I A Mbelu Biayi Jeanne Avec ma gratitude et amour éternelle A nos enfants : Carole, Natacha, Emmanuel, Elise, Lumière et Kevin II Il est pour nous un grand honneur et un réel motif de fierté que de présenter au grand public les résultats de notre recherche doctorale en philosophie, portant sur le thème «Le débat autour de la formalisation et la contribution de Gilles-Gaston Granger » L’aboutissement heureux de cette entreprise est devenu une réalité palpable grâce à l’autorité scientifique de notre commission d’encadrement à laquelle nous avons l’obligation d’exprimer notre profonde gratitude. Nous pensons à notre promoteur, le professeur ordinaire Mutunda Muembo qui, de la formulation de notre sujet à sa rédaction, en passant par la collecte et le traitement des données, s’est révélé à nous comme un monument du savoir et un véritable guide. Sa rigueur, la profondeur et la pertinence de ses observations, unies à ses qualités humaines nous ont profondément marqué. Tout au long de la carrière académique qui va bientôt s’ouvrir devant nous, lui ressembler restera notre vœu le plus ardent. La réalisation de ce travail a aussi été facilitée par le savoir faire du co-promoteur, le professeur Kinanga Masala. Il nous a ébloui par la dimension de son savoir philosophique et logique. A l’école du professeur Kinanga, nous avons aussi appris la simplicité, la générosité, la sociabilité, qualités indispensables dans la vie sociale et professionnelle. Nous reconnaissons le mérite du professeur ordinaire Lokadi Longandjo dans la réalisation de ce travail. Ses remarques et observations pertinentes nous ont permis d’asseoir notre dissertation sur un socle solide. Il est resté gravé dans notre esprit comme un scientifique laborieux et méticuleux qui, comme le classique français Nicolas Boileau, sait faire revenir le candidat vingt fois sur l’ouvrage pour le retravailler, le polir et repolir. III Les trois professeurs précités restent pour nous des maîtres, des guides, des modèles, des piliers sur qui s’érige notre savoir philosophique. Que les professeurs Raphaël Nyabirungu, Raphaël Kalengayi, Astrid Nseya wa Badinga, Daniel Mutombo Huta Mukana, trouvent ici l’expression de notre gratitude. Nous saisissons cette opportunité pour remercier le professeur ordinaire Kadima-Tshimanga, lexicologue de formation. Il a lu l’intégralité de notre texte et y a apporté des corrections lexicales, morphosyntaxiques et stylistiques appréciables. A l’ ami et grand frère, professeur ordinaire Joseph Kazadi Mukenge, nous disons grand merci pour avoir suscité en nous l’élan sur la voie de la thèse. A chacune de nos rencontres, nos discussions se terminaient souvent, sinon toujours, sur des thèmes de philosophie. A partir de ces dernières nous avons senti le désir de nous lancer dans la recherche doctorale. Nous sommes aussi redevable à tous les professeurs du département de philosophie, qui ont assuré notre formation au niveau du D.E.S. Nous ne terminerons pas ce propos sans remercier de tout cœur les couples François Mpinda, Jean-Claude Ngoie, Sylvain Mwamba , Dieudonné Banza, avec lesquels nous avons scellé des liens indélébiles et qui au nom de nos amitiés, nous ont apporté une assistance grandiose. Toutes nos amitiés aux Sœurs Clarisses du Monastère Mamu wa Bupole, à Adrien Munyoka, Dibwe Fita, Dominique Tshenke, Cele Kayembe, Roli Eyobi, John Tshibangu, Louis Kado et Henri Bimpa. INTRODUCTION « Le débat autour de la formalisation et la contribution de Gilles-Gaston Granger », tel est le sujet qui fait l’objet de notre investigation au cours de la présente dissertation doctorale. Il importe d’emblée que soit précisée la problématique qui nous préoccupe. Il convient ensuite d’énoncer l’hypothèse centrale qui fera l’objet d’une vérification argumentée et progressive tout au long de notre investigation. Le déploiement rigoureux de toute recherche nécessitant une grille de lecture performante, il nous incombe de fixer le lecteur sur notre option méthodologique et sur les techniques exploitées, étant entendu que l’étude se veut scientifique. Il est utile enfin de mettre en relief la structure du travail. C’est à toutes ces préoccupations que nous nous empressons de répondre à travers la présente introduction. 1. Problématique L’une des caractéristiques de la pensée contemporaine est l’importance accordée au langage. En effet, la communication humaine s’avère un paradigme essentiel de la réflexion philosophique. Martin Heidegger l’a souligné de manière pertinente en définissant l’homme comme un animal parlant tant il est vrai que si l’homme est un animal symbolique au sens le plus large du terme, c’est fondamentalement parce que, avant d’être un animal politique ou raisonnable, il est un animal linguistique, doué de raison. 2 Et George Gusdorf le rappelle dans l’anecdote d’un ecclésiastique du 18ème siècle, qui, visitant le jardin du roi, aurait dit à un orang-outan : « Parle et je te baptise » 1 C’est dire, comme l’a enseigné Wittgenstein, que l’expérience humaine, qui n’est jamais muette, passe toujours par le langage, qui est sa face signifiante. Et Tshiamalenga de renchérir : « La philosophie traite de l’homme, de son environnement, de ses possibilités, dont la plus fondamentale est précisément le langage en tant qu’auto-réflexif et donc critique et transcendant. »2 Loin d’être le simple reflet de nos idées, le langage les façonne et les crée à bien des égards. Si, comme le disent Lacan et LéviStraus, il structure notre inconscient et nos mythes ,ou encore s’il est constitutif, selon Foucauld du fait que l’homme ait pu devenir objet de science à un moment décisif de la pensée occidentale, alors, il est nécessaire d’étudier plus que jamais le langage tel qu’il se présente en lui-même et sous ses multiples manifestations. Le langage humain est une réalité plurielle qui englobe la langue parlée, le graphisme et ou l’écrit, le geste, voire le silence. Mais la communication humaine accorde un rôle et une place privilégiés au langage articulé. Cependant, force est de constater que d’outil de communication, le langage se transforme souvent en obstacle: les humains sont en effet parfois incapables de décider du sens à accorder à un terme, de savoir précisément ce qu’ils veulent dire et conséquemment de s’entendre sur ce qui est débattu. 1 Georges GUSDORF, La Parole, Paris, PUF, 1971, p. 6. TSHIAMALENGA NTUMBA, « La philosophie en régime d’oralité et l’enquête philosophique sur le terrain », in Problèmes de méthodes en philosophie et en sciences humaines en Afrique, Actes de la ème 7 semaine philosophique, Kinshasa, p.57. 2 3 A ce niveau, les principaux obstacles à la communication sont : la polysémie, l’ambigüité, les concepts à frontière ouverte, le terme vague et les désaccords. S’il est vrai qu’Aristote est le véritable père de la science logique, il n’est pas moins vrai que Gottfried Wilhelm Leibniz doit être considéré comme celui qui a amorcé les travaux de systématisation du formalisme en logique. On découvre chez lui le constat que le langage ordinaire est équivoque, que la langue courante n’est pas cette langue adamique dont les termes reproduiraient par eux mêmes et par leur agencement les essences véritables des choses et leurs rapports. Leibniz va proposer l’idée d’une mathématique de la pensée ou une mathématique des idées. Il estime nécessaire l’invention d’un ABC des pensées humaines, instrument de toute découverte et test pour toute chose. Il faut un ensemble de signes capables de traduire nettement les concepts humains comme le font les nombres en arithmétique ou les signes en géométrie, de manière à faire de chaque question relative au raisonnement ce qui est faisable en arithmétique et en géométrie. La langue universelle dont il propose la création se veut un alphabet d’idées, étant donné que les langues naturelles perdent de plus en plus le contact direct des objets et que les mots sont sans analogie avec ce qu’ils représentent. La langue universelle leibnizienne conçue comme calcul, servira à contrôler la vérité ou la fausseté des propositions par des preuves aussi faciles et décisives que la preuve par neuf en arithmétique. C’est ici que le formalisme logique revêt une fonction algorithmique. Cependant, Il a fallu attendre George Boole pour voir un début de réalisation du projet leibnizien. Il a exposé une algèbre des classes appelée aujourd’hui «Algèbre de Boole». Avec lui en effet, la logique va de 4 plus en plus se mathématiser. Aussi, est-il considéré comme le «créateur» de la logique symbolique moderne. Reprenant et dépassant Leibniz, Gottlob Frege pense que la construction de la langue universelle doit se faire dans une perspective logiciste consistant à offrir à l’arithmétique un fondement logique et inversement. Pour lui, la langue universelle leibnizienne est une idéographie, c’est-à-dire une écriture du concept. Cette langue doit fournir une présentation exacte des déductions logiques et une formulation univoque de la structure logique des propositions. Il s’agit sans conteste d’un fait décisif, mais qui constitue des tentatives encore imparfaites, qui ne reprendront qu’avec George Boole et Auguste de Morgan, puis avec Peirce, Schröder et Frege pour aboutir avec le formalisme des mathématiques de G. Peano et surtout avec les Principia Mathématica de Whitehead et Russel, à une première synthèse d’ensemble, liant intimement d’ailleurs logique mathématique et mathématiques formalisées. David Hilbert a élaboré le système formel de la géométrie euclidienne. La logique formelle et l’axiomatique lui doivent également leur développement. Pour des formalistes tels que Hilbert, le fait que les géométries non euclidiennes ont acquis leur légitimité indique que le mathématicien possède une grande liberté dans sa possibilité de créer de nouvelles théories par la modification des systèmes axiomatiques. La seule restriction minimale possible à la libre construction des théories mathématiques ne pouvait donc être que la non-contradiction, qui n’était comprise à l’époque que de façon syntaxique, c’est-à-dire, l’impossibilité de déduire des axiomes ou de la théorie deux énoncés contradictoires p et ~p. Aux yeux de Hilbert, la non-contradiction devenait le critère d’acceptation d’une théorie mathématique. De fait, pour Hilbert, si la théorie algébrique en question est non contradictoire, alors la géométrie euclidienne l’est aussi. Le point de vue 5 adopté à ce niveau est obligatoirement formaliste, puisque la possibilité de donner une interprétation algébrique des axiomes de la géométrie euclidienne, est fondée sur sa reconnaissance même. Ceci parce que les termes primitifs introduits par les axiomes en question sont définis implicitement par ceux-ci et sont donc indépendants des connotations géométriques usuelles de «point», «ligne», «plan», etc. Pour poursuivre ce programme de preuves de noncontradiction avec toute la rigueur nécessaire, les mathématiciens ont dû développer un outil, le système formel ou « formalisme ». C’est ainsi que s’est mise en place, la notion du système formel tel que défini par ce que Curry appellera son «cadre primitif» Il s’agit d’une liste de symboles, des termes, des règles de bonne formation des formules, les axiomes et la/les règle(s) qui permet (tent) d’obtenir les théorèmes à partir de ceux-ci. Ces considérations nous permettent de nous rendre compte de l’état de la question de notre problématique. La «codification» de la méthode axiomatique, ouvrira la porte aux questions méta-systémiques. C’est ainsi qu’il faut, par exemple, s’assurer de l’adéquation entre le système formel et la théorie « naïve » considérée. Il faut surtout s’assurer de la non-contradiction du système formel. Le recours à la formalisation a hissé la logique à un rang remarquable de scientificité et de performance ; cette discipline a en effet gagné en rigueur, en efficacité, en opérationnalité. Le système formel est devenu à la fois l’instrument et l’objet de la pensée mathématique. Ainsi par exemple, sous sa forme la plus abstraite, la mathématique est devenue à son tour la science des systèmes formels. Le formalisme est donc lié à l’opératoire. Il est l’opération incessante, matrice infinie des transformations. Mais l’histoire de la formalisation du langage est émaillée de vives controverses qui , non seulement attirent l’attention sur les limitations 6 internes des formalismes ( constat des paradoxes, critique du système de Frege par Russel, Théorème de Gödel) mais suscitent parallèlement une interrogation protologique, questionnant le bien fondé et la finalité mêmes de l’entreprise formalisatrice (Hegel, Ryle). C’est le débat alimenté par ces controverses que nous avons choisi d’examiner dialectiquement à travers la présente étude. Mais on ne peut s’engager dans un débat d’une ampleur technique et philosophique aussi prégnant sans un fil conducteur ou un réflecteur efficace. Aussi notre choix s’est-il porté sur l’œuvre de Gilles Gaston Granger, dont les investigations constituent une contribution spécifique au débat sur la formalisation1. La spécificité de cette contribution réside dans les traits suivants : a. la radicalisation de la controverse autour de la formalisation, b.l’affirmation du caractère irréductible du langage formel et de la langue ordinaire, et l’impératif de ne pas les confondre, c. la valeur foncière d’une logique non formelle, au regard des limites internes et externes de la logique formelle 2. Hypothèse 1 Gilles-Gaston Granger est un épistémologue et philosophe rationaliste français né le28 Janvier 1920 à Paris Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieurs, il est professeur émérite à l’Université de Provence et professeur honoraire au Collège de France, après y avoir été titulaire de la Chaire d’Epistémologie comparative de 1986 à 1990. Spécialiste notamment de Ludwig Wittgenstein, il a publié une traduction française du Tractatus logico-philosophicus qui a succédé à celle de Pierre Klossowski (1961) et qui fait depuis autorité. Il a été successivement professeur à l’Université de Sao Paulo (1947-1953), professeur à la Faculté des Lettres de Rennes (1955-1962), Directeur de l’ENS d’Afrique centrale à Brazzaville (1962-1964), professeur à l’Université d’Aix-en Provence (19641986), et professeur au Collège de France (1986-1990). Il est Professeur honoris causa de l’Université de Sao Paulo au Brésil et Professeur honoris causa de l’Université de Sherbrooke au Québec. 7 L’examen de l’œuvre de G.G. Granger fait ressortir des éléments indispensables à une meilleure problématisation des fondements, des motivations, de la portée et des limites de la formalisation. L’apport de cette œuvre est incontestable et utile: non seulement elle circonscrit de manière pertinente les ambitions, les envolées et les illusions de la formalisation à partir de sa dynamique et de son déploiement internes, mais elle fait surtout entrevoir les horizons frontaliers du rationnel. Toutefois, les fondements du cadre rationnel sur lequel s’appuie la vision grangérienne du formalisme ne reposent sur aucune base argumentée; car le postulat de l’irréductibilité entre la langue ordinaire et le langage formel n’est pas justifié d’une manière crédible. Depuis les travaux de Richard Montague, il est en effet établi que le fossé que l’on instaure entre le langage formalisé et le langage ordinaire est injustifié : les matériaux élaborés à l’intention du premier peuvent être appliqués au second. 1 En plus, les bornes naturelles de la pensée démonstrative comme pensée formelle, dévoilent le rôle et la place d’une logique non formelle, qui, loin d’exclure la logique formelle, peut englober le noyau rationnel de celle-ci. C’est à étoffer argumentativement cette hypothèse, autrement dit à muer progressivement celle-ci en thèse, que nous nous attelons laborieusement à travers la présente étude. 3. Méthodologie Pour atteindre cet objectif, notre étude recourt à une démarche dialectique qui examine le processus d’engendrement, d’évolution faite de continuité, de rupture, de révolutions, de convulsions voire de 1 MUTUNDA MWEMBO, Eléments de logique, Kinshasa, Médiaspaul, 2006-, p.96. 8 métamorphose, de suppression dialectique et d’enveloppement de différents échafaudages formels à travers le temps. Cette démarche comporte une phase critique qui recherche autant les proximités que les écarts, dégageant non seulement les caractères communs, mais aussi les caractères différentiels de la langue naturelle et des formalismes. Proximité d’abord car il y a toujours et déjà un élément formel dans la langue naturelle ; écart ensuite comme effort de démarcation du symbolisme logique d’avec celui des langues naturelles. Sans oublier qu’elle interroge la valeur du formalisme tout en scrutant les conditions optimales de son usage. Cette démarche s’appuie sur la technique de l’analyse logique du langage. Elle cherche à mettre en évidence, les ambigüités qu’il peut induire, de manière à contribuer à la clarification des concepts. Cette technique a l’avantage du souci de la clarté et de la précision, exigeant en fin de compte de donner une place importante à l’argumentation, aux discussions et aux preuves, d’éviter toute ambigüité et de prêter une attention particulière à toutes les nuances qui peuvent rentrer dans une situation communicationnelle. 4. Structure du travail Notre travail comporte trois moments. Le premier décrit la formalisation et ses épopées. Il rappelle dans une première phase les motivations et quelques argumentaires en faveur de l’élaboration des langages formels. Il esquisse dans une seconde phase une définition indicative du système formel, avant de tracer la genèse et l’évolution historique de la formalisation. Le deuxième moment est constitué par l’exposition de l’apport de l’œuvre de G.G. Granger au débat sur la logique formelle. Cet apport s’inscrivant dans le contexte de la controverse autour de la formalisation, un rappel des termes de cette controverse s’impose, avant l’étude de la position proprement dite du philosophe français. 9 Dans le troisième et dernier moment, notre étude livre une appréciation critique de la doctrine de G.G. Granger. Elle dresse un bilan globalisant du débat autour de la formalisation, capitalise les enseignements de ce débat sur les plans logique, épistémologique et philosophique. Il ressort de cet exercice didactique un déblaiement efficace des perspectives et des conditions opératoires d’une logique non formelle viable, reprenant le noyau rationnel de la logique formelle, et tirant bénéfice des atouts ci-après : - la double reconnaissance à la fois de la spécificité respective de la langue ordinaire et du langage formel, et de leur transfrontalité, ou de la réductibilité de l’écart entre eux, - la vertu thérapeutique de la formalisation face aux pathologies de la langue ordinaire, et notamment l’équivoque ou l’ambiguïté, et en même temps la portée et les limites des formalismes, - le rôle de métalangage universel, c’est-à-dire d’interprétant de référence assumé par la langue ordinaire, - la complémentarité de la discursivité argumentative de la logique non formelle et de la discursivité démonstrative de la logique formelle, - le rôle moteur des principes du discours en tant que piliers de la logique non formelle dans l’économie d’une pragmatique universelle. Il importe de souligner que la formalisation n’est pas l’unique remède aux équivoques du langage naturel. L’agir argumentatif qui recourt à des principes logiques, mais qui ne se soumet pas à un travail préalable de formalisation peut être aussi retenu comme remède aux équivoques du langage naturel. Personne n’a besoin de traduire son argumentation dans un système formel pour communiquer sans ambiguïté. Il existe aussi, le contexte d’usage ou l’univers du discours, le moment et la dimension intentionnelle qui donnent sens et cohérence au discours réduisant ainsi les risques d’ambigüité. C’est à ce niveau que le propos sur la pertinence de la 10 logique non formelle se justifie. Une conclusion générale clôture notre investigation. Ière Partie : LA FORMALISATION ET SES EPOPEES Introduction L’élaboration des langages conventionnels, symboliques et artificiels est un fait remarquable de l’histoire de la logique. Sa motivation repose foncièrement sur le souci de construire des langages épurés des structures polysémiques ou des équivoques. L’objectif de cette première partie de notre étude est, dans un premier moment, de rappeler le fond de cette motivation et de l’étayer par quelques argumentaires. Une définition indicative donne au lecteur une idée générale de la formalisation, avant que la genèse et l’évolution des systèmes formels soient brossées à grands traits. CHAPITRE 1. MOTIVATIONS DE LA FORMALISATION Introduction Ce premier chapitre a pour objectif de rappeler les arguments en faveur de l’élaboration des langages conventionnels, symboliques et artificiels qui ont marqué l’histoire de la formalisation. Ces arguments se fondent de manière foncière sur des griefs mis à charge de la langue ordinaire et les espoirs placés dans l’élaboration des langages formels. 1.1. PROCES CONTRE LA LANGUE ORDINAIRE L’argumentaire en faveur de la construction des langages formels met à l’avant-plan la tendance de la langue ordinaire à entretenir les équivoques, les malentendus et d’autres tares dues à la polysémie de ses termes. En effet, beaucoup de mots possèdent plus d’un sens. C’est ce qu’on appelle la polysémie d’un terme. Une «consultation» du dictionnaire nous en convaincrait aisément. Ainsi le mot consulter peut désigner l’action de prendre un avis ou d’examiner un cas en délibérant avec d’autres: on peut dès lors consulter un dictionnaire ou un médecin et un médecin peut consulter des confrères. Cette multiplicité de sens ne pose habituellement pas de problèmes, car le contexte d’usage, c’est-à-dire les termes précédant et suivant le mot en question ou les circonstances de l’énonciation, détermine généralement le sens utilisé. Mais parfois le contexte ne permet pas d’identifier ce sens utilisé, parce que celui-ci peut-être mouvant ou multiple. Nous faisons alors face à une ambigüité. Nous avons affaire à une ambigüité lorsqu’un mot ou une phrase possède plus d’un sens dans un contexte donné et que nous sommes dans l’incertitude quant à celui qu’il faut choisir. 12 Soutenir par exemple que « le divorce constitue la solution normale aux désaccords conjugaux» recèle une ambigüité car le terme normal peut signifier «ce qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel » ou encore « ce qui est conforme à un modèle, à une norme ». Que veut-on alors dire au juste ? Que le divorce se présente très souvent comme la solution aux désaccords conjugaux ou qu’il est souhaitable de divorcer lorsqu’il y a mésentente ? Un sondage cherchant à connaître la faveur du divorce auprès du public n’aurait aucune valeur avec une telle formulation, car on ne pourrait repérer ceux qui ont privilégié l’un ou l’autre sens dans leurs réponses. L’ambigüité naît parfois d’une structure grammaticale fautive laissant place à plus d’une interprétation. Une publicité affirmant « Pourquoi vous faire voler ailleurs ? Venez nous voir » risquerait fort de se retourner contre son auteur ! L’ambigüité peut mener au glissement de sens, au passage du sens d’un terme à un autre sans avertissement. Finalement, elle prête à certains jeux d’esprit. C’est le double sens où l’auditeur est précisément invité à faire une double lecture du terme employé. Ce sont les jeux de mots, l’esprit rieur qui ne cherche pas à tromper mais à jouer… Maîtriser un concept requiert la capacité d’en énumérer les attributs essentiels et d’identifier les exemples et les contre-exemples. Et être précis, c’est formuler les termes de telle façon qu’il n’y ait aucun doute quant aux attributs essentiels du concept désigné par le terme. Mais il est souvent difficile de déterminer si certains exemples font partie ou non du concept. Le problème est réel. En effet, plusieurs concepts couramment utilisés n’ont pas de frontières clairement délimitées et comportent par conséquent une zone qui nous laisse dans le doute quant à l’inclusion ou à l’exclusion de certains cas ou exemples limites. 13 Ces notions à frontière ouverte sont importantes, car toute discussion, même la moins profonde ne saurait les éviter. Qu’on pense ici aux idées de justice, d’égalité, de droit, de démocratie ou de liberté. Il faut prendre garde à ne pas être vague lorsqu’on se sert de ces notions à frontière ouverte. Un terme est vague lorsqu’il manque la précision nécessaire pour transmettre l’information exigée par le contexte. Toutefois, un terme peut ne pas être vague en lui-même, mais uniquement dans un contexte donné et par rapport à un but. Dans un contexte donné en effet, un terme ambigu possède plus d’un sens alors qu’un terme vague ne présente qu’un sens, mais nous laisse dans l’incertitude quant à son application à certains exemples. On n’argumente que lorsqu’il y a matière à controverse. Cependant la controverse peut porter sur les faits, le sens des termes ou encore sur des appréciations différentes. Il est important de savoir distinguer ces différents types de désaccords pour éviter des pertes de temps. L’ambiguïté peut aussi provenir du télescopage de registre de langage alors que la proposition a observé les règles grammaticales. L’ensemble des éléments expressifs visant « à faire naître une émotion particulière chez l’interlocuteur constitue le registre d’un langage »1 Les registres se rencontrent dans tous les genres littéraires et les textes à dominance argumentative. Ci-dessous, quelques exemples de registre : 1-le registre comique Reposant sur l’humour, il vise à faire rire par des effets de disproportion, de décalage. Il peut rejoindre la caricature qui consiste à grossir le trait pour décrire une situation, un personnage, et la parodie, imitation volontaire grossière d’une œuvre ; la parodie est qualifiée de 1 http : //www.intellego.fr :index.php ? 14 burlesque lorsque le sujet imité est noble. Le rire naît tantôt de l’exagération, tantôt de l’allusion. Il est soutenu par le jeu de mots et le télescopage du niveau de langue. Le registre comique est aussi lié à l’utilisation de l’ironie, figure de pensée fondée sur la complicité du locuteur et de son lecteur permettant la critique implicite d’un point de vue par la combinaison de l’antiphrase et de l’hyperbole. 2-le registre tragique Lié à l’évocation d’un destin implacable et à la présence d’une fatalité qui livre inexorablement l’homme à la mort, il exprime les affres d’une conscience soumise à des forces qui la dépassent. Il recourt à l’interrogation, à l’exclamation, à l’interjection et à l’antithèse, et met en œuvre les champs lexicaux de la fatalité, de la mort, des passions, de l’impuissance. 3-le registre pathétique Du grec Pathos « passion, souffrance », il cherche à produire un sentiment de pitié par l’expression vive des douleurs. Il mobilise donc un vocabulaire de l’affectivité, de la peine, utilise l’interjection, l’exclamation, l’hyperbole afin d’augmenter l’émotion. 4-le registre dramatique Du grec Drama « l’action ». Il crée un effet de vivacité et de rapidité dans la relation des événements, au théâtre comme dans le récit. Cela se traduit par un rythme prompt, voire saccadé, le ménagement de coups de théâtre et de suspense. 15 5-le registre fantastique Il consiste dans l’hésitation du lecteur sur l’interprétation de certains phénomènes qu’il peut simultanément attribuer au surnaturel et au rationnel. Pour maintenir cette ambiguïté, il use de modalisateurs, de phrases interrogatives, d’une syntaxe elliptique, de comparaisons, de métaphores et se sert de la modalité exclamative afin de provoquer la peur. 6-le registre épique Comme l’épopée, récit célébrant les haut faits d’un héros, il s’attache à l’exaltation d’actions héroïques qu’il met en valeur parfois jusqu’au merveilleux. Aussi emploie-t-il les figures de l’amplification mais également la personnification et le symbole, chargé d’incarner des valeurs collectives. 7-le registre lyrique Attaché à l’origine à l’expression poétique, le poète accompagnant ses vers de sa lyre, il s’applique par extension à tous les textes dès lors que le locuteur, mettant l’accent sur sa propre personne, cherche à traduire ses états d’âme. Le pronom « je » y gouverne le plus souvent l’énonciation, fortement modalisée, marquée par une ponctuation expressive au service du rythme. Les champs lexicaux des émotions, du sentiment, du souvenir y dominent. 8-le registre oratoire Entrant dans les stratégies argumentatives, il déploie tous les moyens qui donnent ampleur et efficacité au discours afin de frapper les consciences : apostrophes, utilisation insistante de la première personne, questions rhétoriques, anaphore, accumulation, gradation, période. 16 9-le registre polémique Du grec Polemos, la « guerre », il se caractérise par l’affrontement parfois violent de points de vue opposés. Le lexique peut y être dévalorisant, connoté péjorativement. Les interrogations oratoires, les répétitions, l’apostrophe rendent manifeste les attaques. 10-le registre satirique Comme la satire, il critique et dénonce au moyen de la raillerie, les travers d’un individu ou d’une catégorie sociale. Il emploie l’apostrophe, l’invective, le sarcasme et l’ironie. 11-le registre didactique Il est utilisé quand le locuteur cherche à instruire son destinataire. Il est caractérisé par un lexique précis, un discours clairement composé multipliant les liens logiques, les questions-réponses, les exemples. Face au phénomène de la polysémie, au risque permanent de l’équivoque, du malentendu et du télescopage des niveaux des langues humaines, sont apparus des projets d’élaboration des langages épurées d’équivoques, utilisant des termes et des signes univoques, visant le maximum de précision, de rigueur et d’intercompréhension entre des sujets. Ce processus a culminé dans la construction des langages formalisés, symboliques, fortement mathématisés, axiomatisés, dotés d’une grande opérationnalité sur le plan du calcul et de la démonstration. Mais il a été préparé par quelques entreprises pionnières. 17 1.2. QUELQUES ARGUMENTAIRES 1.2.1. Raymond de Lulle L’un des principaux objectifs de la logique de Lulle était d’argumenter son opposition aux rationalistes comme Averroès et de montrer la vérité du point de vue des chrétiens d’une manière si simple que même les plus fervents des musulmans puissent l’apprécier. Lulle pensa et construisit une « machine logique ». Les théories, sujets et prédicats théologiques étaient organisés en figures géométriques considérées comme parfaites, par exemple, des cercles, des carrés et des triangles. En actionnant des cadrans, des leviers, des manivelles et en faisant tourner une roue, les propositions et les thèses se déplaçaient sur des guides pour se positionner en fonction de la nature positive (vraie) ou négative (fausse) qui leur correspondait. D’après Lulle, la machine pouvait démontrer par elle-même la vérité ou la fausseté d’un postulat. Selon Mutunda Mwembo, « Raymond de Lulle n’est pas qu’un pionnier de la formalisation ; il a aussi jeté les bases du Calculus ratiocinator développé par Leibniz, de la théorie de l’Univers of discourse reprise par Auguste de Morgan, et du projet de fabrication des machines à tirer les conclusions concrétisé plus tard par Jevons. »1 1.2.2. Les logiciens de Port Royal La logique de Port-Royal est le nom habituellement donné à l’ouvrage d’Antoine Arnaud et Pierre Nicole, intitulé La logique ou l’art de penser et publiée pour la première fois en 1662, à Paris. On l’appelle logique de Port-Royal en raison de l’abbaye du même nom, qui était un haut lieu du jansénisme, courant catholique auquel appartenaient Arnaud, Nicole et 1 Mutunda Mwembo , op cit, p.41. 18 Pascal. Jusqu’au milieu du XIX siècle, cet ouvrage était le seul manuel qui élaborait une théorie classique du signe et de la représentation et donc la référence centrale dans les domaines de la philosophie du langage et de la logique1. Cette logique a voulu s’appuyer exclusivement sur les mathématiques dont elle pensait pouvoir transposer le modèle dans tous les autres domaines du savoir et de l’exercice de la raison par conséquent aussi sur le terrain de la formation syntaxique et grammaticale de tous les énoncés du langage, proposant ainsi un idéal de langage rationnel qui voulait concilier l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie : le discours classique par excellence. 1.2.3. Descartes et sa Lettre à Mersenne Le Père Mersenne, religieux de l’ordre des Minimes, était l’un des amis fidèles de Descartes. Jusqu’à sa mort, il transmit à Descartes toutes les informations dont il avait besoin, diffusant sa pensée, jouant le rôle essentiel de résident à Paris de son correspondant. Ci-dessous un extrait entrecoupé de la Lettre de Descartes à Mersenne sur la langue parfaite : « Et si quelqu’un avait bien expliqué quelles sont les idées simples qui sont en l’imagination des hommes, desquelles se compose tout ce qu’ils pensent, et que cela fût reçu par tout le monde, j’oserais espérer ensuite une langue universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à écrire, et ce qui est le principal, qui aiderait au jugement, lui représentant si distinctement toutes les choses, qu’il lui serait presque impossible de se tromper ; au lieu que tout au rebours, les mots que nous avons n’ont quasi que des significations confuses, auxquelles l’esprit des hommes s’étant accoutumé de longue main, cela est cause qu’il n’entend presque rien parfaitement. Or je tiens que cette langue est possible, et qu’on peut trouver la science de qui elle dépend, par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses, que ne font maintenant les philosophes. Mais n’espérez pas de la voir jamais en usage ; cela présuppose de grands changements en l’ordre des choses, et 1 Pascal LUDWIG, Le langage, GF Corpus, Paris, Flammarion, 1997. 19 il faudrait que tout le monde ne fût qu’un paradis terrestre, ce qui bon à proposer que dans le pays des romans. »1 1.2.4. Leibniz Une attention particulière doit être accordée à ce logicien et mathématicien. En effet, c’est lui l’inventeur du calcul infinitésimal et le pionnier de la logique symbolique dont les jalons se trouvent dans sa Dissertatio de Arta Combinaria. Mû par le souci d’élaborer une caractéristique universelle, c’est-à-dire une langue capable de servir d’instrument d’échange aux scientifiques, il va chercher à produire une logique formalisée et axiomatisée. 1.2.5. Les logicistes et leurs disciples : Frege, Russel. Frege s’est inspiré de Leibniz pour concevoir son écriture idéographique. Cependant, son système ne prévoit pas de distinction entre le sujet et le prédicat. Russel comme Frege privilégie l’approche analytique du langage. Leur objectif est de clarifier les problèmes philosophiques en examinant et clarifiant le langage dont on se sert pour les formuler. Cette méthode compte parmi les apports majeurs de la logique moderne, la mise au jour du problème du sens et de la dénotation dans la construction de la signification. Deux tendances capitales caractérisent cette démarche : la recherche pour comprendre le langage en utilisant la logique formelle, i.e. pour formaliser les questions philosophiques et les résoudre à partir de cette formulation ; d’autre part, la recherche pour comprendre les idées philosophiques en examinant plus particulièrement le langage naturel utilisé pour les formuler et les clarifier à partir de cet examen. Wittgenstein 1 René DESCARTES, « Lettre au Père Mersenne » du 20 Novembre 1629, in Descartes, Œuvres choisies, Ed Alquié, Paris, Garnier, T 1, pp. 32-33. 20 commença par le premier type de recherches, puis poursuivit ses recherches du côté du langage naturel. La raison fondamentale qu'invoque Frege pour justifier son travail est que, dans le cadre des sciences abstraites, le langage ordinaire ne permet pas de raisonner convenablement et de bien se faire comprendre. Il reconnaît que les signes c’est-à-dire les mots, les signes mathématiques, ont une importance capitale dans le développement de la pensée car ils permettent de se détacher des seules impressions sensibles pour entrer dans un mode de pensée dans lequel les représentations ont une large place. En effet, les impressions sensibles n'engendrent que des images mentales éphémères, alors que le signe génère, par les représentations qui lui sont associées, une stabilité favorable au développement de la pensée. Les signes donnent présence à ce qui est absent, invisible, et le cas échéant inaccessible aux sens « Sans les signes, nous nous élèverions difficilement à la pensée conceptuelle. »1 Cependant, malgré l'hommage rendu à la fois à la langue et à l'écriture ordinaires, malgré l'importance fondamentale des signes habituels pour le développement d'un raisonnement ou pour l'échange d'idées, Frege insiste sur un inconvénient majeur de la langue, qu'elle soit écrite ou parlée, elle ne permet pas toujours une clarté suffisante. Par exemple, il est bien souvent difficile de distinguer le concept d'un objet sensible, ce qui pose obligatoirement de nombreux problèmes de compréhension. En effet, de nombreux malentendus pourraient être évités si avant toute discussion on définissait clairement l'objet du débat et si nous pouvions exposer intelligiblement par quel raisonnement nous sommes parvenus à notre point de vue sur tel ou tel sujet. Certaines formulations du langage courant portent en elles-mêmes des doubles sens que seul le 1 Frege GOTTLOB , L idéographie, Paris, Vrin, 1999, p. 63. 21 contexte peut éclairer. Ce sont des ambiguïtés syntaxiques. Par exemple: « Une vieille porte la barre. » Phrase que l'on peut interpréter soit en considérant le nom commun comme étant le mot “ vieille” (et le mot “ porte” , le verbe) soit comme étant le mot “ porte” (et “ vieille” , l'adjectif). ou encore: « Pierre juge l'enfant coupable » qui signifie ou soit « Pierre juge que l'enfant est coupable », soit « Pierre juge l'enfant qui est coupable. » Une expression de la langue française démontre bien les désagréments que peut causer l'usage de la parole: On peut considérer que les premiers philosophes analytiques furent Frege, Russell, George Edward Moore, puis Wittgenstein. Dans les années 1930, le Cercle de Vienne ainsi que le premier Wittgenstein (celui du Tractatus logico-philosophicus) ont mené une critique acerbe de la métaphysique, liée à leur propre philosophie du langage. En effet, ils considéraient que les énoncés de la métaphysique n'avaient pas de référent dans le monde réel, qu'ils ne dénotaient rien de déterminé, et étaient donc « vides de sens ». Le positivisme logique distinguait en effet entre les énoncés analytiques, vrais de par leur signification intrinsèque (par exemple, « les célibataires sont non mariés ») ; les énoncés synthétiques a posteriori, dont une vérification empirique est possible; enfin, les énoncés qui ne sont ni analytiques, ni synthétiques a posteriori, et qui seraient donc vides de sens, parce que ni tautologiques comme les énoncés analytiques, ni « vérifiables » comme les énoncés synthétiques a posteriori (ils niaient ainsi explicitement l'existence des jugements synthétiques a priori, au cœur du projet kantien de refondation de la métaphysique sur des bases scientifiques). Dès lors, les énoncés éthiques et métaphysiques étaient pour eux, en tant qu'énoncés prescriptifs et non descriptifs et vérifiables, nécessairement vides de sens. Le positivisme logique est ainsi à l'origine de la dichotomie tranchée entre les « faits » et les « valeurs », qui a été par la suite partiellement remise en cause. Depuis le déclin du positivisme logique, la philosophie analytique s'est développée dans des directions diverses, incluant une métaphysique analytique 22 Les deux branches principales de la tradition analytique sont, d'une part, la recherche pour comprendre le langage en utilisant la logique formelle, i.e. pour formaliser les questions philosophiques et les résoudre à partir de cette formulation ; d'autre part, la recherche pour comprendre les idées philosophiques en examinant plus particulièrement le langage naturel utilisé pour les formuler, et les clarifier à partir de cet examen. Ces deux types de recherches s'opposent parfois complètement, mais sont parfois identiques. 1.2.6. Rudolf Carnap Rudolf Carnap, en 1931, dans un article dévastateur, Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage, accentue le premier Wittgenstein. Son empirisme logique soutient que l'énoncé "vide de sens", invérifiable, est aussi "privé de sens", absurde : ce qui n'a pas de contenu empirique, de base expérimentale (physique ou sensorielle) n'a pas de sens, de signification. Les énoncés de la métaphysique ne sont pas plus vrais que faux, ils violent les règles de la syntaxe, ils ne forment que des "simili-énoncés", comme on le voit dans cette phrase de Heidegger "Le néant néantise". En 1947, dans Meaning and Necessity, Carnap soutient l'existence de deux composantes de la signification : l'extension et l'intension. L'extension est la référence objectale externe ; l'extension d'un terme individuel (comme "Carnap") est l'individu concret désigné, l'extension d'une propriété est la classe ou l'ensemble des objets qui ont cette propriété, l'extension d'une proposition est sa correspondance ou non aux faits. L'intension est le concept que la construction linguistique tente de susciter ou suscite chez l'auditeur ou le lecteur. Dans un prédicat comme "être maréchal d'Empire", l'extension - comme la référence selon Frege - désigne une classe d'individus ayant le même prédicat : l'ensemble de ces maréchals. L'intension - comme le sens selon Frege - désigne la propriété, "être maréchal est une dignité, et non un grade". L'extension et l'intension contrairement à ce qui se passe chez Frege - ne varient pas avec le 23 contexte, qu'il soit ordinaire ("Ney est un maréchal d'Empire") ou oblique ("Je crois que Ney est un maréchal d'Empire"). La grande maxime du néo-positivisme, c'est la théorie vérificationniste de la signification cognitive, pris vers 1930 à Wittgenstein (qui, plus tard, nia avoir jamais eu l'intention de faire de ce principe le fondement d'une théorie de la signification). Un énoncé a une signification cognitive, autrement dit il fait une assertion soit vraie soit fausse, si et seulement s'il n'est pas analytique (réductible à des tautologies) ou contradictoire, ou s'il est logiquement déductible d'une classe finie d'énoncés observationnels. Carnap écrit ceci : "Je m'efforcerai de formuler le principe de l'empirisme avec le plus d'exactitude, en proposant pour critère de signification une exigence de confirmabilité ou de testabilité."1 1.2.7. Wittgenstein Wittgenstein commença par le premier type de recherches, puis poursuivit ses recherches du côté du langage naturel. Pour le Wittgenstein du Tractatus , la pensée s'identifie au langage, le sens est calcul de vérité (d'où des tables de valeurs de vérité) et il renvoie à la question de la référence (les propositions doivent représenter des faits et leurs liaisons, de façon extra-linguistique). En modifiant Frege, Wittgenstein, soutient que seule la proposition a un sens, et seul un nom ou un signe primitif a une dénotation et représente l'objet. Ainsi pour Wittgenstein - La pensée est la proposition ayant un sens. - La totalité des propositions est le langage. - L'homme possède la faculté de construire des langages, par lesquels chaque sens se peut exprimer, sans avoir nulle notion ni 1 Rudolf CARNAP, Signification et nécessité, Taduction Amethe Smeaton, Paris, Hachette, 1966, p. 13. 24 de la manière dont chaque mot signifie, ni de ce qu'il signifie... Le langage travestit la pensée... - La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites sur des matières philosophiques sont, non pas fausses, mais dépourvues de sens - La proposition est une image de la réalité - La proposition montre son sens." La méthode va donc consister à distinguer entre les propositions dotées de sens (elles proviennent de la science) et les propositions qui en sont dépourvues (elles proviennent de la métaphysique). Wittgenstein classe toute idée en l'une de ces trois catégories de propositions1 . 1. (unsinnig, proposition nonsensical), privée de logiquement sens, mal c’est-à-dire formée, absurde donc sans signification ; exemples : erreur catégorielle (« La pluie est un nombre premier »), substantivation (« La pluie est un bienfait »), mot creux (« La pluie vivifie »), question multiple (« La pluie recommence-telle ? » = « La pluie est-elle déjà tombée ? » , « Tombe-t-elle à nouveau ? »). La philosophie abuse de ces « pseudo-propositions dépourvues de sens »2 2. proposition privée de contenu, c’est-à-dire « vide de sens » (sinnlos, without sense), « analytique » (au sens de Kant), dénuée d'information sur le réel, même si elle est grammaticalement correcte ou logiquement bien formée ; c’est soit une tautologie (« Il pleut ou il ne pleut pas »), soit une contradiction (« Il pleut et il ne pleut pas »). Les formules logiques sont des tautologies ; les jugements moraux sont des non-sens : invérifiables, sans propriété naturelle. 3. proposition pourvue de sens et de contenu, c’est-à-dire expressive, signifiante (sinnvoll, meaningful), à la fois « bien formée » et connectée au réel ; exemples : une donnée sensible éprouvée (« Dehors il y a la pluie » ), une donnée physique vérifiable (« Il pleut 1 Ludvic WITTGENSTEIN, Tractatus Logico Philosophicus, Paris, Gallimard, 1922, 4. 11 -4. 116 Idem 4. 1272. 4- 003 2 25 davantage à Paris en août qu’en janvier »). Les sciences expérimentales donnent de telles propositions, bipolaires (vraies ou fausses). Concept phare de la philosophie de Ludwig Wittgenstein, la notion de jeu de langage est probablement l’élément le plus célèbre de la pensée post Tractatus. Développé dans ses multiples œuvres posthumes, ce terme reçoit sa première définition dans le Cahier bleu. Formes de langage primitive, expériences de pensée, les jeux de langage sont au centre de la seconde philosophie wittgensteinienne. Hérité d’interrogations portant sur la définition des mots, le concept de jeu de langage se laisse lui-même difficilement définir. Rejetant l’approche verbale comme l’approche ostensive de la définition, Wittgenstein aboutit au jeu de langage et à une définition de la signification par l’usage. Le philosophe autrichien s’attaque à deux façons de définir : La définition d’un mot au moyen d’autres mots mène à une régression à l’infini. La définition ostensive consiste à expliquer un mot en désignant l’objet auquel il correspond. Rares sont en fait les mots qui peuvent être compris par ce biais : comment montrer ce à quoi correspond un mot comme « et », « ou » ? Wittgenstein propose d’identifier la signification d’un mot à son usage. Se trouve ainsi souligné l’entrelacement nécessaire du langage avec les actions et la vie humaine. Le sens d’un mot sera son utilisation dans un contexte, sa place dans un calcul. En mathématiques comme dans le langage ordinaire, il s’agit en fait d’appliquer des règles. Le parallèle que prendra le philosophe de Cambridge sera néanmoins le jeu. Jeu et calcul sont unis par l’importance des règles : dans les deux cas l’individu va obéir à des règles, d’apprentissage et d’utilisation de règles, voire de création de nouvelles instructions. 26 Déjà mentionné dans des textes antérieurs, le concept de jeu de langage n’est défini pour la première fois que dans le Cahier bleu 1 : « A l’ avenir j’attirerai inlassablement votre attention sur ce que j’appellerai des jeux de langage. Ce sont des manières d’utiliser des signes plus simples que celles dont nous utilisons les signes dans notre langage quotidien(…). Les jeux de langage sont les formes de langage par lesquelles un enfant commence à utiliser les mots. » 2 Un jeu de langage est toujours complet. Il est un système clos défini par ses règles. Il n’est pas une partie d’un plus grand système dont il serait dépendant, mais constitue à lui seul un système complet. Il existe différents types de jeux, plus ou moins complexes, qui s’enchevêtrent dans la vie courante. Il n’est pas possible d’isoler une situation « pure » où seul un jeu unique serait à l’œuvre. Il ne faudrait cependant pas croire que la simple maîtrise des règles linguistiques suffit à maîtriser un jeu de langage. Ce concept est destiné « à mettre en avant le fait que parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie »3 Forme de vie et langage sont indissociables : comprendre une phrase c’est comprendre un langage dit Wittgenstein dans son Cahier bleu. Au-delà de la connaissance des règles arbitraires qui forment un jeu, il faut être capable de savoir comment appliquer les règles. Le jeu de langage se propose de montrer que le langage, loin de correspondre à un schéma unique comme le supposait le Tractatus, se caractérise au contraire par la variété et l’hétérogénéité de ses usages. Le souci de Wittgenstein est de mettre à jour les régions spécifiques de notre langage qui ont leur propre grammaire et se caractérisent par une ressemblance ou lien de parenté. 1 Ludwig WITTGENSTEIN, Cahier bleu, Trad. De Goldberg et Jérôme Sackur,Paris, Gallimard, 1996. Idem, p. 56. 3 Ludwig WITTGENSTEIN, Investigations philosophiques, Trad Française de Golberg , Paris, Gallimard, paragraphe 7, 19. 2 27 Ainsi, Wittgenstein aime-t-il comparer l’usage des mots et le fonctionnement du langage avec celui de jeu. Dans un jeu de langage une phrase représente un coup comparable à un coup dans un jeu qui perdrait tout son sens en dehors du jeu. Les différentes situations dans une partie déterminent quels coups sont juste possibles ou nécessaires. La fonction du jeu de langage n’est autre que la signification de la phrase. Le sens n’apparaît donc que dans un contexte concret. Ceci signifie que nous n’apprenons pas le sens des mots que nous utilisons en apprenant des concepts mais dans la pratique du langage. Wittgenstein parle souvent de dressage. Conclusion partielle Le mérite de ce chapitre est incontestablement d’avoir rappelé les motivations ainsi que quelques argumentaires en faveur de l’élaboration des langages formels. Le grief capital qu’on adresse au langage ordinaire et qui justifie la construction des systèmes formels, est qu’il est porteur d’ambigüité. Le dénominateur commun qui se profile à travers les différents arguments en faveur de l’élaboration des systèmes formels est qu’une proposition du langage ordinaire peut être grammaticalement correcte mais logiquement soit fausse, soit non douée de sens. Mais qu’est ce qu’un système formel ? La réponse à cette question se trouve dans les lignes qui suivent. CHAPITRE 2 : DEFINITION ET STRUCTURE D’UN SYSTEME FORMEL Introduction Ce chapitre de notre étude s’efforce de donner au lecteur une définition de la formalisation. Celle-ci ne peut être qu’indicative et dynamique, la meilleure façon de circonscrire un concept consistant à le surprendre dans son déploiement, sa structuration, les méandres et les métamorphoses qu’il emprunte. 2.1. DEFINITION A qui commence l’étude d’une science, il est toujours malaisé, et d’ailleurs un peu vain, de vouloir offrir d’abord une définition. Un peu vain, parce que la vraie façon d’approcher un concept, c’est d’en faire un peu d’histoire. Et malaisé, parce qu’un concept scientifique ne se forme qu’en se réformant et que les formes nouvelles ne se comprennent pas d’emblée. Aussi une définition liminaire risque d’être ou dépassée ou peu intelligible. C’est cette double raison qui justifie le caractère à la fois indicatif et dynamique du portrait que nous donnons de la formalisation, portrait qui dépeint les composantes et les propriétés d’un système formel. Roger Martin nous semble mieux présenter la notion de système formel. Il écrit en effet : « Pour cela, au discours usuel souvent incommode et équivoque, (la notion de système formel) substitue un discours symbolique où chaque configuration de signes et chaque règle ont une signification unique. Son idéal est l’établissement d’un système permettant de passer d’une configuration de signes à une autre en vertu de règles préalablement définies sans qu’on ait à considérer autres choses que des signes et à faire intervenir les propriétés des êtres que ces signes peuvent représenter. Un tel système est 29 dit système formel. Sa structure dépend de la richesse de la pensée qu’on s’efforce de traduire symboliquement. »1 Formaliser oblige donc à donner une construction très précise, souvent de forme mathématique, pour autoriser ensuite des calculs et des traitements formels, puis à pousser la formulation jusqu’à ses ultimes conséquences. 2.1.1. Composantes d’un système formel La construction d’un système formel se fait par étapes successives. Celles-ci se présentent globalement comme suit : - On se donne un ensemble de symboles répartis en diverses catégories, chaque symbole appartenant à une catégorie et à une seule. Cet ensemble est dit alphabet du système. - L’alphabet permet la construction des expressions bien formées ou formules bien formées. C’est l’ensemble de ses formules qui est défini au moyen des règles dites règles de formation. Quel que soit le libellé particulier de celles-ci, la définition fait appel à trois sortes de clauses : a) Une clause fixant les formules initiales, c’est –à-dire définissant un sous-ensemble ; b) Un certain nombre de clauses permettant d’obtenir de nouvelles formules à partir de formules déjà connues .Elles sont du type : Si F1, F2…Fn sont des formules, alors le mot Fp obtenu de telle ou telle manière à partir de F1, F2,…Fn est une formule. Chacune de ces clauses est dite règle de formation à n antécédents, n pouvant varier d’une règle à une autre; c) Une clause de fermeture : aucun mot n’est une formule s’il n’est obtenu par application des clauses précédentes. 1 Roger MARTIN, Logique contemporaine, Paris, P.U.F., 1962, p. 6. 30 En somme, un système formel est caractérisé complètement par la donnée de son alphabet, des formules initiales, des règles de formation, des thèses initiales, des règles de déduction. Dominique Dubarle distingue trois notions relatives au système formel : le discours, la formule et les lois logiques1. On appelle «discours», un enchaînement de propositions prises comme éléments du discours, par le moyen des opérateurs tels que la négation, l’implication, etc. On appellera « formule », toute entité appartenant au formalisme et construite de façon correcte à partir de symboles propositionnels et d’opérateurs ayant des propositions comme arguments. Ainsi par exemple : «p⊃q» « (p ⊃ q) ⇔ r» ; «[ (p∨q) →r ]⊃(p∨r)». Toute formule est représentative d’une certaine forme d’enchainement des propositions dans l’unité d’un discours. En général une formule ne fait pas plus que représenter cette forme d’enchainement dans un discours dont la vérité ou la fausseté finale dépend de la vérité ou de la fausseté des propositions qui y figurent, au moins de certaines d’entre elles. La formule p⊃ q par exemple n’est pas la formule d’un discours vrai en tout état de cause. Si le symbole p vient à représenter une proposition fausse et le symbole q une proposition vraie, le discours schématisé « p⊃q » sera vrai, alors que par contre, il sera faux dans le cas où p est vrai alors que q est faux. Un formalisme comporte donc la possibilité de construire une infinité de formules représentant, compte tenu des ressources propres du formalisme, toutes les structures possibles de discours bien enchainé. Il arrive que certaines de ces formes aboutissent à un discours vrai en tout état de cause, c’est-à-dire indépendamment de la vérité ou de la fausseté de toutes les propositions élémentaires qui y figurent. 1 Dominique DUBARLE et André DOZ, Initiation à la logique, Paris, Gauthier-Villars, 1957, pp. 27-29. 31 On appellera alors «lois logiques», les formules qui s’avèrent être celles qui représentent une forme d’enchainement des propositions dans un discours vrai en tout état de cause, c’est-à-dire, de façon complètement indépendante de la vérité ou de la fausseté des propositions qui y figurent. Pour marquer qu’une formule constitue une loi logique et qu’on entend la poser comme telle, on la fera précéder dans l’axiomatique du signe d’assertion et qui vise la vérité du discours schématisé indépendante de la vérité ou de la fausseté des constituants. L’usage de ce signe n’est d’ailleurs pas absolument indispensable. 2.1.2. Propriétés d’un système formel Un système formel possède les propriétés fondamentales suivantes : la consistance, la décidabilité, l’indépendance, la saturation et la contradiction. Pour qu’un système soit utile, il faut qu’il soit un système où il est impossible de démontrer toutes les formules régulièrement construites. Sinon, on pourrait y affirmer n’importe quoi. Dans ces conditions, il serait tout simplement incohérent ou, pour le moins inconsistant. La consistance désigne une propriété d’un système formel ou d’un ensemble d’énoncés d’un langage logique : - un système formel S est dit absolument consistant s’il existe des formules ou ebf du langage S qui ne sont pas théorèmes de S ; - un système S est consistant par rapport à un opérateur O si, pour toute formule F du langage de S, F et O ne sont pas simultanément théorèmes de S ; - si S est consistant, il existe une formule du langage de S qui n’est pas un théorème de S. En d’autres termes, on ne peut déduire dans S n’importe quelle formule de S. 32 Ensuite, si dans l’ensemble des formules possibles, il en est certaines qui ne sont pas démontrables, on dit que le système est cohérent ou consistant. A ce sujet, Marie Louise Roure affirme « qu’il n’existe aucun procédé qui permette de démontrer dans la logique des propositions, les formules«p», «p→ q» et, dans celles des prédicats, «Ux a x n «Ex (Ax bx)» ,«Ex Uyrxy» …»1 Il y a une équivalence sémantique entre la notion de cohérence et celle de non contradiction ∼ (p∧∼ p). Un système est contradictoire lorsqu’on peut y démontrer à la fois une formule et sa négation. Il est donc incohérent. Un système est décidable ou résoluble, s’il existe un procédé effectif, c’est-à-dire réalisable en un nombre infini d’étapes qui permettent de déterminer pour toute formule du système, si elle est ou non démontrable. Il existe des problèmes indécidables qui relèvent des limitations internes des formalismes2. Dès lors, un système est formé d’axiomes indépendants si aucun d’eux n’est démontrable à partir de l’ensemble des autres. Un système est saturé si on le rend contradictoire en ajoutant à ses axiomes une formule non démontrable dans le système. Il s’agit là de la saturation syntaxique, c’est-à-dire relative au système lui-même. Si on se place à un point de vue sémantique, c’est-à-dire, si l’on envisage le système par rapport à ses interprétations, on dira qu’il est saturé s’il permet de démontrer toutes les formules correspondant aux théorèmes du modèle considéré. Pour les profanes de manière générale, le formalisme, mieux, le symbolisme du formalisme logique réside dans l’usage des signes bizarres et inaccoutumés. Pourtant, le symbolisme n’a d’intérêt logique que dans la mesure où il est lié à la création d’une langue artificielle, ayant les propriétés suivantes : 1. Cette langue, système de signes écrits, de caractères, n’a aucun rapport avec la langue, organe de phonation. La lecture à haute voix, 1 2 Marie-Louise ROURE, Eléments de logique contemporaine, Paris, Levy, 1967, p. 17. Lire Jean LADRIERE, Les limitations internes des formalismes, Louvain, Nauvwelaerts, 1957. 33 qui exige traduction dans une langue naturelle, en est souvent incommode et risque toujours de la trahir. C’est sur une telle caractéristique que repose la possibilité du calcul. 2. L’écriture d’une langue muette ne saurait être phonétique : c’est nécessairement une idéographie. L’intérêt théorique de ce second trait apparaît aussitôt. Padoa le suggère très clairement lorsqu’il dit : « Il ne faut pas croire que l’idéographie logique soit le résultat de conventions absolument arbitraires ; car si le choix des signes moyennant lesquels on représente les idées n’est subordonné qu’à des exigences de commodité et de clarté, la liberté dans le choix des idées qu’il convient de représenter par des signes est très restreinte »1. 3. Nous sommes ainsi conduit au caractère essentiel : la substitution de la forme logique aux formes grammaticales-ou plus exactement, la substitution, aux grammaires de nos langues naturelles, d’une grammaire où les formes du discours soient exactement calquées sur les formes logiques. Non seulement elles varient selon la diversité des langues, mais à l’intérieur d’une même langue, elles souffrent de nombreuses irrégularités. Il est vrai que certaines de ces irrégularités, si gênantes qu’elles puissent être pour l’apprentissage de la langue, n’ont pas d’autre inconvénient logique que leur superfluité. Mais d’autres nous exposent à des confusions et à des fautes de raisonnement de telle sorte que, soit une pluralité de formes grammaticales masque l’identité d’une même fonction logique, soit, à l’inverse, l’identité d’une même forme grammaticale invite à confondre des fonctions logiques différentes. Ces discordances entre formes grammaticales et formes logiques doivent, tôt ou tard, inciter une logique qui se veut formelle à remplacer la syntaxe des langues naturelles par une syntaxe élaborée de telle manière, que la forme des expressions qu’elle commande symbolise exactement la forme logique. 1 Alessandro PADOA, La logique déductive dans sa dernière phase de développement, Traduction Jean Van Heijenoort, Cambridge, Cambridge University Press, 1972. 34 C’est seulement quand on sera parvenu à une sécurité absolue dans la correction logique des formes grammaticales que l’on manie, qu’on pourra les prendre comme des substituts des formes logiques ellesmêmes. Alors il sera permis d’oublier totalement le contenu des énoncés, et non seulement le sens intuitif des termes qui peuvent occuper la place des variables, comme faisait déjà la logique classique, mais même le sens des locutions proprement logiques, telles que tout, si… alors, etc. En effet, si les symboles qui les représentent ont eu leur grammaire rigoureusement et explicitement formulée, il suffira, pour manier correctement ces symboles, de se conformer aux règles. On fera comme l’enfant qui, pour ses opérations arithmétiques, oublie non seulement les cailloux et les pommes, mais même les nombres, et se contente d’appliquer aux chiffres écrits sur son cahier les règles qu’il a apprises. On aura ainsi remplacé le raisonnement par un calcul sur des signes. Ce faisant, on sera passé d’une notion philosophique fort abstraite, celle de la forme dans son opposition à la matière, à une notion concrète, visuelle, celle de la forme au sens géométrique ou, du moins, topologique. Ce serait le cas des dessins sur une feuille, combinés selon certaines règles, et susceptibles d’être transformés en tels dessins nouveaux selon certaines règles. Un raisonnement ainsi mené est dit formalisé. Conclusion partielle Le présent chapitre est essentiellement l’ esquisse d’une définition indicative du système formel. La formalisation y est présentée comme un procédé d’élaboration de systèmes des langages symboliques conventionnels et univoques, n’ayant de compte à rendre qu’à l’exigence de rigueur et de cohérence internes. L’axiomatique renforce la capacité opérationnelle des systèmes formels en les dotant d’un point de départ solide, et en fondant toute transition d’une formule à une autre sur un 35 schème légitime. La formalisation a une histoire riche faite de continuité et de rupture. C’est à exposer cela que s’attelle le chapitre suivant. CHAPITRE 3 : GENESE ET EVOLUTION HISTORIQUE DE LA FORMALISATION. Introduction Ce n’est qu’à une époque relativement récente qu’on a vraiment commencé à s’intéresser à l’histoire de la logique. Jusqu’au milieu du 19ème siècle, régnait en effet l’idée que la Logique n’avait pas d’histoire, étant pour l’essentiel, sortie «close et achevée» de l’esprit d’Aristote. Le renouveau de la Logique depuis 1850 environ a peu à peu permis de replacer Aristote dans une perspective historique, de comprendre la signification et la portée de la logique stoïcienne, d’apprécier les travaux des scolastiques, de reconnaître en Leibniz un précurseur de la logique moderne. 3.1. APPROCHES DE LA LOGIQUE Aussi, existe-t-il quatre approches de la logique. Il s’agit des approches historique, mathématique, philosophique et informatique. L’approche historique s’intéresse à l’évolution et au développement de la logique et tout particulièrement à la syllogistique aristotélicienne et aux tentatives depuis Leibniz de faire de la logique un véritable calcul algorithmique. Cette approche historique est tout particulièrement intéressante pour la philosophie car aussi bien Aristote que les Stoïciens ou que Leibniz, ont travaillé comme philosophes et comme logiciens. L’approche mathématique qui est une démarche contemporaine, est liée à la quantité et à l’ordre, aux êtres abstraits : nombres, figures, fonctions, ainsi qu’aux relations qui existent entre eux. L’approche philosophique, dans laquelle la philosophie, et particulièrement la philosophie analytique, repose sur un outillage d’analyse 37 qui est argumentatif et qui provient, d'une part, des développements logiques réalisés au cours de l'histoire de la philosophie, et d'autre part, des développements récents de la logique mathématique. Par ailleurs, la philosophie, principalement la philosophie de la logique se donnent pour tâche d’éclairer les concepts fondamentaux et les méthodes de la logique. Enfin, l’approche informatique s'intéresse à l'automatisation des calculs et des démonstrations, aux fondements théoriques de la conception des systèmes, de la programmation et de l'intelligence artificielle. L'approche informatique est cruciale parce que c'est en essayant de mécaniser les raisonnements, voire de les automatiser, que la logique et les mathématiques vivent une véritable révolution au début du 21ème siècle. Les conséquences épistémologiques de ces développements sont encore largement insoupçonnées. Pour notre part, nous privilégions dans ce travail comme déjà exprimé ci-dessus l’approche dialectique, l’approche qui dévoile la dynamique de génération, de croissance, de suppression dialectique ou d’enveloppement des systèmes formels à travers l’histoire. Cette approche a l’avantage de regrouper autour des sites importants, les différents axes et tendances qui ont marqué l’histoire du formalisme logique. A ce sujet, quatre seuils sont à retenir. Il s’agit des seuils de positivité, d’épistémologisation, de scientificité et de formalisation. 3.1.1. Seuil de positivité On parle de seuil de positivité lorsqu’une pratique discursive s’individualise et prend son autonomie. C’est l’œuvre d’Aristote, des Mégariques et des Stoïciens, et de Raymond de Lulle. 38 3.1.1.1. ARISTOTE Son nom en grec, Aristotelês, signifie "le meilleur". Philosophe, élève et disciple de Platon durant vingt années, il fut, avec Ménechme, l'un des précepteurs d'Alexandre le Grand. La rigueur de sa pensée, dont la clé de voûte est le syllogisme permet de le considérer comme le premier grand logicien après Zénon d’ Elée. Il fonde à Athènes, dans l'enceinte du "Gymnase", son école, dite "péripatéticienne", car Aristote enseignait tout en marchant (du grec péripatein = promener). Située au Lukeion, colline des loups, établissement d'entraînement des athlètes, l'école d'Aristote a donné le mot lycée. On enseigne au Lycée d’ Aristote les sciences physiques, la biologie et la cosmologie héritée d'Eudoxe et de Platon. La pensée aristotélicienne influencera considérablement la philosophie et les sciences occidentales jusqu'à la Renaissance. Aristote fut un très grand philosophe. Il a été un familier de la dialectique et du raisonnement logique mais nullement un astronome ni un mathématicien. La vision cosmologique géocentrique d'Aristote considère que la Terre est le centre du Monde. Confortant celle d'Eudoxe, reprise par Saint Thomas d'Aquin et érigée en dogme, elle a marqué, jusqu’au 16ème siècle, le développement de la science, surtout celle de l'astronomie. On considère désormais qu’autour de la Terre, sphérique et fixe, gravitent la Lune, le Soleil et les autres planètes dont Mercure, Mars, Vénus, Jupiter et Saturne, ce qui n’est pas le cas pour Uranus, Neptune et Pluton qui sont trop éloignées et invisibles alors et qui ne seront découvertes respectivement qu’en 1781 par Herschel, en 1846 par Le Verrier et Adams, et en 1915 par Lowel. Le tout est enfermé dans la sphère des étoiles. 39 C'est dans ses Topiques, traité à vocation didactique, qu'Aristote nous éclaire sur le raisonnement dialectique, art du dialogue (du grec dialegein = discourir, dialoguer) permettant la recherche de la vérité, chère à Héraclite et dont les stoïciens hériteront avec l'école philosophique fondée à Athènes vers 308 avant J.-C par Zénon de Citium. Du grec sun et logos signifiant, mot à mot, «qui utilise le discours» au sens discursif, le syllogisme connu en latin par modus ponendo ponens, c’est-à- dire une manière d'affirmer, d'établir en affirmant et traduit en plus bref par modus ponens est une déduction logique résultant de la conjonction de deux propositions, les prémisses dont on distingue une majeure et une mineure. On cite généralement en exemple, le syllogisme suivant : • Tous les hommes sont mortels; • or Socrate est un homme; • donc Socrate est mortel. (majeure) (mineure) (déduction) Par contre, le syllogisme ci-après est utilisé pour illustrer les fautes de raisonnement de certains élèves : • Tous les chats sont mortels; • or Socrate est mortel; • donc Socrate est un chat. 3.1.1.1.1. Le raisonnement hypothético-déductif Outre la notion de syllogisme, on doit à Aristote les acceptions actuelles du vocabulaire lié au raisonnement déductif appelé également raisonnement hypothético-déductif. Ces acceptions sont exposées dans les Topiques et dans ses traités sur la logique, Les Analytiques et La métaphysique : Nous en retenons l’extrait ci-dessous : « Un raisonnement déductif est une formule d'argumentation dans laquelle, certaines choses étant posées, une chose distincte de celles qui ont été posées s'ensuit nécessairement, 40 par la vertu même de ce qui a été posé. C'est une démonstration lorsque les points de départ de la déduction sont des affirmations vraies et premières, ou du moins des affirmations telles que la connaissance qu'on en a prend naissance par l'intermédiaire de certaines affirmations premières et vraies; c'est au contraire une déduction dialectique lorsqu'elle prend pour points de départ des idées admises. Sont vraies et premières les affirmations qui emportent la conviction, non pour une raison extérieure à elles, mais par elles-mêmes (...). Sont des idées admises en revanche, les opinions partagées par tous les hommes, ou par presque tous, ou par ceux qui représentent l'opinion éclairée, et pour ces derniers par tous ou par presque tous, ou par les plus connus et les mieux admis comme autorités (...)1 C'est chez Aristote que l'on trouve pour la première fois un langage propositionnel du type ci-après: si P alors Q dans lequel des lettres sont utilisées pour exprimer des propositions non explicitées. Une proposition est comprise comme une affirmation, une énonciation du type « A est B » dans laquelle A est le sujet (ce dont on parle) et B le prédicat (du latin praedicare = proclamer, qui a donné prêcher), c’est-à-dire attribut qui peut être affirmé ou nié. Considérés sous cet angle, les énoncés Tout homme est mortel, Cet enfant a les yeux bleus, 124 n'est pas multiple de 3, sont des propositions. Admettons que être bon soit figuré par A, n’être pas bon par B, être non-bon par C, placé sous B et n’être pas non-bon par D, placé sous A. Alors, ou A ou B appartiendront à tout sujet, mais ils n’appartiendront jamais au même. De même, ou C ou D appartiendront à tout sujet, mais ils n’appartiendront jamais au même. Et B doit nécessairement appartenir à tout ce à quoi C appartient: car s’il est vrai de dire «il est non-blanc», il est vrai de dire aussi « il n’est pas blanc », puisqu’il est impossible qu’en même temps une chose soit blanche et qu’elle soit non blanche, ou encore qu’elle soit du bois non blanc et qu’elle ne soit du bois non blanc, de telle sorte que, si ce n’est pas l’affirmation, c’est la négation qui lui appartiendra. Par 1 ARISTOTE, Topiques, Tome 1, Livre I-IV, Traduction de J. Brunschvig, Paris, Editions les Belles Lettres, 1967. 41 contre, C n’est pas toujours le conséquent de B, car ce qui n’est pas du bois du tout ne sera pas non plus du bois non blanc. D’un autre côté D appartient à tout ce à quoi A appartient : car ou C ou D appartient à tout ce à quoi A appartient. Mais puisqu’il n’est pas possible qu’une chose soit en même temps blanche et non blanche, D appartiendra à tout ce à quoi A appartient, puisque de ce qui est blanc il est vrai de dire qu’il n’est pas non blanc. Par contre A n’est pas toujours le conséquent de D, car de ce qui n’est pas du bois du tout il n’est pas vrai d’affirmer qu’il est bois blanc ; il en résulte que D est vrai, mais que A n’est pas vrai, savoir qu’il est bois blanc. Il est évident aussi que A et C ne peuvent jamais appartenir ensemble au même sujet. La relation est la même pour des termes affirmatifs placés dans cette position : on peut poser par exemple, A pour signifier égal, B non égal, C, inégal, et D non inégal1. 