hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 1 PENSÉE HÉBRAÏQUE hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 2 L’auteur Après Polytechnique, Marc Halévy se spécialise en sciences de la complexité auprès du Prix Nobel Ilya Prigogine. En parallèle, il mène un parcours doctoral en philosophie et histoire des religions, complété par des études rabbiniques. En 1981, il fonde la première entreprise du groupe Maran, pour des interventions managériales de terrain auprès d’entreprises en situations complexes. Depuis le milieu des années 1990, il se consacre à la prospective ( [email protected] ). Il enseigne dans plusieurs universités et grandes écoles, et assure un vaste programme de séminaires et conférences. Il a publié une douzaine de livres et des centaines d’articles. * ** ISBN : 978-2-7033-0780-8 © 2009 Editions Dangles, une marque du groupe éditorial Piktos, Z.I. de Bogues, rue Gutenberg - 31750 Escalquens Bureau parisien : 6, rue Régis - 75006 Paris Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 3 Marc HALÉVY PENSÉE HÉBRAÏQUE UNE PHILOSOPHIE DU KABBALISME AU-DELÀ DU RABBINISME hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 4 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 5 À Donah Halévy, bien sûr. À mes enfants, en souvenir de leurs bar-mitzwah et bat-mitzwah. À Yéhoudah Halévy, à qui je dois tant par-delà huit siècles. hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 6 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 7 Peu de gens sont faits pour l’indépendance, c’est le privilège des puissants. Friedrich Nietzsche hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 8 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 9 Avertissement Le livre que l’on va lire traite d’un sujet protéiforme. Sa composition suit la même physionomie : le style aphoristique lui va à ravir par sa souplesse et ses éclairages multiples et brefs. Comme un scintillement. Figer une pensée vivante dans un traité architectural et hiérarchisé eût été criminel. Une pensée du mouvement qui coule et ne peut que couler n’est jamais apte à rentrer dans une forme fixée, formatée, programmée. Nietzsche a montré la voie… hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 10 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 11 Introduction La pensée hébraïque est une pensée du mouvement contre le repos, du devenir contre (ou malgré) l’être, du cheminement contre l’établissement, du nomade contre le sédentaire. Retrouver le Souffle de l’Esprit qui a inspiré les écritures sacrées. Oublier les traductions-trahisons. Retrouver l’originel. Derrière ces écrits se cache une pensée, une philosophie, une Weltanschauung qui a été ou bien galvaudée, ou bien trahie, ou bien déguisée. Il est temps de la redécouvrir. Le judaïsme pharisien, d’abord, et rabbinique, ensuite, a fait de cette pensée un monothéisme qui ne lui ressemble guère. Mais ce judaïsme-là, aujourd’hui, est exsangue : l’âme juive ne s’y retrouve plus. L’eau vive de la pensée hébraïque a été détournée, canalisée, barrée par un fatras de règles et interdits qui l’ont fait croupir. Il est temps de rouvrir les vannes et de lui rendre sa fraîche liberté. 11 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 12 Pensée hébraïque Sans rien renier, le Souffle de l’Esprit hébraïque doit à présent revivifier la pensée juive au-delà du talmudisme rabbinique. Retour aux sources. Retour à la Source. * La pensée hébraïque n’est pas monothéiste. Le monothéisme est une falsification d’inspiration platonicienne : idéaliste et dualiste. Nulle part dans les écritures ne trouvera-t-on ces croyances exogènes à l’hébraïsme que sont l’immortalité de l’âme, la résurrection des morts, la vie après la mort, l’existence des anges et toutes ces fadaises dont le pharisaïsme et le rabbinisme ont infecté le judaïsme récent. Les derniers représentants de la pensée hébraïque originelle furent les sadducéens, dont l’histoire se