91. 44 Ibid., p. 310. 45 Ainsi, protestait Page en 1892, « la presse d’une partie du pays est pleine d’accusation concernant des violences faites au Nègre. La vraie blessure n’est pas infligée au Noir, mais au Blanc (…). C’est là le premier danger. Le péril physique découlant de la présence excessive au milieu de notre peuple d’une race ignorante et hostile, n’est pas plus réel que celui qui menace notre rectitude morale, mais il est plus patent », Thomas Nelson PAGE, “The Negro Question”, dans The Old South: Essays Social and Political, New York, Charles Scribners’ Sons, 1905, p.283. 46 Ibid., p. 344. 256 Butler, chef du Parti Populiste dans les années 1890 justifiant les lynchages au nom du danger représenté par la race noire et des offenses réitérées contre la « conscience publique » blanche commises par cette race immorale47. En pratique, les mesures de privation des droits (disenfranchisement) et de ségrégation instaurées à l’encontre des Noirs dans les États du Sud dans les années 1870-1890 et inscrites dans des « codes noirs » coïncident clairement avec une recrudescence des travaux en biologie, sociologie, anthropologie et histoire tendant à renouveler la thèse de l’inégalité des races en termes néo-darwiniens48. Ces travaux apportaient une caution « éclairée » aux « codes noirs » apparus dès 1866 (Mississippi, Alabama, Caroline du Sud) pour priver les Noirs affranchis de la jouissance de leurs droits civiques – entraves au droit de vote (tests d’alphabétisation, cens, clause du « grand-père », primaires blanches), interdiction d’accès aux fonctions publiques et à l’armée, de participer à des jurys populaires ou de témoigner contre un Blanc, restrictions aux déplacement, etc.49. Les rédacteurs de ces codes s’appuieront le plus souvent ouvertement sur ces thèses racialistes pour justifier l’inégalité raciale50. 1.5. Droit et pensée racialiste : le rôle de la Cour suprême dans la mise en place d’un système ségrégationniste Les théories racialistes vont servir à légitimer les mesures d’ostracisme qui, au cours de la décennie 1890, esquissent progressivement les bases d’un système de relations sociales fondé sur la ségrégation et la discrimination raciales et garanti par des règles légales – fameuses lois de « Jim Crow » : exclusion des Noirs dans les lieux publics, les transports, le logement, l’éducation, etc. Ces règlements adoptés par les États du Sud, notamment en matière de transport et de fréquentation des 47 Cité par Joel WILLIAMSON, The Crucible of Race: Black – White Relations in the American South since Emancipation, New York, Oxford University Press, 1984, p. 184. 48 C. VAN WOODWARD, The Strange Career of Jim Crow, 3e éd., New York, Oxford University Press, 1974 (1955), p. 74. 49 Sur les « codes noirs », voir Hodding CARTER, The Angry Scar. The Story of Reconstruction, Garden City, NY, Doubleday, 1959, en particulier chap. 3: “Black Codes and Freedmen’s Bureaus”. 50 Dans la préface au Code noir promulgué par la Caroline du Sud en 1866, l’éditeur H. Melville Myers, justifiait l’exclusion civique de la race noire en vertu de son statut de race inférieure, maintenue en marge de l’humanité à toutes les époques et dans toutes les civilisations « par un ordonnancement mystérieux et divin ». Il estime que l’abolition de l’esclavage ne conférait pas à un droit à l’égalité politique et sociale, puisqu’une telle égalité aurait constitué une violation des lois de la nature et une « trahison » à l’égard de la race supérieure. L’adoption d’un « Code noir » aurait ainsi tout simplement visé à perpétuer dans l’ordre social ces différences raciales manifestes séparant des races inégales en vertu des lois de la nature. Les « codes noirs » prétendaient apporter une réponse à un état de fait. En effet, pour Benjamin G. Humphreys, gouverneur du Mississippi, « le Noir est libre, que cela nous plaise ou non (…). Être libre, cependant, ne fait pas de lui un citoyen et ne lui donne pas droit à l’égalité sociale et politique avec l’homme blanc », Cité par Thomas G. GOSSETT, Race: The History of An Idea in America, New York, Oxford University Press, 1997, p. 256-257. 257 lieux publics, vont s’appuyer dans bien des cas sur les législations promulguées par des États du Nord avant la guerre civile et consacrer des pratiques déjà existantes au niveau social51. La facilité avec laquelle ces dispositions discriminatoires seront établies témoigne non seulement de l’absence de toute opposition après 1877, le Nord ayant renoncé à modifier les habitudes du Sud et à instaurer de nouvelles règles dans les relations entre les races et du triomphe des doctrines racistes, mais de la banalisation des théories racialistes52. Les autorités fédérales laissent de fait toute latitude aux notables sudistes pour organiser légalement la discrimination et la ségrégation raciales. Pis, par des décisions à valeur constitutionnelle, elles avalisent l’exclusion juridique des individus de race noire. Entre 1873 et 1898, la Cour suprême sanctionne dans une série d’arrêts la légitimité des législations racistes d’États, fermant la voie à toute velléité d’ingérence du pouvoir fédéral dans le domaine des relations raciales. En privilégiant un principe de non interventionnisme, la Cour suprême aurait choisi la voie de l’apaisement entre gouvernement fédéral et États du Sud, mais cette réconciliation se fera clairement « aux dépens du Noir »53. Si par ses décisions la Cour suprême confirme la capitulation du Nord, qui abandonne alors pour longtemps la gestion du « problème noir » aux États du Sud, les opinions écrites de la Cour attestent également du triomphe des doctrines racialistes, évolutionnistes et darwinistes sociales, dans la discussion publique de la question raciale. Les lois de « Jim Crow » se développent à partir des années 1870 sur un terrain légal balisé par la Cour Suprême. Par deux arrêts, Slaughter House Cases (1872) et United States v. Cruiksbank (1875), la Cour confère un caractère légitime à la discrimination et à la ségrégation en traçant strictement la frontière juridique entre droits des individus dérivés de la citoyenneté de l’État de résidence et droits dérivés de la citoyenneté de l’Union. Dans l’affaire Slaughter House Cases, les juges estimant que la constitution de l’État de Louisiane prime sur la Constitution fédérale pour la définition des droits civils des citoyens de cet État, les individus qui s’estiment lésés par une décision des autorités de la Louisiane ne pourront invoquer le 14e amendement contre cette action54. Dans l’arrêt United States v. Cruiksbank, la Cour 51 C. VAN WOODWARD, The Strange Career of Jim Crow, 3e éd., New York, Oxford University Press, 1974 (1955), p. 41. 52 Ibid., p. 65. 53 Ibid., p. 71. 54 Slaughter House Cases, 83 U.S. 36 (1872). 258 rappelle que les citoyens des États sont sujets de deux juridictions aux compétences distinctes et définissant une double citoyenneté complémentaire. Cependant, le pouvoir dévolu au gouvernement des Etats-Unis ne constitue qu’un « pouvoir délégué » (« one of delegated powers »), de sorte que tout pouvoir non reconnu formellement par la Constitution comme relevant de la sphère de compétence du pouvoir fédéral, doit être considéré comme prérogative des États55. Par ces deux arrêts décisifs, la Cour suprême a restreint la sphère des droits et garanties juridiques protégés par l’État fédéral et pouvant justifier une intervention du pouvoir central. Allant plus loin, en 1883, les juges de la Cour suprême déclarent le Civil Rights Act de 1875 inconstitutionnel. Dans son opinion majoritaire, la Cour affirme que l’Etat fédéral ne peut sanctionner pour des actes de discrimination ou de ségrégation que des États et non des individus particuliers. Les implications de cette décision seront considérables sur les modalités pratiques de l’exclusion raciale et sur la difficulté à la réprimer. Cet arrêt explique, en effet, pourquoi la discrimination sera davantage le résultat de pratiques sociales et de règles tacites enracinées dans les mœurs plutôt que de textes officiels. Les décisions de la Cour offre apporte une caution aux partisans du laissez faire. En 1890, la Cour suprême décide (Louisville, New Orleans et Texas Railroads Co. v. Mississippi) que les États ont le droit d’établir des règles de ségrégation raciale dans les trains, jugeant que cette question relève des affaires intérieures d’un État où l’État fédéral n’a pas à s’immiscer. En matière d’éducation, la Cour juge en 1896, dans le célèbre arrêt Plessy v. Ferguson, que le respect de la règle du « separate but equal » autorise les États du Sud à introduire une ségrégation raciale dans tous les secteurs de la vie sociale à condition que soit observée une équivalence des moyens et ressources. Les États feront un usage étendu de cette voie juridique, en maintenant simplement, dans le meilleur des cas, une apparence d’égalité formelle. Pour le Chief Justice Brown, l’esprit de la loi est d’ailleurs clair. Il est « d’assurer une égalité absolue des deux races devant la loi », mais en précisant qu’il s’agit « d’une égalité politique, non d’une égalité sociale ». L’opinion dominante de la Cour consacre ainsi le triomphe du laissez faire et d’une vision conservatrice des conduites sociales. Ainsi, à la question de savoir si la loi de l’État de Louisiane est ou non raisonnable, Brown soutient que « les usages, coutumes et traditions 55 United States v. Cruiksbank, 92 U.S. 542 (1875). 259 établies, ainsi que la préservation de la paix et de l’ordre public, doivent être pris en considération » pour trancher ce débat. À l’aune de ces considérations extra-légales, l’existence d’infrastructures publiques séparées ne peut être déclarée « ni déraisonnable ni contraire au 14e amendement ». Pour les juges, seule une atteinte au principe d’égalité politique pourrait justifier une intervention du pouvoir fédéral, mais « si les droits civils et politiques des deux races sont égaux, cela suffit », car la Constitution, conclut Brown, « ne peut rien faire pour les placer sur un pied d’égalité social »56. Entre 1880 et 1900, les juges de la Cour suprême vont ainsi disqualifier par avance toute tentation d’ingérence politique dans les relations entre races, installant l’idée que la loi est impuissante à éradiquer les instincts raciaux et le désir des races de vivre séparées. À plusieurs reprises, la Cour renvoie l’instauration d’un rapport d’égalité entre Blancs et Noirs à une logique évolutionniste, y voyant « le résultat d’affinités naturelles, d’une appréciation mutuelle des vertus propres à chacune [des races] et d’un consentement volontaire des individus (…), car la législation est aussi impuissante à éradiquer les instincts raciaux qu’à abolir les distinctions fondées sur des différences physiques, et toute tentative pour ce faire ne peut conduire qu’à accentuer les difficultés de la situation actuelle ». En s’érigeant en gardienne de la doctrine des « States’ rights », la Cour suprême offrait une solide protection juridique aux pratiques racistes, ségrégationnistes et discriminatoires57. Elle consacrait un principe de laissez faire en matière racial en appuyant ouvertement ses décisions sur des théories racialistes attestant de l’influence à la fin du siècle d’une vision darwiniste sociale dans le débat politique américain58. 2. EUGENISME ET RACISME. PENSER L’IMMIGRATION ET LA QUESTION SOCIALE DANS UNE LOGIQUE E E BIOLOGIQUE ET RACIALISTE AUX ETATS-UNIS (FIN 19 - 20 SIECLE) L’interprétation néo-darwiniste du « problème noir » relève d’une extension générale à la « question sociale » d’une logique héréditariste et biodéterministe à la fin du 19e siècle aux États-Unis. Dans le sillage du renouveau des paradigmes 56 Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896). Louisville, New Orleans et Texas Railroads Co. v. Mississippi, 133 U.S. 587 (1890). 58 Ce darwinisme social fut appliqué à la question raciale, mais inspira aussi les décisions de la Cour pour d’autres sphères des relations sociales. En 1908, dans l’affaire Muller v. Oregon, la Cour suprême justifiera, en effet, la limitation du nombre d’heure de travail pour les femmes par des considérations biologiques et racistes concernant l’infériorité physique innée des femmes et par la nécessité de les ménager pour assurer la préservation de l’espèce, Cité par Lee D. BAKER, From Savage to Negro: Anthropology and the Construction of Race, 1896-1954, Berkely, University of California Press, 1998, p. 98. 57 260 biologiques et racialistes pour l’étude des identités et des comportements humains, une doctrine « eugénique » va se développer aux Etats-Unis comme un paradigme dominant pour l’analyse et le traitement des problèmes sociaux touchant la société américaine. L’eugénisme, doctrine biopolitique orientée vers l’amélioration génétique de la race par des mesures d’incitation et de contrôle de la reproduction, va illustrer par son succès fulgurant le triomphe d’une logique héréditaire et raciale dans la débat public américain au tournant du 20e siècle. Présenté par ses défenseurs comme une réponse scientifique générale aux problèmes affectant la société américaine, l’eugénisme apparaît pour nombre de chercheurs, politiques, réformateurs et travailleurs sociaux comme le moyen le plus approprié pour faire face aux évolutions de la société moderne : industrialisation, urbanisation, immigration, pauvreté et criminalité. Aux Etats-Unis, le développement des études eugéniques et leurs mises en pratique sociales va reposer sur la croyance émise par Galton en 1904, selon laquelle il existe « des facteurs socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement ». La question de l’immigration constitue dans les années 1890 un des principaux terrains de développement des théories eugéniques. Le courant eugéniste se présente alors officiellement comme une réaction scientifique et politique à une immigration incontrôlée, accusée de mettre en péril la survie de la race « anglosaxonne » et la stabilité de la société américaine. Adoptant une vision résolument héréditariste et fixiste des identités et des conduites sociales, le mouvement eugéniste se fixe pour objectif politique de convaincre les autorités de la nécessité de réguler l’immigration par l’application de critères raciaux, mais aussi de subordonner l’ensemble des politiques sociales aux lois de l’hérédité et de la sélection. Dès la fin du 19e siècle ses partisans vont mener un lobbying intense pour l’introduction dans la législation de l’État fédéral et des États de l’Union de mesures sélectionnistes fondées sur des postulats eugéniques. 2.1. Protéger la race et la société. Le triomphe de l’eugénisme aux Etats-Unis Le mouvement eugénique qui triomphe aux Etats-Unis au début du 20e siècle se définit, selon la formule de l’un de ses plus éminents représentants Charles B. Davenport, comme « la science de l’amélioration de la race humaine par le biais 261 d’une meilleur sélection »59. L’eugénisme affirme prendre acte des progrès de la biologie (néo-darwinisme) et en formuler les implications politiques et sociales. Il revendique l’héritage de pionniers comme le britannique Francis Galton et l’Allemand Max Nordeau (1849-1923)60. De Galton, ses disciples américains reprennent une conception héréditariste et racialiste des qualités physiques et mentales des individus, selon cet axiome que « les aptitudes naturelles de l’homme sont dérivées de l’hérédité, selon exactement les mêmes limitations que les caractères anatomiques et physiques de l’ensemble du monde organique »61. Affirmant la signification sociale des lois de l’hérédité, la doctrine eugénique juge possible d’améliorer la race en y appliquant les mêmes méthodes sélectionnistes qu’aux animaux d’élevage, par le recours à une science traitant de « tous les facteurs qui améliorent les qualités innées d’une race et de ceux qui permettent de les développer dans le sens le plus favorable » 62 . Les eugénistes américains refusent de s’en remettre pour l’amélioration de la race au simple fonctionnement de la sélection naturelle et de la lutte pour la survie du plus apte, prônant une intervention planifiée dans le cadre d’un véritable « système eugénique » ne craignant pas d’aller contre les valeurs égalitaires63. Sur un plan éthique, les eugénistes américains 59 Charles B. DAVENPORT, Heredity in Relation to Eugenics, New York, Henry Holt, 1911, p. 1. Dans un ouvrage de 1892, Die Entartung, traduit en anglais en 1895 sous le titre Degeneration, Nordeau montrait les conséquences néfastes de la modernité, telles l’urbanisation et l’industrialisation supposées engendrer des pathologies physiques, favoriser le suicide, la criminalité, la prostitution et la déviance. Selon Nordeau, ces effets négatifs de la modernité se traduiraient par des phénomènes de dégénérescence héréditaire, physique et mentale, affectant inégalement les classes sociales, les classes supérieures (aristocratie et intelligentsia urbaine) étant, selon l’auteur, les plus touchées par ce processus de dégénérescence héréditaire, alors que les classes inférieures (paysanne, ouvrière et bourgeoisie) sont relativement plus épargnées. Enfin, Nordeau voyait dans la sélection naturelle le principal mécanisme d’élimination des individus inadaptés, en dehors de toute intervention étatique. Voir Mike HAWKINS, Social Darwinism in European and American Thought, 1860-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 219-220. 61 Francis GALTON, Hereditary Genius. An Inquiry into Its Laws and Consequence, New York, D. Appleton, 1883 (1869), p. 1. Comparant les capacités des races noire et blanche anglo-saxonne, Galton constatait que la race noire n’a pas produit, à quelques rares exceptions, de grands hommes. Sur la base de statistiques il conclut que « le niveau intellectuel moyen de la race noire est deux degrés plus bas que le nôtre [c'est-à-dire, celui de la race blanche anglo-saxonne] ». Et si un tiers de la différence de la valeur intellectuelle pouvait être attribué à des causes environnementales et à une éducation défaillante, deux tiers seraient dus à une différence de « dons naturels » de nature biologique, fixe et héréditaire. La psychométrie aurait ainsi permis de cerner clairement le caractère inné de la race noire, « puéril, stupide et naïf », et d’affirmer une supériorité absolue de la race anglosaxonne sur toutes les autres races humaines. Francis GALTON, Hereditary Genius. An Inquiry into Its Laws and Consequence, New York, D. Appleton, 1883 (1869), p. 1, 338-340. 62 Francis GALTON, “Eugenics: Its Definition, Scope and Aims”, American Journal of Sociology, 10, 1, July 1904, p. 1, 5-6. Les articles les plus cités de Galton par les eugénistes américains seront précisément ceux où l’auteur britannique pose l’amélioration de la race comme « l’un des objectifs les plus nobles que nous puissions raisonnablement poursuivre ». 63 Francis GALTON, “Studies in Eugenics”, American Journal of Sociology, 11, 1, July 1905, p. 11. 60 262 reconnaissent donc avec Galton qu’il est nécessaire pour imposer les idées eugéniques de lutter contre les croyances religieuses et morales et les « dangers d’un sentimentalisme » dictant le respect des inadaptés et des déviants64. Entre 1890 et 1918, les études eugéniques vont connaître un développement prodigieux. Elles bénéficient du soutien de biologistes (Paul Popenoe, William E. Castle, Edward M. East) et de généticiens réputés (T.H. Morgan et Herbert S. Jennings), réunis autour de la revue Genetics (1916)65. Le mouvement eugénique trouve également de solides relais dans le champ des sciences humaines – sociologie, psychologie, sciences de l’éducation. Dans le débat public, nombre d’hommes politiques et leaders intellectuels se font les promoteurs des thèses eugénistes66. Par sa composition sociale le mouvement eugéniste montre, avant 1914, une forte représentation des milieux d’affaires, commerçants et négociants, représentants des classes moyennes d’origine WASP. Ce mouvement transcende les clivages politiques, attirant tous ceux qui croient en une possible amélioration de la race et de la société par la science. Cette visée « mélioriste » s’alimente des peurs des classes moyennes, inquiètes face aux risques de désordres sociaux associés à l’immigration, à l’industrialisation et à l’urbanisation67. En termes stratégiques, des divergences existent au sein du mouvement sur les modalités pratiques d’un programme eugénique. Aux tenants d’un eugénisme « positif », supposant la manipulation directe des lois de l’hérédité pour améliorer la race et un renforcement des pouvoirs de l’État, s’opposent les tenants d’un eugénisme « négatif » prônant l’interdiction pour les individus « inadapté » ou tarés de se reproduire sans hypertrophie bureaucratique68. Pour tous, l’eugénisme apparaît comme un véritable « service public » voué à l’éradication de la criminalité, de la pauvreté et de toutes les formes déviances auxquelles l’esprit du temps prête des causes héréditaires. 64 Ibid., p. 20. Sur un plan moral, l’eugénique incarne pour Galton « une croyance virile, pleine d’espoir et faisant appel à beaucoup des sentiments les plus nobles de notre nature », Ibid., p. 25. 65 Kenneth M. LUDMERER, Genetics and American Society : A History Appraisal, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972, p. 34. 66 Hamilton CRAVENS, The Triumph of Evolution: The Heredity-Environment Controversy in American Science, 1900-1941, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1978 p. 50-51. 67 Pour John S. HALLER, le mouvement eugéniste serait l’une des formes prises par l’angoisse des classes moyennes dans les démocraties face au problème de l’intégration des masses au début du 20e siècle, voir Outcasts from Evolution. Scientific Attitudes of Racial Inferiority, 1859-1900, Urbana, Ill., University of Illinois Press, 1971, p. 76. 68 Ainsi, évaluant les difficultés pratiques pour le déploiement d’un eugénisme positif, H.E. Jordan préconise en lieu et place de stérilisation forcée, l’internement des individus pendant toute leur période de fécondité, H.E. JORDAN, “Heredity as a Factor in the Improvement of Social Conditions”, p. 250-252. 263 Pour Harvey E. Jordan, du département de médecine de l’université de Virginie, l’eugénisme est même un acte « patriotique », un devoir pour tous les individus qui ont l’obligation « d’user de tous les moyens, de rechercher toute solution, de faire tous les sacrifices et de recourir à tous les procédés raisonnables pour améliorer, et si possible éradiquer ces fléaux de l’humanité ». Dans une logique darwiniste sociale, Jordan déclare que l’action eugénique participe de cette éternelle « lutte sanglante pour l’existence » où se joue la survie des races69. Instruite par la biologie, qui montre que « toute la vie est conditionnée par les mêmes lois fondamentales de la nature », la société a l’obligation de respecter les lois de l’hérédité, et « les mêmes méthodes aujourd’hui employées par l’homme pour produire des espèces canines de qualité supérieure (…), il doit se les appliquer à luimême, [car] de quelle autorité l’homme peut-il bien se réclamer pour violer avec impunité les lois de l’hérédité ? », demande Jordan70. Pour ses partisans, l’eugénisme implique une révolution philosophique et morale. Le succès de la doctrine suppose de soumettre la politique aux lois de la biologie, mais un tel projet requiert la propagation de saines notions de nature à « dissiper une ignorance néfaste et un sentimentalisme absurde » et à promouvoir le respect des lois de l’hérédité permettant l’amélioration de la race71. Ainsi seulement les principes de stérilisation des « unfit » (inadaptés), ces individus génétiquement déficients, et de promotion des individus héréditairement privilégiés, s’imposeront, affirme le biologiste de Harvard G. H. Parker, comme des impératifs sociaux auxquels l’État et la société doivent se plier72. L’amélioration de la race deviendra dès lors, selon Edwin Grant Conklin, professeur à Princeton, « la plus haute obligation éthique » s’imposant aux individus. Et si l’on s’alarme, remarque Conklin, d’un conflit entre la liberté de l’individu et le bien de la société, c’est seulement parce que nous aurions une idée erronée de la liberté, laquelle est toujours relative et 69 H.E. JORDAN, “Heredity as a Factor in the Improvement of Social Conditions”, American Breeder’s Association, 7 1911, p. 247. 70 Ibid., p. 249. 71 Ibid., p. 250-252. Les eugénistes insistent sur la nécessité de réformer les mœurs et les croyances, sans quoi une politique eugénique ne pourrait s’imposer. Pour cela, affirme David Starr Jordan, il est impératif de nous libérer du « sentimentalisme et de l’hystérie » humaniste. Une nouvelle morale doit soutenir la mise en œuvre de mesures eugénistes, de nature à convaincre chaque individu que « pour avoir de bons enfants, les parents doivent être eux-mêmes de bonne souche », tandis que « des mauvais fruits naissent principalement des mauvais arbres et l’hérédité du mauvais élément proviennent de tendances inhérentes », David STARR JORDAN, « Prenatal Influences », Journal of Heredity, 5, 1914, p. 39. 72 G.H. PARKER, « The Eugenics Movement as a Public Service », Science, 41, 1053, mars 1915 p. 342-347. 264 nullement absolue. Ainsi pour les eugénistes, rejoignant par là les idéologues du racisme, « la liberté individuelle doit être subordonnée au bien être de la race »73. Relayée par un puissant effort d’institutionnalisation, la doctrine eugéniste pénètre de multiples champs de l’activité sociale74. Selon John S. Haller, on peut même dire qu’entre 1900 et 1930 l’eugénisme constitue une véritable « religion séculière » pour tous les chercheurs et hommes politiques rêvant d’une société parfaite, débarrassée du vice et de la pauvreté et composée d’individus sains de corps et d’esprit par les bienfaits d’une heureuse hérédité75. L’éducation constitue un champ d’application privilégié des thèses eugéniques où des chercheurs comme le psychologue Henry H. Goddard, directeur d’un établissement d’éducation pour déficients mentaux dans le New Jersey, contribuent à imposer une vision héréditaire des aptitudes mentales des individus. Pour Goddard, la destinée sociale d’un individu peut d’ailleurs se résumer « en un mot » : l’hérédité, interprétée selon les lois mendéliennes de dominance et de récessivité des gènes. Ainsi comprise, la faiblesse d’esprit apparaîtra pour ce qu’elle vraiment, c'est-à-dire une tare « héréditaire et transmise aussi sûrement que tout autre caractère » 76. Pour lutter contre la débilité 73 Edwin Grant CONKLIN, Heredity and Environment in the Development of Men, Princeton, Princeton University Press, 1915, p. 459, 484 et 488. 74 En 1903 est créée l’American Breeders’ Association, transformée en 1913 en American Genetic Association. Un bureau des recherches eugéniques, l’Eugenics Record Office, sera créé en 1910 avec le soutien financier de Mrs E.H. Harriman et placé sous la direction de Harry H. Laughlin (18801939). Contrôlé à partir de 1918 par l’Institut Carnegie, il mènera des activités de formation et de recherches eugéniques. En 1914, la première conférence nationale sur l’amélioration de la race donne la mesurer du succès des thèses eugéniques auprès des professions médicales, des institutions universitaires, des travailleurs sociaux et des organisations caritatives. Cette audience se traduit par la multiplication, entre 1914 et 1928, des enseignements en eugénique dans les collèges et les universités américaines. En 1928, 20 000 étudiants suivent des cours en eugénique et 176 établissements proposent un enseignement de ce type, contre 44 en 1914. Voir John S. HALLER, Outcasts from Evolution. Scientific Attitudes of Racial Inferiority, 1859-1900, Urbana, Ill., University of Illinois Press, p. 65-66, Richard HOFSTADTER, Social Darwinism in American Thought, 1860-1945, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1945, p. 139, ainsi que Hamilton CRAVENS, The Triumph of Evolution: The Heredity-Environment Controversy in American Science, 1900-1941, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1978, p. 53. 75 John S. HALLER, op. cit., p. 3. 76 En 1912, Goddard retrace l’histoire des pathologies sociale d’une seule de famille « déviante » comptant plusieurs générations de délinquants et de criminels. Il veut démontrer combien l’imbécillité et l’immoralité sont transmises par l’hérédité. Ce poids de l’hérédité, principale cause de l’incapacité des individus à progresser moralement, malgré les efforts constants d’éducation et de formation menés au sein d’institutions spécialisées, serait si puissant, selon Goddard, que l’individu issu d’une famille déviante ne pourrait, affranchi de toute contrainte, que céder aux instincts de son type. Ainsi, étudiant le cas d’une jeune fille de son institution, Goddard se déclarait convaincu qu’« aujourd’hui, si cette jeune femme devait quitter l’institution, elle mènerait (…) une vie marquée par le vice, l’immoralité et la criminalité, mais à cause de son caractère mental elle n’en serait pas elle-même responsable. Il n’y a rien qu’elle ne pourrait être conduite à commettre parce qu’elle n’a sur elle-même aucun contrôle, et tous ses instincts et ses impulsions vont dans la direction qui mène au vice », 265 et la déviance, peu de moyens, estime Goddard, sont à la disposition de la société en dehors de la stérilisation et de la ségrégation77. Si l’on évalue le succès d’une doctrine sociale au nombre de mesures législatives qu’elle a inspiré, alors le mouvement eugéniste a incontestablement enregistré un immense succès. Au début des années 1900, le mouvement eugéniste mène d’intenses campagnes pour la création de centres de détention pour mineurs et débiles mentaux, pour la mise en œuvre de mesures de stérilisation forcées et d’interdiction de mariage pour les individus frappés de déficiences physiques ou mentales. Ce lobbying porte ses fruits et en 1907 l’Indiana est le premier État à introduire dans sa législation une loi sur la stérilisation, suivi par quinze autres États. Cet eugénisme d’État reçoit l’appui d’hommes politiques influents dont Théodore Roosevelt, ardent défenseur de l’eugénisme estimant en 1913 que « le premier devoir (…) de tout bon citoyen conforme au meilleur type est de laisser derrière lui dans le monde son sang, et pour cette raison nous n’avons aucun droit de permettre la perpétuation des citoyens du mauvais type ». Préoccupé par ce qu’il appelle le « suicide de la race », T. Roosevelt assure en 1913 Charles Davenport et les membres de l’American Breeder's Association de sa complète adhésion à leurs thèses eugéniques78. En 1931, 30 États disposeront de lois eugéniques visant les fous, les faibles d’esprits, les épileptiques, les criminels et/ou les déviants79. Dans les années 20 et 30, les idées eugénistes seront omniprésentes dans le débat public, relayées par une multitude de publications, articles, journaux, ouvrages promouvant l’idée de sélection. La Cour suprême a joué là encore un rôle important dans la consécration juridique des idées eugénistes, via une action jurisprudentielle qui a ouvert la voie aux pratiques « sélectionnistes » en circonscrivant la sphère des « pouvoirs Henry H. GODDARD, The Kallilak Family: A Study in the Heredity of Feeble-mindedness, New York, MacMillan, 1912, p. 12. 77 Si Goddard mentionne la stérilisation forcée, il affirme cependant sa préférence pour une ségrégation stricte, autrement dit pour un eugénisme « négatif », Ibid., p. 115, 117. 78 Dans une lettre à Davenport, Roosevelt écrivait ainsi « comme vous le dites, il est manifeste que si nous souhaitons dans le futur améliorer les qualités raciales de la population, ce perfectionnement devra passer principalement par des mesures favorisant la fécondité des meilleurs types et réduisant celle des types indignes. Or, aujourd’hui, nous faisons exactement contraire en n’instaurant aucun contrôle à la procréation des anormaux (…) », Ibid. 79 En 1931, 12 145 stérilisations avaient été pratiquées dont 7548 dans le seul État de Californie. En 1958, alors que les pratiques eugénistes sont peu à peu abandonnées, on dénombra un total de 60 926 personnes victimes de stérilisations aux Etats-Unis. Près de 41 États se sont également dotés de lois de restriction au mariage visant les déments et déficients mentaux. 17 États interdisaient le mariage aux épileptiques et 4 aux alcooliques notoires. D’après John S. HALLER, op. cit., p. 141-142. 266 réservés » des États. En 1927, les juges, s’exprimant sur la constitutionnalité de la loi de stérilisation adoptée par l’État de Virginie, décident ainsi (Buck v. Bell) que cette question relève bien des prérogatives réservées des États et que l’État fédéral ne peut par conséquent s’y opposer. Le Chief Justice, Oliver Wendell Holmes, sympathisant notoire de la doctrine eugéniste80, soutient pour la majorité qu’il « serait bien étrange que l’intérêt général ne puisse exiger de ces individus, qui déjà sapent les forces de l’État, des sacrifices somme toute dérisoires, et qui bien souvent ne sont d’ailleurs même pas ressentis comme tels par ceux qui en sont l’objet, afin d’empêcher notre société d’être submergée par l’incompétence (…). Il est préférable pour tout le monde qu’au lieu d’attendre que se manifeste leur imbécillité, la société prenne les devants pour empêcher ces individus manifestement inaptes de perpétuer leur lignée (…). Trois générations d’imbéciles sont suffisantes », conclut Holmes81. 