3.1.1.1.2. Equipollence des propositions Puisque la négation contraire à la proposition tout animal est juste est celle qui exprime qu’ «aucun animal» n’est juste, il est clair que ces deux propositions ne seront jamais à la fois vraies, en même temps par rapport au même sujet. Par contre leurs opposées seront parfois vraies en même temps. Ce sera le cas, par exemple, pour quelque animal n’est pas juste et quelque animal est juste. Nous allons voir maintenant comment se suivent ces propositions : De la proposition Tout homme est non juste, découle la proposition Nul homme n’est juste; de la proposition Quelque homme est juste vient l’opposée de Tout homme est non juste, savoir que Quelque 1 ARISTOTE, Analytiques, traduction de J Tricot, Paris, J. Vrin, 1939 ; I,46, 51. 42 homme n’est pas non juste1. Dans le cas des propositions à sujet indéfini, il existe deux paires, notamment quand un terme est joint à non-homme, considéré comme une espèce de sujet. On aurait alors : A’’ –Le non –homme est juste. B’’- Le non-homme n’est pas juste. C’’- Le non-homme n’est pas non juste. D’’- Le non-homme est non juste. 3.1.1.1.3. Conversion des propositions Dans la conversion des universelles négatives, avec l’attribution universelle, les termes de la prémisse négative sont nécessairement convertibles : Ainsi par exemple « si nul plaisir n’est un bien, aucun bien ne sera non plus un plaisir. »2 Considérons la prémisse universelle négative AB. « Si A n’appartient à nul B, B n’appartiendra non plus à nul A. En effet, si B appartenait à quelque A, par exemple à C, il ne serait pas vrai que A n’appartînt à nul B, puisque C est quelque B. »3 Dans la prémisse affirmative dite universelle, la conversion, tout en étant nécessaire, ne l’est cependant pas universellement, mais particulièrement. C’est ainsi par exemple, que « si tout plaisir est un bien, quelque bien est aussi un plaisir »4. « Si A appartient à tout B, B aussi appartient à quelque A ; car si B n’appartenait à aucun A, A 1 ARISTOTE, De l’interprétation, Traduction de J.TRICOT, Paris, Librairie philosophique, J. Vrin, 1939, 10,20 a 16-23 2 Aristote, De l’interprétation, I,I, 25 a 5-7 3 Idem, I,I, 25 a17-19 4 Idem, I,I, 25 a 7-10 43 n’appartiendrait non plus à aucun B. Or A était supposé appartenir à tout B »1. La conversion des particulières affirmatives se fait par accident. Dans ce cas, l’affirmative se convertit nécessairement et particulièrement. En effet, si quelque plaisir est un bien, quelque bien sera aussi un plaisir2. C’est que si A appartient à quelque B, B appartient nécessairement aussi à quelque A, car si B n’appartenait à aucun A, A n’appartiendrait non plus à aucun B.3 Pour sa part, la conversion des particulières négatives n’est pas directement déterminable. Il n’existe vraiment pas de nécessité de conversion. Ainsi si homme n’appartient à quelque animal, il ne s’ensuit pas qu’animal n’appartienne pas à quelque homme4. Si A n’appartient pas à quelque B, il n’est pas nécessaire que B n’appartienne pas à quelque A. Admettons, par exemple, que B soit animal, et A homme : quelque animal n’est pas homme, mais tout homme est animal5. La logique propositionnelle d'Aristote constitue le premier exposé de «logique formelle», c'est-à-dire celle qui est susceptible d'établir les lois universelles qui régissent notre pensée indépendamment de son contenu. Cette logique basée sur le «vrai» et le «faux» connut, dans les années 1930, quelques soucis avec l'apparition de propositions indécidables et la vague intuitionniste de Brouwer. Le raisonnement déductif use désormais des conjonctions et, ou, si, alors, auxquelles il s'agit de donner un sens précis. Ce qu’avait déjà fait en particulier De Morgan au 19è siècle. Les connecteurs souvent utilisés sont : 1 Aristote, De l’interprétation, I,I, 25 a 17-19 Idem I,I, 25 a 10-12. 3 ARISTOTE, Topiques. I, I, 25 a 20. 4 Aristote, Topiques, I,I, 25 a 12-13. 5 Idem, I, I, 25 a-26. 2 44 1. Connecteur de conjonction (et): P et Q étant deux propositions, on appelle conjonction de P et de Q, l'énoncé P et Q souvent noté P ʌ Q. 2. Connecteur de disjonction (ou): P et Q étant deux propositions, on appelle disjonction de P et de Q, l'énoncé « P ou Q » souvent noté P v Q (notation de Russel). Ce ou est inclusif en ce sens qu'il n'est pas exclusif. Il ne correspond en effet pas à un ou bien : car P et Q peuvent coexister. 3. Négation (non) : Énoncer la négation d'une proposition P, notée nonP et très souvent ∼P consiste à prendre le contre-pied de P : on énonce le contraire. Si P est vraie, nonP est faux et vice versa. Si P s'énonce « tout nombre entier divisible par 2 est divisible par 4 », nonP peut s'énoncer « il existe au moins un nombre entier divisible par 2 qui n'est pas divisible par 4 ».Dans ce cas, c'est nonP qui est vraie et la preuve en est apportée par l'entier 61. 4. Connecteur d’implication (si… alors) également dit d’inférence: s'exprimant par si P alors Q, notée P → Q On utilise aussi la flèche simple ainsi que le signe signifiant la contenance dans le langage des ensembles. En réalité, l'implication logique n'est pas simple à définir formellement car il faut accepter que si P s'avère fausse l'implication P→ Q, en tant que proposition composée, est vraie. On dit parfois, à tort, que « le faux implique le vrai ». A tort, car d'une hypothèse fausse, on ne peut rien déduire.2 L'implication et la négation sont à la base de la logique des prédicats de Frege. Au moyen de la négation, une définition élémentaire de l'implication peut être la suivante : non (Q) est la proposition (P non Q) Dans ce cas, non (Q) n'est vraie que si P est vraie et Q fausse. On en déduira que () n'est fausse que si P est fausse ou Q vraie3 : (P → Q) est la proposition (non P → Q) Soit P : « n est divisible par 3 » et Q : « n est divisible par 6 ». On a Q → P mais 1 (P → Q) est fausse : non (P → Q) est vraie ARISTOTE, De l’interprétation, 10,19 b37 ;1 Ibidem. 3 Ibidem. 2 45 Le syllogisme aristotélicien peut s'écrire [(P→ Q) ʌ P] → Q : c'est une tautologie. Règle de transitivité : [(P → Q) ʌ (Q → R)] → (P → R . Cette propriété fondamentale de l'implication se retrouve dans la structure d'ordre. Tout comme celle de réflexivité P W P, équivalente au principe de tiers exclu. On peut aussi parler, avec l'équivalence logique ci-dessous, d'une quasi antisymétrie1. Connecteur d’équivalence (SI et seulement SI) : On dira que deux propositions P et Q sont équivalentes et on notera P ↔ Q, la proposition (P W P). Soit P : « n est un entier divisible par 10 » et Q : « n est un entier dont le chiffre des unités est 0 ». On a P → Q. 1. si un nombre n est divisible par 10 alors n se termine par 0 ; 2. un nombre entier n est divisible par 10 si n se termine par 0 ; 3. un nombre n est divisible par 10 si et seulement si n se termine par 0 Soit P : n est divisible par 10 et Q : n se termine par 0 . • Le cas 1 : P → Q : implication si ... alors usuelle. • Le cas 2 : Q ↔ P, c'est à dire que Q est une condition suffisante pour P : si n se termine par 0, alors n est divisible par 10. Mais cet énoncé est mal exprimé, on devrait toujours écrire si ... alors2. A ce stade, on peut donc affirmer que P ʌ Q, conjonction de P Q et Q ʌ P. • Le cas 3 : P→ Q. Le si suivant le 10 correspond à Q → P et apparaît comme condition suffisante avec le sens de dès que : un nombre n est divisible par 10 si (dès que) n se termine par 0. Le seulement si correspond à P Q et apparaît comme condition nécessaire avec le sens de à condition que : un nombre n est divisible par 10 seulement si (à condition que) n se termine par 0. 1 2 ARISTOTE , De l’interprétation, 20 a 1 Ibidem 46 Dans le cas 1, on peut aussi dire que P est nécessaire pour Q : si P n'est pas divisible par 10, alors n ne se termine pas par 0. On peut se convaincre de : (~ P ʌ ~ Q) (non Q non P) C'est pour cela que l'on peut dire il faut et il suffit pour exprimer une condition nécessaire (P → Q) et suffisante (Q → P). Explicité dans les Topiques, le «raisonnement par l'absurde ou réduction» à l'absurde, basé sur le principe du tiers exclu, axiome fondamental de la logique aristotélicienne, voit sa consécration dans la preuve1 de l'irrationalité de la racine carrée de 2, résultat déjà prouvé, aux dires même d'Aristote, par les Pythagoriciens. Mais antérieurement à Aristote et à son maître, Platon, on n'a pas de trace écrite de démonstrations. Ce très important résultat est aussi présent chez Euclide dans son livre IX des Éléments. Le principe du tiers exclu qui sera contesté au 20è siècle par Brouwer pour les domaines infinis, dans le cadre de l'intuitionnisme démontre que si deux propositions sont contradictoires, l'une est vraie et l'autre fausse. Selon le grand philosophe, la négation d'une proposition A est définie comme ne pouvant coexister avec A, c’est-à-dire vraies simultanément et si l'une est vraie alors l'autre ne l'est pas. Avant le connecteur se profile le «principe de non contradiction», tandis qu’après ce et on a affaire au «principe du tiers exclu». Comme l'écrit Ferdinand Gonseth dans ses Fondements des mathématiques (1926) : "ces deux principes n'en forment au fond qu'un seul. Le parfait contradictoire ne prend sa véritable signification que par le principe du tiers exclu"2. 1 Lire ARISTOTE, Analytiques, p. 86 Ferdinand GONSETH, Les fondements des mathématiques, de la géométrie d’Euclide à la relativité générale et à l’intuitionisme, Paris, Blouchard, 1926, p. 22. 2 47 De cette manière, non (non A) est A : Prenons ces principes pour axiomes : A et non A sont ainsi contradictoires, il en est donc de même de non A et non (non A) et par tiers exclu, il arrive que non (non A) exprime A : non (non A) A Cette tautologie est donc un théorème issu des deux axiomes, conséquence de l'acceptation du principe de tiers exclu. En logique propositionnelle, nous dirions : Tiers exclu : si P est une proposition et non P sa négation, alors : P ou non P Ce principe, qui n'admet donc pas l'indécidabilité, est alors logiquement équivalent au principe de non contradiction, qui est libellé comme suit : « Principe de non contradiction : si P est une proposition, alors : non (P et non P) » La preuve est évidente en appliquant les lois de De Morgan : non (A et B) = (non A) ou (non B). Le principe du tiers exclu peut aussi s'écrire P W∼P. Pour ce qui est du raisonnement par l’absurde (réduction à l’absurde) : Soit T un énoncé dont on veut démontrer la véracité de la forme H (hypothèses) C (conclusion). Nions la conclusion en conservant nos hypothèses H supposées valides. On peut écrire alors H et non C. Supposons que la conjonction de H et non C nous amène à une contradiction, H et non C est donc faux, il suit que non (H et non C) est vrai (tiers exclu). Donc, par application de la loi de De Morgan, on a : non H ou C. Or H est valide, nous avons donc C, c'est à dire la validité de notre conclusion. Appliquons ce raisonnement à la non rationalité de la racine carrée de 2, c'est à dire 2 n'est pas une fraction1. • Soit H la proposition « x est la racine carrée de 2 : x2 = 2 » et C: « la racine carrée de 2 n'est pas un nombre rationnel ». • Supposons non C, à savoir la racine carrée de 2 est un nombre rationnel. 1 Robert BLANCHE, Introduction à la logique contemporaine, p. 15. 48 • Cette racine carrée peut alors s'écrire comme fraction irréductible a/b vérifiant alors a2 = 2b2 (toute fraction est simplifiable jusqu'à la rendre irréductible : il suffit de diviser a et b par leur pgcd). Le carré de a étant pair, a est lui-même pair, donc de la forme 2n; il suit alors que le carré de b est 2n2 et par là que b lui-même est pair : • Absurde car a/b est irréductible : non C induit donc une contradiction. • En conséquence, C est valide : la racine carrée de 2 n'est pas un nombre rationnel. On dira alors que le côté d'un carré et sa diagonale sont incommensurables. Le raisonnement par l'absurde, comme le raisonnement par récurrence a ses limites : « En effet, par manque d'information ou d'intuition, on n'est pas toujours en mesure de formuler le résultat escompté... D'autre part ce type de raisonnement s'avère invalide pour les intuitionnistes car ils réfutent l'équivalence logique, non (non A) A, évoquée ci-dessus par rejet du principe du tiers exclu »1. On montrerait de même que 3 est irrationnel et plus généralement que toute racine carrée d'un entier naturel premier p est irrationnel en remarquant que tout nombre non multiple de p est de la forme np + k où n et k sont entiers naturels, 0 < k < p. Euclide consacra son livre X de ses Éléments aux grandeurs commensurables c’est-à-dire mesurables ensemble, dont la notion remonte à Pythagore. Deux grandeurs a et b sont ainsi dénommées s'il existe une unité de mesure u et des entiers m et n tels que : A = n.u et b = m.u, u désignant la commune mesure utilisée En d'autres termes, s'il existe des entiers m et n tels que m.a = n.b. Sinon, les grandeurs sont dites incommensurables. On peut alors aussi dire que a et b sont commensurables si leur rapport est une fraction, un nombre rationnel, un quotient de deux nombres entiers. 1 Robert BLANCHE, op cit, p. 15. 49 Dans le cas de la diagonale d d'un carré de côté c, on recherche des entiers m et n tels que m.c = n.d avec: c2 + c2 = 2c2 = d2, eu égard à la propriété de Pythagore. Par suite m2=2n2, ce qui est impossible comme prouvé ci-dessus ou ci-dessous. Ci-dessus, il est dit des entiers : qu’on aurait pu dire des fractions ou des nombres rationnels, nombres acceptés par les grecs de l'Antiquité. En effet, une unité u étant choisie, si a/b (c'est à dire a/b x u) mesure le côté du carré et si p/q peut mesurer sa diagonale, choisissons l'unité u telle que u = u' x bq. Avec cette unité le côté est entier : a x q et la diagonale également : p x b. On peut montrer que la diagonale et le côté d'un carré ne sont pas commensurables en procédant par anthyphérèse (du grec anthy = à son tour, tour à tour et aphairesis = action d'enlever, supprimer), raisonnement souvent employé par Euclide : considérons un carré ABCD de côté c = AB, de diagonale AC = d 1. Supposons qu’il existe une unité u tel que côté = c x u et diagonale = d x u, avec c et d entiers et d2 = c2 + c2 = 2c2. Par suite, mesurés par u, d et c sont pairs. Si deux nombres sont commensurables, leurs moitiés aussi le sont. Enlevons au carré la moitié de son côté. La propriété s'applique alors au carré A'B'C'D de côté A'B' = c' = c/2 de diagonale A'C' = d' = d/2 :c’ et d’entiers et pairs. Au bout d'un certain nombre d’itérations, on finira par obtenir un côté entier inférieur à u. Ce qui n'est pas possible, car l'unité serait plus grande que la longueur, multiple de u mesurée ! Mais qu’appelle-t-on « grandeur » ? Ce terme parfois –et même- considéré comme suranné, est bien pratique pour désigner tout objet susceptible d'être mesuré, quantifié, étant entendu que le caractère quantitatif, s'oppose à un caractère qualitatif. Il s'agit de définir, pour une grandeur donnée, son unité de mesure. Les exemples fourmillent 1 Robert BLANCHE, op cit, p. 16 50 évidemment. Notons cependant que de nouvelles grandeurs ont vu le jour avec le progrès scientifique et l'apparition de technologies récentes. Ainsi par exemple : « L'aptitude au raisonnement logique se mesure. On parle alors de QI le quotient intellectuel dont 120 constitue une bonne moyenne; • La violence d'un tremblement de Terre mesurée avec l’échelle de Richter graduée de 0 à 9; • La vitesse de fonctionnement d'un ordinateur (Mégahertz : Mhz) ou encore sa capacité mémoire (Mégabyte ou, en français, mégaoctet : Mo = 1024 kilo-octets = 1024 x 1024 octets). »1 • Nous savons que deux disciples de Socrate, Platon et Euclide, sont à l’origine de deux écoles philosophiques différentes. Les disciples d’Euclide à leur tour, glissant des mathématiques, recherches originelles de leur maître, à la spéculation, ont formé à Mégare un centre florissant de discussions théoriques, de subtilités et de paradoxes du langage, se livrant avec passion au débat sur des problèmes de logique. Cette école exercera une grande influence sur Zénon de Cittium, fondateur de l’Ecole Stoïcienne2. 3.1.1.2. STOICIENS ET MEGARIQUES La logique stoïcienne est historiquement consécutive à celle d’Aristote. Elle assimile tous les courants antiques s’opposant à la logique aristotélicienne, tels que l’école de Mégare à la quelle Euclide de Mégare, élève de Socrate, imprégna de son style particulier. A en croire Mutombo, « C’est la logique stoïcienne qui introduisit les variables propositionnelles et donc le calcul propositionnel. Contrairement à la logique aristotélicienne qui analyse uniquement les concepts abstraits auxquels renvoient les termes, la logique des stoïciens, philosophes matérialistes, se refuse de voir dans un énoncé l’expression d’un rapport entre abstractions. Elle est une science véritable, subdivisée en rhétorique et en dialectique et non un organon. La rhétorique est la science du discours continu. 1 2 Robert BLANCHE, op cit, p. 17. MUTUNDA Mwembo, op cit, p.20. 51 La dialectique est la science du vrai et du faux et de ni l’un, ni l’autre(…). La logique stoïcienne examine les syllogismes composés, alors qu’Aristote étudie les syllogismes catégoriques. »1. Certains stoïciens2 divisent la logique en deux parties : la dialectique et la rhétorique. D’autres y ajoutent ce qui concerne les définitions et les critères. La rhétorique est la science du bien parlé dans les discours. Elle se divise en trois parties : parlementaire, judiciaire et panégyrique, ou en invention, énonciation, plan et mise en scène. Ils distinguent dans le discours rhétorique le préambule, la narration, la réplique aux adversaires et l’épilogue. Diogène Laërce donne deux définitions stoïciennes de la dialectique : • la dialectique est la science de la discussion correcte dans les discours par questions et réponses ; • la dialectique est la science de ce qui est vrai, de ce qui est faux, et de ce qui n'est ni l'un ni l'autre3. Ainsi définie, la dialectique discrimine deux lieux : les signifiés et les émissions vocales ; le lieu des signifiés se divise à son tour en impressions et dicibles dérivées des impressions; tandis que le lieu des émissions vocales concerne l'articulation selon les lettres, distingue les parties du discours, traite des solécismes, des barbarismes, etc. Les stoïciens sont une référence quand on parle du début de la logique propositionnelle. En effet, « On trouve déjà chez eux les principaux connecteurs tels qu’on les rencontre dans la logique moderne des propositions. On peut également retenir des stoïciens la distinction entre 1 MUTOMBO Matsumakia, Eléments de logique classique, Bruxelles, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2003, p.52. 2 Laërce DIOGENE, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, traduction Gilles Boileau, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, VII, 41. 3 Laëce DIOGENE, op cit., VII. 41-44. 52 proposition et forme propositionnelle, forme inférentielle et expression implicative »1. Dans ses Définitions dialectiques, Chrysippe, cité par Diogène Laërce, définit la proposition comme « ce qui est vrai ou faux, ou un état de choses complet qui, pour autant qu'il est lui-même concerné, peut être asserté2. » Ainsi, pour que quelque chose soit vrai ou faux, il doit être un dicible, un dicible complet et un dicible complet qui soit une proposition3. Une proposition est ou vraie ou fausse; une proposition qui n'est pas vraie est donc fausse4. La contradictoire d'une proposition est une proposition qui l'excède d'une négation comme par exemple Il fait jour ; Non Il fait jour formalisable en: p et ~p. Une proposition vraie est ce qui est, et une proposition fausse est ce qui n'est pas5. C’est ce que Diogène Laêrce explicite comme suit : « Quelqu'un dit «il fait jour» semble proposer qu'il fait jour. Dès lors, s'il fait jour, la proposition avancée se révèle vraie, et sinon, elle se révèle fausse. »6 La distinction la plus générale entre les propositions est celle qui sépare propositions simples et propositions non simples7. Selon Sextus Empiricus, «sont simples, les propositions qui ne sont pas composées à partir d'une proposition unique énoncée deux fois ; par exemple, « il fait jour », « il fait nuit », « Socrate parle » [...] » 1 KINANGA Masala, Introduction à la logique I. Logique fondamentale, Kinshasa, Editions Science et Discursivité, 2007, p. 18. 2 Laërce DIOGENE, op.cit., VII. 65. 3 Empiricus SEXTUS, Contre les professeurs, Trad. C. Dolimier, Paris, L’harmattan, 1994, p. 74. 4 Philotra CICERON, Le destin, Traduction de Vincent Ravasse, Paris, Firmin, Didot Frères, Fils et compagnie, 1945, p. 38. 5 Empiricus, SEXTUS, op.cit., VIII. 84. 6 Laërce DIOGENE, op.cit., p. 65. 7 Empiricus SEXTUS, op.cit.., VIII. 93-98. 53 Les Stoïciens distinguent trois types de propositions simples : les définies, les indéfinies et les intermédiaires. Les propositions définies s'expriment par une référence ostensive. Exemple : « Celui-ci est assis. » Les propositions indéfinies ont pour sujet une particule indéfinie. Exemple : « Quelqu'un est assis. » Les propositions intermédiaires ne sont ni indéfinies parce que leur sujet est déterminé ; ni définies, parce qu’elles ne sont pas ostensives. Exemple: «Socrate marche». Les Stoïciens discernent des rapports de dépendance quant à la vérité entre ces types de propositions : de sorte que, si une proposition définie est vraie, la proposition indéfinie qui peut en être dérivée est également vraie. Ainsi par exemple si la proposition Celui-ci marche est vraie, la proposition Quelqu'un marche est également vraie. Diogène Laërce donne les distinctions suivantes : les propositions simples peuvent être négatives, privatives, assertoriques, démonstratives et indéfinies1. Une proposition simple négative est composée d'une négation et d'une proposition. Exemple Non il fait jour (~p). La double négative en est une espèce: Non non, il fait jour (~~p), qui revient à Il fait jour (p). Une proposition simple négative assertoriquement est composée d'une particule négative et d'un prédicat. Exemple: Personne ne marche. Une proposition privative est composée d'une particule négative et d'une proposition en puissance. Exemple : Pierre ne marche pas Une proposition assertorique est composée d'un cas nominatif et d'un prédicat. Exemple: Pierre marche. 1 Laërce DIOGENE, op cit, VII, 69. 54 Une proposition démonstrative est composée d'un cas nominatif ostensif et d'un prédicat. Exemple: Celui-ci marche. Une proposition indéfinie est composée d'une ou plusieurs particules indéfinies et d'un prédicat. Exemple : Quelqu'un marche. Selon Diogène Laërce les Stoïciens appellent argument (en grec logos) ce qui est constitué par une ou plusieurs prémisses (en grec lèmma), par une prémisse additionnelle et par une conclusion1. Exemple : « S'il fait jour, il fait clair ; mais il fait jour ; donc il fait clair » (formalisable en : ((p → q) ∧ p) → q). Parmi les arguments, certains sont valides et d'autres invalides : • Sont invalides, les arguments dont l'opposé de la conclusion n’est pas en contradiction avec la conjonction des prémisses. En ce qui concerne les raisonnements valides, on distingue deux sortes : o ceux qui sont simplement valides ; et o ceux qui sont syllogistiques. Ceux-ci sont soit indémontrables, soit réductibles aux indémontrables. Les stoïciens confèrent un très grand rôle à l'implication ou proposition conditionnelle inventée par Diodore Cronos et son disciple Philon. Elle porte sur la proposition conditionnelle. En effet, pour Cronos et Philon, c'est la forme logique de toute définition. Ainsi, pour eux, affirmer : "L'homme est un animal rationnel mortel" ... c'est affirmer : "Si quelque chose est un homme, alors cette chose est rationnelle et mortelle" En d'autres termes, toute définition est une implication, c'est-à-dire une proposition conditionnelle2. 3.1.1.3. RAYMOND DE LULLE 1 2 Laërce DIOGENE, , op.cit., VII. 76-81. Lire Empiricus SEXTUS, op.cit., XI, 8-11. 55 Raymond de Lulle, missionnaire, philosophe et théologien espagnol du 13ème siècle, a fait la première tentative pour enseigner des idées par un système mécanique. Il combinait aléatoirement des concepts grâce à une sorte de règle de calcul, un zairja, sur laquelle pivotaient des disques concentriques gravés de lettres et de symboles philosophiques. Il baptisa sa méthode Grand Art, Ars Magna, fondée sur l’identification de concepts de base, puis leur combinaison mécanique soit entre eux, soit avec des idées connexes. Raymond de Lulle appliqua sa méthode à la métaphysique, puis à la morale, à la médecine et à l’astrologie. Mais il n’utilisait que la logique déductive. Ce qui ne permettait pas à son système d’acquérir un apprentissage, ni davantage de remettre en cause ses principes de départ, que seule permet la logique inductive. En 1307, il a participé aux disputes du philosophe Catalan contre les Oulémas de l’université de Béjaîa en Algérie. C’est d’ailleurs aussi à cela que son œuvre majeure, Ars Magna, sera vouée : il s’agit, par le jeu des combinaisons de toutes les propositions possibles, de pouvoir à coup sûr réfuter les arguments des « infidèles » et, par la force de la seule raison triomphante, de les convertir1. Cet art a pour finalité de répondre à toute question. Il serait aujourd’hui considéré comme un précurseur de la logique combinatoire, voire de l’idée d’intelligence artificielle, à ceci près qu’il comptait utiliser la logique déductive et non la logique inductive pour conduire des raisonnements automatiques au moyen de roues pivotantes. L’idée de la machine à raisonner de Lulle fut un premier pas vers la logique de l’informatique. Le formalisme tel qu’envisagé par Aristote sera repris aux Temps Modernes par Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) avec son idée de la création d’une langue artificielle qui soit une langue universelle. 1 François CHENIQUE, Eléments de logique classique, Paris L’harmattan, 1996. p. 52 . 56 3.1.2. Seuil d’épistémologisation Ce seuil est atteint lorsque dans le jeu d’une formation discursive, un ensemble d’énoncés se découpe, prétend faire valoir même sans y parvenir, des normes de vérification et de cohérence et qu’il exerce à l’égard du savoir une fonction dominante de modèle, de critique ou de vérification. C’est l’œuvre de Leibniz et de nombreux disciples qui ont suivi ses pas. 3.1.2 1. GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ Evoquer le nom de Leibniz, c’est comme parler d’un lever de soleil. Car avec lui commence pour la logique aristotélicienne une nouvelle vie, dont la plus belle manifestation est de nos jours la logique moderne exacte sous sa forme de logistique1. Leibniz avait vu que l’ancienne logique ne suffit pas pour une métaphysique susceptible de s’aligner entant que science rigoureuse à côté des mathématiques. S’imposait alors la création d’une nouvelle logique dont on pouvait espérer qu’elle remplisse cette attente. Mais que faut-il demander à cette logique? « La nouvelle mathématique a rendu le calcul, pris au sens le plus large du mot, et y compris les brillantes conquêtes du nouveau calcul infinitésimal, indépendant de la pensée du contenu signifiant des signes qui interviennent dans le calcul : on est en droit d’exiger que, de même, cette logique donne à la déduction une indépendance aussi grande à l’égard de la pensée du contenu signifiant des propositions intervenant dans un processus déductif »2. D’un coup d’œil génial, Leibniz a vu que l’essor sans pareil de la nouvelle mathématique est dû à l’affranchissement de la pensée à l’égard de son contenu, car la déduction en est considérablement facilitée, libérée qu’elle se trouve, grâce à des arrangements ingénieux, de tout effort de pensée inutile ; et, en un sens exemplaire, cet affranchissement assure la déduction contre l’erreur qui menace sans cesse la pensée où intervient un 1 2 Heinrich SCHOLZ, Esquisse d’une histoire de la logique, Paris, Aubain Montaigne, 1968 Idem, p.87. 57 contenu. Il s’agit donc de construire une logique qui, sur ce point décisif, peut entrer en compétition avec la nouvelle mathématique. Autrement dit, il s’agit de transformer les règles de déduction en règles de calcul. Qu’est ce que cela signifie ? Cela signifie que ces règles doivent être formulées de telle sorte qu’en les appliquant, on n’ait pas du tout besoin de penser au contenu signifiant des expressions sur lesquelles elles portent. Il faut tenir pour une des plus lumineuses idées de Leibniz, et pour une des plus belles de l’esprit humain en général, cette vue des fonctions véritables des règles de calcul. On peut obtenir un tel calcul si on arrive à substituer une langue artificielle à la langue naturelle de la pensée ; si en d’autres termes, on arrive à trouver une symbolique au moyen de laquelle on peut présenter, ou, pour parler d’une manière plus Leibnizienne, on peut «représenter » les propositions en question de telle manière qu’on n’ait plus besoin, lorsqu’on opère avec elles, de penser à leurs contenus signifiants. Nous universalis. Qu’est-ce voici donc devant la célèbre charactéristica au juste cette caractéristique universelle ? Il s’agit d’un système de signes au sujet desquels on peut postuler ce qui suit : - entre les signes du système pour autant qu’ils ne soient pas des signes pour des places vides, et ce qui est pensé au sens le plus large du mot, doit exister une relation bi-univoque. Ceci signifie que, pour tout objet de pensée, il ne doit exister qu’un signe et un seul, l’«image» de cet objet de pensée, - et réciproquement, pour tout signe, il ne peut exister qu’un objet de pensée et un seul, qu’on pourrait appeler la«signification»du signe ; - les signes doivent être conçus de telle manière que partout où se présente un objet de pensée susceptible d’être divisé en ses composants ,il faut inventer un système de règles opératoires pour ces signes, de sorte que partout existe, entre un objet de pensée P1 et un objet 58 de pensée P2 une relation de raison à conséquence, l’ « image » de P2 puisse être interprétée comme une conséquence de l’ « image » de P1. »1 Si on ajoute à ceci que les règles opératoires exigées pour traiter avec les combinaisons constructibles de signes doivent, par leur constitution et leur destination, fonctionner comme des règles d’opérations avec ces signes et seulement avec eux, on voit dans quel sens, et de quel droit, Leibniz lui-même a pu déjà interpréter ces « règles de jeu » et interpréter le résultat de la logique qu’il avait en vue, comme une réduction des opérations logiques à un «jeu de signes». 3.1.2.2. Sur les pas de Leibniz C’est sous l’influence des idées de Leibniz que Lambert et Gottfried Ploucquet, le maître de Hegel à Tübingen, ont, au18ième siècle, travaillé à l’élaboration d’un calcul logique. Ensuite ce sont les Anglais qui prennent la tête du mouvement. Les mathématiciens anglais Auguste de Morgan et George Boole ont créé un calcul logique, tout à fait indépendamment de Leibniz et de la recherche allemande. Ce calcul a ensuite été élargi par le mathématicien allemand Ernst Schröder, jusqu’à devenir l’ébauche grandiose d’une « Algèbre de la logique ». Nous retrouvons la nouvelle logique dans les œuvres du mathématicien italien G. Peano qui s’est acquis de grands mérites en axiomatisant l’arithmétique : « C’est ici pour la première fois que les théorèmes les plus importants sont écrits en notation symbolique, pour des parties de plus en plus larges des mathématiques. Mais le plus grand génie de la nouvelle logique au dix-neuvième siècle fut incontestablement le mathématicien allemand Gottlob Frege ; car c’est lui qui, plus qu’un autre, a œuvré en faveur de l’interprétation des concepts fondamentaux par les concepts fondamentaux d’une logique qui opère avec un matériel de départ rigoureusement défini ; et , à proprement parler, c’est 1 Heinrich SHÖLZ, op cit, p. 88. 59 seulement lui qui a élevé le calcul logique au niveau où il devient un « jeu de signes » leibnizien »1. Et pourtant, ce n’est pas directement que G. Peano a exercé une influence directe décisive, mais seulement par le détour du chef-d’œuvre de Russel parce que malgré tous ses efforts de réflexion, il n’a pu trouver la symbolique souple qu’on est en droit d’exiger d’une idéographie. Ce sont seulement les auteurs des Principia Mathematica qui ont accompli cette grande tâche par laquelle est définitivement créée la nouvelle logique, ou « logistique ». Nous voici enfin maintenant en possession d’un premier système de « figures signifiantes par elles-mêmes », comme déjà l’avait déjà exigé Leibniz, le plus grand théoricien de la symbolique en général. L’idée de langue universelle se retrouve chez plusieurs de ses contemporains, notamment chez Wilkins, elle ne constitue pas en ellemême une nouveauté. Cependant, « La particularité de Leibniz se trouve dans l’utilisation, dans le but de cette langue. Jusqu’alors, ces langues n’avaient présenté qu’un intérêt pratique. Or, la langue universelle de Leibniz doit non seulement servir de moyen de communication, mais de surcroît, être un véritable outil pour le raisonnement, un instrument de la raison. Pour cela, un fondement logique est indispensable afin qu’elle devienne en plus d’une langue universelle, une langue philosophique ; »2 Leibniz aura beaucoup de disciples dont Jacob Bernouilli, Léonard Euler, Jean-Henri Lambert, Ploucquet et Salomon Maïmon à qui l’on doit l’expression logique mathématique. L’époque contemporaine mettra un accent particulier sur l’algébrisation, la systématisation de la logique, le critère d’opérationnalité en même temps qu’elle élargit le champ d’investigation de la logique. Trois figures remarquables méritent d’être signalées. Il s’agit de George Boole, Gottlob Frege et Auguste de Morgan. Avec la langue universelle, les discours deviennent infaillibles, car on dispose d’outils pour juger de leur vérité ou de leur 1 2 Guissepe PEANO, Formules des mathématiques, Italie, Frateli Boca, 1901, p. 15. F. NEF, Leibniz et le langage, Paris, P.U.F, p. 24. 60 fausseté. Ils sont universels, car le langage formalisé peut être utilisé partout et par tous. L’ambition de Leibniz fut satisfaite grâce à un travail commun allant d’Aristote à Frege. On reconnaît Chez Frege le désir de mener à bien le projet de Leibniz, dont la réalisation effective sera importante pour l’avenir de la logique. En introduisant un ensemble de règles, grâce à l’œuvre de Frege, cette caractéristique, tant désirée, devient un outil formel réellement utilisable. Le génie de Frege est d’être parvenu à rendre la logique, moderne. 3.1.3. Seuil de scientificité Ce seuil est atteint lorsque la figure épistémologique ainsi dessinée, obéit à un certain nombre de critères formels ou encore lorsque ces énoncés ne répondent pas seulement à des règles archéologiques de formation mais qu’elles obéissent en outre à certaines lois de construction de propositions. La connaissance scientifique, c’est la connaissance par construction de concepts. C’est l’œuvre de Frege, de De Morgan, de George Boole et de David Hilbert. 3.1.3.1. GOTTLOB FREGE Le mathématicien allemand Gottlob Frege (1848-1925) est le premier à mettre en pratique l'idée de formaliser les mathématiques. En effet, à son époque, cette discipline n'avait pas encore de langage formel. Les mathématiciens se contentaient du langage ordinaire enrichi de quelques rares symboles. Aussi apparaît en 1879 L’idéographie, œuvre dans laquelle Frege expose le langage nouveau qu'il a inventé. Par langage, il entend un système rigoureux qui n'autorise plus l'éventualité des erreurs d'interprétation et l'illogisme propre à la langue habituelle. Son livre ne fut pas reçu à la hauteur des espérances de son auteur. Déçu par une réception qui fut plus ou moins inexistante, Frege écrivit une justification élaborée de son projet dans un article qu'il a appelé 61 “Que la science justifie le recours à une idéographie”1. Il y met en lumière l'imperfection du langage habituel et expose clairement la nécessité d'un nouveau mode d'écriture mathématique. Ce n'est que plus tard qu'un certain intérêt lui est porté et qu'on lui reconnaît toute l'importance qui lui est due. En connaissance des motivations qui l'ont poussé à se consacrer à l'accomplissement de cette nouvelle écriture formelle, une question fondamentale se pose: L'idéographie serait-elle applicable à la philosophie ? Serait-elle applicable à des échanges d'idées dans la vie courante ? Dans l'hypothèse où cette idée pourrait être réalisable, quels avantages et quels inconvénients pourrait-on y découvrir ? Répondre à ces questions de manière foncièrement positive ou négative paraît illusoire : certaines nuances doivent être exposées. Cependant, au premier abord, l'idée que l'idéographie puisse s'appliquer à des domaines différents de celui des sciences abstraites nous semble moins utopique qu'il n'y paraît. Dans son article “Que la science justifie le recours à une idéographie”, Gottlob Frege expose les raisons qui l'ont poussé à créer l'idéographie. Pour déterminer si cette écriture serait applicable à la philosophie, il semble opportun d'examiner les principaux motifs ayant entraîné Frege à concevoir son projet. En connaissance de ces derniers, il est possible d'évaluer si cette nouvelle écriture, consacrée exclusivement aux sciences qu'il appelle « abstraites » notamment la mathématique, la physique, la biologie, etc, pourrait être utile en philosophie. La raison fondamentale qu’invoque Frege pour justifier son travail est que, dans le cadre des sciences abstraites, le langage ordinaire ne permet pas de raisonner convenablement et de bien se faire comprendre. Il reconnaît que les signes que sont les mots et les signes mathématiques, ont une importance capitale dans le développement de la pensée car ils 1 Gottlob FREGE, Les fondements de l’arithmétique, Traduction de Cozic Michel, Paris, Le Seuil, Ordre philosophique, 2004. 62 permettent de se détacher des seules impressions sensibles pour entrer dans un mode de pensée dans lequel les représentations ont une large place. En effet, les impressions sensibles n'engendrent que des images mentales éphémères, alors que le signe génère, par les représentations qui lui sont associées, une stabilité favorable au développement de la pensée. « Les signes donnent présence à ce qui est absent, invisible, et le cas échéant inaccessible aux sens »1 ; et de poursuivre, « Sans les signes, nous nous élèverions difficilement à la pensée conceptuelle»2. Cependant, malgré l'hommage rendu à la fois à la langue et à l'écriture ordinaires, malgré l'importance fondamentale des signes habituels pour le développement d'un raisonnement ou pour l'échange d'idées, il insiste sur un inconvénient majeur: la langue, qu'elle soit écrite ou parlée, ne permet pas toujours une clarté suffisante. Par exemple, il est bien souvent difficile de distinguer le concept d'un objet sensible, ce qui pose obligatoirement de nombreux problèmes de compréhension. Un exemple très concret peut illustrer cette difficulté : si deux personnes se trouvent près d'un cheval qui est en train de brouter et que l'une d'elles dit: « Le cheval mange de l'herbe ». Il est difficile de savoir si cette affirmation se rapporte au cheval particulier ou au concept attaché au mot “cheval” puisque le prédicat “mange de l'herbe” peut s'appliquer autant au cheval présent qu'au concept associé. Les formes logiques peuvent éclairer l'ambiguïté. Ainsi, dans le cas où le locuteur se réfère à un cheval particulier, la forme logique serait la suivante: « il y a une chose x tel que x est un cheval et x mange de l'herbe ». Ici, le verbe “manger” doit être compris au premier degré. Cet exemple illustre le problème évoqué par Frege : « le langage se révèle défectueux lorsqu'il s'agit de prévenir les fautes de 1 2 Gottlob, FREGE, op.cit. p. 63. Idem, p. 64. 63 pensée. Il ne satisfait pas à la condition ici primordiale, celle d'univocité »1. Dès lors, « Dans un système de signes parfaits, un sens déterminé devrait correspondre à chaque expression. Mais les langues vulgaires sont loin de satisfaire à cette exigence »2. Il convient d'ajouter à cela le problème des représentations individuelles attachées aux mots. Chacun, de par son expérience de vie, associe aux mots des représentations qui lui sont propres. Comment alors est-il possible de se faire comprendre parfaitement ? Prenons, par exemple, un individu qui a toujours été en contact avec de vieux chevaux malades et un autre qui ne possède que des étalons en pleine santé. Si ce dernier prétend que le cheval est la plus belle conquête de l'homme, il est bien possible que le premier ne comprenne pas son point de vue puisque sa représentation du mot “cheval” lui évoque certainement un cheval vieux et malade qui peut difficilement représenter la plus belle conquête de l'homme. D'autre part, il n'est pas rare qu'un mot soit équivoque et que le sens que lui donne son auteur ne soit pas précisé. Un mot comme “âme”, lourd de symboles divers, s'il n'est pas défini au premier abord, peut être compris dans des sens très différents: s'agit-il de l'ensemble des facultés morales de l'homme? De ses facultés intellectuelles ? D'une essence profonde qui fait de lui un être proche du divin ? S'agit-il du siège des sentiments ou de ce qui est essentiel à une chose, le principe, le fondement ? « des fautes légères échappent à l'oreille du censeur: celles en particulier qui proviennent des légères différences de sens d'un mot »3. Dans l'idéal de Frege, le langage devrait être capable d'éviter les différences de représentations et les ambiguïtés intrinsèques de 1 Gottlob FREGE, L’idéographie, Paris, Vrin, 1999, p. 24. Idem, p. 42. 3 Gottlob FREGE, Sens et dénotation, Traduction de Claude Imbert, Paris, Editions du Seuil, 1971. p. 66. 2 64 certains mots qui, même dans un contexte donné, sont passibles d'engendrer une mauvaise compréhension. Le problème de la parole par opposition à l'écriture est également traité par Frege. Il reconnaît les nombreux avantages du langage mais s'oppose à en faire usage dans sa perspective de créer un mode de communication formel. Il semble en effet évident que le langage suppose un rapport pragmatique entre le locuteur et l'auditeur. Le contexte devient alors une donnée importante qui accroit les chances d'une présentation claire des idées chez le locuteur et d'une bonne compréhension chez l'auditeur. Un geste ou un regard particulier peuvent être interprétés et l'intuition est susceptible d'entrer en ligne de compte. Cette dimension affective et subjective présente, selon Frege, un inconvénient profond. « Le fait que les signes sonores épousent si étroitement les conditions corporelles et psychiques de la raison, a peut-être justement l'inconvénient de maintenir ces signes dans leur dépendance».1 Frege préfère donc l'écriture au langage, mais il n'entend pas par “écriture” la simple écriture du langage, il parle d'une écriture faite de signes et de figures dans un plan bidimentionnel auxquels seulement viennent s'ajouter des mots du langage courant. Ce mode d'écriture a selon lui de nombreux avantages non négligeables: grâce aux signes, une précision indispensable à la compréhension de la pensée, une immutabilité qui donne au lecteur la possibilité de revenir tant qu'il le souhaite sur l'une ou l'autre des étapes du raisonnement et enfin la mise en lumière de la logique interne grâce au plan d'écriture bidimensionnel. Frege ajoute aux inconvénients du langage qu'il ne permet pas de faire assez clairement la démonstration d'un raisonnement. Il suffit 1 Gottlob FREGE, L’idéographie. p. 65. 65 qu'une hypothèse de base de la démonstration soit omise ou mal comprise par les lecteurs ou les auditeurs pour que toute la logique du raisonnement soit hors de portée de ces derniers: « Presque toujours le langage ne donne pas, sinon allusivement, les rapports logiques; il les laisse deviner sans les exprimer proprement ».1 Les explications données par Frege semblent satisfaire de manière évidente l'hypothèse qu'une écriture formelle serait adéquate et souhaitable en philosophie. En effet les objections qu'il évoque contre le langage ordinaire sont tout aussi valables dans le cadre des sciences abstraites que dans celui de la philosophie. Tout comme les sciences abstraites, la philosophie est bien souvent régie par des raisonnements logiques, des relations de prémisses à conclusions. Ce sont les fondements mêmes de tout raisonnement philosophique. L'objectif du philosophe est souvent de parvenir à exposer son analyse suffisamment clairement et précisément pour que son lecteur ou son auditeur adhère à son idée. En ce sens l'idéographie pourrait être d'une aide non négligeable. Elle permettrait la bonne compréhension du cheminement logique d'un raisonnement. Et elle ne serait pas seulement fructueuse dans un échange d'idée, elle le serait également pour le penseur lui-même qui aurait le support visuel de sa réflexion. Il pourrait ainsi éviter de se perdre dans le cheminement de sa pensée et parvenir rapidement à une logique nette et transparente. Par ailleurs, ce que relève Frege à propos des différentes nuances dans la signification d'un mot, à savoir que le langage ordinaire autorise souvent des inexactitudes quant au sens particulier d'un mot dans son contexte, semble plus principalement porter préjudice à la philosophie. 1 Gottlob FREGE, L’idéographie. p. 67. 66 En effet, les termes des sciences abstraites sont souvent clairement définis, ce qui n'est pas le cas en philosophie. La preuve en est que la philosophie, dans son sens général, se consacre principalement aux analyses conceptuelles. Elle veille avant tout à ce que, antérieurement à toute avancée dans la réflexion, les termes utilisés soient définis de manière très précise, ce qui est nécessaire à l'exposé d'une pensée et à la réflexion en soi. Par exemple, l'utilisation de mots tels que “extase”; “amour” ou “bonheur” sont souvent porteurs d'une très grande confusion. Chacun ayant sa propre conception du terme utilisé, il est souvent difficile de savoir sur quel référent se base celui qui cite l'un d'eux. De ce point de vue, un langage formel semble moins apte à apporter une solution envisageable. En effet, si à chaque conception différente devait correspondre un signe particulier, le nombre de signes dépasserait largement les limites du raisonnable et du compréhensible. Les remarques présentées ci-dessus concernant l'idée d'appliquer une écriture formelle à la philosophie sont également valables dans le cas d'échanges d'idées dans la vie courante. En effet, de nombreux malentendus pourraient être évités si avant toute discussion on définissait clairement l’objet du débat et si nous pouvions exposer intelligiblement par quel raisonnement nous sommes parvenus à notre point de vue sur tel ou tel sujet. Certaines formulations du langage courant portent en ellesmêmes des doubles sens que seul le contexte peut éclairer. Ce sont des ambiguïtés syntaxiques. Par exemple : « Une vieille porte la barre. » Phrase que l'on peut interpréter soit en considérant le nom commun comme étant le mot “ vieille” et le mot “porte” , le verbe, soit comme étant le mot “ porte” et “vieille” , l'adjectif. Ou encore: « Pierre juge l'enfant coupable » qui signifie soit « Pierre juge que l'enfant est coupable », soit « Pierre juge l'enfant qui est coupable. » 67 Une expression de la langue française démontre bien les désagréments que peut causer l'usage de la parole: « Un petit schéma vaut mieux qu'une longue explication » ou encore cette question qui est souvent ironiquement posée lorsque l'interlocuteur ne cerne pas la portée d'une explication: « Tu veux que je te fasse un dessin ? » Mais dans le cas présent, devoir passer par l'écriture semble être une démarche qui relève de l'utopie. Rares sont les personnes qui seraient capables de dégager une logique pure et détachée de tout paramètre psychologique. S'il était concrètement réalisable de remplacer entièrement le langage ou l'écriture ordinaire par une écriture formelle dans de tels domaines, il semble que ceux-ci pourraient perdre cette spontanéité qui leur donne une grande richesse au-delà du contenu purement concret de l'échange. L'un des charmes d'un débat philosophique ou d'une discussion de la vie ordinaire réside dans les nombreuses ambiguïtés et les différentes interprétations que chacun peut avoir sur tel ou tel mot, tel ou tel thème. Si les idées étaient toujours précises et que la logique interne de chaque raisonnement pouvait être exposées infailliblement; si le contexte de communication n'existait plus, l'échange d'idées perdrait certainement une grande partie de son intérêt. En effet, le mot “échange” implique un rapport, un contact entre deux ou plusieurs personnes. Que se passerait-il si ce rapport se réduisait toujours à l'écriture puis la lecture sur une feuille de papier ? Le rapport pragmatique entretenu entre les intervenants fait partie intégrante de l'interprétation des idées développées au cours d'une discussion. Il suffit d'une hésitation sur le choix d'un mot, d'un silence prolongé, d'une attitude inhabituelle ou d'un ton différent pour que le sens purement concret des mots prononcés s'en trouve nuancé, voire renversé. 68 Frege pense que « L'idéographie pourrait être un outil précieux en philosophie ou dans des échanges de la vie courante. Mais elle ne devrait alors n'être qu'un outil. Elle serait principalement utile en philosophie pour montrer de manière concise et précise par quel raisonnement et à l'aide de quels principes logiques est passé le penseur pour arriver à sa synthèse. Mais pour les raisons exposées précédemment, nous pensons que le contenu même de la réflexion, le signifié, doit être peint par les mots du langage ordinaire même si ceux-ci empêchent souvent la compréhension immédiate de leur propre portée. »1 Le simple fait de se poser les questions développées cidessus éclaire une évidence qui est trop souvent négligée : l'importance de la qualité de l'échange. Le langage et l'écriture sont si présents dans notre vie quotidienne que nous avons tendance à les banaliser, l'un comme l'autre. Pourtant ils représentent nos principaux moyens de communication, de partage des idées. Nous devrions donc leur apporter une attention toute particulière afin d'éviter les malentendus. Il est évidemment préférable d'aborder des sujets essentiels à travers l'écriture ordinaire qu'à travers la parole. L'écrit apporte une structure à la pensée, une rigueur et une clarté indispensable pour être bien compris. Dans l'acte de parole, les mots sont chargés de l'instant présent et bien souvent l'instant parasite le dialogue. Le partage de valeurs fortes, d'idées essentielles est un don de soi qui ne peut être fait dans le superficiel. L'écriture permet que rien ne vienne gêner cet échange. Mais la parole apporte une dimension psychologique et subjective qui semble également fructueuse et qui ne devrait pas être complètement rejetée. L'utilisation d'une écriture formelle comme l'idéographie dans ce type d'échange pourraient présenter de nombreux avantages, mais aussi certains inconvénients. C'est pourquoi cette forme de communication ne pourrait être utile et profitable que dans une certaine mesure. 1 Gottlob FREGE, L’idéographie, p. 72. 69 Il n'est pas étonnant que l'on date le début de la philosophie contemporaine avec la parution de l'«Idéographie » de Frege. Ce dernier n'a pas seulement inventé un langage formel mathématique, il a aussi ouvert une large porte sur une nouvelle manière de penser le langage et il en est conscient : « L'utilisation de cette symbolique en d'autres domaines n'est pas exclue. Les rapports logiques sont partout, et les signes affectés aux contenus particuliers peuvent être choisis de telle sorte qu'ils s'insèrent dans le cadre de l'idéographie, il demeure qu'une présentation intuitive des formes de pensée a une signification qui dépasse le domaine des mathématiques. Puissent les philosophes prêter eux aussi quelque attention à cette entreprise »1. C’est à juste titre qu’on a rendu hommage à Auguste de Morgan en donnant son nom à certains théorèmes. Mais le choix des lois cidessous n’a pas été des plus fondés, car si c’est bien lui qui, dans les temps modernes, a le premier attiré l’attention dessus, leurs équivalents, sous la forme de relations interpropositionnelles, avaient été connues bien plus tôt, pour le moins depuis l’époque de Guillaume d’Occam, mais oubliées par la suite. 3.1.3.2. AUGUSTE DE MORGAN Le nom d’Augustus De Morgan, mathématicien londonien, est associé à deux lois de la logique simples, qu’il a formulées pour les variables jouant le rôle de termes, et que nous noterons : (a+b)' =a'.b' et (a.b)=a'+b'. On peut exprimer comme suit la façon dont il formulait verbalement ces lois : la négation de l’alternative est la conjonction de la négation de ses éléments constitutifs, et la négation de la conjonction est la négation alternative de ses facteurs. A De Morgan désigne les termes positifs par des majuscules : X, Y, Z, les termes négatifs leur correspondant par des 1 Gottlob FREGE, L’idéographie., p. 69. 70 minuscules : x,y,z. Un terme pris dans une proposition donnée dans toute son extension, un terme distribué, quantifié universellement, est accompagné d’un croissant dont la convexité est tournée vers l'extérieur, ce qui donne par exemple : X ⊃ ou ⊃ X ; par contre un terme non distribué, à quantification partielle, est accompagné d’un croissant en sens contraire, par exemple : X⊃ ou ⊃ X.1 Deux termes avec croissants juxtaposés sans signe intermédiaire ou reliés à l’aide de deux points disposés horizontalement forment une proposition affirmative. En voici des exemples : X ⊃ ⊃ Y, X⊃ .. Y. Par contre, deux termes avec croissants reliés par un point forment une proposition négative ; par exemple :X⊃.⊂ y ou X⊂ . ⊃ Y Ces explications une fois données, nous pouvons noter sans hésitation les quatre formes que revêt la proposition universelle affirmative usuelle où l’attribut n’est pas pris dans toute son extension, ainsi que les quatre formes que revêt la proposition particulière affirmative usuelle où, également, l’attribut n’est pas pris dans toute son extension, autrement dit les formes qui se présentent dans la notation courante, sous l’aspect SaP et SiP, mais compte tenu des diverses dispositions des termes positifs et négatifs pour le sujet et l’attribut2. SaP SiP X⊃ ⊃ Y X⊂⊃ Y x⊃ ⊃ y x⊂⊃ y X⊃ ⊃ y X⊂ ⊃ y x⊃ ⊃ Y x⊂ ⊃ Y Ensuite, pour chacune des formes ci-dessus, comportant au moins un terme négatif, nous trouvons un équivalent composé uniquement de termes positifs, et ce, procédant comme suit : nous remplaçons les termes négatifs par les termes positifs correspondants, nous inversons le croissant qui figure à leur côté et nous transformons la proposition d’affirmative en négative, ou inversement. En voici un exemple : x ⊃ ⊃ y = x 1 2 Heinri ch. SCHOLZ, Esquisse d’une histoire de la logique, p. 151. Ibidem. 71 ⊃ . ⊂ y= X ⊂ ⊂Y. De la sorte, nous obtenons : X⊃ ⊃y= X⊃ .⊂ Y ; x⊃ ⊃ Y = X ⊂ . ⊃ Y ; x ⊂ ⊃ y =X⊃ ⊂ Y ; X⊂.⊂ Y ; x⊂⊃ Y=X⊃.⊃ Y. Nous avons donc obtenu huit formes propositionnelles composées uniquement de termes positifs, ce sont les propositions soulignées, correspondant aux huit formes propositionnelles qui constituaient les prémisses ou les conclusions dans la logique hamiltonnienne. X⊃⊃Y Tous les X sont certains Y, autrement dit : Toute l’extension de X est identique à une partie de l’extension de Y. X⊃⊂Y Tous les X sont tous les Y, autrement dit : Toute l’extension de X est identique à toute l’extension de Y. X⊂⊃Y Certains X sont certains Y, autrement dit : Une partie de l’extension de X est identique à une partie de l’extension de Y. X⊂⊂Y Certains X sont tous les Y, autrement dit : Une partie de l’extension de X est identique à toute l’extension de Y. X⊃.⊃Y Aucun X n est certains Y, autrement dit : Toute l’extension de X est extérieure à une partie de l’extension de Y. X⊃.⊂ Y Aucun X n’est aucun Y, autrement dit : Toute l’extension de X est extérieure à toute l’extension de Y. X⊂.⊃Y Certains X ne sont pas certains Y, autrement dit : Une partie de l’extension de X est extérieure à une partie de l’extension de Y. X⊂.⊂Y Certains X ne sont aucuns Y, autrement dit Une partie de l’extension de X est extérieure à toute l’extension de Y. A l’aide de ces formes propositionnelles, on crée ensuite les divers modes du syllogisme. Le syllogisme est toujours correct si ses deux prémisses sont universelles (« tous… » ou « aucuns … ») ; si l’une d’elles est particulière (« certains… »), le syllogisme est correct toujours et seulement si son moyen terme possède un croissant tourné une fois dans un sens, l’autre fois dans l’autre. Pour obtenir la conclusion à partir des deux prémisses, il faut écrire la mineure, ensuite la majeure, et supprimer le 72 moyen terme ainsi que les deux croissants qui l’accompagnent. Voici des exemples de cette démonstration : X⊃⊃Y Y⊃.⊂ Z→X⊃.⊂ Z X⊃.⊂Y Y⊂.⊂ Z→X⊂.⊂ Z Autrement dit X⊃.⊂ Z. Il en est ainsi dans la première figure. Pourtant, comme on peut écrire chaque prémisse en inversant l’ordre des signes sans la modifier (par exemple, à la place de X⊃⊃ Y écrire Y⊂⊂ X qui en est l’équivalent, etc.), on obtient donc toutes les figures du syllogisme. Et puisque, par ailleurs, « pour toute proposition comportant un ou deux termes négatifs il existe un équivalent ne comportant que des termes positifs, on peut donc obtenir une quantité de modes supplémentaires, en introduisant à la place des propositions composantes du syllogisme n’ayant que des termes positifs, les propositions composantes équivalentes comportant des termes négatifs ».1 3.1.3.2.1. La Syllogistique généralisée Armé du concept général de relation, De Morgan formule les schémas de la syllogistique généralisée, où les membres représentés par les termes sont reliés par des relations arbitraires et pas nécessairement par la relation d’inclusion ou de non inclusion d’une classe ou de sa partie dans une autre classe. Posons que l’expression X.LY signifie que X est en relation L avec 2 Y, et l’expression X.LY, que X n’est pas en relation L avec Y, que X, Y et Z sont des termes, et L, M, les symboles des relations, l,m, les symboles de leurs négatifs et L’, M’, l’,m’,les symboles des converses correspondantes, tandis que LM, lM’, etc. représentent les produits relatifs. Nous avons alors les schémas corrects suivants de la syllogistique généralisée, par exemple : X..LY X.LZ I Y..MZ II Z..MY X..LMZ 1 2 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.154. Idem, p .158. X..lM’Z Y..LX III Y.MZ X..L’mZ Y.LX IV Z.MY X..l’m’Z 73 Choisissons, par exemple, pour L la fraternité, pour M la paternité, et alors le raisonnement selon I se déroule comme suit : si X est le frère de Y, et Y le père de Z, alors X est le frère du père autrement dit, l’oncle de Z. Le raisonnement selon II donne : si X n’est pas le frère de Y et que Z est le père de Y, alors X est le non-frère de l’enfant de Z. Prenons maintenant par exemple pour L la relation consistant à être créancier et pour M la relation consistant à être associé et raisonnons selon III. L’énonciation sera alors la suivante : si Y est le créancier de X et n’est pas l’associé de Z, alors X est le débiteur de quelqu’un qui n’est pas l’associé de Z. Selon IV, on aura : si Y n’est pas le créancier de X et Z n’est pas l’associé de Y, alors X est quelqu’un qui est le non-débiteur de quelqu’un qui est le non associé de Z. Dans chaque figure, on a en outre divers autres modes. On voit, d’après les exemples qui précèdent, que cette syllogistique saisit des rapports extrêmement simples, il est vrai, mais qui, dans bien des cas, ne sont pas d’emblée intuitivement saisis. Or nous obtenons à partir d’elle les forme de la syllogistique traditionnelle ou bien des formes qui s’y ramènent aisément, en prenant pour L et M l’une quelconque des relations entre extensions ou encore entre classes caractéristiques des propositions SaP, Sip, SeP, SoP de la syllogistique traditionnelle. En prenant par exemple pour L la relation caractéristique de la proposition particulière affirmative et pour M la relation caractéristique de la proposition universelle affirmative, nous obtenons en partant de I l’équivalent de Darii : si une partie de l’extension de X est incluse dans l’extension de Y, et toute l’extension de Y est incluse dans l’extension de Z, alors une partie de l’extension de X est incluse dans l’extension incluse de Z. Le schéma 3 par contre, nous donne ce qui suit : si toute l’extension de Y est incluse dans l’extension de Z, alors une partie de l’extension de X embrasse toute l’extension pour laquelle il n’est pas vrai qu’une partie soit incluse dans l’extension de Z (équivalent du traditionnel Felapton). 74 Dans le cas où L et M représentent la même relation transitive, « on obtient une série de formes qui sont des cas particuliers des formes précédentes, qui sont les plus générales ; ces formes sont pourtant elles aussi des généralisations de certains schémas de la syllogistique traditionnelle, schémas interprétés selon les relations d’inclusion des classes »1. Voici certaines de ces formes : X..LZ I Y.. LZ X..LZ X..LY II Z..L’Y X..LZ Y..LX III Y..L’Z X..L’Z Y..LX IV Z..LY X..L’Z Que L soit par exemple une relation de supériorité (sous l’angle de la taille, disons), alors, en vertu de I : si X est plus grand que Y et Y plus grand que Z ; en vertu de II : si X est plus grand que Y et Y plus grand que Z, alors X est plus grand que Z ; en vertu de II : si X est plus grand que Y, et Z plus petit que Y, X est plus grand que Z etc. Bien évidemment, en prenant pour L un rapport d’inclusion d’une classe dans une autre, nous obtenons à partir de I le syllogisme ordinaire Barbara et, à partir des autres formes énumérées ci-dessus ainsi que des formes non citées, divers modes de la syllogistique usuelle ou qu’il est facile d’y ramener. Par exemple, selon II, nous avons : si la classe des X est incluse dans la classe des Y, et la classe des Z incluse dans la classe des Y, alors la classe des X est incluse dans la classe des Z, ce qui ramène à I, en raison du fait que Z..L’Y toujours et seulement si Y..LZ, puisque L4 est la converse de L (la classe des Z inclut la classe des Y toujours et seulement si la classe des Y est incluse dans la classe des Z) Après des études au Trinity College de Cambridge (le plus réputé de son université) où la présence de Babbage et de l'algébriste George Peacock (1791-1858) le sensibilise à l'algèbre et à la logique, De Morgan entame des études d'avocat mais postule finalement dès 1828 pour 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 161. 75 un poste d'enseignement des mathématiques à l'University College de Londres nouvellement créée. Ses travaux seront brillamment améliorés par son compatriote et contemporain Boole qu'il encouragea lui-même dans cette voie et, plus récemment par Frege et Peirce. Ses principes et résultats sont utilisés aujourd'hui en technologie pour le fonctionnement des machines automatiques. Outre ses nombreuses publications en arithmétique et en algèbre, celles concernant la logique propositionnelle vont assurer sa réputation, principalement On the study and difficulties of mathematics, 1831 et Formal logic or Calculus of Inference, Logique formelle ou Calcul de l'inférence. Au total, dix publications parues entre 1847 et 1863 : De Morgan apparaît comme précurseur de la logique formelle moderne que Leibniz désirait tant mettre en œuvre. L’Inférence est un raisonnement consistant à prouver une proposition en tant que conséquence d'autres propositions préalablement démontrées. Dans son Traité de 1831, il utilise des représentations géométriques telles que le triangle, le carré, le cercle, pour faire comprendre les lois logiques à la manière de Venn mais utilisés également par Euler et antérieurement encore (16è siècle) selon Venn lui-même. Le texte de De Morgan est remarquable par l'introduction d'un véritable langage symbolique dans le calcul des propositions. Dans sa Logique formelle, il écrit par exemple ce qui suit : « si P, Q et R sont trois propositions quelconques, si nous voulons donner un nom à ce qui est les trois à la fois, nous écrivons PQR; si nous voulons donner un nom à ce qui est l'une des trois, une ou plus de celles-ci (one or more of them), nous écrivons P,Q,R; si nous voulons signifier à la fois P et Q, ou R, nous écrivons PQ,R »1. 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.168. 76 La négation de P (majuscule) est notée p (minuscule). La négation de PQ est alors p,q. Inversement pq est la négation de P,Q. 3.1.3.2.2. Les expressions logiques de base Elles doivent être susceptibles d'exprimer tout syllogisme. A la manière d'Aristote, De Morgan définit quatre lois fondamentales, tant logiques qu'ensemblistes, dénommées A, E, I et O. Il montre que, par une combinaison vingt-et-une formes, on peut obtenir toutes les formes du raisonnement déductif. Ces formes sont cependant bizarrement choisies à l'instar de ceux qu'Hamilton avaient décrites en 1838 dans ses Lectures on logic, car si on leur adjoint la négation à laquelle il est fait allusion ci-dessus, les deux derniers I et O sont inutiles. Ci-dessous, X et Y sont des collections d'objets de la pensée (collection of objects of thought). Par "Aucun X n'est Y" (No X is Y), on comprendra "Aucun n'élément de X n'est un élément de Y "1. (…) Thus, a point in a circle may represent an individual of one species, and a point in a triangle an individual of another species, and we express that the whole of one species is asserted to be contained or not contained in the other by such forms as, “All the ∆ is in the O”; “None of the ∆ is in the O”. Any two assertions about X and Z, each expressing agreement or disagreement, total or partial, with or from Y, and leading to a conclusion with respect to X or Z, is called a syllogism, of which Y is called the middle term. The plainest syllogis is the following : Every X is Y All the ∆ is in the O Every Y is Z All the O is in the □ Therefore Every X is Z Therefore All the ∆ is in the □ In order to find all the possible forms of syllogism, we must make a table of all the elements of wich they can conist; namely 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 173. 77 X and Y Every X is Y No X is Y Some Xs are Ys Some Xs are not Ys Every Y is X Some Ys are naot A E I O A O Z and Y Every Z is Y N Z is Y Some Zs are Ys Some Zs are not Ys Every Y is Z Some Ys are not Zs (…) Ces redondances vont embrouiller inutilement le langage logique déductif de De Morgan. 3.1.3.2.3. Lois de Morgan Si A et B sont deux propositions susceptibles d'être vraies ou fausses, notons non A (resp. non B) la négation de A (resp. de B). On nomme lois de Morgan, les deux lois usuelles de logique propositionnelle : • non (A ou B) = (non A) et (non B) nier A ou B, c'est nier A et nier B (ni A ni B) dire que x = ±1 est faux c'est dire x 1 et x -1 • non (A et B) = (non A) ou (non B) nier la coexistence de A et de B, c'est nier A ou nier B dire que x est divisible par 2 et par 3 est faux, c'est dire que x est non divisible par 2 ou que x est non divisible par 3 Les égalités ci-dessus sont en fait des équivalences logiques : au lieu de lire « égal» on peut lire « revient à dire » On note généralement ces équivalences au moyen du symbole logique (double implication). C’est que dans un raisonnement, il est loisible de remplacer toute proposition A par une proposition B équivalente à A. Pour toute relation propositionnelle contenant des ou et des et, on obtient une autre relation valide en échangeant les et en ou et ou en et. Vérifier ces règles de dualité en prouvant d'une part A et (B ou C) = (A et B) ou (A et C), d'autre part A ou (B et C) = (A ou B) et (A ou C) Implication, Contraposée : 78 L'implication logique, Si A alors B pour exprimer que si A est vrai, alors B l'est aussi est notée (notation de Bourbaki). Elle constitue le principe fondamental du raisonnement déductif comme : j'ai telle hypothèse H, je déduis tel résultat R. L'implication peut s'exprimer au moyen de la négation et de la disjonction. Tout nombre entier pair est le double d'un entier peut se traduire par Si n est un entier pair alors il existe un entier k tel que n = 2k On parle aussi parfois d'implication contraposée (le modus tollendo tollens ou modus tollens en latin : manière de nier en niant) : il est équivalent dire H (H R et nonR R) nonH ( non R non H) Autrefois, on parlait de théorèmes contraires lorsqu'au lieu d'énoncer A B, on énonçait non B non A. Ce qui prêtait grandement à confusion, puisqu'en fait, on énonçait la même chose ! Tout multiple de 6 est divisible par 2 est équivalent à Un nombre non divisible par 2 n'est pas multiple de 6 L'usage de la proposition contraposée peut s'avérer plus simple lors de la recherche de la preuve d'un énoncé. 3.1.3.2.4. Raisonnement par réduction à l’absurde Une proposition peut se révéler logiquement vraie quels que soient les éléments propositionnels qui la composent. On parle alors de tautologie du grec tauto = le même et logos = discours. En termes de table de vérité, la colonne de la tautologie ne contient que des V (ou des 1 suivant l'option choisie). Par exemple, P et Q étant deux propositions : (P [non (P et Q) P) est une tautologie et (non P ou non Q)] en est une autre moins triviale... 79 Au sein d'une théorie mathématique, une tautologie est soit un axiome soit un théorème. Cette propriété qui est la conséquence des axiomes ou d'un théorème préalablement établi. Il faut sous-entendre ici que la théorie est consistante. Elle ne contient en effet pas d'axiomes incompatibles susceptibles d’engendrer des contradictions telles que l’invalidation d'un autre axiome ou d'un théorème déjà prouvé. Dans le langage courant, on confond parfois tautologie et pléonasme. La tautologie exprime plusieurs arguments équivalents d'une même pensée alors que le pléonasme consiste à compléter une pensée déjà complète ! La trivialité quant à elle, au sens propositionnel, est également à distinguer de la tautologie. En mathématiques, on parle de résultat ou proposition triviale pour exprimer l'idée qu'il est ou qu'elle est d'une rare simplicité à démontrer ou bien que ce résultat c’est-à- dire la proposition n'a pas grand intérêt. 1. Montrer que le principe du tiers exclu P ou non P est une tautologie équivalente à P P 2. Montrer au moyen d'une table de vérité que le syllogisme aristotélicien, pouvant s'écrire [P et (P Q)] Q est une tautologie. Notons que l'on doit à De Morgan l'usage de la notation a/b (usage du solidus = barre oblique, également appelé slash) pour désigner le quotient de a par b qui fut très rapidement adoptée. La notation fractionnaire a , qu'utilisèrent certains mathématiciens indiens et b arabes, fut systématisée par Oresme1. Rappelons ici que l'on doit à Leibniz la notation a : b (division ou écriture fractionnaire) et la multiplication implicite : ab au lieu de a x b. De Morgan imposera aussi l'usage du point décimal qu'avait utilisé Neper : 23 = 2.3 Un 10 autre mathématicien et logicien fera de la logique une espèce d’algèbre n’admettant comme valeurs logiques que le vrai et le faux. Il s’agit de George Boole. 1 Heinri ch SCHOLZ, op cit, p .148. 80 Un des compatriotes et contemporains de DE Morgan, George Boole, avec qui il correspondra, mettra de l'ordre dans ces redondances avec la mise en place de son algèbre logique. 3.1.3.3. GEORGE BOOLE Il y a un peu plus de deux siècles que s’est produit le tournant décisif qui a donné naissance à la logistique contemporaine1. Le terme logistique qui signifie en grec tant argumentation que calcul, fut employé pour la première fois en 1904 au Congrès de Philosophie de Genève. Le tournant consistait en ce que la logique formelle y était traitée comme un certain genre d’algèbre. Corrélativement, apparaît une autre innovation très importante dans les conceptions touchant à la nature des mathématiques. C’est Boole en effet qui, le premier, a lancé l’idée qu’à la nature des mathématiques n’appartient pas l’étude des nombres ou des grandeurs, et que cette science peut posséder des chapitres ne traitant ni de l’un ni de l’autre. C’est précisément lui qui a le premier réalisé cette idée, et l’a formulée dans cette phrase lapidaire : « Il n’est pas de l’essence des mathématiques de s’occuper des idées de nombre et de quantité »2. L’exemple en devait être, selon Boole, la théorie des classes traitée comme une sorte d’algèbre, où les variables ne représentent ni des nombres, ni des grandeurs. Malgré l’avancée qu’il réalisait et la grande audace novatrice dont il faisait montre en appliquant les procédés de l’algèbre classique aux problèmes de l’algèbre de la logique car c’est ainsi qu’on avait commencé à appeler cette nouvelle science. 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.163. Louis COUTURAT, Philosophie des mathématiques de Kant, Paris, Revue de métaphysique et de morale, 1964, p.65. 