meurt en l’an 70 de l’ère vulgaire, avec la destruction du temple de Jérusalem par les soldats romains. Leur opposition à ce judaïsme qui allait devenir synagogal était totale, ne serait-ce que par leur rejet radical de cette Loi dite orale qui sera figée dans la Mishnah avant de donner les deux Talmuds dans les siècles qui suivirent. Les Karaïtes et les Falashas en sont une maigre survivance, encore de nos jours. La Kabbale en est le versant mystique et bien vivant, aujourd’hui encore et peut-être mieux que jamais. * Le ferment unique de la pensée hébraïque est le Miqra (« convocation »), qui est la Bible hébraïque, écrite exclusivement en hébreu et connue aussi sous l’acronyme Tanakh (T de Torah, qui désigne les cinq livres dits de Moïse, également connus sous le nom de Pentateuque ; N de Nabiim, les « prophètes » ; K de Kétoubim, qui sont les Écrits, c’est-à-dire les Hagiographes). 12 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 13 Introduction L’ensemble fait 24 livres selon le comput traditionnel juif. Le nombre 24 s’écrit en hébreu KD (kaf daleth), qui est aussi le mot khad, qui signifie « cruche » : l’image est belle, car la jarre contient le vin sans être le vin… * Les 613 mitzwot (« prescriptions, commandements, préceptes ») contenues dans le Miqra se rassemblent et se condensent en une seule mitzwah suprême qui tient en un seul mot, si souvent répété au fil des versets : Tzé, qui est la forme impérative du verbe YTzA, traduit par « sortir, quitter, partir ». Sors ! Quitte ! Pars ! Injonction suprême de mise en mouvement, de refus de la fixité et de ses conforts. Le mot Torah lui-même signifie « parcours, exploration »… * Adam « fut envoyé hors du jardin d’Éden » (Gen.:3;23). Et Caïn « partit de devant les faces de YHWH » (Gen.:4;16). À Noa’h, il est dit : « Pars de l’arche » (Gen.:8;16). À Abraham : « Va pour toi hors de ton pays, hors de ta naissance, hors de la maison de ton père » (Gen.:12;1). À Jacob : « Pars de ce pays » (Gen.:31;13). À Moïse : « Pars toi et tout ton peuple » (Ex.:11;8). La pensée hébraïque est une pensée du mouvement, du départ, de la rupture… * 13 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 14 Pensée hébraïque Pensée hébraïque : philosophie du cheminement. Cheminement sans itinéraire ni destination. Seulement une intention de parcourir la vie, d’explorer l’intériorité des mondes. Torah. Une philosophie du cheminement commence nécessairement par une volonté de partir, de sortir, de quitter : il faut un désir, un manque, une insatisfaction. Le pourceau satisfait ne part jamais nulle part : il est déjà mort. Il existe mais il ne vit pas. Il est né mais il ne naît pas. Quel est ce manque originel ? Le serpent-devin de la Genèse appâte Ève, la vivante, en lui disant : « […] vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez comme des dieux connaissant bon et mauvais. » La connaissance… La pensée hébraïque est une philosophie jamais achevée de la connaissance jamais atteinte. * ** hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 15 Création ou émanation ? Le créationnisme primaire des fondamentalistes chrétiens, surtout américains, est une absurdité sans aucun fondement biblique. Si Dieu avait voulu créer un monde fixe, figé, où tout est dès le départ à sa place, dans sa forme, pourquoi aurait-Il réparti son travail créatif sur six jours ? Il l’aurait fait d’un coup, même pas en un seul jour, mais en un seul instant. Un créationnisme appelle une instantanéité : la « création » biblique est tout sauf instantanée. Si la Torah exprime un processus créatif réparti sur six jours ordonnés selon une succession précise, cela signifie bien que le monde est issu d’un processus progressif, donc d’une évolution. Si, de plus, on lisait le texte, comme il se devrait, dans sa langue originelle, l’hébreu, on s’apercevrait que tous les verbes utilisés pour relater ce processus créatif cosmique sont conjugués sur le mode inaccompli : « Et Il dira : “Une lumière adviendra” et une lumière adviendra » (Gen.:1;3). Au futur, donc ! Rien n’est accompli. Tout est, dès lors, en accomplissement, donc en chemin, en évolution. 