2.2. Immigration, nativisme et eugénisme : l’idéologie raciste et la « nouvelle immigration » Le mouvement eugéniste est hyperactif dans les débats sur l’immigration, appuyant les revendications des restrictionnistes pour l’instauration de quotas fondés sur des critères raciaux. Une vision héréditariste et racialiste de l’immigration va ainsi former la base d’une alliance objective entre courants eugéniste et nativiste au début du 20e siècle, ces deux mouvements nourrissant une même angoisse face à la menace présumée de la « nouvelle immigration ». À partir de 1890, de nouveaux courants migratoires convergent vers les EtatsUnis, présentant des évolutions significatives quant aux origines nationales des immigrants. Entre 1865 et 1914, 24 millions de personnes entrent aux Etats-Unis, attirées par l’essor économique fulgurant de cette jeune nation ou fuyant des régimes autoritaires. Les immigrants originaires d’Europe centrale et méditerranéenne y sont désormais les plus représentés, surpassant en nombre les personnes issues d’Europe occidentale et scandinave qui ont constitué le gros des arrivants depuis le 16e siècle. D’un point de vue sociologique, cette « nouvelle immigration » est composée d’une population plus masculine, souvent célibataire et de confession catholique ou juive. La rupture est donc forte par rapport au profil sociodémographique de l’ancienne immigration formée de familles anglo-saxonnes, 80 Liva BAKER, The Justice From Beacon Hill: The Life and Times of Oliver Wendell Holmes, New York, Harper – Collins, 1991, p. 600-601. 81 Buck v. Bell, 274 U.S. 200 (1927). 267 allemandes ou scandinaves à dominante protestante. Enfin, nombre des nouveaux immigrants, poussés au départ pour des raisons économiques, politiques ou religieuses, envisagent l’immigration vers l’Amérique comme un séjour temporaire, alors que les anciens immigrants aspiraient à une installation durable82. Si cette « nouvelle immigration » n’est pas spécifique aux Etats-Unis83, elle va s’accompagner outre-Atlantique par le développement d’un puissant mouvement de réaction « nativiste » – ou « anglo-saxoniste » – imposant une vision racialiste de l’immigration et de son traitement dans le débat public. De fait, l’immigration massive transforme le visage de la société américaine. Les effets sociaux de cet afflux se lisent dans le paysage des grandes métropoles industrielles américaines, confrontées à une explosion urbaine, à de fortes tensions sur les marchés du travail et du logement et à la formation de ghettos où sévissent pauvreté, délinquance et criminalité84. Une part importante de l’opinion publique et des classes moyennes WASP est tentée d’assimiler la recrudescence des problèmes urbains à l’implantation récente et massive de populations allogènes jugées « inassimilables ». Les dangers d’une immigration incontrôlée vont, sous l’influence conjointe des courants nativiste et eugéniste, être rapidement interprétés comme une menace biologique et sociale pour la pureté de la race anglo-saxonne et la stabilité de la nation américaine. Les « nativistes » accusent l’immigration d’accroître dangereusement l’hétérogénéité de la 82 population américaine, menacée Les chiffres de cette « nouvelle immigration » sont éloquents. Pour la seule période 1890-1920, 18,2 millions d’immigrants proviennent d’Europe du sud et de l’est, alors que sur toute la période 1830-1890, seulement 14,7M millions d’immigrants originaires d’Europe de l’ouest et du nord sont arrivés aux Etats-Unis. D’après Thomas J. ARCHDEACON, Becoming American: An Ethnic History, New York, The Free Press, 1983, p. 113-115. 83 Elle touche d’autres jeunes nations à la même époque – Canada, Brésil, Argentine, NouvelleZélande, Australie – où l’impact démographique s’avère même plus fort. Il apparaît même qu’à la fin du 19e siècle, la part de la population immigrée rapportée à la population totale des Etats-Unis tend à reculer pour représenter 5,8% du total en 1899, contre 12% en 1859. Évolution de la population immigrée par rapport à l’ensemble de la population américaine entre 1850 et 1929 (en %) : 18501859 : 12,1% ; 1890-1899 : 5,8% ; 1900-1909 : 10,8% ; 1920-1929 : 4%. D’après Thomas J. ARCHDEACON, op. cit., tab. 5, p. 115. 84 Parallèlement à la « nouvelle immigration » s’opère un vaste exode interne conduisant 2 millions de Noirs du Sud rural vers les villes industrielles du Nord. Ces déplacements ne constituent pas à proprement parler un mouvement migratoire, mais ils sont à l’époque interprétés comme relevant de la même logique que l’immigration externe. Dans les deux cas il s’agit de populations en quête de conditions économiques et politiques plus clémentes, attirées par la demande de main-d’œuvre des industries du Nord-est. Entre 1910 et1920, 577 000 Noirs quittent ainsi le Sud pour les États du Nord, recrutés dans les industries ferroviaire, minière et, pendant la guerre, d’armement. Le flux ne se tarit pas en 1918, alimenté par la phase de prospérité des années 1920 au cours desquelles 926 000 Noirs immigrent au Nord. D’après T.J. WOOFTER Jr, « The Status of Racial and Ethnic Groups », dans President’s Research Committee on Social Trends, Recent Social Trends in the United States, New York, McGraw-Hill, 1931, tab. 5, p. 567. 268 d’abâtardissement par un flot d’immigrants non anglo-saxons. Porteur d’une idéologie de défense de l’identité anglo-saxonne85, ils mènent des campagnes xénophobes contre l’immigration, obtenant du Congrès en 1882 la suspension de l’immigration des travailleurs Chinois pour une période de dix ans, mesure reconduite en 1892. En 1887, le mouvement nativiste se structure au sein d’une association de protection de l’identité américaine (American Protective Association) qui compte près de deux millions et demi de membres en 189486. Associant un discours raciste et xénophobe à une rhétorique nationaliste, il dénonce pêle-mêle la concurrence des travailleurs étrangers, l’agitation des « socialistes », « communistes » et « anarchistes », la subversion catholique, autant de fléaux associés par les nativistes aux immigrés d’Europe méditerranéenne et orientale (Italiens, Allemands, Juifs)87. Ces discours hostiles à l’immigration sont saturés d’une vision biologique et racialiste des populations puisant sa source dans les doctrines anthroporaciales du 19e siècle, mais surtout au début du 20e siècle dans les théories eugéniques. Ainsi l’individu déviant et l’immigrant vont se voir appliquer les mêmes schémas héréditaires renvoyant l’immoralité, l’illettrisme et autres « pathologies » physiques et mentales à des causes génétiques ou raciales. Une même logique héréditariste inspire les revendications des milieux nativiste et eugéniste, en parfait accord sur les risques analogues que font peser sur la société américaine et la race blanche les individus « inaptes » et les races « inférieures ». L’Immigration Restriction League, créée en 1894 par de jeunes diplômés de Harvard, est d’ailleurs l’un des principaux relais de propagande eugéniste dans le débat sur l’immigration88. Les mêmes critères psychométriques et anthropométriques sont mobilisés pour l’évaluation des individus déviants et des immigrés. Les raisons invoquées pour interdire aux races 85 Le mouvement « nativiste » est apparu au début des années 1870 comme la manifestation, selon les historiens, d’une crise de confiance de la nation américaine dans sa capacité à absorber les immigrants. 86 Thomas J. ARCHDEACON, op. cit., p. 150. 87 La propagande nativiste exploite habilement l’indignation populaire suscitée par des faits divers, que étrangers soient ou non impliqués, tel l’attentat attribués à des anarchistes commis au Haymarket Square de Chicago (4 mai 1886) et où sept policiers trouvent la mort. Un Américain et six Allemands seront exécutés à la suite de cette affaire. 88 L’Immigration Restriction League a pour président le philosophe darwiniste social John Fiske et compte dans ses rangs des personnages influents, comme le sénateur républicain du Massachusetts, Henry Cabot Lodge, figure éminente du Congrès, et les universitaires John R. Commons et Edward A. Ross. Cette organisation est à l’initiative de la première proposition de test d’alphabétisation pour les candidats à l’immigration, votée par le Congrès en 1897, mais le Président Cleveland oppose son veto à cette loi, au nom de la tradition d’accueil des Etats-Unis et parce que les bases scientifiques d’un tel test semblent précaires. Les Présidents Taft (1912) et Wilson (1915) opposeront eux aussi leur veto à un test d’alphabétisation. Finalement, un test sera adopté en 1917 en pleine guerre mondiale. 269 « inférieures » l’accès aux Etats-Unis procèdent de la même logique bio-héréditaire appliquée par le mouvement eugéniste pour justifier la stérilisation et la ségrégation des déficients mentaux, des épileptiques et des criminels. Eugénistes et restrictionnistes se rejoignent au final dans un même désir de préserver la vitalité de la race blanche et de garantir la stabilité et la prospérité de la société américaine en la protégeant des éléments « nuisibles ». Cette convergence idéologique et stratégique se traduit par une collaboration étroite entre les deux groupes, encouragée par des liens personnels. En 1911, les leaders de l’Immigration Restriction League, R. Dec. Ward et P. Hall, rencontrent Charles B. Davenport du mouvement eugéniste. Anciens condisciples à l’Université d’Harvard ils décident la création d’un comité sur l’immigration rattaché à la section eugénique de l’American Breeders’ Association. Ce comité s’impose rapidement comme un centre de propagande eugénique et restrictionniste, relayée par des revues comme le Journal of Heredity et l’Eugenical News. Un lobbying conjoint des cercles restrictionniste et eugéniste pousse le Congrès à durcir par étapes les conditions d’accès au territoire américain via la multiplication des catégories de populations interdites de séjour sur la base de critères ethniques et pathologiques89. Les théories eugéniques, saturées de présupposés bio-héréditaires et racialistes, forment le cadre idéologique à la définition de quotas migratoire fondés sur un principe de « préférence raciale » en faveur du type « nordique »90. Après un intense lobbying auprès des membres du Congrès, les restrictionnistes obtiennent ainsi le vote de l’Immigration Act en 189691. En 1906, les théories eugénistes inspirent clairement les travaux de la « Commission Dillingham », chargée par le Congrès d’étudier la question de l’immigration. Le rapport de la Commission, publié par en 1909, reprend les 89 Ainsi, après avoir interdit aux prostituées et aux criminels (1875), puis aux fous, aux idiots et aux indigents (1882) d’immigrer aux Etats-Unis, le Congrès défend en 1885 aux employeurs américains et à leurs agents d’encourager l’immigration d’individus engagés dès leur débarquement sur le territoire américains, car ces immigrants rapidement embauchés servent le plus souvent aux patrons de briseurs de grèves. Par l’Immigration Act (1891), le Congrès exclut des candidats à l’immigration les personnes malades, polygames et immorales, catégories complétées en 1903 par les mendiants, anarchistes, agitateurs et proxénètes. En 1903, des services d’immigration (OSI – Office of Superintendent of Immigration), rattachés au département du Trésor, sont ainsi créés pour réaliser les contrôles et examens médicaux demandés par ces restrictions. Voir Thomas J. ARCHDEACON, op. cit., Chapitre VI. 90 Floyd Nelson HOUSE, The Development of Sociology, New York, McGraw-Hill, 1936, p. 349-350. 91 Cet acte du Congrès restreignant l’immigration est bloqué par le président Cleveland, tandis que Théodore Roosevelt, alors directeur de la police de New York et futur président de l’Union, soutient son adoption, d’après John S. HALLER, op. cit., p. 55-56. 270 principales thèses bioraciales et héréditaires des milieux nativistes, eugénistes et restrictionnistes dans une sorte d’idéalisation de l’immigration traditionnelle du 19e siècle. La Commission stigmatise la menace représentée par les nouveaux immigrants pour la race anglo-saxonne et l’avenir des Etats-Unis. L’influence des théories eugéniques sera aussi déterminante dans l’adoption des lois des quotas de 1921 et 1924 qui subordonnent ouvertement la politique d’immigration américaine à des critères racistes et eugéniques. En 1921, le Congrès limite le nombre d’immigrants autorisés à entrer sur le territoire à 3% du nombre de ressortissants du pays concerné vivant aux Etats-Unis d’après le recensement de 1910. Les eugénistes jugeant ce chiffre trop laxiste obtiendront qu’il soit ramené à 2% dans la loi de 1924 et prenne pour référence le recensement de 1890, privilégiant ainsi les immigrants de race « nordique » d’Europe du nord et de l’ouest, au détriment des immigrants d’Europe orientale et méditerranéenne et des Asiatiques. Les eugénistes se féliciteront publiquement de l’adoption de cette loi grâce à laquelle les autorités américaines témoignaient enfin, selon Robert Dec. Ward, des mêmes exigences sanitaires et biologiques en matière d´immigration que pour l´importation des animaux et végétaux. La loi de 1924 est signée avec diligence par le Président Calvin Coolidge qui déclare publiquement que « l'Amérique doit demeurer américaine. Des lois biologiques montrent que les Nordiques se détériorent quand ils sont croisés avec d'autres races ». Les quotas et tests d´aptitudes mentales imposées aux candidats à l’immigration sont alors tenus pour la meilleure garantie que seuls les individus « aptes » seront autorisés à entrer aux Etats-Unis, tandis que les individus issues de races dégénérées, mentalement déficientes et immorales seront contenues ou refoulées92. Assise sur des considérations biologiques et racialistes sur la valeur comparée des différentes races, la loi de 1924, officiellement adoptée en 1929, formera la pierre angulaire de la politique migratoire américaine jusqu’en 1964 et a constitué le succès le plus probant du mouvement eugéniste. 3. USAGE DES DOCTRINES RACIALISTES DANS LA REPUBLIQUE OU L’OMNIPRESENCE DE L’IDEE DE RACE E DANS LE DEBAT POLITIQUE FRANÇAIS A LA FIN DU 19 SIECLE (1870-1914) La place de l’idée de « race » n’est pas moins importante dans la France des années 1880-1890 qu’elle ne l’est alors aux Etats-Unis. Dans la France républicaine, 92 Robert Dec. WARD, « High Mental and Physical Standard for Immigrants », Scientific Monthly, 19, 5, nov. 1924, p. 533. 271 universaliste et civique, les théories biologiques et racialistes s’octroient une place prépondérante dans le débat sur les identités. À la fin du 19e siècle, la notion de « race » structure en grande partie la réflexion française sur le social, par le biais des paradigmes sociobiologiques et racialistes. L’idée de race est aussi au cœur du débat politique par le biais de trois expériences cruciales pour l’histoire de la société française et de la République : la colonisation, l’immigration et l’antisémitisme. Une histoire liée de ces trois évènements donne la juste mesure de l’influence des catégories biologiques et raciales dans la réflexion identitaire de la nation française et dans son rapport à l’Autre – indigènes des territoires colonisés, immigrés, Juifs de la société française. Rappeler le poids des conceptions bioraciales des identités dans la construction de la nation française, c’est aussi s’interroger sur la domination effective d’une doctrine républicaine concevant idéalement l’appartenance à la nation selon un principe universel et abstrait de « citoyenneté ». Entre universalisme civique et particularisme ethnique, les soubresauts idéologiques de la réflexion française sur les identités depuis le 19e siècle soulèvent des interrogations politiques et épistémologiques pour le présent, non seulement quant à la capacité du modèle républicain à imposer une définition « civique » de la nation française tenant compte de la pluralité des identités et des cultures, mais aussi pour les sciences sociales elles-mêmes dans leur capacité à penser les identités selon une logique non essentialiste et a-raciste. Colonisation, immigration et racisme constituent à la fin du 19e siècle trois mises à l’épreuve radicales du « modèle républicain »93. Au-delà des enjeux idéologiques posés par des évènements où le problème de la spécificité de l’identité française s’est posé dans une confrontation directe avec l’Autre, le long de lignes de fracture où l’expérience de l’altérité s’est faite de manière directe et brutale, colonisation, immigration et racisme soulèvent aussi des interrogations pour la construction des sciences sociales. Le poids des doctrines biologiques et racialistes dans le débat sur les identités au tournant du 19e siècle constitue, en effet, un défi directement posé aux sciences sociales quant à leur capacité à opposer à un paradigme bioracial hégémonique un modèle « sociologique » alternatif des identités 93 Nous partageons avec Claude Liauzu l’opinion que l’écriture d’une « histoire liée » de la colonisation, de l’immigration et du racisme est utile pour comprendre aujourd’hui le rapport de la société française à l’étranger. Par leurs soubassements historiques, idéologiques et sociologiques ces trois questions convergent dans une interrogation sur l’identité. Voir Claude LIAUZU, « Immigration, colonisation et racisme : pour une histoire liée », Hommes et migrations, 1228, nov.-déc. 2000. 272 sociales et culturelles. En un siècle où les distinctions catégoriques entre science et idéologie demeurent pour le moins floues, la lutte contre la pensée raciste déborde l’espace du politique pour se déployer dans le champ du savoir où la levée de l’hypothèque racialiste va constituer une étape décisive pour la naissance de la sociologie. 3.1. Citoyenneté et ethnicité. L’identité nationale au miroir de l’immigration (18801900) 3.1.1. La France, terre d’immigration Longtemps la France constitue un cas singulier en Europe, faisant figure de pays d’immigrants dans un continent d’émigrants. Ce profil migratoire atypique résulte au 19e siècle de causes économiques et démographiques, la France enregistrant une forte croissance économique mais une faible progression démographique. En effet, si une baisse générale de la fécondité affecte toutes les sociétés « impériales » au 19e siècle, la France est confrontée à ce phénomène de façon plus précoce que la Grande-Bretagne – après 1870 – et l’Allemagne – dans la période 1890-1900. Ce ralentissement de la natalité est intervenu pour la France dès la fin du 18e siècle et n’est pas compensé par le déclin de la mortalité94. La peur d’un « dépeuplement » hante alors les autorités françaises dès 1850, une crainte qui s’amplifie après la défaite de 1870, le déficit démographique de la France par rapport à l’Allemagne étant perçu comme un facteur de perte de puissance et de déclin95. Sur un plan socioéconomique, la France se distingue au 19e siècle de ses grands voisins par une forte population rurale et des rythmes d’industrialisation et d’urbanisation plus lents, notamment par rapport à la Grande-Bretagne et à Allemagne où l’essor économique s’est accompagné d’une transformation rapide de la population rurale en population industrielle et d’un fort développement des villes. Tous les facteurs sont alors réunis pour que la France s’ouvre à une immigration économique et de peuplement. La comparaison, entre 1848 et 1914, des flux 94 Pour une comparaison des dynamiques sociales des « sociétés impériales »– selon la formule qu’emploie Christophe Charles pour désigner des sociétés exerçant une « double domination » au sens territorial (empires, colonies) et culturel (culture universalisable et langue internationale) et nourrissant une « idée nationale » comme ciment de la nation –, voir de cet auteur, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne. Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Le Seuil, (coll. « L’univers historique »), 2001, 2e partie, Chapitre 4. 95 L’inquiétude des responsables est d’autant plus vive que la baisse est plus forte parmi les classes moyennes, ce que en quoi les théoriciens de l’eugénisme et les partisans du darwinisme social virent un risque de « submersion » des classes supérieures par les classes les plus pauvres, car plus fécondes. 273 migratoires concernant la France, la Grande-Bretagne et de l’Allemagne est sur ce point édifiante96. Le premier recensement réalisé à la veille du Second Empire montre que le total de 380 000 étrangers est atteint avant la crise économique de 1848. Ce flux d’immigration se tarit avec la guerre de 1870, puis s’accélère avec le retour de la paix. Le poids des étrangers dans la population et l’économie française ne va dès lors cesser d’augmenter jusqu’en 1914, malgré un bref ralentissement au moment de la « Grande dépression » (1873-1896), pour atteindre le total symbolique de 1 million d’immigrés en 1881, soit 2,68% de la population97. L’anémie démographique affectant la France justifie les incitations à l’immigration lancées par les autorités soucieuses d’enrayer le « mal français » et par un patronat en quête de main-d’œuvre pour faire tourner les industries textiles et minières. Entre 1848 et 1914, l’immigration vers la France est majoritairement d’origine intra-européenne liée aux mutations économiques, sociales et politiques des États européens. Les pays d’Europe centrale et méditerranéenne dont les taux de natalité sont alors très supérieurs à celui de la France (environ 31‰ contre 18,8‰) constituent des viviers de main-d’œuvre importants pour une économie française en pleine expansion. Pour assurer les besoins en ouvriers qualifiés des entreprises françaises, une d’organisation rationnelle de l’immigration se met en place à la fin du 19e siècle à l’initiative de groupements professionnels (Comité des Forges, Société des agriculteurs) ou d’entreprises individuelles dépêchant leurs propres agents recruteurs vers la Pologne, l’Italie ou l’Espagne98. Le facteur économique formant la première motivation à l’immigration vers la France, les étrangers se concentrent majoritairement sur les régions frontalières de l’est et du nord de la métropole, zones d’industrialisation et d’urbanisation intenses. À Roubaix, les immigrés Belges représentent ainsi 50% de la population en 1850, employés dans les industries lainières et à la construction des chemins de fer du Nord. Dans le Sud-ouest et le Midi méditerranéen, immigrés italiens et espagnols 96 Alors que 118000 émigrants quittent chaque année la Grande-Bretagne dans le seconde moitié du 19e siècle – pour un total de 15 millions d’émigrés entre 1848 et 1915 – et que près de 5,5 millions d’Allemands ont quitté l’Europe dans la période 1816-1914, les Français font figure de peuple sédentaire avec seulement 500 000 départs de métropole entre 1848 et 1914 – dont 300 000 vers la seule Algérie. D’après Christophe CHARLES, op. cit., p. 182 sqq. et P. LÉON (dir.), Histoire économique et sociale du monde, t. 4, Paris, A. Colin, 1978. 97 Marie-Claude BLANC-CHALÉARD, Histoire de l’immigration, Paris, La Découverte, (coll. « Repères »), 2001, p. 9. 98 La production industrielle française croît de 65% entre 1898 et 1913, créant 1,6 millions d’emplois pour la seule période 1901-1911. D’après Ralph SCHOR, Histoire de l’immigration en France, Paris, A. Colin, (coll. « U »), 1996, Chapitre 1. 274 forment des communautés nombreuses dans les zones agricoles et les vallées alpines. Ouvriers suisses, allemands et austro-hongrois se fixent aussi dans ces régions industrielles et urbaines99. Dans sept départements du Nord, de l’Est et du Sud-est, le pourcentage de la population étrangère dépasse ainsi 7,5% de la population totale en 1901, contre 2,7% pour l’ensemble de la France100. Arrivés en France pour chercher du travail, les étrangers se distinguent par un taux d’activité élevé. Jusqu’au déclenchement de la première guerre mondiale, l’immigration vers la France demeure largement libre. En matière d’immigration, la Troisième République fait alors figure en Europe de régime libéral comparée à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne101. Cependant, à partir des années 1880, et alors que les phases de dépression économique s’enchaînent, on voit surgir dans le débat public des discours protectionnistes émanant des syndicats ouvriers français dénonçant la « préférence patronale » dont jouiraient les immigrants sur le marché de l’emploi et les effets néfastes de la concurrence étrangère sur les salaires. Pour répondre à une « demande sociale » et aux problèmes sociaux réels engendrés par une immigration de masse non régulée, les gouvernements républicains vont instaurer par décrets, en 1888 et 1893, des mesures de contrôle administratif des immigrés, afin de surveiller et contrôler les mouvements des étrangers en territoire français. En matière d’emploi, les décrets Millerand du 10 août 1899 accordent à l’administration le pouvoir de fixer un quota d’ouvriers étrangers pour les travaux publics ordonnés par l’État, les départements et les communes. L’établissement de ces mesures de « police 99 En 1901, le taux d’activité de la population étrangère atteint 57%. La grande majorité d’entre eux est employée dans l’industrie (70%), où ils effectuent une grande part des tâches pénibles, dangereuses et répétitives (carrières, mines, industries textiles, métallurgiques et chimiques). Si les Belges représentent 30% des tisseurs de Roubaix, les Italiens forment 50% des mineurs de Gardanne et 80% des ouvriers des huileries et des raffineries pétrolières du Bas-Rhône. Les juifs d’Europe de l’Est constituent une part importante de la main-d’œuvre dans la confection, la maroquinerie et le travail de la fourrure. D’un point de vue sociologique, les étrangers se classent dans les catégories inférieures et peu qualifiées de la population active. Voir Ralph SCHOR, Histoire de l’immigration en France, p. 1920. 100 Dans 14 départements français ce taux est compris entre 2,5% et 7,5%. D’après Jacques DUPÂQUIER (dir.), Histoire de la population française, t. 4, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, carte p. 136 et Marie-Claude BLANC-CHALÉARD, Histoire de l’immigration, Paris, La Découverte, (coll. « Repères »), 2001, tab. p.9. 101 En 1905, le gouvernement britannique instaure une législation restrictive sous la pression d’une opinion publique hostile par la présence des réfugiés juifs d’Europe centrale (Aliens’ Act de 1905). En Allemagne, l’immigration des paysans polonais fut limitée par un système de contrat leur interdisant de résider dans le Reich entre novembre et mars. Pour un aperçu des politiques d’immigration allemande et britannique, voir K.J. BADE (Ed.), Population Labor and Migration in 19th and 20th Century Germany, Londres, Berg, 1987 et D. FELDMAN, Englishmen and Jews: Social Relations and Political Culture, 1840-1914, New Haven, Yale Uniersity Press, 1994. 275 migratoire » marque la transformation du thème de l’immigration en une question nationale et sociale centrale pour la Troisième République102. 3.1.2. L’« invention » républicaine de l’immigration, entre intégration et ethnicisation L’intégration des étrangers à la société française est une réalité à la fin du siècle, si l’on en juge au nombre élevé de demandes de naturalisation émanant d’immigrés belges, italiens ou juifs russes. Cette intégration civique se double d’une intégration sociale et culturelle à la France républicaine dont atteste la tendance forte à l’abandon de la pratique religieuse et à l’adoption rapide par les étrangers des mœurs et habitudes de la population française. Le recensement de 1891 témoigne de cet enracinement dans la société française puisque sur les quelques 1,1 millions d’étrangers recensés, plus de 420 000 sont nés dans l’hexagone, preuve d’une stabilisation ancienne de la population étrangère en France103. Sur un plan politique, les travailleurs étrangers participent pleinement au développement d’une culture ouvrière commune avec les ouvriers français dont ils partagent souvent le même sort. Moment fort d’intégration, les années 1880 ont vu parallèlement se développer la « haine de l’étranger » qui n’aura d’égale, selon G. Noiriel, que les « crises » les plus tragiques de xénophobie et de racisme observées dans les années 30, sous le gouvernement de Vichy et lors de la poussée de l’extrême droite dans les années 1980104. Dans le contexte de dépression économique frappant la France au début des années 1880, une vague de xénophobie déferle sur la société française, touchant particulièrement le monde ouvrier, un des lieux principaux de contacts entre Français et étrangers. Cette hostilité se traduit par une recrudescence sans précédent des 102 Les décrets du 2 octobre 1888 et du 8 août 1893 font notamment obligation aux étrangers de se faire immatriculer auprès de la mairie dont dépend leur lieu de résidence, démarche à renouveler à chaque déménagement, et interdisent aux patrons d’embaucher un ouvrier étranger non inscrit. Sur le développement des mesures de contrôle de l’immigration voir Gérard NOIRIEL, Le creuset français. Histoire de l’immigration 19e-20e siècles, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1988, Chapitre 2 : « La Carte et le Code ». 103 Gérard NOIRIEL, op. cit., p. 251. 104 En se défendant d’adopter une vision téléologique, Noiriel affirme toutefois percevoir dans les dérives racistes et xénophobes de la décennie 1880 les prodromes de l’Affaire Dreyfus. Cette crise n’aurait pour équivalent que la période des années 30, ayant précédé la « Révolution nationale » et le gouvernement de Vichy, et les années 1980 marquées par le renouveau de l’extrême droite. Ces « crises » de l’histoire de l’immigration auraient en commun de correspondre paradoxalement à des phases de « stabilisation » des communautés étrangères, entraînant une prise de conscience collective du caractère « irréversible » de l’implantation des étrangers. Cet enracinement génèrerait une « visibilité » accrue des étrangers dans la société (entreprise, quartier, école, etc.) d’autant plus perceptible que les travailleurs immigrés se rapprochent des « normes » nationales. Voir Gérard NOIRIEL, op. cit., p. 247-251. 276 rixes, bien que fréquentes tout au long du 19e siècle, entre ouvriers français et étrangers. La multiplication des heurts s’opère sur fond de diffusion d’une vision « ethnique » ou « raciale » de l’immigration dans le débat public. Ces discours ethnicisants vont lourdement influer sur les débats relatifs au droit de la nationalité, où se sont jouées juridiquement la conception de l’identité française et la perception de l’« étranger » sous la Troisième République. Ces discours racialistes sur l’immigré, autant que les affrontements directs avec l’étranger ou l’affrontement avec l’Allemagne, participent du processus de « construction nationale » de l’identité française via la cristallisation d’un sentiment national et patriotique parachevant le mouvement de « fermeture nationale » et de fixation des représentations105. Le thème de l’immigration et la figure de « l’étranger », réelle ou fantasmée, qui jusqu’alors ne faisaient l’objet d’aucune interrogation collective, vont faire irruption dans le débat public sur fond de réflexion inquiète quant aux fondements de l’unité nationale. Ainsi l’on peut dire de l’« immigration », comme objet du débat public, qu’elle effectivement est une « invention républicaine » (Noiriel). Jusqu’aux années 1880 l’« étranger » ne forme pas une catégorie à part au sein de la population française et les termes d’« immigration » et d’ « immigrés » sont pratiquement absents de la littérature juridique, administrative et sociologique106. Les débats sur l’immigration vont ainsi donner lieu à des luttes sémantiques et idéologiques, mettant aux prises des conceptions divergentes de l’appartenance à la nation. Dans ces débats, la place occupée par les schémas biologiques et racialistes des identités et des différences est bien plus importante qu’une certaine mémoire républicaine ne veut aujourd’hui bien le reconnaître. Plusieurs facteurs ont participé de cette « invention » de l’immigration, c'est-àdire de la prise de conscience du phénomène migratoire et de ses effets sur la société française. À la fin du 19e siècle, les perfectionnements théoriques des outils statistiques et démographiques permettent de mieux cerner la diversité de la population française et ses évolutions, au moment où le thème du « déclin » de la natalité française gagne les esprits. Dans le champ des sciences sociales, les mutations de l’économie politique conduisent à faire de l’immigration une catégorie 105 Gérard NOIRIEL, La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Hachette, (coll. « Littératures »), 1991, p. 90-93. 