2 81 En effet, « Boole trahissait dans sa logique certaines tendances à un conservatisme non justifié. Il estimait avant tout que le calcul des classes est le chapitre fondamental de la logique, ne comprenant pas la primauté du calcul propositionnel. En second lieu, il concevait de façon trop étroite les tâches de la déduction dans son ensemble, ayant l’esprit fixé sur le modèle de l’inférence syllogistique dans laquelle , d’une part, on élimine le moyen terme et où, d’autre part, le petit terme est mis en relation avec le grand terme présent dans les prémisses, mais avec lequel il n’est pas en relation dans la prémisse où il figure lui-même.1 » Poser le problème de la sorte revient à résoudre des équations logiques tout en éliminant certains éléments. Aussi pouvons-nous nous demander ce qui découle pour S par rapport à P des prémisses : S est inclus dans M et M est inclus dans P, autrement dit la conclusion, peut être obtenue à partir des prémisses conformément au modèle Barbara, en résolvant un système de deux équations logiques simples. En effet, l’hypothèse que S est inclus dans M est l’équivalent de l’hypothèse que la classe SM’ est vide, autrement dit que SM’= 0, et l’hypothèse que M est inclus dans P, comprise de même, s’écrit : MP’= 0. La conclusion SP’ = 0 est équivalente à S = quelque P, et constitue la solution du système d’équations, si l’on prend S pour inconnue dans l’équation, tout en éliminant M. Or Boole pose son problème dans toute sa généralité et le problème de la justification des modes de la syllogistique se ramène à des cas particuliers d’une naïve simplicité. D’autres logiciens ont effectué des travaux déterminants sur les fondements des mathématiques, contribuant ainsi à la formalisation et à l’axiomatisation de la logique. C’est notamment le cas de Bertrand Russel, David Hilbert. 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 180. 82 David Hilbert a également travaillé sur les fondements des mathématiques en élaborant le système formel de la géométrie euclidienne. La logique formelle et l’axiomatique lui doivent également leur développement. 3.1.3.4. DAVID HILBERT Au Deuxième Congrès International des Mathématiciens, qui a eu lieu à Paris en 1900, David Hilbert a fait une conférence intitulée « Problèmes mathématiques ». Cette conférence contenait une liste de vingttrois problèmes par lesquels Hilbert voulait mathématiques du siècle qui commençait. montrer la voie aux Agé alors de trente-huit ans, Hilbert avait atteint sa pleine maturité et une très grande réputation. Il avait choisi ses problèmes dans toutes les branches des mathématiques de ce temps-là. Ce qui exigeait une culture immense, mais qu’un génie mathématique universel pouvait encore atteindre. Depuis, le territoire des mathématiques s’est tellement élargi que Hilbert est sans doute le dernier dans la lignée de ces génies. Les problèmes de Hilbert allaient jouer pour la plupart le rôle qu’il leur assignait. Ils ont occupé les mathématiciens pendant tout ce siècle et certains ont même servi de point de départ pour de nouvelles branches des mathématiques. Cela est en particulier le cas pour le deuxième problème de Hilbert, qui se trouve à l’origine d’une des branches principales de la logique mathématique, à savoir la théorie des preuves ou des démonstrations. Ce problème n’est pas le seul dans la liste de Hilbert qui soit lié à la logique. Il est précédé par un problème de la théorie des ensembles, le problème de l’hypothèse du continu de Georg Cantor, dans la solution duquel se sont illustrés Kurt Gödel en 1940 et Paul Cohen en 1963. Ces deux problèmes ont été mis tout au début de la liste non seulement parce 83 qu’ils appartiennent aux fondements des mathématiques, mais aussi parce qu’ils étaient suggérés par les plus grands résultats mathématiques du siècle qui s’était achevé. Ces résultats sont selon Hilbert l’éclaircissement des notions fondamentales liées aux nombres réels et la découverte des géométries non-euclidiennes. Les deux premiers problèmes de Hilbert, de même que son livre très important sur les fondements de la géométrie, paru en 1899, illustrent bien son intérêt grandissant pour les fondements des mathématiques et son enthousiasme pour la méthode axiomatique. On peut mentionner « qu’au moins deux autres problèmes parmi les vingt-trois problèmes qu’il présente sont étroitement liés à la logique. C’est d’abord le cas du dixième problème, sur la solvabilité des équations diophantiennes. Pour que ce problème soit définitivement résolu par Iouri Matiyassévitch en 1970 il a fallu d’abord développer la théorie de la calculabilité, c’està-dire la théorie des fonctions récursives, qui constitue une autre grande branche de la logique mathématique. Ensuite, le dix-septième problème de Hilbert, sur la représentation des formes définies positives par des sommes de carrés, a d’abord été résolu en 1927 par Emil Artin sans aide de la logique. Mais en 1955 Abraham Robinson a présenté une solution qui se sert des méthodes de la théorie des modèles. Avec cela, les quatre branches principales de la logique mathématique sont impliquées dans les problèmes de Hilbert. »1 Intéressons-nous à présent au deuxième problème, où Hilbert cherche une démonstration de la consistance, c’est-à-dire de la noncontradiction des axiomes de l’arithmétique. Il voudrait que l’on démontre qu’en partant de ces axiomes et en se servant de la logique, on ne peut déduire en même temps une formule et sa négation : « les axiomes que Hilbert envisageait au congrès se rapportent à l’arithmétique des nombres réels. Il s’agit essentiellement des axiomes de corps, des axiomes d’ordre, de l’axiome d’Archimède et d’un axiome assez étrange qui exige que le domaine du système ne puisse être élargi. Plus 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p 183. 84 tard, et surtout à partir des années 20, le problème a été compris comme s’il s’appliquait en premier lieu à l’arithmétique des entiers naturels et aux axiomes de Peano ainsi qu’on appelle les axiomes qui disent que zéro n’a pas de prédécesseur et que la fonction de successeur est injective. »1 Suivent alors le schéma de l’induction mathématique, c’està-dire du raisonnement par récurrence, et les définitions récursives de l’addition et de la multiplication. Ce n’est qu’après avoir résolu le problème pour cette arithmétique-là, qu’on passerait aux nombres réels et à l’analyse. Par la suite, on appellera arithmétique tout court, l’arithmétique des entiers naturels. Le problème de la consistance de l’arithmétique se pose avant tout autre car au 19ème siècle, on est parvenu à définir les notions fondamentales de l’analyse en termes d’entiers naturels et de certaines notions de la théorie des ensembles. Ainsi, il semblait-il que si on démontrait la consistance de l’arithmétique on aurait franchi le pas décisif dans la démonstration de la consistance de toutes les mathématiques. Et la consistance de celles-ci revêtait pour Hilbert au début du siècle une importance toute particulière « car il croyait qu’affirmer que les mathématiques sont vraies équivaut à démontrer leur consistance. De là, il s’ensuit qu’il suffit d’établir la consistance des mathématiques pour pouvoir affirmer que les objets dont elles parlent existent. Henri Poincaré professait parfois une opinion semblable. »2 Le problème de la consistance de l’arithmétique semblait particulièrement difficile au début du siècle car on ne voyait pas comment l’aborder. Hilbert ne veut pas d’une démonstration de consistance relative, obtenue par une interprétation dans une autre théorie mathématique, à la consistance de laquelle nous croyons déjà. On peut démontrer ainsi la consistance des théories qui ne sont pas fondamentales en les interprétant 1 2 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p 183. Idem, p. 190. 85 dans des théories plus fondamentales, comme on interprète la géométrie dans l’analyse. Mais pour l’arithmétique, qui se trouve à la base même, on doit trouver une démonstration directe. Ce n’est que plusieurs années après le congrès que Hilbert a expliqué quel genre de démonstration directe pouvait le satisfaire : « Pour démontrer que toutes les formules parmi les théorèmes de l’arithmétique possèdent une certaine propriété il faut déterminer que les axiomes la possèdent et que les règles de déduction par lesquelles les théorèmes sont obtenus en partant des axiomes préservent cette propriété. Quand il s’agit d’une démonstration de consistance, la propriété en question peut être que la formule n’est pas de la forme 1=0. Si une contradiction était établie, toutes les formules seraient des théorèmes, et donc 1=0 aussi. Or la logique nous dit que si p et non p, alors q. Et si 1=0 était un théorème, on aurait une contradiction, car 10, c’est-à-dire non 1=0, serait aussi un théorème. »1 Pour pouvoir procéder de cette manière il faut que l’arithmétique soit formalisée, c’est-à-dire qu’elle soit présentée comme un système formel. Cela veut dire que le langage de l’arithmétique doit devenir un ensemble décidable de formules, et que les théorèmes de l’arithmétique doivent être sélectionnés parmi les formules en présentant des ensembles décidables d’axiomes et de règles de déduction. Cette notion de décidabilité est déterminée d’une manière tout à fait précise dans la théorie de la calculabilité. Intuitivement, « un ensemble est décidable s’il existe une procédure, un algorithme, pour déterminer en un nombre fini de cas si quelque chose appartient ou non à cet ensemble. »2 De la sorte, puisque les formules, les axiomes et les règles de déduction forment des ensembles décidables, l’ensemble des preuves sera décidable lui aussi tandis qu’une preuve est « une suite finie de formules 1 2 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.190. Idem, p. 181. 86 où chaque formule est ou bien un axiome ou bien est obtenue à partir de certaines formules qui la précèdent dans la suite en appliquant une règle de déduction. »1 Par contre, l’ensemble des théorèmes dans un système formel quelconque n’est pas obligatoirement décidable et, en effet, il ne sera pas décidable dans les principaux systèmes formels de l’arithmétique. Un théorème est le dernier membre d’une suite de formules qui est une preuve, c’est-à-dire une formule pour laquelle il existe une preuve. Le système formel le plus important lié à l’arithmétique s’appelle l’arithmétique de Peano de premier ordre, ou l’arithmétique de Peano tout court. Il est obtenu en élargissant le calcul classique des prédicats de premier ordre avec les axiomes de Peano. Nous devons préciser que « premier ordre » veut dire que nous avons des quantificateurs uniquement pour des nombres; et avec des quantificateurs pour des ensembles de nombres nous passons au deuxième ordre. Cette formalisation de l’arithmétique, qui dépend de la formalisation de la logique entamée par Gottlob Frege en 1879, ne sera achevée par Hilbert avec tous les détails nécessaires qu’au cours des années vingt. Entre temps ses opinions sur les fondements des mathématiques avaient subi l’assaut intuitionniste de L.E.J. Brouwer. C’est pour parer à cet assaut que Hilbert allait formuler une doctrine connue comme son programme. Il y inaugurait une nouvelle théorie mathématique, qu’il nomma théorie des preuves, ou encore métamathématique. Le problème de la consistance de l’arithmétique allait occuper une place centrale dans ce programme et dans la nouvelle théorie à laquelle il menait. 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.181. 87 3.1.3.4.1. La place du programme de Hilbert dans la philosophie des mathématiques Dans des articles parus au cours des années vingt où Hilbert formule son programme, il déclare encore parfois, que la vérité en mathématiques est la même chose que la consistance. Aussi, si on cherchait à résumer la position de Hilbert en deux mots on pourrait se rabattre sur cette thèse qu’il avait adoptée depuis longtemps. Toutefois, on ne peut désormais la comprendre que dans le contexte d’une doctrine beaucoup plus élaborée, et cette doctrine elle-même ne peut être bien comprise que dans le contexte d’autres doctrines de la philosophie des mathématiques. C’est pour cela qu’avant de considérer le programme de Hilbert nous allons faire allusion à une classification des doctrines de la philosophie des mathématiques. Nous n’allons pas nous satisfaire de la liste traditionnelle qui contient le logicisme, l’intuitionnisme et le formalisme dans lequel le principe de classification n’est pas clair. Nous prendrons notre principe de classification dans deux questions concernant l’interprétation du langage mathématique. La première question peut être formulée comme suit : « Est-ce que le langage mathématique se rapporte à une réalité extérieure à lui, est-ce qu’il décrit quelque chose ? » Si à cette question nous répondons par « non », nous obtenons ce qu’on pourrait appeler le formalisme pur. Un formaliste pur voit dans les mathématiques uniquement un langage, que l’on manie d’après des règles de syntaxe. Il est assez rare qu’un mathématicien épouse tout à fait cette doctrine bien que Haskell Curry, l’un des fondateurs de la logique combinatoire, semble l’avoir fait. On la trouve plutôt chez des philosophes et en particulier, dans le conventionnalisme du Cercle de Vienne. Mais on rencontre assez souvent chez des mathématiciens des opinions qui se rapprochent plus ou moins d’elle. Ainsi Poincaré, Bourbaki et Hilbert lui-même sont-ils formalistes jusqu’à un certain point. De 88 fait, « un formaliste pur sera naturellement enclin à dire qu’on ne doit pas se demander si les propositions mathématiques sont vraies, mais si elles sont utiles ou belles »1. Si à notre première question sur l’interprétation du langage mathématique nous répondions par « oui », nous pouvons ensuite poser la question suivante « Est-ce que ces choses décrites par le langage mathématique sont indépendantes de l’homme? ». Nous pouvons répondre « non » à cette seconde question, en affirmant que les choses décrites par le langage mathématique ont été créées par l’homme, que ce sont des constructions de l’intelligence humaine. Comme il est normal de supposer que l’homme est incapable de créer des choses infinies, l’infini mathématique ne peut être que potentiel. De cette doctrine « qu’on appelle constructivisme, se réclament surtout les intuitionnistes à la suite de Brouwer, mais aussi certaines autres écoles qui ont voulu limiter les moyens des mathématiques classiques. Les mathématiques dites classiques, qui se servent librement du principe logique du tiers exclu et parlent de l’infini comme s’il était actuel, et non seulement potentiel, ne sont devenues prépondérantes que vers la fin du 19ème siècle, par les soins de Hilbert entre autres »2. Les constructivistes ont l’air moderne par rapport à cette tradition somme toute récente, mais, d’autre part, leurs opinions font écho à la réserve par laquelle des mathématiciens du siècle dernier ont accueilli l’avènement des mathématiques classiques. On trouve des positions constructivistes chez Poincaré aussi. Un constructiviste sera naturellement enclin à dire qu’on ne doit pas se demander si les propositions mathématiques sont vraies mais si elles sont démontrables. Si par contre nous répondons par « oui » à nos deux questions, en affirmant au sujet de la seconde que les choses décrites par le 1 2 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 184. Ibidem. 89 langage mathématique n’ont pas été créées par l’homme, qu’il ne s’agit pas d’une réalité que l’intelligence humaine construit, mais qu’elle essaye seulement d'appréhender, en le faisant plus ou moins bien, et si en plus nous considérons que l’infini mathématique est actuel, alors nous obtenons le platonisme, parfois appelé réalisme. Son défenseur le plus connu est Gödel. Le platonisme n’est pas une doctrine autour de laquelle il y a une école, comme en existe une école intuitionniste dans le constructivisme. Si une telle école avait vu le jour, l’énorme majorité des mathématiciens devrait lui appartenir, étant donné qu’ils acceptent les méthodes non-constructives des mathématiques classiques et en même temps qu’ils considèrent qu’on doit se demander si les propositions mathématiques sont vraies ou non. La plupart des logiciens en feraient aussi partie, car la logique a été pendant longtemps marquée par la prépondérance de la théorie des modèles, une discipline où règne l’esprit du platonisme. Seul un platoniste s’intéresse, au sens propre du terme, à la vérité des propositions mathématiques et non à une autre propriété de ces propositions. Si les mathématiciens sont en grande majorité des platonistes, on dirait qu’ils le sont plutôt comme Monsieur Jourdain est prosateur. Car quand il leur arrive de penser à la philosophie de leur matière, d’habitude dans une humeur oisive ou vers la fin de leur carrière, ils sont prêts à toutes sortes d’élucubrations formalistes ou constructivistes, qui démentent leur activité ordinaire. Le logicisme, la doctrine qui affirme que les mathématiques se réduisent à la logique, n’est pas compris dans cette classification. Historiquement, les logicistes G Frege et Bertrand Russell étaient des platonistes. Mais on peut imaginer un logicisme formaliste un peu à la manière du conventionnalisme viennois, qui affirmerait que la logique est de la syntaxe pure. Une telle opinion pourrait être professée, suffisamment de bon sens, sans vouloir réduire toutes les mathématiques à la logique. En 90 fait, le formalisme pur ne conviendrait-il pas mieux à la logique qu’aux mathématiques toutes entières ? Le formalisme de Hilbert se situe quelque part entre « le formalisme pur et le constructivisme, tout en étant d’accord avec le platonisme dans l’acceptation des méthodes des mathématiques classiques. »1 3.1.3.4.2. L’élimination de l’infini Dans son programme, Hilbert définit son but comme celui d’éliminer l’infini des mathématiques. Ainsi que Karl Weierstrass a éliminé les infiniment petits et les infiniment grands de l’analyse. Hilbert veut éliminer ce qui reste de l’infini quand nous parlons, par exemple, de suites infinies, ou quand nous quantifions sur tout l’ensemble des entiers naturels. Il considère qu’éliminer l’infini ne signifie pas interdire son usage. Il s’agit seulement de montrer qu’en principe on n’est pas obligé de le mentionner parce qu’il est une fiction utile. En éliminant l’infini, nous ne rejetons pas « les méthodes des mathématiques classiques qui semblent le présupposer, mais nous les justifions. Hilbert qualifie de « finitiste » la partie des mathématiques dans laquelle on ne trouve que des propositions qui ne parlent pas de l’infini. Il a expliqué cette notion seulement d’une manière intuitive. Si on cherche une codification précise, on peut essayer d’identifier les mathématiques finitistes à l’arithmétique primitivement récursive de Thoraf Skolem, ou à quelque chose de fort semblable. Dans l’arithmétique primitivement récursive nous n’avons pas de quantificateurs, et ses théorèmes sont uniquement des formules de l’arithmétique avec des variables libres ou sans variables »2. Mises à part les opérations habituelles de l’arithmétique de Peano — zéro, addition et multiplication — on introduit dans l’arithmétique primitivement récursive d’autres opérations par des définitions, elles-mêmes 1 2 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 184. Idem, p. 183. 91 primitivement récursives; le schéma de l’induction mathématique est remplacé par une règle de déduction. En outre, on peut aussi introduire les quantificateurs bornés comme abréviations pour des conjonctions ou disjonctions finies. L’arithmétique primitivement récursive se révèle ainsi être non seulement un fragment de l’arithmétique de Peano, mais un fragment de l’arithmétique formelle intuitionniste, qu’on obtient en ajoutant les axiomes de Peano à la logique intuitionniste de premier ordre, une logique plus restreinte que la logique classique. Pour Hilbert, seulement les mathématiques finitistes décrivent quelque chose. Pour elles seulement, il répond « oui » à notre première question. Ensuite il répond « non » à notre seconde question car les mathématiques finitistes parlent de certaines constructions l’intelligence humaine. Sur ce point Hilbert est d’accord de avec les constructivistes, et va même plus loin que les intuitionnistes. Le finitisme devient ainsi un constructivisme très strict dans lequel nous ne trouvons que des objets mathématiques très concrets. Parfois Hilbert parle comme si ces objets n’étaient que des constructions graphiques finies, créées par l’homme avec de l’encre sur du papier. Les entiers naturels ne seraient que les membres de la suite |, ||, |||, Toutefois, limiter toutes les mathématiques mathématiques finitistes serait pour Hilbert une mutilation. Alors, « comme en géométrie pour raccourcir et simplifier les démonstrations on introduit des points dans l’infini, les mathématiques finitistes seront élargies par des propositions idéales qui parlent de l’infini. Ces propositions-là, avec lesquelles nous introduisons toutes les mathématiques classiques, ne décrivent à proprement parler rien du tout. »1 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.185. aux 92 Là Hilbert répond « non » à notre première question, et c’est pourquoi il peut être qualifié de formaliste. Tout cela ressemble beaucoup aux interprétations des théories scientifiques dans lesquelles nous distinguons les propositions empiriques chez Hilbert, les finitistes, des propositions théoriques chez Hilbert, les idéalistes, les secondes n’étant que des instruments qui servent à la déduction des premières et n’ayant pas plus de réalité que ne leur confère cette fonction instrumentale. Dans son programme Hilbert voulait justifier l’introduction des propositions idéales en deux étapes. Supposons qu’il s’agisse des propositions idéales de l’arithmétique. Dans ce cas lors de la première étape, il faut construire un système formel complet de l’arithmétique en considérant que l’arithmétique de Peano est supposée faire l’affaire. Que ce système soit complet veut dire que pour chaque preuve intuitive de l’arithmétique, preuve qui peut se référer à l’infini ou non, on doit maintenant avoir une preuve correspondante dans l’arithmétique de Peano. Cette preuve dans le système formel est un objet graphique fini, qui par conséquent peut être étudié dans les mathématiques finitistes. Parmi les formules de l’arithmétique de Peano, celles qui appartiennent au langage de l’arithmétique primitivement récursive et se rapportent aux mathématiques finitistes seront appelées finitistes. Les autres formules sont idéales. Il se peut que dans la preuve d’une formule finitiste de l’arithmétique de Peano nous nous servions de formules idéales. Par la suite, dans la deuxième étape du programme de Hilbert il faut montrer que ces preuves-là peuvent être éliminées et remplacées par des preuves des mêmes théorèmes dans l’arithmétique primitivement récursive. C’est-à-dire qu’il faut montrer que ces passages à travers l’idéal peuvent être évités. En termes techniques on dit « qu’il faut montrer que l’arithmétique de Peano est une extension conservative de son fragment finitiste. Si nous y parvenons, nous saurons qu’à chaque théorème finitiste de l’arithmétique de Peano correspond une proposition finitiste 93 correcte. L’introduction des propositions idéales est ainsi justifiée. Elle est inoffensive, et nous n’avons aucune raison de rejeter une chose inoffensive qui, en plus, est fort utile ».1 En nous servant des propositions idéales, nous pouvons raccourcir et simplifier nos preuves sans jamais tomber dans le faux. Pour que la démonstration de conservativité de la deuxième étape soit tout à fait convaincante, cette démonstration, qui se déroule dans la théorie où nous prenons pour objet les systèmes formels, doit elle-même appartenir aux mathématiques finitistes. Autrement nous aurons présupposé dans la justification des propositions idéales que leur emploi est déjà justifié. Dans la théorie où nous prenons pour objet les systèmes formels tels que la théorie des preuves, ou la métamathématique, les méthodes finitistes sont de rigueur. Il y a lieu de noter que ce raisonnement par lequel nous avons déduit la conservativité et la consistance l’une de l’autre est valable du point de vue de la logique intuitionniste autant que du point de vue de la logique classique. Il faut remarquer aussi que dans ce raisonnement nous ne nous servons d’aucune propriété spéciale du système formel de l’arithmétique, et que par conséquent une équivalence analogue entre la conservativité et la consistance pourrait être démontrée pour n’importe quel système qui comprend un fragment consistant et complet. Quoi qu’il en soit, qu’il ait raisonné ainsi ou d’une autre manière, « Hilbert a remplacé dans la deuxième étape de son programme le problème de la conservativité par le problème de la consistance. En faisant cela, il continuait d’exiger que la démonstration de consistance soit finitiste, de la même manière qu’aurait due l’être la démonstration de conservativité. Vu sous cet angle, pour accomplir le programme de Hilbert il faudrait faire deux choses: donner un système formel complet des mathématiques classiques et démontrer d’une manière finitiste la consistance de ce 1 Heirich SCHÖLZ, op cit, p. 186. 94 système. Il faudrait faire cela d’abord pour l’arithmétique, et ensuite passer à ses extensions qui englobent l’analyse »1. Les résultats que Gödel a démontrés au début des années trente ont montré que ni pour l’arithmétique ni pour ses extensions on ne peut faire ni la première chose ni la seconde. 3.1.3.4.3. Les théorèmes d’incomplétude Le premier théorème d’incomplétude de Gödel montre qu’il n’y a pas de système formel qui engloberait toutes les preuves de l’arithmétique intuitive. Il n’y a donc pas de formalisation complète de toutes les mathématiques. Cela contredit aussi la présupposition avec laquelle nous avons déduit la conservativité de la consistance. Le second théorème d’incomplétude de Gödel montre que la consistance d’un système formel consistant qui contient l’arithmétique de Peano ne peut être démontrée par des moyens qui seraient codifiés dans l’arithmétique de Peano; a fortiori, on ne peut démontrer cette consistance par des moyens finitistes qui seraient codifiés dans l’arithmétique de Peano. Cela n’exclut pas que l’on puisse démontrer cette consistance par d’autres moyens, qui doivent dépasser les forces de l’arithmétique de Peano, mais qui peuvent éventuellement être admis comme finitistes dans un sens plus large du terme. En tout cas, ces méthodes ne seront pas finitistes dans le sens de Hilbert. Il est possible qu’il y ait des doctrines suffisamment semblables au programme de Hilbert pour pouvoir se réclamer de ce nom qui ne seraient pas aussi touchées par les théorèmes d’incomplétude que le programme que nous avons présenté. Il est possible aussi d’obtenir des résultats de moindre envergure, des théorèmes de consistance et de conservativité partielles, qui s’accordent avec les idées de Hilbert. Mais il 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 186. 95 n’est guère possible de nier que le programme tel qu’on le concevait vers la fin des années vingt a été contredit par les deux théorèmes de Gödel. De toute façon, « le programme de Hilbert souffre plus du premier théorème d’incomplétude que du second. Ce premier théorème n’exclut pas seulement une formalisation complète des mathématiques, mais il met aussi en cause la conservativité des mathématiques par rapport aux mathématiques finitistes. Car la vérité de la proposition finitiste qui correspond à la formule du premier théorème d’incomplétude peut être démontrée seulement par des méthodes qui dépassent les mathématiques finitistes codifiées dans l’arithmétique de Peano. En plus, ce théorème ne permet pas d’établir l’équivalence entre la conservativité et la consistance par le raisonnement présenté ci-dessus, qui pourrait bien avoir été celui de Hilbert »1. Pendant longtemps on n’avait pas d’autres exemples pour la formule du premier théorème d’incomplétude que ceux suggérés par Gödel. Les propositions qui chez Gödel correspondent à cette formule parlent ou bien de leur propre indémontrabilité ou bien, comme dans le second théorème d’incomplétude, de la consistance d’un système formel. Les propositions de ce genre, grâce à leur ressemblance au paradoxe du menteur et à leurs liens avec des préoccupations philosophiques, ont inspiré pas mal de spéculations dans la périphérie des mathématiques, mais laissaient les mathématiciens plutôt indifférents. Ce n’est que vers la fin des années soixante dix qu’on a découvert des propositions d’un contenu mathématique incontestable, en particulier des théorèmes de combinatoire liés au théorème de Ramsay, qui pouvaient remplacer dans le premier théorème d’incomplétude les propositions du genre Gödel. Dès lors, on ne pourrait poursuivre un programme à la Hilbert en disant que ce qui manque à l’arithmétique de Peano est sans importance pour les mathématiques et peut être ignoré. 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 187. 96 Par contre, le second théorème d’incomplétude peut être contourné, comme nous l’avons indiqué tout à l’heure. C’est que l’on peut « poursuivre une variante du programme de Hilbert où le finitisme de la métamathématique a été relâché. En effet, les démonstrations de consistance survécurent au choc des résultats de Gödel. Ce n’est que dans les années 30 que la théorie des preuves de Hilbert a pris son essor, d’abord avec la démonstration de la consistance de l’arithmétique de Peano par Gerhard Gentzen, suivie par des démonstrations semblables pour divers fragments de l’analyse. Ce travail se poursuit encore de nos jours »1. Toutefois, avec l’œuvre de Gentzen nous abordons un nouveau chapitre et nous sortons du giron des démonstrations de consistance. Les méthodes qu’il a introduites ne sont pas un simple instrument qui sert à poursuivre le but de la théorie des preuves de Hilbert. Elles sont plutôt à la base d’une branche importante de la logique, qu’on pourrait appeler théorie des preuves de Gentzen, pour bien la distinguer de celle de Hilbert. Il faut abandonner le programme de Hilbert et se servir des idées de Gentzen ailleurs, dans les logiques non-classiques, dans la logique combinatoire et le calcul lambda, dans la théorie des catégories, pour se rendre compte de leur importance et de leur singulière beauté. 3.1.3.4.4. Un appendice structuraliste Le genre auquel appartient la classification des doctrines de la philosophie des mathématiques que nous avons évoquée ci-dessus peut être trouvé ailleurs en philosophie. Au fond, cela est bien naturel. Cette classification est engendrée par une question à laquelle nous répondons par « oui » ou par « non », une nouvelle question se posant pour une de ces réponses. Une démarche si simple et si générale ne pourrait se limiter à la seule philosophie des mathématiques. Il peut tout de même paraître étonnant qu’une autre classification, en épuisant en deux questions le champ du possible, reproduise exactement la figure de notre classification de la philosophie des mathématiques. 1 Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.188. 97 L’analogue de la conservativité du programme de Hilbert ressemble un peu à l’adage suivant: « vous pouvez penser tout ce que vous voulez tant que vous ne le pensez pas sérieusement » Pourtant, les effets les plus souhaitables sont obtenus en avouant avoir les mêmes buts que ceux que se donne le conservatisme qu’il ne faut pas confondre avec la conservativité dont nous avons parlé ci-haut. Ces buts-là ne nuisent pas et peuvent aider. Nous n’irons pas jusqu’à tester ces analogies fragiles en cherchant ce que seraient en politique les théorèmes d’incomplétude. Nous remarquons toutefois que l’esprit qui émane de ce no nonsense libéralisme dont nous venons de faire l’esquisse, c’est l’esprit somme toute familier d’un professionnel de la politique 1 A.N. Whitehead et B Russel ont traduit l’ensemble des mathématiques dans la théorie des types et réorganisé le langage de la logique en une écriture symbolique standard. On trouve chez Russel l’idée de l’antériorité de la notion d’ « équinuméricité » sur celle de nombre. 3.1.4. Seuil de formalisation A ce niveau, le discours scientifique définit les axiomes qui lui sont nécessaires. Il déploie à partir de lui-même son propre édifice formel. C’est l’œuvre de Bertrand Russel, Charles Sanders Peirce, Ernst Schröder, Guissepe Peano et Haskell Curry. 3.1.4.1. BERTRAND RUSSEL Les contributions de Russell comprennent essentiellement le développement du calcul des prédicats de premier ordre, la défense du logicisme, le paradoxe qui porte son nom et la théorie des types. 1 Cf. David HILBERT et Paul BERNAYS, Fondements des Mathématiques, Trad de Fr. Gaillard et Marcel Guillaume, Harmattan, Paris, 2001. 98 A la fin du 19ème siècle, Frege, avec sa Begriffsschrift, fait de la logique une science à part entière. Russell, dans Principles of Mathematics (1903) et Principia Mathematica (à partir de 1910) a lui-même construit de son côté un calcul des propositions, un calcul des classes, et un calcul des relations, d'après une analyse des propositions qui se heurtera toutefois à plusieurs difficultés, dont quelques paradoxes et l'impossibilité d'analyser l'unité de la proposition. 3.1.4.1.1. La proposition en logique En logique classique, le raisonnement est composé de jugements, et les jugements d'idées. Cette conception, soutenue par Descartes et Port-Royal, est héritée d'Aristote et est restée ainsi pendant plus de deux millénaires. La nouvelle logique, initiée par Frege et Russell, pose en revanche la proposition atomique comme base. Dès lors, la logique consiste, d'une part, à combiner ces propositions, d'autre part, à analyser celles-ci en leurs éléments. 3.1.4.1.2. Propositions simples et propositions complexes Le point de départ de la logique, c'est la proposition atomique. Il faut donc commencer par définir le terme « proposition ». Par proposition, il ne faut pas entendre quelque chose comme telle ou telle phrase, mais, dit Russell, « quelque chose qui peut se dire dans n'importe quelles langues. » Russell considère tout d'abord la proposition comme une réalité en soi. Par la suite, il refusera en fin de compte, de lui accorder un statut ontologique pour la définir comme « toutes les phrases de même signification qu'une phrase donnée. » Désormais, toute proposition de la logique est ou une proposition simple, une et inanalysable, ou une proposition complexe, c'està-dire résultant de la composition de propositions simples liées par certaines fonctions logiques. La proposition simple est appelée proposition atomique, 99 et la combinaison de proposition atomique est désignée par l'expression proposition moléculaire. Dans La philosophie de l'atomisme logique, Russell définit la proposition atomique comme « une proposition qui ne contient qu'un seul verbe. » Ainsi « Socrate est mortel » ou « il pleut » sont des propositions atomiques, et elles sont ou vraies ou fausses. Les propositions moléculaires sont des propositions composées de propositions atomiques liées par des mots qui ont une fonction logique. Ces mots sont des constantes logiques. Nous retiendrons par exemple les mots et, si... alors .Ces mots sont représentés en logique par des symboles. La fonction des constantes logiques est syntaxique et ils sont des opérateurs du calcul propositionnel qui ont une signification déterminée en tant que fonctions de vérité. 3.1.4.1.3. Les fonctions de vérité Par exemple, soit p une proposition, et ~ le symbole de la constante logique sémantiquement équivalente à la négation. Ce symbole sera une fonction de vérité si la valeur de vérité d'une proposition moléculaire telle que ~ p peut être déterminée par la valeur de vérité de p. Ce qui est en effet le cas si p est vraie, ~ p est fausse, et si p est fausse, ~ p est vraie. Les Principia Mathematica établissent la liste suivante de fonctions de vérité1 : 1 ~p : la négation p q : produit logique, ou conjonction pvq : somme logique, ou disjonction inclusive Bertrand RUSSEL, Alfred North WHITEHEAD, Principes des mathématiques, Cambridge, Cambridge University Press, 1973, p. 46. 100 p⊃q : implication p≡q : équivalence Ces constantes logiques sont réparties en idées primitives ou définies d'après ces dernières idées primitives. Ainsi : p ⊃ q = Df ~ p v q p q = Df ~(~ p v ~ q) p ≡ q = Df (p ⊃ q) (q ⊃ p) L'axiomatique logique des Principia Mathematica est donc composée d'idées primitives (p, q, r, etc. ; assertion ; négation, disjonction inclusive) et de ces définitions. Il s'agit ensuite de découvrir les propositions moléculaires valides qui en découlent. 3.1.4.1.4. Développement de la logique B. Russell a réfuté la théorie naïve des ensembles ainsi que la logique de Gottlob Frege en découvrant un paradoxe qui porte désormais son nom le « paradoxe de Russell », dont on peut donner diverses versions en langage ordinaire, dont le paradoxe du barbier qui rase tous ceux et uniquement ceux, qui ne se rasent pas eux-mêmes. Cette situation qui 101 engendre la question insoluble de savoir si : ce barbier se rase-t-il ?1. Russel comprit l'importance de ces paradoxes en 1901, alors qu'il travaillait aux Principes des mathématiques2 (1903). Pour les résoudre, il créa la théorie des types : les espèces logiques sont hiérarchisées et aucune fonction logique ne peut s'appliquer à des objets ayant son propre type. 3.1.4.1.5. Le logicisme Russel a écrit avec Alfred North Whitehead les Principia Mathematica ; Cet ouvrage fondateur a l'ambition d'effectuer la réduction de l'ensemble des mathématiques à la logique, qui constitue le projet logiciste annoncé dans les Principes des Mathématiques. Pour ce faire, les Principia Mathematica procèdent à une axiomatisation et à une formalisation de la logique des propositions et des prédicats, et en dérivent les objets et propositions des mathématiques. De fait, seule l'arithmétique élémentaire est abordée. Le tome 4 des Principia qui devait aborder la géométrie ne fut jamais écrit. Les Principia Mathematica furent le premier texte de référence de la nouvelle logique mathématique. Ils furent à la source des travaux des philosophes et logiciens Carnap, Quine et Gödel, notamment. 3.1.4.1.6. L’atomisme logique Russel explique lui-même la notion d’ « atomisme logique » de la manière suivante : « La raison pour laquelle j'appelle ma théorie l'atomisme logique est que les atomes auxquels je veux parvenir en tant que résidus ultimes de l'analyse sont des atomes logiques et non pas des atomes physiques. »3 1 Bertrand RUSSEL et Alfred North WHITEHEAD, Principes des mathématiques, Cambridge, Cambridge University Press, 1973, p.15. 2 3 Idem, p. 27. Bertrand RUSSEL, Signification et vérité, Paris, Flammarion, 1969, p. 32. 102 La théorie des descriptions est sans doute la contribution la plus importante de Russell à la philosophie du langage. Elle peut être abordée en posant la question de la valeur de vérité des phrases dont le sujet n'aurait pas de référent, comme dans l'actuel roi de France est chauve. Le problème de cette dernière proposition est d'en identifier l'objet, étant donné qu'il n'y a pas de roi de France actuellement. Alexius Meinong a proposé la thèse d'une réalité d'entités non-existantes auxquelles se réfèrent les usagers d’une langue dans le cas des propositions du type ci-dessus. Mais c'est une théorie pour le moins étrange. Pour Frege, nous devons au contraire rejeter tout énoncé qui dénote une entité irréelle, en ce qu'elle n'est pas susceptible d'être vraie ou fausse. Selon Frege, ces propositions peuvent avoir un sens sans pour autant avoir de dénotation, car Frege défend la référence indirecte. Pour Russell, il est impossible de dire les choses ainsi, car, en partisan de la théorie de la référence directe, il n'admet pas, à cette époque du moins, que le sens d'un terme authentiquement référentiel, sujet logique pût consister en quelque chose de différent de la dénotation elle-même. Aussi Russell devra-t-il proposer une interprétation de ces propositions telle qu'elle s'accommode de la notion russellienne du sens c’est-à-dire qu’elle soit identique à la dénotation: il n'est pas possible de dire, dans cette acception russelienne de "sens", qu'une phrase puisse avoir un sens sans avoir de valeur de vérité. Comme il est impossible tout autant de nier que de telles propositions aient un sens, Russell soutiendra donc contre Frege que de telles propositions sont simplement fausses. Ce problème des descriptions définies inclut des pronoms personnels ou des noms propres. Russell a cependant parfois estimé que le terme d'une proposition désigné par « nom » devait être désigné par l'expression : description définie déguisée. Mais dans certains de ses travaux, il a considéré ces deux termes comme entièrement différents. 103 Il y a lieu de se demander quelle est la forme logique d'une description définie et comment les paraphraser pour faire apparaître que la vérité de l'ensemble de la proposition dépend de la vérité de ses parties ? Les descriptions définies se présentent comme des noms ne dénotant par nature qu' une seule et unique chose. Mais que dire alors de la proposition générale si l'une de ses parties semble ne pas être correcte ? La solution de B. Russell est d'analyser tout d'abord non pas les termes seuls, mais la proposition entière contenant une description définie. La proposition L'actuel roi de France est chauve peut être, selon lui, reformulée, à l'aide de quantificateurs existentiels, sous la forme d'une description indéfinie, telle que : « il y a un x tel que cet x est l'actuel roi de France, et il n'y a personne qui soit roi de France, et x est chauve. »1 B. Russell soutient que cette description définie contient une affirmation d'existence et une affirmation d'unicité, et que l'on peut les considérer séparément de la prédication qui est le contenu manifeste de la proposition générale. La proposition dit donc trois choses sur un sujet : la description définie en contient deux, et le reste de la proposition contient la dernière qui est la prédication. Si l'objet n'existe pas, ou s'il n'est pas seul en son genre, alors l'ensemble de la proposition est faux et non pas dénué de sens. Russell soutient ainsi une conception purement dénotative du langage, qui sera reprise par les théoriciens de la référence directe. 3.1.4.1.7. Théorie de la connaissance De plus en plus intéressé par l'épistémologie, qui enveloppe une dimension psychologique et empirique, Russell, en 1940, à la suite de Tarski, et pour éviter certains paradoxes logiques, introduit une cascade de langages, le langage de base constituant un langage-objet. Chaque langage parle du langage précédent, sauf le langage de base qui est un langageobjet. Ainsi par exemple, je vois qu’il pleut et je dis dans ce langage "il pleut". 1 Bertrand RUSSEL, op.cit., p.36. 104 Russel démontre que ce langage ne peut pas renfermer les notions de vérité et de fausseté. Il pense ainsi avoir mis en évidence les propositions atomiques dont toute proposition complexe est composée, et qui ne dépendraient pas, par définition, d'une syntaxe. Ces propositions consistent en jugements de perception. Dans ce cas, la proposition enveloppe l'expression d'une croyance, et pas seulement une référence. Si quelqu'un me dit "il pleut", je considère qu'il croit qu'il pleut, et je vérifie cela. De cette manière, la vérification suppose la médiation, psychologique, d'une croyance, qui ressemble fort à une signification distincte de la vérité du référent. Aussi, Philippe Devaux1 note t-il que dans cette période, s'introduit une distance nouvelle entre "signification" et "référent". La signification tend à se confondre avec la croyance contenue dans l'assertion. Tout en essayant de réduire les déictiques égocentrés tels que ceci, je, maintenant à des énoncés objectifs, il montre également que les connecteurs logiques ont une expression psychologique chez l'homme, et même chez l'animal. En conséquence, dire "Non" ne renvoie pas à l'expérience immédiate, car non n'appartient pas au langage-objet de base, mais suppose un jugement sur une proposition de ce langage de base, comme par exemple dans C'est un chien. Non, ce n'est pas un chien. De même pour "oui, c'est bien un chien2". Il note qu'il a observé qu'un pigeon, qui avait confondu une pigeonne avec sa compagne habituelle, sembla aussi embarrassé de sa méprise qu'un humain dans une situation analogue3 ! Pour autant, il démontre qu'il y a un sens à supposer qu'existent en dehors de notre perception et de notre conscience, des choses en soi, que les propositions indiquent, et non pas expriment, comme dans le cas 1 des simples croyances. Sa démonstration est proche de la Philippe DEVAUX, Epistemologie whiteheadienne, Paris, Chromatiika, 1969, p. 233. Bertrand RUSSEL, op cit, p.45. 3 Heinri ch. SCHOLZ, op cit, p.233. 2 105 conception du symbolisme chez Wolff. Il est possible de poser que mon bureau existe quand personne ne le voit, même si je ne peux pas me représenter ce que c'est que cette existence en mon absence; il en va de même des sensations que je n'éprouve pourtant pas, quand je dis "tu as chaud". B. Russell a introduit en philosophie les notions de knowledge by acquaintance et knowledge by description en philosophie pour désigner deux types fondamentaux de connaissance. La notion de calcul a pris un essor considérable avec les travaux d’Ernst Schröder qui s’est intéressé au calculus ratiocinator de Leibniz. Il est, avec Charles Sanders Peirce, l’inventeur de la méthode matricielle de vérification des formules. 3.1.4.2. CHARLES S. PEIRCE Né en 1839, Charles S. Peirce est aujourd'hui considéré comme le plus grand philosophe américain de tous les temps. Ce n'était pourtant pas le cas de son vivant, puisqu'il mena une vie d'exclu et n'obtint jamais de poste d'enseignant dans une université. D'abord logicien, et donc bien entendu philosophe, mais aussi chimiste et géologue, Peirce est considéré comme le fondateur de la sémiotique qui est l’étude de la communication par signes Il est le créateur de la philosophie pragmatiste et un innovateur reconnu en logique où, indépendamment de Frege, il inventa la logique des relations et de la quantification. L’œuvre immense de Peirce, comportant des centaines de milliers de pages manuscrites fut peu éditée de son vivant et resta longtemps méconnue. Il ne réussit jamais à compléter la synthèse de sa philosophie qu'il voulait rédiger. Il mourut dans l'indifférence presque générale à Milford en 1914. 106 3.1.4.2.1. Le pragmatisme Abordant à présent un point essentiel de la théorie de Peirce, nous dirions avant tout que la maxime pragmatiste se formule ainsi: "Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet". En fait, comment rendre nos idées claires ? Le pragmatisme est d'abord une philosophie de la signification. Une conception quelconque se définit par l'ensemble de ses effets pratiques. Si deux conceptions aux noms différents comportent les mêmes effets pratiques, alors elles ne forment qu'une seule et même conception. Par contre, si deux conceptions partagent un même nom, mais impliquent des effets différents, nous avons deux conceptions différentes. Une conception découle d'une croyance. Une croyance est une habitude mentale qui guide l'action. Dans son texte « Comment se fixe la croyance ? », Peirce explicite cette position : « Si je crois qu'une chose est dure, je crois que dans un certain arrangement de faits, cette chose se comportera de telle et telle manière ». Une conception est une croyance qui indique à propos d'un certain objet, quel sera son comportement dans toutes les circonstances possibles. C'est la même règle qui s'applique pour définir des termes abstraits ou métaphysiques. Toutes les significations se ramènent à des effets pratiques dans telles ou telles circonstances. Peirce considère cette maxime comme une part essentielle de sa méthodologie philosophique. On voit clairement l'influence de la formation scientifique de Peirce sur sa philosophie. Ce dernier est toujours empreint de l'esprit de laboratoire et refuse les distinctions byzantines de la métaphysique traditionnelle parce qu’il croit pouvoir montrer que de nombreux problèmes philosophiques sont en fait de faux problèmes, en les analysant en termes de 107 conséquences pratiques. On remarque aussi chez lui, l'influence des philosophes du sens commun. Peirce nomme quelquefois sa position philosophique un "sens commun critique". Par ailleurs, la maxime pragmatiste peut servir à définir la vérité d'une proposition. Pour Peirce, la vérité est une affaire de convergence à long terme des recherches scientifiques. Peut être considérée comme vraie et réelle une opinion qui survit aux tests et qui rejoint l'accord de la communauté des chercheurs après avoir été discutée largement et passée au crible de la critique, cette opinion peut être considérée comme vraie et réelle. Lorsque William James popularisera sa propre philosophie pragmatiste, pour bien s'en distinguer, Peirce renommera sa conception le "pragmaticisme". La logique pour ce dernier, est dans son sens général, un autre nom de la sémiotique, la doctrine quasi nécessaire ou formelle des signes. On peut seulement ajouter que ce n’est pas tous les signes qui ont des interprétants logiques, mais uniquement les concepts et autres choses du même genre ; et ces derniers sont tous : soit généraux, soit en relation intime avec des généraux. 3.1.4.2.2. La sémiotique Un signe est « tout ce qui détermine quelque chose d’autre (son interprétant) à renvoyer à un objet auquel lui-meme renvoie(son objet) de la même manière, l’interprétant devenant à son tour un signe et ainsi de suite ad infinitum »1 Toute pensée s'effectue à l'aide de signes comme l’écrit si bien Peirce : « Si la pensée ne se manifestait pas par signes, elle serait inconnaissable, même si elle existait. La seule pensée que 1 Charles Sanders PEIRCE, Ecrits sur le signe, textes réunis,traduits et commentés par Gérard Deledalle, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 126.. 108 nous connaissons ne peut donc être que la pensée par signes, une pensée qui doit nécessairement exister dans des signes.1 » Un signe constitue une triade : un représentamen, signe matériel, dénote un objet, un objet de pensée grâce à un interprétant qui est une représentation mentale de la relation entre le représentamen et l'objet Le représentamen est premier. Il est une pure possibilité de signifier, l'objet est second. Il incarne ce qui existe et dont on parle, mais ce processus s'effectue en vertu d'un interprétant, un troisième qui dynamise la relation de signification. L'interprétant est aussi un signe susceptible d'être à nouveau interprété, ainsi indéfiniment. A titre d’exemple : en parlant d'un chien. Le mot chien est le représentamen, l'objet est ce qui est désigné par ce mot, et le premier interprétant est la définition que nous partageons de ce mot : le concept de chien. Ce premier rapport, Peirce le nomme le fondement (ground) du signe. Mais le processus sémiotique continue, car à partir de ce signe il est possible de se représenter mentalement un certain chien, dont on parle ensuite, faisant naître en notre esprit d'autres interprétants et ce jusqu'à l'épuisement réel du processus d'échange ou de la pensée, qui, en définitive, est un dialogue avec soi-même. Penser et signifier sont donc le même processus vu sous deux angles différents. Ce processus se nomme la sémiosis. Les signes sont divisibles selon trois trichotomies ; premièrement, suivant que le signe en lui-même est une simple qualité, un existant réel ou une loi générale ; deuxièmement, suivant que la relation de ce signe à son objet consiste en ce que le signe a quelque caractère en luimême, ou en relation existentielle avec cet objet, ou en relation avec son interprétant ; troisièmement, suivant que son interprétant le représente comme un signe de possibilité ou comme un signe de fait ou comme un signe de raison. Suivant la première trichotomie, un signe peut être appelé qualisigne, sinsigne ou légisigne. 1 Charles Sanders PEIRCE, Ecrits sur le signe , p 254. 109 Un qualisigne, c’est la pure possibilité du signe, « une qualité qui est un signe. Il ne peut pas réellement agir comme signe avant de se matérialiser ; mais cette matérialisation n’a rien à avoir avec son caractère de signe »1 Un sinsigne, ce signe-là : « une chose ou un événement existant réel, qui est un signe »2 En fin, un légisigne qui est la loi qui régit la grammaire du signe : « une loi qui est un signe. Cette loi est d’ordinaire établie par des hommes. »3 Puis, au plan de la signification c’est-à dire, suivant la seconde trichotomie, on aura l'icône, un signe par ressemblance avec l'objet, l'indice qui est un signe relié comme un symptôme à son objet et le symbole, un signe doté d'une signification abstraite. Enfin, au plan pratique, suivant la troisième trichotomie, on aura le rhème, qui peut être un nom, un verbe, un adjectif, le dicisigne, une proposition verbale ou visuelle, par exemple et l'argument qui est une règle d'inférence. Toute pensée ou signification aboutit donc à une inférence, à un raisonnement élémentaire. Revenant à la théorie logique, Peirce distingue les abductions qui sont des inférences menant à la découverte d'une hypothèse plausible ; les inductions des raisonnements statistiques ; et les déductions, des raisonnements parfaitement logiques où de prémisses vraies, on tire une conclusion certaine. Les trois formes de l'inférence jouent un rôle important dans la découverte et la justification scientifique. C'est par l'inférence que le symbole acquiert sa pleine force en menant à un jugement. Les énoncés du premier type n'établissent que l'existence d'un sujet de relation : "x" existe (priméité). Les énoncés du deuxième type établissent une relation à deux termes: dans l’énoncé Claude aime Louis ("x" entretient la relation "aimer" avec "y"; secondéité). Mais il faut aussi considérer les relations à trois termes, comme dans Julie donne un verre de 1 Charles Sanders PEIRCE, Ecrits sur le signe, p. 139. Idem, p. 139. 3 Ibidem. 2 110 vin à Claudine ("x" entretient la relation "donner..." "z" "à..." "y"; tiercéité). Ainsi, Peirce reproche-t-il à Kant de s'être arrêté aux seules catégories et d'avoir négligé l'élément le plus important de la pensée: l'établissement du jugement à travers les inférences. Ce formalisme permet d’imaginer une multitude de phénomènes de pensée et de signification, de l'expression artistique à la démonstration d'un théorème, de l'analyse d'un circuit informatique à la communication quotidienne, de l'établissement d'un diagnostic médical à l'expérience esthétique ou éthique. Son formalisme logique est le garant de sa généralité. La position de médiateur de l'interprétant permet de dépasser les conceptions statiques et dualistes de l'empirisme, mais la place de l'objet ancre fermement son concept dans l'expérience pratique, dans l'habitude de pensée et surtout dans le processus de changement des croyances, qui ne sont rien d'autre que des habitudes de pensée. La philosophie de Peirce trouve son plus grand achèvement dans sa sémiotique, car "l'homme est un signe" écrit-il à la fin de sa vie. En effet « Chaque fois que nous pensons, nous avons présent à la conscience une représentation qui sert de signe. Or, tout ce qui nous est présent est une représentation phénoménale de nous-même(…) Par conséquent, quand nous pensons, nous sommes un signe. (…) L’homme, être pensant, est donc un signe linguistique, un mot. L’homme se distingue certes du mot. On peut dire que l’homme est conscient et que le mot ne l’est pas. Mais cette conscience, qui est liée à la possession d’un corps animal que le mot n’a pas, étant une simple sensation, n’est qu’une partie de la qualité matérielle de l’homme signe »1 Dans la mesure où il n'y a pas de pensée sans signe, dans la mesure où "l'intelligence est une action finalisée", la théorie sémiotique permet de répondre à la grande question kantienne, ou du moins d'indiquer une direction pour la réponse à cette question: "qu'est-ce que l'homme ?" Pour Peirce, avant beaucoup d'autres, l'être humain est un animal 1 Charles Sanders PEIRCE, op cit, p.248. 111 symbolique. Sa caractéristique propre est l'intelligence, c'est-à-dire l'action réfléchie, où il fait œuvre de lui-même en signifiant. En donnant un sens à sa vie à travers différents univers symboliques, l'être humain accomplit et dépasse sa forme de sujet en devenant créateur et interprète de ses signes et des signes qu'il découvre dans le monde. Il ne peut faire cela que dans la mesure où il est congénitalement un être social et historique. Car la pensée comme la signification sont des processus communautaires et non des processus que le prétendu penseur accomplirait seul "dans sa tête". 3.1.4.2.3. La métaphysique Peirce refuse, bien entendu, la métaphysique "ontologique" du passé, qui prétend décrire le monde indépendamment de toute expérience et de toute intelligence empirique. Il conserve pourtant une place pour une métaphysique scientifique, essentiellement descriptive et généralisatrice. Cette discipline permet de décrire les trois aspects de toute réalité quotidienne: sa pure possibilité (ou priméité, firstness); sa réalisation effective (ou sécondéité, secondness); et la règle qui la gouverne (ou tiercéité, thirdness). Il considère que toute existence est duale, car elle implique action et réaction. Mais elle présuppose sa possibilité formelle: la priméité est donc inaccessible en elle-même, elle ne peut être saisie qu'à travers des existants. Pourtant, l'existence n'explique pas totalement un objet, car tout objet n'existe qu'en fonction d'une série à laquelle il appartient:. Ainsi par exemple, une montre n'existe qu'en vertu du principe de la mesure de la durée, incarné dans toutes les montres. Une loi, une règle, un principe abstrait, un symbole, une idée générale ou, bref, une tierceité doit toujours être considérée lorsqu'il s'agit de décrire ou d'expliquer ce qu'est un objet quelconque. 112 Peirce défend aussi une cosmologie évolutionnaire, généralisant la leçon de Darwin, où son réalisme apparaît compatible avec un certain idéalisme. De fait, pour lui, tout processus est le résultat simultané d'une pensée régulatrice et d'une matière. La matière représente l'existence, mais la pensée du "quasi-esprit" du monde représente la finalité et la signification des processus. Ainsi l'univers est-il un immense continuum, où les séparations ne sont que des abstractions temporaires. Cependant les lois qui régissent l'univers ne sont pas déterministes. Le hasard est réel et se reflète dans l'utilisation des probabilités en science. L'univers est un processus indéterminé, bien que régi par des lois. L'univers est évolutionnaire. Il nomme cette conception, le tychisme. 3.1.4.2.4. Influences et critiques On a vu en Peirce un précurseur de Karl Popper. Il a directement inspiré les œuvres de William James et de John Dewey. Plus près de nous, son influence est marquante sur Quine et surtout sur Hilary Putnam. En sémiotique, son influence est énorme, notamment sur des penseurs comme Umberto Eco et John Dewey. Par contre, le pragmatiste relativiste, Richard Rorty, rejette sa métaphysique et son scientisme. Peirce n'a été reconnu que bien après sa mort. Ses œuvres ne sont aisément accessibles que depuis quelques décennies, et pas en totalité. Son langage quelquefois obscur, ses nombreux néologismes et ses raccourcis sur diverses questions de logique rendent sa pensée difficile d'accès. L'absence d'œuvre intégratrice et le dynamisme de sa démarche allant du nominalisme de sa jeunesse au réalisme communautaire de sa maturité rendent la compréhension de sa pensée très ardue. Celui qu'on appelle quelquefois le "Aristote américain" en raison de sa démarche analytique et de son encyclopédisme, n'a pas fini de nous surprendre. Certains de ses manuscrits longtemps ignorés nous 113 permettent maintenant de mieux comprendre sa philosophie innovatrice, qui restera la première grande contribution à l'histoire de la philosophie enracinée, dans sa lettre et dans son esprit, sur le continent américain. En 1873, Schröder découvrit les travaux de Boole et de De Morgan sur la logique. Il y intégrera des idées importantes dues à Charles Sanders Peirce et notamment les notions de quantification et de subsomption, qui est l'équivalent de l'inclusion pour les prédicats. 3.1.4.3. ERNST SCHRÖDER Ernst Schröder était un mathématicien allemand. Son travail porte sur la logique et l'algèbre de Boole. C'est un personnage majeur de l'histoire de la logique mathématique, car il fait une synthèse des œuvres de George Boole, de Augustus De Morgan, Hugh MacColl, et particulièrement Charles Sanders Peirce, dont il a été continuateur en ayant poursuivi leurs travaux. Il est connu en particulier pour son œuvre monumentale en trois volumes les Vorlesungen über die Algebra der Logik, Leçons sur l'algèbre de la logique qui a aidé au développement de la logique mathématique en tant que discipline autonome au cours du siècle, et ce, en systématisant les divers systèmes de logique formelle de son époque. Les premiers travaux de Schröder portant sur l'algèbre et la logique ont été menés sans que leur auteur connaisse au préalable les logiciens anglais George Boole et Auguste De Morgan. Il s'appuyait plutôt sur les travaux d'Ohm, de Hankel, de Hermann Grassmann, et de Robert Grassmann, issus de l'école traditionnelle allemande en algèbre combinatoire et analyse algébrique Schröder a également apporté des contributions originales à l'algèbre, à la théorie des ensembles et à la théorie des ensembles ordonnés comme les treillis ou les nombres ordinaux. Avec Georg Cantor, il découvrit ce qu’on appelle le théorème de Cantor–Bernstein–Schröder, bien que sa 114 démonstration de 1898 fût imparfaite. Felix Bernstein (1878-1956) l’a corrigée dans sa thèse. Dans son ouvrage Der Operationskreis des Logikkalküls (les opérations du calcul logique) paru en 1877, Schröder expose de façon concise les idées de Boole sur l'algèbre et la logique. Ce livre a aidé à introduire l'œuvre de Boole en Europe continentale. Chef d’œuvre de Schröder, les Vorlesungen über die Algebra der Logik, fut publiée en trois volumes entre 1890 et 1905, à compte d’auteur. Le volume 3 compte deux parties, dont la deuxième a été publiée à titre posthume, et éditée par Eugen Müller. Les Vorlesungen constituaient une somme complète sur l'état de la logique « algébrique » à la fin du 19ème siècle. L'ouvrage eut une influence considérable sur l'émergence de la logique mathématique au 20ème siècle. Schröder qualifiait ainsi son objectif : « [...] faire de la logique un calcul pour permettre de manier les concepts en jeu avec précision, et ensuite, grâce à l'émancipation des chaînes routinières de la langue naturelle, débarrasser également de ses « clichés » tous les domaines fertiles de la philosophie. Ceci doit préparer la voie à une langue scientifique universelle qui se distinguerait du tout au tout d'une langue universelle à la Volapük, mais ressemblerait plutôt à un langage de signes qu'à un langage de sons »1. Schröder, en popularisant les travaux de Peirce sur la quantification, eut sur les premiers développements du calcul des prédicats une influence au moins aussi grande que celles de Frege et de Peano. La notion de relation des Principia Mathematica doit beaucoup aux Vorlesungen. L'ouvrage y est d'ailleurs cité dans la préface, ainsi que dans celle de l'ouvrage liminaire de Bertrand Russell, les Principles of mathematics. 1 Ernst SCHRÖDER cité par Tadeus KOTARBINSKI, Leçons sur l'algèbre de la logique, Paris, PUF, 1964, p. 32 . 115 Frege, néanmoins, a rejeté l'œuvre de Schröder. L’admiration pour le rôle pionnier de Frege a dominé le débat historique. Toutefois, comparant Frege avec Schröder et Charles Sanders Peirce, Hilary Putnam écrit en 1982 : « Quand j'ai commencé à étudier l'histoire de la logique [...], la première chose que j'ai faite a été de regarder la Vorlesungen über die Algebra der Logik de Schröder , [dont] le troisième volume porte sur la logique des relations (Algebra und Logik der Relative, 1895). Les trois volumes devinrent immédiatement le texte avancé de logique le plus connu, et comprend ce que tout mathématicien intéressé par l'étude de la logique devait savoir, ou du moins être informé, dans les années 1890. » « Tandis que, à ma connaissance, personne, à l'exception de Frege, n'a publié un article dans la notation de Frege, de nombreux logiciens célèbres adoptèrent la notation de PeirceSchröder, et de célèbres résultats et systèmes furent publiés dans celle-ci. Löwenheim a énoncé et prouvé le théorème de Löwenheim (reprouvé et amélioré ensuite par Thoralf Skolem, qui laissa son nom, associé à celui de Löwenheim, au une référence dans l'article de Löwenheim à d'autre logique que celle de Peirce. Pour citer un autre exemple, Zermelo a présenté ses axiomes pour la théorie des ensembles dans la notation de Peirce-Schröder, et pas, comme on aurait pu s'y attendre, dans celle de Russell-Whitehead. »1 Avec G. Peano, la logistique a connu un affermissement considérable grâce à la théorie des ensembles et l’étude des nombres. 3.1.4.4. GUISSEPPE PEANO Les premiers travaux de Peano, qu’il commence à publier en 1881, portent sur l'analyse infinitésimale. On ne retient plus guère aujourd'hui que sa fameuse courbe qui remplit le carré : une fonction continue définie sur l'intervalle [0,1] (un segment de droite) et surjective sur le carré [0,1] × [0,1]. Cependant Peano participe à la mise au point du calcul infinitésimal réel, en particulier en clarifiant et en rendant rigoureuses certaines définitions et théories en usage, il construit plusieurs contre- 1 Hilary PUTNAM, Philosophia Naturalis, Vienne, A. Hain, 1982, p. 67. 116 exemples comme sa courbe. Il travaille par exemple sur l'intégration, la définition de l'aire d'une surface, la résolution des systèmes d'équations différentielles du premier ordre. Il s'intéresse également à l'analyse vectorielle et popularise en Italie les travaux de Hermann Günther Grassmann. Peano fut un des pionniers de la méthode axiomatique moderne1. L'axiomatisation de l'arithmétique, qu'il publia en 1889, un peu après Richard Dedekind mais indépendamment de lui, porte aujourd'hui son nom. Peano fut l'un des protagonistes de la crise des fondements des mathématiques au tournant du 19ème et du 20ème siècles, en particulier à travers l'influence qu'il eut sur Bertrand Russell. Les notations des mathématiques d'aujourd'hui doivent beaucoup à son formulaire de mathématiques, un ambitieux projet de formalisation des mathématiques, qu'il conduisit aidé de plusieurs de ses élèves de 1895 à 1908. Il est le premier à parler de « Logique mathématique », une expression qui a fini par prendre pas sur tous les termes proposés pour cette nouvelle discipline qui se distinguait de la logique traditionnelle, et qui recouvre aujourd'hui ce que Louis Couturat appelait « logistique » et David Hilbert « métamathématique ». 3.1.4.5. HASKEL CURRY Haskell Brooks Curry est né le 12 septembre 1900 et décédé le 1er septembre 1982. Il était un mathématicien et logicien américain. Ses travaux ont posé les bases de la programmation fonctionnelle. Curry est principalement connu pour son travail sur la logique combinatoire. Alors que le concept de logique combinatoire était basé sur un unique article de Moses Schönfinkel, Curry en a développé la majeure partie. Il est également connu pour le paradoxe de Curry et pour la correspondance 1 http : //fr.wikipedia.org/wiki/Arithm de Peano 117 de Curry -Howard. Deux langages de programmation sont nommés en son hommage : Haskell et CurryHaskell Sa théorie est apparentée au lambda-calcul qui sert aussi de base à la programmation fonctionnelle1. Ayant travaillé dans ce domaine pendant l'ensemble de sa carrière, il en devint le spécialiste principal. Curry a aussi enseigné et travaillé sur la logique mathématique en général. Le point culminant fut son cours Fondations de la logique mathématique en 1963. Sa philosophie des mathématiques préférée était le formalisme qui est à inscrire dans la ligne de Hilbert, mais ses écrits témoignent d'une certaine curiosité philosophique et d'une grande ouverture à la logique intuitionniste. Nous venons d’établir que dès l’origine, la logique est une réflexion sur les opérations effectives de la pensée. Elle analyse nos raisonnements usuels, tels qu’ils se présentent dans leur expression verbale, pour dégager les règles qui assurent leur validité. Par son formalisme, elle fait abstraction, non seulement de tout contenu empirique, mais aussi du sens logique de ses symboles, pour ne s’occuper que de la manière de les combiner et de transformer les combinaisons. Son calcul ne prendra une signification logique que moyennant une certaine interprétation des symboles, interprétation qui n’est pas obligatoire, et qui souvent n’est pas la seule possible. Il y a lieu de percevoir trois façons principales de concevoir la logique à en croire Robert Blanché.2 La première est d’y voir une déontologie du raisonnement. C’est la plus traditionnelle. Les lois y sont effacées derrière les règles, et souvent n’en sont pas très clairement distinguées. Une telle logique a sans doute un caractère scientifique, en ce sens que la détermination des règles n’y est pas, comme dans un jeu, 1 2 http : // fr. wikipedia. org/wiki/1982 Robert BLANCHE, op cit, p 54. 118 arbitraire. Il faut qu’elles soient telles qu’elles assurent la sécurité du raisonnement. Autrement dit, que tout raisonnement correct, c’est-à-dire conforme aux règles, soit nécessairement aussi un raisonnement valide. Néanmoins elle n’est pas proprement une science, puisque des règles ne sont, comme telles, ni vraies ni fausses. La théorie n’est, ici, que la formulation abstraite et l’organisation systématique des règles pratiques auxquelles se conforme un raisonnement sain. On rangera alors la logique parmi les sciences normatives, à côté de la morale et de l’esthétique. Cette conception pouvait paraître surannée. En effet, elle connaît aujourd’hui une nouvelle faveur avec les systèmes récents de « déduction naturelle » qui, au lieu de faire le détour compliqué par les lois, construisent directement un système de règles. C’est ainsi que tel traité de logique pourra développer parallèlement, dès le début, les deux manières d’étudier le raisonnement dans la logique propositionnelle : celle, plus conforme aux usages de la logistique, qui cherche d’abord les lois sur lesquelles se fonde le raisonnement, et celle qui suit les techniques de Gentzen, posant directement les règles. Beaucoup plus répandue cependant demeure la conception qui fut celle de la logistique classique, assignant pour tâche essentielle à la logique d’énoncer des lois. La logique devient ainsi une science tout court qui se propose, comme toute théorie pure, d’établir des vérités. Elle se sépare des disciplines philosophiques pour prendre place, à côté des mathématiques, en tête du système des sciences. Transposition d’autant plus nécessaire, que la vielle manière de distinguer la logique des mathématiques – pensée purement qualitative opposée à une pensée quantitative – s’efface de part et d’autre, et qu’on ne sait plus aujourd’hui où tracer exactement la limite qui sépare les deux sciences , le passage de la première à la seconde se faisant sans discontinuité. En fait, d’ailleurs, presque tous les promoteurs de la 119 logique moderne ont été et sont encore des mathématiciens d’origine, et non point des philosophes. Mais de cette seconde position on glisse facilement, vers une troisième, où l’affaire de la logique apparaît avant tout de constituer une langue symbolique. Il faut d’abord noter que la conception précédente soulève une difficulté philosophique redoutable. On y oppose aux règles, qui prescrivent ce qui doit être, les lois, qui énoncent ce qui est. Mais de quelle réalité s’agit-il ici ? De quoi les lois logiques sont-elles les lois? Ce ne sont pas, comme on dit souvent, des « lois de la pensée », car cette expression ne peut guère avoir deux sens: ou bien les lois que suit effectivement la pensée dans ses démarches réelles, et dans ce cas nous serions en présence de lois naturelles comme celles que recherche la psychologie de l’intelligence, ou bien les lois que doit suivre la pensée si elle veut être valable, et ces prétendues lois sont alors des règles. On se trouve donc amené à concevoir qu’au-dessus des lois contingentes du monde empirique, il y aurait place pour des lois supranaturelles, absolument nécessaires celles-là, régissant une sorte de monde intelligible, un monde d’essences logiques qui subsisteraient en dehors du temps et de l’espace, à la manière des Idées platoniciennes. Nombreux sont ceux qui répugnent à ce réalisme métaphysique. Chez eux, d’ailleurs, le propos délibéré de demeurer sur le plan des symboles et l’usage systématique des méthodes formalistes viennent facilement renforcer les tendances nominalistes. Quoi qu’il en soit du processus mental qui se déroule en nous lorsque nous raisonnons effectivement, il est certain que, traité par le logicien, le raisonnement se réduit à une manipulation de signes, à un calcul. Enfin, au moment même où, aux environs de 1920, Wittgenstein dégageait le caractère purement tautologique des lois logiques, 120 commençaient d’apparaître des systèmes non-classiques, qui, depuis ont proliféré, et l’existence de pareils systèmes non-classiques, qui rejettent telle ou telle « loi » de la logistique classique, ruinait l’absolutisme logique. Ils révélaient le caractère conventionnel de ces lois que le système classique posait comme absolument nécessaires, et mettaient en lumière la liberté créatrice du logicien. C’est ce qu’exprime le Principe de tolérance de Carnap : en logique, il n’y a pas de morale, chacun a le droit de construire sa syntaxe comme il l’entend. Dans ces conditions, un système de logique, comme l’écrit encore Carnap, « n’est pas une théorie, c’est-à-dire un système d’affirmations sur des objets déterminés, mais une langue, c’est-à-dire un système de signes avec les règles de leur emploi »1. La logique, il est vrai, ne s’identifie pas avec tel ou tel système de logique, elle domine tous ces systèmes partiels ; mais l’ambition du logicien est de construire des systèmes de plus en plus larges, embrassant les précédents comme autant de sous-langues, pour tendre finalement vers l’idéal d’une langue universelle, d’un calcul qui engloberait tous les calculs. Conclusion partielle L’objectif de ce chapitre était de tracer la genèse et l’évolution historique de la formalisation. Le mérite du long parcours historique que nous venons d’effectuer, a été celui de nous apprendre que le formalisme logique a une histoire très riche. Celle-ci ne peut se laisser enfermer dans les limites très étroites de cette dissertation. La leçon capitale que nous avons retenue de ce chapitre est que la formalisation, c’est le terminal provisoire de l’évolution de toute science, de la logique. En effet, dans son évolution toute science est soumise à quatre seuils de discours ou 1 Rudolph CARNAP, La syntaxe logique du langage, Traduction de Amethe Smeaton, Paris, Hachette, 1964, p. 62. 