15 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 16 Pensée hébraïque De plus, d’après le beau texte de la Genèse, le soleil n’apparaît que le quatrième jour. Cela signifie donc, évidemment, que les « jours » dont parle la Genèse ne sont pas des jours solaires, des jours humains. La tradition juive parle des « Jours de Dieu », qui ne font pas nos vingt-quatre heures terrestres. On est là bien plus proche des yuga hindous que des jours calendaires. La pensée kabbalistique prétend d’ailleurs, avec quelque bon sens, que notre époque correspond à la fin du sixième jour de Dieu (le moment de la « création » de l’homme), et que le septième jour, le Shabbat divin donc, est à venir et correspondra à l’ère messianique dont nous aurons à reparler plus loin… Tout ceci, entre autres choses, pose aussi la belle question de la relation au temps dans la pensée hébraïque : un temps manifestement orienté par cette tension d’accomplissement si forte dès les premiers versets toraïques – le temps de Dieu –, mais aussi un temps cyclique, celui des saisons et des fêtes, qui rythme l’existence humaine. * Rabbinisme et kabbalisme se sont parfois opposés sur la nature du lien entre notre Univers et le Dieu créateur. Ces oppositions philosophiques peuvent se ramener à la divergence de deux regards, l’un idéaliste et dualiste, l’autre naturaliste et moniste. Le monothéisme rabbinique classique postule l’existence d’un Dieu personnel extérieur à l’Univers qu’Il a créé hors de Lui. Les christianismes ont repris cette position. Pour un tel monothéisme, notre Univers matériel n’est ni Dieu (panthéisme), ni en Dieu (panenthéisme), mais extérieur à Lui par une extériorité absolue non seulement topologique, mais aussi ontologique. 16 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 17 Création ou émanation ? Dieu et le monde ne sont pas de la même nature, ils relèvent d’essences distinctes : Lui, totalement « esprit », l’autre, totalement « matière ». Seul l’homme, être hybride pourvu d’un corps matériel et d’une âme spirituelle, participerait des deux natures, dont l’une, périssable, est mortelle, et dont l’autre, éternelle, est immortelle. La relation de Dieu avec le monde est celle du peintre avec son œuvre : une œuvre vivante, inaccomplie, en progrès perpétuel, dont Il Se préoccupe, voire S’occupe. On est bien loin du Dieu de Spinoza – qui lui coûta d’être banni de la communauté « portugaise » d’Amsterdam. Le Dieu de la Kabbale est fort différent. Autant le Dieu des rabbins est transcendant, autant celui des kabbalistes est immanent. Pour ceux-ci, le monde sort de Dieu comme les feuilles sortent des arbres, comme les cheveux sortent de la tête. Émanationnisme, donc. Le monde, l’Univers, le cosmos, émanent du Divin et en constituent le « manteau », la manifestation périphérique, de même façon que l’ensemble des vagues manifeste la vie de l’océan sous-jacent, sans du tout s’en distinguer ontologiquement : les vagues et l’océan sont de la même eau. La Kabbale lit dans le livre de la Genèse non une œuvre de création, mais un processus d’émanation. Dieu est Tout. Dieu est en Tout. Tout est en Dieu. Dieu est Un. Dieu est Un, qui est plus que Tout, comme le Tout est plus que la somme de ses parties. Donc, ce Dieu immanent transcende et sublime le Tout dans son unité absolue. Immanentisme transcendantal, donc. On retrouve ici la grande intuition des Upanishads et du vedanta advaïta : Brahman égale Atman, c’est-à-dire que le fondement ultime de l’immanence divine dans tout ce qui est, et celui de la transcendance divine au-delà de tout ce qui est sont une seule et même chose : Dieu comme fondement absolu de tout ce qui exista, existe et existera. Par immanence, Dieu « explique » tout. Par transcendance, Dieu « implique » tout. 17 