106 Gérard NOIRIEL, Le creuset français. Histoire de l’immigration 19e-20e siècles, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1988, op. cit., p. 78. 277 légitime de la réflexion économique107. Les anthropologues raciaux et les théoriciens des sciences criminelles, influencés par les travaux de Lombroso, participent paradoxalement à la promotion des catégories d’« étrangers » et d’« immigrés » en recourant largement aux statistiques démographiques sur les étrangers pour étayer leurs thèses racialistes. Enfin, les milieux nationalistes, en stigmatisant ces « étrangers » coupables de ne pas accomplir leur service national, de concurrencer de façon déloyale les travailleurs locaux et de mettre en péril l’identité française, contribuent également à la prise de conscience de la question de l’immigration. Les nomenclatures forgées par les services de la Statistique générale de France vont consacrer la naissance des catégories d’« étrangers » et d’« immigrés », leur donnant une légitimité officielle dans le débat public. Ainsi, prenant acte de l’émergence d’une « question des étrangers » dans la seconde moitié du 19e siècle, les autorités en charge du recensement produisent en 1891 un volume spécial réservé aux étrangers, indiquant dans des tableaux détaillés la répartition géographique et l’activité professionnelle des étrangers selon leur nationalité, ainsi que les variations du « stock » des naturalisés. Ces enquêtes et la nature des informations collectées témoignent des préoccupations nouvelles des pouvoirs publics en matière d’immigration, bien que ce traitement particulier soit abandonné dès le recensement suivant en 1893108. Par-delà les questions démographiques, économiques, sociales, ethnologiques ou politiques, soulevées par la présence visible d’une forte population étrangère en France, les préoccupations multiples pour l’immigration convergent dans les années 1880 vers une interrogation de type identitaire et national. Poser la question « qu’est-ce qu’un étranger ? », c’est alors se demander « qu’est-ce qu’un Français ? ». Les débats précédant le vote de la loi sur la nationalité de 1889 mettent d’ailleurs bien en lumière l’enjeu identitaire soustendant la question de l’immigration, en même temps que la concurrence des modèles, alors que la loi de 1889 est aujourd’hui encore présentée comme le triomphe d’une conception républicaine de l’appartenance à la nation. Lorsqu’elle est adoptée en 1889, après un siècle de débat sur le fondement de l’appartenance à la nation française et la distinction entre français et étranger, la loi 107 Par le biais notamment de Paul Leroy-Beaulieu et sa critique de l’économie politique classique, accusée d’indifférence aux aspects économiques de la colonisation et de l’immigration. La réédition de son ouvrage De la colonisation chez les peuples modernes, passé presque inaperçue lors de sa publication en 1874, connaissait en 1882 un énorme succès, Ibid., p. 80-84. 108 Patrick SIMON, « Nationalité et origines dans la statistique française. Les catégories ambiguës », Population, 3, 1998, p. 546. 278 sur la nationalité paraît symboliser l’achèvement d’un équilibre entre les logiques universaliste et particulariste s’opposant depuis 1789. De fait, si la loi du 7 février 1851 a constitué une avancée remarquable en introduisant dans le code de la nationalité une attribution automatique de la nationalité française en vertu du double jus soli109, la loi de 1889 incarne une réforme radicale du code de la nationalité, « un moment fondateur qui fixe et rationalise le droit de la nationalité en France jusqu’à nos jours »110. Cette loi marque, dans un contexte d’immigration de masse et d’exacerbation des nationalismes, une volonté franche de clarification des conditions d’obtention de la nationalité, incessamment modifiées au rythme des régimes depuis 1789. Cette clarification touche non seulement aux droits, mais aux devoirs – service militaire, impôt, solidarité nationale – attachés à la condition de citoyen français. La loi de 1889 tente ainsi de concilier droit du sol (jus soli) et droit du sang (jus sanguinis) en faisant une place assez large à l’intégration d’individus d’origines étrangères sans considérations d’origines111. Concernant la naturalisation, la loi fixe à dix ans le délai de résidence imposé avant de demander la nationalité. La naturalisation ne confère cependant pas immédiatement les droits afférents à la citoyenneté puisque les Français nouvellement naturalisés doivent patienter dix ans de plus avant d’être éligibles, ainsi relégués en pratique dans un statut de citoyens de « seconde zone ». La loi de 1889 procède bien d’une volonté de délimitation de la collectivité nationale et civique, confirmant la fonction essentielle de la nationalité comme véritable « clôture sociale »112, mais elle opère cette démarcation entre étranger et national dans « un double mouvement de nationalisation et de déclassement des étrangers » établis en métropole où le poids de considérations ethnoraciales s’avère étonnamment prégnant113. 109 En vertu de ce principe, tout enfant né sur le territoire français d’un père lui-même né sur le territoire français possède la nationalité française à la naissance (disposition étendue à la mère en 1893). 110 Gérard NOIRIEL, La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Hachette, (coll. « Littératures »), 1991, p. 88. 111 En vertu du droit du sol, les enfants d’étrangers nés en France deviennent français à leur majorité, sauf déclaration contraire, tandis que le droit du sang est maintenu pour les enfants nés de parents français à l’étranger. Les enfants de parents étrangers nés eux-mêmes en France n’ont pas le choix et obtiennent automatiquement la nationalité française en vertu d’un « double droit du sol ». Cette disposition va susciter de vives protestations, notamment de la part des autorités italiennes qui accusent la France de vouloir par ce procédé augmenter sa population et renforcer les rangs de ses armées. 112 Selon la formule de Rogers BRUBAKER, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, (coll. « Socio-histoires »), 1997, p. 45. 113 Patrick WEIL, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002, p. 60. Avant la réforme de 1889, la loi prévoit déjà des restrictions visant les 279 Outre la distinction entre Français d’origine et naturalisés en métropole, la loi de 1889 introduit une distinction fondamentale de droit à la citoyenneté entre la métropole et les territoires d’outre-mer sous souveraineté française. Les « sujets » du nouvel Empire colonial, français pour la plupart depuis l’abolition de l’esclavage en 1848, se voient ainsi exclus de la citoyenneté commune. En Algérie, la loi permet ainsi à de nombreux Espagnols, Maltais et Italiens – représentant plus de 40% des colons – de devenir citoyens, mais l’accès à la nationalité reste fermé aux musulmans algériens soumis depuis 1881 au Code de l’indigénat. Cette exception au droit commun, si elle répond en pratique à la pression des colons, repose sur des considérations ouvertement ethnoraciales invoquées par le législateur pour établir une distinction radicale entre populations « assimilables » et « inassimilables ». En effet, alors que le législateur affiche sa conviction que la loi permettra, selon les mots du rapporteur Maxime Lecomte devant la Chambre en 1889, de « réalis[er] l’annexion pacifique, équitable, nécessaire d’une nombreuse population (…) qui sera rapidement assimilée par l’ensemble de la population », cette perspective assimilationniste est exclue dans le cas des populations « indigènes » de l’Empire114. Les débats préludant à l’adoption de la loi de 1889 témoignent d’ailleurs des multiples concessions faites par le législateurs aux théories racialistes et héréditaires dans une loi pourtant présentée comme « libérale ». Ainsi le Conseil d’État, consulté en 1884, défend non seulement dans ses avis une conception intransigeante du jus sanguinis, mais à l’appui de leurs critiques contre le droit du sol et la naturalisation les conseillers invoquent les plus récentes études d’anthropologie raciale censées souligner « le rôle de la race dans la formation du caractère national »115. Cette « ethnicisation » de l’identité nationale française, travaillant au cœur du Code de la nationalité, constitue à tout le moins une inflexion capitale sur la logique d’une « nation civique » se revendiquant de l’universalisme des Lumières et tournée vers la construction d’une citoyenneté démocratique116. Elle incite à relativiser fortement la distance présumée entre un modèle français de la « nation contrat » et étrangers en matière de droit syndical (1884), notamment, étendues par la suite à l’accès à la fonction publique et à l’assistance médicale gratuite (1893), à certaines professions libérales – avocats, médecins – ou aux emplois financés par des fonds publics (décrets Millerand de 1899). 114 Cité par Marie-Claude BLANC-CHALÉARD, Histoire de l’immigration, Paris, La Découverte, (coll. « Repères »), 2001, p. 18. 115 Cité par Gérard NOIRIEL, Le creuset français, op. cit., p. 82. 116 Sur la conception française, et notamment républicaine, de la nation depuis la Révolution, voir Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, (coll. « nrf essais », 1994, p. 83 sqq. 280 une conception « ethnique » germanique de la communauté nationale, honnie par les républicains pour sa logique particulariste et exclusive117. Ainsi la loi de 1889 confirme le poids du jus sanguinis dans la réflexion française sur la nationalité et d’une pensée biologique et raciale dans la compréhension française des identités à la fin du 19e siècle. Et cette vision raciale de l’identité française n’est pas le monopole des doctrinaires d’un nationalisme « fermé », xénophobe et raciste, car la conception biologique et raciale de la nation française trouve aussi de nombreux partisans dans le camp des républicains. Une même conception raciale de l’identité française, plus ou moins biologique ou historique, servira ainsi d’argument pour les partisans et les adversaires de l’immigration. Chez Barrès, la conception biologique et raciale de la nation, où chaque « moi individuel » est relié à la Terre et aux Morts, « s’abîme (…) dans la famille, dans la race, dans la nation », sert précisément à condamner la politique de naturalisation introduite par loi de 1889, puisque rien ne saurait éradiquer les instincts raciaux primaires d’un individu118. « Quand je me ferais naturaliser chinois en me conformant scrupuleusement aux prescriptions de la légalité chinoise, je ne cesserais, affirme ainsi Barrès, d’élaborer des idées françaises et de les associer en Français »119. Pour les nationalistes, l’immigration dépasse un simple enjeu économique et politique, touchant à la pérennité même de la nation menacée d’envahissement et contrainte dès lors pour survivre de s’épurer, de se protéger et de redevenir une race120. Dans les discours hostiles aux étrangers qui se propagent au cours des années 1880 dans la presse, la littérature et le théâtre à travers clichés et stéréotypes, les « étrangers » sont de plus en plus souvent dépeints comme des « concurrents déloyaux » et un « péril » pour l’identité de la France, et l’immigration 117 Sur la valeur de cette opposition « axiomatique » entre la nation « civique » française et la nation « ethnique » allemande, voir Rogers BRUBAKER, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, (coll. « Socio-histoires »), 1997, p. 153-160. 118 Maurice BARRÈS, Scènes et doctrines du nationalisme (1902), vol. 1, Paris, Éd. du Trident, 1987, p. 12, 17, 18-19. Cette conception biodéterministe de la nation commande un anti-individualisme et antirationalisme radical chez Barrès, sans concession pour « l’orgueil individuel » de ces philosophes rationalistes, auquel il oppose la force du déterminisme biologique et racial. « L’individu ! son intelligence, sa faculté de saisir les lois de l’univers ! Il faut en rabattre. Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles ne viennent pas de notre intelligence ; elles sont des façons de réagir où se traduisent de très anciennes dispositions physiologiques (…). La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous dans les pas de nos prédécesseurs. Il n’y a pas d’idées personnelles ; les idées même les plus rares, les jugements même les plus abstraits, les sophismes de la métaphysique la plus infatuée sont des façons de sentir générales et se retrouvent chez tous les êtres de même organisme assiégés par les mêmes images » (Ibid.). 119 Ibid., p. 43-44. 120 Maurice BARRÈS, Mes cahiers, t. 2, Paris, Plon 1929-1938, p. 141. 281 comme une « invasion », un « complot », une « infiltration sournoise », la source des maux affectant la société française – chômage, délinquance, pauvreté121. Une rhétorique racialiste et biologique, voire zoologique, sous-tend le plus souvent ces discours décrivant les étrangers et l’immigration comme des « risques » pathologiques pour la santé mentale et physique de la « race » française 122 . Ainsi, en 1893, le député Barrès rédige un violent réquisitoire pour faire entendre la « protestation nationale » contre la concurrence de la main-d’œuvre étrangère, encouragée par un patronat « internationaliste » et par des « charlatans cosmopolites ». Au-delà du souci de protéger les ouvriers français, il y a surtout chez Barrès cette certitude que l’assimilation est impossible et, qu’à moins de prendre des mesures urgentes pour endiguer l’« invasion » des « hordes d’émigrants, repoussées de toutes parts [et qui] s’acheminent pour submerger notre race », la « disparition » de la race française est inévitable123. 3.2. Sauvages et civilisés. La colonisation, âge d’or de l’anthropologie raciale française 3.2.1. En 1880, Impérialisme et pensée raciste l’idéologie coloniale française s’inscrit dans un schéma évolutionniste et racialiste des peuples indigènes. Elle est saturée d’un sentiment de supériorité de la civilisation occidentale, le fameux « fardeau de l’homme blanc » évoqué par Kipling et qui forme à la fin du 19e siècle le socle commun de l’idéologie coloniale des États européens pour justifier l’extension de la colonisation, la conquête de nouveaux territoires et la domination des populations indigènes légitimées par le devoir de civilisation incombant aux nations européennes avancées à l’égard des « races inférieures », l’obligation pour les sociétés européennes d’étendre les bienfaits de la raison et du progrès aux peuples « primitifs ». Nourri par la philosophie des Lumières, le thème de la « mission civilisatrice » s’enracine dans une vision ethnocentriste et normée des différences entre peuples et cultures. Au 19e siècle, l’anthropologie raciale et la doctrine évolutionniste confèrent à cette idéologie 121 Sur ce point voir Ralph SCHOR, L’opinion française et les étrangers, 1919-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985. Si l’auteur consacre son étude aux représentations des étrangers dans la période de l’entre-deux-guerres, saisies à travers articles, livres, études des sciences sociales nourrissant les « mentalités populaires », il remarque que la plupart des leitmotivs à succès des années 30 furent des reprises années 1880. 122 Louis Bertrand, L’invasion, 1907. 123 Maurice BARRÈS, Contre les étrangers. Étude pour la protection des ouvriers français, Paris, Grande imprimerie parisienne, 1893, p. 4, 7-8, 24 et 32. 282 coloniale une onction de légitimité scientiste grâce à laquelle la colonisation pourra être promue, soit comme un droit d’expansion naturel des « races supérieures » – conception « impérialiste » –, soit comme une obligation morale du fort à l’égard du faible, des races « civilisées » à l’égard des races « primitives » – conception « humanitariste ». Ces deux conceptions de la colonisation ont inspiré tour à tour ou simultanément la rhétorique coloniale française qui mêle une prétention universaliste à une logique impérialiste et raciste124. La thèse du devoir de civilisation des « races primitives » par les « races supérieures » est au cœur du projet d’expansion coloniale défini par Jules Ferry. « Les races supérieures ont un droit sur les races inférieures, déclare ainsi Ferry en 1885 pour justifier la conquête du Tonkin. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures »125. L’idéologie coloniale française est, d’autre part, structurée par une vision raciale des différences et des inégalités entre groupes humains, une logique polygéniste et biodéterministe sous-tendant la perception des caractères des populations colonisées. En effet, seule une supériorité intellectuelle naturelle de la « race blanche » sur « l’espèce nègre » lui confère, selon le positiviste Pierre Larousse, non le droit de « réduire en esclavage la race inférieure (…), d’abuser de leur faiblesse [mais] de les aider et de les protéger »126. Cette vision raciale et hiérarchique de l’humanité alléguée comme justification à la colonisation est aussi présente dans les écrits d’un Ernest Renan, le grand théoricien de la conception universaliste et civique de la nation, le chantre d’une vision démocratique de l’idée de nation fondée sur le consentement et la volonté des individus de vivre ensemble et non sur des critères ethniques (Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882). Derrière l’icône républicaine, il y a pourtant un théoricien des races, un Renan lecteur admiratif de Gobineau et convaincu que l’humanité se divise en espèces inégales formant des « parties basses de l’humanité » et des « parties élevées »127. 124 Sur les fondements de l’idéologie coloniale française, voir, Claude LIAUZU, Race et civilisation, Paris, Syros – Alternatives, 1992, p. 163-177, 185-204. 125 Cité par Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL, De l’indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, 1998, p. 17. 126 Article « Nègre », Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du 19e siècle (1866-1876), Paris, Lacour, 1991, p. 903-904. 127 Les contemporains de Renan ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en plaçant Renan, non sans forcer un peu le trait, sur un pied d’égalité avec Gobineau. Ainsi, en 1859, le critique Alfred Sudre juge que « les interprètes les plus déterminés et les plus habiles de cette théorie [des races] sont en France MM. de Gobineau et Ernest Renan (…). Leurs écrits doivent être considérés comme l’expression la plus complète de la doctrine historique des races. Les analyser et les apprécier, c’est juger cette 283 Renan n’est de fait pas seulement le théoricien français de l’antisémitisme savant (Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, 1855), défenseur d’un aryanisme opposé à «l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate»128. Admirateur précoce de Gobineau, avec lequel il entretient une correspondance assidue, il rejoint en 1871 l’auteur de l’Essai dans l’affirmation de l’inégalité biologique des races et la division de l’humanité en maîtres et esclaves129. Commentant l’accueil réservé au livre de Gobineau, il regrette d’ailleurs que « l’esprit français se prête si peu aux considérations ethnographiques : la France croit très peu à la race, précisément parce que le fait de la race s’est presque effacé de son sein »130. Si Renan et Gobineau divergent sur le devenir des races supérieures, promises à la décadence selon Gobineau et à se fondre dans un « grand fleuve » d’après Renan, ils s’accordent en revanche sur le principe de l’inégalité naturelle des races131. « Les hommes, déclare en effet Renan, ne sont pas doctrine elle-même », cité par Jean GAULMIER, « Ernest Renan et Arthur de Gobineau », dans Études renaniennes, 71, 1988, p. 7-8. 128 Renan considère les races sémite et aryenne comme les deux grandes races nobles de l’humanité, la race aryenne étant décrire comme l’incarnation du génie scientifique et artistique, de la multiplicité des formes, comme la race de l’avenir, tandis que la race sémite, incarnation du génie religieux mais dotée d’un esprit marqué par l’unité et l’uniformité des formes, serait la race du passé. Entre ces deux types séparés par des caractères somatiques, psychiques et linguistiques héréditaires, Renan établit une hiérarchie absolue, où la race sémite figure « réellement une combinaison inférieure de la nature humaine se reconnai[ssant] presque exclusivement à des caractères négatifs ». Voir Léon POLIAKOV, « Racisme et antisémitisme : bilan provisoire de nos discussions et essai de description », dans Pierre GUIRAL et Émile TÉMINE, L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Éd. du Centre National de la Recherche Scientifique, 1977, 16. 129 Jean GAULMIER, « Ernest Renan et Arthur de Gobineau », dans Études renaniennes, 71, 1988, p. 3-10. 130 Lettre de Renan à Gobineau, 26 juin 1856, dans Ernest RENAN, Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, t. 9, 1961, p. 203. En 1856, Renan fait part à Gobineau de la vive impression éprouvée à la lecture de l’Essai et de son pessimisme concernant l’accueil de l’ouvrage en France. Il affirmait apercevoir dans le travail de Gobineau « une force, une logique, qu‘il n’hésite pas à qualifier d’admirables ! (…) Vos dernières pages, déclarait Renan à Gobineau, sont vraiment étonnantes de vigueur et d’entrain : je les citerai ». Il assure à Gobineau avoir « lu [ses] tomes trois et quatre avec le même intérêt que les premiers. Vous avez fait là, estime-t-il, un livre des plus remarquables, plein de vigueur et d’originalité d’esprit, seulement bien peu fait pour être compris en France ou plutôt fait pour y être mal compris. Renan s’avoue, par conséquent, peu étonné du relatif insuccès de l’auteur auprès de ses compatriotes français, mais juge cependant ce dédain compensé par l’accueil réservé à l’Essai à l’étranger. « Vous en êtes vengé, assure Renan, par votre succès en Amérique, où vous êtes traduit, et en Allemagne, où vous avez eu l’honneur d’inspirer des ouvrages parallèles au votre » (Ibid.). 131 Renan approuvait largement la vision raciale du monde décrite par Gobineau, mais marquait sa différence sur les conséquences prévisibles de l’exclusion des races inférieures et de la proscription du mélange ethnique des races, principale source de la décadence des races supérieures d’après Gobineau. Les dangers de l’uniformité étaient pour Renan plus grands que les menaces créées par la confusion des races. « En mettant à part les races tout à fait inférieures dont l’immixtion aux grandes races ne ferait qu’empoisonner l’espèce humaine, je conçois pour l’avenir, prédit Renan, une humanité homogène, où tous les ruisseaux se fondront en un grand fleuve, et où tout souvenir des provenances diverses sera perdu. La civilisation qui correspondra à un tel état de l’humanité sera 284 égaux, les races ne sont pas égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le blanc »132. C’est la nature qui a fait une « race d’ouvriers » – la race chinoise, « d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice (…) au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite » – et une « race de travailleurs de la terre » – la race nègre, « soyez pour [elle] bon et humain, et tout sera dans l’ordre » – auxquelles commande un « race de maîtres et de soldats » incarnée par la race européenne. Dans cette division raciale et fonctionnelle de l’humanité, il importe, estime Renan comme une justification élémentaire de la colonisation, « que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien »133. Il convient, certes, de réinscrire cette vision raciale du monde formulée par Renan dans les méandres d’une pensée complexe, souvent contradictoire et empesée d’une philosophie élitiste. On constatera ainsi une atténuation progressive du facteur racial dans la pensée sociale et politique de Renan et dont sa conception « volontariste » de la nation forgée en 1892 forme le point d’achèvement. Après 1871, la pensée de Renan entame en effet une sorte de « conversion » libérale conduisant à un abandon progressif d’une conception raciale et fataliste des identités au profit d’une une conception libérale de la nation134. Renan en viendra alors à relativiser la division anthropologique de l’espèce humaine en races estimant que « la division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur scientifique, très peu de pays possédant vraiment une race pure, ne peut mener qu’à des guerres d’exterminations, à des guerres ‘’zoologiques’’ (…) analogues à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie »135. Contre l’autorité de la race et de l’hérédité, il oppose alors le consentement des peuples. « Notre politique, lance ainsi Renan aux savants d’outre-Rhin, c’est la inférieure sans doute en noblesse et en distinction à celle des âges aristocratiques » Ernest RENAN, Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, t. 9, 1961, p. 204. 132 Ernest RENAN, Dialogues philosophiques, 1871, cité par Édouard RICHARD, Ernest Renan, penseur traditionaliste ?, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1996, p. 65. 133 Ernest RENAN, La réforme intellectuelle et morale, Paris, éd. Michel Lévy Frères, 1871, p. 94. 134 Si en 1870, Renan concède toujours que « l’individualité de chaque nation est constituée sans doute par la race, la langue, l’histoire, la religion » et que les nations peuvent être conçues comme des « groupes naturels déterminés par la race, l’histoire et la volonté des nations », toutefois, il argue désormais d’un facteur jugé « beaucoup plus tangible » incarné par le « consentement actuel » ou la « volonté de vivre ensemble ». À une conception « ethnique » de l’appartenance à la nation, fondée sur les critères de la race et de langue, brandie par l’Allemagne pour annexer l’Alsace, il oppose une conception « volontariste », jugeant que pour trancher la question des revendications françaises et allemandes sur les territoires de l’est, il suffit de savoir que « [l’Alsace] ne désire pas faire partie de l’État allemand », « Lettre à M. Strauss », dans Ernest RENAN, op. cit., p. 197-198. 135 Ibid., p. 199. 285 politique du droit des nations ; la vôtre, c’est la politique des races : nous croyons que la nôtre vaut mieux (…) Vous avez levé dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en place de la politique libérale ; cette politique vous sera fatale »136. La thèse de l’inégalité des races est cependant l’objet d’un large consensus intellectuel au 19e siècle et forme le credo de la doctrine du Parti colonial français – comité de notables, parlementaires, publicistes, hommes d’affaires et universitaires qui s’unissent au début des années 1890 pour soutenir la politique d’extension de la colonisation – fortement imprégné d’une vision évolutionniste et raciale des peuples indigènes137. Saturé de préjugés occidentalo-centrés sur la prééminence morale, intellectuelle et culturelle de la civilisation européenne, ainsi que de croyances anthropologiques sur la supériorité héréditaire de la race blanche, ce « credo colonial » constitue en effet à la fin du siècle la base d’un large « consensus » entre élites politiques, militaires, diplomatiques et administratives en charge de la conduite du projet colonial français138. Déterminant une hiérarchie absolue des peuples et des cultures, normée par des oppositions théoriques entre « civilisés », « sauvages » et 136 Ibid. La célèbre conférence prononcé par Renan en Sorbonne de 1882 – « Qu’est-ce qu’une nation ? » –, symbolisait cette rupture avec une vision raciale des identités et des nations. Au « droit primordial des races », jugé « étroit et plein de danger pour le véritable progrès », Renan oppose la volonté consciente des individus de former une communauté – la nation, « un plébiscite de tous les jours » –contre toute tentation de naturalisation des identités, car « l’homme, assurait Renan, n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes ». En réfutant le déterminisme, qu’il soit racial, géographique, linguistique ou théologique, il exprime sont refus de référer le politique à des facteurs biologiques ou ethniques. Contre les idéologues du racisme, Renan affirme même que l’étude des races « n’a pas d’application en politique », car, sans dénier toute réalité historique et biologique aux races humaines, il lui semble désormais que « le fait de la race, capital à l’origine, va donc toujours perdant de son importance ». De l’effacement du facteur racial, il conclut que l’« on n’a pas le droit d’aller de par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : ‘’ Tu es notre sang ; tu nous appartiens’’ ». Le Renan censeur de la Révolution et de la démocratie, se fait alors défenseur des valeurs universelles et libérales. La race n’est pas tout, car « en dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous », Ernest RENAN, « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882), Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, tome. I, 1947, p. 895-898. 137 Selon Charles-Robert AGERON, l’expression de « Parti colonial français » est inaugurée par la revue colonialiste La quinzaine coloniale. Plus qu’un parti politique, cette appellation désigne un réseau de personnalités, d’organisations – par exemple, l’Alliance française (1883) et l’Union coloniale française (1893), et de comités, tels que le Comité de l’Afrique Française, créé en 1890 à la suite du Congrès colonial de 1889, ou le Comité de l’Asie Française (1901), tous ardents défenseurs de la colonisation. La propagande menée par ces groupes fut à partir de 1892 relayée à la Chambre par le « Groupe colonial », réunissant les députés – 91 députés en 1892, puis 200 en 1902, soit un tiers des parlementaires – soutenant la politique coloniale, ainsi que par de multiples publications – en 1900, la « presse coloniale » compte sur la seule ville de Paris 45 titres de journaux, bulletins et revues, ainsi que deux quotidiens – La Politique coloniale et La Dépêche – généralement financés par des groupes d’intérêts. Voir Charles-Robert AGERON, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, Presses Universitaires de France, (coll. « Pays d’Outre-mer »), 1978, p. 131-162. 138 Raoul GIRARDET, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table Ronde, (coll. « Pluriel »), 1972, p. 134-135, 140-142. 286 « barbares » (Africains), sociétés « avancées » (peuples de race blanche) et « attardées » (Musulmans, Asiatiques), la thèse de l’inégalité des races incarne un « postulat de base » de l’idéologie coloniale des élites françaises et que « bien peu, apparemment, songent à mettre en doute »139. L’idéologie coloniale va en outre trouver dans l’anthropologie raciale, polygéniste ou évolutionniste, un ensemble de catégories et de classifications savantes permettant de justifier l’expansion de la culture européenne, non plus simplement en termes philosophiques et moraux, mais en des termes « scientifiques ». Après 1880, les tenants de l’idéologie coloniale invoqueront quasisystématiquement l’argument de la supériorité biologique et héréditaire de la race blanche pour justifier la domination des races « inférieures » ou « inaptes ». D’un point de vue historique, l’essor des théories anthroporaciales coïncide étroitement en France avec le déploiement d’un impérialisme colonial en quête de justifications scientistes et d’un savoir ouvrant la voie à la domination. Les catégories raciales et les schémas évolutionnistes des anthropologues vont ainsi former les structures cognitives de la conquête et du contrôle des populations indigènes140. Les anthropologues raciaux français vont jouer un rôle déterminant dans l’élaboration de ce bio-pouvoir à usage colonial, s’appliquant à éclairer au profit des décideurs les implications impérialistes des doctrines raciales et offrant aux partisans de la mission civilisatrice de l’Occident des raisons savantes à l’asservissement brutal ou à l’imposition d’un pouvoir paternaliste sur les races « inférieures » d’Afrique ou d’Asie. Ainsi, au moment où la France tente, en 1881, d’étendre sa domination en Afrique du Nord par l’imposition d’un protectorat à la Tunisie et doit faire face à une insurrection des populations algériennes du Sud oranais (1881-1883), l’anthropologue racial Paul Topinard, s’érigeant en « conseiller du prince », justifie la soumission par la force de la race arabe. « Je l’ai déjà dit et, à mon retour d’Algérie, je le répète avec une conviction absolue, déclare Topinard dans une communication à la Société d’anthropologie de Paris, l’Arabe est une race qui a fait son temps. Il a tenu sa place dans l’histoire de l’humanité, il a rendu des services, il en rend encore à quelques civilisations nègres inférieures de l’Afrique centrale, mais au contact des civilisations européennes il est mortellement frappé. C’est écrit ». Plus qu’une 139 Ibid., p. 90. Sur la convergence entre progrès de l’anthropologie et expansion coloniale, voir Gérard LECLERC, Anthropologie et colonialisme, Paris, Fayard, (coll. « Anthropologie critique »), 1972. 