121 niveaux de développement. Ce sont principalement le seuil de positivité, le seuil d’épistémologisation, le seuil de scientificité et bien évidemment le seuil de formalisation. Notre étude a eu l’avantage, de relever ces quatre niveaux de discours dans l’évolution de la logique. Qu’il nous suffise donc à présent de situer l’œuvre de Gilles –Gaston Granger dans le paradigme général de la formalisation. IIème Partie : GILLES-GASTON GRANGER ET LA FORMALISATION Introduction La formalisation a permis à la logique de construire des systèmes rigoureux, cohérents et solides, dotés d’un pouvoir de décision remarquable, c’est-à-dire, capable de résoudre toute question douée de sens. Toutefois, des critiques n’ont pas tardé à surgir, dénonçant l’aridité, l’ésotérisme et l’artificialisme des systèmes formels. Parmi ces critiques, figure celle de G.G. Granger à laquelle nous avons choisi de consacrer une attention particulière. Mais avant d’évoquer la pensée de Granger, il est indispensable que nous exposions les termes exacts de la controverse autour de la formalisation, de manière à dégager la spécificité de la position de notre auteur, qui en fait, est venu radicaliser la critique contre les langages formalisés. CHAPITRE 4 : CONTROVERSES AUTOUR DE LA FORMALISATION Introduction Au cours de son développement historique, la logique s’est distanciée du langage ordinaire en élaborant des langages formalisés, symboliques, artificiels, d’allure mathématique très articulée. Justifiée par le souci de lutter contre le caractère équivoque du langage ordinaire, la formalisation a cependant, à cause de son système formel, prêté le flanc à une vive critique de la part de ses détracteurs. Depuis, des débats marqués par un caractère très polémique sur le formalisme opposent partisans et détracteurs de la formalisation. Ces discussions, loin d’être une oraison funèbre prononcée sur le formalisme logique, constituent plutôt une indication de la vitalité et du caractère perfectible de la logique qui, comme toute discipline scientifique, a besoin de ces contradictions pour prétendre accéder à un certain progrès, voire un progrès certain. Mais quelle est donc la valeur du formalisme ? La réponse à cette pertinente question se trouve dans les lignes qui suivent. 4.1. L’EFFICIENCE DU FORMALISME Une question s’impose en début de ce chapitre: que peut-on attendre de la formalisation ? Elle accomplit tant de choses que nous ne pouvons songer à énumérer complètement tous ses mérites. Nous nous limiterons plus aux résultats, aux avantages et aux applications du formalisme dans divers domaines. Ceux-ci seront formulés de telle manière que, pour comprendre ce que nous dirons, on n’ait pas besoin de connaissances en logique. Et même parmi les résultats immédiatement accessibles, nous ne pouvons citer que les plus importants. Avant toute chose, nous noterons avec Mutunda Mwembo que le grand mérite de la formalisation, c’est la désambigüisation du langage ordinaire : « En fait, le jugement sur la formalisation n’a de valeur que si l’on circonscrit clairement les objectifs poursuivis. La 124 formalisation est dès lors une technique utile à la désambigüisation du langage. Et le langage, même ordinaire est toujours déjà mis en forme et donc formalisé. Le problème qui se pose est celui du degré de formalisation. Ce dernier dépend des besoins qui se présentent. On ne formalise pas pour formaliser, pour le plaisir d’enfermer la pensée dans des échafaudages théoriques, ésotériques et inaccessibles »1. 4.1.1. LES VERTUS GENERALES DU FORMALISME La logique symbolique, par la vertu de la formalisation, est la logique formelle exacte. Exacte, elle l’est dans la mesure où elle est caractérisée par les belles propriétés suivantes : a) Elle est la logique qui détermine son matériel de départ avec une telle précision, qu’on peut en avoir une vue d’ensemble aussi nette que pour le matériel de départ des mathématiques ; b) Elle fournit un degré de certitude qu’on peut qualifier d’admirable ; c) Grâce au caractère opératoire de sa symbolique, les propositions de la logique deviennent aussi rigoureuses que les propositions des mathématiques. Qu’il suffise de rappeler les principes piliers de la logique classique, sous la forme où ils nous sont transmis depuis Leibniz- qui n’y est pour rien- à savoir les principes d’identité, de non-contradiction, du tiers exclu et de raison suffisante. On peut le dire, en se fondant sur une élaboration approfondie et exacte de toutes les matières de la logique. d) Encore un point qu’il faut mettre en évidence : « L’interprétation logistique de ce que nous nommerons brièvement les formes existentielles supérieures a tranché le conflit célèbre entre le nominalisme et le réalisme, en donnant raison à Aristote contre Platon, et ceci en un sens qu’on peut déterminer avec précision comme suit : une propriété « existe » si et seulement s’il existe une chose à laquelle cette propriété peut être attribuée ; de même, une relation « existe » si et seulement s’il existe un système d’objets auxquels on peut attribuer cette relation. »2 1 2 Mutunda Mwembo, op cit , p. 96. Heinri ch SCHÖLZ, op cit, p.97. 125 e) La logique symbolique est la première logique formelle parfaite. Cela veut dire qu’elle est la première logique dont on peut affirmer qu’elle fournit de manière complète les règles de déduction nécessaires pour la construction de la mathématique moderne dont les exigences sont considérables. C’est ce qu’a prouvé Russel dans son grand ouvrage, en construisant effectivement les fondements de cette mathématique avec le matériel de la logistique. D’où le titre : Principia Mathématica. Mais qu’on ne croie pas que seules les mathématiques soient ici en cause. Le fait est qu’il fallait bien commencer quelque part; et déjà Aristote avait créé sa théorie de la science dans le même esprit. f) Et de quoi la formalisation ne nous a-t-elle pas délivrés ! Car, pour finir il faut aussi parler de cela. Qu’il suffise de penser au combat mené contre la présence du psychologisme en logique, et qui, sous la conduite de Husserl, a duré des générations. Il faut assurément mener un tel combat ; même s’il faut considérer que la logique positive y a peu gagné, en dehors du domaine de la logistique. Les « principes » de la logique euxmêmes, autant qu’on puisse en juger, n’ont pas été formulés jusqu’aujourd’hui de façon irréprochable par les adversaires non logisticiens du psychologisme. La logistique a abordé ce problème tout autrement. Elle a symbolisé la logique de telle manière qu’une interprétation psychologiste des expressions ainsi symbolisées soit a priori impossible. Tout aussi impossible que l’interprétation normative qui continue encore de se faire entendre. Il est tout à fait évident que si ces étrangetés, et d’autres encore, ont pu persister si longtemps et trouver une telle audience, c’est seulement parce que la logique elle-même n’avait pas été hissée au niveau auquel elle a été grâce à la logistique. g) Enfin, la formalisation a montré qu’on peut libérer également la logique de la pression intolérable de la question de l’évidence. La libérer, « en ce sens qu’on choisit les axiomes de façon qu’ils soient en quelque manière évidents, et que l’on en tire alors, à l’aide d’un système bien réfléchi de règles sensées, tout ce que l’on peut en tirer, au lieu de s’épuiser sur la question insoluble du fondement de ce sentiment d’évidence et des critères dont il doit s’accompagner. Il va de soi que nous ne sommes pas de ceux pour qui le problème de l’évidence n’existe aucunement, 126 et surtout pas de ceux qui, pour cette raison, récusent une question posée à la logique, parce qu’elle a été formulée par un non-logisticien ; car cela témoignerait d’une arrogance que nous avons expressément bannie. Il faut bien dire néanmoins qu’un esprit exigeant trouvera que, au moins jusqu’à ce jour, la discussion de ce problème n’a abouti qu’à de très minces résultats. »1 4.1.2. QUELQUES AVANTAGES SPECIFIQUES On retrouve les avantages du formalisme surtout dans les applications de l’approche informatique de la logique, à savoir : la modélisation logique d’agents cognitifs, l’intelligence artificielle, les langages de programmation, la théorie de la complexité algorithmique et la théorie des modèles. 4.1.2.1. Modélisation logique d’agents cognitifs Un des buts de « l’Intelligence Artificielle » est d’élaborer des programmes qui soient capables d’agir comme des agents rationnels autonomes. Il s’agit de construire des systèmes qui puissent, de façon indépendante, prendre des décisions sur les actions à entreprendre. Mais il ne suffit pas que les programmes conçoivent la bonne action à accomplir Nous désirons en outre qu’ils exécutent ces actions. Autrement dit, nous voulons créer des agents rationnels plongés dans un environnement donné qui vivent et agissent dans cet environnement comme nous le faisons nousmêmes dans le nôtre. Dans l’idéal, les agents que nous désirons créer devraient être aussi aptes que nous le sommes nous-mêmes à prendre des décisions et à agir en conséquence. Une des approches les plus prisées actuellement est celle dite « BDI » Belief, Desire, Intention qui est fondée sur les trois notions de croyance, comme 1 la connaissance que possède un agent sur son Heinri ch SCHOLZ, op cit, p. 105. 127 environnement, de désir, formé par les états de fait qu’il souhaite voir réalisés, et d’intention perçue comme les projets qu’il a l’intention de mener à bien.1 Prenons un exemple : « Je croyais que le cours de M. Sansonnet était à 9h, et donc j’avais l’intention de rentrer de vacances la veille. Je croyais que le train n’aurait pas de retard, et je désirais avoir ma soirée libre, donc j’avais l’intention d’arriver à 18h. » On pourrait envisager qu’il existe trois avantages à utiliser ce type de représentation2 : 1. On sait ce que notre agent désire, sait, et a l’intention de faire. Ce qui a pour effet de faciliter la compréhension, et la prévision du comportement. 2. Les autres agents peuvent comprendre et prédire le comportement de cet agent particulier. 3. Les relations entre ces trois catégories nous donnent une prise sur les comportements intelligents en général. L’approche BDI se manifeste dans trois domaines distincts : le premier est celui de la philosophie, où il s’agit d’analyser les comportements raisonnés humains. Il s’agit essentiellement des travaux philosophiques de Bratman ; le deuxième est celui de la logique mathématique, c'est-à-dire des systèmes de logique BDI ; le troisième est celui des applications, une implémentation des systèmes utilisant des agents de type BDI. Un exemple typique et influent de l’approche BDI est décrite dans le livre de M. Wooldridge « Reasoning about Rational Agents », publié en 2000 au MIT Press. Ce livre donne une présentation synthétique des trois aspects mentionnés ci-dessus3 : 1 http : www.limsi.fr du 13-11-2010 http : www.limsi.fr du 13-11-2010 3 M. WOOLDRIDGE, Reasoning about Rational Agents, Cambridge, MIT Press, 2000. 2 128 • un aspect philosophique qui détermine le rôle de l’intention dans le raisonnement pratique, la délibération, l’engagement, le changement d’intention, les états mentaux… • un aspect formel : o Description d’une logique BDI particulière, la logique LORA et de ses composantes : la composante du premier ordre, la logique modale de la croyance, du désir et de l’intention, la composante temporelle et la composante actancielle. o Modélisation collectif : des phénomènes de raisonnement les croyances mutuelles, les états mentaux mutuels, les actes de parole, la résolution coopérative de problèmes, les phénomènes d’équipe. • un aspect applicatif : l’utilisation du formalisme logique pour la spécification, la vérification et l’implémentation de systèmes, etc. 4.1.2.1.1. LES BASES DES LOGIQUES BDI On peut considérer que les origines des logiques BDI remontent aux travaux de Cohen et Levesque qui se limitent à deux attitudes de base des agents rationnels : les croyances et les buts. D’autres attitudes sont définies à partir de ces dernières. C’est chez Rao et Georgeff que l’on trouve la définition d’une théorie des agents fondée sur les trois modalités primitives que sont les croyances, les désirs et les intentions1. Leur formalisme utilise un modèle de temps ramifié2, et les mondes accessibles par les croyances, les désirs et les intentions sont eux-mêmes des structures temporelles ramifiées. Par la suite, ce formalisme de base s’est enrichi de différentes notions telles que les plans collectifs. De manière technique, les logiques BDI relèvent des logiques multi-modales. Sur une base de logique du premier ordre, elles 1 RAO et GEORGEFF , The design of intelligent agents, A tawget approach, org. Muller, 1986. Stewart EMERSON et Chessa HALPERN, Index to Mathematical Papers, American Mathematical, Society, 2003, 1986 2 129 introduisent des opérateurs pour chacun des différents agents considérés. Ces opérateurs ont pour but de représenter les croyances, les désirs, et les intentions de ces agents. De plus, comme ces croyances, désirs et intentions changent au cours du temps, il s’y rajoute des opérateurs temporels. Les logiques BDI font donc partie techniquement, de ce qu’on pourrait appeler des logiques temporelles, multi-modales et multi-agents. Selon les choix effectués pour ces différents éléments, on obtient des systèmes variés. Les propriétés de chacune des composantes et leurs interactions sont décrites par des axiomes de la logique. Les principaux problèmes sur lesquels ont porté les travaux concernent1 : • l’amélioration du pouvoir expressif de ces logiques par l’introduction de nouveaux opérateurs afin de modéliser des notions telles que la capacité, l’opportunisme, ou l’obligation. • l’étude des propriétés formelles de chacun de ces nouveaux opérateurs. • l’étude de leur interaction. Certains auteurs ont proposé des méthodologies générales pour étudier ces interactions • les axiomatiques et la sémantique, le problème de l’existence d’axiomatisations complètes. • les problèmes de complexité. Est ainsi déterminée de la classe de complexité d’un formalisme particulier. 4.1.2.1.2. LE LANGAGE Conformément à la philosophie BDI, une logique BDI comporte2 : • un langage du premier ordre. • une composante informationnelle représentant les connaissances ou les croyances de chacun des agents. Par exemple, la formule 1 2 http: www.limsi.fr du 13-11-2010 Idem 130 K<b><sub>i φ pourra exprimer que l’agent i sait que φ, la formule B<sub>i φ que l’agent i croit que φ. • une composante motivationnelle portant sur les buts, les plans et les intentions. Par exemple, dans la logique de Cohen et Levesque, on a un opérateur G de but. • une composante dynamique décrivant le résultat des actions d’un agent, ainsi que les changements au cours du temps, avec des opérateurs temporels tels que O (à l’état suivant), ◊ (à terme) ou U (jusqu’à ce que). 4.1.2.2. Axiomatique et sémantique Les propriétés axiomatiques expriment tout d’abord les propriétés de chacun des opérateurs. C’est ainsi qu’on a par exemple1 : • les opérateurs Ki vérifient les axiomes de la logique épistémique S5, en particulier : o T o K K<sub>i φ φ (si i sait que φ, φ est vrai) K<sub>i (φ ) K<sub>i (φ) K<sub>i () (normalité) o 5 K<sub>i (φ) K<sub>i( K<sub>i (φ)) (si i ne sait pas que φ, il sait qu’il ne le sait pas) • les opérateurs Bi vérifient les axiomes de la logique doxastique KD45, en particulier, outre K et 5, les axiomes suivants : • o D B<sub>i(φ) B<sub>i(φ) o 4 B<sub>i(φ) B<sub>i (Bi(φ)) les opérateurs représentant les actions se comportent selon les principes des logiques dynamiques, par exemple la logique dynamique PDL. • les opérateurs temporels ont des propriétés des logiques temporelles, telles que PLTL, ou CTL. 1 http: www.limsi.fr du 13-11-2010 131 Elles décrivent d’autre part les interactions entre les différentes modalités. Par exemple, Cohen et Levesque affirment que sept propriétés de base doivent être satisfaites par l’intention, telles que : les agents pensent que leurs intentions sont possibles, ils ne pensent pas qu’on puisse avoir pour intention φ si φ est impossible, mais par contre, le fait que φ implique et que l’agent ait pour intention φ n’implique pas qu’il ait pour intention . Pour ce qui concerne la sémantique, elle est généralement exprimée en termes de modèle de Kripke, avec des relations d’accessibilité pour chaque opérateur. Par exemple, l’opérateur correspondant à B est euclidien (axiome 5), sériel (axiome D) et transitif (axiome 4). L’opérateur de but est sériel (axiome D). Cela conduit à des modèles que l’on peut visualiser comme formés, en ce qui concerne chaque monde accessible pour une modalité donnée, comme une structure temporelle arborescente correspondant à l’évolution possible dans le temps1. Si la richesse et la rigueur des modélisations logiques n’est pas remise en cause, des critiques ont été émises par divers auteurs concernant en particulier l’utilité pratique des logiques multi-modales BDI. Il s’agit notamment du fait qu’on ne dispose pas toujours d’axiomatisation complète et; les théories proposées ont une trop forte complexité algorithmique. Plus généralement, l’approche BDI elle-même est contestée : du côté de la théorie de la décision et de la planification, la nécessité d’introduire les trois notions de Belief, Desire et Intention est contestée ; du côté de la sociologie et de l’Intelligence Artificielle distribuée, on considère souvent que ces trois notions ne sont pas suffisantes2. considérable Un autre reproche entre les motivations porte sur la philosophiques, distance les souvent formalismes théoriques, et les applications du modèle BDI. Des travaux plus récents sont ceux qui tentent d’apporter des réponses à ces critiques en montrant en 1 2 Lire Patrice BAIHACHE, Essai de logique déontique, Paris, Mathesis Vrin, 1991. A.S. RAO, M. GEORGEFF, op cit, p 95 132 particulier comment des aménagements et des simplifications adéquates des formalismes théoriques permettent de mettre ces derniers en œuvre dans des applications réelles1. Du fait de ses principes, le formalisme BDI sert de point de référence dans de nombreuses applications, avec des adaptations spécifiques dans chaque cas particulier. Un des premiers systèmes agent fondé sur l’architecture BDI était le PRS2. Il fut suivi du dMARS (distributed Multi-Agent Reasoning System). Les applications de PRS/dMARS ont porté sur le contrôle aérien. C’est ce qu’on appelle système OASIS, comportant jusqu’à 80 agents. Le diagnostic de navettes spatiales ou la modélisation de combats aériens. De nos jours, il existe une parenté étroite entre logique et informatique. En effet, cette dernière a incontestablement envahi le champ de la formalisation avec des techniques avérées pratiques et efficaces dans la résolution de nombreux problèmes qu’elle a eu à rencontrer sur son parcours. Pour plus d’informations sur cette section, nous renvoyons le lecteur intéressé par ce sujet à plus de détails chez Pascal Roques et Franck Vallée, UML en action, Eyrolles 20033. 4.1.2.3. L’intelligence artificielle L’expression intelligence artificielle, créée par John McCarthy, est souvent abrégée par le sigle IA .Un de ses créateurs, Marvin Lee Minsky, la définit comme « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de 1 A.S. RAO, M. GEORGEFF,op cit, p.95. GEORGEFF et LANSKY; Procedural Reasoning System,Ingrand, 1986. 3 http : //www.volle.com/travaux/cdc.htm 2 133 façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique »1. On y trouve donc le côté « artificiel » atteint par l'usage des ordinateurs ou de processus électroniques élaborés et le côté « intelligence » associé à son but d'imiter le comportement. Cette imitation peut se faire dans le raisonnement, par exemple dans les jeux ou la pratique de mathématiques, dans la compréhension des langues naturelles, dans la perception. A ce niveau, la perception peut être visuelle ou auditive. Lorsqu’ elle est visuelle, elle porte sur l’interprétation des images et des scènes et quand elle est auditive, elle se préoccupe de la compréhension du langage parlé. Mais l’initiation peut s’opérer aussi par d'autres capteurs, dans la commande d'un robot dans un milieu inconnu ou hostile. Même si elles respectent globalement la définition de Minsky, il existe un certain nombre de définitions différentes de l'IA qui varient sur deux points fondamentaux : • les définitions qui lient la définition de l'IA à un aspect humain de l'intelligence, et celles qui la lie à un modèle idéal d'intelligence, non forcément humaine, nommé rationalité. • les définitions qui insistent sur le fait que l'IA a pour but d'avoir toutes les apparences de l'intelligence humaine ou rationnelle, et celles qui insistent sur le fait que le fonctionnement interne du système IA doit ressembler également à celui de l'être humain ou être rationnel. 1 Marvin Lee MINSKY, La société de l’esprit, Trd. Jacqueline Henry, Paris, Horizons philosophiques, 1986. 134 4.1.2.3.1. HISTORIQUE L'origine de l’intelligence artificielle se trouve probablement dans l'article d'Alan Turing « Computing Machinery and intelligence »1 (Mind, octobre 1950), où Turing expose le problème et propose une expérience maintenant connue sous le nom de test de Turing dans une tentative de définition d'un standard permettant de qualifier une machine de « consciente ». Il développe cette idée dans plusieurs forums et notamment dans la conférence « L'intelligence de la machine, une idée hérétique », conférence qu'il donne à la BBC le 15 mai 1951 « Est-ce que les calculateurs digitaux peuvent penser ? » qu’il donne à la BBC ou la discussion avec M.H.A. Newman, AMT, Sir Geoffrey Jefferson and R.B. Braithwaite le 14 et le 23 Jan. 1952 sur le thème « Est-ce que les ordinateurs peuvent penser? ». Le concept d’intelligence artificielle forte fait référence à une machine capable non seulement de produire un comportement intelligent, mais d’éprouver une impression d'une réelle conscience de soi, de « vrais sentiments » quoi qu’on puisse mettre derrière ces mots, et « une compréhension de ses propres raisonnements ». L’intelligence artificielle forte a servi de moteur à la discipline, mais a également suscité de nombreux débats. En se fondant sur le constat que la conscience a un support biologique et donc matériel, la plupart des scientifiques ne voient pas d’obstacle de principe à créer un jour une intelligence consciente sur un support matériel autre que biologique. Selon les tenants de l'IA forte, si à l'heure actuelle il n'y a pas d'ordinateurs ou de robots aussi intelligents que l'être humain, ce n'est pas un problème d'outil mais de conception. Il n'y aurait aucune limite fonctionnelle parce qu’un ordinateur est une machine de Turing universelle avec pour seules limites, les limites de la calculabilité. Il n'y aurait dès lors que des limites à 1 Alan TURING cité par Laurent LEMIRE, L’homme qui a croqué la pomme, Paris, Hachette, 1974, p.28. 135 concevoir le programme approprié, mais elles restent liées à l'aptitude humaine. 4.1.2..3. 2. ESTIMATION DE FAISABILITE On peut être tenté de comparer la capacité de traitement de l'information d'un cerveau humain à celle d'un ordinateur pour estimer la faisabilité d'une IA forte. Il s'agit cependant d'un exercice purement spéculatif, et la pertinence de cette comparaison n'est pas établie. Cette estimation très grossière est surtout destinée à préciser les ordres de grandeur en présence. effectuait 107 Ainsi par exemple, « un ordinateur typique de 1970 opérations par seconde, logiques et occupait donc géométriquement parlant, une sorte de milieu entre une balance de Roberval (1 opération logique par seconde) et le cerveau humain (grossièrement 2 x 1014 opérations logiques par seconde, car formé de 2 x 1012 neurones ne pouvant chacun commuter plus de 100 fois par seconde) »1. Le matériel serait donc maintenant présent. En effet, l'important n'est pas de raisonner plus vite, en traitant plus de données, ou en mémorisant plus de choses que le cerveau humain, l'important est de traiter les informations de manière appropriée. L'IA souligne la difficulté qu’il y a à expliciter toutes les connaissances utiles à la résolution d'un problème complexe. Certaines connaissances dites implicites sont acquises par l'expérience et mal formalisables. Ainsi par exemple, on ne peut pas dire avec exactitude ce qui distingue un visage familier de deux cents autres Nous ne savons clairement l'exprimer. L'apprentissage de ces connaissances implicites par l'expérience semble une voie prometteuse. Néanmoins, un autre type de 1 Frank ROSE, L’intelligence artificielle : histoire d’une recherche scientifique, Paris, Espace des sciences, 1986, p 32. 136 complexité apparaît, la complexité structurelle. Comment mettre en relations des modules spécialisés pour traiter un certain type d'informations, par exemple un système de reconnaissance des formes visuelles, un système de reconnaissance de la parole, un système lié à la motivation, à la coordination motrice, au langage, etc. En revanche, une fois un tel système conçu et un apprentissage par l'expérience réalisé, l'intelligence du robot pourrait probablement être dupliquée en grand nombre d'exemplaires. 4.1.2.3.3. DIVERSITE DES OPINIONS Les principales opinions soutenues pour répondre à la question d’une intelligence artificielle consciente sont les suivantes : • impossible : la conscience serait le propre des organismes vivants, et elle serait liée à la nature des systèmes biologiques. Cette position est défendue principalement par des philosophes et des religieux. Le problème qui en résulte c’est qu’elle rappelle toutefois toutes les controverses passées entre vitalistes et matérialistes, l'histoire ayant à plusieurs reprises infirmé les positions des premiers. • impossible avec des machines manipulant des symboles comme les ordinateurs actuels, mais possible avec des systèmes dont l’organisation matérielle serait fondée sur des processus quantiques. Cette position est défendue notamment par Roger Penrose1. Des algorithmes quantiques sont théoriquement capables de mener à bien des calculs hors de l'atteinte pratique des calculateurs conventionnels (complexité en N ln N au lieu de N², par exemple, sous réserve d'existence du calculateur approprié). Au delà de la rapidité, le fait que l'on puisse envisager des systèmes quantiques à mesure de calculer des fonctions non-turing-calculables ouvre des possibilités qui, selon Roger Penrose, sont fondamentalement interdites aux machines de Turing. 1 .Roger PENROSE cité par Frank ROSE, op cit, p ,62. 137 o ici le problème réside dans le fait qu’on ne dispose pas encore pour le moment d'algorithmes d'IA à mettre en œuvre dessus. Tout cela reste donc spéculatif. • impossible avec des machines manipulant des symboles comme les ordinateurs actuels, mais possible avec des systèmes dont l’organisation matérielle mimerait le fonctionnement du cerveau humain, par exemple avec des circuits électroniques spécialisés reproduisant le fonctionnement des neurones. Le problème c’est que le système en question répond exactement de la même façon que sa simulation sur ordinateur - toujours possible - au nom de quel principe lui assigner une différence ? • impossible aussi avec les algorithmes classiques manipulant des symboles comme en logique formelle, car de nombreuses connaissances sont difficiles à expliciter mais possible avec un apprentissage par l'expérience de ces connaissances à l'aide d'outils tels que des réseaux de neurones formels, dont l'organisation logique et non matérielle s'inspire des neurones biologiques, et utilisés avec du matériel informatique conventionnel. o Le problème se situera à ce niveau: si du matériel informatique conventionnel est utilisé pour réaliser un réseau de neurones, alors il est possible de réaliser l'IA avec les ordinateurs classiques manipulant des symboles. Cette position parait donc incohérente. Toutefois, ses défenseurs (thèse de l'IA forte) arguent que l'impossibilité en question est liée à notre inaptitude à tout programmer de manière explicite. Elle n'a rien à voir avec une impossibilité théorique. Par ailleurs, ce que fait un ordinateur, un système à base d'échanges de bouts de papier dans une salle immense peut le simuler quelques milliards de fois plus lentement. Or il peut rester difficile à admettre que cet échange de bouts de papiers « ait une conscience ». Selon les tenants de l'IA forte, cela ne pose toutefois pas de problème. • impossible enfin car la pensée n'est pas un phénomène calculable par des processus discrets et finis. Pour passer d'un état de pensée 138 au suivant, il y a une infinité non dénombrable, une continuité d'états transitoires. Cette idée est réfutée par Alain Cardon (Modéliser et concevoir une Machine pensante). • possible avec des ordinateurs manipulant des symboles. La notion de symbole est toutefois à prendre au sens large. Cette option inclut les travaux sur le raisonnement ou l'apprentissage symbolique basé sur la logique des prédicats, mais aussi les techniques connexionnistes telles que les réseaux de neurones, qui, à la base, sont définies par des symboles. Cette dernière opinion constitue la position la plus engagée en faveur de l’intelligence artificielle forte. Des auteurs comme Hofstadter1 mais déjà avant lui Arthur C. Clarke ou Alan Turing avec son test expriment par ailleurs un doute sur la possibilité de faire la différence entre une intelligence artificielle qui éprouverait réellement une conscience, et une autre qui simulerait exactement ce comportement. Après tout, nous ne pouvons même pas être certains que d’autres consciences que la nôtre -chez des humains principalement- éprouvent réellement quoi que ce soit. On retrouve là le problème connu du solipsisme en philosophie. 4.1.2.3.4. TRAVAUX COMPLEMENTAIRES Le mathématicien de la physique Roger Penrose pense que « la conscience viendrait de l'exploitation de phénomènes quantiques dans le cerveau, empêchant la simulation réaliste de plus de quelques dizaines de neurones sur un ordinateur normal. C’est ce qui explique les résultats encore très partiels de l’IA. Penrose restait jusqu’à présent isolé sur cette question. Un autre chercheur a présenté depuis une thèse de même esprit quoique moins radicale, il s’agit de Andrei Kirilyuk »2. Cette spéculation reste néanmoins marginale par rapport aux travaux des neurosciences. L'action de phénomènes quantiques est évidente 1 Richard HOFSTADTER, La structure du nucléon, Traduction de Geoffrey F. Chew, Cambridge University, Press, 1964. 2 Frank ROSE, op cit, p. 68. 139 dans le cas de la rétine : quelques quanta de lumière seulement suffisent à une perception ou de l'odorat. Mais elle ne constitue pas une condition préalable à un traitement efficace de l'information. En effet, le traitement de l'information effectué par le cerveau est relativement robuste et ne dépend pas de l'état quantique de chaque molécule, ni même de la présence ou de la connexion de neurones isolés. Cela dit, l’intelligence artificielle est loin de se limiter aux seuls réseaux de neurones, qui ne sont généralement utilisés que comme classifieurs. Les techniques de résolution générale de problèmes et la logique des prédicats, entre autres, ont fourni des résultats spectaculaires et sont exploités par les ingénieurs dans de nombreux domaines. Le thème d’une machine capable d’éprouver une conscience et des sentiments – ou en tout cas de faire comme si – constitue « un grand classique de la science-fiction, notamment dans la série de romans d’Isaac Asimov sur les robots. Ce sujet a toutefois été exploité très tôt, comme dans le récit des aventures de Pinocchio, publié en 1881, où une marionnette capable d’éprouver de l’amour pour son créateur, cherche à devenir un vrai petit garçon. Cette trame a fortement inspiré le film A.I. L’intelligence artificielle, réalisé par Steven Spielberg, sur la base des idées de Stanley Kubrick. L'œuvre de Dan Simmons, notamment le cycle d'Hypérion, contient également des exposés et des développements sur le sujet. Une autre œuvre majeure de la science fiction sur ce thème est Destination vide, de Frank Herbert. Elle met en scène de manière fascinante l'émergence d'une intelligence artificielle forte »1. A l’inverse, la notion d’intelligence artificielle faible constitue une approche pragmatique d’ingénieur . Elle cherche à construire des systèmes de plus en plus autonomes afin de réduire le coût de leur supervision, mais aussi des algorithmes capables de résoudre des problèmes d’une certaine classe, etc. Cependant, cette fois, la machine simule l’intelligence. Elle semble agir comme si elle était intelligente. On en voit des exemples concrets avec 1 http : //fr.wikipedia .org /wiki/intelligence artificielle 140 « les programmes qui tentent de passer le test de Turing, comme ELIZA. Ces programmes parviennent à imiter de façon grossière le comportement d'humains face à d'autres humains lors d'un dialogue. Ces programmes "semblent" intelligents, mais ne le sont pas. Les tenants de l'IA forte admettent qu'il y a bien dans ce cas une simulation de comportements intelligents, mais qu'il est aisé de le découvrir et qu'on ne peut donc généraliser. En effet, si on ne peut différencier expérimentalement deux comportements intelligents, celui d'une machine et celui d'un humain, comment peut-on prétendre que les deux choses ont des propriétés différentes ? Le terme même de simulation de l'intelligence est contesté et devrait, toujours selon eux, être remplacé par reproduction de l'intelligence »1. Les tenants de l'IA faible argumentent que la plupart des techniques actuelles d’intelligence sont inspirées de leur paradigme. Ce serait par exemple la démarche utilisée par IBM dans son projet nommé Autonomic computing. La controverse persiste néanmoins avec les tenants de l'IA forte qui contestent cette interprétation. Il s’agirait selon toute vraisemblance, « d’une simple évolution et non d’une révolution C’est que l’ intelligence artificielle s’inscrit à ce compte dans la droite succession de ce qu’ont été la recherche opérationnelle dans les années 1960, le process control dans les années 1970, l’aide à la décision dans les années 1980 et le data mining dans les années 1990. Et, qui plus est, avec une certaine continuité »2. Il s'agit surtout d'intelligence humaine reconstituée, et de programmation d'un apprentissage. 4.1.2.3.5. DOMAINES D’APPLICATION On peut envisager de demander les services suivants, ensemble ou séparément, à un dispositif d’intelligence artificielle3 : • 1 interface vocale : se faire comprendre en lui parlant, Frank ROSE, op cit, p. 70. Idem, pp. 70-71. 3 http : //fr.wikipedia.org/wiki/intelligence artificielle 2 141 • assistance par des machines dans les tâches dangereuses, ou demandant une grande précision, • aide aux diagnostics médicaux bien qu’un tensiomètre, qui remplit cette fonction, ne soit considéré par personne comme une application de l’intelligence artificielle, • résolution de problèmes complexes, sous réserve de quantifier ce mot, • traduction automatique, si possible en temps réel ou très légèrement différé, comme dans le film « Dune », • intégration automatique d’informations provenant de sources hétérogènes, Les réalisations actuelles de l’intelligence artificielle peuvent être regroupées en différents domaines, tels que1 : • les systèmes experts, • l’apprentissage automatique, • le traitement automatique des langues, • la reconnaissance des formes, des visages et la vision en général, etc. Au fil du temps, certains langages de programmation se sont avérés plus commodes que d’autres pour écrire des applications d’intelligence artificielle. Parmi ceux-ci, Lisp et Prolog furent sans doute les plus médiatisés. Lisp constituait une solution ingénieuse pour faire de l’intelligence artificielle en FORTRAN, ELIZA. Ceci nous amène à dire un mot sur les langages de programmation. 4.1.2.4. Les langages de programmation Les langages de programmation permettent de définir les ensembles d'instructions effectuées par l'ordinateur lors de l'exécution d'un programme. Il existe des milliers de langages de programmation. La plupart 1 http : //fr.wikipedia.org/wiki/intelligence artificielle 142 d'entre eux étant réservés à des domaines spécialisés, ils font l'objet de recherches constantes dans les universités et dans l'industrie. Un langage de programmation est « un code de communication, permettant à un être humain de dialoguer avec une machine en lui soumettant des instructions et en analysant les données matérielles fournies par le système, généralement un ordinateur. Le langage permet à la personne qui rédige un programme, de faire abstraction de certains mécanismes internes, généralement des activations et désactivations de commutateurs électroniques, qui aboutissent au résultat désiré »1. L'activité de rédaction du code-source d'un programme est nommée programmation. Elle consiste en la mise en œuvre de techniques d'écriture et de résolution d'algorithmes informatiques. Celles-ci sont fondées sur les mathématiques. A ce titre, un langage de programmation se distingue du langage mathématique par sa visée opérationnelle. Une fonction et par extension, un programme, doit retourner une valeur, de sorte qu'un langage de programmation soit toujours un compromis entre la puissance d'expression et la possibilité d'exécution. La correspondance de Curry-Howard, appelée aussi isomorphisme de Curry-Howard, est « une relation entre logique mathématique et informatique, ou encore entre calcul et démonstration par l'intermédiaire du lambda-calcul ou de calculs apparentés. L'idée est que l'on peut voir un même concept sous deux éclairages différents. Ainsi une proposition peut être vue comme un type et vice versa, une démonstration ou preuve peut être vue comme un terme et vice versa »2. 1 Jacques LONCHAMP, Les langages de programmation : concepts essentiels et classification, Paris, Masson, 1989, p. 80. 2 Idem, p.80. 143 4.1.2.5. Théorie de la complexité algorithmique 4.1.2.5.1. DEFINITION On désigne par algorithmique « l’ensemble des activités logiques qui relèvent des algorithmes, en particulier, en informatique. Cette discipline désigne l'ensemble des règles et des techniques qui sont impliquées dans la définition et la conception des algorithmes »1. Le mot vient du nom du mathématicien arabe, d'origine perse, Al Khuwarizmi, né vers 780 et mort vers 850, qui au 9ème siècle écrivit le premier ouvrage systématique sur la solution des équations linéaires et quadratiques. Dans le cas général, l’algorithmique s’effectue au moyen de calculs. Il est parfois fait usage du mot algorithmie, bien que ce dernier ne figure pas dans la plupart des dictionnaires. Un algorithme est un moyen pour un humain de présenter la résolution par calcul d’un problème à une autre personne physique -un autre humain- ou virtuelle -un calculateur. En effet, « un algorithme est un énoncé, dans un langage bien défini, d’une suite d’opérations permettant de résoudre par calcul un problème. Si ces opérations s’exécutent en séquence, on parle d’algorithme séquentiel. Si les opérations s’exécutent sur plusieurs processeurs en parallèle, on parle d’algorithme parallèle. Si les tâches s’exécutent sur un réseau de processeurs, on parle d’algorithme réparti ou distribué »2. Les algorithmes dont on a retrouvé des descriptions exhaustives ont été utilisés dès l’époque des Babyloniens, pour des calculs concernant le commerce et les impôts. 1 2 O. CARTON, Langages formels, calculabilité et complexité, Paris, Hermès, 1996, p. 12. Idem, p. 13. 144 L’algorithme le plus célèbre est celui qui se trouve dans le livre 7 des Éléments d’Euclide. Il permet de trouver le plus grand commun diviseur, ou PGCD, de deux nombres. Un point particulièrement remarquable est qu’il contient explicitement une itération et que les propositions 1 et 2 démontrent sa convergence. L’algorithmique a été systématisée par le mathématicien perse Al Khuwarizmi, auteur d’un ouvrage souvent traduit par L’algèbre et le balancement qui décrit des méthodes de calculs algébriques ainsi que d’un autre introduisant le zéro des Indiens. Le savant arabe Averroès (1126-1198) évoque une méthode de raisonnement où la thèse s’affine étape par étape, itérativement, jusqu’à une certaine convergence et ceci conformément au déroulement d’un algorithme. À la même époque, le moine Adelard de Bath a introduit le terme latin d’algorismus. Ce terme est forgé par référence au nom d’Al Khuwarizmi. Ce mot donne algorithme en français. Au 17ème siècle, on pouvait entrevoir une certaine allusion à la méthode algorithmique chez René Descartes dans la méthode générale proposée par le Discours de la méthode , notamment quand, en sa deuxième partie, le logicien français propose de « diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre1. » Vu sous cet angle, l’approche de Descartes, sans évoquer explicitement les concepts de boucle ou d’itération, prédispose la logique à accueillir le concept de programme, mot qui naît en français en 1677.L’utilisation du terme algorithme a été remarquable chez Ada Lovelace, fille de lord Byron et assistante de Charles Babbage. Un algorithme énonce une résolution sous la forme d’une série d’opérations à effectuer. La mise en œuvre de l’algorithme consiste en 1 René DESCARTES, Discours de la méthode, Traduction de G. Rodes-Lewis, Paris, Fayard, 1987. 145 l’écriture de ces opérations dans un langage de programmation. Elle constitue alors la brique de base d’un programme informatique. Les informaticiens utilisent fréquemment l’anglicisme implémentation pour désigner cette mise en œuvre. L’écriture en langage informatique « est aussi fréquemment désignée par le terme codage, qui n’a ici aucun rapport avec la cryptographie, mais qui se réfère au terme code- source pour désigner le texte, en langage de programmation, qui constitue le programme. L’algorithme devra être plus ou moins détaillé selon le niveau d’abstraction du langage utilisé »1. Autrement dit, une recette de cuisine doit être plus ou moins détaillée en fonction de l’expérience du cuisinier. 4.1.2.5.2. EXEMPLES D’ALGORITHME Il existe un certain nombre d’algorithmes classiques, utilisés pour résoudre des problèmes ou plus simplement pour illustrer des méthodes de programmation2. • tours de Hanoï, problème célèbre illustrant la programmation récursive ; • algorithme de tri, ou comment trier un ensemble de nombres le plus rapidement possible ; • huit dames, placer huit dames sur un échiquier sans qu’elles puissent se prendre entre elles ; • algorithme récursif, quelques présentations d’algorithmes récursifs simples ; • algorithme du simplexe, qui minimise une fonction linéaire de variables réelles soumises à des contraintes linéaires. Les principales notions mathématiques dans le calcul du coût d’un algorithme précis sont les notions de domination. Une telle notion est notée O(f(n)), « grand o », où f est une fonction mathématique de n, variable 1 2 désignant O. CARTON, op cit, p. 13. Idem, p. 14. la quantité d’informations en bits, en nombre 146 d’enregistrements, etc, manipulée dans l’algorithme. En algorithmique on trouve souvent des complexités du type 1: Notation O(1) O(log(n)) O(n) O(nlog(n)) O(n2) O(n3) O(np) O(nlog(n)) O(2n) O(n!) Notation O(1) O(log(n)) O(n) O(nlog(n)) O(n2) O(n3) O(np) O(nlog(n)) O(2n) O(n!) Sans Type de complexité complexité constante (indépendante de la taille de la donnée) complexité logarithmique complexité linéaire complexité quasi linéaire complexité quadratique complexité cubique complexité polynomiale complexité quasi polynomiale complexité exponentielle complexité factorielle Type de complexité complexité constante (indépendante de la taille de la donnée) complexité logarithmique complexité linéaire complexité quasi-linéaire complexité quadratique complexité cubique complexité polynomiale complexité quasi-polynomiale complexité exponentielle complexité factorielle nécessairement entrer dans les détails mathématiques, nous pouvons dire que lorsque l’on calcule l’efficacité d’un algorithme, sa complexité algorithmique, on cherche à connaître deux données importantes : tout d’abord, l’évolution du nombre d’instructions de base en fonction de la quantité de données à traiter par exemple, dans un algorithme de tri, le nombre de lignes à trier, que l’on privilégiera sur le coût exact en secondes, ensuite l’appréciation de la quantité de mémoire nécessaire pour effectuer les calculs. 1 O. CARTON, op cit, p. 16. 147 Baser le calcul de la complexité d’un algorithme sur le temps ou la quantité effective de mémoire qu’un ordinateur particulier prend pour effectuer ledit algorithme ne permet pas de prendre en compte la structure interne de l’algorithme, ni la particularité de l’ordinateur. Selon sa charge de travail, la vitesse du processeur d’un ordinateur, la vitesse d’accès aux données, l’exécution de l’algorithme -qui peut faire intervenir le hasard ou son organisation de la mémoire, le temps d’exécution et la quantité de mémoire ne seront pas les mêmes1. Il existe également un autre aspect de l'évaluation de l'efficacité d'un algorithme : les performances en moyenne de cet algorithme. Il suppose « d'avoir un modèle de la répartition des données de l'algorithme, tandis que la mise en œuvre des techniques d'analyse implique des méthodes assez fines de combinatoire et d'évaluation asymptotique, utilisant en particulier les séries génératrices et des méthodes avancées d'analyse complexe. L'ensemble de ces méthodes sont regroupées sous le nom de combinatoire analytique »2. Souvent, l’efficacité d’un algorithme n’est connue que de manière asymptotique, c’est-à-dire pour de grandes valeurs du paramètre n. 4.1.2.5.3. LES HEURISTIQUES Pour certains problèmes, les algorithmes ont une complexité beaucoup trop grande pour obtenir un résultat en temps raisonnable, même si l’on pouvait utiliser une puissance de calcul phénoménale. On est donc amené à rechercher une solution la plus proche possible d’une solution optimale en procédant par essais successifs. Puisque toutes les combinaisons ne peuvent être essayées, certains choix stratégiques doivent être faits. 2 O. CARTON, op cit, p. 17. 148 Ces choix, généralement très dépendants du problème traité, constituent ce qu’on appelle une heuristique. Le but d’une heuristique n'est donc pas d'essayer toutes les combinaisons possibles afin de trouver celle répondant au problème, mais de trouver une solution approchée convenable – qui, dans certains cas, peut être exacte – dans un temps raisonnable. C’est ainsi que les programmes de jeu d’échecs, de jeu de go -pour ne citer que ceux-là font appel de manière très fréquente à des heuristiques qui modélisent l’expérience d’un joueur. Certains logiciels antivirus se basent également sur des heuristiques pour reconnaître des virus informatiques non répertoriés dans leur base, en s’appuyant sur des ressemblances avec des virus connus. L’on peut retenir quelques types d’algorithme avant de clore ce chapitre. Il s’agit de : • L’algorithme génétique en informatique décisionnelle ; • L’allocation de mémoire et ramasse-miettes ; • La cryptologie et la compression de données ; • L’informatique musicale ; • La structure de données, algorithmes de tri et recherche dichotomique. La formalisation permet une meilleure systématisation et une meilleure communicabilité de la connaissance en dépit de son caractère ésotérique propre d’ailleurs à toute discipline scientifique dès lors qu’elle exige une formation. Il est alors vain de la définir par le seul fait qu’elle exige le recours à des symboles autres que ceux de la langue naturelle. Le recours aux symboles ne caractérise le formalisme que dans la mesure où il s’accompagne d’un progrès dans l’abstraction. C’est à ce titre que le formalisme est un facteur puissant de simplification et d’unification de concepts fonctionnant pour ainsi dire à la manière d’algorithmes dans l’abstraction de la signification expérimentale de termes symboliques. C’est en définitive le point de vue formel qui caractérise en pratique le symbolisme. En accroissant la sécurité de la déduction, la 149 formalisation revêt une utilité qui tient plutôt à ce qu’elle est un instrument d’analyse fine ; A ce propos, Alfred Tarski par exemple, précise que « le logicien raisonne non sur la lettre x dans sa matérialité mais sur la classe d’objets ayant même forme que x »1 4.1.2.6. La théorie des modèles La théorie des modèles est une théorie de la vérité mathématique. Elle consiste essentiellement à dire qu’une théorie est mathématiquement valide si on peut définir un univers non vide dans lequel elle est vraie. Alfred Tarski développe cette théorie dans un article fondateur, Le concept de vérité dans les langages formalisés, publié en 1933 et traduit dans le recueil. Tarski a considéré une formule apparemment triviale : "il neige" est une proposition vraie si et seulement s'il neige »2. Il a compris que cette vérité élémentaire pouvait le conduire à apporter une réponse générale, puissante et satisfaisante au problème plusieurs fois millénaire de la nature de la vérité mathématique. Pour deux raisons, Tarski a appelé sa théorie « la sémantique du calcul des prédicats » : • D’abord, parce qu’elle donne une définition de la vérité et de la conséquence logique indépendante de ce que donnent les démonstrations en logique. • Ensuite à cause du fait qu’elle donne une réponse partielle à la question de la signification du langage, parce que les mots ont du sens s'ils permettent de faire des phrases vraies dans un monde possible. Mais ses racines sont beaucoup plus lointaines. Un premier modèle délibérément créé apparaît avec la naissance des géométries non 1 2 Alfred TARSKI, Logique, sémantique, métamathématique, Paris, Armand Colin, 1972, p. 78. Idem, p. 48. 150 euclidiennes. D'abord purement déductives, ces géométries ont peu à peu été acceptées à partir du moment où l'on a pu en donner des modèles, c'està-dire des supports géométriques avec des interprétations spécifiques pour désigner les droites. Poincaré par exemple donne un modèle du plan hyperbolique à partir d'un demi-plan du plan complexe. On dira qu'une théorie est « non contradictoire » s'il existe un modèle dans lequel elle est vraie. On dira qu'elle est « consistante » ou « cohérente » si elle ne permet pas de prouver à la fois une formule et sa négation. Il n'est pas toujours facile ou possible de montrer en effet qu'une théorie est consistante. Il est par contre plus facile de montrer qu'elle est non contradictoire, puisqu'il suffit pour cela de mettre en évidence un modèle. De ce point de vue, le Théorème de complétude de Gödel peut être considéré comme le théorème fondamental de la théorie des modèles. Il établit une équivalence entre les deux notions de noncontradiction et de consistance, et permet de montrer qu'une formule est vraie dans tout modèle si et seulement si elle est prouvable dans un système de déduction adéquat. Il clôt de la sorte des recherches qui remontent au théorème de Löwenheim et qui s’inspirent d’une approche hilbertienne de la vérité mathématique. Un modèle donne donc la certitude de travailler sur une théorie qui ne débouchera pas sur une contradiction. Une démonstration est donnée par des règles de déduction et des axiomes. 4.1.2.6.1. LES MODELES DU CALCUL PROPOSITIONNEL CLASSIQUE En calcul propositionnel de la logique classique, on ne trouve pas de quantificateurs existentiels ou universels. Les formules sont constituées de propositions atomiques reliées itérativement par des connecteurs logiques. Un modèle consiste à définir, pour chaque variable propositionnelle atomique, une valeur de vérité qui peut être vraie ou fausse. On peut alors en déduire la vérité ou la fausseté de toute formule complexe. 151 La complexité d'une formule est mesurée par le nombre maximal d’opérateurs emboîtés. Par exemple dans (¬ p) ∨ (Q ∧ R), le ou ∨ et le non sont emboîtés l’un dans l’autre. Mais le non et le et ne le sont pas. Cette proposition est de complexité 2 parce qu’elle a au maximum deux opérateurs emboîtés. Les formules de complexité 0 sont les formules atomiques. C'est le modèle choisi qui définit leur valeur de vérité. Supposons que la vérité et la fausseté de toutes les formules de complexité n ait été définie. Montrons comment définir la vérité et la fausseté des formules de complexité n + 1. Soit P une formule de complexité n + 1, obtenue à partir de la formule ou des formules Q et R de complexité n ou inférieure, au moyen d'un connecteur logique. La vérité ou la fausseté de Q et R est donc déjà définie. a) P ¬ Q = : Si Q est vrai alors P est faux, par définition de la négation. Si Q est faux alors P est vrai, pour la même raison. b) P = (Q ∧ R) : Si Q et R sont tous les deux vrais alors P aussi, mais P est faux dans tous les autres cas. c) P = (Q ∨ R) : Si Q et R sont tous les deux faux alors P aussi, mais P est vrai dans tous les autres cas. d) P = (Q → R) : Si Q est vrai et R est faux alors P est faux, mais P est vrai dans tous les autres cas. Une formule vraie dans tout modèle s'appelle une « tautologie ». Si la formule possède n variables propositionnelles atomiques, il suffit en fait de vérifier la vérité de la formule dans les 2n modèles possibles donnant les diverses valeurs de vérité aux n propositions atomiques. Le nombre de modèles étant fini, il en résulte que le calcul des propositions est décidable. Il existe ainsi un algorithme permettant de décider si une formule est une tautologie ou non. Par ailleurs, le théorème de complétude du calcul des propositions établit l'équivalence entre être une tautologie et être prouvable dans un système de déduction adéquat. 152 Exemples : Montrons que ((P→Q) →P) → P (loi de Peirce) est une tautologie, en utilisant la règle d). Si P est vraie, alors ((P→Q) →P) → P étant de la forme R → P est vraie. Si P est faux, alors P → Q est vrai, (P→Q)→ P est faux, et ((P→Q) →P) → P est vrai. Etant vrai dans tout modèle, ((P→Q) →P) → P constitue une tautologie. Elle est donc également prouvable au moyen de systèmes de déduction, telle que la déduction naturelle. Par contre, (P→Q) →P n'est pas prouvable. En effet, dans un modèle où P est faux, (P→Q) →Pest également faux. 4.1.2.6.2. LES MODELES DANS LE CALCUL DES PREDICATS Dans le calcul des prédicats du premier ordre de la logique classique, les prédicats utilisés s'appliquent sur des variables. Pour définir un modèle, il convient alors d'introduire un ensemble dont les éléments serviront de valeurs à attribuer aux variables. Comme pour le calcul propositionnel, on commence par définir la vérité ou la fausseté des formules atomiques dans un domaine donné, avant de définir de proche en proche la vérité ou la fausseté des formules composées. On peut ainsi définir par étapes successives la vérité de toutes les formules complexes de la logique du premier ordre composées à partir des symboles fondamentaux d’une théorie. Il ne faut pas perdre de vue qu’une formule est atomique lorsqu’elle ne contient pas d’opérateurs logiques. Atomique ne veut pas dire ici qu’une formule ne contient qu’un seul symbole mais seulement qu’elle contient un seul symbole de prédicat fondamental. Les autres noms qu’elle contient sont des noms d’objet et ils peuvent être très complexes. Qu’une formule soit atomique veut dire qu’elle ne contient pas de sous-formule. Il s’agit d’une atomicité logique. 153 4.1.2.6.3. L'INTERPRETATION DES FORMULES ATOMIQUES DANS UN MODELE Une interprétation d'un langage du premier ordre est définie par les éléments suivants : • Un ensemble U non vide, l’univers de la théorie. À chaque nom d’objet (constante) mentionné dans le langage est associé un élément de U. • A chaque prédicat unaire (à une place) fondamental mentionné dans le langage est associé une partie de U, l’extension de ce prédicat. C'est l'ensemble des valeurs pour lequel on décide que le prédicat est vrai. À chaque prédicat binaire fondamental mentionné dans le langage est associé une partie du produit cartésien U × U. Il représente l’ensemble de tous les couples pour lesquels le prédicat est vrai. Il en est de même pour les prédicats ternaires, ou d’arité supérieure. • A chaque opérateur unaire mentionné dans le langage est associée une fonction de U dans U. À chaque opérateur binaire mentionné dans le langage est associée une fonction d’U× U dans U. De même pour les opérateurs d’arité supérieure. On peut dire que l’ensemble U, ou l’interprétation dont il fait partie, est un modèle d’une théorie lorsque tous les axiomes de cette théorie sont vrais relativement à cette interprétation. L'usage du mot modèle, est parfois multiple. Tantôt il désigne l'ensemble U, tantôt l'ensemble des formules atomiques vraies, tantôt l'interprétation. Souvent, quand on dit un « modèle d'une théorie », on suppose automatiquement qu'elle y est vraie. Mais on dit aussi qu'une théorie est fausse dans un modèle. 154 4.1.2.6.4. LA DEFINITION DE LA VERITE DES FORMULES COMPLEXES Dès qu’on a une interprétation d’une théorie, la vérité de toutes les formules qui mentionnent seulement les constantes, les prédicats et les opérateurs fondamentaux, peut être définie. On commence par les formules atomiques et on procède récursivement aux formules plus complexes. On reprend les règles définies dans le paragraphe relatif aux modèles du calcul propositionnel, et on définit les deux règles supplémentaires, relatives au quantificateur universel et existentiel. a) P = ∀ x Q : Si l'une des formules obtenues en substituant un élément de U à toutes les occurrences libres de x dans l'interprétation de Q est fausse alors P est fausse, sinon, si Q n'a pas d'autres variables libres que x, P est vraie. b) P = Ǝ x Q : Si l'une des formules obtenues en substituant un élément de U à toutes les occurrences libres de x dans l'interprétation de Q est vraie alors P est vraie, sinon, si Q n'a pas d'autre variables libres que x, P est fausse. Dès lors a) et b) permettent de définir la vérité et la fausseté de toutes les formules closes, c’est-à-dire sans variables libres. La vérité et la fausseté de toutes les formules complexes, sans variables libres, de la logique du premier ordre, peut donc être déterminée dans un modèle donné. Une formule vraie dans tout modèle s'appelle loi logique ou théorème. Comme pour le calcul propositionnel, le théorème de complétude de Gödel énonce l'équivalence entre loi logique et formule prouvable dans un système de déduction adéquat. Ce résultat est remarquable, compte tenu du fait que, contrairement au calcul des propositions, le nombre de modèles pouvant être envisagés est en général infini. D'ailleurs, contrairement au calcul des propositions, le calcul des prédicats n'est pas décidable. 155 Exemples : La formule Ǝx ∀y (R(x)→R(y)) est une loi logique. En effet, considérons un modèle U non vide. Il engendre alors deux possibilités. • Ou bien on attribue la valeur vraie à R(y) lorsque y se voit attribué une valeur quelconque dans U, et dans ce cas, on attribue à x une valeur quelconque dans U. L'implication R(x) → R(y) est alors vraie pour tous les y dans U, donc ∀y (R(x) → R(y)) est également vraie dans U, et x désignant également un élément de U, Ǝx ∀y (R(x)→R(y)) est vraie dans U. • Ou bien on attribue la valeur faux à R(y) pour au moins un y dans U. Désignons alors par x cet élément. Alors pour tout y de U, R(x) → R(y) est vraie, donc ∀y (R(x)→R(y)) est vraie dans U, et donc Ǝx ∀y (R(x)→R(y)) est également vraie. Dans les deux cas, la formule est vraie. U étant quelconque, la formule est vraie dans tout modèle, et peut également être prouvée au moyen d'un système de déduction. Par contre, la formule Ǝx (P→Q(x))→(P→∀xQ(x)) n'est pas prouvable. Il suffit de prendre comme modèle un ensemble U à deux éléments a et b, à poser P et Q(a) vraies, et Q(b) faux. P→∀xQ(x) P est faux dans U, alors que Ǝx(P→Q(x)) est vraie (avec x = a). Il en résulte que Ǝx (P→Q(x))→(P→∀xQ(x)) est fausse dans U. La formule étant falsifiable n'est pas un théorème. 4.1.2.6.5. LES MODELES DE LA LOGIQUE INTUITIONNISTE Les modèles présentés jusqu'ici sont des modèles de la logique classique. Mais il existe d'autres logiques, dont la logique intuitionniste qui est une logique qui construit les démonstrations à partir des prémisses. Pour cette logique, il existe une théorie des modèles, les modèles de Kripke avec un théorème de complétude : une formule est 156 démontrable en logique intuitionniste si et seulement si elle est vraie dans tout modèle de Kripke. Ces modèles permettent par exemple de répondre aux questions suivantes. Soit F une formule close : • Ou bien F n'est pas un théorème de la logique intutionniste. Pour le montrer, il suffit d'exhiber un modèle de Kripke qui invalide la formule. • Ou bien F est un théorème de la logique classique. Pour le montrer, il suffit d'en donner une démonstration dans un système de déduction de la logique classique. On compte alors deux sous-cas : Ou bien F est également un théorème de la logique intuitionniste. Pour le montrer, il suffit d'en donner une démonstration dans un système de déduction intuitionniste ou de montrer que F est vraie dans tous les modèles de Kripke. Ou bien F n'est pas démontrable en logique intuitionniste. Pour le montrer, il suffit de donner un modèle de Kripke invalidant la formule. C'est ainsi qu'on peut démontrer que : (¬∀x F(x))→(Ǝx ¬F(x)) est un théorème de la logique classique, mais pas de la logique intuitionniste tandis que (¬Ǝx F(x)) → (∀x ¬F(x)) est un théorème de la logique intuitionniste et en même temps de la logique classique. Les modèles de Kripke servent aussi à donner des modèles pour les logiques modales. 4.1.2.6.6. EXEMPLES D’APPLICATION DES MODELES Nous avons déjà donné des applications des modèles : • satisfaire ou au contraire falsifier une formule ; par exemple distinguer formule vraie en logique classique mais fausse en logique intuitionniste : la formule est vraie dans tout modèle classique, mais il existe un modèle en logique intuitionniste qui la falsifie. 157 • prouver qu'une théorie ou un système d'axiomes n'est pas contradictoire en exhibant un modèle satisfaisant tous les axiomes. En ce qui concerne les systèmes d'axiomes, les modèles interviennent également pour montrer l'indépendance des axiomes entre eux, ou établir la consistance d'un système axiomatique en s'appuyant sur la consistance d'un autre système. Donnons en quelques exemples. En géométrie, le Ve postulat d'Euclide est indépendant des autres axiomes de la géométrie. En effet, d'une part, le plan de la géométrie euclidienne est un modèle dans lequel ce postulat est vrai tandis que d'autre part, le demi-plan de Poincaré est un modèle de la géométrie hyperbolique dans lequel ce postulat est faux. Dans cet univers, si on se donne une droite et un point extérieur à cette droite, il existe une infinité de droites passant par le point et non sécantes à la première droite. Dans cet exemple, on voit qu'on peut définir les objets d'un nouveau modèle tels que les droites du plan hyperbolique en se servant d'autres objets d'un autre modèle comme les demi-droites et demi-cercles du demi-plan euclidien. Si on suppose la consistance du modèle euclidien, alors on a établi la consistance du modèle hyperbolique. Cette utilisation de modèle pour montrer la consistance relative d'un autre modèle est très fréquente. Considérons par exemple la théorie des ensembles, notée ZF. Considérons par ailleurs ZF auquel on ajoute l'axiome du choix, notée ZFC. On peut montrer que si ZF est consistante, alors ZFC aussi. On est en effet capable de définir une fonction F définie sur les ordinaux qui à tout ordinal α associe un ensemble Fα, et la classe L = {Fα│α ordinal} de façon que : • L vérifie tous les axiomes de ZF • Les ensembles Fα appartenant à L sont constructibles dans le sens où Fα est défini à partir des Fβ, pour β < α, par récurrence transfinie. • Pour tout x de L, on définit l'ordre de x comme étant le plus petit ordinal α tel que x = Fα. 158 • A tout x de L, on peut lui associer y élément de x d'ordre minimal, définissant une fonction f de L dans L en posant y = f(x). On a alors défini dans L une fonction f vérifiant ∀x, f(x) ϵx∀x. Autrement dit, f est une fonction de choix dans L, et L vérifie ZF ainsi que l'axiome du choix. L est donc un modèle de ZFC. Toujours dans la théorie des ensembles, si on pose entier n, et pour tout (ensemble des parties de Rn), alors la réunion des Rn pour tout n entier définit un modèle qui vérifie tous les axiomes de ZF sauf l'axiome de l'infini. Ceci prouve que ce dernier axiome ne peut être prouvé à partir d’autres axiomes. 4.2. LES LIMITES DU FORMALISME Il y a avant tout une auto-limitation du formalisme logique luimême. En effet, nous savons que les logiciens créent des systèmes qui se veulent hypothético-déductifs en ce sens que le logicien peut se donner en quelque sorte arbitrairement par simple choix décisoire de l’esprit, un ensemble de principes appelé axiomatique dont il déduira ensuite toutes les implications, tous les théorèmes. Mais le caractère arbitraire ne signifie pas que tout soit permis en logique. Le choix d’une axiomatique est soumis à des règles logiques strictes. Sa plus grande exigence est que les axiomes doivent être obligatoirement compatibles, indépendants et suffisants. Or, c’est précisément ces règles qui sont une auto-limitation. Il y a enfin des limites extérieures au formalisme que nous appelons ici faiblesses. 4.4.1. Des faiblesses du formalisme Ces faiblesses apparaissent clairement quand on oppose la logique formelle à la logique dialectique. Elles sont aussi remarquables 159 lorsqu’on considère par exemple le principe d’incertitude de Heisenberg et dans la forte propension à la contradiction observée dans la logique de Stephane Lupasco. 4.4.1.1. LA LOGIQUE FORMELLE ET LA LOGIQUE DIALECTIQUE La logique dialectique ce n'est pas les rives entre lesquelles s'écoule le fleuve de connaissance. Elle pénètre la connaissance elle-même à tous ses différents niveaux. Elle ne peut pas vivre en dehors de ce fleuve, elle n'existe que là. Si on chasse la logique hors de ce courant elle se nie elle-même et se flétrit en quelques principes stériles, limités et abstraits. Loin de dominer la connaissance de l'extérieur, elle se renouvelle sans cesse en elle. "La forme de la pensée mérite d'être réanimée plus que toute autre forme", remarque Hegel. Les Béotiens réduisent souvent la méthode de Hegel à l'application monotone d'un schéma en trois parties : la thèse, l'antithèse, la synthèse. Par cette caricature, ils ne révèlent rien d'autre que la conception qu'ils sont eux-mêmes incapables de dépasser : pour Hegel, chaque sphère de la réalité donne un caractère spécialement déterminé à la contradiction et à la synthèse. Sous une forme souvent mystique, il exprime ici une conception profondément matérialiste. La dialectique n'est pas réductible à quelques lois isolées; et ce n'est pas une des moindres difficultés de sa systématisation. Loin de moisir dans une forme imposée de l'extérieur ou d'y révéler ses limites, la pensée voit son mode de développement être conditionné par son contenu. La conception qu'il y a dans la pensée quelque chose d’extérieur et d’antérieur à la connaissance est précisément la caractéristique la plus essentielle de la scolastique. La logique symbolique est un nom générique pour une série de travaux qui se sont beaucoup développés depuis la fin du premier tiers du 19ème siècle. 160 Les artisans de ce mouvement sont pour la plupart des mathématiciens. Ses caractéristiques essentielles sont l'utilisation de symboles analogues à ceux de l'algèbre pour représenter le contenu des concepts de pensée, ou leurs relations ainsi que la liaison par déduction de ces symboles selon quelques règles formelles pour déterminer tout ce qui est possible, c'est-à-dire éliminer les affirmations contradictoires. Ce calcul logique n'est rien d'autre qu'une tendance invétérée des mathématiques depuis leur origine, poussé vraiment à l'extrême. Ce qui génère la progression par déduction selon les lois de la logique formelle et la recherche continue de la réduction du nombre d'axiomes servant de base de départ. C'est pourquoi, précisément parce qu'il ne s'agit que d'une exacerbation d'une de leurs tendances, les mathématiques courraient un risque en se confinant complètement sur ce terrain : le risque de perdre la vie. Tous les grands mathématiciens, y compris ceux qui sont partisans de la logique symbolique, sont d'accord sur ce point et beaucoup d'entre eux ne reconnaissent, même dans leur propre domaine, qu'une valeur très restreinte à la logique symbolique. Il semble pourtant que celle-ci a sans doute acquis son droit à l'existence sur ce terrain et pour autant que les mathématiques soient concernées, elle représente une conquête seulement relative de la science. Si nous entrons dans le champ de la logique, la situation change complètement. Ici le rôle de la logique symbolique devient complètement régressif. Tous les logiciens de cette école partent des trois "lois fondamentales" de la pensée dont nous ne pouvons pas nous extraire que nous pouvons sauter par-dessus notre propre ombre. Il s’agit des principes d'identité, de contradiction et du tiers exclu. Les adeptes de la logique symbolique ne se hasardent pas à une discussion sur ces principes, ni même à préciser leur contenu. 161 Souvent ils les admettent discrètement, sous prétexte de définir un symbole algébrique. S'ils discutent leur adhésion au système, c'est seulement en lui collant l'étiquette "évident", ainsi que le font Russell et Whitehead en particulier. Combien une telle conception apparaît pauvre, bornée et réactionnaire en comparaison avec celle de Hegel ? On peut s'en apercevoir simplement en lisant ces pages où Hegel, au début du deuxième livre de sa grande Logique (Science of Logic), examine ces fameux principes, démontrant leurs limites et leurs contradictions1. Dès que les trois "lois fondamentales" de la pensée sont admises comme dirigeant tout, il ne reste rien qu'à déterminer, par des règles de déduction à formalisme algébrique, toutes les combinaisons noncontradictoires qui en découlent. L'objectif du calcul logique pourrait ainsi être défini dans sa généralité entière : établir toutes les affirmations compatibles avec les trois principes fondamentaux de la pensée. La science se trouve ainsi réduite à un vaste formalisme. Rien ne reste après cela qu'une tâche secondaire, qui consiste à voir si toutes les combinaisons déterminées comme possibles existent aussi dans la nature. Mais si toutes les possibilités n'accèdent pas à l'existence, l'existence ne manque jamais de se trouver une niche dans l'éventail immense des possibilités. Dans la mesure où la pensée fournit à la réalité des cadres construits en-dehors et indépendamment d'elle, la logique symbolique apparaît comme une vaste scolastique. Cela ne représente pas un progrès du pouvoir de la raison, mais son affaiblissement et son humiliation. La science des combinaisons de Russell, en particulier, a en vue de rendre l'intelligence humaine absolument inutile pour tout ce qui concerne la logique et les mathématiques. Avant Russell un autre logicien du même type, Stanley Jevons, a construit une sorte de piano équipé de vingt-et-une clés qui classifiaient, choisissaient et rejetaient des combinaisons variées de termes 1 Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, op cit, p.65. 