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 18 Pensée hébraïque On le comprend au travers de la grande équation upanishadique, la « querelle » entre rabbins et kabbalistes se résout d’elle-même dès lors que l’on accepte de sortir de la dogmatique : le duel se résout en unité, corps et âme, matière et esprit ne sont plus des dimensions de nature ontologique différente, mais des tensions phénoménologiques aussi réelles et unies que le sont les deux pôles d’un même aimant. Les corps individuels reflètent la Matière cosmique comme les âmes individuelles manifestent l’Esprit cosmique. Et cette Matière et cet Esprit sont aussi divins l’un que l’autre. Au monothéisme rabbinique – toujours dualiste, par essence, puisque Dieu et le monde procèdent de deux natures radicalement étrangères l’une à l’autre – s’oppose ainsi un monisme kabbalistique – un non-dualisme. Le tao est un, mais il se manifeste dans les tensions entre yin et yang, qui sont deux. Transposons : l’Eyn-Sof (l’Un ineffable et absolu des kabbalistes) est Un, mais il se manifeste dans toutes les bipolarités, particulièrement entre le monde qui est advenu (la Matière) et le monde qui veut devenir (l’Esprit), entre accompli et inaccompli, entre instant et éternité. C’est en ce sens que le Dieu biblique porte des noms différents : YHWH, Elohim, Adonaï, El Elyon, El Shaddaï, El Tzébaot, etc., qui sont autant de manifestations du Dieu caché, Eyn-Sof. Il faudra revenir, dans le prochain chapitre, sur l’opposition entre monisme et monothéisme au sein du judaïsme… * La vision créationniste crée une infinie distance entre le divin et l’humain. Mais surtout, elle induit un incroyable mépris pour ce qui n’est pas divin dans le monde, c’est-à-dire à peu près tout sauf l’âme humaine : la matière est abjecte, la Nature est à la disposition de l’homme sans réciproque, le 18 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 19 Création ou émanation ? monde n’est qu’un charnier, une poubelle, une « vallée de larmes », un lieu de souffrance. Si Dieu est un dieu créateur extérieur et étranger au monde créé, et si l’homme est un être partagé entre un corps matériel vil et une âme immatérielle qui peut (re)devenir sublime, alors l’existence humaine ne peut qu’être écartèlement, déchirure, sentiment d’injustice ou de culpabilité. C’est dans cette direction-là qu’ont dévié les christianismes : il y a rupture entre le divin et l’humain, il y a eu « chute » et « péché originel ». Il ne peut y avoir damnation éternelle, sinon ce Dieu-là ne serait que cruauté et désamour. Il doit donc y avoir rédemption. Il devrait donc y avoir « Messie ». Et tout cela, probablement, découle d’une lecture erronée de deux passages du livre de la Genèse. Celui de la « faute » d’Ève et celui de la « domination » par l’homme. * La « faute » d’Ève, d’abord… Ève, ’Hawah en hébreu, la « vivante », écoute le serpentdevin (c’est le même mot en hébreu : na’hash). Il est « le plus intelligent de tous les vivants » et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il fut choisi par Dieu pour sa délicate mission initiatique. Le serpent-devin ne la « tente » pas, mais la questionne sur des interdits faits à Adam (l’homme-rouge – adam – issu de l’humus – adamah), avant sa propre apparition à elle (elle n’est donc pas sujette auxdites interdictions). Le serpent-devin ne promet rien, ne prévient pas, il prédit : « Si tu manges du fruit, alors tu seras… » D’un côté l’obéissance soumise, de l’autre la libération initiatique. Initiation qui, bien évidemment, n’est accessible qu’à la féminité, la masculinité étant bien trop enlisée dans ses sommeils spirituels. 