140 287 justification de l’impérialisme colonial, Topinard entent mettre à dispositions des acteurs de la colonisation des catégories « ethnologiques » pour une administration « raisonnée » des populations indigènes. Ainsi, au type Arabe, race de pasteurs et de nomades doté d’un tempérament « grave, indifférent, contemplatif, fainéant » et qui « ne soumet qu’à la force », il oppose le type Berbère, race d’agriculteurs et de sédentaires ayant « le souci de son indépendance individuelle », mieux adaptée à « la lutte pour l’existence » et devant être menée « par la justice » 141 . De ces observations anthroporaciales « sans appel », Topinard en déduit les règles d’une bonne gestion coloniale des populations indigènes, lesquelles prescrivent que « la race sédentaire de l’Algérie doit être conduite par la justice, la race indigène nomade par la force »142. Une vision racialiste des populations colonisées oriente concrètement la « politique indigène » de la France en même temps qu’elle en fixe les limites. Ainsi Pour M. Chailly-Bert, secrétaire général de l’Union colonial et fondateur de l’Institut colonial international, si par « politique indigène » il convient d’entendre « une politique qui reconnaît une différence de race, de génie, d’aspirations et de besoins entre les habitants d’une possession et leurs maîtres européens et qui conclut de ces différences à la nécessité de différences dans les institutions » (Java et la colonisation hollandaise, 1900), pour Waldeck-Rousseau, Président du Conseil en 1901, les mêmes considérations raciales fixent des limites aux objectifs poursuivis avec les « indigènes », que « nous devons sans nous leurrer de l’espoir de les amener à une civilisation impossible, nous appliquer à (…) faire entrer dans la voie du progrès, dans la direction, dans la logique de leurs caractères, de leurs mœurs et de leurs traditions et de les porter – c’est la définition la plus séduisante que je puisse trouver – à évoluer eux-mêmes non pas dans notre civilisation, mais dans la leur »143. 3.2.2. La gestion de l’empire colonial, une praxis raciologique 141 Paul TOPINARD, « Les types indigènes de l’Algérie », Communication à la Société d’anthropologie de Paris, Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 1, 3, 1881, p. 439-440. 142 Ibid., p. 454. En 1865, la référence aux théories anthropo-raciales de Broca sert déjà à Pierre de Larousse d’argument pour justifier la domination bienveillante de la race blanche sur la race nègre. Ainsi, s’interrogeait Larousse, « cette supériorité intellectuelle, qui selon nous ne peut être révoquée en doute, donne-t-elle aux blancs le droit de réduire en esclavage la race inférieure ? Non, mille fois non (…). Leur infériorité intellectuelle, loin de nous conférer le droit d’abuser de leur faiblesse, nous impose le devoir de les aider et de les protéger », Grand dictionnaire universel du 19e siècle (18661876), article « nègre », Paris, Larousse, 1991, p. 903-904. 143 Cité par Charles-Robert AGERON, op. cit., p. 218-221. 288 Une vision anthroporaciale des peuples indigènes inspire la gestion des territoires de l’Empire français. Les expériences coloniales en Afrique du Nord et de l’Ouest attestent d’un lien direct entre les impératifs pratiques de l’administration coloniale et le développement de savoirs ethnologiques et anthropologiques relatifs aux populations « indigènes » ou « exotiques ». Cette articulation entre savoir ethnologique et pratique d’administration coloniale va lourdement marquer l’orientation des sciences humaines française, et en particulier de l’anthropologie française, car en se construisant au cœur de l’expérience coloniale ethnologie et anthropologie vont se faire délibérément l’instrument d’un projet idéologique144. La création des catégories et classifications ethnologiques répondront de fait en grande partie aux demandes des militaires et des administrateurs coloniaux en charge de la conquête, puis du contrôle et de la gestion des territoires colonisés. Dans cet usage colonial des savoirs ethnologiques deux moments peuvent être distingués correspondant, d’une part, à la phase de conquête coloniale proprement dite, et, d’autre part, à la phase de la gestion et de l’administration145. Lors de la phase de conquête, images, stéréotypes et nomenclatures savantes des anthropologues raciaux, exagérant la dégradation physique et morale des « races inférieures », forment un soutien à la propagande coloniale et une justification à l’interventionnisme civilisateur de la France. Les théories anthropologiques raciales et évolutionnistes font concrètement l’objet d’un usage intensif dans la propagande coloniale, au travers de conférences populaires, revues, expositions, manuels scolaires, décrivant complaisamment ces « peuplades nègres, ignorantes, féroces ou abruties par l’esclavage » et la misère de ces peuples africains « plongés dans un triste état de barbarie »146. Fière de sa connaissance approfondie des types humains, la République coloniale exhibe alors la diversité de ses races inférieures dans des zoos humains au succès populaire stupéfiant. Entre 1877 et 1912, une trentaine d’exhibitions ethnologiques sont organisées au Jardin d’acclimatation, 144 Daniel NORDMAN, Jean-Pierre RAISON (dir.), Sciences de l’homme et conquête coloniale. Constitution et usages des sciences humaines en Afrique, Paris, Presses de l’ENS, 1980, p. 11. 145 Bernard SCHLEMMER, « Ethnologie et colonisation. Le moment de la conquête et le moment de la gestion. Éléments de réflexion à partir du cas du Menabe », dans Daniel NORDMAN, Jean-Pierre RAISON (dir.), op. cit., p. 115-134. 146 E. JOSSET, À travers nos colonies, 1900, cité par Jacky PRUNEDU, « La propagande coloniale et l’image du Noir sous la Troisième République (1870-1914) », dans Daniel NORDMAN, Jean-Pierre RAISON (dir.), op. cit., p. 230. Comme le montre l’auteur, ce manuel, loin d’être un cas exceptionnel, est à l’image des manuels scolaires de la Troisième République qui véhiculent tous les stéréotypes ordinaires sur la hiérarchie des races – civilisées, barbares, primitives – et la supériorité de l’Occident. 289 exposant Nubiens, Pygmées, Arabes, Indochinois au milieu d’animaux sous le regard curieux d’une foule nombreuse venue contempler ces races inférieures, et à travers elle la figure racialisée de l’indigène ou du sauvage renvoyant en négatif aux colonisateurs les signes de sa propre supériorité culturelle147. Le recours aux données ethnologiques n’est pas réductible cependant à sa fonction pragmatique de propagande et semble procéder d’une authentique « volonté de savoir » mise au service de la « praxis coloniale ». Les autorités militaires encouragent ardemment le développement des recherches ethnologiques, instruites par les difficultés rencontrées par les premières troupes françaises débarquées en Algérie en 1830 en raison de l’insuffisance des connaissances concernant l’Algérie et ses populations148. À partir de 1838, le Ministère de la guerre publie régulièrement des Tableaux de la situation des Établissements français de l’Algérie – 19 grands volumes in quarto entre 1838 et 1868 – formant l’ensemble documentaire, statistique, démographique et ethnologique le plus important sur l’Algérie au 19e siècle. Une ambition d’exhaustivité inspire ces recherches, souvent d’une qualité remarquable et portant aussi bien sur l’étude des cultes, musulman et juif, que sur la justice indigène, les structures de la propriété ou les relations entre individus et groupes149. À la phase de conquête du savoir ethnologique, va toutefois succéder celle du contrôle et de la gestion qui impose de nouvelles exigences à la « praxis coloniale ». Si la première phase a pu se prévaloir d’un effort de compréhension ethnologique des territoires à conquérir, la phase de contrôle et de gestion des populations indigènes se caractérise par l’abandon de tout esprit critique au profit des stéréotypes et des catégories les plus réductrices diffusant une vision strictement racialiste des populations soumises au pouvoir des militaires et des administrateurs coloniaux. Le cas de Madagascar illustre ce changement d’attitude observé à travers 147 Deux exhibitions organisées au Jardin d’acclimatation en 1877 dépassent le million d’entrées. Lors des Expositions universelles de Paris en 1878, 1889 et 1900, des villages nègres figurent, à côté de la Tour Eiffel, des attractions très prisées. Des Expositions coloniales, tenues à Marseille (1906 et 19922) et à Paris (1907 et 1931) reproduisent dans des mises en scène « exotiques » la hiérarchie des races de l’Empire. Voir Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD, Sandrine LEMAIRE, « Ces zoos humains de la République coloniale », Le Monde diplomatique, août 2000, p. 16-17. Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD, De l’indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, 1998, p. 44. 148 Les forces françaises débarquées en Algérie en 1830 disposaient d’un Aperçu historique, statistique et topographique sur l’État d’Algérie, manuel rédigé spécialement à l’usage du corps expéditionnaire d’Afrique, mais les informations consignées, tirées de récits de voyages ou d’études en langue anglaise, restaient très vagues et rudimentaires. Voir André NOUSCHI, « Les à-côtés des débuts de l’occupation française en Algérie », dans Daniel NORDMAN, Jean-Pierre RAISON (dir.), op. cit., p. 67-75. 149 André NOUSCHI, art. cit., p. 72 ssq. 290 l’Empire, puisque, comme le remarque Bernard Schlemmer, « dès l’instauration du protectorat, dès la réussite de la pacification, il se produit donc comme une rupture radicale dans le discours colonial sur les Sakalava [ethnie malgache] (…), désormais, il n’y a plus d’interrogation sur personne, à la limite ; plus de regard posé. Seuls demeurent les jugements, abrupts et contradictoires, ne reposant plus sur aucune tentative de compréhension »150. Un renversement identique se produit en Algérie et en Afrique noire, où la curiosité ethnologique des temps de la conquête disparaît à la fin du Second Empire, au moment même où s’ouvre la phase de contrôle territorial et de gestion administrative des populations arabes. En Algérie, avec le début de la phase de gestion, la colonisation cesse de fonctionner sur des connaissances ethnologiques empiriques, pour s’engager dans la voie des stéréotypes et nomenclatures répondant à une logique racialiste. Cette rupture correspond bien, selon la formule d’André Nouschi, à « la fin d’un certain type de pensée et d’attitude administratives, et le début d’un âge de fer de l’appréhension de l’autre »151. En Afrique noire aussi l’image des Noirs se métamorphose, passant du schème d’une idéologie « civilisatrice » imbue des bonnes intentions d’un discours humaniste renvoyant la perception de l’Africain à la figure du « bon sauvage », candidat plus ou moins conscient au progrès et à la civilisation, à l’application d’une « idéologie coloniale stricto sensu » fondée sur une perception anthroporaciale à prétention scientifique des populations indigènes152. Les administrateurs coloniaux ont joué un rôle décisif dans ce basculement de la rhétorique coloniale « civilisatrice » vers une logique racialiste. Les exemples sont nombreux de ces administrateurs coloniaux qui s’érigent en véritables « ethnologues officiels » de l’Empire français. En Afrique, les représentants de l’État républicain fondent généralement leur action administrative sur des catégories et des classifications raciales, ethniques et linguistiques, créées de toutes pièces et fonctionnant sur le mode de « l’imputation » selon une logique ouvertement racialiste et biodéterministe153. Enfermées dans des nomenclatures rigides, les populations 150 Bernard SCHLEMMER, « Ethnologie et colonisation. Le moment de la conquête et le moment de la gestion. Éléments de réflexion à partir du cas du Menabe », art. cit., p. 129-130. 151 André NOUSCHI, « Les à-côtés des débuts de l’occupation française en Algérie », art. cit., p. 73. 152 Elikia M’BOKOLO, “ Du « commerce licite” au régime colonial : l’agencement de l’idéologie coloniale », dans Daniel NORDMAN, Jean-Pierre RAISON (dir.), op. cit., p. 217. 153 Sur cette logique raciste à l’œuvre chez les administrateurs coloniaux, voir Jean BAZIN, « À chacun son Bambara », dans Jean-Loup AMSELLE, Elikia M’BOKOLO, Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, (coll. « Sciences humaines et sociales »), 1999, p. 87-127. 291 indigènes vont devenir du même coup « dénombrables et cartographiables », donc contrôlables et utilisables de manière adéquate par la puissante occupante154. Aucun relativisme ethnologique ne viendra tempérer les certitudes « scientifiques » des administrateurs coloniaux et des militaires. Ainsi Charles Monteil, administrateur colonial au Mali (1900-1903), quand il entreprend de dresser le portrait du « Bambara type », déduit de simples observations de caractères physiques des généralisations psychiques jugées très utiles pour le contrôle de cette population. Le « Bambara type », note alors Monteil, se distingue par un « crâne allongé, un prognathisme prononcé, des cheveux noir, crépus, poussant en touffes, souvent réunis en tresses (…). Le front est fuyant, les arcades sourcilières saillantes (…), le nez épaté ; la racine du nez écrasée, les narines largement béantes. Les lèvres épaisses (…). Les épaules larges et droites ; la poitrine forte et large ; les membres robustes, les attaches grossières (…). L’aspect général affirme une constitution et robuste ». Et Monteil de déduire de ce descriptif anatomique les caractères psychologiques du « type Bambara », « un rustre, son esprit est lourd pour penser et pour comprendre, mais il tient à ses idées, rares sans doute, et il est d’un entêtement insurmontable (…). Il ne sait pas se présenter, il a de la peine à s’expliquer (…) ce qui le rend difficilement intelligible. Il est, ordinairement, paresseux, ivrogne, peu hospitalier et chicanier à l’excès. Il est surtout cultivateur »155. Ainsi, à l’heure de la gestion coloniale l’irrationalité des indigènes ne sera plus imputée à un retard des cultures primitives sur la voie de la civilisation, mais à une constitution psychologique et biologique intrinsèque des « races » en vertu des vieux dogmes de l’anthropologie raciale. À la fin du 19e siècle l’idéologie coloniale va embrasser ainsi, et ce jusqu’aux années 1930, une logique racialiste et polygéniste réhabilitant les vieux schémas essentialistes de l’anthropologie raciale, à peine actualisée par des observations ethnologiques directes et l’emploi de catégories « ethniques » locales, le plus souvent tombées en désuétude parmi les populations concernées, dans une logique de « fractionnement » de l’espace colonial156. La vision ethnoraciale des populations indigènes orientant la gestion et le contrôle des territoires placés sous l’autorité des 154 Ibid., p. 116. Charles MONTEIL, Une cité soudanaise, Djenné, métropole du Delta central du Niger, Paris, Société des Éditions maritimes et coloniales, 1932, cité par Jean BAZIN, art. cit., p. 99-100. 156 Jean-Loup AMSELLE, « Ethnies et espaces : pour une anthropologie topologique », dans JeanLoup AMSELLE, Elikia M’BOKOLO, Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, (coll. « Sciences humaines et sociales »), 1999, p. 11-48. 155 292 administrateurs coloniaux, illustre les contradictions de l’idéologie civilisatrice et assimilationniste républicaine. Si en théorie les discours sur la mission civilisatrice de la France se réclament d’une logique universaliste orientée vers le perfectionnement des peuples « primitifs » et leur intégration dans la sphère de la civilisation, en pratique, la politique coloniale repose sur une logique particulariste et raciste du traitement des peuples indigènes posant l’infériorité psychique des races « inférieures » comme un caractère biologique et héréditaire et la civilisation comme un produit exclusif de la race blanche. Ce « polygénisme sous-jacent »157, en contradiction avec l’hypothèse monogéniste de la philosophie universaliste, a structuré la perception des peuples colonisés et pesé sur la gestion des territoires de l’Empire colonial français. Cette tension principielle entre logique universaliste et vision particulariste est visible au cœur de l’action des administrateurs coloniaux qui, à l’image de Volney (1757-1820) en Égypte ou de Faidherbe (1818-1889) au Sénégal, se sont faits à la fois les chantres de l’universalisme républicain et les artisans d’une gestion ethnoraciale des populations indigènes158. L’exemple le plus édifiant sans doute de ces tensions entre logique universaliste et logique raciste dans l’administration des populations indigènes provient d’Algérie, où les Bureaux arabes, créés en 1844, vont remplir une double mission de contrôle des populations, soumises à des mesures de fixation et de surveillance, et d’assimilation. Ces institutions « indigénistes » ont officiellement fondé leurs interventions tant sur des données ethnologiques concernant les institutions et les coutumes indigènes, que sur la base de stéréotypes anthropo-raciaux relatifs aux caractères, tempéraments et aptitudes psychologiques des populations arabes et kabyles159. Cette logique racialiste dans la gestion des « ressources » humaines coloniales va être importée en métropole lors de la première guerre mondiale. Troupes et travailleurs « indigènes » recrutés de force dans les colonies, comme en Algérie où un décret du 7 septembre 1917 rend le service militaire obligatoire, vont alors être soumis aux pratiques d’une politique de gestion des races développées 157 Selon la formule proposée par Jean-Loup AMSELLE dans Vers un multiculturalisme français, Paris, Flammarion, 1996, p. vi. L’auteur repère à partir de 1798 trois logiques à l’œuvre dans la politique coloniale française : une logique de « régénération », visant à arracher les peuples « primitifs » à leur état d’arriération et à combler leur retard sur la voie de la civilisation ; une logique « jus naturaliste » fondée sur l’universalisme des droits de l’homme et la croyance en l’unité de l’espèce humaine ; enfin, une logique « racialiste » reposant sur l’utilisation de catégories raciologiques. 158 Ibid., p. 64-67. 159 Ibid., p. 103. 293 outre-mer par les administrateurs coloniaux. Le Service de l’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC, créé en 1916) et le Bureau des affaire indigènes appliquent, en effet, pendant la guerre pour le recrutement et le contrôle des populations indigènes débarquées à Marseille, un système officiel et sophistiqué d’assignation identitaire et de ségrégation fondé sur des critères anthroporaciaux, déjà mis en œuvre par des officiers et administrateurs coloniaux rompus aux méthodes quantitatives enseignées à l’École coloniale (1880) et aux pratiques coloniales. Ces anthropométriques, experts vont biologiques mettre et leurs médicales connaissances concernant les ethnologiques, « caractères » physiques et psychiques des indigènes, leurs aptitudes innées, leurs mœurs alimentaires, leurs pratiques religieuses, leur soumission à l’autorité, etc., au service d’une gestion rationnelle de la main-d’œuvre coloniale. Le SOTC va diffuser de nombreux documents officiels (« Notices et instructions ») à l’usage des employeurs et des autorités militaires pour les informer sur les moyens d’obtenir les « rendements maximums » et de définir les méthodes de contrôle les plus adaptées aux différents types raciaux ou ethniques160. Cette connaissance précise des caractéristiques raciales des indigènes doit permettre une exploitation économique optimale par une affectation raisonnée des travailleurs en fonction de leurs aptitudes innées161 et la prévention des troubles à l’ordre public par des mesures de ségrégation adaptées. Pour des raisons prophylactiques et de police, le SOTC recommande, en particulier, la plus stricte ségrégation entre Français et indigènes – interdire le métissage, la propagation des maladies vénériennes – et entre races – afin de prévenir les rixes et la diffusion d’idées « subversives » qui, lorsque les indigènes rentreront chez eux, risquent de leur faire perdre « tout sentiment de 160 Laurent DORNEL, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’œuvre coloniale en France pendant la première guerre mondiale », Genèses, 20, septembre 1995, p. 49. 161 Ainsi les experts du SOTC jugent que « sauf exception, les nègres ne sont guère utilisables que pour les travaux de force », les Chinois « simples, adroits et résistants, capables de s’acclimater parfaitement dans nos régions » étaient jugés « aptes à devenir de très bons ouvriers, posséd[ant] des facultés particulières d’assimilation et d’imitation qui leur permettent de se perfectionner rapidement dans leur métier », les Annamites, « agiles, simples, peu vigoureux (…) en général doux et soumis » étaient bien faits pour les tâches exigeant précision, adresse et patience, les Marocains, pour les travaux de force « qu’ils mettent un certain orgueil à exécuter », tandis que les Algériens, Arabes ou Kabyles, forment des agriculteurs excellents. Pour une gestion « raciale » de la maind’œuvre le SOTC estimait ainsi, par exemple, à propos du Marocain que « dirigé avec fermeté mais sans brutalité, il conserver[ait] ses qualités de race », cité par Laurent DORNEL, art. cit., p. 50-51. 294 discipline sociale par suite de l’absorption d’idées qui constituent pour leur mentalité si éloignée de la nôtre une boisson trop capiteuse »162. 3.3. ANTISEMITISME ET IDEOLOGIE L’AFFAIRE DREYFUS RACISTE DANS LA FRANCE DES ANNEES 1880 ET DE 3.3.1. De l’antijudaïsme à l’antisémitisme Au début des années 1880, une vague de xénophobie enflamme la société française et dont les principales victimes seront les travailleurs immigrés et les Juifs, assimilés ou non163. Dans un contexte de dépression économique latent, la recherche d’un « bouc émissaire », commune aux périodes de crise économique et sociale, va dégénérer en une violente explosion de haine raciste et antisémite menaçant d’emporter la République au plus fort de l’affaire Dreyfus. Les vieux stéréotypes de l’antijudaïsme chrétien, reforgés dans la pensée biologique d’une anthropologie raciale moderne, vont trouver une vigueur nouvelle. L’hostilité à l’égard du Juif se mue alors en un antisémitisme scientiste faisant du Juif un « type biologique » éternel et inassimilable. En 1882, le krach bancaire de l’Union générale imputé par les milieux nationalistes et catholiques, mais aussi par certains socialistes, aux intrigues de la « banque juive », est prétexte à un déchaînement d’attaques contre les Juifs de grande ampleur. Si ces discours antisémites perpétuent en grande partie les thèmes traditionnels de l’antijudaïsme chrétien contre le « peuple déicide », cette vague d’antisémitisme va s’appuyer sur une vision modernisée du « juif »164. La pensée antisémite va désormais recourir à une rhétorique biologique et racialiste symbolisant l’entrée de la haine des juifs dans l’âge des sciences positives. Dans un climat d’exacerbation des sentiments patriotiques et de heurts des impérialismes, les milieux nationalistes qui n’ont jamais admis l’émancipation des Juifs par la Révolution ni l’accès de plein droit à la citoyenneté de tous les juifs d’Algérie – décret Crémieux du 24 octobre 1870 –, vont dénoncer avec fanatisme l’« altérité » des Juifs et leur refus supposé de s’assimiler à la nation française. Ces accusations, sans être 162 Discours de l’Inspecteur colonial Salles lors d’une visite en 1915 aux usines d’armement, cité par Laurent DORNEL, art. cit., p. 52. 163 Le terme d’antisémitisme a été forgé en 1873 par un journaliste allemand de Hambourg, Wilhelm Marr, dans un libelle, La Victoire du judaïsme sur le germanisme. 164 Au Moyen-Âge les Juifs étaient accusés d’empoisonner les sources, de propager la peste, de tuer des enfants chrétiens pour des cérémonies inhumaines, de profaner les hosties consacrées, de s’enrichir par des opérations usuraires, etc. 295 originales, vont enraciner l’antisémitisme moderne dans une rhétorique bioraciale sur l’altérité et la nature psychophysiologique supposée « inassimilable » des Sémites. L’antisémitisme qui sévira alors en France, comme dans une grande partie l’Europe d’ailleurs, procédant désormais moins d’une vision théologique des juifs que d’une logique racialiste marquant un authentique « changement d’optique » (Arendt)165. Les années 1880-90 voient le triomphe d’un antisémitisme scientiste charrié par un fantasme racial structuré par la croyance en un mythe Aryen. Cet antisémitisme savant emprunte ses principales thèses aux théories biologiques et anthroporaciales, mais aussi à l’histoire et à la linguistique (Taine, Renan), marquant une substitution de la « causalité biologique » à la « causalité théologique » ou « diabolique » dans l’antipathie contre les juifs. Dans cette version moderne et scientifique du « complot juif », on peut ainsi dire avec Léon Poliakov, que « le Diable passe à l’arrière-plan » lorsque la « race » s’impose en raison dernière de la haine des juifs166. Cette vision bioraciale du juif, progressivement codifiée dans les années 1880, va structurer la rhétorique des milieux nationalistes français de la guerre de 1870 à l’Affaire Dreyfus. C’est cette même rhétorique bioraciale qui inspirera l’idéologie antisémite de l’extrême droite dans les années 30 et la législation antisémite du régime de Vichy. Cette biologisation du Juif s’inscrit dans le cadre des mutations idéologiques du discours nationaliste français à la fin du 19e siècle, montrant une racialisation graduelle des représentations de l’ennemi. Le nationalisme français va ainsi charrier à partir de la seconde moitié du 19e siècle un « antisémitisme constant »167, mais ce n’est qu’au cours des années 1880 que la méfiance à l’égard des juifs emprunte les voies de l’anthropologie raciale en se chargeant de croyances sur une inégalité biologique et une hiérarchie des races. Cet antisémitisme sophistique plus qu’il ne remplace le répertoire traditionnel de l’antijudaïsme. Mais l’invocation de la causalité biologique confère désormais à la haine du juif une logique fataliste et strictement 165 Sur les distinctions logiques entre « antijudaïsme » – doctrine d’origine religieuse, inspirée « par l’hostilité réciproque de deux fois antagonistes »– et « antisémitisme » – « idéologie laïque du 19e siècle », selon Arendt – voir les chapitres 1 et 2, et en particulier les analyses de Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, vol. I, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1991 (1955), p. 317 ssq. et La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, 2 vol., Paris, Calmann-Lévy, 1980 et 1986, ainsi que Hannah ARENDT, Sur l’antisémitisme. Les origines du totalitarisme, Paris, Le Seuil (coll. « Points – Essais »), 1998, p. 9-10. 166 Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme : L’âge de la science, vol. 2, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1991 (1955), p. 285. 167 Pierre BIRNBAUM, Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1994, p. 488. 296 déterministe, qu’aucune « conversation » ou « naturalisation » ne saurait suspendre, le portrait physique du « sémite » se doublant d’une description psychologique frappée du sceau de l’irréversibilité et de la prédictibilité168. 3.3.2. Nationalisme et antisémitisme. Le mythe de la France juive La vision raciale du juif qui se répand dans la presse et dans la rue au cours des années 1880-1900 continue de coexister avec les stéréotypes et les préjugés hérités de l’antijudaïsme chrétien et médiéval. Dans le célèbre pamphlet d’Édouard Drumont (1842-1917), La France juive, publié en 1886, le portrait racial du juif voisine ainsi avec une compilation de tous les griefs de la petite bourgeoisie cléricale et des milieux nationalistes à l’encontre les juifs. Multipliant les emprunts à Gobineau, Taine, Renan et Le Bon, Drumont estime que l’Histoire tout entière s’explique par le combat acharné entre les races aryenne et sémite, convaincu de la nature biologique et immuable de ces types. Aux mythes chrétiens et nationalistes du sémite « mercantile, cupide, intrigant, subtil, rusé » et dont la pensé fixe aurait été « constamment de réduire l’Aryen en servage, de la mettre à la glèbe »169, Drumont mêle des descriptions physiques à prétention anthropologique de la « race juive ». Ainsi, note l’auteur, « les principaux signes auxquels on peu reconnaître le juif restent donc : ce fameux nez recourbé, les yeux clignotants, les dents serrées, les oreilles saillantes, les ongles carrés, le pied plat, les genoux ronds, la cheville extraordinairement en dehors, la main moelleuse et fondante de l’hypocrite et du traître ; ils ont assez souvent un bras plus court que l’autre »170. Les préjugés antisémites les plus éculés se voient ainsi réinterprétés sur la base des critères scientifiques du temps, telles ces maladies supposées affecter le juif – « il sent mauvais » et est « sujet à toutes les maladies » – attribuées à une « corruption du sang »171. Si les écrits de Drumont sont significatifs, c’est parce qu’ils réalisent à la fin du 19e siècle comme une synthèse idéologique des formes archaïques et modernes de la haine du juif, combinant opinions sacrées et profanes, 168 Ainsi que l’écrit Léon Poliakov, tout se passe « comme si la rouelle ou le chapeau conique de jadis était désormais gravé, ‘‘intériorisé’’, dans leur chair, comme si la sensibilité de l’Occident ne pouvait se passer de la certitude d’une distinction qui devint, une fois effacés les signes visibles identifiant les Juifs, une invisible essence », Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme : L’âge de la science, vol. 2, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1991 (1955), p.163. 169 Édouard DRUMONT, La France juive. Essai d’histoire contemporaine, vol. 1, Paris, Marpin et Flammarion, 1885, 13e éd., p. 79. 170 Ibid., p. 34. 171 Ibid., p. 103-104. 297 jugements scientifiques et croyances populaires172. Ainsi le portrait médiéval du juif empoisonneur des puits et propagateur de la peste reçoit-il avec Drumont le renfort d’une explication biologique, Drumont notant que « par un phénomène que l’on a constaté cent fois au Moyen Âge et qui s’est affirmé de nouveau au moment du choléra, le juif paraît jouir vis-à-vis des épidémies d’une immunité particulière, il semble qu’il y ait en lui une sorte de peste permanente qui le garantit de la peste ordinaire »173. Lecteur de Drumont et prophète d’un nationalisme « fermé » et ethnique, Barrès tient lui aussi l’existence d’une race juive conçue en termes biologiques comme une certitude aussi puissante que la réalité des nations. « Je crois, affirme en effet l’auteur des Scènes et doctrines du nationalisme, que le juif est une race, bien plus, une espèce »174. Et comme toutes les races, la race juive peut alors être définie par ses caractères physiques et psychologiques fixes et héréditaires, permettant à l’observateur attentif de rattacher chaque individu à son type, mais aussi de prédire avec une précision mathématique les manières de penser et d’agir des personnes. Cette confiance dans les lois de corrélation psychophysiologique de l’anthropologie raciale fonde chez Barrès la double conviction que tout juif est nécessairement le représentant et que la trahison de Dreyfus répond à la pente de son type racial. Ainsi, proclame Barrès en pleine affaire Dreyfus, « je n’ai pas besoin qu’on me dise pourquoi Dreyfus a trahi. En psychologie, il me suffit de savoir qu’il est capable de trahir et il me suffi de savoir qu’il a trahi. L’intervalle est rempli. Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race »175. L’affaire Dreyfus marque un point culminant de la synthèse idéologique dont est issue la pensée antisémite moderne. Entre 1894 et 1906, le camp des anti-dreyfusards mobilisera tous les registres ordinaires – religieux, culturels, économiques, politiques – de la haine des juifs, mais c’est le recours à une rhétorique scientiste et raciale qui sanctionne la conversion de l’antisémitisme en un système idéologique et une doctrine politique. C’est d’ailleurs à cette époque que les termes « antisémites » (1889) et « antisémitisme » (1894) 172 Voir pour un examen des principaux thèmes de cette « synthèse idéologique » – le complot, les juifs instigateurs de la Révolution, l’équation « République = juiverie = franc-maçonnerie », le capitalisme juif contre l’anticapitalisme populaire de la « France honnête et laborieuse », la guerre des races, etc. – Michel WINOCK, « Édouard Drumont et La France juive », dans Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil, (coll. « Points – Histoire »), 1982, chapitre 4. 