162 et ont finalement indiqué les propositions non-contradictoires. Est-il nécessaire d'ajouter que ces néo-scolastiques ont pris une direction opposée à celle du développement de la pensée humaine ? La science n'impose pas à la nature un système de compartiments préétablis. La connaissance est activité et lutte ; non pas contemplation passive, mais discours passionné entre l'homme et la nature. Ainsi, là où l'homme proclame l'unité et la continuité, la nature répond pluralité et discontinuité ; là où il dit "pluralité", elle répond "unité". La connaissance n'avance que par cette dialectique continue. La pensée, dans la mesure où elle est pénétration, invention et extension, apparaît essentiellement comme action, mouvement et dépassement d'ellemême et n'est en aucune façon réductible à l'automatisme dégradant d'un système d'étiquettes tabulées et de leviers. Les experts de l'algèbre logique exhibent souvent une allure révolutionnaire en jetant l'anathème sur la logique d'Aristote. Mais même ici leur avancée est tout à fait relative. La logique d'Aristote consistait en la classification d'un certain nombre des formes de pensée, exactement de la même façon qu'il a catalogué quelques centaines d'oiseaux à partir d'observations extérieures. Quant à la logique symbolique, elle part de quelques principes et en déduit toutes les combinaisons non-contradictoires. Mais cela ne mène pas beaucoup plus loin. Aussi le mathématicien allemand Hilbert, a-t-il retrouvé, après un calcul ardu, les quinze formes de syllogisme qu'Aristote avait déjà énumérées. Ainsi par son adhésion obstinée aux trois principes, la logique symbolique reste une part de la logique formelle, la plus développée et la plus systématique il est vrai, mais venant après Aristote ! Considérons les propositions de la logique aristotélicienne comme des briques aux formes régulières et nettement définies. Le syllogisme constituerait la construction la plus simple possible avec trois briques : deux briques juxtaposées et une troisième au-dessus. Chaque 163 exemple parfait de raisonnement est un prolongement par répétition de cet arrangement élémentaire exactement de la même façon qu'un maçon érige un mur. Ce qui fait que la logique d'Aristote est un catalogue des différentes mosaïques qui apparaissent dans l'esprit humain. La logique symbolique poursuit une autre tâche, celle de déduire par le raisonnement tous les arrangements possibles d'une forme donnée de brique. En ce sens elle va au-delà de la logique d'Aristote. Elle garde la construction en briques avec ses trois relations, c'est-à-dire les trois "lois fondamentales" de la pensée. La dialectique abandonne la construction en briques et suit le mouvement de la réalité vivante. Elle ne prend pas comme point de départ une forme imposée a priori, mais bien plus les propriétés fondamentales de la matière telles que la résistance, l'élasticité, la cohésion. En passant, elle montre que la forme et les dimensions des briques elles-mêmes sont en dernière analyse déterminées par leurs propriétés essentielles, exactement comme Hegel a démontré que les "trois lois" de la logique formelle représentent un certain stade du développement de la pensée. Toutefois, on ne peut perdre de vue que la logique formelle est avant tout la logique de la définition et de la classification. Son importance dans beaucoup de domaines ne doit pas être niée, particulièrement aux débuts de la science. Ses lois sont valides pour des ensembles immuables et distincts. Pourtant, toute la science moderne dirige la connaissance humaine dans une autre direction : le développement et l'interconnexion des choses. La dialectique hégélienne a donné à ces choses fondamentales leur expression logique. C'est pourquoi le nom de Hegel restera dans les annales de la science, alors que celui de beaucoup d'autres sera oublié. La logique symbolique systématise effectivement la logique aristotélicienne. Elle repose encore sans conteste sur la même base : 164 l'immobilité et la séparation absolue des catégories. Cela reste ainsi largement en deçà des problèmes auxquels la dialectique s'est attaquée et auxquels elle a apporté les premières solutions. Chaque travail progressif dans le domaine de la logique doit partir de la logique hégélienne pour la nettoyer de son mysticisme et la développer. L’aptitude des hommes et des femmes à penser de façon logique est le produit d’un très long processus d’évolution sociale. Elle remonte, non à des milliers, mais à des millions d’années avant l’invention de la logique formelle. Au 17ème siècle, Locke formulait déjà cette idée que : « Dieu n’a pas été économe avec les hommes au point d’en faire de simples créatures à deux jambes et de laisser à Aristote le soin de les rendre rationnels.1 » D’après lui, la logique repose sur « une faculté naïve de percevoir la cohérence ou l’incohérence de ses pensées.2 » On ne peut prétendre que les catégories de la logique n’ont pas une origine claire. Elles ont en effet pris forme au cours du développement socio-historique de l’espèce humaine, et constituent des généralisations élémentaires de la réalité, reflétées dans l’esprit des hommes et des femmes. Elles dérivent du fait que tout objet possède certaines qualités qui le distinguent des autres objets ; que tout existe en relation avec les autres choses ; que les objets forment des catégories plus larges, avec lesquelles elles partagent des propriétés spécifiques ; que certains phénomènes sont la cause d’autres phénomènes, etc. Comme le remarquait Trotsky, même les animaux possèdent, dans une certaine mesure, la capacité de raisonner et de tirer des conclusions d’une situation donnée. Chez les mammifères supérieurs, et en particulier chez les singes, cette aptitude est assez développée, comme le montrent de façon frappante les récentes recherches sur les chimpanzés 1 Jhon LOCKE, Essai logique concernant l’entendement humain, Traduit de l’Anglais par M. COSTE, Amsterdam, Pierre MORTIER, 1978, p. 24. 165 bonobos. Ceci dit, bien que l’aptitude au raisonnement ne soit pas le monopole de l’espèce humaine, il ne fait pas de doute que, tout au moins dans le petit coin de l’univers qu’occupe chacun de nous, la capacité de penser rationnellement a jusqu’alors atteint son plus haut niveau dans le développement de l’intellect humain. En conséquence, l’abstraction est absolument nécessaire. Sans elle, la pensée en général serait impossible. Mais la question est alors de savoir de quelle sorte d’abstraction il s’agit. Quand je réalise une abstraction de la réalité, je me concentre sur certains aspects d’un phénomène donné et laisse de côté les autres. C’est ainsi qu’un bon cartographe par exemple, ne reportera pas sur ses plans tous les détails de chaque maison, de chaque pavé et de chaque voiture en stationnement. Une telle quantité de détails compromettrait l’objectif même d’une carte, qui est de fournir une représentation utile d’une ville ou d’autres zones géographiques. D’une façon similaire, le cerveau apprend vite à ignorer certains détails et à se concentrer sur d’autres. Si nous n’étions pas capables de cela, la quantité d’informations qui nous parvient aux oreilles submergerait complètement notre esprit. Le langage lui-même présuppose un haut niveau d’abstraction. L’aptitude à faire des abstractions correctes, qui reflètent adéquatement la réalité que nous voulons comprendre et décrire, est « le présupposé essentiel de la pensée scientifique. Les abstractions de la logique formelle expriment adéquatement le monde réel dans des limites assez étroites, mais elles sont unilatérales, statiques et parfaitement incapables d’appréhender les processus complexes, et en particulier le mouvement, le changement et les contradictions. Le caractère concret d’un objet réside dans l’ensemble de ses aspects et interrelations, lesquels sont déterminés par ses lois sous-jacentes. La tâche de la science consiste à découvrir ces lois et à s’approcher autant que possible de cette réalité concrète »1. 1 Jean-Yves CALVEZ, La pensée de Karl Marx, Paris, Editions du Seuil, 1956, p. 143. 166 La connaissance a pour objectif d’exprimer aussi fidèlement que possible le monde réel, ses lois sous-jacentes et ses rapports nécessaires. Comme le soulignait Hegel : « la vérité est toujours concrète ». Mais ici, nous faisons face à une contradiction. Il est impossible de parvenir à une compréhension du monde concret sans le recours préalable à l’abstraction. Le mot abstrait vient du latin « extraire de ». Par le procédé de l’abstraction, nous retenons de l’objet considéré certains aspects que nous estimons importants, laissant de côté les autres. La connaissance abstraite est forcément unilatérale, parce qu’elle n’exprime qu’une dimension particulière du phénomène considéré, isolément de ce qui détermine la nature spécifique de l’ensemble. Ainsi, les mathématiques portent-elles exclusivement sur des rapports quantitatifs. Du reste dans la mesure où la quantité est un aspect extrêmement important de la nature, les abstractions mathématiques constituent un puissant instrument pour en sonder les secrets. C’est pourquoi on peut être tenté d’oublier la nature et les limites véritables des mathématiques. Cependant, ils restent unilatéraux, comme toutes les abstractions. Nous l’oublierions à nos dépens. La nature connaît aussi bien la qualité que la quantité. Si nous voulons comprendre l’un des processus les plus fondamentaux de la nature, il est absolument indispensable de saisir le rapport précis entre la qualité et la quantité, et de montrer comment, à un point critique, l’une se transforme en l’autre. C’est là un des concepts les plus élémentaires de la dialectique, par opposition à la pensée seulement formelle, et l’une de ses plus importantes contributions à la science. La profondeur de vue que permet cette méthode, qui fut longtemps décriée comme « mystique », ne commence qu’aujourd’hui à être comprise et appréciée. 167 En bannissant la dialectique, la pensée abstraite et unilatérale, telle qu’elle se manifeste dans la logique formelle, a énormément desservi la science. Mais les résultats réels de la science montrent qu’en dernière analyse, le mode de pensée dialectique est beaucoup plus conforme aux processus objectifs de la nature que les abstractions linéaires de la logique formelle. Il est nécessaire d’acquérir une compréhension concrète de l’objet en tant que système intégral, et non en tant que fragments isolés ; dans toutes ses interconnexions nécessaires, et non arraché de son contexte, tel un papillon épinglé sur un tableau de collectionneur ; dans sa vie et son mouvement plutôt que comme quelque chose de statique et sans vie. Une telle approche est en conflit ouvert avec les prétendues « lois » de la logique formelle, qui sont l’expression la plus achevée de la pensée dogmatique, et qui constituent une sorte de rigor mortis intellectuelle. La nature vit, respire et résiste obstinément au carcan de la pensée formaliste. « A » n’est pas égal à « A ». Les particules subatomiques sont et ne sont pas. Les processus linéaires débouchent sur le chaos. Le tout est plus grand que ses parties. La quantité se change en qualité. L’évolution ellemême n’est pas un processus graduel, mais est interrompue par des catastrophes et des bonds soudains. Qu’y pouvons-nous ? Les faits sont têtus. Sans abstraction, il est impossible de pénétrer l’objet « en profondeur », de comprendre sa nature essentielle et les lois de son mouvement. Grâce au travail mental de l’abstraction, nous sommes capables d’aller au-delà de l’information immédiate que nous communiquent nos sens, c’est-à-dire, en fait, notre perception sensitive, et, ainsi, d’approfondir nos connaissances. Nous pouvons diviser l’objet en ses parties constituantes, isoler celles-ci et les étudier en détails. Nous pouvons parvenir à une conception générale et idéalisée de l’objet comme « pure » forme, débarrassé de ses caractéristiques secondaires. Tel est le travail de 168 l’abstraction. Elle est une étape absolument nécessaire dans le processus de la connaissance. Ce qui amène Lénine à affirmer que la pensée « qui procède du concret vers l’abstrait – en supposant qu’elle est correcte (et Kant, comme tous les philosophes, parle de la pensée correcte) – ne s’éloigne pas de la vérité, mais s’en approche. L’abstraction de la matière, celle de la loi naturelle, l’abstraction de la valeur, etc., en un mot toutes les abstractions scientifiques (justes, sérieuses, non absurdes) reflètent la nature plus profondément, plus fidèlement et plus complètement. De la perception vivante à la pensée abstraite, et de celle-ci à la pratique – tel est le chemin dialectique de la connaissance de la vérité, de la connaissance de la réalité objective »1. L’une des principales caractéristiques de l’esprit humain consiste dans le fait de ne pas être limité à ce qui est, mais de se porter aussi sur ce qui doit être. Nous faisons constamment des suppositions logiques sur le monde qui nous entoure. Nous n’apprenons pas cette logique dans des livres. Elle est le produit d’une longue période de l’évolution. Des expérimentations précises ont montré qu’un enfant apprend très tôt, à partir de son expérience, les rudiments de cette logique. Nous pensons que si quelque chose est vrai, alors quelque chose d’autre, dont nous n’avons pas immédiatement connaissance, doit l’être aussi. Nous effectuons de tels procédés de pensée logique des millions de fois par jour, sans nous en rendre compte. Ils acquièrent la force d’une habitude, et, sans eux, les actes les plus simples de la vie seraient impossibles. La plupart des gens tiennent les règles élémentaires de la logique pour acquises. Elles font partie de la vie et sont exprimées dans de nombreux proverbes, tel « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre » A un certain stade, ces lois ont été formulées de façon 1 Vladimir I Oulianov LENINE, Œuvres complètes, Traduction de Maurice Halbwacks, Paris, Ed. Du progrès, 1958, p. 45. 169 systématique. Telle est l’origine de la logique formelle, que nous devons – comme tant d’autres choses – à Aristote. Cette logique est très utile, puisqu’à défaut d’une connaissance des règles élémentaires de la logique, la pensée court le risque de tomber dans l’incohérence. Il est nécessaire de distinguer le noir du blanc et de connaître la différence entre un énoncé vrai et un énoncé faux. Par conséquent, la valeur de la logique formelle n’est pas en question. Le problème, c’est que les catégories de la logique formelle découlent d’un éventail d’observations et d’expériences assez limité, et ne sont réellement valides qu’à l’intérieur de ces limites. Certes, elles couvrent dans les faits un très grand nombre de phénomènes du quotidien, mais elles sont tout à fait inadéquates lorsqu’il s’agit de comprendre des phénomènes complexes, qui impliquent le mouvement, la turbulence, la contradiction et la transformation de la quantité en qualité. Dans un article intéressant intitulé L’origine de l’inférence, qui fait partie de Making Sense, une anthologie sur la construction infantile du monde, Margaret Donaldson attire notre attention sur l’un des problèmes de la logique ordinaire, à savoir son caractère statique : « Il apparaît communément que le raisonnement verbal porte sur des "états de faits" – c’est-à-dire sur un monde conçu comme statique. Ainsi conçu, l’univers semble ne comporter aucune incompatibilité : les choses sont simplement comme elles sont. Cet objet devant nous est un arbre ; cette tasse est bleue ; cet homme est plus grand que celui-là. Bien sûr, ces états de fait en excluent une infinité d’autres ; mais comment en devient-on conscients ? Comment l’idée d’incompatibilité nous vient-elle à l’esprit ? Certainement pas directement à partir de nos impressions des " choses telles qu’elles sont" »1. Le même ouvrage formule cette idée juste que le processus cognitif n’est pas passif, mais actif : 1 Margaret DONALDSON, Making sense, Traduction de Taylor et Francis, Viley Blackwell, 1978, p. 23. 170 « Nous ne nous restons pas là à attendre passivement que le monde imprime sur nous sa " réalité ". Au contraire, comme c’est aujourd’hui largement admis, nous acquérons la plupart de notre plus élémentaire savoir à travers l’action.1» La pensée humaine est essentiellement concrète. L’esprit n’assimile pas facilement les concepts abstraits. Nous nous sentons plus à l’aise avec ce qui est immédiatement sous nos yeux ou, au moins, ce que nous pouvons appréhender de façon concrète. C’est comme si l’esprit avait besoin d’une béquille sous la forme d’images. A ce sujet, Margaret Donaldson remarque que « même les plus petits enfants peuvent fréquemment raisonner au sujet de choses qu’ils entendent dans des histoires. Cependant, lorsqu’on passe les limites de la sensibilité humaine, la différence est considérable. La pensée qui transgresse ces limites, de sorte qu’elle n’opère plus dans le contexte favorable d’événements saisissables, est souvent appelée " formelle " ou " abstraite " »2 Le processus initial procède donc du concret vers l’abstrait. L’objet est démembré, analysé, de façon à acquérir une connaissance détaillée de ses parties. Mais il y a là un danger. Les parties ne peuvent être correctement comprises indépendamment de leur rapport au tout. Il est nécessaire de revenir à l’objet en tant que système complexe et de saisir la dynamique sous-jacente qui le détermine comme un tout. De cette manière, le processus cognitif revient de l’abstrait vers le concret. C’est là l’essence de la méthode dialectique, qui combine l’analyse et la synthèse, l’induction et la déduction. Toute la fausseté de l’idéalisme repose sur une compréhension incorrecte de la nature de l’abstraction. Lénine soulignait que toute abstraction ouvrait la possibilité d’une conception idéaliste. Le concept abstrait d’une chose est artificiellement opposé à la chose elle-même. Non seulement on lui suppose une existence indépendante, mais on le déclare supérieur à la réalité matérielle brute. Le concret est présenté comme 1 Margaret DONALDSON, Making sense, p p. 98-99. Idem, p. 76. 2 171 quelque chose de défectueux, d’imparfait et d’impur, par opposition à l’Idée qui elle est parfaite, pure et absolue. Ainsi, la réalité est inversée. Elle se tient sur la tête. L’aptitude à penser au moyen d’abstractions représente une conquête colossale de l’intellect humain. Non seulement la science « pure », mais même l’ingénierie serait impossible sans pensée abstraite, qui nous élève au-dessus de la réalité finie et immédiate du concret, et confère à la pensée un caractère universel. Le rejet inconsidéré de l’abstraction et de la théorie dénote l’étroitesse et l’ignorance d’esprits supposés « pragmatiques » mais qui sont, en réalité, impuissants. En définitive, des grandes avancées théoriques mènent à de grandes avancées dans le domaine de la pratique. Ceci dit, toutes les idées dérivent d’une façon ou d’une autre du monde physique et doivent finalement lui être appliquées en retour. La validité de toute théorie doit tôt ou tard être démontrée dans la pratique. On assiste, ces dernières années, à une réaction saine contre le réductionnisme mécanique, à la faveur d’une approche scientifique holistique. Le terme « holistique », du fait de ses résonances mystiques, n’est pas le plus heureux. Néanmoins, en s’efforçant de saisir les choses dans leur mouvement et leurs interconnexions, la théorie du chaos se rapproche indubitablement de la dialectique. Le véritable rapport entre la logique formelle et la dialectique consiste dans le rapport entre, d’une part, la façon de penser qui sépare les choses et les étudie séparément, et, d’autre part, celle qui est également capable de les remettre ensemble et de les faire fonctionner comme telles. Si la pensée veut correspondre à la réalité, elle doit être capable de la saisir comme un tout vivant, avec toutes ses contradictions. Aussi Trotsky pense-t-il que 172 « La logique formelle, et, plus généralement, la pensée formelle, sont construites sur la base de la méthode déductive, et procèdent d’un syllogisme général, à travers un certain nombre de prémisses, jusqu’à la conclusion nécessaire. Une telle chaîne de syllogismes est appelée un sorite ».1 Le syllogisme est une méthode de raisonnement qui peut être décrite de différentes manières. Aristote lui-même le définissait comme un discours dans lequel, certaines choses étant établies, quelque chose d’autre que ce qui est établi en découle nécessairement. C’est A. A. Luce qui en donne la définition la plus simple : « Un syllogisme est une triade de propositions connectées, qui sont liées de telle sorte que l’une d’entre elles, appelée Conclusion, découle nécessairement des deux autres, qui sont appelées Prémisses ».2 Les scolastiques médiévaux concentraient leur attention sur ce genre de logique formelle, qu’Aristote a développé dans ses Premiers et Seconds Analytiques. C’est sous cette forme que la logique d’Aristote nous a été léguée par le Moyen Age. Dans la pratique, le syllogisme consiste en deux prémisses et une conclusion. Le sujet et le prédicat de la conclusion se trouvent chacun dans l’une des prémisses, cependant qu’un troisième terme appelé « moyen » est présent dans les deux prémisses mais pas dans la conclusion. Le prédicat de la conclusion est le terme majeur. La prémisse qui le comprend est la prémisse majeure. Le sujet de la conclusion est le terme mineur; et la prémisse qui le comprend est la prémisse mineure. Par exemple: a) Tous les hommes sont mortels. (Prémisse majeure) b) César est un homme (Prémisse mineure) c) Donc, César est mortel. (Conclusion) 1 2 Léon TROTSKY, Ecrits, Tome 1, Luxembourg, l’Exil Rosa, 1928, p:40. Arthur ALSTON LUCE, Logic, London, English University Press, 1958, p. 83. 173 On appelle cela une proposition affirmative et catégorique. Cela donne l’impression d’être une chaîne argumentaire logique, dans laquelle chaque étape découle inexorablement de la précédente. Mais en fait il n’en est rien, puisque César est déjà inclus dans tous les hommes. Kant, comme Hegel d’ailleurs, considérait le syllogisme avec mépris. Il n’avait pas hésiter à le qualifier d’« ennuyeuses doctrines ». Pour lui, le syllogisme n’était « rien de plus qu’un artifice » dans lequel les conclusions étaient déjà introduites dans les prémisses de façon à créer l’impression trompeuse d’un raisonnement. Il existe aussi un syllogisme de forme conditionnelle (si… donc). Par exemple : « Si un animal est un tigre, donc c’est un carnivore. » Il s’agit juste d’une autre façon de formuler la proposition affirmative et catégorique : tous les tigres sont carnivores. De même, une forme négative telle que: « Si c’est un poisson, ce n’est donc pas un mammifère », est juste une autre façon de dire qu’ : « aucun poisson n’est un mammifère ». Les différences formelles cachent le fait que nous n’avons pas beaucoup avancé. Ce que tout cela révèle, en fait, c’est la connexion intime entre les choses, non seulement dans la pensée, mais dans le monde réel. « A » et « B » sont liés d’une certaine façon à « C » le moyen terme et aux prémisses ; par conséquent, ils sont liés entre eux dans la conclusion. Hegel a montré avec beaucoup de profondeur et de perspicacité que ce qu’exprimait le syllogisme était le rapport entre le particulier et l’universel. En d’autres termes, le syllogisme est lui-même un exemple de l’unité des contraires, de la contradiction par excellence, et du fait qu’en réalité toute chose est un « syllogisme ». L’âge d’or du syllogisme fut le Moyen Age. Les scolastiques consacraient toute leur vie à des débats sans fin sur toutes sortes de questions théologiques obscures, comme, au propre celle du sexe des anges. Les constructions labyrinthiques de la logique formelle donnaient l’impression qu’ils étaient engagés dans un profond débat, alors qu’en réalité 174 ils ne discutaient de rien du tout. Cela s’explique par la nature de la logique formelle. Comme son nom le suggère, elle s’occupe exclusivement de forme. La question du contenu n’est pas de son ressort. C’est là précisément le défaut majeur de la logique formelle, en quelque sorte son talon d’Achille. A l’époque de la Renaissance – ce grand réveil de l’esprit humain –, la logique aristotélicienne était très largement remise en cause. La réaction contre Aristote prenait de l’ampleur. Pour Aristote cependant, le syllogisme n’était qu’une partie du processus du raisonnement, et pas nécessairement le plus important. Aristote a aussi écrit sur la dialectique, mais cet aspect était tombé dans l’oubli. La logique était privée de toute vie et n’était plus, comme l’écrira Hegel, que les « os décharnés d’un squelette ». La réaction contre ce formalisme stérile s’est exprimée dans le mouvement vers l’empirisme, qui a donné une puissante impulsion à la recherche et l’expérimentation scientifiques. Toutefois, il n’est pas possible de se dispenser complètement des formes de la pensée, et l’empirisme portait dès sa naissance les germes de sa propre destruction. La seule alternative viable à des méthodes de raisonner incorrectes et inadéquates consiste dans le développement de méthodes adéquates et correctes. A la fin du Moyen Age, le syllogisme était partout discrédité. On le ridiculisait et l’insultait. Rabelais, Pétrarque et Montaigne l’ont tous critiqué. Mais il survécut encore pendant un certain temps, titubant – en particulier dans les contrées catholiques qui sont restées à l’abri du vent frais de la Réforme. A la fin du 18ème siècle, la logique était si mal en point que Kant s’est senti obligé de formuler, dans sa Critique de la Raison pure, une critique générale de toutes les vieilles formes de pensée. Mais on retiendra que c’est Hegel qui « fut le premier à soumettre les lois de la logique formelle à une analyse critique exhaustive. Ce faisant, il complétait le travail engagé par Kant. Néanmoins, alors que Kant ne faisait que montrer les déficiences et les contradictions inhérentes à 175 la logique traditionnelle, Hegel est allé beaucoup plus loin. Il a élaboré une conception de la logique complètement différente, une conception dynamique, qui comprend le mouvement et la contradiction, face auxquels la logique formelle est impuissante »1. 4.2.1.1.1. La logique apprend-t-elle comment penser ? La dialectique ne prétend pas apprendre aux hommes comment penser. Telle était, par contre, la revendication prétentieuse de la logique formelle. A quoi Hegel répondait ironiquement que la logique n’apprend pas plus à penser que la physiologie n’apprend à digérer ! Les hommes et les femmes pensent, et pensent même logiquement, bien avant d’entendre parler de logique. Les catégories de la logique, de même que la dialectique, proviennent de l’expérience réelle. Quoiqu’en disent leurs défenseurs, les catégories de la logique formelle ne se tiennent pas au dessus de la réalité matérielle de ce bas monde. Elles ne sont que des abstractions vides élaborées à partir d’une compréhension unilatérale et statique de la réalité, et qui sont ensuite appliquées à celle-ci de façon arbitraire. A l’inverse, la première loi de la méthode dialectique est celle de l’objectivité absolue. Dans tous les domaines, il est nécessaire de découvrir les lois du mouvement d’un phénomène donné en l’étudiant de tous les points de vue. La méthode dialectique est indispensable pour aborder correctement un phénomène, éviter les erreurs philosophiques élémentaires et faire des hypothèses scientifiques sérieuses. De cette façon, si l’on considère la quantité impressionnante de mysticisme à laquelle des hypothèses arbitraires ont donné naissance, surtout en physique théorique, nous pouvons penser que ceci n’est pas un mince avantage ! Au lieu de faire entrer de force les faits dans un cadre 1 Franz GREGOIRE, Aux sources de la pensée de Marx, Hegel, Feuerbach, Louvain, 1947, p. 50. 176 rigide et préconçu, la méthode dialectique cherche toujours à faire dériver ses catégories d’une étude minutieuse des faits et des processus. Engels écrira-t-il que « Nous sommes tous d’accord sur le fait que dans tous les domaines de la science, dans la science naturelle comme dans la science historique, il faut partir des faits. Dans la science de la nature, il faut ainsi partir des différentes formes matérielles et des différentes formes de mouvement de la matière. Nous sommes d’accord, en conséquence, que dans la science théorique de la nature, les interconnections ne doivent pas être imputées aux faits mais découvertes en partant d’eux, et que, une fois découvertes, elles doivent être vérifiées par l’expérience, dans la mesure du possible.1 » La science est fondée sur la recherche de lois générales permettant d’expliquer le monde réel. En prenant l’expérience comme point de départ, elle ne se limite pas à une simple collection des faits, mais cherche à généraliser sur la base de l’expérience, procédant du particulier vers l’universel. L’histoire de la science se caractérise par un processus d’approximation toujours plus approfondi. Nous nous rapprochons toujours plus de la vérité, sans jamais connaître « toute la vérité ». En fin de compte, le critère décisif de la vérité scientifique est l’expérimentation. « L’expérimentation », écrit Feymann, « est le seul juge de la vérité scientifique »2 En dernière analyse, la validité de formes de pensée doit dépendre du fait qu’elles correspondent, ou non, à la réalité du monde physique. Cela ne peut être établi a priori, mais doit être démontré à travers l’observation et l’expérimentation. La logique formelle, à la différence de toutes les sciences naturelles, n’est pas empirique. La science établit ses données de l’observation du monde réel. La logique est supposée être a priori, à la différence de tous les sujets auxquels elle est appliquée. Il y a là une contradiction flagrante entre la 1 2 Friedrich ENGELS, La dialectique de la nature, Paris, Editions Sociales, 1935. Richard FEYMANN ; La nature de la physique, Paris, Collection Points, Le Seuil, 1980, p.48. 177 forme et le contenu. La logique, qui est supposée ne pas dériver du monde réel, est pourtant constamment appliquée aux faits du monde réel. Quelle est dès lors la relation entre ces deux dimensions ? Kant expliquait que les formes de la logique doivent refléter la réalité objective, sous peine d’être complètement dépourvues de sens : « Lorsque nous avons une raison de considérer un jugement comme nécessairement universel […], nous devons le considérer également comme objectif, c’est-à-dire n’exprimant pas seulement une référence de notre perception à un sujet, mais une qualité de l’objet. Il n’y aurait pas de raison à ce que le jugement d’autres hommes s’accordent nécessairement au mien, si ce n’était l’unité de l’objet auquel tous se réfèrent et avec lequel ils s’accordent ; par conséquent ils doivent tous s’accorder. »1 Cette idée a été davantage développée par Hegel, qui a éliminé les ambiguïtés contenues dans la théorie de la connaissance et de la logique de Kant. Mais c’est finalement Marx et Engels qui ont donné une base solide à la même idée Selon Engels : « Les schèmes logiques ne peuvent se rapporter qu’aux formes de la pensée : or, ce dont nous nous occupons ici ne sont que les formes de l’être, du monde extérieur, et la pensée ne peut jamais créer et dériver ces formes d’ellemême, mais seulement du monde extérieur. Mais ainsi, le rapport tout entier s’inverse : les principes ne sont pas le point de départ de la recherche, mais son résultat final ; ils ne sont pas appliqués à la nature et à l’histoire des hommes, mais abstraits de celles-ci ; ce ne sont pas la nature et le monde des hommes qui se conforment aux principes, mais les principes ne sont valides que dans la mesure où ils sont conformes à la nature et à l’histoire. »2 4.2.1.1.2. Les limites de la loi de l’identité Il est étonnant de constater que les lois élémentaires de la logique formelle élaborée par Aristote sont restées fondamentalement inchangées pendant plus de 2000 ans. Au cours de cette même période, 1 Emmanuel KANT ; Prolégomènes à toute métaphysique future, Traduction de Jules Vuillemin, Paris, J. Vrin, 1933, p. 32. 2 Friedrich ENGELS, Anti-Dühring, Paris, Editions Sociales, 1978, p. 70. 178 nous avons assisté à un processus d’évolution constant dans toutes les sphères de la science, de la technologie et de la pensée. Et pourtant, les scientifiques se sont contentés d’utiliser les mêmes outils méthodologiques que ceux dont se servaient les scolastiques médiévaux à l’époque où la science en était encore au stade de l’alchimie. Lorsqu’on connaît la place centrale qu’occupe la logique formelle dans la pensée occidentale, on ne peut qu’être surpris par le peu d’attention qui est accordée à son histoire, à sa signification et à son contenu, réels. Elle est généralement considérée comme quelque chose de donné, qui va de soi et dont la validité est éternelle. Ou alors, sous un autre angle, on la présente comme une convention pratique sur laquelle s’accordent tous les gens raisonnables, de façon à faciliter la pensée et la parole, un peu comme les gens de bonne société se mettent d’accord sur la façon de se comporter à table. Les lois de la logique apparaitraient alors comme des constructions complètement artificielles que des logiciens auraient élaborées dans l’idée qu’elles trouveraient une application dans quelque domaine de la pensée, où elles permettraient de révéler telle ou telle vérité. Mais pourquoi les lois de la logique auraient-elles un rapport avec quoi que ce soit, si elles n’étaient que des constructions abstraites, des produits arbitraires du cerveau humain ? Sur cette idée, Trotsky écrivait avec ironie : « Dire que les gens se sont mis d’accord au sujet du syllogisme revient quasiment à dire, ou plutôt revient exactement à dire, que les gens se sont mis d’accord sur le fait d’avoir des narines. Le syllogisme n’est pas moins le résultat objectif d’un développement organique – à savoir le développement biologique, anthropologique et social de l’humanité – que ne le sont nos différents organes, parmi lesquels l’odorat. »1 En réalité, la logique formelle, comme tout autre mode de pensée, dérive en dernière analyse, de l’expérience. Les hommes tirent 1 Léon TROTSKY, op cit, p. 38. 179 certaines conclusions à partir de leur propre expérience, et ils s’en servent dans leur vie quotidienne. Cela vaut même pour les animaux, bien qu’à un tout autre niveau. Ainsi affirme Trotsky : « Une poule sait que les graines sont en général utiles, nécessaires et goûteuses. Elle reconnaît un grain donné – un grain de blé – comme étant du genre qui lui est familier et en tire une conclusion logique en se servant de son bec. Le syllogisme d’Aristote n’est qu’une expression articulée de ces conclusions mentales élémentaires que nous observons à tout moment chez les animaux. »1 Trotsky expliquait que le rapport entre la logique formelle et la dialectique était semblable au rapport entre les mathématiques classiques et les mathématiques supérieures. Les premières ne sont pas niées par les secondes, et continuent d’être valides dans certaines limites. De la même façon, les lois de Newton, qui ont dominé la physique pendant plus d’un siècle, se sont révélées fausses dans le monde des particules subatomiques. Plus exactement, la vieille physique mécaniste, que critiquait Engels, s’est révélée unilatérale et uniquement valable dans un champ d’application très limité. C’est pourquoi, soutient-il, « La dialectique n’est ni une fiction, ni un mysticisme. C’est une science des formes de notre pensée dans la mesure où celle-ci ne se limite pas aux problèmes de la vie quotidienne mais s’efforce de parvenir à une compréhension de processus plus vastes et plus complexes. »2 Le procédé le plus courant de la logique formelle est celui de la déduction, qui tente d’établir la vérité de ses conclusions par la satisfaction de deux exigences distinctes suivantes : a) la conclusion doit vraiment découler des prémisses ; b) les prémisses elles-mêmes doivent être vraies. Si ces deux conditions sont réunies, l’argument est dit valide. Tout ceci est très réconfortant. Nous sommes ici dans le royaume rassurant et familier du « bon sens » du « vrai ou faux ? » du « oui ou non ? », qui rassure. Nos 1 2 Léon TROTSKY, op cit, p. 40. Léon TROTSKY , Défense du marxisme, Trad. Boisset Michel, Paris, EDF, 1972. p.22. 180 pieds reposent sur la terre ferme. Il semble que nous soyons en possession de « la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité ». Il n’y a pas grand-chose à ajouter. A strictement parler, du point de vue de la logique formelle, il est indifférent de savoir si les prémisses sont vraies ou fausses. A partir du moment où les conclusions peuvent être correctement déduites des prémisses, l’inférence est caractérisée comme déductivement valide. Ce qui importe, c’est de faire la distinction entre les inférences qui sont valides et celles qui sont invalides. Ainsi, relativement à la logique formelle, l’assertion suivante est déductivement valide : tous les scientifiques ont deux têtes ; Einstein était un scientifique ; donc, Einstein avait deux têtes. La validité de l’inférence ne dépend absolument pas de son sujet. De cette façon, la forme prend le dessus sur le contenu. Il est bien entendu que dans la pratique, tout mode de raisonnement qui ne démontrerait pas la vérité de ses prémisses n’aurait aucune utilité. Il faut établir la vérité des prémisses. Mais cela nous mène à une contradiction. Procéder à la validation d’un ensemble de prémisses fait automatiquement émerger une nouvelle série de prémisses, qui à leur tour doivent être validées. Comme le souligne Hegel, chaque prémisse donne jour à un nouveau syllogisme, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Ainsi, ce qui semblait être très simple se révèle être extrêmement complexe et même contradictoire. La plus grande des contradictions réside dans les prémisses fondamentales de la logique formelle elle-même. Alors qu’elle demande à ce que tout, en ce bas monde, se justifie devant la Cour Suprême du Syllogisme, la logique formelle devient parfaitement confuse lorsqu’on lui demande de justifier ses propres présupposés. 181 Elle perd soudainement toutes ses facultés critiques, et recourt à des appels à la croyance, au « bon sens », à l’« évidence », ou encore à l’ultime clause de sauvegarde philosophique : l’a priori. Le fait est que les soi-disant axiomes de la logique consistent en des formules qui ne sont pas prouvées. Elles sont prises comme point de départ, sur la base duquel sont déduits toutes les autres formules ou théorèmes, exactement comme, en géométrie classique où le point de départ est fourni par les principes d’Euclide. On les suppose corrects, sans la moindre preuve. Il faut tout simplement leur accorder notre crédit. Et si les axiomes fondamentaux de la logique formelle se révélaient être faux ? Alors, nous serions exactement dans la même situation que lorsque nous avons attribué une tête supplémentaire à notre pauvre Monsieur Einstein. On se demanderait alors s’il est-il concevable que les lois éternelles de la logique formelle soient incorrectes ? Examinons le problème de plus près. Les lois élémentaires de la logique formelles sont : • La loi de l’identité (A = A) • La loi de la contradiction (A n’est pas égal à non A) • La loi du tiers exclu (A n’est pas égal à B) A première vue, ces lois semblent tellement raisonnables qu’il est impensable de voir quelqu’un les contester. Cependant, une analyse plus précise montre qu’elles comportent de nombreux problèmes et contradictions de nature philosophique. Dans sa Science de la logique, Hegel fait une analyse exhaustive de la loi de l’identité, et prouve qu’elle est unilatérale et, par conséquent, incorrecte. Tout d’abord, remarquons que « l’apparence d’une chaîne de raisonnement dans laquelle chaque étape découle nécessairement de la précédente, est entièrement illusoire. La loi de la contradiction n’est qu’une reformulation de la loi de l’identité sous une forme négative. Il en est de même pour la loi du tiers exclu. La première ligne est simplement répétée de différentes manières. Le tout tient – ou tombe – sur la loi de l’identité (A = A) qui à première vue, 182 est irréfutable, et représente véritablement la source de toute pensée rationnelle »1. Elle est la Sainte des Saintes de la Logique, qui ne doit pas être remise en cause. Cependant, elle a été remise en cause, et par l’un des plus grands esprits de tous les temps. La soi-disant loi de l’identité est, en réalité, une tautologie. Paradoxalement, dans la logique traditionnelle, la tautologie a toujours été considérée comme l’une des erreurs les plus flagrantes qui puissent être commises lorsqu’on définit un concept. Il s’agit d’une définition logique intenable, qui se contente de répéter ce qui est déjà explicite dans la chose qui doit être définie. Expliquons cela plus concrètement. Un professeur demande à l’un de ses élèves ce qu’est un chat, et l’élève répond fièrement qu’un chat est – un chat. Une telle réponse ne sera pas tenue pour très intelligente. Après tout, une phrase est supposée nous dire quelque chose, et celle-ci ne nous dit rien du tout. Pourtant, cette mauvaise définition du félin quadrupède est une expression parfaite de la loi de l’identité dans toute sa gloire. L’élève en question mériterait éventuellement d’être puni pour espièglerie. Cependant, pendant plus de deux mille ans, les plus savants professeurs se sont contentés de considérer cette loi comme la plus profonde des vérités philosophiques. Tout ce que la loi de l’identité nous dit au sujet d’une chose, c’est qu’elle est. Cela ne nous fait pas avancer du tout. Nous en restons au stade de l’abstraction générale la plus vide. Nous n’apprenons rien sur la réalité concrète, les propriétés et les fonctions de l’objet en question. Un chat est un chat ; je suis moi ; tu es toi ; la nature humaine est la nature humaine ; les choses sont comme elles sont. Le vide de telles affirmations est indéniable. Elles sont l’expression consommée de la pensée unilatérale, formaliste et dogmatique. 1 Franz GREGOIRE, op cit, p.34. 183 Est-ce qu’en conséquence la loi de l’identité en devient invalide ? Pas entièrement. Elle a son champ d’application, mais il est beaucoup plus limité qu’on pourrait le croire. Les lois de la logique formelle peuvent être utilisées pour clarifier certains concepts, analyser, étiqueter, cataloguer, définir. Elles ont le mérite d’être nettes et précises et cela n’est pas inutile. Pour les phénomènes simples et courants du quotidien, elles suffisent. Mais c’est pour appréhender des phénomènes plus complexes, impliquant le mouvement, des changements qualitatifs, qu’elles deviennent totalement inadéquates et, en fait, se brisent de part en part. Le passage suivant de Trotsky résume brillamment la ligne d’argumentation de Hegel au sujet de la loi de l’identité : « Je vais tenter ici de cerner, de la façon la plus concise possible, l’essentiel de la question. La logique aristotélicienne du syllogisme simple part de la proposition que "A" est égal à "A". Ce postulat est accepté comme un axiome pour quantité d’actions humaines pratiques et pour des généralisations élémentaires. Mais en réalité, "A" n’est pas égal à "A". C’est facile à démontrer, ne fût-ce qu’en regardant ces deux lettres à la loupe : elles diffèrent sensiblement l’une de l’autre. Mais, peut-t-on objecter, il ne s’agit pas de la dimension ni de la forme des lettres, puisqu’elles ne sont que des symboles de quantités égales, par exemple une livre de sucre. L’objection ne tient pas : en réalité, une livre de sucre n’est jamais égale à une livre de sucre – et des balances plus précises décèlent toujours une différence. On pourra encore objecter : une livre de sucre est égale à elle-même. C’est aussi faux : tous les corps changent constamment de dimension, de poids, de couleur, etc. Ils ne sont jamais égaux à eux-mêmes. Un sophiste répondra qu’une livre de sucre est égale à elle-même "à un instant donné". Sans même parler de la valeur pratique, bien douteuse, d’un tel "axiome", il ne résiste pas davantage à la critique théorique. Comment, en effet, comprendre le mot "instant " ?1 S’il s’agit d’une fraction infinitésimale de temps, la livre de sucre subira inévitablement des changements pendant cet "instant". Ou bien l’instant 1 n’est-il qu’une pure Léon TROTSKY, Défense du Marxisme, p.48. abstraction mathématique, c’est-à-dire 184 représente un zéro de temps ? Mais tout existe dans le temps et l’existence elle-même n’est qu’un processus ininterrompu de transformation : le temps est par conséquent un élément fondamental de l’existence. Ainsi l’axiome "A" égale "A" signifie que toute chose est égale à elle-même quand elle ne change pas, c’est-à-dire quand elle n’existe pas. Il peut sembler au premier abord que ces "subtilités" ne sont d’aucune utilité. Elles ont en réalité une importance décisive. L’axiome "A" égale "A" est, d’une part, le point de départ de toutes nos connaissances et, d’autre part, la source de toutes les erreurs dans nos connaissances. On ne peut manier impunément l’axiome "A = A" que dans des limites déterminées. Lorsque les changements quantitatifs de "A" sont négligeables pour la tâche qui nous intéresse, nous pouvons admettre que "A = A". C’est ainsi par exemple que l’acheteur et le vendeur considèrent une livre de sucre. Ainsi considérons-nous la température du soleil. Mais les changements quantitatifs, au-delà d’une certaine limite, se convertissent en changements qualitatifs. Une livre de sucre arrosée d’eau ou d’essence cesse d’être une livre de sucre. Dans tous les domaines de la connaissance, y compris la sociologie, l’une des tâches les plus importantes et les plus difficiles consiste à saisir, au moment précis, le point critique où la quantité se change en qualité. La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas les images fixes de la photographie, mais les combine en une série suivant les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme, mais elle nous enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. Dans sa Logique, Hegel établit une série de lois – entre autres le changement de la quantité en qualité, le développement à travers des contradictions, le conflit entre la forme et le contenu, l’interruption de la continuité, le passage du possible au nécessaire, etc. – qui sont aussi 185 importantes pour la pensée théorique que le simple syllogisme pour les tâches les plus élémentaires. Il en est de même avec la loi du tiers exclu, qui soutient qu’il est nécessaire, soit d’affirmer, soit de nier, et qu’une chose doit être soit blanche, soit noire ; soit vivante, soit morte ; soit « A », soit « B ». Autrement dit, elle ne peut être les deux à la fois. Pour les affaires courantes du quotidien, on peut considérer que c’est vrai. D’ailleurs, sans de telles suppositions, une pensée claire et consistante serait impossible. En outre, des erreurs apparemment insignifiantes dans le domaine théorique se font tôt ou tard sentir dans la pratique, où les conséquences y sont souvent désastreuses. De la même manière, une toute petite fissure dans l’aile d’un avion de ligne peut paraître insignifiante, et, en, effet, passera inaperçue à vitesse réduite. Mais à très grande vitesse, cette petite erreur peut provoquer une catastrophe. Dans l’Anti-Dühring, Engels explique les carences de la soi-disant loi du tiers exclu1. Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les idées, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toute. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme. Il dit : oui, oui ; non, non .Ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, soit une chose existe, soit elle n’existe pas ; et une chose ne peut pas être à la fois elle-même et autre chose. Le positif et le négatif s’excluent absolument ; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est « celui de ce qu’on appelle le sens commun. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le sens commun connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche. Le mode de 1 . Friedrich ENGELS, op.cit, p.72. 186 pensée métaphysique, si justifié et si nécessaire qu’il soit dans nombre de domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle il devient étroit, borné et abstrait, et se perd en contradictions insolubles. La raison en est que, devant les objets singuliers, il oublie leurs connexions ; devant leur existence présente, il oublie leur devenir et leurs futurs, devant leurs repos, il oublie leurs mouvements. Les arbres lui cachent la forêt. C’est ainsi que pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude si un animal existe ou non. Mais une étude plus précise nous montre que ce problème est parfois très complexe, et les juristes le savent très bien, eux qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre. Il est tout aussi impossible de déterminer le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un phénomène unique et instantané, mais un processus de très longue durée »1. De la même manière, tout être organique est à tout moment le même et pas le même. A chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres. Et en même temps, des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment. Au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée. Elle a été remplacée par d’autres molécules de matière, de sorte que tout être organique est constamment lui-même et pourtant autre que lui-même. Le rapport entre la logique formelle et la dialectique est comparable au rapport entre la mécanique classique et la mécanique quantique. Les deux mécaniques ne se contredisent pas mais se complètent. Les lois de la mécanique classique sont toujours valables pour un très grand nombre d’applications. Cependant, elles ne s’appliquent pas adéquatement au monde des particules subatomiques, parce que celui-ci implique des quantités infinitésimalement petites et des vitesses énormes. Pareillement, 1 Henri LEFEBVRE, A la lumière du matérialisme dialectique, t. 1 : Logique formelle et logique dialectique, Paris, Editions sociales, 1947, p. 67. 187 Einstein n’a pas remplacé Newton, mais a simplement exposé les limites audelà desquelles les systèmes de Newton ne fonctionnent plus. La logique formelle qui, ainsi que nous l’avons signalé cihaut, a acquis la force d’un préjugé populaire sous la forme du « bon sens » est également valable pour toute une série d’expériences du quotidien. Cependant, les lois de la logique formelle, qui reposent sur une conception essentiellement statique de la réalité, se brisent inévitablement lorsqu’on les applique à des phénomènes plus complexes, changeants et contradictoires. Pour utiliser le langage de la théorie du chaos, nous dirions que les « équations linéaires » de la logique formelle ne peuvent exprimer les processus turbulents que l’on observe dans tous les domaines de la nature, de la société et de l’histoire. Seule la méthode dialectique en est capable. 4.2.1.1.3. La logique moderne Au cours du 19ème siècle, il y a eu plusieurs tentatives de moderniser la logique principalement avec George Boole, Ernst Schröder, Gotllob Frege, Bertrand Russell et A. N. Whitehead. Cependant, à part l’introduction de nouveaux symboles et un certain toilettage, il n’y eut pas de véritable changement. De grands progrès étaient revendiqués, notamment de la part des philosophes linguistes, mais sans véritable fondement. La sémantique, essentiellement portée sur la validité d’un argument, a été séparée de la syntaxe, domaine de la déductibilité des conclusions à partir d’axiomes et de prémisses. La logique moderne se base sur les relations logiques entre des phrases complètes. Le centre d’attention s’est déplacé du syllogisme vers les arguments hypothétiques et disjonctifs. Il est difficile d’y voir une avancée fulgurante. On peut commencer par des phrases, c’est-àdire des jugements plutôt que par des syllogismes. C’est ce qu’a fait Hegel dans sa Logique. Il s’agit moins d’une révolution de la pensée que d’une façon de mélanger à nouveau les cartes d’un même jeu. 188 Sur la base d’une analogie superficielle et inexacte avec la physique, la soi-disant « méthode atomique » développée par Russell et Wittgenstein et que ce dernier finira par rejeter, s’efforçait de diviser le langage en ses « atomes » constituants. L’atome de base est supposé être la phrase simple, à partir de laquelle les phrases composées sont construites. Wittgenstein rêvait d’élaborer un « langage formel » pour toutes les sciences – la physique, la biologie, et même la psychologie. Les phrases sont soumises à un « test de véracité » reposant sur les lois de l’identité, de la contradiction et du tiers exclu. En réalité, la méthode de base reste exactement la même. La « véracité » se pose en terme de « soit… soit », « oui ou non », « vrai ou faux ». On appellera cette nouvelle logique le calcul propositionnel. Mais la vérité est que ce système ne peut même pas s’appliquer aux arguments auxquels s’appliquait le syllogisme le plus basique, le plus catégorique. La montagne a accouché d’une souris. Le fait est que la phrase simple n’est pas vraiment comprise par ceux-là mêmes pour qui elle est censée être l’équivalent linguistique des « blocs constitutifs de la matière ». Comme le soulignait Hegel, même le jugement le plus simple contient une contradiction. Si l’on considère les énoncés César est un homme, Fido est un chien, l’arbre est vert, on verra que toutes ces propositions posent l’équivalence du particulier et de l’universel.1 En effet, de telles phrases semblent simples, mais en réalité elles ne le sont pas. C’est là un livre scellé pour la logique formelle, comme toujours déterminée à bannir toute contradiction, non seulement de la nature et de la société, mais aussi de la pensée et du langage. Le calcul propositionnel repose sur exactement les mêmes postulats de base que ceux élaborés par Aristote au IVe siècle avant J. C., c’est-à-dire sur la loi de l’identité, la loi de la non contradiction et la loi du tiers exclu, auxquelles on 1 Léon TROTSKY Défense du Marxisme ; p 37 189 ajoute la loi de la double négation. Au lieu d’être écrites avec des lettres normales, elles sont exprimées par des symboles, soit : • a) p ⇔ p • b) p ∧ p pV p 1. d p→ p Tout cela est bien, mais ne change en rien le contenu du syllogisme. En outre, la logique symbolique elle-même n’est pas une idée neuve. Dans les années 1680, l’esprit toujours fertile du philosophe allemand Leibniz avait élaboré une logique symbolique, bien qu’il ne l’ait jamais publiée. L’introduction de symboles dans la logique ne nous fait pas avancer non plus, pour la très simple raison que ces symboles doivent euxmêmes être traduits, tôt ou tard, sous forme de mots et de concepts. Ils ont l’avantage de constituer une sorte de sténographie, plus pratique pour certaines opérations techniques ou informatiques, par exemple, mais cela ne change en rien leur contenu. L’étalage déroutant de symboles mathématiques s’accompagne d’un jargon proprement byzantin, dont l’intention délibérée semble être de rendre la logique inaccessible aux simples mortels, tout comme les prêtres d’Egypte et de Babylone utilisaient une terminologie codifiée et des symboles occultes pour garder le secret de leur savoir. La seule différence, c’est qu’ils connaissaient réellement des choses qui méritaient de l’être, comme par exemple le mouvement des corps célestes. Des termes comme « prédicats monadiques », « quantificateurs », « variables individuelles », et ainsi de suite, sont là pour donner l’impression que, dans la mesure où la plupart des gens n’y comprennent rien, la logique formelle est une science avec laquelle il faut 190 compter. Malheureusement, la valeur scientifique d’un corps d’idées n’est pas directement proportionnelle à l’obscurité de sa terminologie. Si cela était le cas, n’importe quel mystique obscurantiste serait un scientifique aussi grand que Newton, Darwin et Einstein réunis. Dans Le bourgeois gentilhomme, une comédie de Molière, Monsieur Jourdain est tout étonné d’apprendre qu’il a, sans s’en rendre compte, parlé en prose tout au long de sa vie. La logique moderne ne fait que répéter toutes les vieilles catégories, mais y ajoute quelques symboles et quelques termes à la sonorité sophistiquée de façon à cacher le fait qu’absolument rien de nouveau n’est dit. Aristote utilisait déjà des « prédicats monadiques », soit des expressions qui attribuent une qualité à un individu. M. Jourdain aurait sans doute été enchanté de découvrir que, sans le savoir, il n’a jamais cessé d’utiliser des prédicats monadiques. Mais, du point de vue de ce qu’il faisait réellement, cela n’aurait strictement rien changé. Changer l’étiquette sur un pot n’altère pas la qualité de la confiture qu’il contient. Et l’utilisation d’un jargon obscur ne ravive pas des formes de pensées périmées. Au 21ème siècle, la logique formelle a atteint ses limites. Telle est la triste vérité. Chaque nouvelle avancée de la science lui inflige un coup supplémentaire. Malgré toutes les modifications formelles, ses lois fondamentales restent les mêmes. Une chose est claire : le développement de la logique formelle au cours des cent dernières années, d’abord par le calcul propositionnel, puis par le calcul prédicatif, l’a menée à un tel raffinement qu’aucun nouveau développement n’ a pas été remarquable. Nous sommes parvenus à un système de logique formelle tellement complet que rien de neuf n’y peut être introduit. C’est que la logique formelle a dit ce qu’elle avait à dire et ce, en fait, depuis longtemps déjà. 191 Récemment, on a quitté le terrain de l’argument pour celui de la déduction des conclusions en se demandant comment les théorèmes de la logique formelle sont déduits. Il s’agit là d’un terrain assez fragile. Dans le passé, les bases de la logique formelle étaient tenues pour acquises. Une étude approfondie des fondements théoriques de la logique mènerait inévitablement à exposer leurs contradictions. Arend Heyting, le fondateur des mathématiques intuitionnistes, réfute la validité de certaines des preuves utilisées en mathématiques classiques1. Cependant, la plupart des logiciens s’accrochent désespérément aux vieilles lois de la logique formelle, comme un homme qui se noie s’accroche à un fétu de paille : « Nous ne croyons pas qu’il y ait une logique nonaristotélicienne au sens où il y a une géométrie noneuclidienne, c’est-à-dire un système logique dans lequel des principes contraires aux principes aristotéliciens de la contradiction et du tiers exclu soient considérés comme vrais et susceptibles de produire des inférences valides. » 2 Aujourd’hui, les deux branches principales de la logique formelle sont le calcul propositionnel et le calcul prédicatif. Tous deux procèdent à partir d’axiomes qui sont supposés être vrais « dans tous les mondes possibles » et en toute circonstance. Le critère fondamental demeure le refus de toute contradiction. Ce qui fait que tout ce qui est contradictoire est jugé « non valide ». Cela convient pour certaines applications pratiques, comme par exemple pour les ordinateurs, dont le fonctionnement est modulé sur une procédure binaire fonctionnant par oui ou non. En réalité, de tels axiomes sont tous des tautologies. On peut remplir ces formes vides de quasiment n’importe quel contenu. On les applique à n’importe quel sujet d’une façon mécanique et artificielle. Dans le cas de processus linéaires, elles font assez bien leur travail. Cela a son importance, dans la mesure où de très nombreux processus, dans la nature et la société, sont effectivement linéaires. 1 2 Cf. Arend HEYTING, Les fondements des mathématiques ; Intuitionisme, Théorie de la démonstration, Traduction de Routlege, Paris, Gauthier, Villars, 1955. Moris Raphaël COHEN et Ernest NAGEL, An introduction to Logic and Scientific Method, Traduction de Routlege et Kegan Paul, London, 1964, p.48. 192 Lorsqu’on en vient à des processus plus complexes, contradictoires et non-linéaires, les lois de la logique formelle ne fonctionnement plus. Il devient immédiatement évident que, loin d’être des vérités universelles valides «dans tous les monde possibles», elles sont, comme l’expliquait Engels, très limitées dans leur application, et perdent rapidement pied dans toute une série de cas. Or, c’est précisément ce genre de cas qui, au 21ème siècle, a retenu l’attention de la science, et en particulier de ses domaines les plus novateurs. 4.2.1.2. LE PRINCIPE D’INCERTITUDE D’autres philosophes, très éloignés du point de vue dialectique, ont compris les carences de la logique formelle. En général, l’empirisme et le raisonnement inductif fleurissaient tout particulièrement dans le monde anglo-américain. Cependant, la science a toujours besoin d’un cadre philosophique lui permettant d’évaluer ses résultats et de s’orienter dans la masse confuse des faits et des statistiques, comme le fil d’Ariane dans le labyrinthe. De simples appels au « bon sens » ou aux « faits » ne suffisent pas. Historiquement, l’empirisme a joué à la fois un rôle progressiste- notamment en luttant contre la religion et le dogmatisme médiéval- et un rôle négatif-surtout dans son interprétation très étroite du matérialisme et sa réticence vis-à-vis des généralisations théoriques. La fameuse thèse de Locke selon laquelle il n’y a rien dans l’intellect qui ne provienne de l’expérience contient les germes d’une idée profondément correcte. Mais présentée de façon unilatérale, elle pouvait avoir – et eut effectivement – des conséquences néfastes sur le développement de la philosophie. Peu avant son assassinat, Trotsky écrivait à ce sujet : « "Nous ne connaissons du monde que ce qui nous est donné par l’expérience. " Cette idée est correcte à condition de ne pas comprendre par " expérience " le témoignage direct de nos cinq sens. Si l’on réduit la question à l’expérience dans son sens étroitement empirique, alors il nous est impossible de 193 parvenir à un quelconque jugement sur l’origine des espèces, et encore moins sur la formation de la croûte terrestre. Dire que l’expérience est à la base de tout, c’est en dire trop ou ne rien dire du tout. L’expérience est la relation active entre le sujet et l’objet. Analyser l’expérience en dehors de ce cadre – c’est-à-dire en dehors de l’environnement matériel objectif du chercheur, environnement dont il est distinct mais dont cependant, d’un autre point de vue, il fait partie intégrante – reviendrait à dissoudre l’expérience dans une unité informe où il n’y a ni sujet, ni objet, mais seulement la formule mystique de l’expérience. Une " expérimentation " ou une " expérience " de ce type ne vaut que pour le bébé dans le ventre de sa mère – mais le bébé est malheureusement privé de l’opportunité de partager les conclusions scientifiques de son expérience. » 1 Le « principe d’incertitude » de la mécanique quantique ne peut s’appliquer aux objets ordinaires, mais seulement aux atomes et aux particules subatomiques. Les particules subatomiques obéissent à des lois différentes de celles du monde « ordinaire ». Elles se déplacent à des vitesses incroyables : par exemple, 1500 mètres par secondes. Elles peuvent se déplacer en même temps dans différentes directions. Dans ce contexte, les formes de pensée qui s’appliquent aux expériences quotidiennes ne sont plus valides. La logique formelle perd toute utilité. Ses catégories abstraites – noir ou blanc, oui ou non, à prendre où à laisser – n’ont aucun point de contact avec cette réalité fluide, instable et contradictoire. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il s’agit en toute probabilité de tel ou tel type de mouvement, parmi une infinité de possibilités. On peut donc considérer que, loin de partir des prémisses de la logique formelle, la mécanique quantique viole la Loi de l’Identité en affirmant la « non-individualité » des particules individuelles. La Loi de l’Identité ne peut s’appliquer à ce niveau puisque l’« identité » des particules individuelles ne peut être fixée. 1 Léon TROTSKY, Défense du Marxisme, p.34. 194 D’où l’interminable controverse au sujet des « ondes » et « particules », comme s’il ne pouvait s’agir des deux à la fois ! Ici, « A » s’avère être « non-A », et « A » peut effectivement être aussi « B ». Cela explique l’impossibilité de « fixer » la vitesse et la position d’un électron au moyen des catégories nettes et absolues de la logique formelle. C’est là un problème sérieux pour la logique formelle et le « bon sens », mais non pour la dialectique et la mécanique quantique. Un électron possède à la fois les caractéristiques d’une onde et d’une particule. Et ceci a été prouvé expérimentalement. En 1932, Heisenberg a suggéré que « la cohésion des protons, à l’intérieur du noyau, était maintenue par quelque chose qu’il appelait la force d’échange. Cela impliquait que les protons et les neutrons échangent constamment leur identité. Chaque particule donnée est dans un état constant de flux. Elle se change de proton en neutron pour redevenir proton. Ce n’est que de cette manière que la cohésion du noyau est maintenue. Car avant qu’un proton ne puisse être repoussé par un autre proton, il se change en neutron, et vice versa. Ce processus au cours duquel les particules se changent en leur opposé se déroule sans interruption, de sorte qu’à aucun moment il est possible de dire si une particule est un proton ou un neutron. En réalité, elle est les deux – elle est et elle n’est pas »1. L’échange d’identité entre les électrons ne signifie pas un simple changement de position. Il constitue au contraire un processus complexe au cours duquel l’électron « A » s’interpénètre avec l’électron « B » pour produire un « mélange » composé, disons, de 60% de « A » et de 40% de « B » – et vice versa. Plus tard, ils peuvent avoir complètement échangé leurs identités, tout le « A » étant ici et tout le « B » . Le flux commencerait ensuite à s’inverser suivant une oscillation permanente, dans un échange cadencé de l’identité des électrons, et ce indéfiniment. La vieille et rigide Loi de l’Identité disparaît alors complètement dans ce genre d’oscillation d’identité-dans-la-différence qui sous-tend toute réalité. 1 Roland OMNES, Comprendre la mécanique quantique, Paris, EDP, Sciences,1990, p. 20. 195 Ainsi, deux millénaires et demi après sa formulation, le principe d’Héraclite selon lequel « tout s’écoule » s’avère littéralement être juste. Nous avons non seulement un état de changement et de mouvements incessants, mais aussi un processus d’interconnexion universelle, ainsi que l’unité et l’interpénétration des opposés. Les électrons, non seulement se conditionnent réciproquement, mais aussi s’entremêlent et se transforment les uns en les autres. On est ainsi très éloigné de l’univers statique et immuable de l’idéalisme platonicien. Dès lors comment déterminer la position d’un électron? En l’observant. Et comment déterminer sa vitesse? En l’observant à deux reprises. Mais pendant ce laps de temps, même infinitésimalement petit, l’électron s’est transformé, et n’est plus ce qu’il était. Il est autre chose. Il est à la fois une particule, une « chose », un « point » et une onde, un « processus », un mouvement, un devenir. Il est et il n’est pas. Du fait de la nature même du phénomène, la vieille méthodologie du « noir ou blanc » propre à la logique formelle et dont se sert la mécanique classique ne donne ici aucun résultat. En 1963, des physiciens japonais ont suggéré que la particule extrêmement petite connue sous le nom de neutrino changeait d’identité en traversant l’espace à de très grandes vitesses. A un moment, elle est un électron-neutrino, à un autre encore un tau-neutrino – et ainsi de suite. Si cela est vrai. On peut dire que la loi de l’identité, déjà bien mal en point, vient de recevoir son coup de grâce. Une conception aussi rigide perd complètement pied lorsqu’elle est confrontée aux phénomènes naturels complexes et contradictoires que décrit la science moderne. Le principe d'incertitude d'Heisenberg stipule que l'univers n'est ni prévisible ni déterministe. On ne peut observer quelque chose qu'en l'éclairant avec de la lumière. Or à l'échelle de l'infiniment petit, cela pose un problème tout à fait nouveau. Le moindre photon qui percute ou interagit avec un électron va modifier la trajectoire initiale de ce dernier ou le faire changer d'orbite. A cette échelle, le photon devient un projectile qui pourra 196 déterminer la position de l'électron, mais qui aura en même temps modifié sa vitesse et sa trajectoire. Celle ci ne pourra donc pas être connue en même temps. La moindre mesure interfère avec l'objet de la mesure et la change ! En effet, « la longueur d'onde de l'onde associée à une particule est inversement proportionnelle à l'énergie de la particule. Lorsque cette longueur d'onde est inférieure ou est de l'ordre des dimensions des "objets" qui interviennent dans le phénomène, alors la nature corpusculaire de la particule est prépondérante. Inversement, si cette longueur d'onde est supérieure aux dimensions des "objets" impliqués, la nature ondulatoire de la particule va être observée. Or, la longueur d'onde est courte pour des particules très énergétiques. On en conclut que les phénomènes se produisant à hautes énergies mettront plutôt en évidence un comportement corpusculaire des particules alors que, inversement, les phénomènes à basses énergies seront plutôt de nature ondulatoire »1. De façon imagée, on peut dire qu'une particule ayant une onde avec une grande longueur d'onde n'est pas bien localisée et donc que son comportement est plutôt celui d'une onde, celle-ci étant comprise comme un phénomène non localisé. Lorsque la longueur d'onde se raccourcit, la particule apparaît de plus en plus localisée et se comporte de plus en plus comme un corpuscule c’est-à-dire une entité ayant une dimension et une position bien déterminées. En fait, Weiner Heisenberg a étudié de près cette question et en a déduit des relations liant la précision que l'on peut obtenir de la vitesse et de la position d'une particule d'une part, et la précision de la mesure de son énergie en fonction de la durée de la mesure d'autre part. Ces relations sont connues sous le nom de relations d'incertitude d'Heisenberg. En 1927, Heisenberg formule une propriété fondamentale parfois aussi nommée principe d'incertitude-, de la mécanique quantique qui dit qu'il est impossible de mesurer à la fois la position d'une particule en 1 Roland OMNES, op cit, p. 24. 197 même temps que sa vitesse de façon exacte. Plus l'on détermine avec précision l'un, moins on saura de choses sur l'autre. C'est ce que l'on a appelé le principe d'incertitude de Heisenberg. La notion de trajectoire exacte n'a pas de sens pour les particules. Ce paradoxe quantique est lié à la difficulté d'observer un électron... Comment l'observer, en fait ? La relation mathématique en est la suivante : Cela signifie que l'incertitude sur la position multipliée par l'incertitude sur l'impulsion est supérieure ou égale à une constante (h-bar divisé par deux). Ce principe peut également être écrit en termes d'énergie et de temps: Ce qui veut dire que l'incertitude sur l'énergie d'une particule multipliée par l'incertitude sur le temps est supérieure ou égale à une constante (h-bar divisé par deux). Donc durant un très court moment, l'incertitude sur l'énergie peut être grande. Ce que disent ces relations c'est que : « Si l'on connaît parfaitement la position d'une particule, on ne peut en connaître la vitesse et inversement ; Sur de très courtes durées l'incertitude sur la mesure de l'énergie est très grande, c'est-à-dire que l'énergie peut fluctuer considérablement sur de très courtes durées »1. Cela implique que le comportement de la matière à l'échelle de l'infiniment petit n'est pas déterminé ou prévisible. Les mesures que l'on peut effectuer sur la vitesse et la position de particules subatomiques expriment, non pas des certitudes, mais seulement des probabilités. De cette manière, les bases mêmes de la mécanique sont sérieusement ébranlées par ces relations d’incertitude. C’est pour poursuivre le programme de preuves de non-contradiction avec toute la rigueur qui se 1 Roland OMNES, op cit, p .46. 198 doit, que les mathématiciens ont dû développer un outil, le système formel ou formalisme. C’est ainsi que se mettra en place ce que Curry appellera son cadre primitif : la liste de symboles, des termes, des règles de bonne formation des formules, les axiomes et les règles qui permettent d’obtenir les théorèmes à partir de ceux-ci. Pour Hilbert par exemple, la seule restriction minimale possible à la libre construction des théories mathématiques ne pouvait donc être que la non-contradiction, c'est-à-dire, l’impossibilité de déduire de ses axiomes de la théorie deux énoncés contradictoires p et non p. Selon Hilbert, la non-contradiction mathématique. Le devenait critère le critère d’acceptation fondamental demeure le d’une refus de théorie toute contradiction. Tout ce qui est contradictoire est jugé « non valide ». Pourtant, l’on assiste de plus en plus à une grande propension vers le contradictoire surtout avec Stéphane Lupasco. 4.5.1.3. LA PROPENSION VERS LE CONTRADICTOIRE Dans l'une de ses multiples acceptions, le syntagme de logique classique est rapporté à un ensemble de contraintes qui satisfont le principe de l'identité et de la conséquence dans la pensée, le principe de la non-contradiction, respectivement le principe de l’exclusion du tiers. En établissant des modifications par rapport à un principe ou à un autre, on a conçu et on pourrait encore concevoir : une logique de la différence et de l'altérité, une logique de la contradiction et une logique du tiers inclus. De la première modification vis-à-vis du "programme" de la logique classique, rendent compte la logique "du potentionnement" et "de l'identité distinctive" préconisée par Annibale Pastore1, en contraste avec la logique "reproductive" et "analytiquement discursive"; la logique "de l'hétérogénéité et de la diversité" proposée en tant que logique "négative" par 1 Lire Annibale PASTORE, Sopra la Teoria Melle Scienz, Turin, Biblio Bazar, 2002. 