19 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 20 Pensée hébraïque Mais quel est l’interdit ? Pour bien comprendre l’erreur commune, il faut retourner au mot à mot du texte hébreu. Voici les versets dans l’ordre chronologique et en traduction littérale. Gen.:2;9 : Et YHWH-Elohim croîtra depuis l’humus tout arbre beau pour le regard et bon pour la nourriture et un arbre de la vie au milieu du jardin et un arbre de la connaissance du bon et du mauvais. Aucun doute possible, c’est bien l’arbre de vie qui est au milieu du jardin, l’arbre de la connaissance étant ailleurs. Gen.:2;16-17 : Et YHWH-Elohim ordonnera à l’homme pour dire : de tout arbre du jardin, manger tu mangeras. Et de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais1, tu n’en mangeras pas car au jour de t’en nourrir, mourir tu mourras. Il n’y a encore aucun doute possible, l’interdit porte sur l’arbre de la connaissance, donc pas sur l’arbre de vie qui est au milieu du jardin. Gen.:3;1-3 : Et le serpent devint intelligent parmi tous les vivants du champ qui fit YHWH-Elohim et il dira à la femme : ainsi comme Elohim a dit : vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin. Et la femme dira au serpent : du fruit de l’arbre du jardin nous mangerons. Et du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Elohim a dit : vous n’en mangerez pas et vous ne toucherez pas en lui pour que vous ne mourriez pas. 1. À noter que les notions (platoniciennes s’il en est) de Bien et de Mal sont étrangères à l’hébreu qui, lui, ne considère que ce qui est bon et ce qui est mauvais. Bon pour quoi/qui ? Mauvais envers quoi/qui ? Relativisme, donc… 20 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 21 Création ou émanation ? Le serpent questionne, naïvement, pour voir ce qu’Ève a compris et, manifestement, elle n’a reçu que des ouï-dire : elle se trompe sur plusieurs points. D’abord, YHWH-Elohim n’a pas interdit à Adam de manger du « fruit » de l’arbre, mais bien de l’arbre lui-même. Ensuite, l’interdit était : « Tu ne mangeras pas », et non pas : « Vous ne mangerez pas. » Enfin, l’interdit porte sur l’arbre de la connaissance et non, comme le croit Ève, sur l’arbre qui est au milieu du jardin et qui, lui, est l’arbre de la vie. Confusions extrêmes, donc… Gen.:3;11-12 : Et Il [YHWH-Elohim] dira : d’où descend pour toi que nu toi tu es ? de l’arbre que je t’avais ordonné pour que tu n’en manges pas, tu en as mangé ? Et l’homme dira : la femme que tu donnas avec moi, elle elle me donna de l’arbre et j’ai mangé. La confusion continue. Le quiproquo est digne du meilleur théâtre de boulevard. La question divine ne précise pas duquel des deux arbres Adam aurait mangé. La demande est : « As-tu mangé de l’arbre interdit ? » – donc, sous-entendu, de l’arbre de la connaissance. Adam répond alors qu’il a mangé du fruit de l’arbre du milieu du jardin, c’est-à-dire de l’arbre de la vie. La suite est connue… Dieu croit que l’homme a désobéi, il croit donc que ses yeux sont dessillés, il le chasse donc du jardin d’Éden… Quelque temps après, Dieu prend conscience de sa bévue. D’abord il y eut le meurtre d’Abel par Caïn. Ensuite, il y eut ce constat amer (Gen.:6;5) : « Et YHWH verra combien grand est le mauvais de l’homme sur terre et tout ce qui forme les calculs de son cœur est seulement mauvais tout le jour. » Dieu s’est trompé. Il n’y a pas eu consommation de l’arbre de la connaissance, sinon tout ceci ne serait pas arrivé, bien sûr. Il n’y a donc pas eu de faute dans le jardin d’Éden. 21 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 22 Pensée hébraïque Dieu sait ainsi qu’Il n’est pas omniscient. Dieu décide alors d’éradiquer les traces de son erreur. C’est le Déluge. Et, avec Noé, une nouvelle page blanche, une nouvelle humanité, de nouveaux interdits qui s’ouvrent. L’interdit sur la connaissance est commué en interdit du sang, ainsi qu’il est écrit (Gen.:9;3-7) : Tout rampant qui lui est vivant, pour vous sera nourriture comme simplement du végétal, j’ai donné pour vous avec tout. Mais une chair dans son âme de son sang, vous ne mangerez pas. C’est l’Alliance de l’arc-en-ciel. Mais puisqu’il n’y eut aucune faute au jardin d’Éden, il n’y a donc pas eu de péché originel. Il n’y a donc pas besoin de rédemption. Il n’y a donc