173 Édouard DRUMONT, La France juive. Essai d’histoire contemporaine, vol. 1, p. 104. 174 Maurice BARRÈS, Scènes et doctrines du nationalisme (1902), vol. 1, Paris, Éd. du Trident, 1987, p. 118. 175 Maurice BARRÈS, op. cit., p. 161. 298 entrent dans le langage commun des mouvements nationalistes et de la droite antirépublicaine, ouvrant la voie à la formation d’une doctrine antisémite qui justifiera dans l’esprit des nationalistes antidreyfusards et de leurs héritiers collaborationnistes la condamnation de Dreyfus comme la déportation des Juifs de France. C’est dans ce contexte idéologique marqué par la forte prégnance des doctrines et théories racialistes dans le débat public, en France comme aux EtatsUnis, que les sciences sociales vont tenter d’imposer une vision nouvelle de l’homme et de la société. Si le paradigme racialiste, soutenu par la force d’une idéologie raciste, n’est pas l’unique mode d’explication du social à la fin du 19e siècle, il en constitue néanmoins une modalité dominante face à laquelle la sociologie et l’anthropologie principalement vont devoir s’affirmer dans une lutte d’influence qui obligera les sciences sociales à prendre position non seulement sur un terrain théorique et épistémologique, mais aussi sur un terrain éthique. 299 CHAPITRE V DURKHEIM ET LES DURKHEIMIENS FACE A LA PENSEE BIOLOGIQUE ET RACISTE. L’ECOLE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE ENTRE DENI THEORIQUE ET ENGAGEMENT POLITIQUE. Le modèle sociologique durkheimien comme celui de l’école de Chicago ont vu le jour dans un contexte épistémologique et idéologique fortement « compétitif ». Dans les années 1890, le contexte théorique des sciences humaines est dominé par les paradigmes biologiques et raciologiques du social. Le contexte « pratique » ou idéologique est marqué par l’omniprésence dans le débat public de théories racialistes qui structurent amplement les représentations collectives de la société française face à la colonisation, l’immigration et l’antisémitisme, et de la société américaine face au « problème noir ». Le projet épistémologique durkheimien de fondation d’un point de vue sociologique autonome (« expliquer le social par le social ») s’est opéré dans une tentative ouverte de renversement des modèles théoriques concurrents d’explication du social. Ainsi le combat durkheimien a-t-il pris la forme d’un affrontement direct avec les principaux concurrents identifiés par Durkheim et ses disciples du projet sociologique durkheimien. Ces concurrents « officiels » sont principalement les modèles biologiques et raciologiques, d’une part, et les modèles psychologiques ou individualistes, d’autre part. La tactique tout comme les choix théoriques et méthodologiques mis en œuvre par le camp durkheimien dans son combat contre des adversaires perçus principalement comme des rivaux « théoriques », répondent à une volonté de positionnement stratégique. Mais une prise de position dans le champ des sciences sociales revêt toujours une dimension épistémologique et idéologique, car il n’est pas d’épistémologie qui n’emporte avec elle des préférences philosophiques, éthiques et politiques. Or, dans la critique « sociologique » des modèles rivaux, la dimension idéologique de la concurrence des paradigmes va être volontairement occultée par les durkheimiens, à de rares exceptions, au profit d’une approche se voulant exclusivement théorique, c'est-à-dire « neutre » et « objective ». Dans le cas des modèles sociobiologiques et raciologiques, avatars scientifiques d’une idéologie raciste liant de façon étroite des présupposés ontologiques à des options théoriques et méthodologiques, le refus d’engager le combat sur le terrain des valeurs va avoir 300 de lourdes implications quant à la capacité de la sociologie durkheimienne à opposer réellement à une vision biologique et raciologique des identités une conception « sociologique » alternative, autrement que par une injonction à choisir entre la « race » et le « social ». La capacité même des sciences sociales françaises à comprendre la notion de « culture » comme substitut à la « race » s’est largement jouée dans les modalités d’affirmation de la sociologie durkheimienne. 1. « EXPLIQUER LE SOCIAL PAR LE SOCIAL RACE ET D’HEREDITE. 1.1. » : FONDER LA SOCIOLOGIE EN CRITIQUANT LES NOTIONS DE Race et individu. Enjeux épistémologiques et philosophiques d’une critique sociologique En 1893, dans la Division du travail social, Durkheim réserve ses premières flèches aux théories héréditaristes et racialistes, preuve d’une vision claire du rapport de force structurant le champ des doctrines sociales. La critique des notions d’hérédité et de race comme facteurs explicatifs du social forme les prolégomènes du projet sociologique durkheimien. Dans un discours à vocation théorique et méthodologique, Durkheim va consacrer de longs passages à réfuter l’influence de l’hérédité, assimilée à l’action de la « race » ou de l’« ethnique », sur la vie sociale. Sans dénier toute incidence de ce facteur sur le fonctionnement des phénomènes sociaux, il entend circonscrire étroitement l’influence des mécanismes héréditaires et biologiques pour fonder la spécificité du social et l’autonomie du point de vue sociologique. En pratique, contester l’influence de l’hérédité dans le déploiement de la vie sociale, c’est dans le contexte idéologique et épistémologique où Durkheim réfléchit, s’attaquer aux modèles évolutionnistes et raciologiques du social qui, au 19e siècle, font de l’idée de « race » le facteur explicatif primordial de l’homme et des sociétés. Les adversaires du projet sociologique durkheimien sont formellement désignés. Dans la ligne de mire de La division du travail social figurent d’abord les théories héréditaires prétendant expliquer le social à partir des caractères psychophysiologiques ataviques de l’individu ou de son groupe d’appartenance biologique. « Révolutionnaire », la sociologie de Durkheim l’est dans la mesure où elle constitue une attaque contre le paradigme bioracialiste dominant à la fin du 19e siècle. En allant à contre-courant de la pensée sociale de son temps, Durkheim sait bien que les enjeux de cette « rupture » sont théoriques et méthodologiques, mais 301 aussi philosophiques et éthiques, car au-delà de la réfutation du facteur de l’hérédité comme instance explicative des sociétés humaines, relativiser l’influence de l’hérédité sur la vie sociale et le destin des hommes, c’est aussi, admet Durkheim, défendre les prérogatives de l’individu contre son écrasement par la race. Entre la logique héréditaire ou raciale et la pensée libérale, il existe à ses yeux une antinomie radicale, « la race et l’individu [étant] deux forces contraires qui varient en raison inverse l’une de l’autre ». Ainsi reconnaître à l’hérédité des caractères une influence prépondérante sur le devenir des individus, ce serait nier toute idée de liberté dans l’affirmation de l’existence de « vocations natives »1. En termes philosophiques et éthiques, l’hérédité constitue un obstacle à l’idée liberté ou de variabilité du développement individuel ; elle consacre la « tyrannie du passé » sur des individus enchaînés à leurs ancêtres, entravés par des liens qui « nous immobilise[nt] ». En sociologue, Durkheim entend alors opposer la rigueur implacable du déterminisme racial à la flexibilité de la contrainte sociale. Ainsi, comparant le poids du fardeau que la race fait peser sur l’individu à la rigueur de la contrainte morale ou sociale susceptible de s’exercer sur lui en raison de son appartenance à une communauté de culture, il note que « l’obstacle que le progrès rencontre [du côté de la race] est (…) plus difficilement surmontable que celui qui vient de la communauté des croyances et des pratiques. Car celles-ci ne sont imposées à l’individu que du dehors et par une action morale, tandis que les tendances héréditaires sont congénitales et ont une base anatomique »2. Carcan rigide imposé à la liberté de l’individu, puisque enracinée dans la constitution biologique des êtres, la croyance en l’hérédité des aptitudes et des statuts serait même, selon Durkheim, la source de tous systèmes de castes ou de classes, car « plus grande est la part de l’hérédité dans la distribution des tâches, plus cette distribution est invariable »3. Ces enjeux philosophiques et éthiques aperçus, Durkheim va alors esquisser les contours d’une critique théorique opposant à la vision biologique de la société et des institutions une interprétation proprement « sociologique » de la division du travail social. 1 « Émile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 5ème éd., 1998, p. 291-292. Durkheim fait ici référence aux travaux de F. Galton et Th. Ribot sur l’hérédité des professions, ainsi qu’aux théories anthropologiques de Lombroso sur l’hérédité des caractères criminels. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 295. 302 1.2. Contre la race et l’hérédité, expliquer la division du travail par le « social » Durkheim fait de la division du travail social la source des sociétés modernes ; c’est aussi la base théorique de sa sociologie. C’est à partir d’une explication fonctionnaliste de l’origine de la division du travail qu’il s’applique à invalider les théories biologiques et héréditaires du social. Contre Spencer, Durkheim va soutenir que l’institution de la division du travail social ne répond pas à des fins biologiques ou psychologiques, mais aux besoins d’un organisme « social », tandis que la différenciation et la spécialisation des fonctions trouvent leur origine dans la « constitution du milieu social interne ». Pour que la division des tâches ait pu voir le jour, il a en effet fallu, estime Durkheim, que la foi aveugle dans l’action de l’hérédité soit ébranlée ou « que les hommes parvinssent à secouer le joug de l’hérédité, que le progrès brisât les castes et les classes », car entre la division fonctionnelle du travail et l’hérédité il y a comme une antinomie logique. Ainsi, dans le schéma connu de la sociologie durkheimienne, la spécialisation des tâches progresse en raison inverse de l’action de l’hérédité. Ce n’est pas dire que la division du travail marque une disparition totale de l’influence de l’hérédité dans les sociétés modernes, mais que ce facteur pèse moins fatalement sur l’action et le destin des individus dans une société à « solidarité organique » ou fonctionnelle. Durkheim ne nie pas que des liens biologiques ou de consanguinité aient pu favoriser initialement le rapprochement et l’agrégation des individus, mais dès la « Préface » de la Division du travail social il exprime la volonté d’opposer aux explications biologiques et psychologiques des institutions de la division du travail social et de la formation des groupes sociaux, une explication « fonctionnaliste » fondée sur l’efficacité de facteurs sociaux, tels la proximité, l’intérêt ou la nécessité de s’allier pour affronter les dangers, considérés comme « des causes autrement puissantes de rapprochement »4. Historiquement, le déclin d’influence de l’hérédité a coïncidé, selon Durkheim, avec la dilution progressive des grandes divisions raciales. Il étaie cette thèse de données anthropologiques empruntés aux travaux de l’anthropologue physique Quatrefages et censées attester de la dissipation graduelle des caractères de race. Ainsi, dans la longue évolution des sociétés humaines et après des siècles de métissage, la race ne constitue plus un type biologique distinct et héréditaire et le 4 « Préface » à Émile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 5ème éd., 1998, p. xix. 303 mot même de « race », affirme Durkheim, ne recouvre plus que « des ressemblances toutes morales, que l’on établit à l’aide de la linguistique, de l’archéologie, du droit comparé, qui deviennent prépondérante ; mais [dont] on [a] aucune raison d’admettre qu’elles soient héréditaires. Elles servent à distinguer des civilisations plutôt que des races. À mesure qu’on avance, les variétés humaines qui se forment deviennent donc moins héréditaires ; elles sont de moins en moins des races (…). Qu’est-ce que cela signifie sinon que la culture humaine, à mesure qu’elle se développe, est de plus en plus réfractaire à ce genre de transmission ? Ce que les hommes ont ajouté et ajoutent tous les jours à ce fond primitif qui s’est fixé depuis des siècles dans la structure des races initiales, échappe donc de plus en plus à l’action de l’hérédité »5. En devenant plus spéciales, les facultés humaines deviennent moins transmissibles par l’hérédité et plus indéterminées. L’hérédité ne transmet plus alors qu’un ensemble de prédispositions générales, exploitées et orientées dans un sens désiré par l’éducation6. Si le facteur de l’hérédité n’a pas complètement disparu de la vie sociale, la destinée des individus est cependant désormais « prédéterminée d’une manière moins nécessaire par l’hérédité »7. Parallèlement au déclin de l’hérédité des caractères psychophysiologiques on constate une régression des « instincts », détrônés peu à peu chez l’individu par une intelligence douée de volonté, car « il est, en effet, démontré que l’intelligence et l’instinct varient toujours en sens inverse l’un de l’autre »8. C’est à la lumière de cet affaiblissement mécanique des instincts que le recul de l’hérédité apparaît réellement aux yeux de Durkheim comme une forme de libération de l’individu, dès lors « moins fortement enchaîné à son passé »9. 5 Ibid., p. 297. « Ce n’est pas dire, note en effet Durkheim, que l’hérédité soit sans influence, mais ce qu’elle transmet, ce sont des facultés très générales et non une aptitude particulière (…). Ce que l’enfant reçoit de ses parents, c’est quelque force d’attention, une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l’imagination, etc. Mais chacune de ces facultés peut convenir à une foule de spécialités différentes et y assurer le succès », Ibid., p. 306. 7 Ibid., p. 308. 8 Cette régression des instincts au profit de l’intellect concerne l’ensemble du règne animal, mais elle serait davantage marquée chez l’homme, Ibid., p. 311-312. 9 Ibid., p. 317. Cette régression est bien conçue par Durkheim comme un processus de substitution quasi mécanique, car « la vérité c’est que la conscience n’envahit que les terrains que l’instinct a cessé d’occuper ou bien ceux où il ne peut pas s’établir. Ce n’est pas elle qui le fait reculer ; elle ne fait que remplir l’espace qu’il laisse libre », Ibid., p. 338. 6 304 1.3. Causalité biologique et causalité sociologique La réfutation des notions de race et d’hérédité comme facteur explicatifs du social participe directement du projet durkheimien de fondation d’un point sociologique spécifique. Au-delà d’une stratégie discursive consistant chaque fois à réfuter initialement les modèles antérieurs ou concurrents, l’objectif épistémologique de Durkheim est d’opposer à la causalité biologique l’autorité du déterminisme social. Mais dans cette lutte d’influence, la figure de l’adversaire reconnu par Durkheim est double en 1893. Il s’agit, d’un côté, des théories sociobiologiques conférant à l’hérédité, via la race, une influence primordiale comme « causalité biologique » déterminant les actions des individus. D’autre part, Durkheim vise les théories psychologiques ou individualistes prétendant s’en remettre pour rendre compte du social à une « causalité psychologique » tout aussi discutable. Ces deux figurent de l’adversaire circonscrivent l’entreprise épistémologique durkheimienne. Attaquées tour à tour, elles vont vite être englobées par Durkheim dans un même ordre « organico-psychique » rassemblant les « théories simplistes qui réduisent le composé au simple, le tout à la partie, la société ou la race à l’individu »10. Aux prises avec ces adversaires, la stratégie durkheimienne va alors être de convaincre les sociologues que « les phénomènes sociaux dérivent de causes sociales » et non de causes psychologiques d’origine raciale ou individuelle11. La critique durkheimienne des modèles biologiques et psychologiques du social s’apparente mutatis mutandis à un « déplacement » de causalité. Passer de la causalité biologique ou psychologique à la causalité sociologique, c’est pour Durkheim rapatrier l’explication des faits sociaux de la nature vers le social, de l’individuel au collectif. C’est là tout l’objet de la démonstration du passage de la « solidarité mécanique » à la « solidarité organique », sous-tendue par cette conviction que l’homme « dépend de causes sociales », qu’il est placé en société « sous l’emprise de causes sui generis dont la part relative dans la constitution de la nature humaine devient toujours plus considérable » et que, à mesure que s’accroît le « milieu collectif », il devient moins soumis au « milieu organique » et plus accessible à « l’action des causes sociales » jusqu’à y être « subordonné ». D’une formule éloquente Durkheim résume ce déplacement de causalité en affirmant que « dans l’humanité (…) et surtout dans les sociétés supérieures, ce sont les causes 10 11 Ibid., note 1, p. 318. Ibid., p. 317. 305 sociales qui se substituent aux causes organiques. C’est l’organisme qui se spiritualise »12. Cette substitution de causalité est en même temps conçue comme un changement de type de solidarité, correspondant au remplacement du déterminisme biologique ou psychologique par le déterminisme social, via la « conscience collective », comme force de cohésion de la société13. L’intériorisation du déterminisme social parachève dans la logique durkheimienne ce déplacement de causalité sanctionnant le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique. C’est par suite la division « spontanée » du travail social qui constituera la nouvelle source de la solidarité14. La démonstration de substitution de la causalité sociologique à la causalité biologique est aussi l’objet de la préface des Règles de la méthode sociologique (1895). La sociologie, y soutient Durkheim, entend apercevoir la cause déterminante des faits sociaux non dans l’action de la race et de l’hérédité sur les individus, mais dans l’influence exercée par une « conscience sociale » sur des consciences particulières. Et devançant les objections d’adversaires ou de partisans inquiets le suspectant de procéder par là à une sorte de réification de la conscience collective, Durkheim précise entendre par « conscience sociale », « rien de substantiel, mais seulement un ensemble, plus ou moins systématisé, de phénomènes sui generis ». Contrairement à la race, la contrainte exercée par la conscience sociale ne s’enracine nullement dans la constitution biologique des corps, mais passe par les « faits sociaux » et les « représentations collectives »15. L’action de l’hérédité ne 12 Ibid., p. 337-338. En effet, la régression de l’instinct parallèlement au déclin de l’hérédité induirait le recul de la solidarité « mécanique » dans les sociétés « segmentaires », le consensus spontané des parties n’étant alors plus assuré. L’unité de ces sociétés, fondée sur la similitude et l’homogénéité des consciences individuelles, serait ébranlée. Or, il ne saurait y avoir de solidarité sans consensus, car « ce qui fait l’unité des sociétés organisées, comme de tout organisme, c’est le consensus spontané des parties, c’est cette solidarité interne qui non seulement est tout aussi indispensable que l’action régulatrice des centres supérieurs, mais qui en est même la condition nécessaire », Ibid., p. 351. Le maintien d’une solidarité sociale, sans laquelle aucune société organisée ne saurait exister, exige que le vide créé par le déclin du principe de la solidarité mécanique – liens de consanguinité – soit compensée par une nouvelle forme de solidarité. En effet, affirme Durkheim, « puisque la solidarité mécanique va en s’affaiblissant, il faut que la vie proprement sociale diminue, ou qu’une autre solidarité vienne peu à peu se substituer à celle qui s’en va. Il faut choisir. En vain on soutiendra que la conscience collective s’étend et se fortifie en même temps que celles des individus », Ibid., p. 147. 14 Mais à condition, précise Durkheim, que cette division du travail soit « spontanée et dans la mesure où elle est spontanée. Mais par spontanéité il faut entendre l’absence (…) de tout ce qui peut entraver le libre déploiement de la force sociale que chacun porte en soi », Ibid., p. 370. 15 Émile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 19e éd., 1977, p. xi. La différence entre la contrainte exercée par le déterminisme biologique et par la conscience sociale serait du même ordre que ce qui distingue un « milieu physique » d’un « milieu social ». En effet, indique Durkheim, « tout milieu physique exerce 13 306 saurait alors être confondue avec cette contrainte exercée « du dehors » par la conscience sociale et dont la spécificité tient autant à son extériorité qu’au « substrat » qui la supporte16. 1.4. De la réfutation des facteurs de l’hérédité et de la race au rejet de la psychologie Contre la sociobiologie, Durkheim veut congédier de la science du social les notions de « race » ou d’« ethnique », deux termes tenus comme équivalents pour désigner un principe d’appartenance et de détermination biologique des individus. La race et l’ethnique relèvent pour Durkheim d’une forme de solidarité archaïque où les liens entre les membres d’une communauté se réduisent à des rapports de consanguinité. Cette solidarité dite « mécanique » est caractéristique des sociétés « segmentaires » formées par la répétition d’agrégats semblables répondant à un même type ethnique ou racial héréditaire17. La solidarité « mécanique » ou « segmentaire », précise à cet égard Durkheim, est la forme la plus commune des « sociétés inférieures » ou « primitives » d’Amérique, d’Australie et d’Afrique, notant en passant que si les Hébreux s’y sont longuement « attardés », les Kabyles une contrainte sur les êtres qui subissent son action ; car ils sont tenus, dans une certaine mesure, de s’y adapter. Mais il y a entre ces deux modes de coercition toute la différence qui sépare un milieu physique et un milieu moral. La pression exercée par un ou plusieurs corps sur d’autres corps ou même sur des volontés ne saurait être confondue avec celle qu’exerce la conscience d’un groupe sur la conscience de ses membres. Ce qu’à de tout à fait spécial la contrainte sociale c’est qu’elle est due, non à la rigidité de certains arrangements moléculaires, mais au prestige dont sont investies certaines représentations (…) les croyances et les pratiques sociales agissent sur nous du dehors : aussi l’ascendant exercé par les unes et par les autres est-il, au fond, très différent », Ibid., p. xxi-xxiii. 16 Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Durkheim précise la spécificité du « substrat » supportant les représentations collectives, les croyances, idées et sentiments constitutifs de la conscience sociale. La vie morale, insiste Durkheim, « n’est pas à la remorque du corps ». Au contraire, l’univers des représentations où se déroule la vie sociale « se surajoute à son substrat matériel, bien loin qu’il en provienne : le déterminisme qui y règne est donc beaucoup plus souple que celui qui a ses racines dans la constitution de nos tissus et il laisse à l’agent une impression justifiée de plus grande liberté. Le milieu dans lequel nous nous mouvons a ainsi quelque chose de moins opaque et de moins résistant : nous nous y sentons et nous y sommes plus à l’aise ». Pour échapper à la tyrannie de l’hérédité, les individus n’ont d’autre alternative que de se placer sous l’influence de la conscience collective. « En un mot, conclut ainsi Durkheim, le seul moyen que nous ayons de nous libérer des forces physiques est de leur opposer les forces collectives », Émile DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 4e éd., 1998, p. 389. 17 La « horde » représenterait l’agrégat le plus élémentaire de toute organisation humaine et le type social le plus simple que puisse concevoir le sociologue, « comme une masse absolument homogène dont les parties ne se distingueraient pas les unes des autres, et par conséquent ne seraient pas arrangées entre elles, qui, en un mot, serait dépourvue de toute forme définie et de toute organisation. Ce serait le vrai protoplasme social, le germe d’où seraient sortis tous les types sociaux », Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 149. En 1895, Durkheim élèvera même dans la horde au rang de « protoplasme du règne social et, par conséquent, [de] base naturelle de toute classification sociale », Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 1977, p. 83. 307 d’Algérie « ne l’ont pas dépassée »18. La race ne produit qu’une solidarité de type « mécanique », vouée à s’éclipser dans les sociétés connaissant la division du travail social devant la solidarité « organique »19. Dans la pensé durkheimienne, la forme de solidarité d’une société a des implications fonctionnelles, mais induit également des effets biologiques sur les populations, comme en témoigne cette remarque de Durkheim à propos des sociétés primitives qui sont « si bien le lieu d’élection de la solidarité mécanique que c’est d’elle que dérivent leurs principaux caractères physiologiques »20. Dans un amalgame entre théories biologiques et psychiques, sans doute encouragé par le poids d’un schéma psychophysiologique dans les sciences psychologiques à la fin du 19e siècle, Durkheim va ensuite renvoyer causalité raciale et causalité psychique dans un même ordre de l’« organico-psychique », une assimilation non sans conséquence sur les rapports de la sociologie durkheimienne à la psychologie. Par ce subterfuge le projet sociologique fait d’une pierre deux coups, en disqualifiant dans un même élan facteur racial et facteur psychologique, soit les deux principaux rivaux du projet sociologique durkheimien. Dans une équivalence entre facteurs ethnique et psychique que les anthropologues raciaux n’auraient sans doute pas désavouée, Durkheim déclare, en effet, que s’il y a « un moyen d’isoler à peu près complètement le facteur psychologique de manière à pouvoir préciser l’étendue de son action, c’est de chercher de quelle façon la race affecte l’évolution sociale. En effet, les caractères ethniques sont d’ordre organico-psychique. La vie sociale doit donc varier quand ils varient, si les phénomènes psychologiques ont sur la société l’efficacité causale qu’on leur attribue. Or nous ne connaissons aucun phénomène social qui soit placé sous la dépendance incontestée de la race. Sans doute, nous ne saurions attribuer à cette proposition la valeur d’une loi ; nous pouvons du moins l’affirmer comme un fait constant de notre pratique »21. Pour démontrer l’inefficacité du facteur racial dans l’explication sociologique, il suffirait dès lors au sociologue d’établir l’inefficacité du facteur psychologique, telle est la conclusion abrupte d’une démonstration surprenante où Durkheim embrasse 18 La société Kabyle, ayant pour unité politique le clan et structurée en tribus, villages et confédérations tribales, incarne pour Durkheim l’archétype de la société segmentaire régie par la solidarité mécanique. 19 Sur les spécificités bien connues de ces deux formes de solidarité dans la sociologie durkheimienne, voir De la division du travail social, livre I, chapitre 2 à 4. 20 Émile DURKHEIM, De la division du travail social, p. 154. 21 Émile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 19e éd., 1977, p. 107. 308 clairement pour la critiquer la vision anthroporaciale de la race comme entité psychophysiologique. À l’interprétation du social par la race ou le psychique, Durkheim va opposer alors la validité d’une explication sociologique recherchant la « cause déterminante d’un fait social, « non dans les états de la conscience individuelle », mais dans des faits sociaux antécédents22. La critique du concept de « race » qui occupe une place importante dans les écrits fondateurs de la sociologie durkheimienne apparaît alors rétrospectivement comme une critique en creux des théories psychologiques. C’est pourquoi dans Le Suicide la réfutation de la notion de « race » va-t-elle de pair avec une critique du facteur « psychique ». Passant en revue les théories existantes du phénomène suicidaire, Durkheim se demande, en effet, s’il fut possible d’établir une corrélation constante entre la propension au suicide et la « race », entendue comme un ensemble spécifique de « caractères organico-psychiques »23. Mais à la question « qu’est-ce qu’une race ? », une incertitude demeure que ne saurait totalement dissiper la décision du sociologue de ne s’en tenir qu’aux « attributs immédiats directement observables ». Durkheim enjoint dès lors les sociologues à la plus grande prudence, car il n’est pas sûr « qu’il y ait aujourd’hui des races humaines qui répondent à cette définition » compte tenu des mélanges immémoriaux entre les peuples24. Il n’exclut pas que des « races » aient existé de par le passé, avançant pour cause de leur effacement progressif le fait du métissage 22 La croyance en l’efficacité du facteur racial ne serait qu’une vieille habitude de savant. En effet, remarque Durkheim, s’il y a « un certain nombre de faits qu’il est d’usage d’attribuer à l’influence de la race (…) cette interprétation des faits, pour être classique, n’a jamais été méthodiquement démontrée ; elle semble tirer presque toute son autorité de la seule tradition. On n’a même pas essayé si une explication sociologique des mêmes phénomènes n’était pas possible et nous sommes convaincu qu’elle pourrait être tentée avec succès », Ibid., p. 107-109. 23 Durkheim constate l’absence de consensus sémantique sur la notion de « race », puisque « non seulement le vulgaire, mais les anthropologistes eux-mêmes explorent le mot dans des sens divergents ». Entre la définition des monogénistes et celle des polygénistes, seuls les critères de « ressemblance » et de « filiation » lui paraissent objet d’un accord sur ce qui définit l’appartenance à une race. En revanche, sur la question essentielle de l’origine des races, la cacophonie la plus parfaite régnait à ses yeux. Ainsi, selon Durkheim, si l’on peut parler de « race » c’est en admettant que l’on « ne peut jamais arriver qu’à des vraisemblances très incertaines », autant d’un point de vue historique qu’ethnographique, Émile DURKHEIM, Le suicide (1897), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 10 éd., 1999, p. 54-55. 24 En s’appuyant sur le seul critère de la « ressemblance », Durkheim suggère que la race pourrait être définie comme « un groupe d’individus qui présentent des ressemblances » ayant la particularité, par rapport aux similitudes entre « membres d’une même confession ou d’une même profession », d’être « héréditaires ». Ainsi on pourrait dire de la race qu’elle est « un type qui, de quelque manière qu’il se soit formé à l’origine, est actuellement transmissible par l’hérédité ». Cependant il note qu’une définition aussi large et indéterminée serait aisément applicable à tout groupe d’individus présentant des traits communs du fait d’une union prolongée et conduirait à conférer un caractère héréditaire à de simples similitudes physiques et psychiques, Ibid., p. 56. 309 ayant fait que « dans la mêlée des peuples, dans le creuset de l’histoire, les grandes races primitives et fondamentales ont fini par se confondre tellement les unes dans les autres qu’elles ont à peu près perdu toute individualité. Si elles ne sont pas totalement évanouies, du moins, on n’en retrouve plus que de vagues linéaments, des traits épars qui ne se rejoignent qu’imparfaitement les uns les autres et ne forment pas de physionomies caractérisées ». En relativisant la réalité anthropologique des races, Durkheim estime saper les prétentions « sociologiques » des théories attribuant au facteur racial une valeur socio-explicative, car « un type humain que l’on constitue uniquement à l’aide de quelques renseignements, souvent indécis, sur la grandeur de la taille et sur la forme du crâne, n’a pas assez de consistance ni de détermination pour qu’on puisse lui attribuer une grande influence sur la marche des phénomènes sociaux »25. Au sociologue tenté de chercher dans la race ou l’hérédité les causes déterminantes des phénomènes sociaux, Durkheim adresse une mise en garde, l’invitant à la plus grande « circonspection »26. Au terme de « race », il suggère de préférer celui de « nationalité », dans la mesure où « ces groupements plus restreints que l’on qualifie aujourd’hui de ce nom, semblent n’être que des peuples ou des sociétés de peuples, frères par la civilisation plus que par le sang. La race ainsi conçue finit presque par se confondre avec la nationalité »27. 2. DURKHEIM ET LA PENSEE BIOLOGIQUE ET RACIALISTE. DURKHEIMIENNE. 