199 Stéphane Lupasco1, par rapport à la matière vivante et aux sciences de la vie; la logique "de l'identité et de la diversité" contraposée à la logique "naturaliste", de la pensée préconstituée, par Franco Spisani2 ; etc. À travers la deuxième modification, on arrive à la logique de la "contradiction" que François Paulhan concevait déjà au début du siècle3, à la logique relativement récente de la "paraconsistence" et, bien évidemment, à la logique "énergétique" de Stéphane Lupasco, qui situe le dynamisme contradictoire respectivement, le dualisme antagoniste, l'antagonisme contradictoire, ou le dynamisme dualistique dans "la nature même et la structure du logique en visant ainsi "la contradiction irréductible" et la "coexistence contradictoire" de l'affirmation et de la négation, respectivement de l'identité et de la diversité, c'est-à-dire, un "calcul contradictionnel"4 . Dans la troisième direction de l'affectation "de la tradition de recherche" dans la logique classique, on retrouve le projet de Stéphane Lupasco, de légitimation de la pensée de type antagoniste, par une logique considérée : (1) comme quantique; (2) comme formelle; (3) comme formalisable5; (4) comme polyvalente; (5) comme non-contradictoire6. Dans l'esprit des travaux de Stéphane Lupasco, on peut affirmer que la nouvelle logique, "ternaire" : (6) n'abolit pas, mais restreint seulement, l'action de la logique classique binaire, ou du tiers exclus7 ; (7) elle ne conçoit pas l'état intermédiaire ("T") comme une synthèse des états extrêmes8, selon le schéma hégélien de la succession des moments antithétiques du devenir, mais admet la coexistence des trois termes, associés par Lupasco à trois types de matière, à trois types de systèmes et de systématisation de l'énergie, à trois types d'univers et à toujours autant de 1 Lire Stéphane LUPASCO, Logique et contradiction, Paris, P.U.F., 1947. Lire Franco SPISANI, The meaning and Structure of time, Arzogudi, 1972 3 François PAULHAN, La logique de la contradiction, Paris, Felix, Alcan, 1911. 4 idem. p.62. 5 Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, Paris, Edition du Rocher, 1983, p. 44. 6 Idem, pp. 44-45. 7 Basarab NICOLESCU, Science et Contradiction, , p. 48. 8 Idem, p. 47. 2 200 types de détermination, à trois types d'espace-temps, à trois types d'orthodialectiques et à trois types d'orientation des phénomènes, à trois modalités d'articulation causale, à trois types de finalité, à trois espèces d'ensembles et à trois démarches statistiques, à trois types d'adaptation comportementale, à trois genres de normalité et à toujours autant de formes pathologiques, à trois types de morales, à trois types de mémorisation, à trois types d'images et à toujours autant de types de conceptualisation, à trois types de vérité, à trois types de sciences, à trois méthodologies conceptuelles et techniques, à trois types d'ortho-déductions, à trois types de "syllogismes contradictionnels" et à trois types de "récurrences contradictionnelles" 1, etc. 1. De la logique du dynamisme contradictoire à la logique triontique et trinoétique, du tiers inclus. Selon les développements introduits par M. Basarab Nicolescu, la même logique (triontique et trialectique, préconisée par Stéphane Lupasco) devient une logique du tiers inclus, respectivement : (8) une logique avec un fondement empirique dans la notion de "niveau de réalité"2 qui lie des niveaux adjacents de réalité3 et décrit une orientation cohérente dans l'ensemble des niveaux de réalité4; (9) une logique qui, dans la perspective des "niveaux de réalité", contribue à la redéfinition de la nature5 (10) une logique qui est apte à dévoiler, en rapport avec les divers niveaux d'organisation de la réalité6, la structure gödelienne de la nature et de la connaissance; une logique qui s'adapte aux divers "niveaux de perception"7 et aux divers "niveaux de représentation"8 de la réalité, aux divers "niveaux de connaissance"9, de compréhension10 et de rationalisation1 1 Stéphane LUPASCO, Qu’est-ce qu’une structure ?, Paris, C. Bourgeois, p. 37. Basarab NICOLESCU, Nous, la particule et le monde, Paris, le Mail, 1985, p. 27. 3 Basarab NICOLESCU , p. 31. 4 Basarab NICOLESCU, Science et Contradiction, Paris, Editions du Rocher, pp. 75- 79. 5 Idem, p. 20. 6 Idem, p. 35. 7 Idem, p. 36. 8 Idem, p. 149. 9 Jacques MARITAIN, Humanisme intégral ; problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chretienneté, Paris, Aubier 1982, pp .34-37 10 Basarab NICOLESCU, Science et Contradiction, p. 106. 2 201 rationalisation1 du réel ou aux divers "niveaux de confusion"2 et aux divers "niveaux d'occultation" de celui-ci; (11) une logique privilégiée de la complexité, se trouvant au service des sciences exactes et des sciences humaines, des sciences dures et des sciences molles; une logique qui réussit à configurer de la sorte l'analyse scientifique de la complexité3 ; une logique qui, dévoilant des degrés de complexité, contribue à la compréhension des degrés de la réalité et de la matérialité4 ; (12) une logique qui représente un des piliers de la transdisciplinarité5 et qui permet ainsi la réconciliation du sujet transdisciplinaire avec l'objet transdisciplinaire6 ; une logique qui soutient et contrôle, en même temps, le langage transdisciplinaire7, en assurant de cette façon des "niveaux de l'action"8. 2. Une intégration des états "T" légitimés par Stéphane Lupasco dans la grille du rapport du logique ("L") et du concret ("C") Sur la logique dynamique du contradictoire associée par Stéphane Lupasco au système microscopique et au système neuropsychique, c'est-à-dire sur la logique du tiers inclus que M. Basarab Nicolescu relie à toutes les situations complexes où interviennent des propositions incertaines et des couples de propositions contraires, des répliques dialogiques, la pensée organisationnelle, celle analytico- 9 synthétique et celle systémique, on pourrait dire beaucoup de choses vis-àvis de la "logique non-aristotélicienne" de la contradiction10, soutenue par Alfred Korzybski (1879-1950) en 1933, ou vis-à-vis des approfondissements 1 Basarab NICOLESCU, Nous, la particule et le monde, p. 34. Basarab NICOLESCU, Science et Contradiction, p. 165. 3 Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 48. 4 Idem, p. 93. 5 Idem, p. 68. 6 Idem, p. 82. 7 Idem, p. 176. 8 Idem, p. 180. 9 Edgar MORIN, La méthode, Paris, Seuil, 1991, pp. 23, 37 10 Basarab NICOLESCU, Nous, la particule et le monde, Paris, le Mail, 1985, p. 31. 2 202 de l'entendement de l'époque, dus à Edgar Morin1 à Jean-Jacques Wunenburger2, à Gilbert Durand3, à Antoine Faivre4 et à d'autres. Même avant que Stéphane Lupasco lance son programme de logique en faveur d'une "science de la contradiction"5, « En Roumanie, Lucian Blaga (1895-1961) en s'appuyant sur le sens méthodologique du dogme chrétien, assurait, par Eonul dogmatic / L'éone dogmatique (de 1931), « un univers de discours à quatre autres types de "structures antinomiques" (et "antithétiques" !). Il s'agit : (1) des antinomies (respectivement, les apories) éléatiques, sous la forme de certaines contradictions logiques de la sphère du concret, ressuscitées à l'époque moderne par un Johann Friedrich Herbart (1776-1841) ; (2) des antinomies (ou des "paradoxies") intuitionnistes, proposées par Henri Bergson (1859-1941) et celles positivistes, promues, les unes comme les autres, sous forme de contradictions du concret vouées à dégrader le logique ; (3) des antinomies rationalistes, qui descendant de la "métaphysique indienne" et de celle chinoise, du néoplatonisme, de la philosophie européenne de Nicolaus Cusanus (1401-1464) et Giordano Bruno (1548-1600), jusqu'à Friedrich Wilhelm Shelling (1775-1854) - supportent un modus vivendi entre le logique ("L") et le concret (" C ") ; (4) des antinomies dialectiques, enfin, comme des paradoxies à solution dans le concret »6. Par rapport à ces types de conflits de l'intellect avec soimême qui restent propres à la métaphysique profane, ou "enstatique, les antinomies dogmatiques, qu’elles soient "extatiques" ou "transfigurées", telles que relevées par le philosophe roumain, "ne font et ne peuvent pas faire appel au concret; elles sont des paradoxies sur le plan logique et sur le plan concret", leur solution étant postulée dans le transcendant, c'est-à-dire dans une zone "inaccessible et contraire à la logique». 1 Edgar MORIN, op.cit., p. 37. Jean-Jacques WUNENBURGER, La finalité en question, Paris, L’Harmattan, 1989, pp. 22 ,37. 3 Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire , Introduction à l’archétypologie générale, Paris, Edition Dunod, 1984, pp. 22-,37. 4 Antoine FAIVRE, Accès à l’ésotérisme occidental, Paris, Gallimard, 1986, pp. 22-37. 5 Stéphane LUPASCO, Logique et contradiction, Paris, P.U.F., 1947, p. 139. 6 Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 64. 2 203 Vu que les derniers termes sont dans la position étudiée par Lucian Blaga1, le logique (" L ") et le concret (" C "), on pourrait ordonner les cinq types d'antinomies dans le banal paradigme tétralogique des rapports dyadiques et bivalents : le premier, mais pas le second aussi (+ L - C : le monisme de type éléatique); pas le premier, mais le second (- L + C : le monisme intuitionniste); et le premier et le second (+ L + C : le dualisme de type rationaliste et, surtout, le dualisme dialectique); ni le premier, ni le second (- L - C : le ninisme, manifesté par la dissociation des quelques concepts qui semblaient se solidariser, comme on peut le voir dans la figure(2). RAPPORTS ENTRE ATTITUDES "L" MÉTHODO- STRUCTURES ANTITHÉTIQUES, REPRÉSENTANT DES FORMULES MÉTAPHYSIQUES DANS LES LIMITES DE LA CONNAISSANCE ET "C" LOGIQUES +L–C MONISME antinomies éléatiques -L+C MONISME antinomies intuitionnistes et empiristes antinomies rationalistes +L+C DUALISME -L–C NINISME ANTINOMIES DIALECTIQUES (SURTOUT LES ÉTATS INTERMÉDIAIRES "T", INTRODUITS PAR STÉPHANE LUPASCO) antinomies transfigurées 3. Solutions trouvées par Lucian Blaga dans la confrontation du "logique" ("L") avec le "concret" ("C"), considérées comme des formes d'intellection 1 2 Lucien BLAGA cité par Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 75. Basarab NICOLESCU, op cit, p. 77. 204 et des formules métaphysiques, dans les limites de la connaissance profane et de celle supérieure. Les états "T", ceux de semi-actualisation et semi- potentialisation, c'est-à-dire de semi-homogénéisation et semi-diversification, que formule Stéphane Lupasco, respectivement les manifestations du tiers inclus, s'inscrivent évidemment parmi les conflits dialectiques de type dualiste. A l'intérieur du même jeu "des mondes possibles", conçus cette fois-ci pour des termes polaires antagoniques et dynamiques quelconques, Mircea Florian (1888-1960), un autre philosophe roumain contemporain de Stéphane Lupasco, ne subordonnera pas moins de sept solutions au problème de la contradiction. Il s'agit : (1) du monisme réductionniste considéré par Karl Gross (1861-1946) comme "une solution radicale" ; (2) de la solution tripartite de l'interpolation, dans la variante du moyen des extrêmes, celle pratiquée par Platon, par Aristote, et par beaucoup d'autres ; (3) de la solution tripartite dans la variante finaliste, du terme supérieur, variante essayée par Spinoza et consacrée par Hegel ; (4) de la solution pluripartite, du dépotentionnement de la contradiction par la multiplication des termes intermédiaires, considérée comme une forme réductible à la solution précédente ; (5) de la solution de la coordination isosthénique et isotimique des opposés par leur considération comme ayant le même pouvoir et la même valeur ; (6) de la solution de la subordination du pôle récessif par rapport au pôle dominant. Mircea Florian comprend accéder à une "philosophie de la philosophie" et même a une "logique de la philosophie", mais aussi la voie de la "contradiction unilatérale", assumée dans son ontologie par Constantin Noica (1909-1987);et (7) de la solution de la dissociation des opposés, ou de la transfiguration, "d'une certaine manière a et d'une autre manière b", en tant que forme "larvée" de la solution de l'interpolation1. 1 Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, pp. 80-81. 205 RAPPORTS ENTRE "A" ET "B" +A-B -A+B ATTITUDES MÉTHODOLOGIQUES SOLUTIONS SUBORDONNÉES AUX ATTITUDES MÉTHODOLOGIQUES FONDAMENTALES MONISME (HÉNISME ou SINGULARISME) solutions "radicales", dans la direction du réductionnisme méthodologique la solution tripartite par interpolation -A-B NINISME (PLURALISME) la solution tripartite de dépassement des pôles par un terme supérieur La pluripartite +A+B DUALISME solution LA SOLUTION DE L'ÉGALISATION DES OPPOSÉS (TELS LES ÉTATS INTERMÉ DIAIRES "T", DANS LA LOGIQUE DYNAMIQUE DE STÉPHANE LUPASCO) la solution subordination récessive de la la solution de la dissociation (ou de la transfiguration des antinomies) 4. Confrontations des termes polaires, systématisées et exemplifiées dans la "logique récessive" de Mircea Florian Des prédécesseurs roumains dans la lignée de l'aporétique et de l'antinomique, Mircea Florian rappelle Ion Heliade Rãdulescu (1802- 206 1872), avec sa "théorie de l'équilibre des antithèses" qui lui a été inspirée par le Français Pierre Joseph Proudhon (1809 - 1865). Ni Mircea Florian, ni Lucian Blaga ne mentionnent Marin Stefãnescu (1915), docteur ès lettres, avec une thèse sur le dualisme de la connaissance, en tant que dualisme logique, radical et anti-dogmatique. Mais une remarquable omission dans l'inventaire que nous suivons est justement la position de Stéphane Lupasco, qui, « contournant le "vieux procédé moniste"1 et "l'ombre d'un troisième terme hégélien", travaille dans l'espace de réconciliation de la conjonction active (" et p et non p "), entre la semi-actualisation et la semi-potentialisation, entre l'homogénéité et l'hétérogénéité, entre l'identité et la diversité, ou entre le sujet et l'objet »2. 5. Le discours de Stéphane Lupasco sur la méthode, dans la perspective des rapports entre la logique et la dialectique Entraînant dans la systématisation tétra logique deux termes méta-épistémiques, nous avons suivi trois modalités de contestation de la relation entre la logique et la dialectique et quatre modalités pour résoudre positivement la relation étudiée. Il s'agit dans le premier cas : (1) du programme d'une philosophie adialectique et neutre par rapport à la logique, développée pour le bénéfice du "matérialisme scientifique" de Mario Bunge ; (2) des conceptions où est exacerbée la neutralité philosophique de la logique, ou de celles où la philosophie est réduite à l'analyse logique du langage de la science ; (3) des attitudes anti formalistes et de distance de la dialectique par rapport à la logique3. 1 Stéphane LUPASCO, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie : prolégomènes à une science de la contradiction, Paris, Hermann, 1951. p. 51. 2 Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 90. 3 Idem, p. 94. 207 RAPPORTS ENTRE "L / l" ET "D / d" SOLUTIONS SUBORDONNÉES AUX ATTITUDES MÉTHODOLOGIQUES CONCERNÉES -L-D NI LA LOGIQUE, NI LA DIALECTIQUE: le "matérialisme scientifique" (Mario Bunge) +L-D LA LOGIQUE, SANS LA DIALECTIQUE: le logicisme (secondé par le néopositivisme) -L+D LA DIALECTIQUE, SANS LA LOGIQUE : la "dialectique non-logique" (Pierre Raymond) et ,en général, l'anti formalisme (justifié par "l'aridité de la logique" et par son "déficit heuristique" + D + L ("Dl") LA DIALECTIQUE LOGIQUE: des formalisations de la dialectique avec des moyens de la logique constituée (D. Dubarle, S. Jaskowski, R. Suszko, L. Apostel, A. N. Prior, L. S. Rogowski, R. Baer, G. Günther, M. Kosok, Y. Gauthier, C. Butler, G. Patzig, J. Verlade et les autres) + D + L ("LD") LA LOGIQUE DE LA DIALECTIQUE: la formalisation de la dialectique dans la perspective du calcul propositionnel trivalent et du "calcul fréquentiel de l'analyse des faits" (Jean Gorren); la dialectique formelle en tant que "logique des modalités du changement" (B. V. Sesic) ; etc. + D + L ("Ld") LA LOGIQUEDIALECTIQUE: LA "LOGIQUE DYNAMIQUE DU CONTRADICTOIRE" EN TANT QUE LOGIQUE TRIONTIQUE, TRINOÉTIQUE, TRIALECTIQUE ET "ÉNÉRGETIQUE" (S. LUPASCO); LA "LOGIQUE DU POTENTIONNEMENT" (A. PASTORE) ; LA "LOGIQUE DES PROCESSUS" (H. K. WELLS ); LA "LOGIQUE DE L' IDENTITÉ ET DE LA DIVERSITÉ" (F. SPISANI); LA "LOGIQUE ORGANONIQUE" (A. J. BAHM); LA "LOGIQUE DES HOLOMÈRES ET DES HOLOPHÈRES" (CONSTANTIN NOICA); LA "LOGIQUE PARACONSISTENTE" (AYDA ARRUDA ET LES AUTRES); ETC. + D + L ("DL") LA DIALECTIQUE DE LA LOGIQUE: descriptible dans la perspective de la définition de la logique comme science des relations entre les formes et les contenus de la pensée 208 6. Confrontation de la logique avec la dialectique, dans la systématisation de Petru Ioan ("L" / la logique; "l" / logique; "D" / la dialectique; "d" /dialectique) On rencontre, dans le deuxième cas : (4) la dialectique logique, en tant que "démonstration ad hominem contre le refus hégélien de toute mathématisation de l'exposition doctrinale de la logique [...] spéculative" ; (5) la logique de la dialectique, en tant que tentative de déchiffrer la logique spécifique de la démarche dialectique ; (6) des idéaux de logique dialectique ; (7) la dialectique de la logique, en tant que contrepoids aux nombreux reproches formulés à la logique formalisée au nom de sa prétendue aridité et de son supposé manque heuristique. Au point (6) de la grille mentionnée, on retrouve "la logique dynamique du contradictoire", due à Stéphane Lupasco. On peut aussi y inclure le projet de la "logique herméneutique" de Constantin Noica, l'un des interprètes dévoués de la philosophie "tri ontique" et "hyper dialectique". Outre les aspects mentionnés, le paysage roumain de la pensée favorable à l'"antinomique" s'est enrichi, les quatre dernières décennies, par : (1) l'intérêt pour la "dualité dialectique" des catégories aristotéliciennes, intérêt manifesté par le philosophe et le logicien Dan Bãdãrãu (1893-1968) ; (2) le cautionnement de la logique dialectique par de nouveaux principes logiques de la pensée, en accord avec les mutations de la science du siècle, un enjeu qui a intéressé Athanase Joja (1904-1972), correspondant distingué de l'Institut de France ; (3) la reconsidération du rapport axiologique établi entre les notions "dialectiques" et les notions "arithmomorphiques" obstinément associées à l'esprit scientifique, démarche embrassée de façon convaincante par Nicholas Georgescu-Roegen ; (4) la réinterprétation de la logique de Hegel, dans la perspective d'une dialectique du devenir dans l'être - tâche ingénieusement honorée par Constantin Noica. 209 Par conséquent, de ce que nous avons affirmé jusqu'ici, on remarque plusieurs similitudes entre les visions des penseurs roumains et la conception promue à Paris par l'inventeur de la logique énergétique. Tout comme chez Marin Stefãnescu, l'intérêt pour la contradiction concerne, dans la conception de Stéphane Lupasco également, le noyau dur de la connaissance, manifesté par les principes et les procédures logiques. De même que chez Ion Heliade Rãdulescu, ou chez Lucian Blaga, le dualisme contradictoire est envisagé par Stéphane Lupasco et ses continuateurs, tel Basarab Nicolescu, en tant que « symétrie de termes dissymétriques », qu'isosthénie c’est-à-dire une relation entre termes de la même force et même, qu'isotonie, une relation entre termes de la même valeur. La perspective hégélienne dans laquelle s'inscrit Stéphane Lupasco, lorsqu'il étudie le conflit antithétique dans la réalité, tout comme dans la pensée, dans l'existence tout comme dans la conscience, sera réactivée, dans la culture roumaine, par Athanase Joja, Constantin Noica et bien d'autres penseurs. Même si ce n'était pas par rapport à des horizons et des niveaux de la réalité, l'idée-force de plusieurs logiques par l'intermédiaire de laquelle Stéphane Lupasco s'est imposé dans la plupart de ses publications, a préoccupé, dans l'espace culturel roumain, Lucian Blaga, qui soutient la "logique luciférienne", en tant que complément plus profond de la "logique paradisiaque" et support des sciences de type quantique - relativiste, Constantin Noica l'adepte de la "logique d'Hermes", vue comme extension dans la sphère du culturel de la "logique d'Arès" et d'autres. Le plus près de la "logique dynamique du contradictoire", avec laquelle s'est affirmé dans la science et la conscience de notre siècle Stéphane Lupasco, semble se trouver Athanase Joja. Dans la conception de celui-ci, la logique dialectique se justifie dans la mesure où des principes nouveaux sont révélateurs. Il s’agit des principes tels que celui de l'identité 210 concrète, celui de la prédication complexe, contradictoire et celui du tiers supra venant. Cependant, c'est aussi dans la culture roumaine que s'est manifesté l'intérêt pour le juste jugement et la juste compréhension des réformes dans la logique, dans la méthodologie des sciences et dans l'épistémologie. Selon Athanase Joja1, tout concept "est un dédoublement et, en même temps, une unité de l'identique et du différent". Appliqué à la logique même, le principe pris en considération nous encourage dans l'idée d'une "logique des logiques", d'une proto-logique ou même d'une métalogique. C'est Stéphane Lupasco lui-même qui fait référence à celle-ci, à plusieurs reprises2 etc., en l'identifiant à une logique d'origine aristotélicienne, de l'homogénéité, de l'actualisation et du macro physique. Serait-ce un simple hasard qu'à la même époque Ferdinand Gonseth parlait d'une logique formelle comme d'une "physique de l'objet quelconque" et, aussi, comme d'une "carte de nos libertés naturelles" ?3 Et cette "carte" à laquelle faisait allusion le penseur idonéiste situé sur les mêmes coordonnées néo-rationalistes que Stéphane Lupasco, serait-elle affectée par l'extension du référentiel de la connaissance scientifique des "objets" et des "états d'objets", à des "transformations", à des "processus", à des "dynamismes"; à des "éléments", à des "structures", à des "classes", à des "totalités", à des "collectifs", etc. ? Après une vie passée parmi des "logiques" et des idéaux de nouvelles logiques, en inventoriant et en "travaillant" les données concernant le pluralisme logique, on peut dire, aujourd'hui, que la logique bivalente et profondément "substantialiste", celle qui évolue dans la tradition aristotélicienne, est entièrement en accord avec la logique polyvalente et prépondéremment événementielle, liée, en grande partie, à la tradition stoïco 1 Athanase JOJA, Recherches logiques, Editions de l’Académie de la République socialiste de Roumanie, 1971. 2 Stéphane LUPASCO, L’énergie et la matière physique : ses logiques normales et pathologiques, Paris Juliard, 1974, p.145. 3 Ferdinand GONSETH, La logique en tant que physique de l’objet quelconque, in Actes du Congrès International de philosophie scientifique , Paris, Human et Co, 1936, pp.1-23. 211 - mégarienne et à la tradition indienne, respectivement à la tradition, très récente, de la science quantique et relativiste. Ceci étant, d'où proviennent, alors, les différends et les erreurs ? D'où provient la confusion entre la contrariété, une relation polyadique, et la contradiction, une relation impérieusement dyadique ? D'où provient la superposition entre le plan noétique du dire et du contredire et le plan ontique de l'actualisation et de la potentialisation de certains états et dynamismes ? La réponse à ces questions doit être cherchée, d'une part, au niveau de la négligence des paramètres sous lesquels sont énoncés par Aristote, dans la mesure où ils sont énoncés par lui, les principes de la logique classique : " en même temps et sous le même aspect, quelque chose ne peut pas être autre chose", c’est le principe même de l’identité, ou la constance de la pensée par rapport à elle-même ; "en même temps et sous le même aspect, deux propositions opposées ne peuvent pas être toutes les deux vraies", principe de l'exclusion de la contradiction; "en même temps et sous le même aspect, deux propositions opposées ne peuvent pas être toutes les deux fausses", principe de l' exclusion du tiers. En définitive, ce qu'on ne peut pas accepter "en même temps et sous le même aspect" peut-être admis dans des moments différents, ou suivants des points de vue différents. C’est que, en réalité, à des moments différents, ou des points de vue différents, il est possible que quelque chose soit également quelque chose d'autre. C’est le principe logique de l'altérité, ou que des propositions opposées aient la même valeur. C’est le principe logique de la circonstantialisation de la vérité, ou de l'instantialisation du discours. La même réponse doit être cherchée dans l'utilisation défectueuse de la négation logique, dans l'utilisation sans discernement d'un signe qui mène à l'homogénéisation des types de relations entre deux ou plusieurs entités et à la superposition des principes logiques eux-mêmes. 212 7. Le tiers inclus dans la relation de la logique classique avec la logique des antagonismes En reprenant le portrait robot de la logique dynamique du contradictoire, nous dirions, d'abord, que celle-ci est une logique quantique, dans la même mesure où la logique "luciférienne" de Lucian Blaga, celle "organonique" de Archie J. Bahm et beaucoup d'autres tentatives de reconstitution du canon de la pensée sont toujours des logiques quantiques, en tenant compte du progrès réalisé au début du siècle par les physiciens, par le déchiffrement du comportement de certains phénomènes statistiques. Nous dirions en deuxième lieu, que la logique dynamique du contradictoire est formelle, tout comme formelle est aussi la logique de la substance, et la logique des phénomènes, et la logique des genres, et la logique des entiers, etc. Elle est formelle dans la mesure où elle se constitue dans une "logique des systèmes et des systématisations énergétiques". Nous dirions, en troisième lieu, que la logique dynamique du contradictoire est formalisable, tout comme s'est avérée formalisable la logique hégélienne du devenir, prétendue a-mathématique et supérieure à l'intellect analytique, tout comme formalisable est aussi la logique des processus dans la variante proposée par Nicholas Rescher .De même pour la logique du temps inaugurée par les études de A. N. Prior. Il en va mêmement que la logique de l'action longuement approfondie par G. H. Von Wright. La formalisation hante aussi beaucoup d'autres logiques apparues sous les auspices de la philosophie, ou des sciences "exactes". Le fait que la logique dynamique du contradictoire assume des entités complexes (du type "eA-eP", "eP-eA", "eT-eT") est totalement compatible avec la préférence d'un B. V. Sesic pour "des complexes propositionnels du changement et du développement" aucunement, au formalisme minimal de la logique "habituelle". 213 Nous dirons, en quatrième lieu, que la logique dynamique du contradictoire est non-contradictoire parce qu'autrement elle ne justifierait pas sa mission et ne pourrait pas être prise au sérieux en tant qu'exercice intrinsèque, ou qu'instrument dans la structuration et la justification d'autres entreprises de l'esprit. D'ailleurs, non-contradictoires ont dû être aussi les logiques modales et la "logique imaginaire" de V. A. Vasiliev (le prélude de la logique polyvalente), les logiques "paraconsistentes", qui ont séduit le continent sud-américain et beaucoup d'autres logiques "alternatives" hétérodoxes, "non-standard", ou "déviantes", "para-classiques" et "nonclassiques"1, par rapport à la logique "classique". Nous dirions, en cinquième lieu, que la logique dynamique du contradictoire non seulement n'abolit pas l'action de la logique classique, mais elle ne la restreint même pas. Elle précise seulement le sens de ses principes et lui assure, surtout, des applications nouvelles. Affirmer que dans certains systèmes prédomine la tendance vers l'actualisation ("A") et est étouffée la tendance vers la potentialisation ("P"), ou que dans d'autres s'impose la tendance vers la potentialisation tandis que celle vers l'actualisation est barrée, tout comme il y a des systèmes dans l'état "T" de semi-actualisation et semi-potentialisation, qui équilibrent les tendances extrêmes, ne signifie pas restreindre les applications du "principe de l'exclusion du tiers entre les sous-contraires " exprimé logiquement de façon impropre par la tautologie "p=p En utilisant un paradigme de la logique formelle constituée, nous inscrirons, donc, le triangle des contraires étudiés par Stéphane Lupasco de la même façon dont on peut inscrire le triangle des contraires de la "logique du changement et du développement" de B. V. Sesic exactement de la façon dont nous inscrirons le triangle des contraires de la logique déontique de G. H. Von Wright, de Georges Kalinowski (19702) et d'autres, tout comme nous inscrirons le triangle des contraires dans la "logique du temps" de A. N. Prior et des triangles des contraires d'autres logiques, ou 1 2 Robert BLANCHE, op.cit., 1968. Georges KALINOWSKI, La logique des normes, Paris, P.U.F , 1972 214 plutôt, dans le cas d'autres "applications logiques", en nous servant toujours du triangle de Carnéade, structure nommée de la sorte selon le nom du "niniste" Carnéade de Cyrène (219-129 av. J. C.), le représentant du scepticisme de la "Nouvelle Académie" de l'antique Athènes. D'ailleurs, cette structure a été légitimée et illustrée pour la première fois, par Aristote (384 - 322), qui définissait la vertu comme "moyenne" ou comme "tiers inclus" entre des extrêmes : le courage, comme moyenne entre le trop de la témérité le trop peu de la lâcheté; la modération, comme état d'équilibre entre l'excès par la présence de la non-modération ou de la débauche et l'excès par l'absence de l'insensibilité ou de l'abstinence; la magnanimité, en tant que ligne d'équilibre entre l'excès de la vulgarité et l'excès de la mesquinerie; la grandeur d'âme, en tant qu'équilibre entre la vanité et la petitesse d'âme; la douceur, comme ligne médiane entre l'irascibilité et l'apathie; la sincérité, comme moyenne entre la vantardise et la dissimulation ou la fausse modestie; la gaieté, comme un équilibre entre la bouffonnerie et la grossièreté; l'indignation, comme solution à désirer entre l'envie et la méchanceté; l'amabilité, en tant que "voie royale", par rapport à l'irritation et la flagornerie; la pudeur, comme une manifestation à désirer par rapport à la timidité ou à l'indécence; etc. 8. Application du "triangle de Carnéade" (respectivement du triangle des contraires, inclus dans l'hexagone des opposés) au cas de la logique déontique, respectivement de la logique temporelle Nous dirions, en sixième lieu, que l'état "T" de la logique dynamique du contradictoire n'est pas une synthèse dans le sens de la succession des contraires extrêmes par les mécanismes d'Aufheben (conservation - destruction - renouvellement), comme chez Hegel. Il y a toutefois lieu de penser qu'une orientation minimale lui est transmise par sa propre détermination quantitative, un état de semi-actualisation et de semipotentialisation, par le vecteur valorisant avec lequel il s'associe un "faux" avec de l'ascendance sur les vérités unilatérales par lesquelles se laisse guidée la logique de l'homogénéité et de l'identité, respectivement la logique 215 de l'hétérogénéité et de la diversité1. Ces raisons comme beaucoup d'autres encore, ont déterminé Basarab Nicolescu à situer l'état "T" à un niveau de réalité différent de celui des états extrêmes, de la totale actualisation (100% A & 0% P) et de la totale potentialisation (100% P & 0% A). 9 Application du "triangle de Carnéade" (respectivement du triangle des contraires, inclus dans l'hexagone des opposés) au cas de la logique de la vertu (comprise dans le discours aristotélicien de la morale) Nous dirions, en septième lieu, que la notion de "niveau de réalité", dans laquelle la logique dynamique du contradictoire trouve, selon Basarab Nicolescu, un fondement empirique peut s'associer à ce qu'on pourrait appeler un "niveau de comportement" ou "niveau de conduite et d'action sociale" dans l'éthique d'Aristote. Elle est de ce point de vue complètement compatible avec la logique binaire de l'affirmation et de la négation, respectivement de la confirmation et du rejet. C'est justement pour éviter l'aplatissement de la vertu, par la médiation arithmétique des excès, qu'Aristote2 recommandait l'oscillation "tantôt vers l'excès, tantôt vers l'insuffisance" et, après quelques siècles, Nicholas Hartmann (1882-1950) proposait la représentation du triangle axiologique par un demi-cercle du bout duquel, le vertueux regarde vers l'excès comme l'homme libre de JeanMarie Domenach. 10. Le "triangle de Carnéade" (comme "triangle des contraires", inclus dans l'hexagone des opposés) et sa projection demi-circulaire (N. Hartmann) pour les valeurs comportementales (analysées par Aristote à titre d'attitudes excessives et d'attitudes vertueuses) Nous dirions, en huitième lieu, que la logique dynamique du contradictoire contribue, dans la perspective des niveaux de réalité et des "niveaux de matérialité", à la redéfinition de la Nature, dans la mesure où elle 1 Stéphane LUPASCO, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie : prolégomènes à une science de la contradiction, Paris, Hermann., 1981, pp. 147, 362. 2 André THAYSE, Approche logique de l’Intelligence Artificielle 1. De la logique classique à la programmation logique, Paris, Dunod, 1988, p. 49. 216 contribue à la redéfinition de la société, de la communauté, de la politique, de la religion, de l'humanisme, de la science et de la culture toute entière. Nous dirions, en neuvième lieu, que la logique dynamique du contradictoire, inscrite dans le domaine de la connaissance, s'accommode aux divers "niveaux de compréhension" et de rationalisation de la réalité justement dans la mesure où elle ne suspend pas la logique traditionnelle de l'exclusion et de l'exhaustivité des contradictoires. Nous nous guidons dans cette conviction selon la constatation troublante conformément à laquelle dorénavant le vaste édifice de l'intelligence artificielle s'appuie sur la vertigineuse réitération, de séquences équivalentes "p & ~p = 0" (dans la déduction directe, de type computationnel : "p1, p2, ... pn.. c" si et seulement si "p1 & p2 & ... & pn & ~c = 0"), respectivement p. 11. Application du "triangle de Carnéade" (respectivement du "triangle des contraires" inclus dans l'hexagone des opposés de la logique bivalente et, donc, classique) à la "disjonction fondamentale" de la logique dynamique du contradictoire Nous dirions, en dixième lieu, que la logique dynamique du contradictoire sert à analyser les degrés de complexité de la réalité et de la pensée dans la mesure où la logique, en général, tend vers des degrés de la vérité relevant de la correspondance avec les faits, vers des degrés d'abstraction et d'interprétation du ressort de la complexité et de la généralité de la représentation, vers des degrés de précision, ou de non-vague portés de la référence, ou vers des degrés de certitude qui ressortissent à l'information, une partie de ces aspirations étant attestées par les projets de la logique modale, de la logique polyvalente, de la logique probabiliste, de la logique floue ou d'autres formations pareilles de la propédeutique. Nous dirions, en onzième lieu, que la logique dynamique du contradictoire est un des piliers de la transdisciplinarité, dans la mesure où la logique en général est un instrument de la science et de l'omni-disciplinarité, mais aussi dans la mesure où la logique en général codifie des normes de 217 l'expression et de la communication des connaissances, indifféremment, mais seulement jusqu'à un certain point du degré de l'intelligence du sujet de la complexité de la réalité qu'il a en vue. Par tout ce que nous avons mentionné jusqu'ici, nous avons eu l'intention de mettre en lumière le rôle pionnier de Stéphane Lupasco et l'apport éclaircissant de Basarab Nicolescu par rapport à la vision "quantique" du monde1. La démarche de Stéphane Lupasco et de ses continuateurs, dans la direction de la valorisation du tiers supra-venant, se constitue en pages durables et admirables d'épistémologie et de philosophie de la connaissance. Toutefois, parce que la nature ne se contredit pas et l'homme n'aspire pas à la confusion, ou à la contradiction non plus, le syntagme logique de la contradiction n'est pas l'expression qui traduit de façon adéquate et de manière heureuse l'idée-force de l'ample aventure spirituelle vers laquelle nous attire de plus en plus Stéphane Lupasco. Nous disons donc, "oui", aux syntagmes du genre structure ternaire ou structure tripolaire et structure polyadique ou structure multipolaire, logique de l'opposition et coexistence antagoniste et égalité antagoniste, déficit conflictuel, manque de force antagoniste ou éthique du conflit. 12 Différence entre la contradiction entre "A" et "B" (comme relation logique dyadique) et la contrariété entre "A", "B" et "C" (comme relation tout au moins triadique) On ne peut pas accepter une logique de la contradiction, d'abord parce que la relation de contradiction est une relation binaire ou dyadique et elle ne peut pas être mise en concurrence avec le tiers inclus. Lorsque le tiers apparaît entre les contradictoires ("protocordés", entre 1 Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, Paris, Edition du Rocher, 1983, p. 20. 218 "vertébrés" et "non-vertébrés", par exemple), ces dernières deviennent des notions contraires : "symétrie" et "asymétrie", par exemple, à côté de "nonsymétrie" ; "réflexivité" et "iréflexivité", à côté de "non-réflexivité" ; "transitivité" et "intransitivité", à côté de "non-transitivité" ; "non-modération" et "insensibilité", à côté de "modération" ; "irascibilité" et "apathie", à côté de "douceur"; "timidité" et "indécence", à côté de "pudeur" ; etc. 13. L'arbre porphyrien d'une notion, d'où résulte que l'exclusion du tiers des contradictoires ne signifie pas l'exclusion du tiers des contraires Ensuite, nous ne pouvons pas consentir à une logique de la contradiction parce que, à côté du tiers inclus, tout aussi attirants pourraient s'avérer le "quart inclus", ou la "quinte incluse", ainsi de suite, et tous ces raffinements de la connaissance et tous ces rapprochements de la réalité restent entièrement compatibles avec la "structure répétitive" des degrés d'identité et des degrés d'opposition de la logique formelle courante ellemême. Celle-ci demeure utile et dans la structuration des états d'énergie, et dans le contrôle logique des "états du temps", et dans l'"emballage" des jours de la semaine, ainsi que dans beaucoup d'autres situations pratiquement infinies. Au fond, un terme contradictoire ne fait que fermer les (n - 1) partenaires d'une file que contient n termes contraires et cette relation simple entre la contrariété et la contradiction était très bien comprise dès l'époque des "arbres : X = XY. 14. L'arbre porphyrien des états énergétiques de la logique du dynamique contradictoire de Stéphane Lupasco et sa projection dans des "graphes conceptuels" qui soulignent la relation entre la contrariété et la contradiction (respectivement non-contradiction) en accord avec la logique traditionnelle de l'exclusion du tiers des contradictoires et de son inclusion entre les contraires 219 On peut constater la façon dont la négation contradictoire couvre deux de trois termes : dans l'une des variantes, la "non-actualisation" couvre la "potentialisation" et la "non - potentialisation", pour que la "nonpotentialisation" s'identifie à l' "état T". Dans une deuxième variante, la "nonpotentialisation" couvre « l'actualisation" et la "non - actualisation", pour que la "non - actualisation" s'identifie à l' "état T"; dans la dernière variante, le "non - (état T)" couvre l' "actualisation" et la "non-actualisation" pour que la "non-actualisation" s'identifie à la "potentialisation". 15. La projection "hexagonale" de l'arbre porphyrien pour les jours de la semaine (d'où résulte, une fois de plus, que la non-contradiction de la logique aristotélicienne n'est pas compatible avec le tiers inclus et le pluralisme des termes contraires) Par l'intermédiaire du même mécanisme logique, connu d’Aristote, de Porphyre et de tant d'autres, « la négation contradictoire couvre, lors d'une première étape, six, puis cinq, quatre, trois, deux et finalement un des sept termes qui expriment les jours de la semaine. On a ainsi : "jour différent de lundi" = "mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi ou dimanche" ; "jour différent du lundi et du mardi" = "mercredi, jeudi, vendredi, samedi ou dimanche"; "jour différent du lundi, du mardi et du mercredi" = "jeudi, vendredi, samedi ou dimanche"; "jour différent du lundi, du mardi, du mercredi et du jeudi" = "vendredi, samedi ou dimanche", et ainsi de suite »1. 16. La projection "hexagonale" de l'arbre porphyrien pour les états de l'énergie et du dynamisme. On peut aussi réduire le "ternaire" de Stéphane Lupasco à un inventaire ouvert de termes qui expriment le pourcentage des "états de l'énergie" et du "dynamisme antagoniste", pour souligner, s'il en était encore besoin, la compatibilité de l'exclusion du tiers des entités contradictoires avec l'inclusion du tiers entre des entités contraires. 1 Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 102. 220 Pour finir, nous dirions que le message de l'épistémologie et de la philosophie de Stéphane Lupasco, continué de façon si éclairante par le physicien et l'essayiste Basarab Nicolescu, est la propagation de la complémentarité et de la co-relativité vers toutes les sphères de la connaissance humaine. Il permet la vision du réel à partir de paramètres systémiques et morphogénétiques, la réconciliation de l'homme avec la nature ainsi que celle des sciences exactes avec les sciences humaines. Pour tout dire, ce message suggère la résurrection d'une métaphysique authentique, en relation avec un énergétisme surpris à tous les niveaux de l'existence, la constitution d'une nouvelle culture et la recherche d'un nouveau type d'humanisme. L'une ou l'autre des articulations de la fascinante vision néorationaliste et postmoderniste, amplement et longuement travaillées par Stéphane Lupasco dans les ouvrages, les études et les entretiens qui couvrent plus de cinq décennies de réflexions non-interrompues, rencontrent des conceptions d'autres penseurs roumains ou d'origine roumaine. Même si elles sont partielles, les coïncidences en question soulignent l'actualité des certains motifs logico-épistémologiques. Il en est ainsi des horizons de réalité et des niveaux de complexité dans l'organisation du réel ou dans la structuration de la connaissance de celui-ci. Outre les considérations qui précèdent et qui constituent des critiques à l’endroit de la logique formelle par le biais de son principe de non contradiction, il convient d’ajouter que la formalisation rend parfois la connaissance plus rigide et aussi plus indépendante des situations dans lesquelles elle est produite. En plus, la compréhension de la connaissance formalisée est réservée aux spécialistes, qui sont familiarisés avec les formalismes particuliers utilisés dans les différents contextes où ils se révèlent efficaces. Dans la déduction, les risques de méprise augmentent avec la longueur des démonstrations et les multiplications des opérations 221 élémentaires, tant qu’on n’en confie pas l’exécution à la machine. Le symbolisme du système formel pose un autre problème : « En effet, le logicien n’hésite pas à employer des phrases comme « a→(a→b) ». Or deux « a » considérés comme des corps physiques concrets ne sont jamais identiques. De menues différences de tracé, de répartition de l’encre les distinguent toujours. De sorte que, si on veut pouvoir dire que le même symbole apparaît plusieurs fois dans le mot, il faut renoncer à identifier rigoureusement le symbole, auquel a affaire le logicien et son tracé matériel ».1. Parmi les détracteurs du formalisme, on peut retenir les noms de Hegel, de Gilbert Ryle ainsi que celui d’Henri Lefebvre. 4.6. OPPOSANTS AU FORMALISME 4.6.1. G.W. Hegel et Gilbert Ryle Hegel est un véritable détracteur du formalisme et de ses partisans. Il suffit de lire par exemple les critiques qu’il adresse à Leibniz et à Ploucquet pour s’en rendre compte, ainsi que nous le rapporte si bien Mutunda Mwembo : « Rien de plus insupportable et de plus choquant que de voir les déterminations du syllogisme, qui sont des concepts, traités comme un matériau étranger au concept. »2 La même critique acerbe, il l’adresse également à Ploucquet en ces termes : « Cette façon de recommander une trouvaille relative à l’exposé de la science de la logique en invoquant la possibilité de transformer toute la logique en mécanique par le moyen du calcul, est la pire que l’on puisse envisager. »3 Sa préférence va au langage ordinaire qui, selon lui, traduit mieux la dynamique du concept, de la vie, de l’énergie. 1 Roger Martin, op cit, p. 10. Mutunda Mwembo, op cit, p. 94. 3 Idem, p .95. 2 222 C’est aussi le point de vue de Gilbert Ryle sur les systèmes formels auxquels il reproche d’être des constructions sèches, figées, arides, d’accès difficile et réservés à une minorité d’initiés. Son choix porte plutôt sur le langage ordinaire, mais épuré de toute équivoque. 4.6.2. Henri Lefebvre Les marxistes reprennent après Hegel, et en voulant échapper à son idéalisme, la critique de la logique métaphysique ou formelle. Ils ne s’en prennent évidemment pas à la logique formelle conçue comme exigence de cohérence de la pensée. Ce n’est pas la logique formelle de l’Organon qu’ils critiquent, mais un usage formel de la logique, qui aboutit à une métaphysique des essences. Ils considèrent que l’usage formel de la logique est infécond et conduit à l’erreur, et qu’il faut retrouver même dans la logique traditionnelle les pierres d’attente d’une logique concrète qui soit féconde et vraie. Marx lui-même n’a pas détaillé ses positions sur ce point, mais, en s’inspirant de lui, Henri Lefebvre, s’appuyant sur les analyses hégéliennes, a présenté une critique détaillée de la logique formelle ou du formalisme logique et montré les possibilités et la fécondité d’une logique dialectique, ou logique concrète1. Nous nous appuyons sur ses analyses pour préciser les conceptions de Marx en matière de logique dialectique. Selon Henri Lefebvre, « La logique se définit souvent comme l’étude des conditions de la vérité ou des conditions de la pensée vraie2 ». Cette formule est susceptible de deux interprétations. Si l’on entend par là des conditions subjectives et individuelles, des conditions seulement dans la pensée, la formule est fausse. 1 2 Henri LEFEBVRE, op cit, p. 54. Idem, p.20. 223 En effet, « elle reprend en l’aggravant, le formalisme ; elle sépare la forme du contenu »1. Elle élimine pour ainsi dire, le contenu objectif, historique, pratique et social de la connaissance. Mais si l’on entend par « étude des conditions de la pensée vraie » précisément l’analyse historique de la connaissance qui, au contact du réel, forge les instruments, les formes objectives de la connaissance, les formes de l’immense contenu de la vie, alors on peut dire que la logique « étudie les conditions les plus générales de la pensée vraie, les formes vraies d’une pensée, c’est-à-dire celles qui correspondent au contenu objectif »2. Comme on pourra s’en rendre compte, la définition de la logique dialectique n’est donc pas différente de celle de la logique en général, à condition que l’on refuse tout formalisme et tout idéalisme dans la définition des formes de la connaissance. Si l’on veut présenter l’aspect formel de la connaissance dans lequel n’importe quel contenu pourrait trouver place, on glisse vers le formalisme, on s’éloigne de la genèse historique et logique de la connaissance humaine. Pourtant, « la connaissance humaine n’est pas un ensemble de formes de la sensibilité ou de catégories de l’entendement formées a priori, en dehors de toute expérience. Le soutenir, c’est admettre un formalisme »3 Evitant donc tout formalisme qui absolutise les catégories, la logique et conséquemment la science sont le logos du réel. La logique dialectique ne contredit pas la logique formelle, en ce sens qu’elle lui dénierait tout droit. Jusque dans la logique dialectique, la pensée doit être cohérente et respecter le principe d’identité. Mais des droits ne sont reconnus à la logique formelle qu’à l’intérieur d’une genèse de l’intelligibilité plus vaste qui englobe cette première étape de la logique. 1 Henri LEFEBVRE, p. 20. Ibidem 3 Idem, p. 56. 2 224 Conclusion partielle Ce chapitre s’est proposé d’exposer la portée, les limites et la valeur du formalisme à travers une polémique alignant partisans et opposants de la formalisation. Il est donc le centre de la controverse. Il nous faut à présent avancer en montrant que la remarquable contribution de Gilles-Gaston Granger au débat autour de la formalisation est une radicalisation du caractère irréductible du formel et du non formel. Ce point de vue est développé dans le chapitre qui suit. CHAPITRE 5 : LE POINT DE VUE DE GILLES- GASTON GRANGER SUR LES CONTROVERSES AUTOUR DE LA FORMALISATION Introduction Les termes de la controverse autour de la formalisation viennent d’être mis en relief. C’est une véritable bataille rangée que le débat qui oppose les partisans aux opposants du formalisme. Il est temps que la position spécifique de G.G. Granger soit décrite, de manière à dégager clairement l’apport de ce grand penseur au débat sur l’opportunité des langages formels. 5.1. LANGAGE FORMEL ET LANGAGE NATUREL La réflexion sur le langage formel et le langage naturel nous met immédiatement autant sur la voie de la recherche d’une proximité que d’un écart. Car il s’agit d’analyser « les caractères communs et les caractères différentiels de deux espèces de langue »1. Il y a proximité à cause de l’existence d’un élément formel dans la langue naturelle tandis que l’écart procède d’un effort de démarcation du symbolisme logique d’avec celui des langues naturelles. Pour être encore plus précis, disons que si le nombre de critères d’écart s’est accru, et si les définitions données par Granger sont de plus en plus fines, l’écart lui-même entre langue naturelle et systèmes formels n’a jamais été remis en question. Tout au plus peut-on dire que Granger a, un temps, pensé que le développement de la pensée formelle, pourrait réduire cet écart. On notera ainsi le ton plein d’espoir de cette déclaration, rappelant qu’un embrayeur de type pronom personnel je/tu, un démonstratif, ou un quelconque signe temporel « ne saurait en effet fonctionner comme symbole abstrait pur et simple puisque ce à quoi il renvoie-ce message est nécessairement un vécu individuel »2 . 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.113. Idem, Philosophie, langage, science, Paris, P.U.F., EDP, 2003, p.122. 226 Et Granger d’ajouter que ceux-ci, les systèmes logicomathématiques, ne sont peut-être pas les seuls, et il n’est pas interdit de rêver à une extension de la pensée formelle débordant le logicomathématique tel qu’on l’a ici défini, et rompant par exemple l’interdit jeté sur les embrayeurs (définis comme des signes dont le sens renvoie au message lui-même; par exemple: « ceci » dans « ceci n’est pas une pipe ») Notons cependant que Granger ne se nourrit pas d’illusion quant à la capacité de la science moderne de faire disparaître l’écart. C’est pourquoi il tempère aussitôt cet espoir formaliste : « En tout cas, quand la science prend pour objet la langue elle-même, qui est déjà système symbolique complexe, elle ne peut espérer en approcher la structure qu’en multipliant les points de vue, puisque l’outil dont elle use, étant système symbolique, est de même nature qu’elle, et considérablement moins puissant que ce qu’il sert à simuler »1. Le fondement même de l’écart se voyait ainsi renforcé par la mise en évidence d’une pragmatique pure. Cette discipline, située à la frontière de la linguistique et de la philosophie du symbolisme, cherche selon Granger à « isoler dans le fonctionnement de la langue des éléments qui ne relèvent ni de l’organisation syntactico-sémantique, ni des situations empiriques concrètes de communication, mais bien des conditions régulatrices a priori de l’acte linguistique de communiquer »2. La pragmatique coïncide ainsi avec la recherche des universaux du langage que Granger regroupera sous le terme générique de conditions proto-logiques. C’est la constitution de cette pragmatique pure qui invalide définitivement le rêve d’une réduction de l’écart entre symbolisme formel et naturel. 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, Philosophie, langage, science, p.122. Idem, La théorie aristotélicienne de la science, p.551. 227 En effet, si finalement Granger répond négativement à la question de savoir si on peut construire des systèmes qui comprendraient de véritables embrayeurs, c’est parce qu’il prend conscience que la dimension irréductiblement pragmatique de ces embrayeurs est incompatible avec le mode de fonctionnement d’un système formel. Il souligne ainsi « l’indispensable détermination pragmatique (et non pas seulement syntacticosémantique) des indicateurs temporels »1 5.2. LES SYSTEMES SYMBOLIQUES La comparaison exigeant aussi bien de dégager les points communs que de souligner les différences, la tâche épistémologique consiste à exhumer ce seuil commun du symbolisme qu’à discriminer les systèmes symboliques particuliers et leurs propriétés, et surtout à situer les systèmes formels par rapport aux langues naturelles. De fait, la première particularité de l’univers sémiotique, c’est sa diversité. Il est bon de partir de ce fait trivial qu’il existe plusieurs systèmes de signes. Par ailleurs, cette diversité se retrouve aussi au sein même de la relation de signification. C’est dans cette perspective que, se posant « le problème sémantique le plus général » et plus exactement « celui du rapport d’un monde à un système symbolique »2, Granger insiste sur la multiplicité du rapport des symbolismes Il considère par exemple que « le mot signifier ne saurait être univoque.»3 Il en distingue trois sens: définir, décrire, montrer. Aussi tout signe est-il défini par sa fonction de renvoi ou de représentation. Or, on peut distinguer deux voies de représentation symboliques profondément divergentes. La première est orientée vers la communication d’un contenu, une expérience actuelle, conservant les caractères du vécu concret auquel le signe fait référence; la seconde vers la 1 Gilles-Gaston GRANGER, Langages et épistémologie, Paris, Klinsckisieck, 1979, p.116. Idem, Invitation à la lecture de Wittgenstein, Paris, Alinéa, 1990, p.193. 3 Idem, p.204. 2 228 création de forme, qui correspond à la formulation du générique et du virtuel, par opposition au concret. Alors que la communication insiste sur le rapport d’un émetteur à un récepteur de message, l’expression la symbolisation désigne la création en symboles d’un objet de pensée1. Ces deux fonctions sont irréductibles l’une à l’autre, mais elles sont aussi inséparables au sens strict. Au sens faible, on peut cependant les considérer de façon séparée, du moins relativement. Car il existe en effet des systèmes de signes qui ne remplissent que la fonction de communication, sans expression symbolique, ou du moins dans laquelle celle-ci joue un rôle secondaire. Ce sont par exemple la communication animale ou celles de certaines formes de communication affective. Il y a aussi, réciproquement, des systèmes dédiés à la seule expression, là où la communication est inexistante, sinon secondaire tels que les systèmes formels. On peut néanmoins constater que les systèmes formels considérés en eux-mêmes communiquent certains « contenus », à condition de préciser que ces contenus ne sont pas ceux matériels, d’une expérience vécue, mais qu’ils demeurent des contenus formels. Granger s’efforce d’établir leur existence, et de montrer leur naissance progressive de la logique aux mathématiques. Leur existence est ce qui permet à Granger de redonner sens, par delà la critique qu’en fait Quine, à la distinction analytique-synthétique. L’analyticité peut être considérée comme le degré zéro du contenu formel, la pure coïncidence de l’opération et de l’objet dans le calcul propositionnel en logique ; tandis que le synthétique commence avec l’apparition des objets, d’abord timidement dans le calcul des prédicats, puis franchement dans les mathématiques. Granger l’appelle la théorie des objets quelconques. Dans l’un et l’autre cas, c’est le caractère secondaire de la fonction adverse qui permet à la fois de la considérer comme présente et 1 Gilles –Gaston GRANGER, Philosophie, langage, science, p.205. 229 négligeable : il n’y a donc pas de contradiction dans les déclarations de Granger sur ce point, ainsi qu’une analyse superficielle pourrait le faire croire. L’important tient au fait que les systèmes des langues ordinaires, quant à eux possèdent les deux fonctions. C’est ce qui fait leur intérêt et leur richesse. 5.3. LA POLARITE SEMIOTIQUE FONDAMENTALE L’enquête épistémologique de Granger poursuit un but topique, consistant à construire une échelle graduée du sémiotique, ou encore à élaborer un cadre ou viendront s’inscrire les différents symboles. Granger lui-même l’explique comme suit : «Il semble que tout système symbolique puisse être situé par rapport aux deux pôles typiques, que constituent les langues naturelles et les systèmes formels »1 Quelles sont dès lors, les caractéristiques de l’un et de l’autre type de systèmes ? Selon Granger, un système formel se caractérise par trois traits essentiels : par rapport aux langues naturelles2 ; montrer ; décrire ; définir Les aspects pertinents des signes qui le composent y sont délimités sans équivoque. Ainsi par exemple, la manière dont les chiffres sont écrits ne joue aucun rôle quant à leur sens en tant que signes de nombres. De cette stricte détermination, il résulte que la distinction entre diverses occurrences du même signe ne peut dépendre que de sa position dans le syntagme et jamais de quelque singularité intrinsèque, et il s’en suit que sont neutralisés pour ces signes tous les éléments pragmatiques que leur usage effectif peut faire apparaître comme étant attachés à des aspects non pertinents de la matière de ces signes. Aussi les signes du système formel sont-ils construits à partir d’un ensemble fermé de signes élémentaires. Ceux-ci sont donnés 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, Philosophie, Langage, science, p.297. Idem, Le langage comme défi, Paris, Cahiers de Paris, 1971, p. 34. 230 dans une liste close. La construction de signes complexes est subordonnée à des contraintes sur la concaténation des composants. Ces contraintes sont complètement explicitées dans le système. A l’autre extrémité du champ sémiotique, on trouve les langues naturelles, fondamentalement régies par deux principes majeurs : 1 Une langue naturelle comporte toujours une superposition d’articulations, c’est-à-dire d’organisation de ses signifiants en systèmes symboliques plus simples, distincts, quoiqu’éventuellement interférents. L’une de ces articulations est au moins approximativement un système formel, composé soit de l’articulation phonologique, soit d’une graphique pour les versions alphabétiques. Le cas des langues idéographiques, comme le chinois classique, est particulier, l’écriture pouvant constituer à elle seule une langue autonome. 2 Une langue naturelle utilise des ressources pragmatiques qui en font un moyen de communication complet. Ces ressources sont essentiellement des symboles d’ancrage et des symboles à valeur illocutoire, c'est-à-dire, ce qui, dans la langue, permet de donner à un énoncé des fonctions spécifiées de communication, ou de préciser les conditions de leur exercice, telles que les marques de modalisation ou de performativité. 5.4. LA RICHESSE DU SYMBOLISME DES LANGUES NATURELLES Les langues naturelles sont des systèmes ou les deux fonctions de communication et de symbolisation viennent se croiser avec une égale importance. C’est la raison pour laquelle ces systèmes sont moins élaborés mais plus riches que les systèmes formels .L’élaboration moindre doit se comprendre comme un degré d’abstraction et de médiatisation inférieur. A propos des trois modalités de renvoi sémantique de symboles à un monde telles que définies par Granger au sujet du verbe signifier avec ses paradigmes montrer, décrire, définir, il est important de 231 retenir que ces modalités sont distinctes quoique plus ou moins étroitement enchevêtrées. Granger en donne la précision ci-après : « Je les prendrai dans un ordre allant, pour ainsi dire, du plus concret au plus abstrait, du contact le plus direct et de la moindre charge proprement symbolique au renvoi le plus médiatisé »1 Ainsi un langage naturel dispose de nombreuses capacités déictiques, que ne possèdent pas les systèmes formels. Au contraire, comme le dit encore Granger : « Le symbolisme formel du mathématicien ne comporte aucun signe déictique permettant de désigner tel objet situé hic et nunc par rapport à l’énonciation »2. Et Granger ajoute : « il en est de même du langage des sciences de l’empirie, car il ne s’agit alors que de faits et d’objets génériques, ou si l’on veut virtuels, dont l’actualisation relativement à l’acte de l’énonciation n’est aucunement pertinente »3 La définition, dans le langage naturel ne joue qu’un rôle classificatoire tandis qu’elle est très précise dans les systèmes formels et joue pleinement son rôle : rendre les objets manipulables. C’est pour cette raison que, selon Granger : « En mathématiques, par exemple, définir un objet consiste bien essentiellement à l’introduire explicitement dans un système opératoire, que ce soit en donnant une procédure de construction ou que ce soit en formulant des énoncés et des règles ou entre le nom à définir. En ce dernier cas, qui est celui de l’axiomatisation, l’objet se trouve médiatement défini, en ce que l’on a les moyens de manipuler et combiner tous les énoncés bien construits ou entre son nom(…). Par ou l’on voit que l’acte de définir ne s’exprime pas nécessairement ici sous la forme prédicative, ou plutôt même que cette forme prédicative n’est alors qu’illusoire, masquant 1 Gilles-Gaston GRANGER, Invitation à la lecture de Wittgenstein, Paris, Alinéa, 1990, p.193. Idem p.190. 3 Idem, p. 203. 2 232 la fonction véritable de la définition sous une apparence descriptive »1 Selon toute vraisemblance un tel degré d’acribie, n’a d’ailleurs pu s’effectuer qu’à travers les différentes étapes marquant un détachement progressif de la langue naturelle2. Il n’en demeure pas moins que les langues naturelles sont plus riches, du fait de leur capacité à emprunter à l’expérience actuelle et concrète et à en communiquer les fragments. Cette richesse, en tant que moyen de communication, explique qu’elles puissent fonctionner comme métalangues universelles. En effet, « Cette richesse des langues naturelles, en tant que moyen de communication, justifie l’idée avancée par Alfred Tarski qu’elles peuvent fonctionner comme métalangues universelles, avec en contrepartie, son incapacité à formuler pour elles mêmes une définition libre de tout paradoxe de la vérité de leurs énoncés »3 Métalangues universelles, les langues le sont au sens où elles servent souvent d’auxiliaire. Aussi est-il évident « Que si le physicien ou le biologiste veulent décrire une expérience personnelle, ils ont alors recours au langage ordinaire qui leur sert éventuellement d’auxiliaire comme il sert assez souvent au mathématicien pour commenter la sèche et rigoureuse exposition formelle des faits mathématiques »4 Les langues naturelles sont donc plus riches que les systèmes formels. Or ces derniers sont régis par des règles logiques, de telle manière que le logique se voyant en quelque sorte conférer le rôle de canon de la sémiotique formelle. De toute façon, au niveau du logique, la pensée ne porte pas sur des objets, mais seulement sur ses propres opérations, contraintes par le principe de non contradiction5. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Philosophie, langage, science, p.195. Idem, p.31. 3 Idem,, p.29. 4 Idem, p.20. 5 Idem, Forme, opération, Objet, Paris, Vrin, 1994, p. 61. 2 233 Or cette description purement formelle étant virtuellement interprétable comme métalangue, théorie d’un discours, le logique constitue une borne supérieure par rapport au langage : il décrit les jeux analytiques et inférentiels qui sont à la base des expressions linguistiques et que la grammaire laisse échapper1. On est dès lors en mesure de comprendre pourquoi la langue naturelle peut être théorisée d’un point de vue logique, quoique toujours de façon incomplète. C’est que dit Granger : «Un système symbolique au sens le plus complet, comme la langue ordinaire, ne se réduit pas à un système formel, essentiellement gouverné par des conditions logiques, bien qu’il puisse être décrit comme tel à un certain niveau »2 Reste encore à mesurer l’écart entre ces deux modes de pensée. En fait, le logique est l’aboutissement d’un parcours. Il présuppose le langage, qu’il perfectionne et enrichit. L’expression linguistique précède les régulations logiques proprement dites, qui constituent un enrichissement et un perfectionnement du cadre des symbolismes dont elles systématisent et renforcent les pouvoirs que possédait déjà, de façon moins réglée, ce cadre primitif3. Etant déjà théorie d’un discours, le logique suppose nécessairement lui-même des conditions et des règles plus élémentaires de la pensée symbolique « (…) la structuration logique joue son rôle à un niveau déjà élaboré de la pensée symbolique, comme détermination de formes d’objets en général et détermination de formes d’inférences. Elle suppose donc déjà satisfaites des conditions premières »4 Bref, le logique n’est que la forme la plus élaborée et épurée de la fonction symbolique non communicante ou communicante de façon seulement secondaire. Mais par rapport aux systèmes formels, les langues 1 Arley, MORENO cité par PROUST et SCHWARTZ, La Philosophie et les universaux du langage 1995 , p. 250. 2 Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, pp. 87-88. 3 Idem, Langages et épistémologie p.189. 4 Idem, Forme, opération, objet, p.87. 234 naturelles, qui combinent à la fois la fonction de symbolisation et la fonction de communication sont régies non seulement par des conditions logiques, ou à tout le moins, elles peuvent l’être, mais aussi par des conditions non logiques. Plus exactement, Granger n’oppose pas les conditions de la fonction de symbolisation à celles de la seule communication, pour montrer ensuite que les deux types de conditions contraignent les langues naturelles, expliquant leur richesse. Car une telle démarche si d’ailleurs elle était possible, ne ferait que juxtaposer des conditions sans les hiérarchiser. Aussi, préfère-t-il prendre la communication symbolique comme un tout, et montrer que les conditions qui la régissent sont plus fondamentales que les conditions logiques, dès lors que la symbolisation formelle est dérivée, issue, par abstraction, de la communication symbolique. De fait, si les systèmes formels ne peuvent qu’apparaître comme des organisations incomplètes au regard des langues naturelles, c’est qu’ils ne remplissent pas certaines des conditions proto-logiques constitutives d’une langue ordinaire. Que peut entendre Granger par là ? 5.5. LES CONDITIONS PROTOLOGIQUES DU SYMBOLISME NATUREL Parler des conditions proto-logiques, c’est parler en fait de conditions de la communication symbolique, plus fondamentale que la simple symbolisation. Les langues sont en effet des systèmes symboliques par excellence. Et Granger l’explique en ces termes : « Parmi tous les systèmes symboliques connus, les langues sont apparemment les plus riches, et adaptées come telles à l’expression directe du vécu et de la pratique quotidienne ; adaptées aussi à l’usage esthétique, créateur d’objets symboliques »1 1 Gilles-Gaston GRANGER, Philosophie, langage, science, p.122. 235 Il s’agit sans nulle doute des conditions générales concernant les formes symboliques les plus simples et immédiates, alors que les conditions logiques concernent aussi des formes symboliques, certes, mais déjà largement médiatisées et élaborées. Même si au sens strict, il faut distinguer soigneusement, les conditions de la communication symbolique et celle de la symbolisation, on peut établir entre les deux un rapport de hiérarchie, et soutenir que les conditions proto-logiques sont les plus générales et les plus primitives possibles , et que les conditions logiques n’en constituent qu’un cas particulier , rendu possible par les premières. Ces conditions « proto- logiques », conditions du symbolique, Granger les nomme des fonctions parce qu’elles ne correspondent pas à des classes de symboles, mais désignent les opérations génériques de la symbolisation. On peut considérer suivant la suggestion convaincante de Moreno1 que ces conditions sont organisées en conditions préalables et spécifiques. Dans un texte ultérieur2, Granger ne semble pas cependant mettre l’accent sur les mêmes priorités, puisqu’ il insiste sur la pluralité d’articulations et la dimension pragmatique. Pour en parler, commençons par l’examen des conditions préalables. La fonction d’énoncé complet désigne l’acte même de poser un énoncé. En ce qu’elle s’oppose au fait de ne rien poser. La fonction primitive, antérieure même à ses spécifications comme formes de prédication ou formes d’assertion. La fonction de pluralité d’articulation souligne l’organisation stratifiée des signifiants, avec un niveau de fractionnement ultime, d’organisation élémentaire, des signes: « Les renvois des signes élémentaires ne sont pas des objets extérieurs au système. Leur fonction est informationnelle stricto sensu. Ces signes servent à former les signes de niveau supérieur qui renvoient à de tels objets »3 1 Arley MORENO cité par Joëlle PROUST et Elisabeth SCHWARTZ, La connaissance philosophique, Paris, PUF, 1995, p. 224. 2 Gilles-Gaston, GRANGER, Philosophie, langage, science, p. 34. 3 , Idem, Forme, opération, objet, p.90. 236 Cette articulation, qui suppose le caractère discret du signe linguistique, rend possible la création réglée mais non bornée des signes au niveau supérieur. Granger précise : « L’important n’est pas qu’il y ait deux articulations ou davantage, mais c’est la distinction d’une articulation ultime et d’autres articulations : il y a du reste, dans une langue, plus de deux niveaux en général »1 Les fonctions d’énoncé complet et de pluralité d’articulations concernent le symbolisme linguistique encore indissocié, non soumis aux critères régionaux du sémantique, du syntaxique ou du pragmatique. On peut considérer avec Moreno que la fonction énoncé complet est plus fonctionnelle, et celle de pluralité d’articulations plus structurale2. Ainsi comprises, les fonctions d’ancrage, de nom propre, et de thème-rhème correspondent à des conditions plus spécifiques. Soit qu’elles concernent les rapports syntactico-sémantiques, comme l’opposition thème-rhème correspondant à l’opposition entre ce que l’on dit et ce dont on le dit, corrélation antérieure même à la prédication définie comme corrélation d’un sujet et d’un prédicat. Soit qu’elles concernent plutôt l’aspect pragmatique. Alors la fonction d’ancrage désigne l’arrimage de l’énoncé à la situation d’énonciation, le signalement, dans le symbolisme même, de son attachement au monde et à l’expérience du locuteur. Les symboles d’ancrage sont alors des indicateurs de subjectivité, qui dérivent directement du statut pragmatique du mot je; et la fonction de nom propre renvoyant à une telle interpellation virtuelle. Par ailleurs, seul le proto-logique est primitif et principiel, parce que purement formel. Au contraire, lorsqu’une grammaire décrit 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p.90. Arley MORENO, cité par Joëlle PROUST et Elisabeth SCHWARTZ, op cit, p. 255. 237 l’organisation d’un système symbolique, elle considère toujours déjà certains aspects substantiels de l’énoncé ou du contenu, tout au moins de la forme de celui-ci. Dès lors, on peut bien dire que le proto-logique, loin de coïncider avec le proto-grammatical, est plus fondamental que lui, et a fortiori proto grammatical. C’est qu’une grammaire décrit l’organisation d’un système symbolique en considérant à un certain niveau des aspects de la substance de l’expression, et de la forme, sinon de la substance du contenu dans le langage de Hjelmslev. En fait, chaque grammaire applique ces conditions d’une manière ou d’une autre, de sorte que toute la grammaire occupe nécessairement un ordre de généralité moindre que ces conditions. En ce sens strict, il n’existe donc pas de grammaire universelle, même s’il peut exister des grammaires plus ou moins abstraites comme celles décrivant les familles de langues, par exemple. C’est ce que Chomsky a pu montrer ainsi que Granger en rend compte : « Les règles chomskyennes concernent des phénomènes attachés à des réalisations substantielles propres à certaines langues, qu’elles traduisent en termes abstraits en occultant leur spécificité. Fausse généralité qui neutralise à un niveau inadéquat le concret des langues »1 La tentation serait grande de régresser en quelque sorte de ces conditions proto-logiques à leurs propres conditions, qu’on pourrait alors imaginer corporelles ou biologiques. Mais outre que l’état actuel de la psychologie du langage et de la physiologie cérébrale ne permet pas de donner une réponse précise, Granger signale à bon droit le paralogisme consistant à réduire une relation symbolique ternaire, définie par sa fonction de renvoi à une relation causale binaire : 1 Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p.89. 