pas besoin de Messie. Toute la théologie et toute la sotériologie chrétiennes s’effondrent d’un seul coup. Le christianisme est donc la perpétuation d’une erreur divine. Il n’y a donc jamais eu de rupture entre le divin et l’humain : la chute originelle est un faux mythe. Dieu et l’homme réconciliés dans l’Alliance peuvent revenir à de saines relations d’accomplissement mutuel. Dieu et l’homme ne sont que les deux faces complémentaires de ce même Tout-Un que les kabbalistes appellent l’Eyn-Sof : le « Sans-Limite ». * La « domination » par l’homme, ensuite… Puisqu’il n’y a pas de rupture entre Dieu et l’homme, il y a bien une rupture entre l’homme et la Nature. Ne dit-on pas que l’homme a reçu mission de dominer la Nature ? 22 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 23 Création ou émanation ? Encore une fois, il faut revenir au texte hébreu dans son exactitude. Gen.:1;28 : Et Elohim les [les humains] bénira et Elohim leur dira : fructifiez et grandissez et accomplissez avec la terre et conservez-la et descendez dans le poisson de la mer et dans l’oiseau du ciel et dans tout vivant rampant sur la terre. Une mauvaise traduction (Louis Segond) donne : « Dieu les bénit et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la Terre. » Une autre (Maredsous) dit : « Dieu les bénit : soyez féconds, dit-il, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la. Régnez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux des cieux et sur tous les animaux qui rampent sur le sol. » Une bien pire encore (Sébastian Castellion) ose : « Puis Dieu les bénit et leur dit : peuplez et multipliez, et remplissez la terre, et la domptez, et seigneuriez et poissons aquatiques, et oiseaux de l’air, et toute bête qui bouge sur terre. » Ou encore (J.-F. Ostervald) : « Et Dieu les bénit, et leur dit : Croissez et multipliez, et remplissez la terre et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre. » Où donc ont-ils tous été chercher ces idées saugrenues de « soumettre la terre » et de « dominer les animaux » ? Dans l’idéologie chrétienne de la supériorité de l’homme participant, par son âme, à la réalité divine contre ces « machines animales » (Descartes) dénuées d’âme, donc de valeur, que sont les créatures vivantes. Un autre texte, infalsifiable celui-là, vient rectifier le tir. 23 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 24 Pensée hébraïque Gen.:2;15 : Et YHWH-Elohim prendra (avec) l’homme et le placera dans un jardin d’Éden pour le servir et le garder. On est là bien loin du « soumettre » et « dominer » ! Une fois les textes rectifiés, il est aisé de réconcilier la pensée biblique hébraïque avec la pensée écologique – même si le prix à payer en est l’accroissement de l’écart entre elle et la pensée chrétienne. « Accomplissez avec la terre », et non pas « remplissez la terre » : c’est de plénitude conjointe et mutuelle qu’il s’agit, et non de remplissage numérique. « Conservez-la », et non pas « assujettissez-la », « soumettez-la » ou « domptez-la » : la racine hébraïque qui donne le verbe utilisé ici est KBSh, qui signifie « conserve ». Quant à la supposée domination sur les poissons marins, oiseaux aériens et les rampants terrestres, elle se révèle être une « descente ». Il s’agit donc non d’exploiter, mais de comprendre de l’intérieur, jusqu’aux tréfonds, la Vie, dans toutes ses manifestations, dans les trois éléments de vie, l’eau, l’air et la terre. * Il devient patent que la vision créationniste récente disjoint ce que la tradition émanationniste rejoint. Le créationnisme est une réinterprétation incongrue et inepte vis-à-vis des textes. Elle sépare l’homme à la fois de Dieu, mis « audessus », et de la Nature, mise « en dessous ». Elle engendre une hiérarchisation délétère où la condition humaine se retrouve prise entre le marteau et l’enclume, devant mener, de front, deux combats inégaux : l’un contre Dieu, l’autre contre la Nature. 