2.1. LES EQUIVOQUES DE LA SOCIOLOGIE Sociologie et anthropométrie Les objections formulées par Durkheim à l’encontre des doctrines biohéréditaires et racialistes dans l’explication du social ne sont pas exemptes d’ambiguïtés, liées pour partie à l’acceptation par Durkheim d’une vision psychophysiologique et innée des différences entre groupes humains. Procès à charge contre les modèles sociobiologiques et psychologiques du social, La division 25 « il s’en faut que [les types raciaux] soient objectivement définis. Nous savons bien mal, par exemple, à quels signes exacts la race latine se distingue de la race saxonne. Chacun en parle un peu sans grande rigueur scientifique », Ibid., p. 57. 26 En effet, déclare Durkheim, « ces observations nous avertissent que le sociologue ne saurait être trop circonspect quant il entreprend de chercher l’influence des races sur un phénomène social quel qu’il soit. Car, pour pouvoir résoudre de tels problèmes, encore faudrait-il savoir quelles sont les différentes races et comment elles se reconnaissent les unes des autres. Cette réserve est d’autant plus nécessaire que cette incertitude de l’anthropologie pourrait bien être due à ce fait que le mot de race ne correspond plus actuellement à rien de défini (…) les races originelles n’ont plus guère qu’un intérêt paléontologique », Ibid., p. 58. 27 Ibid. 310 du travail social (1893) n’en reste pas moins un ouvrage de son temps, véhiculant bien des croyances chères aux penseurs racialistes et évolutionnistes. Les références multiples dans La division du travail social aux théories anthropométriques de Le Bon, révèlent la prégnance dans les écrits fondateurs de la sociologie durkheimienne d’une vision psychophysiologique de type évolutionniste des processus de différenciation entre individus. Non seulement Durkheim reconnaît la validité des théories craniométriques de Le Bon quant à l’existence de corrélations statistiques entre volume cérébral et degré d’intelligence des individus, mais il va jusqu’à faire de ce modèle un facteur primordial de la division du travail social. Pour Durkheim, en effet, la différenciation des sexes observable dans la plupart des sociétés doit être tenue pour le résultat d’une division du travail sexuelle, ayant eu pour effet d’éloigner peu à peu l’homme du type anthropologique unique originel auquel les deux sexes se rattachaient initialement. Le « penchant » de l’homme et de la femme à s’unir pour former une société conjugale ne serait pas motivé par la ressemblance des caractères, mais au contraire par la « dissemblance des natures » des deux sexes. Au départ faibles, les différences physiques et psychiques entre homme et femme se sont progressivement accentuées, soutient Durkheim, dans une perspective évolutionniste et phylogénétique du développement humain28. Pour étayer la thèse de la ressemblance primitive des sexes, Durkheim se réfère largement aux travaux anthropométriques de Gustave Le Bon, de Topinard et de Spencer, autant d’ingénieux savants qui à ses yeux ont établi avec clarté l’existence de relations statistiques constantes entre conformation cérébrale et degré d’intelligence respectif des hommes et des femmes. Ainsi, juge Durkheim, « le Docteur Le Bon a pu établir directement et avec une précision mathématique cette ressemblance originelle des deux sexes pour l’organe éminent de la vie physique et psychique, le cerveau. En comparant un grand nombre de crânes, choisis dans des races et des sociétés différentes, il est arrivé à la conclusion suivante : ‘‘ Le volume 28 En effet, explique Durkheim, « maintenant encore, et jusqu’à la puberté, le squelette des deux sexes ne diffère pas d’une façon appréciable : les traits en sont surtout féminins. Si l’on admet que le développement de l’individu reproduit en raccourci celui de l’espèce, on a le droit de conjecturer que la même homogénéité se retrouvait aux débuts de l’évolution humaine, et de voir dans la forme féminine comme une image approchée de ce qu’était originellement ce type unique et commun dont la variété masculine s’est peu à peu détachée. Des voyageurs nous rapportent, d’ailleurs que, dans un certain nombre de tribus de l’Amérique du Sud, l’homme et la femme présentent dans la structure et l’aspect général une ressemblance qui dépasse ce que l’on voit ailleurs », Émile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 5ème éd., 1998, p. 19. 311 du crâne et de l’homme et de la femme, même quand on compare des sujets d’âge égal, de taille égale et de poids égal, présente des différences considérables en faveur de l’homme, et cette inégalité va également en s’accroissant avec la civilisation, en sorte qu’au point de vue de la masse du cerveau et, par suite, de l’intelligence, la femme tend à se différencier de plus en plus de l’homme. La différence qui existe par exemple entre la moyenne des crânes des Parisiens et celle des Parisiennes est presque double de celle observée entre les crânes masculins et féminins de l’ancienne Égypte ’’ »29. Durkheim va aussi appliquer ce même schéma anthropologique évolutionniste à l’interprétation de la division du travail social et de la différenciation psychosomatique des sexes. Au départ, la ressemblance des caractères anatomiques entraîne celle des fonctions psychiques, si bien que « les fonctions féminines ne se distinguent pas bien nettement des fonctions masculines »30. Dans un second temps, le progrès de la solidarité conjugale entraîne une différenciation des fonctions mentales et une spécialisation des rôles sociaux. Il y a « longtemps, explique ainsi Durkheim, que la femme s’est retirée de la guerre et des affaires publiques et que sa vie s’est concentrée tout entière dans l’intérieur de la famille. Depuis, son rôle n’a fait que se spécialiser davantage. Aujourd’hui, chez les peuples cultivés, la femme mène une existence tout à fait différente de celle de l’homme. On dirait que les deux grandes fonctions de la vie psychique se sont comme dissociées, que l’un des sexes a accaparé les fonctions affectives et l’autre les fonctions intellectuelles ». Cette différenciation psychique des sexes se reflète, selon Durkheim, dans la division sexuelle du travail dans les sociétés. Elle serait aussi confirmée par les données anthropométriques, « ces différences fonctionnelles [étant] rendues matériellement sensibles par les différences morphologiques qu’elles ont déterminées. Non seulement la taille, le poids, les formes générales sont très dissemblables chez l’homme et chez la femme, mais le Docteur Le Bon a démontré, nous l’avons vu, qu’avec le progrès de la civilisation le cerveau des deux sexes se différencie de plus en plus. Suivant cet observateur, cet écart progressif serait dû, à 29 Ibid., p. 20-21. Durkheim note, par ailleurs, que de nombreux travaux anthropologiques et récits ethnologiques confirment les constatations de Le Bon sur l’évolution physique et psychique différenciée des hommes et des femmes. Il n’est pas loin d’affirmer que la femme est à l’homme ce que les peuples primitifs sont aux peuples civilisés, à savoir le reflet d’un stade précoce de l’évolution humaine. 30 Il note en passant que l’un « des attributs aujourd’hui distinctifs de la femme, la douceur, ne paraît pas lui avoir appartenu primitivement », Ibid., p. 21-22. 312 la fois, au développement considérable des crânes masculins et à un stationnement ou même une régression des crânes féminins »31. À l’origine par conséquent de la division du travail social et de la différenciation des fonctions sociales, Durkheim situe un processus de distanciation morpho-psychologique des individus, si puissant que ceux-ci pourraient même finir par former « comme autant d’espèces distinctes et même opposées »32. Il n’exclut pas non plus, dans une vision très néo-lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis sous l’influence du milieu (social), que le même processus de différenciation que celui affectant les sexes puisse s’étendre à l’ensemble des individus dans le cadre de la division du travail33. Par ces remarques Durkheim ne sacrifie pas simplement aux préjugés misogynes ou aux idées de son époque, mais marque une adhésion évidente aux théories évolutionnistes des anthropologues raciaux dont il perpétue la logique, sinon le vocabulaire (le terme de « race »), ces théories lui paraissant d’ailleurs présenter une « précision mathématique » suffisante pour former un présupposé de la jeune sociologie. 2.2. Durkheim et la pensée évolutionniste: entre biologique et social La pensée sociologique de Durkheim s’inscrit dans une vision évolutionniste du progrès social. Si cet évolutionnisme se présente comme essentiellement « social », il n’est pas dénué d’implications biologiques. Le recours à un schéma évolutionniste fournit à Durkheim le cadre d’interprétation de la diversité des types sociaux, des formes de solidarité et de droit, mais aussi des mécanismes de différenciation entre hommes et femmes, entre peuples civilisés et peuples primitifs, et entre classes. L’évolutionnisme durkheimien puise sa raison logique dans une philosophie du progrès héritée des Lumières et est nourri d’un positivisme comtien. Il est aussi imprégné des présupposés psychophysiologiques d’un évolutionnisme biologique de type néo-lamarckien ou spencérien. Aussi, il nous apparaît inexact de prétendre que Durkheim a toujours privilégié un « évolutionnisme proprement 31 Ibid., p. 24. Ibid., p. 246. 33 En conclusion de La division du travail social, Durkheim s’interroge sur les limites que la constitution « organico-psychique » des individus pourrait d’opposer au progrès de la division du travail, suggérant que le processus de différenciation psychophysiologique des individus puisse se prolonger dans la société. « Pourquoi, demande ainsi Durkheim, le même phénomène ne se produirait-il pas entre individus de même sexe ? Sans doute faut-il toujours du temps pour que l’organisme s’adapte à ces changements ; mais on ne voit pas pourquoi un jour viendrait où cette adaptation deviendrait impossible », Ibid., note 1, p. 397. 32 313 sociologique »34. Si Durkheim ne fait pas de l’évolutionnisme une philosophie justificatrice de la hiérarchie des races, sa conception de l’évolution des sociétés n’en renferme pas moins clairement des présupposés de type biodéterministe et une vision normée des productions sociales. Durkheim est critique à l’égard des excès de la philosophie positiviste et évolutionniste. S’il ne nie pas ainsi la vocation de la sociologie à rechercher les « lois » de l’évolution des sociétés, il conteste cependant la possibilité de définir des lois universelles du progrès humain35. Contre la vision évolutionniste comtienne, jugée désuète et simpliste, il soutient qu’« aujourd’hui il est manifestement impossible de soutenir qu’il y a une évolution humaine, partout identique à elle-même et que les sociétés ne sont toutes que des variétés diverses d’un seul et même type. Déjà en zoologie on a renoncé à la classification sériaire qui avait autrefois séduit les savants, grâce à son extrême simplicité »36. Ces critiques des excès de l’évolutionnisme comtien valent dans une large mesure pour la « philosophie synthétique » de Spencer, tour à tour convoqué dans La division du travail social comme interlocuteur ou comme adversaire37. Ce que Durkheim dénonce en la pensée évolutionniste spencérienne ce sont d’abord ses présupposés utilitaristes et 34 Cette position va à l’encontre de la vision « continuiste » de la pensée durkheimienne qui caractérisent les analyses de Laurent MUCCHIELLI, lequel estime que dès les premières critiques Durkheim aurait écarté en bloc les différentes hypothèses évolutionnistes qui se présentaient à lui, rejetant « à la fois tout finalisme de l’histoire, toute nécessité inhérente au processus historique et tout rapport entre la constitution physiologique de l’homme et ses productions sociales », de sorte qu’il n’aurait conservé de l’évolutionnisme que la vision d’« un processus de complexification sociale héritée de Spencer », dans La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte, (coll. « Textes à l’appui »), 1998, p. 464. 35 Pour Comte, selon la lecture critique qu’en a livré Durkheim, il n’existerait qu’« une seule espèce sociale » permettant d’affirmer l’identité des faits sociaux – « partout et toujours les mêmes » – et du développement social – « partout et toujours le même ». Les faits sociaux ne présenteraient que des « différences d’intensité » et l’évolution sociale de simples « différences de vitesses ». Quant aux sociétés ou nations « sauvages » ou « civilisées », elles ne constitueraient « que des stades différents d’une même évolution », Émile DURKHEIM, « Cours de science sociale. Leçon d’ouverture » (faculté de Bordeaux, 1888), dans La science sociale et l’action, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 89. 36 La fameuse loi des trois « états » lui paraît sur ce point très abstraite et sommaire – des « généralités vagues » – pour vraiment résumer l’évolution tout entière de l’humanité. À cette vision faisant fi de la contingence et de la diversité des formes et des trajectoires, il oppose l’image d’un « arbre généalogique » qui « au lieu d’avoir la forme d’une ligne géométrique, ressemble à arbre très touffu dont les rameaux issus au hasard de tous les points du tronc s’élancent capricieusement dans toutes les directions. Il en est ainsi des sociétés », Ibid., p. 89-90. 37 Spencer est l’objet dans De la division du travail social de 105 citations, contre 32 seulement pour A. Comte et 21 pour le néo-lamarckien Edmond Perrier. Durkheim prend près de quarante fois explicitement position par rapport aux théories de Spencer et cite 9 textes de cet auteur – les principales références renvoient aux Principes de sociologie (1882-1898). D’après Massimo BORLANDI, « Durkheim, lecteur de Spencer », dans Philippe BESNARD et al.., Division du travail et lien social : Durkheim un siècle après, Presses Universitaires de France, (coll. « Sociologies »), p. 67109. 314 individualistes, la place excessive accordée à l’égoïsme dans les relations sociales, ses prévisions concernant une atrophie inéluctable de l’État comme stade final de l’évolution. Mais Durkheim est redevable envers l’évolutionnisme spencérien de certains de ses plus importants postulats théoriques. De l’évolutionnisme spencérien, Durkheim retient une vision de la société comme « organisme social », véhiculée par une terminologie naturaliste sophistiquée – « association », « cohésion », « coopération », « appareil régulateur », « types supérieurs » et « inférieurs », « segments », « coalescence », etc. –, une conception du principe de « ressemblance » comme créateur d’un ordre social, une approche classificatoire et normée des institutions sociales allant du plus simple au plus complexe38. La hiérarchisation durkheimienne des formes sociales distribuées en types « supérieurs » et « inférieurs » atteste également de l’influence de la philosophie évolutionniste spencérienne sur la pensée sociale durkheimienne39. C’est une référence spencérienne qui lui permet de proclamer que « la distance entre deux types est mesurable ; ils sont plus ou moins hauts. Surtout on a le droit de dire d’un type qu’il est au-dessus d’un autre quand il a commencé par avoir la forme de ce dernier et qu’il l’a dépassé. C’est certainement qu’il appartient à une branche ou un rameau plus élevé »40. Et comme chez Spencer, l’écart entre les types sociaux tend à coïncider chez Durkheim avec la distance séparant les sociétés connaissant la division du travail et celles qui l’ignorent, ou entre peuples « civilisés » et « primitifs ». Comme Spencer, Durkheim considère que loin de s’estomper cet écart 38 Les principes de classification et de hiérarchisation des types sociaux retenus par Durkheim témoignent de l’influence prépondérante de la lecture de Spencer. De fait, c’est à la philosophie évolutionniste de Spencer que Durkheim se réfère quand il propose de classer les types sociaux selon la densité de leur organisation interne et l’étendue de la division du travail. C’est encore Spencer qui conforte Durkheim dans la conviction que « nous pouvons donc être assurés que, plus on recule dans l’histoire, plus l’homogénéité est grande ; d’autre part, plus on se rapproche des types sociaux les plus élevés, plus la division du travail se développe », Émile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 5ème éd., 1998, p. 108. 39 On notera certes que la hiérarchie introduite par Durkheim se déploie non sur la base de normes éthiques ou de valeurs morales, mais selon des degrés de complexité. Cette distinction entre « fait » et « valeur » pourra toutefois s’avérer précaire si l’on songe au fait que la morale durkheimienne refuse justement la distinction entre jugements de réalité et jugements de valeur. Voir infra « Jugements de valeur et jugements de réalité » (1911), dans Sociologie et philosophie, p. 117-141. 40 Émile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), note 2, p. 112-113. En 1895, dans Les règles de la méthode sociologique, Durkheim, tout en réitérant ses critiques contre les théories et les méthodes spencériennes, loue à nouveau le savant anglais pour ses critères de classification des sociétés des plus simples aux plus complexes. Spencer a ainsi « fort bien compris que la classification méthodique des types sociaux ne pouvait avoir d’autre fondement », op. cit., p. 81. 315 est voué à s’accentuer, rendant la « distance toujours plus grande [entre] le sauvage et le civilisé »41. On ne saurait exclure tout malentendu dans la lecture durkheimienne de l’œuvre spencérienne, mais une convergence épistémologique forte et évidente rapproche les deux penseurs42. Une convergence d’ailleurs remarquée par les lecteurs et concurrents de La division du travail social43. Avec Spencer, Durkheim partage une même vision biologique des origines de la division sociale du travail, censée reproduire la division « physiologique » des tâches entre les parties distinctes des organismes vivants. Durkheim tient même cette idée pour un précieux acquis de la « philosophie biologique ». En formulant sa propre loi relative à la prépondérance progressive de la « solidarité organique » sur la « solidarité mécanique », Durkheim entend certes se démarquer des aspects trop mécaniques de la loi synthétique du passage de l’homogène à l’hétérogène, du stable à l’instable, des sociétés militaires aux sociétés industrielles44. Mais, c’est vers Spencer et ses Inductions of Sociology (1879-1885) que Durkheim se retourne à nouveau pour étayer ses thèses sur les causes de la division du travail à rechercher dans des variations morphologiques de la société – volume, densité matérielle et morale45. 41 Ibid., p. 339. Les références à Spencer, pour courantes qu’elles soient à l’époque, témoigneraient généralement une simplification à outrance, à la limite parfois, estime M. Borlandi, de la « falsification ». Borlandi reproche d’ailleurs à Durkheim d’exagérer la dichotomie spencérienne entre sociétés homogènes et hétérogènes et de prêter à Spencer l’affirmation que tout altruisme s’effacerait à terme au profit d’un égoïsme généralisé. Voir Massimo BORLANDI, « Durkheim, lecteur de Spencer », op. cit., p. 98. 43 Ainsi René Worms note non sans ironie, dans un compte-rendu de l’ouvrage dans la Revue internationale de sociologie, que « le lecteur aura sans doute remarqué que ces idées s’accordent, sur les poins essentiels, avec les théories d’Herbert Spencer. Il est vrai que M. Durkheim essaie, à plusieurs reprises, de masquer les différences qui le séparent de l’évolutionnisme spencérien. Néanmoins, il s’en rapproche plus qu’il ne le croit lui-même », René WORMS, « Compte-rendu de Émile Durkheim, De la division du travail social », Revue internationale de sociologie, 1, 4, juillet-août 1893, p. 361. 44 Les facteurs de l’évolution sociale invoqués par Durkheim et Spencer diffèrent dans le détail, mais procèdent d’une même vision évolutionniste et naturaliste du progrès social. Les facteurs de la division du travail dérivent pour Spencer 1) de la tendance constitutive des sociétés à la différenciation, 2) de la croissance démographique et 3) de la variété des milieux géographiques. Pour Durkheim, les facteurs déterminants de la division du travail sont 1) la croissance démographique, 2) la densification matérielle et morale des sociétés et 3) l’intensité de la lutte pour la vie. Les deux penseurs discernent un certain nombre de processus concomitants à la division du travail. Ainsi, pour Spencer le progrès de la division du travail social s’accompagne de la régression graduelle de l’État et de l’émancipation de l’individu par rapport au groupe social. Pour Durkheim, s’il considère en effet que la division du travail permet bien l’émergence de l’individu, il soutient cependant qu’elle va de pair avec un renforcement de l’État. Durkheim et Spencer, enfin, s’opposent sur le sens de la tendance évolutive des sociétés avancées, car tandis que Spencer annonce une stagnation, puis la décadence, Durkheim envisage un perfectionnement continu et illimité des sociétés modernes. 45 Émile DURKHEIM, Ibid., Livre I, chapitre VI, Livre II, chapitre II. 42 316 Durkheim ne vise pas, à la façon de Comte ou de Spencer, à formuler une théorie générale du progrès social, mais sa pensée sociologique n’en reste pas moins fortement imprégnée des présupposés normatifs des doctrines évolutionnistes. Ces présupposés structurent sa vision des sociétés distribuées en types allant des plus simples – la horde, véritable « protoplasme social » – aux plus composés – sociétés « polysegmentaires » ; ils informent sa vision des « types sociaux » dans un schéma universel fondé sur l’existence d’une « multitude de tronçons » et de stades intermédiaires ; ils guident sa vision du passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique, ainsi que du devenir des institutions présumées évoluer des formes les « plus diffuses » aux mieux différenciées ; ils sous-tendent, enfin, sa théorie sociologique du fait religieux fondée sur l’affirmation de l’existence de diverses « formes » ou « degrés » dans l’évolution des formes élémentaires aux plus sophistiquées de la vie religieuse46. Si Durkheim refuse de formuler une évolution linéaire de l’humanité, projet idéologique qu’il reproche à Comte et à Spencer, il n’en conçoit pas moins « un sens de l’évolution sociale caractérisée par ses termes initiaux et finals, point de départ et aboutissement »47. Ces équivoques évolutionnistes résistent à toute lecture qui se voudrait seulement « sociologique » de l’œuvre de Durkheim, justement parce que celui-ci n’a jamais pu « renoncer à tout effort pour découvrir des origines et des lois d’évolution », véritable leçon pour la sociologie qui « se dégage, remarque Claude Lévi-Strauss, de la partie de son œuvre où Durkheim a échoué »48. Loin donc de se résoudre à une vision purement « sociologique » des différences entre formes sociales, la pensée social durkheimienne ne parvient jamais à se défaire d’une vision évolutionniste et psychophysiologique des différences entre peuples « primitifs » et « civilisés ». C’est ce que confirme la critique par Durkheim en 1912 de l’ouvrage de l’anthropologue culturel Franz Boas, The Mind of the Primitive Mind (1911), manifeste contre l’anthropologie raciale et évolutionniste. Durkheim y réitère ses doutes concernant l’existence d’une fatalité « organico46 En effet, entre le système de croyance élémentaire, où domine la notion de « Mana », force impersonnelle et expression collective du clan, et les grands Dieux différenciés et individualisés des religions monothéistes, diverses « formes » ou « degrés » – découverte des notions d’âmes, d’esprits, de héros – seraient ainsi repérables. Voir Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 4e éd., 1998. 47 Yves GOUDINEAU, « Évolution sociale, histoire et étude des sociétés anciennes dans la tradition durkheimienne », dans Histoires et sociologues aujourd’hui, Paris, Éd. du C.N.R.S., 1986, p. 39. 48 Claude LÉVI-STRAUSS, « La sociologie française », dans G. GURVITCH et W.E. MOORE (dir.), La sociologie au 20e siècle, 2 vol., 1948, p. 544. 317 psychique » qui pèserait sur le destin des peuples et approuve l’essentiel des objections adressées par Boas aux anthropologues raciaux qui soutiennent que des races sont « vouées par leur constitution même à une mentalité inférieure au-dessus de laquelle il leur est jamais possible de s’élever, tandis que d’autres sont vouées aux formes élevées de civilisation ». Mais certaines des réserves émises à l’encontre de Boas attestent bien de la persistance chez Durkheim d’une vision évolutionniste psychophysiologique, voire néo-lamarckienne, des différences entre peuples « primitifs » et « civilisés »49. Durkheim déclare ainsi croire qu’au-delà de l’identité des processus psychiques à l’œuvre dans les mentalités primitive et civilisée, des différences organico-psychiques subsistent et dont il situe l’origine dans une action particulière du milieu ou dans des croisements entre types humains. Ces dispositions organicopsychiques acquises détermineraient, selon lui, l’aptitude « native » des peuples et des races à s’engager sur la voie de la civilisation et du progrès. Dès lors, si Durkheim soutient qu’« entre la pensée primitive et celle de l’homme cultivé il n’y a pas de différence de nature », tous les mécanismes élémentaires de la raison étant « immanents à la civilisation même la plus rudimentaire ; [même s’ils] n’y sont qu’en germe [et si] c’est la culture qui les a actualisés », il s’oppose cependant fermement à Boas quant au devenir culturel des diverses races. De fait, Durkheim convient à son tour ne pouvoir admettre la thèse selon laquelle certaines « races sont prédestinées à ne pas dépasser un certain niveau intellectuel », mais il estime cependant qu’« il n’en faut pas conclure qu’aujourd’hui tous les hommes, quelle que soit leur origine, sont généralement aptes à la civilisation. Des siècles de culture ont pu créer des prédispositions qui n’existaient pas en principe. Sans doute, il est très possible que telle race, en particulier, soit injustement méprisée : c’est très vraisemblablement le cas des noirs d’Amérique. Mais ce n’est pas une raison pour 49 Émile DURKHEIM, « Compte-rendu de Franz Boas, The Mind of the Primitive Mind (1911) », Année sociologique, 12, 1909-1912, reproduit dans Journal sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1969, p. 677. Durkheim estime, en effet, que le « processus mental » à la base de tout jugement est identique chez tous les hommes, car il consiste pour tous les peuples en une « association » où seules varient, suivant les moments de l’histoire, les « matériaux » que forment les « représentations » et les croyances collectives, mais se montre plus critique sur la méthode de Boas, jugeant son analyse ethnographique « bien sommaire et insuffisante » et regrettant que « la déduction et la dialectique y tiennent plus de place que l’observation des faits ». Une critique ethnologique stupéfiante si l’on se souvient que dans La division du travail social, ouvrage certes antérieur de vingt ans à ce compte-rendu, Durkheim jugeait valide l’observation de l’anthropologue Waitz estimant que « qui a vu un indigène d’Amérique les a tous vus », DURKHEIM Émile, De la division du travail social (1893), op. cit., p. 103-104. 318 déclarer que toutes les races, tous les peuples ont une égale aptitude à toutes les formes possibles de la mentalité »50. Ces objections, dans leur logique comme dans leur formulation, font directement écho aux thèses de l’anthropologue physique Armand de Quatrefages, une source d’inspiration majeure de la pensée anthropologique de Durkheim, et qui en 1861 s’insurgeait contre ces anthropologues qui, « entraînés par certaines habitudes d’esprit et par un amour de race (…) ont cru pouvoir interpréter les différences physiques qui distinguent les hommes les uns des autres (…) comme des caractères d’infériorité ou de supériorité », car en réalité « la supériorité entre groupes humains s’accuse essentiellement par le développement intellectuel et social ; elle passe de l’un à l’autre ». Et Quatrefages de s’interroger, comme Durkheim un demi siècle plus tard, sur les limites à apporter à ses propres réserves : « Doit-on conclure (…) que les races humaines sont égales entre elles, qu’elles ont toutes les mêmes aptitudes et peuvent s’élever à tous égards au même degré de développement intellectuel ? Ce serait s’écarter du vrai et tomber dans une exagération évidente »51. 2.3. Sociologie et biologie chez Durkheim ou sur les dangers de l’analogie De l’avis de la majorité des historiens des sciences sociales, le paradigme épistémologique durkheimien est le produit d’un coup de force scientifique pour fonder à la fin du 19e une « science du social » affranchie des modèles biologiques et naturalistes. La « rupture épistémologique » accomplie par Durkheim et ses disciples dans le champ social a donné naissance à la « sociologie » comme « un point de vue nouveau sur l’homme, un nouvel instrument d’analyse de la nature humaine »52. L’intention durkheimienne de rompre avec les paradigmes biologiques et raciologiques du social aurait été réalisée avec succès et au-delà de toute 50 Émile DURKHEIM, « Compte-rendu de F. Boas, The Mind of the Primitive Mind (1911) », p. 677 Quatrefages estimait aussi que « l’ensemble des conditions qui a fait les races a eu pour résultat d’établir entre elles une inégalité actuelle qu’il est impossible de nier. Telle est pourtant l’exagération dans laquelle sont tombés les négrophiles de profession, lorsqu’ils ont soutenu que le Nègre dans le passé et tel qu’il est, est l’égal du blanc ». L’absence d’histoire politique et intellectuelle de la race noire était, selon lui, la preuve de l’infériorité évidente de la race nègre qui « livrée à elle-même » n’a jamais produit d’œuvres littéraires, artistiques ou architecturales dignes des civilisations supérieures. Ainsi, concluait Quatrefages, « les peuples de couleur noire, qu’on a voulu lui rattacher, pour déguiser cette infériorité par trop manifeste, ne tiennent à elle tout au plus que par de croisements dans lesquels dominent le sang supérieur », Armand de QUATREFAGES, L’unité de l’espèce humaine, Paris, Hachette, 1861, p. 260-261, 322-323 52 Ce sont les termes même de la profession de foi sociologique prononcée par Durkheim 1913, dans Émile DURKHEIM, « Le problème religieux et la dualité de la nature humaine », Bulletin de la Société française de philosophie, 13, 1913, p. 91. 51 319 ambiguïté53. Contre les tenants d’une réduction biologique du social, Durkheim a imposé un postulat radicalement inverse, proclamant que l’homme en société n’est pas prioritairement tributaire de sa constitution biologique mais qu’il est d’abord le produit de son milieu social. Si le refus de la biologisation du social est bien au cœur du projet épistémologique durkheimien, la « rupture » généralement décrite par les commentateurs de la sociologie durkheimienne ne nous apparaît ni aussi complète ni aussi univoque. Les écrits fondateurs de la sociologie durkheimienne donnent d’ailleurs tout autant la mesure de la « révolution » épistémologique introduite par la pensée durkheimienne que des limites de son renoncement à toute pensée biologique dans la fondation d’une réflexion nouvelle sur l’homme et la société. De fait, la pensée sociologique de Durkheim demeure, en dépit de ses déclarations répétées de rupture avec les modèles naturalistes du social, fortement encastrée dans une vision biologique des phénomènes sociaux, au-delà même d’un simple usage métaphorique ou analogique des références biologiques. On ne peut par conséquent, sauf à ignorer excessivement les contradictions et paradoxes de l’épistémologie durkheimienne, parler à son propos de révolution copernicienne. La définition du « Problème » en ouverture de La division du travail social inscrit d’emblée le projet durkheimien dans une logique de continuité entre lois de la nature et lois de la société, qui n’est pas sans rappeler au lecteur que dans la classification comtienne des sciences la « biologie » précède la « physique sociale » ou « sociologie »54. Clairement Durkheim affirme que la division du travail social doit être considérée comme un acquis des « spéculations de la philosophie biologique [qui] ont achevé de nous faire voir dans la division du travail un fait d’une généralité que les économistes (…) n’avaient pas soupçonné. On sait, en effet, depuis les travaux de Wolff, de von Baer, de Milne-Edwards, que la loi de la division du travail s’applique aux organismes comme aux sociétés ». Ainsi à l’origine du fait 53 C’est la thèse défendue par Laurent MUCCHIELLI qui insiste pour que la déclaration d’intention de Durkheim de rompre avec le modèle biologique soit « prise au sérieux », puisqu’elle résumerait l’essence de la « véritable révolution » réalisée par la pensée durkheimienne dans le champ de la pensée sociale. Voir Laurent MUCCHIELLI, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découvert, (coll. « Textes à l’appui »), 1998, p. 162-163. 