238 « Quel que soit le progrès des neurosciences, il me semble que leurs réponses laisseront toujours en deçà, la question philosophique de la possibilité a priori du symbolisme »1 Adressant à la « naturalisation » du symbolique une fin de non recevoir, Granger cherche au contraire à lui donner une autonomie relative. Le problème général qu’il se pose est celui d’une délimitation des frontières du comportement symbolique, par exemple, par opposition à un comportement réflexe. Il estime que « L’association causale des phénomènes dans le réflexe conditionné, qui peut mimer jusqu’à un certain point la fonction symbolique, demeure néanmoins toujours en deçà du symbolisme. Il lui manque précisément ce que le plan opératoire permet de coordonner à la saisie statique d’un objet, à savoir la virtualité et la mobilité des signifiés. Le sens d’un symbole, qu’i-l soit partie d’une langue naturelle, d’un système quelconque de signes, ou d’un système formel, présente toujours, relativement à la fixité du signifiant, le caractère d’un élément inséré peu ou prou dans un système opératoire »2 De fait, les conditions de possibilité du symbolisme en général sont des conditions suffisantes, alors que les données neurophysiologiques, simples matériaux empiriques, ne sont que des conditions nécessaires dont l’identification est loin de pouvoir prétendre épuiser le problème du symbolique. On comprend dès lors que l’exhumation de ces universaux du langage fasse l’objet d’une enquête proprement philosophique, et non empirique. En effet, la critique de la raison sémiotique met la philosophie dans une position intermédiaire entre langage et science. De cette manière, sans se confondre avec l’une ou l’autre, la réflexion philosophique cherche précisément à penser leur rapport : « Il s’agit des questions posées au philosophe par l’expression du savoir scientifique dans des systèmes symboliques, langue naturelle ou systèmes formels ad hoc, 1 Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p.89. Idem, pp.57-58. 2 239 et par les transformations formulation »1 C’est donc à elle , historiques de méta-discipline cette sans « objet » scientifique, ni science, ni langage ordinaire, de réfléchir comparativement sur le symbolique, d’en dégager transcendentalement les conditions de possibilité, et de dessiner les limites de son fonctionnement, qu’il s’agisse du symbolisme d’un système formel, ou celui d’une langue naturelle. C’est qu’on ne peut concevoir de philosophie sans linguistique. Mais il n’y a pas lieu de réduire non plus l’une à l’autre. Les conditions proto- logiques seront de toute façon, comme le dit Granger : « mises au jour par réflexion, sans être cependant tirées par simple recensement des formes grammaticales et par induction ; mais elles seront mises à l’épreuve dans les langues les plus diverses. Il s’agit alors autant de philosophie du langage que de linguistique descriptive ; collaboration nécessaire mais difficile, dans la mesure ou la linguistique, sous aucune forme, ne saurait se confondre avec une réflexion de philosophe, et ou la philosophie en revanche, ne peut se substituer à la connaissance positive »2. Il en esquisse le partage des tâches comme suit : « La relation de la philosophie du symbolisme aux théories empiriques, comme la linguistique ou certaines parties de l’esthétique, consisterait alors en ceci que toute proposition d’une condition proto-logique de symbolisation devrait être appuyée par l’exhibition de plusieurs réalisations grammaticales significativement distinctes. Corrélativement, les règles établies par la grammaire descriptive d’une langue devraient pouvoir être rattachées à un réquisit proto-logique »3 Cette investigation proto-logique est transcendantale parce que les conditions proto-logiques de symbolisation à la fois sont constitutives d’une possibilité de penser la fonction elle-même. Notons d’ailleurs que cette démarche transcendantale ne désigne pas « une détermination rigide et 1 Gilles-Gaston, GRANGER, Philosophie, langage, science, p.5. Idem, Forme, opération, objet, p.88. 3 Idem, p.96. 2 240 complète, mais plutôt un ensemble de conditions qui constituent le point de départ d’une pensée minimale de la symbolisation linguistique »1. De là provient le caractère rhapsodique et non aristotélicien que kantien, de la liste des transcendantaux, pris du point de vue de la pluralité d’articulation, de la fonction d’énoncé complet, de l’ancrage, du nom propre et du thème-rhème. De fait, si la liste est ouverte, c’est que Granger ne cherche pas à constituer un système de la sémiotique pure, mais à dégager quelques conditions de fonctionnement d’une langue ordinaire. Et c’est parce que les systèmes symboliques sont des concepts philosophiques, qu’il est impossible d’établir un système clos. S’il est impossible de régresser du proto-logique au biologique, la philosophie transcendantale peut cependant tenter une remontée ultime vers une condition fondamentale du symbolisme : la dualité opération/objet, définie comme catégorie primitive de la pensée cherchant à connaître un objet, relation de réciprocité, de correspondance mutuelle entre deux registres d’entités de pensée, au sens le plus général du terme. Définir cette notion de « dualité » est un exercice particulièrement difficile et complexe. Car celle-ci constitue le cœur de la philosophie de Granger, et la condition de possibilité même du symbolisme. Ne dit-il pas lui-même que « Par l’exercice du principe de dualité, la saisie perceptive d’un phénomène se dédouble en acte de position d’objet et en un système d’opérations implicitement, et peut être virtuellement, établi, dont l’objet est à la fois le support en tant qu’indéterminé et le produit, en tant que détermination d’une expérience. C’est ce dédoublement dual d’un moment objectal et d’un moment opératoire qui permet de donner à un fragment d’expérience le statut de signifiant. La corrélation à l’opératoire découpe dans le phénomène des éléments invariants, pertinents, et le renvoi au jeu réglé de l’opératoire est alors disponible pour l’assignation d’un sens »2. Autrement dit, le trait caractéristique est la détermination de deux entités avec renversement des points de vue. Or, l’efficacité de toute 1 , Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet pp .89-90. Idem, p. 55. 2 241 pensée qui se déploie dans un système symbolique et qui vise à décrire un monde, nous paraît reposer sur une telle dualité entre un système d’objets et un système d’opérations qui déterminent l’un l’autre. Cette dualité qui, plus ou moins parfaite, fonde du reste la condition de possibilité même de toute pensée symbolique, dans la mesure où les symboles doivent cesser d’être adhérents aux impressions qui leur servent de support, pour se prêter aux constructions d’une combinatoire. Le dédoublement que rend possible la dualité, et qui rend possible le symbolisme, doit être pensé comme opposition d’une forme à un contenu. Il semble bien que cette institution d’une opposition de forme à contenu est toujours, et à tous les degrés d’élaboration, le premier moment décisif de l’objectivation d’une expérience de sa transposition dans un système symbolique. Cette opposition peut elle-même prendre plusieurs acceptions dans le fonctionnement du symbolisme : celle du pertinent au non pertinent, du moyen au but, du régulé au non régulé. L’opposition de forme à contenu prend par ailleurs un caractère relatif et non absolu. 5.6. DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE Observateur toujours attentif des écarts et différences entre langues naturelles et systèmes formels, Granger se pose en critique averti des tentations mathématiques de la linguistique, forme proprement moderne de la dialectique transcendantale. Il qualifie ainsi explicitement de paralogisme transcendantal la confusion entre la langue naturelle et un système formel1. Il juge que, emportée par son élan, la raison transgresse les limites de pertinence objective d’un système sémiotique en appliquant de façon dogmatique ses propriétés à un autre symbolisme. C’est donc tout naturellement qu’elle commet une double erreur. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1968, p.163. 242 La première erreur réside dans sa tendance à considérer la langue naturelle d’un point de vue formel. Attardons nous un instant sur ce paralogisme formaliste, déjà mentionné plus haut, et dont la conclusion est clairement antiréductionniste. A son sujet, Granger dit ce qui suit : « Un système symbolique au sens le plus complet, comme la langue ordinaire, ne se réduit pas à un système formel essentiellement gouverné par des conditions logiques, bien qu’il puisse être décrit comme tel à un certain niveau »1. En fait, il convient de distinguer plus précisément deux points de vue formels possibles sur le symbolisme naturel. Pour bien mettre en évidence leur différence, il faut partir du fait que le langage naturel est régi par une articulation multiple au moins double. Une articulation est un découpage en segments dont chacun constitue un signe. Le système substrat ou support de la langue, en l’occurrence l’articulation phonologiquephonématique, est un système formel. Granger mentionne la possibilité que le système articule des sons et non pas des phonèmes, mais à des traits prosodiques ou d’intonation. L’important est de retenir que l’articulation support, qui est un système formel, admet elle-même différentes modalités2. Au contraire, les autres articulations, à l’instar des autres découpages en signes dont la langue est susceptible, ont pour particularité, non pas de véhiculer des significations, mais de ne pas constituer des systèmes formels. Certes, on peut toujours organiser ces autres articulations de façon formelle. Ainsi, le logicien organise les énoncés propositionnels en système formel dans le calcul des propositions. Mais ce point de vue formel n’est pas une organisation de la langue elle-même, car les signes élémentaires qu’il utilise ne sont pas tirés 1 Gilles-Gaston GRANGER , Forme, opération, objet, pp.87-88. Idem, Langages et épistémologie, p.10. 2 243 de celle-ci par segmentation. On dira donc qu’un tel système formel est surimposé à la langue de l’extérieur. C’est pourquoi Granger ajoute : « Que les langues puissent être investies, pour ainsi dire par en haut, par des systèmes formels est évidemment ce qui permet leur utilisation comme véhicules scientifiques1». Le système qui régit l’articulation support peut être qualifié de système formel immanent à la langue, ou encore que le premier n’est que le régulateur tandis que le second est véritablement constitutif du linguistique. Bref, ainsi que le dit Granger, le langage n’est pas entièrement passible d’une objectivation scientifique : « Une langue n’est pas assimilable à un système formel, alors même que différents systèmes formels peuvent en décrire les facettes, et qu’un système formel immanent lui sert de support informationnel »2 Il ajoute d’ailleurs que les systèmes formels interviennent de deux manières distinctes dans l’objectivation scientifique du phénomène de langue. Premièrement, comme structure immanente à la langue elle-même, et qui constitue son articulation-support; et deuxièmement, comme outil de simulation, par le moyen duquel le linguiste approche différents niveaux d’organisation du phénomène. En ce qui concerne la seconde erreur, elle est symétrique de la première. Elle consiste à donner à tous les symbolismes les propriétés spécifiques du symbolisme naturel : « On voudrait pour finir dénoncer une illusion qu’il est du ressort du philosophe de mettre en lumière. Elle consiste à postuler que tous les systèmes symboliques ont la même structure qu’une langue naturelle. Comme tout fait humain comporte un aspect symbolique essentiel, il en résulterait une sorte d’alignement des sciences humaines sur la 1 1 Gilles-Gaston, GRANGER , Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile, Jacob, 1988 p.12. 2 Idem , Langages et épistémologie, pp.14-15. 244 linguistique, et une reconstruction abusive des objets de la sociologie, de la psychologie, voire de l’économie sur le modèle de l’objet linguistique. L’idée partait d’une conception juste de la spécificité du fait humain, en tant que fondamentalement symbolique ; elle devenait stérilisante et dogmatique en réduisant au langage naturel les formes multiples de la symbolisation »1. C’est pour combattre une telle tendance que Granger utilise souvent les guillemets pour parler du langage mathématique. Que chaque erreur ait son importance, que l’une ne soit pas moins nocive que l’autre, de multiples allusions l’attestent, qui rapprochent ces deux faux-pas comme les deux faces d’une même négligence. Peu importe, à la limite, la direction dans laquelle s’opère la transgression sémiotique, puisqu’aussi bien, dans les deux cas, c’est une même hybris dogmatique qui gomme les différences symboliques. De cette façon : « Le développement actuel d’une linguistique mathématique contribue à faire passer pour naturelle l’assimilation d’une langue à un système formel, aussi bien que l’identification à des langues de systèmes tels que la logique ou les mathématiques. L’une et l’autre sont abusives, et propres à tromper le linguiste en lui faisant prendre métonymiquement l’un des modes de structuration de son objet pour le tout de cet objet lui-même »2. Mieux que cela, systèmes symboliques par excellence, les langues naturelles le sont en raison de leur complexité structurale et fonctionnelle, et non par le caractère fondamental et élémentaire des traits du symbolisme qu’elles illustrent. C’est pourquoi il est inexact de les réduire purement et simplement à des systèmes formels, ou de les prendre pour prototype de systèmes symboliques en général. Ce sur quoi insiste cette dénonciation des paralogismes réciproques, c’est leur fonctionnement singulier. Pour sa part, défini fondamentalement comme animal symbolique, l’homme développe de multiples signes à l’intérieur desquels il 1 2 Gilles-Gaston, GRANGER, La théorie Aristotélicienne de la science, p.246. Idem, Essai d’une philosophie du style, p.163. 245 évolue, et dont certains l’éloignent extraordinairement de l’expérience vécue. A son âge sémiotique, la critique transcendantale de la raison ne peut donc que prendre la forme d’une inspection vigilante du fonctionnement des différents symbolismes, de leurs conditions de possibilité, de leurs limites respectives et de la tentation rémanente d’une transgression de ces limites. 5.7. Regard élargi Il est intéressant de souligner davantage la place centrale donnée au langage dans cette critique de la raison, puisque Granger reconnaît en effet un certain privilège au symbolisme naturel comme il le dit lui-même : « Il y a une pluralité de types de symbolisation, et la philosophie ; en particulier la philosophie des sciences ; doit justement tenter de les décrire et de les mettre en forme, en ce qu’ils ont de commun, certes, mais aussi dans leur singularité. Toutefois il est bien vrai ; et c’est là sans doute l’origine radicale de telles erreurs ; que les langues naturelles constituent des systèmes symboliques absolument privilégiés, métalangages universels en ce que seuls ils permettent de décrire toute autre espèce de symbolisme. Leur richesse est la contrepartie de l’indétermination et de l’irrégularité de leurs usages qui les opposent aux systèmes formels »1. Ce qui est intéressant dans ce primat du langage par rapport aux autres symbolismes, c’est qu’on peut le rapprocher d’un texte de Benveniste à la tonalité étonnamment similaire. Le grand linguiste y parle du langage comme interprétant de référence de tous les systèmes de signes. A sa suite, on pourrait développer une sorte de logocentrisme relatif, dans l’idée que le langage peut toujours exprimer les autres symbolismes. A la suite de Benveniste et de Granger notamment, le symbolisme linguistique pourrait ainsi être caractérisé par une activité fondamentale de reprise, voire de reformulation des autres symbolismes puisqu’aussi bien sa particularité réside dans sa faculté méta, cette capacité 1 Gilles-Gaston, GRANGER, Le langage comme défi, p. 296. 246 qui est la sienne de se replier sur lui-même pour se ressaisir ou saisir un autre symbolisme extérieur à lui. Cette capacité méta qu’il reconnaît au langage, Granger l’attribue a fortiori à la philosophie : « En un sens, une philosophie n’est rien d’autre qu’un langage, c'est-à-dire un système symbolique, mais organisé d’une certaine manière qui le distingue radicalement d’un système formel. Et ce langage fonctionne essentiellement comme métalangage à l’égard des énoncés exprimant des connaissances objectives et de ceux qui se rapportent aux diverses facettes de la pratique(…). Seule une langue naturelle, est assez riche-mais aussi assez floue-pour servir d’instrument méta-linguistique du philosophe »1. Voilà qui permettrait de rattacher la raison sémiotique moderne à celle du vieil Aristote : si l’homme est un animal symbolique au sens le plus large du terme, c’est en effet fondamentalement parce que, avant d’être un animal politique ou raisonnable, l’homme est un animal linguistique, doué de raison. Cela dit, voyons à présent les points forts et les limites de l’œuvre de Granger. 5.8. Logique paraconsistante Cette notion originale est introduite par G.G. Granger dans son important ouvrage intitulé l’Irrationnel. L’ouvrage se présente comme une enquête sur l’irrationnel depuis les origines mathématiques de l’irrationnel jusqu’au Tao de la physique de Frijthof Capra. Disons-le tout de suite: plus on s’éloigne de l’origine, plus l’enquête s’essouffle et plus l’intérêt de l’enquêteur et du lecteur s’estompe. Le premier chapitre est consacré au thème bien connu des grandeurs incommensurables dans les mathématiques grecques. Ce qu’il est convenu d’appeler la découverte de l’incomrnensurabilité fournit à l’auteur, qui s’appuie sur les historiens récents comme Fowler et Knorr, l’occasion d’amorcer son enquête sur l’irrationnel comme obstacle. Selon la thèse de Fowler, The Mathematics of Plato’s Acaderny (Oxford, 1987), c’est l’anthiphairesis que l’auteur traduit par 1 Gilles-Gaston, GRANGER, Le langage comme défi p.195. 247 soustraction alternée et qu’il faudrait plutôt rendre par « soustraction réciproque continue » qui rend compte le mieux de l’émergence du concept d’incommensurable. L’algorithme d’Euclide pour trouver le plus grand commun diviseur de deux nombres s’arrête dans les entiers – c’est une descente finie – alors que pour les rapports de grandeurs incommensurables, l’algorithme ne s’arrête pas, le reste de la soustraction continue de deux grandeurs inégales n’étant pas commensurable, selon le livre X des Éléments d’Euclide. L’autre problème bien connu est la preuve de l’incommensurabilité de la diagonale et du côté du carré qu’ on démontre par l’absurde, dont l’auteur dit qu’elle est non constructive ; pourtant, elle est de même nature que l’algorithme euclidien, puisque c’est une descente, apagôgê vers l’impossible. Fermât dira la même chose de sa méthode de la descente infinie en théorie des nombres vingt siècles plus tard. Le chapitre Il traite des imaginaires dans l’algèbre des XVIIe et XVIIIe siècles et de l’invention de i. C’est d’abord Descartes qui baptisera imaginaires les racines carrées de nombres négatifs et on appelle imaginaires les racines qui sont des nombres complexes dont la partie imaginaire n’est pas zéro et dans lesquelles, le logarithme d’un nombre négatif log (‘n) est égal à I p + log n, ce qui invite à une représentation géométrique dans un diagramme d’Argand avec axe imaginaire perpendiculaire à l’axe réel. Le chapitre suivant (chap. III) porte sur la perspective et la géométrie projective du point à l’infini que l’on retrouve chez Desargues. L’irrationnel en physique du chapitre IV s’engage sur une piste différente, du calcul symbolique de Heaviside pour sa théorie électromagnétique à la fonction delta de Dirac, d définie par d(j) = j(O) pour tous les j, qui sera récupérée par la théorie des distributions en tant que distribution « singulière », c’est-à- dire non déterminée par une fonction. 248 L’auteur aurait sans doute dû suivre la piste plus ardue, mais sans doute plus révélatrice de l’intégrale de Feynman qui n’a pas encore reçu, elle, de justification mathématique a posteriori. Le recours à I’irrationnel en logique (chap. V) se limite à l’examen de la logique paraconsistante dans la version de Newton da Costa. La logique paraconsistante est une logique des systèmes contradictoires non triviaux, c’est-à-dire qu’ils n’admettent pas le principe ex falso sequitur quodiibet qui, à partir d’une contradiction permet d’obtenir le résultat désastreux que tout énoncé et sa négation sont démontrables dans le système. L’auteur compare les vertus et les vices de cette logique déviante avec la logique pertinente, relevant logic, et la logique intuitionniste. Ici le flair de l’auteur s’émousse et l’enquête piétine, car il semble se fier au préjugé de la logique classique comme critère métalogique de démarcation entre les logiques. L’auteur se demande à la fin s’il y a des applications à la logique paraconsistante, mais il ne mentionne pas la seule qui n’est pas triviale, au-delà de la dialectique ou de la pragmatique, l’application en théorie informatique du raisonnement dynamique ou non monotone où l’apparition d’une contradiction locale ne doit pas transiter sur tout le système formel. La logique et la physique utilisent l’irrationnel comme recours nous dit l’auteur. L’art aussi, semble-t-il, puisqu’un chapitre est consacré au mouvement surréaliste, surtout aux énoncés théoriques de Breton qui n’était pas fou pour avoir eu recours à la folie de l’irrationnel. La troisième partie de l’ouvrage traite de l’irrationnel comme renoncement et l’on sent que l’auteur renonce ici aussi bien à l’enquête puisque les pistes se multiplient et ne mènent nulle part. De la « cosmodicée » de Kant au Tao quantique de Capra, il y a en effet matière à égarer le rationaliste le plus futé et l’on ne retiendra de ce cheminement tortueux des chapitres VII « La cosmologie et le temps », VIII « Matière et conscience » et IX « La science et les mythes pseudo- 249 phîlosophiques » que la critique bien tempérée du non-équilibre de Prigogine. Dans l’ensemble, l’ouvrage décrit un itinéraire restreint dans le dépistage de l’irrationnel dans le savoir scientifique. Pour le rationaliste ou celui qui s’efforce de le devenir, comme disait Bachelard, à côté des voies directes du savoir, les déviations et les dévoiements de l’irrationnel ne sont peut-être qu’un objet de curiosité. Ce propos sur l’irrationnel nous donne l’occasion de présenter toujours chez Granger un type de rationalité à l’œuvre dans les œuvres d’art à travers un Essai d’une philosophie du style. 5.9. ESSAI D’UNE PHILOSOPHIE DU STYLE Le processus d’esthétisation de l’activité stylistique, auquel est consacré le troisième chapitre de la deuxième partie de l’Essai d’une philosophie du style, s’appuie en particulier sur le fait que l’œuvre, détachée du processus de son engendrement dont elle est le résultat, fait conventionnellement l’objet d’une attention exclusive : ce qui est considéré comme beau, ce n’est pas le geste du peintre, ni l’environnement à l’intérieur duquel il s’effectue et qui le conditionne relativement, mais c’est le tableau que ce geste a produit et dans lequel ces éléments ont été comme absorbés et annulés ; c’est ce qui fait que l’œuvre d’art existe, en tant qu’œuvre d’art, hors contexte, comme c’est le cas par exemple du retable sorti de l’église à laquelle il avait été originairement destiné pour entrer au musée. Mais c’est à ce propos que la prise en considération des faits de style remplit pleinement sa fonction heuristique, en se décalant par rapport aux modalités de l’appréhension esthétique de l’œuvre, elle amène en effet à revêtir sur le mouvement qui a débouché sur l’œuvre accomplie, en décelant en elle les traces qui sont révélatrices du processus de son engendrement, et permettent de remonter en deçà du plan où elle délivre ses effets proprement esthétiques, de manière à replacer ceux-ci dans une perspective plus large, non plus statique mais dynamique. 250 C’est ce qui se passe, par exemple, lorsque l’expertise stylistique amène à prendre en compte la manière caractéristique dont, dans une peinture de Cézanne, les touches de couleur ont été posées sur la toile, sous forme de hachures parallèles, d’une façon qui disparaît dans l’effet général du tableau, une fois celui-ci fini, mais qui n’en a pas moins contribué à la réalisation de cet effet, et peut être considéré comme une composante essentielle du style de Cézanne, sa marque de fabrique en quelque sorte. Il en va de même lorsqu’on s’intéresse à la manière dont un poète ou un écrivain exploite des traits de langue, manière qui n’appartient qu’à lui et rend son œuvre immédiatement identifiable en fonction de critères qui ne sont ni purement techniques ou grammaticaux ni purement esthétiques. Ces critères représentent quelque chose de très difficile à cerner, un “je ne sais quoi” intermédiaire entre le respect de la correction grammaticale et la volonté d’innovation qui définit l’invention poétique; ces critères se rapportent eux aussi aux conditions dans lesquelles s’effectue l’ajustement entre des effets de sens et des effets de signification, ajustement qui, tout en étant à rejouer en chaque occasion sous des figures différentes, donne lieu à la création de formes reconnaissables parce qu’elles présentent des modes de régularité qui les spécifient, sans pour autant les figer ni en faire des stéréotypes indéfiniment répétables à l’identique par des moyens mécaniques. Dans cette perspective, que faut-il entendre au juste par “langue littéraire”, au sens de la pratique spécifique de la langue propre à un écrivain, qui rend une page écrite par lui immédiatement identifiable, non seulement en raison des thèmes qui y sont traités, mais par la manière dont ceux-ci le sont avec certains mots et certains types de phrases qui paraissent inimitables, et peuvent tout au plus être caricaturés ? Ce n’est certainement pas une langue à part de la langue naturelle d’usage au code 251 de laquelle, prise au premier degré, elle se réfère, en effectuant par rapport à lui ce que Granger appelle une opération de “surcodage”1. C’est pourquoi la formule “langue littéraire” se révèle finalement impropre : tout au plus peut-on parler d’un usage littéraire de la langue, qui superpose à un code de base resté inchangé d’autres niveaux de contrôle de l’expression permettant d’en affiner la présentation, ce par quoi celle-ci acquiert sa dimension littéraire; et c’est la combinaison de ces différents niveaux qui, si on peut dire, “signe” le message en le particularisant, et en le rendant du même coup porteur d’un supplément de signification par lequel il se fait reconnaître en se distinguant. Considéré de cette manière, le style est quelque chose qui paraît s’ajouter, se superposer à la transmission du message proprement dit qui constitue sa base initiale, sa condition nécessaire mais non suffisante. Ceci amène à reposer une question qui avait déjà été rencontrée en marge de la lecture des Exercices du style de Querau : un message peut il être stylistiquement neutre, c’est-à-dire se ramener à l’application d’un code qui ne fasse intervenir aucune opération de surcodage, donc de mise en forme stylistique, et sur laquelle cette opération vient ensuite se greffer librement? A ce propos, la réflexion que Granger consacre aux problèmes du style, avec le souci d’en élargir au maximum le domaine d’application, l’amène à remettre en question la conception du style comme écart généralement admise chez les stylisticiens, comme par exemple Michael Riffaterre. Selon cette conception, le style est ce qui vient perturber la transmission d’un message en rompant la continuité apparente et en y introduisant une dimension novatrice d’imprévisibilité, littérairement significative en raison des anomalies qu’elle comporte : ce sont ces anomalies qui font la différence et retiennent l’attention, en raison du décalage qu’elles font apparaître entre sens et signification. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1969, p. 191. 252 Le stylisticien devient alors un grammairien paradoxal qui cultive l’exception plutôt que la règle, au point d’aller jusqu’à commettre d’éventuelles fautes de langue comme susceptibles, sous certaines conditions, de tenir lieu de figures expressives qui, en accompagnant la transmission d’un message, le valorisent en le singularisant. Dans cette perspective, un exemple privilégié de figure stylistique serait fourni par le fameux vers d’Andromaque, cité par Proust dans son article sur le style de Flaubert, “Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?“ . Si ce vers était lu au point de vue de ce qu’on appelle le bon usage, l’adjectif “fidèle” devrait se rapporter au “je” qui donne son sujet aux deux parties de cette séquence “je t’aimais”, “qu’aurais-je fait ?“; alors que l’adjectif “inconstant” doit, lui, - normalement se rapporter au “toi” ou au “tu” qui donne son complément d’objet à la forme verbale “je t’aimais”, ce que confirme le fait que ce “je” est une femme et que l’objet de son amour est un homme, d’où le masculin auquel est mis le qualificatif “inconstant” :t’aimais inconstante” aurait voulu dire tout autre chose. Mais il saute aux yeux que cette lecture correcte, qui paraît s’imposer à première vue, retire à la phrase, sinon toute possibilité de sens sous condition de l’isoler de son contexte, du moins son intérêt théâtral, qu’elle doit véhiculer proférée au moment de l’action où elle intervient. Aussi bien, lorsqu’Hermione, en proie à sa passion dévorante pour Pyrrhus qui, à son grand désespoir, la dédaigne parce qu’il a reporté sa flamme sur sa rivale Andromaque, avoue sa faiblesse, qu’elle condamne intérieurement, en proférant cette phrase, ainsi composée, le qualificatif “fidèle” qui présente la particularité de revêtir la même forme au masculin et au féminin, d’où l’ambiguïté que suscite son usage à cet endroit du texte, doit nécessairement se rapporter à l’objet inconstant de son amour, et non à ellemême, qui en est, de son gré ou non, le sujet; et, en conséquence, lorsqu’elle s’écrie “Qu’aurais-je fait fidèle ?“, il faut entendre, à travers un 253 raccourci saisissant, et syntaxiquement problématique “Qu’aurais-je fait, si tu avais été fidèle ?“. En omettant de prononcer le “si tu avais été” qui aurait restitué à son interjection son développement grammatical complet, elle remplit simultanément deux objectifs dont l’un et l’autre échappent d’ailleurs à son initiative consciente : d’une part elle exprime un désarroi intérieur irrépressible qui l’amène, oubliant toute convenance, à bousculer ses mots au-delà des limites permises, et à commettre un écart qui a valeur de lapsus, donc d’aveu; et en même temps elle fait rentrer son interjection, on serait presque tenté de dire son cri, dans les limites mesurées, permises, de l’alexandrin, avec sa rythmique propre, qui amortit l’intensité de sa plainte en l’accompagnant de l’irrésistible “effet de sourdine” qui, selon Spitzer est la marque par excellence du style de Racine. L’effet de style savamment contrasté produit donc ce résultat que la phrase. composée comme elle l’est ne peut être prononcée que par Hermione, personnage tragique dont elle reflète de façon saisissante l’état d’esprit par des moyens purement verbaux ne présentant aucun caractère directement mimétique, la phrase traduit son émotion, ou plutôt la trahit, sans la représenter à proprement parler, ce qui ne serait possible que si Hermione maîtrisait son émotion au lieu de la subir sans avoir à son égard aucune distance; et, de cette manière, qui relève du très grand art, la formulation de sa passion se trouve canalisée, non par l’intervention de sa volonté, mais par la contrainte que lui impose la nécessité où elle se trouve, sans l’avoir ellemême choisi, bien sûr, de s’exprimer en vers composés de douze pieds, ce qui lui interdit de prononcer les termes intermédiaires “si tu avais été (fidèle)” auxquels son interjection devrait normalement faire place pour respecter les règles du bien dire. Et la phrase ainsi composée, littéralement “phrasée”, comme on phrase un motif musical, ne peut avoir été fabriquée que par un Racine, que son art a rendu expert en la manière d’arracher à ses personnages leurs secrets les plus intimes, et les plus inavouables, tout en les masquant sous 254 des tours qui, en dépit de leur étrangeté, les rendent formellement manifestables, et atténuent le choc que leur révélation produit sur les spectateurs : ce qui revient à observer les règles de la politesse en contournant, très provisoirement, celles de la grammaire. A s’en tenir à l’exemple qui vient d’être analysé, ce qui permet de repérer l’intervention du style, ce serait donc l’écart par le moyen duquel l’expression échappe à la platitude d’un sens univoque, et accède, par le moyen de son exceptionnelle singularité, à une richesse de signification, qui se déploie sur le plan d’une démarche revêtant un caractère intentionnel, au lieu d’être seulement l’exécution automatique d’un code. A ce propos, Granger fait la remarque suivante : « La conséquence la plus intéressante de cette conception sans doute assez sommaire serait que “tout concept d’une valeur stylistique intrinsèque est vide” (Riffaterre). Sans doute, si l’effet de style naît d’un surcodage, il doit nécessairement reposer sur l’apparition de caractères contrastifs, et c’est en cela que réside la vérité de la théorie du contexte. »1 En effet, aucun trait de langue n’est stylistique pris en soi, mais seulement relativement à d’autres manières de s’exprimer ou de formuler sa pensée dont il se démarque implicitement. Dans le vers de Racine dont il vient d’être question, il faut, si on lui consacre une suffisante attention, entendre ou lire à la fois “Qu’aurais-je fait si tu avais été fidèle”, qui en délivre le sens proprement dit, et “Qu’aurais-je fait fidèle”, le segment de phrase qu’Hermione prononce effectivement dans la pièce, qui enrichit ce sens de tout un monde nuancé et contrasté de significations: l’effet de style se produit à la rencontre, au choc, de ces deux formes, qui réagissent l’une sur l’autre du fait d’être saisies simultanément, ce qui provoque un déclic, et charge les mots dont la séquence verbale est composée d’une valeur expressive, esthétiquement décalée par rapport au plan où s’opère la simple communication du message qu’elle transmet. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p. 196. 255 C’est une préoccupation voisine qui, s’agissant des arts plastiques, a conduit Malraux à avancer, dans Les voix du silence, sa conception du “dialogue des styles” : celle-ci signifie qu’un style ne s’impose jamais dans l’absolu, isolément, par ses propres qualités intrinsèques, mais ne parvient à se faire reconnaître qu’en se confrontant idéalement à d’autres formes stylistiques, le musée, surtout s’il est “imaginaire”, étant le lieu privilégié offert à cette confrontation et à la procédure de dévalorisation des styles que celle-ci rend possible. Mais, ce point étant acquis, est-il possible d’en rester là ? C’est ce que conteste Granger, qui poursuit son examen de la conception du style comme écart par rapport à la norme en proposant la remarque suivante qui fait ressortir la naïveté de cette conception prise à la lettre : « Mais il faut bien reconnaître qu’elle (cette conception) laisse indéterminée l’idée de ce “patron” linguistique dont serait rompue la continuité. Il nous semble que dans la mesure où l’on essaierait de la préciser, elle apparaîtrait déjà elle-même comme constituant un fait de style, devant être défini indépendamment de son opposition au procédé qui l’interrompt. » 1 C’est la raison pour laquelle la définition du style comme écart, si elle peut servir à repérer empiriquement des faits de style, se révèle finalement insuffisante en vue de faire comprendre la nature effective de ces faits : elle soulève en effet la question de savoir par rapport à quoi il y a écart, question en dernière instance insoluble, car la représentation d’une séquence verbale ne comportant elle-même aucun écart et donnant en conséquence une base intangible à la mesure des écarts se révèle être une vue de l’esprit à laquelle il est impossible de trouver un équivalent dans la réalité. La forme normale à laquelle on a besoin de se référer pour mesurer un écart n’est normale, précisément, qu’en fonction de l’écart qu’elle sert à mesurer, non dans l’absolu, mais dans un contexte déterminé, où elle remplit idéalement son rôle de critère de différenciation, rôle dont, dans un contexte différent, elle peut être démise. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.196. 256 A ce point de vue, la caractérisation du style comme “supplément” venant s’ajouter à une forme de communication neutre stylistiquement s’avère difficilement tenable : en effet, la neutralité imputée au message de base est elle-même obtenue par projection à partir de la forme concrète de sa transmission, qui inclut sa stylisation. Autrement dit, la mise en forme stylistique n’est pas extérieure au message proprement dit, mais lui est consubstantielle, et ne peut qu’artificiellement en être séparée. Comme la remarque en a déjà été faite, le style n’est pas la composante d’un autre message superposé au message initial et relevant d’un autre code d’exposition dont les règles viendraient interférer avec celles du premier. La conséquence en est qu’on ne décode pas le style du message de la manière dont on décode le message lui-même, tout simplement, comme on l’a noté déjà, parce que sa stylisation dote le message d’une dimension de virtualité. Celle-ci rend impossible de le déchiffrer de manière définitive, c’est-à-dire de le mettre à plat, comme on peut espérer le faire s’agissant du message de base, ceci étant la condition minimale de sa communication littérale. Le problème auquel nous sommes confrontés tient au fait qu’aucune communication ne s’effectue dans les conditions d’une parfaite littéralité, neutre au point de vue de l’interprétation. C’est cette idée qu’évoque Granger lorsqu’il écrit : « Les surcodages que nous avons décrits ne sont jamais donnés par avance. Ils ordonnent de façon immanente les traits du message que la langue laissait libres. Ils sont sans doute ressentis globalement par le destinataire, mais nullement fournis par avance comme guides et clefs du message. Ce sont des problèmes beaucoup plus que des solutions. »1 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.201. 257 Poursuivant, Granger estime que « la redondance caractéristique du style n’est en effet que virtuelle, qu’elle ne devient opérante que si elle est pour ainsi dire activée, et que cette activation est un phénomène dépendant essentiellement du récepteur et du contexte intra et extralinguistique, que nous avons nommé expérience. »1 C’est-à-dire que la réception stylistique du message, pour autant que cette formule soit pertinente, dispose d’une plus ou moins grande autonomie par rapport au décodage qui permet d’en dégager le sens littéral, et qui, lui, relève de contraintes strictes. C’est le destinataire du message qui en apprécie les qualités stylistiques, et qui, du fait qu’il les apprécie, les fait exister. Ces qualités sont incorporées au message tout en creusant en lui un monde de différences virtuelles qui en assure la manifestation ou l’expression et le dotent de significations qui sont issues ou émanées de lui, et pourtant n’étaient pas déposées en lui au départ déjà toutes formées avant même d’avoir pu être activées, et s’offrant comme étant à être recensées à l’identique au terme d’une opération automatique de déchiffrement. Il n’est donc pas satisfaisant de détacher complètement l’appréciation de la teneur stylistique du message de sa réalité objective en tant que message, ce qui. serait encore une manière de traiter le style comme un supplément indifférent, venant s’adjoindre de l’extérieur, et sans nécessité, donc de façon totalement arbitraire, au processus de la communication sur lequel il serait greffé de manière imposée au contraire, et c’est tout le problème, il faut comprendre comment la valeur stylistique du message lui est immanente sans être à proprement parler contenue en lui comme un autre sens distinct de son sens littéral, sens second qui serait en attente de sa mise au jour à laquelle il préexisterait sous l’abri que lui fournit le sens premier. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.202. 258 La difficulté est donc d’arriver à saisir comment le style peut être dans le message sans y être, sur le mode d’une potentialité échappant aux règles de sa constitution en tant que message, et dont l’actualisation excède les conditions d’existence d’un message proprement dit quel qu’il soit ce qui veut dire, comme cela a été déjà indiqué, qu’il lui est coextensif sans se confondre avec lui. Ce problème n’est pas très différent de celui visé à travers la formule dite du “cercle herméneutique” : l’interprétation stylistique d’un message révèle certaines propriétés attachées à celui-ci, et donc d’une certaine façon comprises en lui ou avec lui, propriétés qui cependant, sans cette opération interprétative n’accéderaient jamais à l’existence et resteraient pour toujours, non seulement inaperçues, mais impossibles à apercevoir parce qu’elles seraient totalement privées de réalité; on est ainsi indéfiniment renvoyé du style au message et du message au style, sans qu’il soit permis d’expliquer unilatéralement l’un à partir de l’autre. C’est ici que, quoique sur un tout autre plan, que se retrouve le travail de création de formes que Granger a vu à l’œuvre en examinant certains épisodes de l’histoire de la géométrie. Les Hamilton et Grassmann qui, selon la lecture que fait Granger de leurs travaux, ont précédé Félix Klein dans la mise au point du “style vectoriel”, étaient comme les regardeurs d’un tableau encore à peindre, dont ils esquissaient mentalement les formes en explorant les diverses possibilités ouvertes ou offertes par son programme de base et les différents “styles” propres à leurs tentatives particulières sont venues, d’une façon analogue à celle dont se déroule un geste corporel, se fondre dans un style unique qui, pour finir, en a coordonné les orientations diverses en leur donnant une valeur d’achèvement dont elles étaient en elles-mêmes, en tant qu’esquisses inabouties, dépourvues. Présenter, ainsi que le fait Granger, cette démarche de création de forme comme une pratique stylistique revient à suggérer qu’elle se précède elle-même, en allant vers son accomplissement, sans qu’il soit cependant possible d’affirmer que celui-ci était réellement préfiguré, et non 259 seulement précédé ou préparé, dans ses précédentes étapes de développement. C’est de ce paradoxe que, dans la première partie de l’Essai d’une philosophie du style, rendait compte la notion de “thématisation” reprise à Cavaillès, qui permettait de restituer l’allure dynamique du mouvement par lequel une idée prend forme, à travers une succession de tâtonnements dont l’issue finale reste jusqu’au bout imprévisible, et qui produit de la rationalité, c’est-à-dire finalement de l’ordre, en suivant une démarche de structuration qui se donne au fur et à mesure ses conditions de légitimation : c’est ce qui la fait apparaître comme étant à là fois libre et nécessaire, au sens d’une nécessité qui se construit librement en créant son ordre dont les normes ne lui étaient pas fournies au départ, normes qui, une fois mises en place, lui confèrent le degré de nécessité dont elle est capable. On voit donc l’intérêt de la confrontation entre science et art, et entre les manières dont elles donnent lieu à des créations de formes effectuées en style, quoique dans des perspectives inassimilables, car les objectifs auxquels elles répondent sont complètement différents. L’histoire de la géométrie a permis, en suivant pas à pas la progression d’une telle création en train de se faire, de faire apparaître comment le style, avec la fonction différenciante qui le définit, est susceptible de s’intégrer au processus d’élaboration d’un message, auquel il imprime sa marque propre sans que cela empêche ce message de parvenir à se donner une forme achevée en se réalisant à travers une structure rationnelle. Et lorsque l’étude stylistique procède à rebours, en suivant une démarche régressive, ce qu’elle fait lorsque, dans une perspective non plus synthétique mais analytique, elle sert, à propos, de figures verbales susceptibles d’être porteuses de qualités esthétiques, à dégager les traits stylistiques qui les spécifient et à caractériser ceux-ci pour eux-mêmes, ce qui suppose que soit privilégié le point de vue du regardeur, elle en vient au contraire à isoler des faits de style par rapport aux processus dont ils 260 animent, de l’intérieur, le développement, de manière à rendre problématique leur incorporation au déroulement de ces processus. L’art et la science permettent ainsi de porter sur le style des regards alternés, orientés en sens inverses l’un de l’autre. Mais les révélations apportées par ces deux approches des faits de style ne se contredisent nullement; elles se complètent au contraire, en faisant apparaître le double rapport qui lie message et style : l’un, révélé par l’histoire des sciences étant celui qui, du style conduit au message dont il a accompagné pas à pas la progressive constitution, l’autre, révélé par l’art, étant celui qui va du message au style, c’est-à-dire aux effets de style qui sont susceptibles d’être explicités sur le plan propre de sa réception. On comprend mieux du même coup ce qui distingue message scientifique et message artistique, pour lesquels le problème de leur réception se pose dans des conditions complètement différentes : un message à caractère scientifique peut être dit correctement reçu lorsque les traits de style qui ont servi à l’élaborer ont été effacés de sa texture propre, et ont cessé de ressortir au point de pouvoir être considérés pour eux-mêmes ; alors qu’un message à caractère esthétique place son destinataire dans la nécessité d’identifier les effets de style dont il est porteur, et que, en quelque sorte, il projette en avant de lui, comme des marques signalétiques, au lieu de les traîner derrière lui, comme des antécédents devenus inopérants, à la manière d’un échafaudage qui doit être démonté lorsque l’édifice qu’il a servi à dresser est achevé et tient debout tout seul. Cette double possibilité d’approche du style ne recèle aucune contradiction, mais révèle au contraire l’exacte position qu’occupe cette notion, à l’articulation entre les contraintes qui règlent la production de l’effet de sens et les libres initiatives auxquelles est offerte la production d’effets de signification. Le style se situe donc à la jointure entre déterminisme et liberté, et manifeste la possibilité d’en surmonter l’antinomie apparente, en prêtant consistance à la formule d’une libre nécessité, qui serait en dernière instance la meilleure caractérisation possible des faits de style. La troisième partie de 261 l’Essai d’une philosophie du style, après le passage effectué dans la deuxième partie par une analyse des faits de style avec des moyens empruntés à la linguistique structurale et à la stylistique littéraire, revient aux problèmes de la connaissance scientifique et à son effort en vue d’ordonner le réel, en réfléchissant sur des exemples empruntés, non plus cette fois à l’histoire de la mathématique pure, mais à celle de la mathématique appliquée à l’étude des faits humains, qui, depuis le début de son œuvre, constitue le domaine d’intérêt privilégié de Granger, sa spécialité qui confère son “style” propre à sa démarche en tant que philosophe des sciences. Ce retour lui permet donc de réinscrire la réflexion qu’il consacre aux problèmes généraux du style, décalée à première vue par rapport à ses préoccupations dominantes, dans le cadre propre à sa démarche d’historien épistémologue des sciences humaines, qui s’intéresse aux formes assez particulières de rationalité que celles-ci mettent en œuvre, et les interroge sur leurs normes de légitimation, de manière à comprendre comment ces normes ont été mises en place et se sont fait reconnaître, de manière plus ou moins convaincante, comme valides. Mais, sur un plan plus général, il est ainsi conduit à dégager un nouveau point de vue sur le rôle joué par le style dans la dynamique de la connaissance scientifique. C’est ce qu’il suggère au début de cette troisième et dernière partie de l’ouvrage : « Les questions qui nous intéressent étant essentiellement stylistiques concernent surtout le rapport du vécu aux structures qui l’objectivent, et éventuellement le passage inverse - mais nullement symétrique de l’objet scientifique à la ressaisie active du vécu. » 1 Traiter le style au point du vue du “rapport du vécu aux structures qui l’objectivent”, c’est essayer de montrer comment le travail concret de stylisation de la pensée en train de se faire, qui a aussi donné son objet à la première partie de l’Essai, rend possible une objectivation, c’est-àdire dans le langage de Granger une structuration, des éléments à partir 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie dustyle, p. 220. 262 desquels procède ce travail, éléments qui, au départ, sont immergés dans le vécu humain : en ce sens, comme dirait Comte, toute science, y compris la plus abstraite de toutes, est “humaine” dans son principe, dans la mesure où son élaboration ne peut se passer de moyens humains et prend place dans un projet global dont la pensée humaine est la promotrice, en fonction de ses intérêts propres, qui sont déterminés par les rapports que l’homme entretient avec son monde, c’est-à-dire avec son milieu concret d’existence. Mais, une fois cette objectivation effectuée, c’est-à-dire, pour le cas qui nous occupe, une fois la structure rationnelle élaborée par la mathématique mise au point sous ses formes les plus perfectionnées au terme d’une dynamique qui, en quelque sorte, a permis de l’extraire du vécu en rejetant celui-ci complètement à l’extérieur de son ordre, ce qui est le trait distinctif des sciences pures, un nouveau rapport de la structure au vécu, inverse du précédent, prospectif et non plus rétrospectif, devient envisageable, qui est celui propre aux sciences de l’homme; celles-ci sont en effet “humaines” dans un tout autre sens, apparemment, que celui qui vient d’être évoqué, dans la mesure où le domaine d’objectivation qu’elles traitent et qu’elles prennent pour cible se rapporte directement au vécu humain; c’est celui-ci qu’elles entreprennent d’ordonner en montrant les figures de régularité auxquelles il est soumis, ce à quoi elles parviennent en en élaborant des modèles. Alors les mathématiques, qui sont le résultat d’un travail humain dans sa forme, se présentent, d’un point de vue comme on vient de le dire prospectif, comme étant capables d’aider à la mise en forme des divers travaux humains, qu’elles prennent comme matière de leur entreprise de rationalisation, en décelant en eux les niveaux de déstructuration qui en rendent le fonctionnement pour une part prévisible, ce dont fournit un bon exemple l’économétrie, à laquelle Granger consacre des analyses assez développées dans le premier chapitre de la troisième partie de l’Essai d’une philosophie du style, qui est intitulé “L’image de l’action dans la construction 263 de l’objet scientifique”. Sur un tel plan, est-il encore possible de faire apparaître des faits de style ? Et si c’est le cas, comment caractériser ceux-ci? Granger répond à cette interrogation en soutenant la thèse suivante : L objectivation du vécu humain qui définit l’entreprise des sciences de l’homme relève d’un véritable “parti pris stylistique”1. Celui-ci correspond au “moment stylistique de la neutralisation de l’action”2 : cette neutralisation est en effet indispensable à la mise à plat des phénomènes concernés, car c’est elle qui permet de les faire rentrer dans des structures stables au point de vue desquelles les actions humaines, considérées sur le plan de leurs effets, ou plutôt de certains d’entre eux, semblent avoir cessé d’être agies par les hommes eux-mêmes, qui, à l’inverse, sont agis objectivement, c’est-à-dire déterminés, par ces structures. Autrement dit, c’est l’idée directrice de toute cette partie de l’Essai, pour que des sciences de l’homme soient possibles, il faut qu’il y ait choix, à l’intérieur du foisonnement des faits humains, de la part de ceux-ci qui est susceptible d’être objectivée, et ainsi mise en image ou modélisée d’un point de vue rationnel. Or, là où il y a choix, donc à chaque fois qu’un tel découpage est effectué, de manière nécessairement particulière, puisqu’adaptée aux nécessités de l’explication, il doit y avoir style, alors même que le choix effectué conduit à l’adoption d’une neutralité déstylisante en apparence. Ceci confirme que l’intervention du style, loin de marquer une pause, ou une dérivation plus ou moins arbitraire, dans le travail de rationalisation effectué par la pensée scientifique dans tous les ordres auxquels celle-ci s’applique, est en permanence co-présente, même si c’est sous des formes qui peuvent être très variées, à l’accomplissement de ce travail auquel le style est incorporé de façon immanente, lui conférant ainsi son caractère d’expérience de pensée qui reste de bout en bout une 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.220. Idem, p.221. 264 expérience, menée dans les conditions de l’expérience avec lesquelles elle ne rompt jamais complètement, ce qui constitue la dimension pratique de ce travail d’élaboration théorique. Pour le dire encore autrement, il n’est pas possible de séparer complètement des faits de style par rapport à d’autres opérations de pensée qui ne seraient en rien touchées ou concernées par l’intervention du style et de ses choix propres : c’est ce qui justifie que la neutralité stylistique soit elle-même un fait de style relevant de décisions particulières dont la nécessité ne s’impose pas dans l’absolu et ne peut être déduite a priori. Ceci dit, se pose la question suivante : « Dans la mesure où la pensée scientifique, en attaquant le “fait humain” selon divers styles, parvient à le constituer partiellement en objet, faut-il dire que les significations, qui appartiennent de nécessité d’expérience au vécu humain, sont ainsi réduites et transposées dans l’objet ou qu’au contraire, rebelles à toute objectivation, elles ne laissent sur cet objet aucune trace ? » 1 Ce qui revient à demander si l’opération objectivante menée au prix de la neutralisation stylistique, qui permet d’isoler à l’intérieur des faits humains ce qui relève de la structure par rapport à ce qui relève de l’expérience vécue, fait apparaître un résidu non neutralisable, qui résiste à cette entreprise de structuration, et représente l’environnement irréductible de significations qui doit pour toujours lui échapper, c’est-à-dire, pour reprendre le langage des philosophes, la part de ces faits qui relève de la science et fait place aux initiatives que celle-ci promeut sur fond de libre réflexion. Ou encore, est-il possible de mener à terme le processus d’objectivation des comportements humains, et ceci est-il la condition pour que les sciences de l’homme méritent leur nom de “sciences”, et que cette appellation ne leur soit pas concédée au prix de ce que Bricmont et Sokai appelleraient une pure et simple “imposture intellectuelle” ? A la fin du premier chapitre de la troisième partie de l’Essai, Granger laisse 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.249., 265 provisoirement cette interrogation en suspens, en suggérant que c’est du côté de Marx et de Freud dédogmatisés, libérés par rapport à tout préjugé rigide d’orthodoxie, qu’une réponse crédible pourrait éventuellement lui être cherchée. En effet, les “styles” d’approche originaux de la réalité humaine adoptés par ces deux auteurs ont en commun d’attirer l’attention sur la dimension “historique” de cette réalité, sur le plan de l’histoire collective pour ce qui concerne Marx, et sur celui de l’histoire individuelle pour ce qui concerne Freud ; ceci rend du même coup pensable une dialectique historique du sens et de la signification qui amène à poser le caractère nécessaire de leur relation en écartant la tentation de réduire l’un à l’autre, c’est-à-dire de faire rentrer entièrement les significations dans l’ordre objectivé du sens ou au contraire de diluer le sens et la mise en forme rationnelle qui lui est corrélative dans le divers proliférant des significations. Le deuxième chapitre de la troisième partie de l’Essai, intitulé “Les nouvelles mathématiques sociales”, s’intéresse plus précisément aux modes d’utilisation des structures mathématiques dans les sciences humaines, modes d’utilisation qui sont à nouveau qualifiés de “stylistiques”. L’expression “mathématiques appliquées”, en dépit des nombreuses équivoques qu’elle comporte, se trouve ici justifiée, dans la mesure où les mathématiques sont exploitées, dans ce contexte, comme un outil permettant de mettre en forme un matériau dont elles n’ont pas ellesmêmes créé de part en part le contenu, comme c’est au contraire le cas s’agissant de la mathématique pure. Dans ce cadre, Granger examine en particulier la manière très spéciale dont Lévi-Strauss théorise les systèmes de parenté, dans des conditions qui rendent ceux-ci susceptibles d’être interprétés dans les termes de l’algèbre des relations. La condition de cette interprétation algébrique est l’élaboration d’un modèle abstrait, qui suppose l’élimination des caractères personnels et interpersonnels des relations concernées, qui sont alors présentées comme mettant en rapport de nouvelles entités, baptisées 266 “classes de parenté”, en prenant le mot “classe” dans un tout autre sens que celui où l’utilisent ordinairement les sciences sociales : « Ici le trait décisif de la nouvelle mise en forme des phénomènes est le déplacement de l’intérêt de l’ethnologie de la relation interpersonnelle vers la relation entre classes de parenté. On n’essaiera pas de décrire et de comprendre le fonctionnement du système en termes de relation père fils, oncle-neveu ; mais, en observant que la société en cause se définit en classes, et que les liens de parenté sont déterminés par l’appartenance à ces classes, on représentera le système par un modèle abstrait dont les termes seront de relations entre classes, et leurs combinaisons, à la manière d’une algèbre. »1 La condition pour que les structures de parenté puissent être constituées en objets algébriques est donc que le groupe social soit défini, non pas comme un ensemble d’individus que les règles matrimoniales intéressent sur le plan de leur expérience personnelle concrète, mais comme un système mettant en relation des entités abstraites susceptibles d’entrer dans des calculs, ce qui a pour conséquence de rejeter à l’arrière-plan la question de la valeur de cette théorisation au point de vue de l’expérience et de ses significations vécues. On comprend alors ce qui a conduit Lévi-Strauss à intituler son livre Les structures élémentaires de la parenté : ces structures sont en effet “élémentaires” dans la mesure où elles laissent de côté la complexité des relations de parenté telles qu’elles sont effectivement pratiquées par les individus dans des termes qui ne peuvent être ceux d’une algèbre : « Le modèle apparaît alors sous son vrai jour, comme une description normative, mais objectivée, du fait vécu. L’analyse algébrique définit le modèle, et détermine ainsi l’objet que la pensée scientifique substitue au phénomène directement observé. Mais elle ne nous dit rien sur le fonctionnement du modèle, car les règles exprimées abstraitement dans une structure ne doivent pas être considérés comme de simples constantes empiriques, comme des lois au sens où les entendrait un 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.262. 267 positivisme sommaire. Dans la réalisation du modèle de parenté, ces règles peuvent être transgressées, mises en échec. »1 La construction .du modèle suppose la mise à l’écart des conditions dans lesquelles le modèle “fonctionne” dans la réalité, ce qui constitue apparemment une réponse à la question posée précédemment : pour que le modèle remplisse son rôle en tant que modèle, et rende possible un traitement mathématisé de ses réseaux formels, il faut que soit rejeté au dehors un résidu non modélisable, qui échappe à ses normes de rationalisation. Mais une nouvelle question se pose alors, qui est de savoir si le résidu ainsi isolé échappe à toute norme de rationalisation, ou seulement à celles imposées par cette forme spécifique de structuration de la réalité sociale, qui la réduit à certains éléments choisis en fonction d’une option stylistique précise : car, si c’est le cas, on ne voit pas comment il serait possible de soutenir sérieusement que le réel humain est effectivement, et non seulement idéalement, concerné par cette entreprise de modélisation, qui, pour être efficace, doit écarter, si on peut dire, le réel de ce réel, c’est-àdire ce qui, de lui, existe sur un autre plan que celui qui définit son efficacité en tant que démarche structurante. Granger avance à cette question une réponse qui est la suivante : « Au niveau de ce fonctionnement du modèle un nouveau processus de réduction et d’objectivation entre en jeu, qui met en œuvre d’autres instruments conceptuels et de nouvelles données. »2 Autrement dit, étant donné qu’aucun modèle n’est, en raison de son caractère “élémentaire”, en mesure d’épuiser la réalité dans laquelle il puise ses matériaux, le traitement qu’il applique à cette réalité ouvre du même coup un espace à de nouvelles tentatives de modélisation, se superposant à elle, et s’appliquant par d’autres moyens encore aux éléments qu’elle a nécessairement dû laisser de côté. 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, pp .266-267. Idem, p.267. 268 Mais il est clair que ces nouvelles tentatives n’auront de chance d’aboutir qu’en rejetant à nouveau hors de l’espace qu’elles organisent d’autres résidus non formalisables, qui, à leur tour, appelleront de nouveaux traitements rationnels, soumis encore à d’autres normes; et ceci indéfiniment, sans qu’il soit permis d’espérer que ce cycle puisse à un moment donné atteindre son terme achevé, c’est-à-dire épuiser la totalité des aspects constitutifs de la réalité humaine, sans plus avoir à être relancé à nouveau sur d’autres voies. Est donc ici à l’œuvre ce qu’on peut appeler une logique de la connaissance approchée, qui, d’ailleurs, ne concerne pas seulement les sciences appliquées, mais vaut également pour les sciences pures, dont les modèles, élaborés en style, doivent toujours présenter, en raison de leur spécificité, un caractère provisoire, dans l’attente de nouvelles démarches de modélisation qui en redéfiniront le contenu sur des bases différentes : la représentation d’un modèle rassemblant une fois pour toutes tous les modèles rationnellement possibles est une vue de l’esprit; celle-ci peut tout au plus servir de principe régulateur au travail de rationalisation qui définit la connaissance scientifique, selon le rôle assigné aux Idées de la raison dans la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, mais elle doit être démise définitivement du droit de déterminer effectivement le contenu auquel ce travail s’applique, faute de quoi on prend le risque de tomber dans l’illusion métaphysique. C’est pourquoi, selon Granger, qui considère la démarche des sciences humaines comme exemplaire à cet égard, il faut compléter le point de vue, par définition statique, de la “topique”, qui permet de comprendre comment, sur le plan qui lui est propre, et dans les limites qu’il se fixe à lui-même, se met en place un certain mode déterminé de structuration de l’objet de la connaissance, par un point de vue de la “stratification”, qui s’ouvre sur la dynamique de relance par laquelle une entreprise de structuration, une fois atteintes les limites qu’elle s’est ellemême fixées, pose les conditions d’une nouvelle entreprise qui, sur un autre 269 plan, lui est superposée, mais qui, du fait qu’elle met en œuvre des moyens différents, plus complexes, ne lui est pas automatiquement accordée, et risque de se trouver pour une part décalée par rapport à elle. Le fait que l’opération de modélisation de la réalité s’effectue toujours en style est donc corrélative de son inscription dans la trajectoire propre à une histoire; et cette histoire n’est pas seulement son histoire passée, sur laquelle elle offre une perspective récurrente qui en redistribue les éléments constituants, mais est l’histoire dont une pratique théorique en cours d’élaboration projette en avant d’elle-même la possibilité, sous la forme de nouveaux domaines qui restent à explorer, ce qui implique la construction de nouveaux objets de connaissance, et une relance de cette pratique sur de nouveaux plans d’investigation. En conséquence, la mise à plat des comportements humains effectuée par les sciences humaines, qui définit l’aspect proprement topique de leur intervention, n’est légitime, donc instructive, que dans la mesure où elle conduit à déceler, au-delà de la structuration effectuée dans un cadre défini, une dimension verticale, appelant une reprise de l’investigation du domaine de réalité concerné, par exemple les formes relationnelles propres à un groupe social de type déterminé, et du même coup appelant aussi une hiérarchisation de ses modes de structuration, selon une orientation qui est transversale à l’opération horizontale de mise à plat effectuée pour commenter. Et c’est la mise en évidence du rôle joué par le style dans l’activité de structuration poursuivie par la connaissance qui révèle cette orientation en profondeur qui est la clé de sa dynamique structurante, en l’absence de laquelle elle ne mériterait pas le nom d’activité, et d’activité soumise aux conditions d’une histoire qui, ne pouvant s’achever, n’est à aucun moment susceptible de se trouver entièrement rejetée en arrière d’elle. 270 On peut disserter à perte de vue, sans trop s’exposer au risque d’être contredit, sur la fin de la philosophie ou sur la fin de l’histoire : mais il est aberrant de soutenir la thèse de la fin de la connaissance scientifique, pour autant que chacun de ses résultats installe du même coup les conditions qui rendent nécessaire le recommencement de son entreprise. Pour faire ressortir cette fonction dynamisante du style, qui opère simultanément selon les deux orientations d’une fermeture ,c’est l’aspect topique de l’opération, qui, sur son plan propre, produit du sens, et d’une ouverture, c’est son aspect stratificatoire, qui, en relançant la production de sens produit du même coup de la signification, suivant une orientation transversale à celle du sens, Granger s’intéresse, entre autres, aux recherches menées dans le domaine de l’intelligence artificielle, qui ont conduit à envisager les conditions dans lesquelles pourraient être élaborées des machines reproduisant le fonctionnement naturel de l’intelligence humaine. Or, à cet égard, deux options paraissent à première vue possibles : ou bien on se limite à imiter, par des moyens mécaniques, les effets de ce fonctionnement, ou du moins certains d’entre eux, ce qui soulève des problèmes techniques compliqués, mais susceptibles d’être résolus par des moyens appropriés, - qui sont ceux exploités par la robotique ; ou bien on se propose de reproduire, non seulement des effets de ce fonctionnement, mais ce fonctionnement lui-même, de manière à serrer au plus près les opérations effectives de la pensée, ce qui pose des problèmes d’un tout autre ordre, se rapportant à la réalisation de tâches dont la “boîte noire” des cybernéticiens fournit une représentation simplifiée mais commode. Dans ce dernier cas, on aborde les problèmes de l’intelligence, non plus tels qu’ils se présentent à la sortie, si on peut dire, du processus de leur mise en place, mais on tente de pénétrer à l’intérieur du déroulement de ce processus, de manière à en maîtriser complètement le cours au point de pouvoir en fournir une “image” aussi complète que 271 possible, adéquate à la totalité de ses aspects : il ne s’agira jamais, bien évidemment, d’une image naturelle, dépouillée du caractère artificiel qui la spécifie en tant qu’image; mais, néanmoins, elle sera, en tant que copie de l’original, aussi proche que possible de lui, au point de pouvoir lui être substituée, et être considérée comme en fournissant une explication exhaustive. Si les recherches dans le domaine de l’intelligence artificielle se laissaient enfermer dans cette alternative entre un point de vue externaliste et un point de vue internaliste, que tout oppose entre eux, elles n’auraient guère de chance de progresser. L’intérêt que présentent les différents essais de modélisation de l’intelligence examinés par Granger, à l’aide de références qui sont aujourd’hui datées, mais n’en donnent pas moins une idée assez frappante de la dynamique innovante de recherche à l’œuvre dans ce domaine particulier, est que, justement, ils ne se laissent pas bloquer par ce dilemme apparent : mais c’est en multipliant et en superposant les tentatives d’approche externe que, du même coup, ils arrivent à donner une représentation stratifiée du fonctionnement de l’intelligence qui en reproduit aussi fidèlement que possible, du moins de plus en plus fidèlement, les potentialités diverses en distribuant ses interventions sur une pluralité de niveaux dont chacun obéit à la stratégie qui le définit en propre. A propos par exemple du programme élaboré par Newell, Shaw et Simon en 1959, Granger fait le commentaire suivant : « Il nous semble qu’un tel type d’utilisation des structures abstraites est en fin de compte une stricte nécessité dans les modèles du fait humain. L’un des traits épistémologiques les plus constants de ce genre de connaissance nous paraît être en effet l’objectivation d’une métalangue, qui, de moyen extrinsèque de discours sur l’objet qu’elle était originairement, se trouve ici introduite à l’intérieur de l’objet lui-même. On dira, sans doute, que c’est là introduire subrepticement la conscience dans le fait humain; c’est introduire en effet les schèmes objectifs de la conscience, indépendamment de toute idéologie et de tout mythe ; la trace objective du vécu désigné par le mot de conscience, ce serait justement cette nécessité de construire sur plusieurs niveaux les modèles du fait humain. Une pseudo-science mécaniste de l’homme abandonne la métalangue au discours 272 philosophique interprétatif; une science véritable essaie d’intégrer l’aspect objectif de cette métalangue, et elle propose des modèles stratifiés. »1 Retraduisons cette explication dans le langage que nous avons utilisé précédemment: au lieu de rejeter dos à dos aspects externes et aspects internes du phénomène de l’intelligence, il est préférable d’essayer d’intérioriser peu à peu les éléments de son fonctionnement recensés au départ comme externes, ce que rend possible, selon l’expression utilisée par Granger, leurs stratification en niveaux, qui creuse dans l’horizontalité des structures une nouvelle dimension en profondeur, au point de vue de laquelle l’opposition de l’objectif et du subjectif cesse de paraître indépassable, .ou du moins correspond à une frontière susceptible d’être en permanence déplacée. Ce dont témoignent les formes de rationalisation des faits humains mises en œuvre par les sciences humaines, c’est de cette capacité de dynamisation des structures dont le travail du style constitue la manifestation exemplaire. Chacune de ces formes de rationalisation requiert une stylistique propre, que ses caractères particuliers destinent à être dépassée, suivant l’élan créatif d’une dialectique innovante dont on ne voit pas comment son mouvement pourrait être interrompu. Alors, au lieu de s’enfermer dans l’opposition entre sens et signification, il devient possible de croiser leurs apports respectifs, et de comprendre la signification, avec le flou qui la caractérise, comme ce qui est issu, non directement de l’exigence rigide de structuration propre à la production du sens, mais de la nécessité. Une fois cette exigence satisfaite, de relancer encore sur un autre plan la question des conditions de la production de sens, suivant une trajectoire en principe inachevable. Ceci étant posé, on comprend pourquoi le terme “dialectique”, qui ne fait pas peur à Granger, revient tout au long de l’Essai 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style,p p.276-277. 