24 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 25 Création ou émanation ? En fait, cette posture est totalement schizophrène en ce qu’elle dissocie l’homme en trois existences parallèles et inconciliables (l’ange, l’humain, la bête qui sont en lui – Freud dirait sûrement le ça, le moi et le surmoi). Cette tripartition arbitraire et artificielle est non seulement névrotique, mais absolument contraire et au texte biblique, et à la réalité existentielle humaine – où l’homme se révèle un à lui-même, formant un tout intriqué, émané et non assemblé, émané dans l’Un et non assemblé par quelque démiurge monstrueux. Encore une fois, retour au texte : l’homme n’est pas un assemblage duel d’un corps terreux et d’une âme éthérée. Le texte dit ceci (Gen.:2;7) : Et YHWH-Elohim formera [avec] l’homme poussière hors de l’humus et Il soufflera dans ses narines une « Neshamah » de vie et l’homme adviendra pour une âme de vie. Deux questions sont réglées d’emblée : l’homme tout entier vient de la terre – donc émane de la matière –, et, ensuite, devient une âme vivante. Il ne reçoit pas une âme, il la devient. Reste à comprendre ce mot étrange qui apparaît très peu dans la Torah : Neshamah. Le mot hébreu s’écrit NShMH, dont le suffixe H désigne le genre féminin, et dont le préfixe N désigne la réflexivité. Reste la racine ShM. Elle signifie « nom ». Ainsi, Neshamah est ce qui se nomme soi-même : elle est la « conscience » (au sens philosophique et non au sens moral). C’est parce que YHWH, le Devenant, insuffle de la conscience en l’homme que celuici peut devenir une âme qui l’anime dans son accomplissement. Le dualisme platonicien et cartésien n’a aucun équivalent hébraïque et biblique. * 25 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:48 Page 26 Pensée hébraïque Au terme de ce premier voyage philosophique au pays de la pensée hébraïque, force est de constater que la plupart des interprétations données aujourd’hui aux versets de la Genèse sont pour le moins éloignées du texte original hébreu. C’est presque devenu une lapalissade de le dire. La pensée hébraïque originelle était bien plus émanationniste et naturaliste que créationniste et idéaliste. La Bible a manifestement été revisitée tant par les chrétiens que par les pharisiens, après la destruction du temple de Jérusalem, foyer de l’orthopraxie sadducéenne. Cette revisite a eu lieu en terre grecque – à Alexandrie et Damas pour les Juifs, à Éphèse, Corinthe et autres pour les chrétiens. Cette relecture imposée par le contact avec une autre culture a été menée au travers des prismes de cette autre culture : et Platon entra en judaïsme et en christianisme. Adieu l’hébraïsme originel… Adieu ? Pas tout à fait. La Kabbale en a recueilli pieusement les cendres, qui ont couvé longtemps, mais qui se sont ranimées peu à peu à Alexandrie, probablement, au IVe siècle vulgaire avec le Séphèr Yètzirah2, en Provence au XIe siècle avec Abraham de Posquières et Isaac l’Aveugle, en Catalogne et en Léon, aux XIIe et XIIIe siècles, avec les grands livres du Bahir et du Zohar… Mais ceci est une autre histoire. * ** 2. Voir M. Halévy, Aux sources de la Kabbale et de la mystique juive, Éd. Dangles, 2007. hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:49 Page 311 table des matières Introduction 11 Création ou émanation ? 15 Monisme ou monothéisme ? 27 Temps orienté ou temps cyclique ? 39 Élection ou sélection ? 55 Exil ou nomadisme ? 65 Commandements ou préceptes ? 83 Messie ou messianité ? 97 Terre promise ou promesse terrestre ? 109 Tabernacle ou Temple ? 121 hØbra que-BAT.qxp 22/12/2008 12:49 Page 312 Autre monde ou monde autre ? 137 Révélation ou élévation ? 151 Morale ou éthique ? 163 Amour ou compassion ? 181 Jours derniers ou dernier Jour ? 193 Dogmatique ou initiatique ? 205 Oriental ou occidental ? 217 Sépharade ou ashkénaze ? 229 Adam ou Ish ? 241 Femme ou démon ? 253 Loi écrite ou loi orale ? 267 Tohu ou Bohu ? 277 Vie ou Mort ? 291 En guise d’épilogue… 303