54 Critique du positivisme, Durkheim n’en demeure pas moins un disciple de Comte dont il reprenait la classification des sciences lorsqu’il déclarait en 1888 que le modèle de la sociologie doit être comme une réminiscence des théories et des méthodes de la biologie, car « si les faits sociaux et les faits biologiques ne sont que les moments divers d’une même évolution, il en doit être de même des sciences qu’ils expliquent. En d’autres termes, le cadre et les procédés de la sociologie, sans être calqués sur ceux de la biologie, doivent les rappeler », Émile DURKHEIM, « Cours de science sociale. Leçon d’ouverture » (faculté de Bordeaux, 1888), dans La science sociale et l’action, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 93. 320 social le plus important et de toute activité sociale, Durkheim localise un mécanisme biologique permettant d’affirmer qu’au moment d’étudier la division sociale du travail ce qui sera appréhendé par le sociologue « ce n’est plus seulement une institution sociale qui a sa source dans l’intelligence et la volonté des hommes ; mais c’est un phénomène de biologie générale dont il faut, semble-t-il, aller chercher les conditions dans les propriétés essentielles de la matière organisée ». L’acte fondateur de la sociologie durkheimienne s’inscrit ainsi sous l’égide d’une vision biologique de la réalité sociale et de l’évolution des sociétés, où la division du travail social n’apparaît « que comme une forme particulière de ce processus général, et les sociétés, en se conformant à cette loi, semblent céder à un courant qui est né bien avant elles et qui entraîne dans le même sens le monde vivant tout entier »55. Durkheim n’a de cesse dans ses textes fondateurs d’affirmer que la référence aux modèles des sciences physique et biologique n’a qu’une fonction analogique ou métaphorique visant à mieux éclairer les raisonnements de la sociologie. Ce mimétisme naturaliste ne procèderait que d’un souci de scientificité en une époque « scientiste » où, pour s’ériger en véritable science, la sociologie aurait eu l’obligation de se présenter sous les dehors d’« une science naturelle comme les autres »56. Il y a incontestablement chez Durkheim une volonté de proclamer la spécificité de la méthode sociologique et du « fait social » qui ne saurait être analysé par un simple recours aux lois de la biologie57. Ainsi, admet Durkheim, si « on s’imagine que ce seul rapprochement va dissiper en un instant tous les mystères dont sont encore entourées les origines et la nature des sociétés et qu’il suffira pour cela de transporter en sociologie les lois mieux connues de la biologie en les démarquant, on 55 Émile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, Presses universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 5ème éd., 1998, p. 3-4. 56 Cette exigence de scientificité est le but énoncé par Durkheim en 1895, dans Émile DURKHEIM, « L’état actuel des études sociologies en France » (1895), Textes, vol. 1, éd. par V. KARADY, Paris, Éd. de Minuit, (coll. « Sens commun »), 1975, p. 103. 57 C’est le sens des éloges réitérés et des réserves formulées par Durkheim à l’égard de la « philosophie synthétique » de Spencer crédité en 1888, dans la « Leçon d’ouverture » du cours de science sociale de Durkheim à Bordeaux, d’avoir « définitivement achevé » l’intégration de la science sociale dans le champ des sciences positives. En rapprochant la science sociale de la biologie, Spencer aurait parfaitement démontré combien la société peut être comparée à un « organisme ». Certes, ces hommages à la méthode spencérienne s’accompagnent d’une mise en garde contre les excès de l’analogie entre société et organicisme qui « perd de sa valeur si on la prend trop à la lettre et l’on en exagère l’importance », Émile DURKHEIM, « Cours de science sociale. Leçon d’ouverture » (faculté de Bordeaux, 1888), dans La science sociale et l’action, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 91. 321 se paye d’illusions. Si la sociologie existe, elle a sa méthode et ses lois à elle »58. L’explication valide pour les faits biologiques « ne peut pas, affirme Durkheim, s’adapter exactement » aux faits sociaux, car l’évolution sociale a sa spécificité – ou sa « nouveauté – qui n’est pas une « répétition monotone » de l’évolution biologique. Ces objections ne nous semblent devoir être tenues pour de simples précautions oratoires. Durkheim veut clairement garantir l’autonomie de l’explication sociologique, alors enferrée dans des schémas naturalistes consacrant l’absorption du règne social par le règne biologique. Il est d’ailleurs bien conscient que dans les rapports entre sociologie et biologie, là se joue la légitimité même d’une discipline sociologique indépendante, car « pour que la sociologie ait le droit d’exister, il faut qu’il y ait dans le règne social quelque chose qui échappe à l’investigation biologique »59. Dans ses représentations comme dans ses méthodes, la pensée sociologique durkheimienne ne semble néanmoins pas être parvenue à s’affranchir totalement d’une vision biologique du social, au-delà des imputations d’une analogie entre faits sociaux et biologiques que Durkheim qualifie de « précieux instrument » pour la science sociale. Ces équivoques de l’épistémologie durkheimienne pourraient être tenues pour triviales si elles ne nous semblaient pas déterminantes par leurs implications épistémologiques et éthiques quant à la capacité du discours durkheimien à contrer efficacement les doctrines racialistes et sociobiologiques. Ces contradictions jettent aussi un éclairage nouveau sur les relations au sein du groupe durkheimien, puisqu’elles vont constituer un point d’achoppement crucial au sein de l’équipe durkheimienne, principalement entre Durkheim et Célestin Bouglé. Ainsi, quand Durkheim mettra en garde les sociologues contre les dangers d’une dérive naturaliste de la sociologie, c’est semble-t-il moins préoccupé des implications philosophiques et morales d’une telle compromission que des risques de « vassalisation » de la sociologie par la biologie dans le champ scientifique, tandis que Bouglé, durkheimien « ambivalent » (Karady), se montrera plus préoccupé des conséquences éthiques et pratiques d’une contamination de la pensée sociologique par une philosophie naturaliste. Ce qui est en jeu au cœur de cette querelle interne au groupe durkheimien ce n’est pas uniquement le problème du statut de la 58 Ibid., p. 92. Partisan de l’« explication du social par le social », Durkheim ne peut être taxé de réduire la sociologie à une biologie avancée et il convient de le prendre au sérieux lorsqu’il affirme que l’explication des faits sociaux ne sauraient se ramener à un simple travail visant à dégager les similitudes entre faits biologiques et faits sociaux, car « on en n’a pas rendu compte parce qu’on a signalé leur ressemblance avec des faits biologiques dont la science est dès à présent faite ». 59 Ibid. 322 sociologie comme discipline spécifique et autonome ; c’est la capacité des sciences sociales française à la fin du 19e siècle à combattre réellement la pensée racialiste dans sa dimension idéologique sur le terrain sociologique et politique en lui opposant une sociologie « a-raciste ». Certes, Durkheim s’est toujours défendu de puiser dans la biologie un modèle pour la sociologie. À ceux qui lui reprochent en 1898 de faire de l’analogie biologique une « méthode de démonstration », il rétorque n’en user que comme « un procédé d’illustration et de vérification secondaire », jugeant intéressant pour le savant de « rechercher si une loi, établie par un ordre de faits, ne se retrouve pas ailleurs, mutatis mutandis ; ce rapprochement peut même servir à la confirmer et à en faire mieux comprendre la portée ». Convaincu que l’analogie est une « forme légitime » du travail de comparaison auquel les sciences sociales doivent s’astreindre, il y voit même « le seul moyen pratique dont nous disposons pour arriver à rendre les choses plus intelligibles ». Il préconise alors un usage raisonné de l’analogie. En pratique, les analogies durkheimiennes consisteront à rapprocher généralement des processus biologiques et sociologiques, tout en veillant cependant à se démarquer des abus d’une sociobiologie coupable « d’en avoir mal usé » en dérivant directement les lois sociales des lois de la nature60. En de nombreux passages de l’œuvre durkheimienne, l’utilisation de l’analogie biologique paraît remplir davantage qu’une fonction métaphorique qui ne répondrait qu’à une intention didactique de validation des lois sociologiques, comme soumises au banc d’essai de la biologie. La référence aux modèles et méthodes de la biologie semble souvent procéder, en effet, d’une homologie. Ainsi lorsque Durkheim déclare que, « si nous continuons à emprunter à la biologie un langage qui, pour être métaphorique, n’en est pas moins commode, nous dirons que [les règles de la biologie régissant les fonctions et les relations entre organes] réglementent la façon dont fonctionne le système cérébro-spinal de l’organisme social », la référence aux 60 Le tort des « sociologues biologistes », selon Durkheim serait d’avoir voulu « non pas contrôler les lois de la sociologie par celles de la biologie, mais induire les premières des secondes ». Ils n’auraient produit ainsi que des inférences « sans valeur » ignorantes du fait que quand les « lois de la vie se retrouvent en société, c’est sous des formes nouvelles et avec des caractères spécifiques que l’analogie ne permet pas de conjecturer et que l’on ne peut atteindre que par l’observation directe », Émile DURKHEIM, « Représentations individuelles et représentations collectives » (1898), reproduit dans Sociologie et philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 1951, p. 1-2. 323 théories biologiques dépasse ici nettement le cadre de l’analogie61. Les multiples parallélismes suggérés par Durkheim entre règnes sociologique et biologique dans Les règles de la méthode sociologique confortent la thèse d’une homologie, comme lorsque Durkheim déclare qu’« il y a des espèces sociales pour la même raison qui fait qu’il y a des espèces en biologie. Celles-ci, en effet, [étant] dues à ce fait que les organismes ne sont que des combinaisons variées d’une seule et même unité anatomique », le modèle biologique sert bien plus que de béquille à la démonstration sociologique, il en est le principe de justification62. Le vocable de l’épistémologie durkheimienne est riche d’emprunts au langage des sciences biologiques (exemple connu : la notion de « substrat » pour désigner la base matérielle de la vie sociale et directement importé de la biologie organique). Or, avec ces emprunts terminologiques, c’est souvent une logique biologique qui paraît importée dans le champ de la sociologie63. Plusieurs concepts fondamentaux du modèle sociologique durkheimien sont en outre imprégnés d’une vision biologique des phénomènes sociaux. Ainsi, à propos des « représentations collectives », c’est à des concepts naturalistes que Durkheim recourt pour décrire ces manifestations de l’activité sociale comme les produits d’une « synthèse chimique ». De même, sur la question très controversée des rapports entre psychologie et sociologie, Durkheim se positionne en 1895 en se réclamant d’un « naturalisme psychologique », conçu comme à mi-chemin « entre l’idéologie des introspectionnistes et le naturalisme biologique »64. Le principe de la « division du travail social » illustre mieux là encore les équivoques de la « rupture épistémologique » durkheimienne, car non seulement Durkheim inscrit cette division du travail dans une vision organiciste de la société, mais mobilise les théories darwiniennes de « la divergence des caractères » et de la « lutte pour la vie » pour rendre compte du développement de ce phénomène 61 Émile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, Presses Universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 5ème éd., 1998, p. 198. 62 DURKHEIM Émile, Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, Presses Universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 9e éd., 1977, p. 87. 63 Ainsi, pour caractériser la nature du rapport reliant le « substrat social » à la vie sociale, Durkheim renvoie au rapport existant, selon les théories psychophysiologiques, entre le substrat physiologique et la vie psychique des individus. Ces deux relations sont jugées « en tous points analogues ». De même, l’indépendance et l’extériorité relatives que Durkheim prête aux faits sociaux par rapport aux individus seraient quasi identiques à la nature des rapports reliant les faits mentaux aux cellules cérébrales chez l’homme. Par ailleurs, lorsque Durkheim affirme que l’une des principales caractéristiques des phénomènes à l’œuvre dans le « règne social » est leur nature obligatoire ou contraignante, il conclut sa démonstration par une réelle homologie entre « règne sociologique » et « règne biologique », jugeant que « la même loi se retrouve donc dans les deux règnes » Émile DURKHEIM, « Représentations individuelles et représentations collectives » (1898), op. cit., p. 33-35. 64 Ibid., p. 36, 46. 324 primordial de la vie sociale. La division fonctionnelle des activités sociales se voit-elle ainsi renvoyée à la « division du travail physiologique (…) elle-même soumise à [la loi de la divergence des caractères] : [qui] n’apparaît jamais qu’au sein de masses polycellulaires qui sont déjà douées d’une certaine cohésion », et interprétée comme un « dénouement adouci » de la « lutte pour la vie »65. Ainsi Durkheim confère à la solidarité « organique » le même caractère spontané, vital et obligatoire que la cohésion physiologique d’organismes régis par une répartition harmonieuse et invariable des fonctions66. Une autre question qui ne manquera pas d’apparaître iconoclaste doit être alors posée : le déterminisme propre à la sociologie durkheimienne est-il de nature « biologique » ? Certes, Durkheim affirme que l’adéquation entre nature et fonction n’est jamais aussi stricte dans les sociétés humaines que dans la nature, le rôle social d’un individu n’étant pas fatalement déterminé par ses prédispositions héréditaires. Le règne social serait un espace plus souple et plus ouvert au changement, de sorte que l’assignation fonctionnelle des individus serait toujours le résultat d’une « multitude de causes » et arrêtée après de multiples « tâtonnements » et « délibérations ». Dès La division du travail social Durkheim écarte l’idée d’une prédestination héréditaire des individus sociaux, mais estime toutefois que le choix des personnes est toujours limité par « des goûts et des aptitudes » dont il faut tenir compte dans la distribution des tâches afin d’éviter à l’individu des souffrances inutiles et une évolution vers un « état pathologique ». La solidarité sociale, juge alors Durkheim, ne peut être garantie sans une nécessaire « harmonie » entre les « talents naturels » et les « fonctions sociales » des individus, puisque « l’homme trouve le bonheur à accomplir sa nature »67. 65 Émile DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Paris, Presses Universitaires de France, (coll. « Quadrige »), 5ème éd., 1998, p. 253, 261. 66 Cette même vision « darwinienne » de la division du travail social et de la solidarité organique, « dénouement adouci » de la lutte pour la vie, fonde le refus par Durkheim de la des « guerres de classes » ou de castes, perçues comme une remise en cause de l’ordre « naturel » de la division du travail sociale par des groupes insatisfaits de la position leur a été assignée, car il arrive souvent que « les classes inférieures n’étant pas ou n’étant plus satisfaites du rôle qui leur est dévolu par la coutume ou par la loi, aspirent aux fonctions qui leur sont interdites et cherchent à en déposséder ceux qui les exercent. De là des guerres intestines qui sont dues à la manière dont le travail est distribué ». Durkheim remarque que ces querelles internes n’adviennent en aucun cas dans un organisme où « jamais une cellule ou un organe ne cherche à usurper un autre rôle que celui qui lui revient. La raison en est que chaque élément anatomique va mécaniquement à son but. Sa constitution, sa place dans l’organisme déterminent sa vocation ; sa tâche est une conséquence de la nature », Ibid., p. 367. 67 Les besoins étant dans ce cas en parfaite adéquation avec ses moyens, « c’est ainsi que dans l’organisme chaque organe ne réclame qu’une quantité d’aliment proportionnée à sa dignité ». Ce 325 La description des causes et des facteurs du progrès de la division du travail social témoigne de la prégnance des références biologiques et darwiniennes dans la réflexion durkheimienne sur développement de la vie sociale. Les « causes déterminantes » de la division du travail se voient ainsi localisées dans des « variations » du milieu social – effacement du type segmentaire, accroissement de la densité morale et du volume des sociétés ayant pour effet d’exacerber les rivalités et de déchaîner la lutte de tous contre tous. Quant au progrès « continu » de la division du travail, il est interprété comme le résultat d’une « lutte pour la vie plus ardente »68. Et Durkheim d’invoquer pour étayer cette thèse les théories de Darwin et du zoologiste matérialiste allemand Haëckel sur le rôle la « sélection naturelle ». Durkheim entend marquer toutefois sa spécificité de sociologue en concevant la division du travail comme une résolution pacifique de la lutte pour l’existence, poussant les individus à coopérer au lieu de s’éliminer. La division du travail mettrait un terme à la lutte pour la vie, exacerbée par l’augmentation du volume et de la densité de la société, par le biais de la différenciation et de la coopération des individus. Évolution sociale, elle n’en reste pas moins dans l’esprit de Durkheim un processus nécessaire d’où la liberté et la raison des individus paraissent étrangement absentes, puisque « tout se passe donc mécaniquement. Une rupture d’équilibre dans la masse sociale suscite des conflits qui ne peuvent être résolus que par une division du travail plus développée : tel est le moteur du progrès »69. Une causalité biologique est ainsi à l’origine du déterminisme social. 3. LES COMBATS DE L’ANNEE SOCIOLOGIQUE : L’ECOLE DURKHEIMIENNE ET LA CRITIQUE DES PARADIGMES SOCIOBIOLOGIQUES ET RACIALISTES 3.1. Sociologie et anthropologie raciale : de l’ouverture à la rupture Dans la stratégie d’affirmation scientifique et institutionnelle de la sociologie, la critique des paradigmes biologiques et racialistes du social constitue une étape importante de l’entreprise durkheimienne. Cette offensive contre les modèles concurrents, menée en grande partie dans la revue du groupe durkheimien l’Année sociologique, s’est faite selon des phases et des modalités spécifiques. Elle est d’abord « ajournée », puisque le temps de l’affrontement – ou du mépris – sera raisonnement sur l’adéquation entre fonctions sociales des individus et dispositions « naturelles » n’est pas loin de reproduire la thèse évolutionniste de l’équilibre interne/externe des fonctions organiques et de l’environnement, Ibid., p. 368-370. 68 Ibid., p. 244-248. 69 Ibid., p. 253. 326 précédé d’une période d’ouverture et de discussion impartiale avec les adversaires de la « sociologie ». Elle est ensuite une œuvre « collective », mobilisant l’ensemble des disciples et sympathisants durkheimiens, proches collaborateurs de Durkheim ou contributeurs occasionnels à l’Année sociologique. Enfin, cette critique des modèles sociobiologiques et racialistes va s’inscrire dans une démarche « apolitique » ou « aidéologique », prétendant se tenir à distance des controverses doctrinales sur les implications politiques et morales des doctrines sociales pour privilégier une évaluation strictement théorique et méthodologique des paradigmes. Cet impératif de neutralité dans les combats de l’Année sociologique est une règle fixée par Durkheim et, si elle est largement observée des durkheimiens, elle est une cause majeure de dissensions au sein du groupe dont certains membres (Bouglé, Lapie) vont résister à cette volonté d’abstraire la critique théorique des paradigmes épistémologiques de la discussion des implications morales et pratiques des doctrines explicatives du social. Dans ses combats pour asseoir la supériorité de son point de vue, la sociologie ne doit pas, en effet, selon Durkheim, se laisser entraîner sur un terrain idéologique ou philosophique. Contre la sociobiologie ou l’anthropologie raciale, la sociologie n’a pas à se poser de problèmes « métaphysiques », comme le déclare Durkheim dans la « Préface » au premier numéro de l’Année sociologique en 1898, n’ayant à connaître que des « faits » susceptibles d’être « incorporés dans la science, c'est-à-dire qui peuvent entrer dans des comparaisons ». Cette neutralité idéologique est vue par Durkheim comme le seul moyen pour la sociologie de sortir « de la phase philosophique et prendre enfin son rang parmi les sciences » 70 . De fait, cette conception « positive » de la critique sociologique va orienter l’attitude majoritaire du groupe durkheimien face à ses concurrents sociobiologiques et raciologiques – anthropologie raciale, anthroposociologie, ethnosociologie, darwinisme social, organicisme, etc. Pour des raisons tenant certainement autant à l’ambition d’impartialité du groupe durkheimien qu’au rapport de forces objectif structurant à la fin du 19e siècle le champ des sciences sociales, l’Année sociologie accueille dans ses trois premiers numéros une rubrique « Anthropo-sociologie » (6e section – « Divers ») confiée au 70 Émile DURKHEIM, « Préface », L’Année sociologique, 1, 1898, p. v-vii. Dans la « Préface » au second numéro, Durkheim réitère sa préférence pour une sociologie « positive » et sa détermination à lutter contre un développement de la discipline comme un discours « purement philosophique, une métaphysique des sciences sociales », L’Année sociologique, 2, 1899, p. i. 327 principal disciple de Vacher de Lapouge, Henri Muffang71. Dans un avertissement aux lecteurs précédant la rubrique, Durkheim précise les raisons de la place faite à des théories manifestement en contradiction avec les postulats de la « sociologie ». D’emblée Durkheim balaie la question des implications idéologiques et politiques des modèles sociobiologiques, affirmant que seul l’examen rationnel des arguments des adversaires de la « sociologie » doit prévaloir et refusant de dénier a priori à l’anthroposociologie le caractère de « mouvement scientifique » que nombre de concurrents de Durkheim lui accordent alors volontiers72. Durkheim fait valoir l’esprit d’ouverture et d’objectivité des initiateurs de l’Année sociologique, alors même qu’il semble « que l’anthropologie tendait à rendre inutile la sociologie. En essayant d’expliquer les phénomènes historiques par la seule vertu des races, elle paraissait traiter les faits sociaux comme des épiphénomènes sans vie propre et sans action spécifique. De telles tendances étaient bien faites pour éveiller la défiance des sociologues. Mais l’Année sociologique a, avant tout, pour devoir de présenter à ses lecteurs un tableau complet de tous les courants qui se font jour dans les différents domaines de la sociologie. D’ailleurs, on ne sait jamais par avance quels résultats peuvent se dégager d’un mouvement scientifique »73. Pourtant dès 1898 des dissensions se font jour au sein du groupe durkheimien quant aux modalités du dialogue entre les sociologues et leurs adversaires. Le débat oppose principalement Durkheim à Célestin Bouglé, dans un échange de lettres. La discussion entre les deux sociologues porte précisément sur la manière d’aborder les paradigmes sociobiologiques et raciologiques. Bouglé fait sienne l’exigence d’objectivité et d’honnêteté dans la présentation des théories adverses, mais se refuse à dissocier l’évaluation épistémologique des doctrines « scientifiques » de la discussion de leurs implications éthiques et politiques. Critiquer les doctrines racialistes suppose certes de les combattre sur le terrain de la science, où elles se 71 Sur Henri Muffang et ses liens avec le groupe durkheimien, voir Philippe BESNARD, « The Année sociologique Team », dans Philippe BESNARD (Ed.), The Sociological Domain. The Durkheimians and the Founding of French Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 22. 72 Il était sans doute difficile, en effet, pour les responsables de la jeune revue l’Année sociologique d’ignorer les théories de Vacher de Lapouge, lequel jouissait alors d’une considération importante dans le champ des sciences sociales comme en attestent les nombreux articles publiés par les anthroposociologues dans des revues concurrentes de l’Année sociologique. En 1897, Worms pour la Revue international de sociologie – revue dans laquelle Lapouge publie régulièrement de 1893 à 1895 – et Frédéric Paulhan pour la Revue scientifique, firent ainsi un accueil chaleureux aux Sélections sociales (1896). Ainsi, pour Paulhan, « les théories de l’auteur (…) s’imposent à l’étude de quiconque s’intéresse à la sociologie scientifique », « Compte-rendu de Vacher de Lapouge, Les sélections sociales », Revue scientifique, 2, 1896, p. 13. 73 Émile DURKHEIM, « Avertissement », L’Année sociologique, 1, 1898, p. 519. 328 posent en modèle explicatif de l’homme et des sociétés, mais aussi sur le terrain éthique où elles véhiculent les valeurs d’une idéologie raciste. Bouglé fut initialement chargé de la rédaction de l’« avertissement » aux lecteurs précédant la rubrique « Anthropo-sociologie », mais c’est finalement Durkheim qui va s’en charger jugeant Bouglé trop « combatif » dans sa volonté de montrer les implications philosophiques et éthiques des doctrines sociobiologiques et raciologiques. Durkheim désapprouve cette stratégie car il y perçoit un risque de résurgence de la métaphysique dans le champ de la sociologie, reprochant à Bouglé son ton trop polémique et son intérêt excessif pour des « problèmes dogmatiques »74. Dès le quatrième volume de l’Année sociologique (1901), la rubrique « Anthropo-sociologie » disparaît, sans qu’aucune explication sur les raisons de cette éviction ne soit apportée par les rédacteurs75. Une note explicative de Durkheim est bien annoncée, mais jamais publiée. Ainsi est-il subitement décrété que l’anthroposociologie n’a plus sa place dans le champ de la « sociologie », sans que les lecteurs ne puissent attribuer cette élimination à une victoire théorique du point de vue sociologique durkheimien sur la pensée anthroporaciale, ou bien à un choix discrétionnaire subjectif des rédacteurs considérant au tournant du siècle que le critère de la « race » est une variable désuète pour expliquer le social. Historiquement, cette éviction coïncide avec l’éclatement de l’affaire Dreyfus, le triomphe de la colonisation et l’accélération de l’immigration, des évènements à l’occasion desquels les doctrines racialistes vont investir en force le débat public. 74 Bouglé avait été chargé de rédiger l’avertissement initial introduisant la rubrique « Anthroposociologie » de Muffang, mais le texte étant jugé trop polémique, c’est finalement Durkheim qui signera cet avertissement. Nos recherches ne nous ont malheureusement pas permis de retrouver la proposition de Bouglé. Durkheim justifiait son refus dans une lettre à Bouglé. « Le préambule que vous avez rédigé me paraît un peu trop combatif, affirmait ainsi Durkheim ; il me semble inutile d’entrer dans la discussion des problèmes dogmatiques que soulève la méthode anthropologique. Nous n’avons qu’à indiquer que notre publication est un acte d’impartialité et à faire sous réserves », Lettre de Durkheim à Bouglé, 27 septembre 1897, dans Textes 2, éd. par Victor KARADY, Paris, Éd. de Minuit, (coll. « Sens commun »), 1975, p. 411. 75 En fait, Durkheim avancera de simples raisons éditoriales ou de place. À Hubert, il écrit le 10 mars 1900 qu’il « songe à faire quelques économies sur l’anthroposociologie » et qu’il a informé Muffang que « nous n’aurons plus rien à lui envoyer », tout en admettant que l’anthropologie demeure un sujet important à traiter pour laquelle il convient de trouver quelqu’un de compétent. Durkheim annonce la publication d’une prochaine note explicative pour expliquer cet abandon, mais elle ne sera jamais publiée (Lettre à Henri Hubert, reproduite dans Revue française de sociologie, 28, 3, 1987, p. 504). À Bouglé, Durkheim lui annonce qu’il a « écrit à Muffang qu[’il] supprimai[t] la rubrique » et concluait laconiquement en précisant : « je ne demanderai plus de livres sur la matière (…). On fera à la fin une courte rubrique ‘Anthropologie’ dont je partage tous les éléments », Lettre de Durkheim à Bouglé du 13 juin 1900, reproduite dans Revue française de sociologie, 17, 2, 1976, p. 174 329 La rubrique « Anthroposociologie » est remplacée dans le quatrième volume par une rubrique « Anthropologie et sociologie », confiée à des fidèles de Durkheim (Aubin, Hubert et Mauss). L’heure n’est alors plus à l’ouverture, mais à la critique systématique des théories biologiques et racialistes dans une proclamation de la supériorité du point de vue sociologique. Les armes de la critique restent strictement dans le registre fixé par Durkheim, celui d’une évaluation théorique et méthodologique éloignée de considérations philosophiques ou morales sur les doctrines. Dans leur lutte contre l’anthropologie raciale, les durkheimiens vont parallèlement développer une stratégie d’alliances scientifiques et institutionnelles, parfois ambiguës ou de circonstances. Ainsi l’anthropologue physique Léonce Manouvrier (1850-1927), ancien élève de Broca, professeur d’anthropologie physique à l’École d’anthropologie de Paris et directeur du Laboratoire d’anthropologie, se voit-il enrôlé sous la bannière de la sociologie. Comme son mentor Broca, Manouvrier se distingue au 19e siècle par ses vastes études sur des crânes néolithiques dont il infère des généralisations sur la psychologie des peuples. Mais Manouvrier présente le mérite au regard des sociologues durkheimiens de s’être dressé contre les ambitions abusives d’une anthropologie raciale matérialiste prétendant expliquer l’ensemble des phénomènes humains par la constitution biologique des individus et d’avoir dénoncé les hiérarchisations et les préjugés tenaces sur l’infériorité des races de couleur76. Héritier de l’anthropologie physique française, Manouvrier n’en fait pas moins figure pour les durkheimiens d’allié de poids contre les modèles raciologiques77. 76 Entre 1885 et 1895, Manouvrier s’opposa aux excès de la psychophysiologie et aux thèses biodéterministes de l’anthropologue criminel Lombroso. En 1896, lors du deuxième congrès de l’Institut internationale de sociologie organisé par Worms, il prenait position contre les abus de la psychologie des races de Le Bon et des anthropologues matérialistes prétendant faire de la notion de « race » biologique l’instance dernière de l’explication de l’histoire et du social. Il s’opposa en particulier à Charles Limousin qui attribuait la supériorité de la civilisation blanche « à une vertu originelle et inhérente à la race » et non à un « état » sociologique de la civilisation, « Discussion », Archives de l’Institut internationale de sociologie, 1896, 2, p. 370-371. 77 N’a-t-il pas proclamé en 1898 la « nullité scientifique » des thèses de Lapouge où « s’étal[ait] un simplisme effrayant », et que face à la « pseudo-sociologie » de Lapouge il faut « se garder de croire que la biologie soit capable de fournir l’explication immédiate des phénomènes sociaux » ? De telles objections, formulées du sein même du camp des anthropologues physiques par un de ces représentants les plus influents qui considérait que « les aptitudes transmissibles héréditairement sont des aptitudes purement physiologiques et élémentaires (…) ne permettant en aucune façon de prévoir les actes qui seront accomplis », ne pouvaient que servir les intérêts des sociologues durkheimiens engagés dans le champ de la sociologie dans un combat pour imposer l’explication « du social par le social », Léonce MANOUVRIER, « L’indice céphalique et la pseudo-sociologie », Revue de l’École d’anthropologie de Paris, 1899, p. 234-237. Manouvrier redoutait l’utilisation des idées raciologiques (indice céphalique, angle facial, distinction entre brachycéphalie et dolichocéphalie) dans le débat public, craignant que les « élucubrations » d’une « aryanologie » ne finissent par convaincre l’opinion 330 Dans le combat de l’Année sociologique contre l’anthropologie raciale, il va constituer la principale autorité invoquée pour disqualifier les ambitions sociologiques des doctrines anthroporaciales. Il est même quasiment l’unique référence de Henri Hubert, chargé de la rubrique « Anthropologie et sociologie », contre l’anthroposociologie, faisant figure d’allié providentiel pour avoir « défendu la sociologie contre les prétendus sociologues que rebute l’étude patiente des multiples conditions sociologiques des phénomènes humains (…) théories simplistes qui demandent à la biologie une réponse passe-partout », et tourné en ridicule « avec une spirituelle bonne humeur cette science [l’anthroposociologie], qu’il traite de pseudo-science, et ses adeptes »78. Estimant le cas Lapouge promptement réglé, Hubert se contentera de renvoyer le lecteur aux écrits de Manouvrier pour une critique du « principe de la doctrine » sous-tendant l’anthroposociologie, le sociologue n’ayant pas à s’attarder sur les aspects idéologiques ou philosophiques des théories racialistes, mais seulement sur « ce que M. de Lapouge, quand il nous parle de sociologie et du rôle social des aryens, nous apprend à nous sociologues »79. En 1900, le débat sur la validité « scientifique » de l’anthroposociologie est clos sur un constat définitif de Durkheim dans la Revue bleue où, dressant un tableau de l’état de la sociologie en France au 19e siècle, il indique ne pas s’être « arrêté davantage à M. Lapouge et à l’anthroposociologie. D’abord on pouvait se demander si cette école a bien sa place dans une histoire des progrès de la sociologie, puisqu’elle a pour objet de faire s’évanouir cette science qu’« il existe une race supérieure entre toutes et qu’elle soit dolichocéphale et blonde », Ibid., p. 251252. 78 Henri HUBERT, « Compte-rendu de Léonce Manouvrier, “L’indice céphalique et la pseudosociologie”, Revue de l’École d’anthropologie de Paris, 1899 », L’Année sociologique, 3, 1901, p. 143145. Hubert fonde l’essentiel de sa critique contre Lapouge sur les arguments de Manouvrier, en particulier concernant « l’hérédité dans la vie sociale [qui] ne rend compte de rien, car l’on n’hérite jamais que d’aptitudes élémentaires dont le développement dépend de l’éducation et du milieu ». 79 Henri HUBERT, « Compte-rendu de Vacher de Lapouge, L’Aryen. Son rôle social (1899) », L’Année sociologique, 3, 1901, p. 145-146. La critique de la doctrine n’est donc pas prise en charge par les sociologues, préférant s’en tenir à une simple critique des aspects théoriques et méthodologiques, alors même que la première partie de l’ouvrage de Lapouge, véritable manifeste de la doctrine raciste, renferme l’ensemble des présupposés philosophiques et éthiques qui constituent le socle de la pensée sociale de l’auteur. En même temps que le refus d’envisager les implications philosophiques et éthiques des doctrines raciales dans le cadre d’une critique épistémologique des modèles anthropologiques, la sociologie durkheimienne s’interdit d’appréhender les effets sociaux de la croyance en l’existence de races. C’est ce qui ressort, en effet, indirectement de la conclusion de Hubert lorsqu’il note que « M. de Lapouge supprime la sociologie en l’absorbant. Peut-être a-t-il raison. Que les races aient des aptitudes intellectuelles spéciales, et que ces aptitudes correspondent à certains de leurs caractères physiques, nous n’en savons rien ; sinon que ces propositions devraient faire l’objet d’une étude infiniment minutieuse et compliquée. En tout cas ce n’est pas notre affaire », Ibid., p. 146. 331 dans l’anthropologie. Ensuite les bases scientifiques sur lesquelles repose tout ce système sont par trop suspectes, comme vient de le montrer M. Manouvrier »80. Tout à leur projet d’invalider l’anthropologie raciale sur un strict plan théorique et méthodologique, les sociologues durkheimiens vont enrôler dans le camp de la sociologie des anthropologues dont les travaux ne satisfont que de façon très formelle aux critères d’« une étude de sociologie ». Ainsi Hubert salue-t-il le livre de l’anthropologue racial américain William Ripley, The Races of Europe. A Sociological Study (1900), jugeant que « c’est à bon droit que [l’auteur] intitule son livre “une étude de sociologie” » qui, même si elle s’inscrit dans une vision raciale des différences humaines, « ne ressemble pas à celle des anthroposociologues »81. Ripley trouve d’autant plus grâce aux yeux de Hubert qu’il invoque dans son livre l’autorité scientifique de Durkheim. Dès lors, il importe peu que Ripley soit un des derniers tenants aux États-Unis de la distinction entre races dolichocéphales et brachycéphales et qu’il élabore une hiérarchie des trois races européennes sur la base de critères craniométriques et somatiques – Teutonique à tête allongée et cheveux blond, Alpine à tête courte et cheveux brun, Méditerranéenne à tête allongée et cheveux noir – à l’appui d’appels fanatiques à résister aux « hordes d’immigrants » déferlants sur une nation américaine déjà contrainte à supporter le « fardeau » de la race noire82. L’offensive durkheimienne contre les modèles raciologiques va s’étendre à tous les avatars d’une pensée bioraciale du social. L’ethnosociologie de Letourneau est particulièrement visée, du fait sans doute des ambitions « sociologiques » 80 Émile DURKHEIM, « La sociologie en France au 19e siècle », Revue Bleue, 1900, dans La science sociale et l’action, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 133. 81 Henri HUBERT, « Compte-rendu de William RIPLEY, The Races of Europe. A Sociological Study (1900) », L’Année sociologique, 5, 1902, p. 185-188. L’approbation par Hubert du livre de Jean FINOT, Le préjugé des races (1905), procède d’un même critère sélectif. Finot, qui considère que « le mot race est impropre à déterminer le caractère spécifique des distinctions flottantes entre les membres de l’unité humaine (…) et n’est que le produit de notre gymnastique mentale, des opérations de notre intellect, en dehors de toute réalité » (Le préjugé des races, Paris, Alcan, 1905, p. 501), a le mérite, selon Hubert, de justifier le fait que « la sociologie ne peut étudier que des sociétés, jamais des races », Henri HUBERT, « Compte-rendu de Jean FINOT, Le préjugé des races (1905) », L’Année sociologique, 9, 1906, p. 167-168. 82 Dans la catégorie de la race « méditerranéenne », placée sans surprise à l’échelon le plus bas de la hiérarchie des types humains, Ripley range les Juifs, les Italiens, les Slaves et les Grecs, des races composant le gros de ces nouvelles « hordes d’immigrants » venues d’Europe orientale et du sud pour envahir les Etats-Unis. Puisant dans les doctrines héréditaires de Galton et du darwinisme social, Ripley s’inquiète des limites et des risques induits par le mélange des races (« racial intermixture »), inégales selon « leur degré d’évolution physique et mentale », les Etats-Unis ayant déjà à supporter, selon l’auteur, le « fardeau » des Philippins et des Noirs. Voir du même auteur, “Races in the United States”, The Atlantic Monthly, December 1908, 102, 6, p. 745-759. 332 affirmées de l’anthropologie matérialiste. Paul Lapie s’attaque à sa méthode, qualifiée de « défectueuse », tandis que Marcel Mauss lui reproche un usage fallacieux des données ethnographiques émaillant des livres « marquant tous la même date dans l’histoire de la science » et condamnant la sociologie a rester « toujours une subdivision d’une anthropologie toute physique et toute de vulgarisation ». Devant la prétention de Letourneau de réduire la sociologie à une simple « psychologie ethnique », Mauss raille le subterfuge consistant à introduire « sous la notion de peuples, celle de races » et à substituer « une notion confuse à une notion claire ». Victime de ses ambitions démesurées, Letourneau aurait alors « fini naturellement par parler de choses inexistantes, car il n’y pas une psychologie de l’Australien, du Polynésien (…) du Malais, du Peau-Rouge. Il y a une masse plus ou moins considérables de sociétés qui sont dites, sans trop de preuves, de même race (…) et que notre ignorance nous pousse à rassembler en un tout unique qu’elles ne forment peut-être pas »83. Une même stratégie critique des fondements théoriques du modèle adverse est appliquée contre la sociobiologie. Entre 1901 et 1908, chaque volume de la revue renferme au moins une contribution visant les modèles sociobiologiques, notamment l’organicisme est le darwinisme social. Henri Hubert, Célestin Bouglé, l’économiste François Simiand et l’historien René Chaillé sont les plus actifs dans cette bataille84. Chaque critique s’applique à proclamer la supériorité théorique et méthodologique du point de vue sociologique. Ainsi l’économiste François Simiand dénonce la tentation d’expliquer la pauvreté et l’origine des classes sociales par des corrélations « hasardeuses » entre « caractères physiques » et « caractères psychologiques » dont la logique conduit nécessairement à la thèse d’une infériorité native des classes pauvres. Or, soutient Simiand dans une proclamation d’adhésion à la sociologie, « bien loin que l’économiste ait besoin des phénomènes anthropologiques pour rendre compte du paupérisme, c’est l’anthropologiste qui a besoin du paupérisme 83 Paul LAPIE, « Compte-rendu de Charles LETOURNEAU, L’évolution de l’éducation dans les diverses races humaines (1898) », L’Année sociologique, 2, 1899, p. 394-399 ; Marcel MAUSS, « Compte-rendu de Charles LETOURNEAU, La psychologie ethnique (1901) », L’Année sociologique, 6, 1903, p. 150-151. 84 Pour les principales contributions de ces auteurs, voir notamment pour Henri Hubert vol. 5, 1902, p. 185-188, vol. 6, 1903, p. 155-158, vol. 9, p. 167-168 ; pour François Simiand, vol. 9, 1906, p. 498503 ; pour René Chaillé, vol. 10, p. 202-203. 333 pour rendre compte des phénomènes anthropologiques (…) [comme dans] toute recherche sur la misère »85. 3.2. Le combat de Célestin Bouglé : sociologie et philosophie Au sein d’un groupe durkheimien qui dans son combat contre les modèles sociobiologiques et raciologiques refuse par principe de s’aventurer sur le terrain de la critique idéologique ou « métaphysique » des doctrines, pour ne traiter que des aspects théoriques et méthodologiques des paradigmes épistémologiques, l’engagement de Célestin Bouglé fait figure d’exception. Atypique, Bouglé l’est autant par son attitude de « franc-tireur » de la sociologie durkheimienne que par son obstination à ne pas dissocier l’évaluation épistémologique des paradigmes de la critique des implications éthiques et pratiques des doctrines sociales qui les inspirent. Au-delà d’un désaccord stratégique avec Durkheim et ces disciples « orthodoxes », le « cas Bouglé », par son souci de concilier dans un même discours sociologique les exigences de la science et de la morale, soulève des questions éclairantes sur les rapports entre science et éthique dans les sciences sociales et en particulier dans la sociologie durkheimienne. La dissidence « anti-sociologiste » de Bouglé jette aussi une lumière sur la capacité des sociologues français à opposer à la fin du 19e siècle une critique totale et adéquate aux paradigmes raciologiques du social qui constituent la forme scientiste de l’idéologie raciste. 3.2.1. Bouglé et le « sociologisme » durkheimien Célestin Bouglé (1870-1940) a souvent été décrit comme un durkheimien « ambivalent »86. De fait, s’il est un des plus influents représentants du groupe durkheimien, un adhérent précoce à « l’école de Bordeaux » ayant contribué ardemment au cours d’une brillante carrière universitaire et par ses engagements publics à la promotion de la sociologie durkheimienne87, il est aussi un des résistants les plus tenaces aux excès du « sociologisme » durkheimien, n’hésitant pas à exprimer ses désaccords avec les postulats fondamentaux de l’épistémologie 85 François SIMIAND, « Compte-rendu de A. Niceforo, Les classes pauvres. Recherches anthropologiques et sociales (1905) », L’Année sociologique, 9, 1906, p. 503. 86 La formule est de Paul Vogt, un qualificatif accolé parfois également aux noms de Paul Lapie et Dominique Parodi. Voir Paul VOGT, « Un durkheimien ambivalent : Célestin Bouglé, 1870-1940 », Revue française de sociologie, 20, 1979, p. 123-139. 87 Il connaît en revanche moins de succès dans ses engagements électoraux, échouant à quatre reprises – 1901, 1906, 1914 et 1924 – à la députation. 334 durkheimienne88. Philosophe de formation, comme nombre d’ailleurs de ses collègues durkheimiens, arrivé à la sociologie après un détour par les sciences sociales allemandes89, Bouglé, que ses collègues regardaient, au mieux comme un esprit éclectique, au pire comme un métaphysicien égaré dans le camp des sociologues, n’acceptera jamais de couper la réflexion sociologique de toutes considérations philosophiques et éthiques90. Bouglé bouscule les convictions de ses collègues par un œcuménisme intellectuel jugé excessif, capable de mêler dans un même article des références à Simmel, Tönnies, Spencer, Tarde et à Durkheim. Tenant d’une approche pluridisciplinaire de la sociologie il n’hésite pas, en effet, à recourir à des doctrines et des méthodes que la plupart des durkheimiens jugent dépourvues d’intérêt, ou pire, comme fausses et dangereuses pour la sociologie. Bouglé traînera ainsi l’image d’un « généraliste et homme de synthèse (…) d’une certaine manière démodée » à une époque où la spécialisation des compétences est recommandée91. Membre actif du groupe durkheimien, il continuera à entretenir des relations étroites avec le groupe des philosophes rationalistes néo-kantiens, très influents dans le milieu universitaire, et à publier dans des revues philosophiques92. Cet esprit récalcitrant et indépendant s’est attiré les jugements les plus sévères de la part de ses collègues durkheimiens93. De cette affiliation permanente au champ de la philosophie ont 88 Le terme de « sociologisme » a été avancé par Dominique PARODI, dans « Morale et sociologie », Revue d‘économie politique, 21, 1907, p. 241-270. 89 Après l’obtention de l’agrégation de philosophie à l’École Normale Supérieure (1893), Bouglé effectua grâce un séjour d’étude en Allemagne où il suivit les enseignements du sociologue Georg Simmel, du philosophe du droit Rudolf von Ihering et de l’historien Adolphe Wagner. Cette découverte des sciences sociales allemandes lui inspirera l’objet de son premier ouvrage, Les sciences sociales en Allemagne. Les méthodes actuelles, Paris, Alcan, 1896. 90 Esprit éclectique il le fut de fait par ses activités, professeur de philosophie – au Lycée de SaintBrieuc, puis aux universités de Montpellier et de Toulouse, avant de rejoindre la Sorbonne en 1908 –, directeur adjoint (1927-1935), puis directeur de l’École Normale Supérieure (1935-1940), fondateur du Centre de Documentation Sociale. Il fut aussi journaliste, collaborateur régulier à La Dépêche de Toulouse, et militant politique engagé, parmi les premiers adhérents à la Ligue des Droits de l’Homme dont il devint le vice-président au moment de l’Affaire Dreyfus et membre du parti radical et radical socialiste, ainsi qu’un conférencier populaire intervenant régulièrement devant des groupes d’action sociale et politique. 91 Paul VOGT, « Un durkheimien ambivalent : Célestin Bouglé, 1870-1940 », Revue française de sociologie, 20, 1979, p. 125. 92 Entre 1894 et 1938, Bouglé a publié 24 articles dans la Revue de métaphysique et de morale, principal relais de la philosophie néo-kantienne, alors que la moyenne d’articles publiés par auteur s’élevait à 2,7 pour la période 1900-1939. D’après, Paul VOGT, art. cit., note 12 p. 125. 93 Mauss lui reprocha ses références intellectuelles et le choix des auteurs allemands retenus pour Les sciences sociales en Allemagne (1896), jugés marginaux et peu représentatifs de la pensée sociale germanique. À la présentation de Simmel ou Dilthey, Mauss aurait préféré celle de Wilhelm Wundt, fondateur de la psychophysiologie expérimentale, et de Albert Schäffle, tenant de la sociologie organiciste, Marcel MAUSS, Le Devenir social, avril 1897, p. 369-374. C’est sans doute Maurice 335 dérivé la plupart des désaccords formulés par Bouglé avec la sociologie durkheimienne94. Les objections qu’il adresse à la pensée sociologique de Durkheim touchent à des points épistémologiques essentiels pour la constitution d’une science du social. En effet, le désaccord entre les deux hommes porte autant sur la relation entre raison « théorique » et raison « pratique », l’origine des représentations collectives et des catégories conceptuelles, l’indépendance relative de la raison individuelle par rapport à la « conscience collective », que sur les limites du déterminisme social et les rapports entre sociologie et psychologie. De ces points de friction, quatre critiques fondamentales se dégagent. D’abord, Bouglé conteste le postulat durkheimien de l’unité méthodologique des sciences sociales et de la nature. Il nie ensuite que les faits sociaux puissent être compris uniquement en les étudiant de l’extérieur « comme des choses ». D’autre part, il reproche à Durkheim un « antipsychologisme » de principe, estimant que l’introspection et la psychologie sont des ressources fondamentales pour la science sociale. Enfin, sur la question fondamentale des rapports entre science et éthique, entre jugements de « fait » et jugements de « valeur », Bouglé maintient que la science sociale ne peut pas être directement utile à la détermination des fins humaines si bien que la sociologie ne saurait être une « science de la morale »95. Si Bouglé tempérera au fil des ans la virulence de ses critiques, par souci d’apaisement sans doute, il n’y renoncera jamais totalement. De ces critiques du « sociologisme » durkheimien se dégage une vision cohérente de la sociologie par Bouglé, où s’affirme une conception particulière des relations entre sociologie et psychologie et des rapports entre science et éthique. Les préférences philosophiques et morales assumées du sociologue Bouglé vont guider Halbwachs qui prononça le jugement le plus sévère à l’égard des « errements » du sociologue Bouglé qui se serait laissé « un peu griser de toute cette philosophie germanique ». Resté sous l’emprise des philosophes rationalistes néo-kantiens et des psychologues allemands Bouglé serait ainsi demeuré « un moraliste, qui a gardé des sympathies pour la psychologie métaphysique, dans le camp des sociologues », et un « propagandiste alerte, toujours sur la brèche, infatigable » plus qu’un savant, Maurice HALBWACHS, « Célestin Bouglé, sociologue », Revue de métaphysique et de morale, 48, 1, 1941, p. 27-29, 47. Quant à Hubert Bourgin, condisciple de Bouglé à l’ENS, déclarait que « les plus sévères et les plus qualifiés de nos camarades le considéraient moins comme un savant que comme un vulgarisateur de la sociologie. On conçoit qu’un pareil tempérament ait été attiré par la politique », L’École Normale et la politique, Paris, Fayard, 1938, p. 468. 94 Les critiques de Bouglé reprennent souvent, sous une forme atténuée, les objections adressées par des philosophes comme Léon Brunschvicg, Émile Boutroux ou, au sein même du groupe durkheimien, par Dominique Parodi. 95 Pour une première formulation par Bouglé de ces critiques, voir Les sciences sociales en Allemagne. Les méthodes actuelles, Paris, Alcan, 1896, p. 36-38, 143-156. 336 l’engagement militant contre le racisme de cet esprit libéral, persuadé qu’une société libre et démocratique est impossible sur la base de doctrines anti-individualistes et fatalistes réduisant l’individu à n’être que l’esclave obéissant de forces supérieures – Dieu, Race ou Société. Ces positions éthiques libérales ont aussi structuré sa démarche de chercheur en science sociale convaincu que la sociologie doit faire une place dans l’explication, à côté du déterminisme social, à la raison et à l’autonomie de l’individu. Cette conception de la sociologie donne sens à l’opposition constante de Bouglé aux modèles biologiques et raciologiques du social. 3.2.2. Penser la sociologie face au racisme Face aux modèles sociobiologiques et racialistes, Bouglé entend s’exprimer autant en sociologue objectif qu’en intellectuel vigilant aux conséquences philosophiques et morales des doctrines sociales. Ainsi refuse-t-il d’instaurer la sociologie sur une séparation entre analyse théorique et méthodologique des paradigmes et l’évaluation de leurs implications éthiques et pratiques, coupure qui sous-traiterait aux philosophes et aux moralistes la critique des principes des doctrines. La vigilance éthique du sociologue lui paraît d’autant plus impérative au début du 20e siècle que des doctrines pseudo-scientifiques sont convoquées dans le débat public pour justifier des choix politiques. Ainsi quand Bouglé se penche sur la validité de l’anthropologie raciale comme modèle « sociologique », la question des conséquences éthiques et pratiques d’une explication du social par l’hérédité ou la race sur le système de valeurs des sociétés démocratiques est au cœur de sa critique et des questions qu’il se pose, se demandant s’il « est vrai que les découvertes les plus récentes de l’anthropologie minent nos convictions morales les mieux assises et doivent, en éclatant au grand jour, ruiner à jamais l’idée démocratique ? »96. Jamais la critique par Bouglé des modèles des sciences sociales ne va se départir d’une inquiétude pratico-normative engageant le chercheur sur le terrain des doctrines et des idéologies. La réfutation des modèles sociobiologiques et raciologiques va consister dès lors pour Bouglé autant en un effort d’invalidation théorique du déterminisme racial ou héréditaire comme facteur d’explication du social, qu’en une critique philosophique et morale contre les présupposés 96 Célestin BOUGLÉ, « Anthropologie et démocratie », Revue de métaphysique et de morale, 5, 1897, p. 443. Une question formulée dans une revue philosophique après que Durkheim ait refusé à Bouglé d’aborder ces questions « dogmatiques » dans l’Année sociologique à propos des théories de Lapouge. 337 inégalitaires de la pensée raciste, en confrontant ouvertement « avec les principes posés par la démocratie les faits constatés par l’anthropologie ». Parce que pour Bouglé la réfutation des doctrines sociales ne peut se résoudre en une simple critique théorique et méthodologique de leurs ambitions sociologiques, sinon à confondre jugement de fait et jugement de droit, le chercheur confronté à des idéologies pseudo-scientifiques comme l’anthropologie raciale doit se saisir de ces questions « dogmatiques » qui conduisent à « s’interroger une fois de plus sur le droit des sciences, même anthropologiques, à trancher seules les questions morales »97. Face à l’anthroposociologie, une doctrine qui prétend « étudier en un mot le social en fonction du biologique » partant d’une « psychologie ethnique » dérivée des observations d’une craniométrie, Bouglé remarque que cette doctrine affiche bien plus que des prétentions « sociologiques », puisque « la craniométrie nous donnerait la clef non seulement de la dissociation [des races], mais de la stratification des éléments sociaux »98. Idéologie globale, l’anthroposociologie prétend non seulement expliquer le social, mais prédire le destin des peuples à l’aune des critères de la race et de l’hérédité, érigés en « vraies forces directrices de l’histoire » et des « mouvements de la société », dans une racialisation généralisée des relations et des hiérarchies sociales où les « luttes des classes » se ramèneraient à des « luttes de races » et les « supériorités sociales » à la simple « manifestation de supériorités biologiques »99. L’anthroposociologie constitue, par conséquent, au regard de Bouglé plus qu’un modèle concurrent de la sociologie ; elle est une attaque directe contre cette valeur essentielle des sociétés démocratiques et libérales, « l’idée de l’égalité entre les hommes ». Or, ce qu’il importe au sociologue de remarquer, estime Bouglé, c’est que de cette haine de l’égalité démocratique dérivent toutes les conclusions « scientifiques » de l’anthroposociologie, l’aversion de ses partisans pour toutes les expressions de cette croyance jugée « stérile et absurde », comme leur refus de toutes actions tendant « anthropologiquement à mettre différents » 100 sur . un Face pied aux d’égalité dérivés des individus sociologiques de l’anthropologie raciale, il ne saurait dès lors suffire de brandir une critique objective des théories et des méthodes. Il faut encore, estime Bouglé, réfuter les positions 97 Ibid. Ibid., p. 445. 99 Ibid., p. 446. 100 Ibid., p. 448. 98 338 doctrinales de cette métaphysique des races condamnant les idées égalitaires comme un idéal de brachycéphales, « partisans prédestinés » des doctrines égalitaires, il faut défendre l’idéal démocratique contre les assauts d’une idéologie raciste croyant triompher « doublement de la démocratie » en démontrant « la fausseté essentielle de l’idée de l’égalité humaine » et en ramenant « les vraies raisons de son expansion » à des « faits biologiques » – « un rêve de brachycéphales (…) tel serait, à en croire nos anthropologistes, l’esprit égalitaire »101. Sociologue militant, la critique de Bouglé ne se résout pourtant jamais dans une simple glose philosophique ; le combat contre la pensée biologique et raciale se menant aussi sur le terrain méthodologique. Aux corrélations psychosomatiques des anthropologues raciaux Bouglé rétorque ainsi à la manière de ses collègues de l’Année sociologique qu’« expliquer n’est pas seulement constater entre deux phénomènes une relation fréquente, c’est montrer comment l’un produit l’autre, et dérouler la série des intermédiaires grâce auxquels l’un sort de l’autre ». En sociologue durkheimien, il affirme alors la prééminence du déterminisme social sur la causalité biologique, car « si la constitution anatomique d’un individu implique bien certaines aptitudes très générales, c’est le milieu qui les détermine, [et] c’est chimère, par suite, de vouloir déduire, de l’examen des caractères purement biologiques, la nécessité d’actes sociologiquement définis ». Ainsi réfutée sur le terrain philosophique comme une menace contre le principe égalitaire des sociétés démocratiques, la pensée biologique et racialiste l’est également sur le terrain épistémologique dans sa prétention à expliquer le social et à fournir une interprétation valide du progrès des « tendances démocratiques »102. 3.2.3. Contre l’anthropologie raciale, fonder une psychosociologie Contre les ambitions sociologiques et doctrinales de l’anthropologie raciale, Bouglé veut mettre en œuvre une riposte « psychosociologique » dans le cadre d’une « sociologie psychologique » combinant une attention aux « conditions psychologiques » de la genèse des idées et à l’action des « phénomènes sociaux » sur l’état des représentations collectives. Une telle méthode permettrait, selon lui, de dégager par une explication proprement sociologique les causes réelles de 101 102 Ibid., p. 449. Ibid., p. 450. 339 l’émergence de l’idée d’égalité dans les sociétés modernes103. Appliquée ici à l’idée d’égalité, l’approche psychosociologique permettrait de concilier dans un même discours sociologique la dimension idéelle ou philosophique d’un « fait » social et ses manifestations objectives ou réelles. Ainsi d’un point de vue philosophique, Bouglé note que l’apparition de l’idée d’égalité a supposé non seulement que soit admise l’idée que des individus différents ont « droit au même respect » en tant qu’« ils sont des hommes », mais que l’esprit humain soit capable de penser ensemble les principes d’« humanité » et d’« individualité » dans la personne104. Or, à cette croyance philosophique et morale l’approche psychosociologique est pratiquement en mesure de rattacher des facteurs de type structurel ou sociétal. En effet, note alors Bouglé, pour que les esprits parviennent à concilier ces deux exigences – l’identité et la différence –, il a fallu que soit tolérée la multiplicité des « cercles sociaux » auxquels peuvent appartenir les individus et que cette pluralité des sousgroupes forme un rempart véritable contre l’assignation des individus à une « catégorie » exclusive, de sorte que « par l’effet même de cette multiplication des groupements, l’esprit détache plus aisément l’individu de tel ou tel d’entre eux, prend l’habitude de le penser, pour ainsi dire, hors cadres sociaux, et par suite de mesurer sa valeur non plus à sa classe, mais à son mérite individuel »105. Cette psychosociologie, conçue comme une alternative à des modèles sociologiques par trop déterministes et matérialistes, puisent aux références théoriques les plus diverses – Simmel, Tarde, Durkheim principalement. Face à 103 Ainsi, estime Bouglé, par cette « autre méthode » psychosociologique, « c’est en définissant les conditions psychologiques de la formation de l’idée d’égalité et en signalant l’action des phénomènes sociaux sur ces conditions mêmes, qu’on trouverait peut-être, du succès de cette idée, des raisons vraiment déterminantes », Ibid. 104 Ou « en un mot, écrit Bouglé, tenir en même temps sous sa pensée, la notion d’individualité et celle d’humanité, ou (…) penser le concept d’homme à la fois dans sa compréhension et dans son extension, et par suite se rendre compte que les même caractères conviennent aux individus les plus différents », Ibid., p. 450-451. 105 Ibid., p. 451. Bouglé fait ici explicitement référence aux thèses de Simmel sur les formes et la différenciation sociales exposées dans Die Soziale Differencierung. On notera également la proximité de cette analyse avec celle que proposera bien plus tard Louis Dumont sur les conditions d’émergence de la pensée raciste. Parallèlement à la diversification des groupes sociaux, il est un second facteur sociologique qui contribue, selon Bouglé, à la diffusion de l’idée de d’égalité, c’est l’action centralisatrice de l’État. L’État centralisateur, par son pouvoir unificateur – « centralisation unifiante » – contribuerait au développement du « penchant » des individus à se regarder mutuellement comme égaux devant une « loi supérieure à tous » via le démantèlement des groupes intermédiaires. Un « double courant » travaillerait ainsi les sociétés égalitaires, l’un tendant au renforcement de l’unité et de l’homogénéité sociale – Bouglé fait ici référence à Tarde et à ses « lois de l’imitation »–, l’autre au progrès de l’hétérogénéité – référence à Durkheim et à sa thèse sur la « division du travail social ». L’action combinée d’un processus de différentiation et d’un processus d’assimilation œuvrerait à l’extension de l’« esprit égalitaire », Ibid., p. 451-452. 340 l’anthropologie raciale, le recours à une psychosociologie permet d’opposer à un schéma monocausal fondé sur la puissance exclusive de l’hérédité, la validité d’un modèle sociologique complexe et pluridimensionnel, intégrant à l’explication les « causes les plus différentes », le « mouvement des idées » autant que le jeu des « intérêts »106. Une « sociologie psychologique » aurait donc du point de vue de Bouglé des avantages épistémologiques indéniables pour la sociologie, en mesure ainsi d’avancer une interprétation dynamique et complexe du monde social, intégrant les aspects à la fois subjectifs et objectifs des phénomènes sociaux. De la méthodologie à l’éthique, Bouglé escompte aussi du choix de cette méthode des avantages éthiques et pratiques, confiant que la « sociologie psychologique (…) qui pourrait être dressée contre l’anthroposociologie » sera en mesure de rendre à une idée morale comme celle d’égalité « l’autorité que celle-ci prétendait [lui] enlever »107. Si la « sociologie psychologique » ne prétend pas trancher des « questions morales » ou de droit par des jugements de faits, du moins elle pourrait « neutraliser l’effet produit par l’explication anthropologique »108. « Neutraliser », et non démontrer. Il y a là une nuance cruciale pour Bouglé qui ne croit pas que la science sociale puisse être une « science de la morale ». La détermination des fins humaines n’est pas de l’ordre de la démonstration sociologique, de sorte que quel que soit le renfort que la science sociale puisse apporter à des valeurs morales, défendre contre la pensée racialiste l’idée d’égalité, c’est toujours exprimer une adhésion à une idée « pratique » renfermant un « jugement direct non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être ». C’est pour le savant ou le politique embrasser l’utopie égalitaire des Lumières et accepter qu’« en [la] portant, l’esprit retourne vers l’action, non vers le fait. Il ne prétend pas que les hommes, en réalité, sont semblables sous tous les rapports, mais qu’ils doivent être, sous un certain point de vue, semblablement traités. C’est pourquoi il affirme l’égalité des droits, et non l’égalité des facultés : prescription, non constatation » 109. C’est en cela que l’on peut dire de l’égalité qu’elle est une pétition de principe, une 106 Ibid. L’auteur affirme exactement qu’« ainsi une sociologie psychologique pourrait être dressée contre l’anthroposociologie, et l’autorité que celle-ci prétendait enlever à l’idée d’égalité, celle-là pourrait la lui rendre », Ibid., p. 452. 108 Ibid., p. 453. 109 Ibid. 107 341 « construction idéale » forgée par un esprit à même de concevoir les « différences individu