273 d’une philosophie du style. Il sert à indiquer cette dynamique d’innovation propre à une démarche, et en premier lieu à une démarche de connaissance, effectuée en style, qui, menée à son terme, découvre le besoin de se relancer en inventant de nouveaux styles, dans une perspective d’approfondissement dont l’effort est tendanciellement illimité. C’est pourquoi, c’est le dernier point abordé par Granger, l’alternative traditionnelle entre expliquer et comprendre se révèle en dernière instance factice, et surtout improductive. Le problème n’est pas de savoir laquelle de ces deux voies est préférable au point de vue de la connaissance rationnelle parce qu’elle lui permet de satisfaire au mieux son besoin de maîtriser le réel: mais il est de savoir pratiquer chacune de ces voies de telle manière que, poussée au bout des exigences qui la définissent, elle s’ouvre du même coup sur la reconnaissance de la validité de l’autre voie, dont elle est dans les faits inséparable : c’est pourquoi le mouvement qui a conduit de la perspective topique à la perspective de stratification se poursuit en amenant à soulever un troisième type de problèmes qui sont proprement des problèmes d’interprétation. La résolution de ces problèmes ne suppose nullement que soit recherché un compromis entre sens et signification, prenant la forme d’une synthèse équivoque, bâtarde, et finalement irrecevable aussi bien de la part des tenants du sens, et de sa pureté que de celle des - tenants de la signification, et de son vague. Elle suppose que l’investigation en termes de recherche du sens soit menée jusqu’au point où elle débouche sur la possibilité d’une recherche menée, en passant d’un niveau de sens à un autre, en termes de signification, ce qui constitue son prolongement nécessaire. Granger écrit à ce propos : « Sans doute, le propre d’un modèle abstrait est-il d’avoir en lui-même valeur d’objet mathématique, dont le sens de chaque élément ne renvoie qu’à l’ensemble des relations qui définissent la structure. Mais en tant que modèle pour une objectivation de l’expérience, il ne peut évidemment être 274 coupé d’une sémantique d’un autre ordre, fournissant les règles d’un enchaînement possible avec le vécu. Sémantique nullement immédiate et naïve, mais qui fait elle-même partie jusqu’à un certain point du processus total de la pratique scientifique ; elle est révisable et provisoire, mais en revanche exprime un moment réel du statut des concepts abstraits; elle relève donc du travail dont les caractéristiques définissent un style de la pensée objective. »1 Lorsque Granger parle, comme il le fait ici, du “processus total de la pensée scientifique”, ce n’est certainement pas dans une perspective de totalisation au sens de l’achèvement, qui assignerait à la connaissance rationnelle la capacité d’épuiser définitivement, au terme de ses efforts, le domaine de réalité auquel elle s’intéresse, et qu’elle est obligée de reconstruire à ses propres frais en vue de pouvoir l’analyser de manière cohérente, c’est-à-dire d’en reconstituer la syntaxe et la sémantique : car cette analyse n’a précisément de chances de s’achever que dans le cadre qu’elle se fixe à elle-même en procédant à cette reconstruction, dont la valeur est relative à ses conditions, donc provisoire et nullement absolue. Mais il le fait avec le souci de ne laisser tomber aucun aspect de ce processus en en privilégiant certains au bénéfice des autres, et donc il le fait en s’efforçant de tenir ensemble, en maintenant leur tension, les exigences par définition multiples, et certainement décalées les unes par rapport aux autres, auxquelles doit satisfaire ce processus, pour autant qu’il se projette vers l’avant de lui même, en redéfinissant et en rectifiant au fur et à mesure sa trajectoire. Toute sémantique valant dans son ordre et pour son ordre appelle par là même “une sémantique d’un autre ordre, fournissant les règles d’un enchaînement possible avec le vécu” : et c’est justement le caractère “possible” reconnu à cet enchaînement qui le fait renouer avec la dimension virtuelle propre à la signification, dans le cadre propre à ce que nous venons d’appeler une dialectique du sens et de la signification. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.278. 275 Or, et c’est le point qui nous intéresse principalement, cette dialectique opère, et en quelque sorte se concrétise, à travers “le travail dont les caractéristiques définissent un style de la pensée objective” : la pensée, du fait de s’exercer en style, ne renonce nullement à son caractère objectif, caractère qu’elle insère dans le sillage d’une dynamique de structuration qui garantit son caractère innovant, en interdisant cependant d’en réunir les résultats sur une échelle de progression univoque. Au fond, c’est peut-être l’enseignement principal qui se dégage de l’étude des fonctions du style développée dans l’Essai d’une philosophie du style de Gilles- Gaston. Granger : il n’y a de structure, donc d’objectivation de réel dans et par l’activité de connaissance, qu’en rapport avec une double opération de structuration, celle qui précède la mise en place de la structure, qui en est le résultat, et celle qui la suit, qui en est la conséquence obligée, et qui représente par excellence la marque du travail du style par lequel est opéré l’ajustement entre sens et signification, ajustement qui ne peut jamais être considéré comme définitif, mais doit être rejoué en chaque occasion. 5.10. G.G. Granger et C.S. PEIRCE : Dualité, Triadicité et signification en mathématiques Il appartient à Gilles-Gaston d'avoir été l'un des premiers et trop rares philosophes français à percevoir l'importance philosophique et logique de l'œuvre de Charles Sanders Peirce et à avoir communiqué son enthousiasme à de jeunes chercheurs en les orientant dans cette voie. Au moment où Peirce manifestait sa méfiance non à l'égard de la sémiotique, dont il considérait qu'on devrait en vérité réserver le terme à une "épistémologie comparative des systèmes symboliques, linguistiques et non linguistiques"1, bref à quelque chose de voisin de ce que lui-même tentera dans une "Sémiotique transcendantale" comme le concept de "modèle 1 Claude CHAUVIRE, Peirce, le langage et l’action , in Les études philosophiques, Vol.1, 3-17, Paris, PUF, 1978, p. 17. 276 sémiotique" mais à l'égard d'une sémiotique dont les impératifs récents de la mode avaient fait, en France, du moins, un pavillon qui recouvre parfois d'étranges marchandises 1 A maintes reprises, Claude Tiercelin a souligné l'originalité et la fécondité des analyses peirciennes sur le signe et la signification2. Plus encore, sa réflexion reprend souvent des conceptions voisines de celles-de Peirce: notons déjà l'insistance sur la nécessaire prise en compte par toute étude linguistique ou symbolique de la dimension pragmatique souvent reprise, il est vrai, et de ce fait modifiée, à partir de la lecture propre à Ch. Morris des thèmes peirciens, de l'illusoire dissociation du syntaxique et du sémantique définis, comme chez Peirce en termes de fonctions plutôt qu'en termes d'ordres ou de classes de signes, et le développement propre à du registre de l'illocutoire, "ce qui permet de donner aux messages des fonctions spécifiques de communication, ou permet de préciser les conditions de leur exercice"3, de concepts tels que celui d'ancrage ou "présence des qualités, dans l'énoncé, de l'auteur de l'énonciation, telle qu'elle peut s'exprimer dans la langue", qui rappelle l'importance accordée par Peirce à tout ce qui relève de l'assertion ou acte d'énonciation proprement dite, et du rôle qu'y jouent les index et la co-présence d'un locuteur et d'un auditeur4. Pour les deux auteurs en effet, la science se définit beaucoup mieux en termes de projet que par l'unité de son objet. Ainsi Granger considère qu’« il faut abandonner l'idée d'une unification de la science par son objet"5 et mieux cerner les thèmes qui la définissent. . Par quoi nous n'entendons évidemment pas, ni Granger davantage, minimiser la prégnance des thèmes sémiotiques dans l'œuvre de Peirce: ce qui est en revanche essentiel, c'est de ne pas les séparer de leur dimension logique, philosophique et même métaphysique. Contrairement à ce que l'on continue souvent à lire, et même s'il peut à bon droit être tenu pour l'un des "pères fondateurs de la sémiotique, au sens d'une discipline académique autonome, Peirce ne développe pas "une Sémiotique", mais intègre sa réflexion systématique sur les signes à la logique formelle et à la position réaliste qu'il adopte par ailleurs en métaphysique. 2 Claudine TIERCELIN, Essais sur l’œuvre de Gilles-Gaston GRANGER, Textes réunis par Joëlle Proust et Elisabeth Schwartz, Paris, PUF, p. 170. 3 Gilles-Gaston GRANGER, Langages et épistémologie, Paris, Klincksieck, p. 170 4 Lire Claudine TIERCELIN, op cit. 5 Gilles-Gaston GRANGER, Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, p.126 277 Pour Peirce aussi, bien que la science soit un corpus de connaissances et de vérités établies1 justifiant une classification des sciences, elle est d'abord découverte plus que doctrine, poursuite de savoir plutôt que savoir2, "état incessant de métabolisme et de croissance"3, "corps croissant et vivant de vérité", en un mot, travail. Comme Granger, dont on sait l'importance et l'amplitude que revêt chez lui ce concept 4 , dans le projet très tôt conçu d'"intégrer l'action dans la connaissance"5, et par là-même « de maintenir la valeur objective d'une science, tout en rendant compte à la fois de son histoire et de la vocation formelle qu'elle comporte en évitant tout glissement dogmatique, mythique ou idéologique, Peirce considère que si la science s'inscrit bien dans un processus historique et social déterminé, cela ne signifie nullement qu'elle se réduise alors à un produit idéologique. » 6, ni qu'il faille "confondre le succès d'une technique" - laquelle "n'embrasse que de façon limitée et pour ainsi dire négative le virtuel avec la validité d'une théorie"7. De fait, on pourrait difficilement trouver une conception de la science moins "pragmatique" ou utilitaire que celle de Peirce. Inlassablement, il dénonce le dogmatisme et le conservatisme d'une science qui ne serait plus qu'aux mains de l'establishment académique"8, qui accepterait de la compromettre avec la société, la morale, et la pratique bien que soucieux des effets pratiques de la science et de sa fonction de progrès, 1 Claude CHAUVIRE, « Schématisme et analyticité chez C. S. Peirce », in Archives de philosophie, 50, 413-437. 2 Idem, p. 256. 3 Idem, p.232. 4 Comme l'a remarquablement mis en valeur E. Schwartz, ([87], 147-184, 150sq. [60, 67] , p. 17. On notera au passage qu'à cette époque, Granger situe son entreprise en invoquant le pragmatisme, mais pour s'y opposer et ne paraît guère alors dissocier Peirce du jugement globalement négatif qu'il porte sur le mouvement:"..Il faut reconnaître que le pragmatisme sous ses diverses formes (nous soulignons) a contribué d'une certaine manière à cette conversion; il n'y parvient qu'au prix d'une intolérable capitulation, la valeur de la connaissance s'y trouvant éparpillée au hasard des succès divers et contradictoires que rencontrent les techniques; et c'est finalement par un retour au subjectivisme le plus scandaleux que se solde l'entreprise". C'est là assurément une lecture qui s'appliquerait mieux aux déviations du pragmatisme (chez des auteurs tels que James, Schiller, ou Vailati) qu'à Peirce lui-même qui fut d'ailleurs le premier à les dénoncer. 6 Gilles-Gaston GRANGER, Pour la connaissance philosophique, p. 143. 7 Idem, p.144. 8 Claude CHAUVIRE, op cit, p.51. 278 Peirce dissocie fermement les questions d'intérêt théorique et les questions d'ordre vital, technique ou pratique, dont le dogmatisme inévitable, le souci de l'urgence, le besoin de croyances et de certitudes absolues et infaillibles, qui vont en fait souvent de pair avec "le mysticisme spiritualiste" lui paraissant incompatibles avec le désintéressement, l'humilité , l'esprit de doute, les incertitudes, le sens du probable, le refus des distinctions manichéennes, le goût des nuances, caractéristiques à ses yeux de l'homme de science. Plus profondément encore, Peirce pourrait parfaitement se retrouver dans les trois objectifs majeurs que fixe Granger à tout projet scientifique : 1)"viser une réalité", i.e. prendre conscience de deux traits majeurs de celle-ci, également essentiels au réalisme peircien, "la reconnaissance d'obstacles au libre déploiement de la pensée" équivalente à la nécessaire prise en compte de la catégorie réactive, dynamique et résistante de secondéité, qui permet à Peirce d'éviter l'idéalisme, ainsi qu’« une certaine convergence des opérations de cette pensée » fondamentale à une conception correcte, selon Peirce, de la vérité1, 2) "chercher une explication, et non pas simplement codifier une pratique consistant à enchaîner des actes - fussent-ils des actes de pensée - pour obtenir un résultat"2. Chez Peirce aussi, la visée est foncièrement explicative, avant d'être descriptive ou même justificationniste. 3) "se soumettre à des critères explicites de validation", recouvrant pour l'essentiel la "cohérence logique du discours scientifique en se référant aux exigences posées par la maxime pragmatiste, chargée de déterminer les critères de signification de nos énoncés cognitifs, et "la pertinence empirique" qui " finalement ne fait que transporter dans l'empirie, la cohérence logique"3. Reste que sur un point, à notre sens fondamental, comme nous essaierons de le montrer, Granger définit le projet de la science, d'une 1 Gilles-Gaston GRANGER, Pour la connaissance philosophique, p.136. Idem, p. 137. 3 Idem, p. 139. 2 279 manière que Peirce n'aurait pu accepter, à savoir comme celui, "nommé transcendantal", de "constituer - non de réduire - notre expérience en objets". Ce n'est pourtant pas ces thèmes qui nous retiendront ici: plus exactement, nous nous proposons de centrer notre analyse sur une interprétation assez récente de Pierre Thibaud1, selon laquelle on pourrait retrouver dans les notions, centrales dans l'œuvre de Granger de dualité et de contenu formel, un écho des concepts peirciens de catégorie et d'objet. Si de tels rapprochements se justifient dans une certaine mesure, ils ne peuvent, selon nous, être trop loin poursuivis, pour trois raisons majeures : le caractère foncièrement indéterminé et surtout non conceptualisé en tant que tel de l’objet peircien, la configuration irréductiblement triadique incompatible avec la notion de dualité de la sémiose catégoriale, la définition enfin, propre à Peirce, de la nature et des fonctions respectivement dévolues à la logique et aux mathématiques. 5.10.1. Dualité, abstraction et iconicité en mathématiques Dans un article intitulé Catégories et Raison chez C.S.Peirce, Pierre Thibaud a excellemment montré la parenté évidente qui existe entre Peirce et Granger : au plan d'abord des catégories:, conçues par Peirce2 comme de véritables "universaux de la représentation", universelles en ce que, contrairement aux catégories kantiennes elles "appartiennent à tout phénomène", et décrites comme "formes de la signification" ne prenant sens que dans le cadre d'un processus de production réglée de signes appelé "sémiosis", "excluant toute détermination du réel qui serait indépendante d'une expression dans un langage". Véritables "transconcepts", dans la mesure où "universellement présentes dans le phénomène elles doivent être applicables 1 Pierre THIBAUD cité par Pascal ENGEL, La norme du vrai, Paris, Gallimard, p.76. Les trois catégories de Peirce apparaissent dans son article séminal de 1867, On A New List of Categories, et prendront plus tard le nom de Priméité(Firstness), Secondéité(Secondness) et Tiercéité(Thirdness). 280 à tout objet de pensée, elles fonctionnent aussi comme "métaconcepts"1, en ce sens qu'elles cherchent à décrire moins des objets que des actes de pensée, "à tel point que plutôt que de priméité, secondéité, et tiercété, il faudrait plutôt parler de priméisation, secondéisation et tiercéisation"2. Thibaud va alors plus loin et assez étrangement, cherche à établir que la catégorie de tiercéité, dont selon lui de l'"essence" est la notion de "médiation"3, et dont Peirce parle parfois en termes de "relation réciproque», «semble nous orienter vers l'idée de dualité, c'est-à-dire de constitution réciproque, sur un plan existentiel de deux entités", ou encore d'une unique catégorie originaire conçue, non comme concept d’objet ou concept d''opération, mais comme "corrélation universelle de l'opération et de l’objet"4, bref, commente Thibaud, comme corrélation apparaissant comme condition fondamentale de la pensée, ou, en langage peircien, de la production de signes. Une telle analyse, dont nous ne saurions du reste aussi brièvement rendre compte de la richesse et de la complexité, nous paraît sur bien des points, convaincante. Tout d'abord, si l'on songe que le concept grangérien de dualité provient des mathématiques, où il a notamment pour but d'expliquer leur rigueur et leur fécondité, il semble fort bien s'adapter à la manière dont Peirce rend compte de la nécessité de l'inférence déductive et des découvertes prodigieuses réalisées dans le domaine mathématique. De la dualité des mathématiciens, Granger dit relever deux traits décisifs : "l'idée de traduction d'une propriété ou d'un système par une autre propriété ou par un autre système, au moyen d'un renversement de points de vue, qui en conserve en un certain sens la forme"5, "l'idée de permutation entre un système 1 Gilles-Gaston GRANGER , Catégories et raison , in Encyclopédie philosophique Claudine TIERCELIN Op cit, p.173. cf. "le troisième est ce qu'il est par les choses entre lesquelles il établit un lien et qu'il met en relation" Le concept de Troisième est celui d'un objet qui est relié à deux autres, de telle sorte qu'un de ces derniers doit être relié à l'autre de la même façon que le troisième l'est à cet autre. Or ceci coïncide avec le concept d'interprétant (1.55§). 4 Gilles-Gaston GRANGER, Catégories et raison, p. 76 ; 5 Gilles-Gaston GRANGER , Contenus formels et dualité, « Manuscrito », Vol X n 2,197. 2 281 d'"objets" et le système des opérations qui s'y appliquent"1, en sorte que "la réciprocité des points de vue soulignée à propos du premier trait" n'exprime "au fond rien d'autre que cette corrélation de l'opération à l’objet comme il apparaîtrait en interprétant alternativement le "point" et la droite" projectifs en termes opératoires, par la considération explicite des opérations de projection". composantes Ces deux aspects essentielles qui s'accordent régissent parfaitement pour Peirce la aux deux procédure mathématique: à savoir d'une part, l'abstraction hypostatique aussi appelée abstraction subjectale ou subjectification et d'autre part, les icônes ou élément formel qui interviennent dans l'inférence déductive. Peirce était convaincu que les résultats pratiquement les plus importants de la méthode mathématique ne pourraient en aucune façon être obtenus sans cette opération d'abstraction, bref, sans cette procédure consistant à changer un adjectif en un nom abstrait, i.e. à faire d'un élément transitif de la pensée, un élément substantif. Dans un autre type d'abstraction distingué par Peirce, dite abstraction precisive, nous pensons à une chose en laissant indéterminés tous les autres aspects de cette chose par exemple, "le bâtiment de la bibliothèque est grand". Dans l'abstraction hypostatique, nous opérons une conversion substantielle : ce qui n'était pas une "chose", devient traité comme tel : ce par quoi nous pensions, devient à son tour objet de pensée : "le bâtiment de la bibliothèque possède la grandeur". Nous voilà donc en présence d'une "opération par laquelle nous passons d'un signe renvoyant à des entités d'un type donné, où l'on a discerné quelque chose d'autre" à un signe renvoyant à au moins une entité d'un type supérieur. En passant ainsi de la proposition : "le miel est doux" à la proposition : "le miel a de la douceur", nous faisons d'éléments transitoires 1 Gilles GASTON GRANGER, Manuscrito, Vol x n 2 , 197. 282 de la pensée des éléments substantifs. Il devient alors possible d'étudier leurs relations et d'appliquer à ces relations des découvertes déjà faites s'agissant de relations analogues. C'est ainsi, ajoute Peirce, que les opérations deviennent elles-mêmes les sujets des opérations. Peirce voit le principal moteur de la pensée mathématique, dans ce que l'on aura reconnu comme étant au cœur du concept de dualité - dont Granger voit "la première expression dans la distinction que fait Cavaillès entre thématique et paradigmatique »1 - en d'autres termes, "le mode d'être de l’objet mathématique, comme trace d'une opération, trace aussitôt solidifiée comme point de départ, au niveau supérieur, d'une opération nouvelle"2. C'est ainsi par exemple, que dans la théorie moderne des équations, l'action qui consiste à changer l'ordre d'un nombre de quantités est prise elle-même comme sujet d'opération mathématique sous le nom de substitution. C'est encore par cette "abstraction hypostatique", laquelle témoigne des immenses flots ondulatoires de la pensée mathématique, qu'un géomètre peut dire qu'un point mobile "décrit une ligne", et que le mouvement de cette ligne mobile peut à son tour engendrer une surface, etc., ou que le mathématicien peut produire le nombre, ou considérer la particule comme occupant un « point ». Le second trait décisif des mathématiques est celui qui fait intervenir dans le raisonnement déductif nécessaire la construction de diagrammes qui sont une espèce d'icônes. Une icône est un signe qui se rapporte à l’objet qu'elle dénote, par la seule vertu de caractères qui lui sont propres, et qu'elle possède tout autant, qu'un tel objet existe réellement ou non, ce pourquoi Peirce s'attache non à la ressemblance matérielle qui peut 1 Gilles-Gaston GRANGER, Sur l’idée de concept mathématique « naturel », Revue internationale de philosophie, n° 167, 474-499, P .476. 2 Idem, p. 480. 283 exister entre l'icône et son objet dans certains cas inexistante, mais à sa ressemblance formelle. Aussi l'icône a-t-elle moins une fonction de ressemblance qu'une fonction d'exemplification ou d'exhibition de son objet en l'occurrence, de relations .Le trait essentiel de l'icône est donc qu'elle puisse représenter les aspects formels des choses: "Aucune icône pure ne représente qui que ce soit d'autre que des Formes; aucune Forme pure n'est représentée par quoi que ce soit d'autre que par des icônes"1. Cette forme, qui n'a rien de platonicien, correspond simplement à la structure, c'est-à-dire "à un ensemble de relations existant entre les parties d'un état de choses imaginé par le mathématicien que reproduisent les relations entre les parties du diagramme représentant cet état de choses"2. Que les icônes soient formelles plutôt que de pures images empiriques explique que ces "squelettes" exigent certains efforts d'abstraction précisive, cette fois pour qu'on puisse se les représenter. Pourquoi Peirce insiste-t-il tant sur l'utilité de l'icône dans la déduction ? C'est parce que sa "grande propriété distinctive" est que, si on l'observe directement, on peut découvrir d'autres vérités concernant son objet que celles qui suffisent à déterminer sa construction. Cette capacité de révéler une vérité inattendue est précisément l'utilité des formules algébriques, de sorte que le caractère iconique y est primordial. Mais l'icône n'est pas simplement utile comme en témoigne la préférence qu'aura Peirce pour une présentation graphique plutôt qu'algébrique de sa logique: c'est un constituant essentiel et irréductible de tout raisonnement nécessaire qui ne peut, sans elle, transmettre la moindre connaissance. Un de ses traits marquants est en effet sa capacité d'exhiber une nécessité, un devoir être, d'où son importance décisive dans la certitude que nous avons du caractère nécessaire de nos inférences. Deux 1 Gilles-Gaston GRANGER, Sur l’idée de concept mathématique « naturel », p. 480. Claude CHAUVIRE, op cit, p 17. 2 284 conséquences en découlent quant à la nature même du raisonnement mathématique : L'icône a un statut de signe monstratif: elle "montre de façon sensible, des relations qui, pour être abstraites, n'en exigent pas moins, pour être saisies, une présentation sensible"1, ce qui rapproche d'ailleurs plus Peirce du schématisme kantien dont il présente une version "sémiotique et empiricisée" que du symbolisme "aveugle" de Leibniz2. Cette présentation est de l'ordre d'une véritable expérimentation. D'où l'absence de ligne de partage entre les mathématiques et les autres sciences, sur le terrain de l'observation: on regarde ce qui se passe sur le papier ou sous nos yeux, tant il est vrai qu'en mathématiques, il est nécessaire que quelque chose soit fait. En géométrie, on trace des lignes subsidiaires ; en algèbre, on opère les transformations qui sont permises. Aussi la faculté d'observer est-elle appelée à jouer. En second lieu, Peirce croit pouvoir utiliser la prégnance de l'icône, pour la généraliser à toute forme de raisonnement nécessaire mathématique, mais aussi logique, aussi simple soit-il notamment au syllogisme et au "degré zéro" que représente le calcul propositionnel. Toutefois, c'est la fonction opératoire accrue de l'icône qui permet par modifications et ajouts au diagramme initial d'introduire à une forme "théorématique", et non plus seulement "corollarielle", de la déduction, seule capable de rendre vraiment compte des progrès accomplis en mathématiques (Hintikka, Chauviré, Engel-Tiercelin])3. 1 Claude CHAUVIRE , op cit, p.45. Idem, p.57. Pour plus de détails, nous renvoyons à Hintikka, ,Chauviré, Engel-Tiercelin. Brièvement, la déduction corollarielle(DC) est telle qu'il est "seulement nécessaire d'imaginer n'importe quel cas dans lequel les prémisses sont vraies, pour s'apercevoir que la conclusion vaut en ce cas" Le "corollaire est ainsi "déduit directement de propositions déjà établies sans l'aide de quelque autre construction que celle qui est nécessairement suggérée dans la saisie de l'énonciation de la proposition"(p.288). Il consiste donc simplement à "tenir compte avec le plus grand soin des définitions des termes qui figurent dans la thèse à prouver". D'où l'absence de surprise dans la DC, qui son donc en un sens triviales, ou "parenthétiques". Dans les déductions théorématiques (DT) au contraire, on va de surprise en surprise, car il y est "nécessaire d'expérimenter en imagination sur l'image de la prémisse afin d'amener les DC, à partir du résultat de l'expérimentation, à la vérité de la conclusion"(ibid.p.38). Un théorème ne peut donc être démontré à partir de propositions établies que si "nous imaginons quelque chose de plus que ce que la condition (indiquée dans les prémisses) suppose exister"(ibid.p.288). Ainsi sont introduits des "pas théoriques", lesquels sont indispensables 2 285 En ce sens, Thibaud a raison de voir en l'icône la mise en relief par Peirce du caractère opératoire et formel que l'on peut retrouver dans l'analyse grangérienne de la dualité en mathématiques. Pourtant, il nous semble que les différences entre Peirce et Granger sont plus profondes que les points de contact, et c'est ce que nous voudrions à présent tenter de justifier. 5.10.2. Granger et Peirce : les liaisons dangereuses Outre le fait d'être tous deux d'immenses philosophes, Peirce et Granger ont aussi et au moins en commun une passion : les mathématiques. De même que Granger emprunte le concept de dualité aux mathématiques et trouve en celles-ci la rigueur et la fécondité pouvant servir de modèles aux autres domaines de la connaissance, Peirce a une telle foi en les mathématiques qu'il les place au premier plan, dans la classification des sciences, avant même la phanéroscopie ou phénoménologie qui leur emprunte sa méthode. Au reste, il y a chez Peirce, dans l'usage qu'il fait du signe, un réflexe de mathématicien, celui de quelqu'un qui, comme Boole à qui il emprunte ici beaucoup a commencé par "penser en symboles algébriques", se rendant compte que "penser, ce n'est pas forcément se parler à soimême". Une telle habitude est celle qui l'amènera à "penser en diagrammes", avec pour seul regret, celui de ne pouvoir "penser en images stéréoscopiques", celle qui le conduira même à écrire que le pragmatisme est "une philosophie qui devrait considérer le fait de penser comme une manipulation de signes pour envisager les questions"1. pour la démonstration de la plupart des théorèmes majeurs. C'est la DT qui fait le plus appel à l'imagination, à l'invention, à l'expérimentation sur des icônes, et qui permet d'élargir le contexte de nos hypothèses en supposant plus que ce qui est requis du strict point de vue des "principes généraux de la logique». Cela dit, la distinction entre DC et DT est un peu affaiblie par la thèse centrale de Peirce qui reste celle de l'omniprésence de l'iconicité à tous les niveaux de la déduction et donc d'une simple hiérarchie dans les degrés d'iconicité.(cf. Engel-Tiercelin,[ 89b], 61sq.) 1 Claudine TIERCELIN, op cit, p. 171. 286 D'où le non logicisme foncier de Peirce, qui considère que la mathématique « n'a besoin d’aucune aide venant de la logique » et que ses arguments sont acritiques et évidents, plus évidents que ne pourrait l'être n'importe quelle théorie logique. Comme Granger, Peirce laisse à la logique formelle proprement dite par rapport aux mathématiques une place très mince, mais pas pour les mêmes raisons. Le critère de démarcation entre les deux est lié chez Granger à la problématique de ce qui assure la consistance d'un domaine objectif. Décidabilité, complétude, analyticité, "degré zéro du contenu", transparence parfaite entre l’objet et l'opération, absence donc de référentialité et de considérations ontologiques ou sémantiques font que seule la logique des propositions satisfait au critère grangérien de démarcation de la province de la logique. Dès que l'on s'élève aux contenus formels, bref dès que l'opacité de l’objet se fait jour, « ce qui est le cas de la logique générale des prédicats du premier ordre, on sort du logique proprement dit »1. De prime abord, la province de la logique formelle peircienne est encore plus étroite que celle de Granger puisque Peirce va jusqu'à dire que "la logique formelle n'est rien que des mathématiques appliquées à la logique"2. Mais le critère de distinction est très différent : il ne passe pas en effet chez Peirce par une distinction entre des domaines, puisque les mathématiques elles-mêmes ne sont pas définies par leur objet, mais comme "la science du raisonnement nécessaire". La véritable opposition se fait entre l'aspect théorique ou observationnel de l'inférence d'une part et l'aspect pratique ou foncièrement opérationnel de l'autre: le mathématicien pratique la déduction, raisonne déductivement, alors que le logicien étudie les raisonnements et les arguments déductifs. 1 Pascal ENGEL, op cit, p.299. Idem, p. 263. 2 287 Peirce reprend en fait la distinction suivante : les mathématiques sont "la science qui tire des conclusions nécessaires", et la logique "la science de tirer des conclusions nécessaires". Ce qui les départage, ce sont donc leurs enjeux respectifs, non leurs objets ou leur absence d'objets. S'il fallait d'ailleurs prendre ainsi les choses, ce serait 1 pour Peirce, à l'inverse de Granger, la logique qui serait une science d’objets", puisqu'elle seule doit rendre compte de "faits", alors que les mathématiques restent dans le domaine "idéal" des hypothèses et des seules créations et opérations mentales. Ce qui leur permet du reste des généralisations et de penser l'indétermination, la possibilité, et l'infini. Si Peirce admire donc les mathématiques pour la simplicité, la rapidité et l'efficacité instrumentale de leur calcul, jugeant contraire à l'intérêt mathématique "tourné vers la solution des problèmes", il considère en revanche que, s'agissant de l'investigation", ou de la théorie du raisonnement nécessaire, ou de la compréhension de la méthode, le mathématicien doit céder la place au logicien 2. D'où les reproches à Boole et à Schröder qui ne se sont intéressés en algèbre qu'au calcul et non à la théorie, car à trop se fier à la facilité d'un certain formalisme, on risque de manquer la possibilité d'une pluralité des systèmes symboliques dans la procédure déductive par exemple les graphes, tout autant que l'algèbre, de se laisser aller à une certaine fascination pour la simplicité et la rapidité de la forme, à hypostasier le calcul, et à très vite céder à la tentation rédhibitoire pour Peirce du platonisme. Tout raisonnement déductif nécessaire a donc pour modèle le raisonnement mathématique: mais seule la logique peut en être la science, analyser ce raisonnement et "voir en quoi il consiste" au travers de l'analyse sémiotique qui, sacrifiant, cette fois, non à la simplicité mais à la complexité, 1 Claude CHAUVIRE , Peirce : Sur l’Algèbre de la logique, Introduction et traduction, Paris, Payot, p. 180. 2 Idem, p. 373. 288 en exhibera les catégories les plus générales et permettra, par l'examen des fonctions respectives des différents signes, icônes, index, symboles de clarifier "l'essence du raisonnement" et la nature des arguments, lesquels du reste, ne se limiteront plus à la seule déduction, mais s'étendront à l'induction et à l'abduction. De Kant, Peirce a toujours dit qu'il était le "fervent dévôt", et qu'il suffisait à un kantien d'abjurer la chose en soi pour devenir un pur pragmaticiste. Granger a toujours reconnu que son projet se situait dans la perspective d'une "philosophie critique et transcendantale"1, à condition de ne plus chercher le contenu de la connaissance conceptuelle dans les formes kantiennes de l'intuition sensible, mais d'assurer dans les formes du travail, du rapport du symbolisme "à une expérience qui l'enveloppe dans la conceptualisation de l'individuel»2. Pour sa part, et en dépit de son kantisme avéré, Peirce n'a cessé de stigmatiser le "psychologisme" de Kant, les limitations de son projet catégoriel jugé trop étroit et confus, et s'il a bien proposé du schématisme une nouvelle version, on peut à bon droit se demander ce qu'il reste du schème kantien dans l'icône qui est certes d'un côté un objet susceptible d'être observé, et de l'autre quelque chose de général mais dont le formalisme n'est plus imputé comme chez Kant, à des caractéristiques de telle ou telle faculté particulière, ni la conséquence d'un partage des facultés qui justifierait, ou plutôt nécessiterait la construction de concepts a priori notion que Peirce refuse catégoriquement pour lui préférer celle d'inné dans l'intuition pure, au moyen de schèmes produits par l'imagination permettant d'ajuster des intuitions singulières à des concepts généraux. Mais surtout, Peirce tire de sa critique kantienne et de son analyse conjointe de l'analyticité, la conclusion que les jugements mathématiques sont analytiques et non, comme le pense Granger, 1 Gilles-Gaston GRANGER, Contenus formels et dualité, p.198. Emmanuel SCHWARTZ, Style et contenu formel, le paradigme du travail , in Manuscrito, VolX n° 2, p. 150. 2 289 synthétiques a priori. Si leur analyse fait donc en un sens apparaître, à tous les niveaux, des contenus formels, ces contenus restent pour Peirce analytiques, au sens fondamental pour lui où s'ils marquent bien un progrès dans notre connaissance, ils n'accroissent pas notre information laquelle exigerait le recours à des faits, or les mathématiques restent des hypothèses idéales, des "vérités sur des idées"1. Aussi ne peuvent-elles davantage engendrer de significations, tant il est vrai qu'une "proposition n'est pas un énoncé de mathématiques parfaitement pures tant qu'elle n'est pas dépourvue de signification et qu'il faut se féliciter de cette "absence remarquable de signification de l'algèbre pure. En mathématiques, le sens se réduit donc quasiment à la manipulation et à l’application. Même si Peirce défend bien une certaine forme de réalisme non platoniste en mathématique, ce réalisme reste foncièrement pragmatiste : par exemple:" la manière d'apprendre à un enfant le sens des nombres, c'est de lui apprendre à compter. C'est en étudiant le processus de comptage que le philosophe doit apprendre ce qu'est l'essence du nombre"2. En tout état de cause, les mathématiques ne sauraient pour Peirce, servir de modèle à une pensée d'objets3. A cet égard du reste, il nous paraît franchement impossible de mettre sur le même plan les concepts Brièvement, la reformulation par Peirce de la distinction analytique-synthétique est telle que l'analyticité comprend les DC comme les DT: l'analyticité étant désormais définie comme la compossibilité logique : être analytique, c'est soit être une définition, soit être logiquement déductible d'une définition. Une conséquence analytique d'une hypothèse peut ainsi être "impliquée" ('involved in') en elle, au sens où elle peut en être "expliquée"('envolved from it'). Il n'y a donc pas de raisons de s’étonner des résultats inattendus qui peuvent en découler. Le contraste que Peirce établit ente énoncés analytiques et synthétiques ne renvoie donc pas à la distinction concepts-versus construction de concepts, puisque "la déduction est réellement affaire de perception et d'expérimentation, tout comme l'induction et l'hypothèse", mais plutôt au fait que dans le premier cas, "la perception et l'expérimentation ont affaire à des objets imaginaires au lieu d'avoir affaire à des objets réels. "Le raisonnement analytique dépend d'associations de ressemblance, le raisonnement synthétique d'associations de contigüité".. Pour plus de précisions sur le réalisme extrêmement subtil de Peirce en mathématiques, et comment il nous paraît une troisième voie entre platonisme et intuitionnisme ou constructivisme strict, nous renvoyons à Engel-Tiercelin . A l'exception toutefois de certaines tentations platonisantes en arithmétique. A cet égard, il serait intéressant de comparer les analyses de Peirce sur le nombre pur et les réflexions de Granger. 290 grangérien et peircien d’objet : terme fondamental au même titre que l'opératoire pour le concept de dualité, l’objet n'a en revanche chez Peirce aucun contenu conceptuel précis. Pour Peirce, tout part des catégories sémiotiques : Si les concepts les plus indispensables et les plus communs ne sont rien d'autre que des objectivations de formes logiques, c'est parce que c'est la sémiose logique issue d'une analyse logico-mathématique sur le signe et sur les propriétés de la supposition, qui donne un contenu au concept d’objet et non l'inverse, permettant notamment de distinguer, par après, des concepts tels que celui d’objet dynamique et d’objet immédiat. Contrairement à ce que soutient Thibaud, le projet peircien n'est pas fondamentalement le projet transcendantal kantien de réflexion sur les conditions générales d'une pensée d'objets, ni même sur les conditions de l'objectivité: il est issu d'une réflexion sur la problématique médiévale des universaux, et se pose davantage en termes d'une interrogation de type décidément réaliste sur le fundamentum realitatis. Peirce n'a jamais très bien su ce qu'était un objet, pour des raisons qui tiennent selon nous à son ontologie du vague ou commence l’objet, ou finit-il, qu'est-ce qui permet de l'individuer ? Aussi ne convient-il pas seulement de nuancer le rapprochement entre Peirce et Granger, comme Thibaud est du reste le premier à le faire, en raison du caractère irréductiblement indéterminé chez Peirce de l’objet, rendant par là-même impossible, la traductibilité absolue d'un terme dans un autre et réciproquement, et donc la réalisation totale de la dualité. C'est qu'il n'y a pas en toute rigueur chez le fondateur du pragmatisme de contenu conceptuel de l’objet autre que celui qui se traduit par ses effets pratiques, en l'occurrence, d'une part celui qui est révélé par la prédication, objet immédiat et d'autre part celui que nous expérimentons au contact brutal de l'expérience concrète, objet dynamique. 291 Aussi l'abstraction hypostatique ou "subjectale" ne s'inquiètet-elle pas de la nature de ces objets nouveaux que sont les entia rationis : le seul contenu objectif, la seule realitas ou formalitas de ces entia conformément au refus de toute hypostase platonicienne, ou de toute confusion entre intentions premières et secondes, se ramène seulement, conformément à l'objectif fixé par la "maxime pragmatiste", à la vérité d'une prédication ordinaire. Il y a toutefois une raison encore plus décisive qui selon nous interdit de pousser plus avant le rapprochement entre nos deux auteurs. C'est l'impossible liaison entre le concept de dualité et ceux, fondamentaux chez Peirce, de triadicité ou de tiercéité, associés à l'idée même de sens et d'intelligibilité. Conséquence en effet de l'analyse catégorielle, la tiércéité est l'élément indispensable à la présence de toute intelligibilité: si l'on voulait donc trouver un lien entre Peirce et Granger, il serait plus juste de qualifier "la corrélation même de l’objet et de l'opération", non de dualité, mais d'idée de la dualité, et donc au sens peircien, comme un troisième irréductible. : en effet si la tiercéité est bien médiation, c'est parce que l'idée de combinaison comme triade est une idée minimale et indécomposable : "il s'ensuit que s'il y a phanéron ou même si nous pouvons seulement nous poser la question de son existence, il doit y avoir une idée de combinaison c'est-à-dire une idée ayant la combinaison comme objet pensé"1, et cette idée est "indécomposable": c'est "une triade car elle comprend les idées d'un tout et de leurs parties.Il y aura donc nécessairement une triade dans le phanéron"2 Affirmer l'irréductibilité de la triadicité, c'est refuser la possibilité de sa réductibilité à une relation dyadique. Une triade dans le phanéron connecte trois objets, A, B, C, aussi indéfinis qu’A, B et C puissent l'être. Il faut alors que l'un des trois au moins, disons C, établisse une relation 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, Contenus formels et dualité, p.180. Ibidem. 292 entre les deux autres, A et B. Le résultat est que A et B sont dans une relation dyadique, et que C peut être ignoré même s'il ne peut être supposé absent. Autant dire que ce n'est pas l'icône qui assure en toute rigueur la fonction opératoire du signe mais le symbole, troisième terme avec l'index et l'icône au niveau duquel seul s'effectue la corrélation. C’est pourquoi d'ailleurs, si Peirce insiste tant sur le rôle des icônes en mathématiques, il est essentiel de garder à l'esprit que les icônes ne sont jamais pures, mais fonctionnent en association avec le symbole, en l'occurrence avec les règles, essentielles à la compréhension de la nécessité de l'inférence déductive. Ici encore, c'est donc au niveau de l'articulation symbolique en tant que telle et non à celui des composantes de la dualité que le rapprochement entre Peirce et Granger se justifierait. Ici en revanche, on retrouverait des thèmes communs aux deux penseurs, en ce qui concerne la distinction grangérienne entre l'algorithmique et le sémiotique d'une part, et l'impossibilité d'autre part pour les machines logiques auxquelles Peirce avait commencé par accorder certains pouvoirs de raisonner. Que dire à présent du rôle de l’objet dans la relation signeobjet ? Celle-ci a en effet pour première caractéristique, de traiter l’objet comme un signe. Ce qui signifie, comme l'écrit du reste Granger lui-même qu'il "renvoie non à une chose isolée, mais à une structure symbolique dont il est luimême un élément"1. Mais la seconde originalité de la relation signe-objet est d'être avant tout une relation à trois termes : un signe est en effet un chose reliée sous un certain aspect à un second signe, son objet, de telle manière qu’ il mette en relation une troisième chose, son interprétant, avec ce même objet, et ainsi de suite ad infinitum .Non seulement donc, cela rend le processus sémiotique nécessairement ouvert, mais le rôle de l'interprétant pour la 1 Gilles-Gaston GRANGER, Contenus formels et dualité, p.180 293 signification elle-même est fondamental. La signification est affaire non de relation de signe à objet mais de relation de signe à interprétant. 5.10.3. Quelques remarques Le seul intérêt d'une lecture comparative entre deux philosophes est de mieux dégager la force et l'originalité de chacun d'entre eux. Dans le cas présent, si Granger nous paraît en définitive, et en dépit des points de contact que nous avons soulignés, assez éloigné de Peirce, c'est sans doute pour plusieurs raisons fondamentales à leur conception respective de la philosophie, de la logique et des mathématiques. En tout premier lieu, les critères posés par Granger du formalisme logique ne peuvent être ceux de Peirce, qui, quelque temps attiré par l'idéal de transparence semble avoir vite perdu le goût des paradis fussent-ils du reste propositionnel ou cantorien. La clôture ne peut être un critère peircien du formel, puisque la sémiotique envahit le logique, au point que Peirce ne se contentera pas de s'essayer à de nouvelles expressions du symbolisme logique des graphes mais construira des logiques non classiques. Si l'articulation symbolique reste chez Peirce comme chez Granger déterminante, elle ne se fait pas chez Peirce au détriment de l'image. Il est clair que les critiques adressées au symbolisme figuratif, à l'image, sous sa forme mythique ou idéologique révèlent chez Granger une opposition à tout risque d'intrusion du psychologisme. Si Peirce est prêt à stigmatiser le psychologisme, il considère que la psychologie, en un sens expérimental et même naturaliste, est un fait dont le logicien doit tenir compte. Pour finir, il nous semble qu'il y a deux raisons décisives qui séparent nos deux auteurs. Comme Vuillemin l'a fait remarquer, dans la mesure où la dualité de l'opération et de l’objet ne fait qu'un avec la signification en général, la question du signe ou, plus exactement, du 294 signifiant, se pose dans la formation du contenu formel. Car il se pourrait que les limitations, cherchées par Kant du côté du sensible, fussent imputables aux mots. On adopterait alors une position nominaliste, que Granger rejette. La grandeur et la force de l'œuvre de Granger résident incontestablement compréhension du dans la recherche inlassable d'une meilleure lien qui existe entre signification et conditions d'objectivité. Mais si on laisse de côté la prégnance du modèle mathématique, il nous semble que le modèle qui a le plus inspiré Granger sur le signe est un modèle moins peircien que dualiste. Les références les plus nombreuses restant Saussure et Hjemslev ; mais surtout, là où Peirce a toujours considéré pour sa part que l'analyse de la signification passait par la détermination préalable de catégories ontologiquement établies, Granger a cherché à séparer les plans. S'interrogeant sur la notion de contenu formel, Vuillemin, fait remarquer à juste titre qu'elle éloigne Granger du nominalisme qu'il rejette. Si l'on cherche à éviter l'un comme l'autre. Ce qui fut le cas de Peirce1, est-il certain qu'on puisse le faire sans accepter, à un moment donné de l'analyse, d'intégrer sous une forme quelconque, autre que transcendantale et pas seulement a parte post2, empirie, psychologie et ontologie ? 5.11. PENSEE FORMELLE Gilles-Gaston Granger, qui a toujours défendu la pertinence de la formalisation en sciences humaines, est un acteur discret, mais réel, du Il nous semble que Peirce jugerait " platoniste", la recherche grangérienne d'un "protologique", ou d'"universaux du langage"(nous soulignons), qui seraient situés à "un niveau formel encore plus profond. ] . Car le projet de Granger reste celui de la déduction transcendantale: "comment des contenus purement formels peuvent-ils être source d'une connaissance de l'empirie?" . Si Peirce est prêt à dire que "l'empirie en tant qu'elle est visée par une connaissance scientifique, ne se donne que transposée dans un univers symbolique, dès son point de départ,"(209), il ne serait sûrement pas prêt à limiter la tâche de l'épistémologie à celle de recherche de simples "traces" des contenus formels dans les sciences de l'empirie (207). Peirce n'est ni transcendantaliste, ni naturaliste: son projet philosophique correspondrait plutôt à cette "troisième voie" envisagée (et critiquée) par Kant pour une déduction des catégories: élaborer un "système de préformation de la raison pure". 295 débat actuel sur l’épistémologie des sciences sociales. Il est ainsi cité à l’envie par les différents épigones du cognitivisme, et Alban Bouvier peut se revendiquer du geste grangérien d’abstraction formelle contre les différentes formes de spontanéisme sociologique. 1. La critique s’étend à l’herméneutique à la sociologie de la connaissance ordinaire d’Albert Ogien accusée, derrière le souci de description exhaustive de leur objet, de ne rien nous apprendre du tout. Granger, de son côté, a donné un satisfecit à la classification des sciences sociales élaborée par Jean-Michel Berthelot2. Et on ne compte pas les références à son œuvre de la part des différents intervenants, notamment Jean-Claude Passeron, du très stimulant livre de Jean-Yves Grenier, Claude Grignon et Pierre-Michel Menger3. Par ailleurs, Granger est aussi convoqué par un certain nombre d’historiens réfléchissant sur leur discipline. Il est ainsi l’une des références de Paul Veyne, de Michel de Certeau, et plus proche de nous, c’est le seul philosophe que Gérard Noiriel, pourtant peu suspect de sympathies épistémologiques, aime à citer. En examinant la place très particulière du concept d’histoire dans son œuvre, en tâchant d’expliciter ce que l’auteur lui-même appelle souvent le « paradoxe » de la connaissance historique, nous avons d’abord cherché à dégager quelques ambiguïtés de son approche de la discipline historienne. En soulignant la place laissée comme en creux par les questions de l’individuel et du récit, cette courte étude se voudrait, par prolongement, une contribution à l’éclaircissement des propriétés de l’espace logique du discours historique chez Granger. 5.11.1. Le rationalisme et le comparatisme. Même si l’œuvre de Granger est ample, variée, et étalée dans le temps, il semble possible de dégager certaines constantes de sa 1 Alban BOUVIER, Philosophie des sciences sociales, Paris , PUF, 1999. Jean Michel BERTHELOT, Epistémologie des sciences sociales, Paris, PUF, 2001. 3 Jean-Yves GRENIER, Claude Crignon, Pierre-Michel MENGER, Le modèle et le récit, Paris, Ed de la maison des sciences de l’homme, 2001. 2 296 pensée, qui traversent ses différents ouvrages de façon relativement invariante. On pourrait ainsi se risquer à présenter au non-spécialiste le travail de Granger en disant qu’il a élaboré une œuvre d’épistémologie comparative dans le cadre d’une philosophie rationaliste. 5.11.1.1. RATIONALISME Dans la tradition du rationalisme appliqué de Gaston Bachelard, l’épistémologie établit une distinction ferme entre le concept et le vécu, entre le rationnel et l’existentiel. La raison qui pense par concepts précis, construits, ne saurait se contenter des approximations trompeuses du quotidien sensible, il y a rupture, écart. Dans la tradition de Jean Cavaillès, l’épistémologie ne peut être, comme avec Edmund Husserl, une philosophie de la conscience, mais doit se mettre à l’école de l’étude patiente des concepts, de leurs formations et transformations. Au lieu de vouloir fonder la science dans une subjectivité transcendantale, il faut observer concrètement la manière dont chaque science élabore, dans son travail, ses concepts formels, qui sont autant d’instruments d’objectivation du réel. 5.11.1.2. COMPARATISME L’approche de Granger a l’immense mérite de placer sur une même échelle les différents types de connaissance objective de la réalité. Ce faisant, il reste fidèle à la fois à une inspiration aristotélicienne. Chaque science a ses principes et sa méthode propres. L’orientation épistémologique fondamentale de Granger peut ainsi, au risque de la technicité, être caractérisée par un double aspect. D’abord comme : (1) pragmatisme transcendantal, la science comme pratique, comme travail, élaborant, par neutralisation du vécu, et au moyen d’un symbolisme formel, des objets qui gardent cependant toujours 297 un rapport, même lointain, à l’expérience vécue. La pensée scientifique procède donc par élaboration de formes ou structures conceptuelles dont le pouvoir cognitif est corrélatif d’un processus d’abstraction du vécu concret, lequel aboutit à une objectivation. Mais l’individuel, qui appartient au vécu concret, qui représente une catégorie de la pratique immédiate et confuse, semble échapper à la science : il représente un défi pour la pensée formelle. C’est la raison pour laquelle le pragmatisme transcendantal est lui-même complété par : (2) une ergologie transcendantale, la stylistique, comme examen de la manière dont une forme se rapporte à ce qu’elle met en forme, à un individuel vécu et concret ; le style étant défini comme « modalité d’intégration de l’individuel dans un processus concret qui est travail, et qui se présente nécessairement dans toutes les formes de la pratique 1». L’approche comparée permet de constituer une échelle graduée de la connaissance objective, organisée, dès 1960, autour d’une double polarité : les mathématiques d’un côté, et l’histoire de l’autre. Le cas de la logique est un point problématique subsidiaire. L’histoire n’est alors que le terme d’une échelle en dégradés qui mène de la forme abstraite à l’individuel concret. Il est important de comprendre que cette échelle permet de rendre compte à la fois de la diversité des sciences : objets, méthodes, fiabilité propres et de son unité d’inspiration, l’intention de connaître objectivement le réel, la « réalité » se trouvant constituée en métaconcept : « Les sciences au sens le plus général de connaissances méthodiques d’objets se distribuent à mon sens selon l’attraction qu’y exercent et le rôle qu’y jouent, à une époque donnée de leur développement, deux pôles fondamentaux, radicalement opposés »2. A côté du pôle mathématique, l’histoire constitue un pôle de la pensée scientifique que Granger nomme poïétique. Chaque pôle exerce une force d’attraction. Celle du pôle historique s’exerce sur toutes les 1 Gilles-Gaston GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 123. Idem, p.181. 2 298 sciences de l’empirie, à des degrés divers, et rencontre nécessairement l’influence du pôle mathématique comme son adversaire : « Attraction qui s’oppose à celle du pôle mathématique, selon des formes d’équilibre où la domination de l’un ou de l’autre est plus ou moins décisive, distinguant ainsi des disciplines plus ou moins bien “mathématisées” et plus ou moins “historicisées”1 ». 5.11.2. Un double paradoxe. Une fois dépliée cette échelle épistémique graduée, on est en mesure de comprendre un double paradoxe, qui est dû au dédoublement problématique, à chaque pôle, entre la fiction d’un pôle idéal et l’effectivité d’une pratique. Ce dédoublement place aux extrémités de l’échelle des formes fictivement pures, de telle sorte que l’intervalle du savoir objectif effectif est davantage à considérer comme ouvert que fermé, au sens mathématique du terme, c’est-à-dire comme excluant ses extrêmes que comme les incluant. L’idée d’une connaissance purement informe de l’individuel est en effet aussi fictive ou « mythique » que celle d’une connaissance purement formelle et sans contenus empiriques telle que la pure mathématique. Les extrêmes étant fictifs, ils comptent moins par eux-mêmes que par la gradation qu’ils instaurent, gradation de forme ou de structure. Le premier paradoxe concerne les mathématiques. Granger distingue entre la « pure mathématique », sans contenus empiriques, et les mathématiques effectives. Sans nous y attarder, puisque ce point n’est pas l’objet principal de notre propos, disons simplement que Granger a notamment toujours souhaité résister à une interprétation idéaliste, « platonicienne » des objets mathématiques, en montrant comment ils se rapportent, même si c’est de façon très indirecte, à une expérience globale. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 182. 299 Contre Kant, il soutient que les mathématiques ne s’articulent pas directement sur le cadre perceptif, mais qu’elles font intervenir une médiation symbolique. Mais contre Rudolph Carnap, il souligne que l’analyse syntaxique du symbolisme, pertinente et féconde, ne doit pas se faire au détriment de la question transcendantale du rapport à l’objet, même dans le cas des mathématiques, qui, pourtant, « paraissent se réduire à un pur langage, parce que l’élément syntaxique y dévore l’élément sémantique » 1. Le second paradoxe concerne l’histoire. Là encore, Granger distingue entre une forme pure fictive et la connaissance effective. L’histoire « pure »2 qui est un « mythe épistémologique », vise les faits non pas pour en proposer des modèles abstraits, mais pour en « restaurer la présence, et finalement, à la limite, les recréer comme objets d’“impression” ; [...] [son] projet théorique serait de restituer ad integrum les objets concrets qui ont existé réellement »3. A côté de cette fiction de l’histoire pure, il y a les « histoires réellement élaborées » qui, « ne pouvant atteindre l’impossible idéal de restitution intégrale du passé concret, construisent des modèles explicatifs semi-abstraits, et se situent parmi les sciences de l’homme, mais au point où s’exerce avec le plus de vigueur l’attraction du pôle de l’Histoire »4. La division entre pôle pur et effectif persiste tout au long de l’œuvre de Granger, quoique sous différents noms. Le pôle pur, qui correspond toujours à une résurrection du vécu, à la restitution intégrale de son actualité, est successivement appelé « clinique sans pratique » ou clinique spéculative5, et, en ce sens, relevant de l’esthétique6, pôle poïématique 7, pure actualité 8. Dans sa dimension de pratique effective, la 1 Gilles-Gaston GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p . 161. Idem, p. 207. 3 Idem, La vérification, p. 181. 4 Idem, p. 182. 5 Idem, Pensée formelle et sciences de l’homme. 6 Idem, Forme, Opération, Objet, Paris, Vrin, 1994. 7 Idem, La science et les sciences, Paris, P.U.F. 1994 8 Idem, Le probable, le possible et le virtuel, Paris, Odile Jacob, 1995. 2 300 discipline ajoute, quant à elle, à ce pôle pur esthétique un peu de pratique, de technologie, de formel, d’explications1, de virtualité2. L’ambiguïté de l’histoire correspond donc à celle de l’extrémité d’un intervalle ouvert : comme limite extérieure, et comme telle exclue de l’intervalle, l’histoire, l’histoire pure, relève non de la science, mais de l’esthétique ; c’est du roman, de l’évocation, de la restitution du vécu ; comme dernier terme que l’intervalle incluse, l’histoire effective, l’histoire relève encore de la science et de la connaissance objective par ses méthodes, son objet, et malgré son orientation non objectivante. S’il est important d’insister sur la continuité de Granger concernant cette polarité mathématique-histoire d’une part, et, d’autre part, la distinction entre le pôle pur et fictif et la pratique effective :les mathématiques, les histoires, c’est qu’elle semble en apparence contredite, concernant l’histoire, par ce qui paraît être une évolution radicale de la conception que Granger se fait de la scientificité de cette discipline : « L’histoire [...] à proprement parler, ne peut être comptée au nombre des sciences humaines »3; et « Il serait inacceptable de refuser d’intégrer l’histoire sous ses diverses formes aux sciences humaines » 4. Notre hypothèse est qu’il n’y a pas de contradiction entre ces deux déclarations si on prend bien soin de séparer le pôle fictivement pur, l’histoire comme « pôle », ou comme « cas limite » de science et la pratique effective, les histoires. L’histoire comme pôle n’est pas une science, mais pas plus que les mathématiques pures, qui ne sont qu’une fiction ; l’histoire comme pratique est un cas extrême de connaissance scientifique, comme les mathématiques, dont le rapport à l’expérience, pourtant réel, est très indirect. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet. Idem, Science et réalité, Paris, Odile Jacob, 2001. 3 Gilles-Gaston GRANGER , Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 206. 4 Idem, La science et les sciences, p. 86. 2 301 C’est donc seulement en son sens absolu ou extrême que l’histoire est exclue des sciences humaines, voire de la science tout court, comme aussi bien la mathématique pure, prétendument sans rapport à l’empirie. L’histoire pure est un pur savoir de l’individuel concret, simple restitution de cet individuel, « roman vrai ». Mais l’histoire comme discipline effective n’est pas purement restitutive, poïétique, puisqu’aussi bien elle cherche à donner des explications. En effet, elle vise non seulement à restituer des individuels à plusieurs traits : (a) l’histoire vise spéculativement le vécu ; (b) l’histoire concrète, mais à les insérer dans des systèmes conceptuels. Elle relève donc de la connaissance objective. Reste à explorer plus avant le véritable « paradoxe » dont la connaissance historique est le lieu, et qui se veut une connaissance de l’individuel ; (c) l’histoire prétend à des connaissances vérifiables ; (d) l’histoire produit une image ; (e) l’histoire se veut une science de l’actuel. 5.11.3. Vécu concret et connaissance abstraite : un rapport indirect. Tout d’abord l’idée d’une connaissance scientifique du vécu concret, étant donnée l’orientation rationaliste critique de Granger, héritée de Bachelard et de Cavaillès, est une contradiction dans les termes. Sans nous attarder outre mesure sur un aspect sur lequel nous avons déjà insisté, rappelons que le concret, c’est le vécu, le monde immédiat que rencontre la conscience de chacun, avec ses sensations, ses perceptions, ses impressions. Par opposition au « concret » du monde vécu, la connaissance scientifique se définit comme un effort d’abstraction de ce réel immédiat, de médiatisation symbolique de formalisation, et de conceptualisation. Le scientifique, le conceptuel, le rationnellement connu s’opposent ainsi à l’individuel, au clinique, au vécu, au concret et aussi à l’art et au spéculatif. 302 En particulier, il est illusoire de prétendre connaître directement le vécu, qui ne peut être appréhendé avec certitude que scientifiquement, donc par la médiation d’une pratique, c’est-à-dire d’un travail d’objectivation, constitution d’une structure par un symbolisme. L’approche directe du vécu concret est une illusion spéculative, qui ne peut manquer d’échouer : la forme est en effet une médiation véritable entre le concept et l’individuel, là où la spéculation n’est, sous couvert de médiation par l’essence, qu’une immédiateté déguisée et une solution illusoire1. La pensée formelle s’oppose ainsi à la spéculation comme le travail à la paresse, comme le dynamique au statique, le pratique à la contemplation, comme la transformation à la reproduction.2 L’histoire se distingue des autres disciplines par son souci de l’individuel, de ce qui est rare, singulier, unique, discret, qui ne s’est passé qu’une fois, telle révolution par exemple, ou telle technique de production. Elle ne s’intéresse pas aux généralités, aux lois, aux systèmes économétriques, sociologiques. Or l’individuel constitue un obstacle et un défi pour la pensé scientifique, comme le rappelle Granger, puisque, traditionnellement, depuis Aristote, qu’il n’y a de science que du général, et pas du particulier. D’où la difficulté : en dépit de la condamnation de toute approche spéculative de la connaissance, force est de constater que la vocation de l’histoire est bel et bien la saisie spéculative du vécu, sa simple restitution. En effet, loin d’élaborer des modèles pour manipuler des réalités, l’histoire se propose « de reconstituer ces réalités mêmes, nécessairement vécues comme individuelles », d’où son recours tacite à l’imagination évocatrice du concret. L’originalité de cette discipline est radicale puisqu’elle « veut atteindre l’individuel, mais par le regard 1 2 Gilles GASTON GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p .182. Idem, p. 185. 303 seulement, sans jamais le toucher », c’est-à-dire sans manipulation, sans pratique, d’où une définition de l’historien comme « clinicien spéculatif ». C’est le sens de la célèbre définition de l’histoire comme clinique sans pratique. On est donc bien face à une figure paradoxale de la connaissance puisque, exception à la règle, l’histoire semble connaître son objet directement, spéculativement, sans aucune médiation. D’où une certaine difficulté à la considérer comme une science à part entière1. C’est parce que ce « paradoxe » constitue aussi une redoutable aporie pour la pensée formelle que Granger a imaginé l’élaboration d’une stylistique de l’histoire. 5.11.4. L’individuel insaisissable: l’échec de la stylistique On l’a vu, la stylistique constitue le corrélat du volet épistémologique de la pensée formelle Dans la mesure, c’est le point de départ de Granger, où « toute œuvre de l’homme peut être interprétée comme une mise en forme » 2, on comprend qu’à la tâche épistémologique stricte, dégager la forme, doive s’adjoindre un complément, qui en traite en quelque sorte le résidu : définir le rapport de cette forme à ce qu’elle organise3. Dans la conceptualisation scientifique, l’individuel est défini dans son opposition aux structures. L’individuel, c’est le vécu pratique, concret, où nous sommes impliqués, et que la pensée formelle tente d’« objectiver ». Grâce à l’outil symbolique, le vécu est transcrit en un « message informationnel ». Mais celui-ci nous échappe cependant en partie, du fait de sa redondance : une certaine surdétermination symbolique, qui empêche de parvenir pleinement à l’abstraction, parce qu’elle dégrade la structure formelle dans le sens d’une individuation. La redondance désigne le résidu d’individualité que le concept ne parvient pas à saisir, et que la pensée formelle souhaite élaguer. 1 Gilles GASTON GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 207. Idem, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1968, p. 297. 3 Idem, p. 123. 2 304 Ainsi par exemple, tout ce qui individualise un message linguistique, une action, les distingue d’un message ou d’une action « standard » par une coloration ou une tonalité particulière, et qui résiste à leur neutralisation formelle, relève de ce type de redondance. Le style scientifique s’intéresse à cette individualisation des structures. Mais, et c’est là un fait décisif, il faut remarquer que le style ne prétend pas tant saisir l’individuel strict, le purement singulier, que la part régulière de l’irrégulier, la constance de l’écart, la normalité de l’exceptionnel : « Dans la mesure où cette redondance n’apparaît pas comme distribuée de façon totalement aléatoire, où dans son traitement s’ébauchent certaines constances, il y a style »1. On ne saurait mieux souligner les limites de la stylistique. Certes, c’est un contrepoids par rapport à la pensée formelle, et la détermination du style permet de rapprocher le concept du vécu individuel. Mais elle laisse pourtant échapper ce qui fait l’individualité de l’individuel : son irrégularité, sa singularité, sa rareté. Bref, la stylistique échoue à connaître conceptuellement l’individuel. Dès lors, le point important n’est pas tant le fait que les sciences de l’homme constituent « le domaine par excellence de la stylistique », le lieu où est précisément requise cette analyse intermédiaire, ni strictement formelle ni platement naïve, mais étudiant le formel comme s’appliquant en acte au vécu2. Ce privilège, cette centralité du style dans les sciences humaines, s’explique en effet aisément par l’épaisseur difficilement réductible du concret. L’objet humain est plus complexe, et se traduit par la prégnance de l’interprétation naïve du vécu que véhiculent les langages usuels. Non, ce qui doit retenir notre attention, c’est le caractère entièrement stylistique de l’histoire, privilège rare que cette discipline partage avec la philosophie. Comme la stylistique échoue, on comprend que le projet 1 Gilles-Gaston GRANGER Essai d’une philosophie du style, p. 8. Idem, p. 298. 2 305 de son application à l’histoire ne soit pas simplement qu’une question de manque de loisir, comme l’auteur le suggère1. Le problème est plus fondamental puisqu’il suppose un état « très avancé des sciences sociales », état « limite »2 dont on sait qu’il n’est pas encore atteint. D’où le paradoxe de la connaissance historique, pure stylistique, mais dont l’élaboration est sempiternellement remise au lendemain, dans l’attente d’un futur radieux des sciences humaines. 5.11.5. La vérification « faible ». Vérifier scientifiquement, rappelle Granger, ce n’est pas simplement, et de façon naïve, retrouver une impression personnelle : c’est « retrouver dans une intuition –en dernier ressort sensible– un abstrait exprimé dans un énoncé »3. Le fait scientifique soumis à la vérification se distingue du fait saisi par impression par trois aspects : sa reproductibilité, corollaire de la neutralisation de sa singularité, sa vérification partielle, alors que la vérification d’impression a une intention totalisante, sa soumission à une interprétation au sens restrictif d’une insertion dans un réseau de concepts théoriques et dans un arsenal instrumental, par opposition à l’herméneutique plus compréhensive qui s’applique au fait d’impression. Or l’absence fondamentale de l’objet historique, synonyme d’une impossible répétition, dessine la figure particulière de la vérification dans cette discipline. La validation en histoire est en effet un cas-limite de la validation scientifique4, et ses modalités sont singulières. D’abord l’établissement des faits par le contrôle des vestiges matériels et des témoignages pose des difficultés particulières, qui n’ont aucun équivalent dans les sciences de la nature. Ensuite, les explications proposées, le 1 Gilles-Gaston GRANGER Essai d’une philosophie du style p .243. Idem, p. 301. 3 Idem, La vérification, p.179. 4 Idem, p. 181. 2 306 système de concepts retenu pour mettre en lumière l’enchaînement des événements considérés ne peuvent prétendre se légitimer par observation, puisque, par définition, toute répétition est impossible1 ; d’où un recours à la comparaison de cas semblables2. Il s’agit là, on le voit, d’une validation « au sens faible », même si l’histoire se veut scientifique par « les procédures de vérification dont elle se dote, les contraintes d’expression qu’elle s’impose, les modalités d’explication des enchaînements de faits dont elle use 3». 5.11.5.1. LA REPRESENTATION COMME BUT DE L’HISTOIRE : « L’IMAGE HISTORIQUE » ET SES PARTICULARITES. Plus précisément, la vérification du fait historique complexe exige une constitution du fait comme ensemble d’événements et comme « image », au sens d’une « représentation de ce fait en tant qu’elle peut appartenir à une expérience humaine concrète »4. Granger n’est cependant pas très clair concernant le statut ontologique de cette image. En effet, d’un côté il dit qu’elle a un sens intermédiaire entre l’impression retrouvée et l’abstraction présente dans une intuition 5 ; de l’autre, il affirme qu’elle se distingue de la représentation strictement conceptuelle issue d’un modèle abstrait, parce qu’elle est de nature fondamentalement concrète6. Autre particularité, cette représentation, quoiqu’étant toujours partiellement liée à des modèles, n’est pas formelle et indépendante de toute subjectivité, mais plutôt « représentation dans une conscience »7, donc imparfaite8. Pour Granger, l’historien peut décider d’insérer cette représentation « soit dans une conscience contemporaine des faits, soit dans une 1 Gilles-Gaston GRANGER, La vérification, p. 181. Idem, p. 183. 3 Ibidem. 4 Idem, p. 185. 5 Idem, p. 182. 6 Idem, p.185. 7 Idem, p. 194. 8 Ibidem. 2 307 conscience actuelle1, les deux choix étant légitimes quoiqu’impliquant une optique radicalement différente. Le point est d’importance puisqu’il ne signifie rien moins que l’aveu d’une impuissance : celle d’une pensée qui, se voulant philosophie du concept et non de la conscience, c’est le repoussoir phénoménologique, et cherchant à construire l’épistémologie de l’histoire, ne parvient cependant pas à échapper à l’orbite de la conscience. 5.11.6. L’actualité historique à la limite du virtuel. Selon Granger, toute science porte sur du virtuel. Or l’objet de l’histoire, c’est le vécu, qui est pure actualité. Le fait que ce vécu soit passé reste secondaire. D’où la forme nouvelle que prend, en 1995, dans Le probable, le possible et le virtuel, le même « paradoxe » de l’histoire : « Si la mathématique est par excellence la science du virtuel, si les sciences de l’empirie atteignent l’expérience à travers le déploiement d’univers virtuels, l’histoire, tout au contraire, se meut apparemment dans l’actualité. [...] Il y a donc apparemment un paradoxe de l’histoire, qui tend à reconstituer le passé comme actualité concrète »2. Cette visée spéculative fait paradoxalement passer le temps au second plan3 : pour rendre compte de la possibilité d’une histoire au (du) présent, Granger soutient que la temporalité est « paradoxalement » un trait dérivé de l’histoire, le trait constitutif étant « la description explicative du singulier actuel ». Il faut reconnaître à Granger, et à la conception de l’histoire qu’il développe, un double mérite : d’une part, celui de n’avoir d’emblée fragilisé la tentation de positivisme historique des Annales, en soulignant le statut fondamentalement ambigu de la discipline, de forme et d’art. D’autre part, celui d’avoir jamais cédé sur l’arrimage solide de l’histoire au bloc de la connaissance scientifique, non sans difficulté. Par quoi Granger, dans un contexte épistémologique moderne et non plus néo-kantien, réitère le double 1 Idem, p.189. Gilles-Gaston GRANGER, Le probable, le possible, le virtuel, p. 124. 3 Idem, p. 126. 2 308 geste d’Aron dans sa thèse de 1938 résistance au positivisme sociologicoéconomique, et au relativisme, ce qui n’est pas sans intérêt aujourd’hui dans un contexte historiographique partiellement dominé par le néo-relativisme. Mais si Granger a bien saisi l’ambiguïté fondamentale du statut de la connaissance historique, peut-être n’a-t-il pas parfaitement réussi à formuler le problème qu’elle posait. De fait, certaines insuffisances ou lacunes se font sentir dans son approche de la discipline. Sans doute parce que, de l’aveu même de l’auteur, il n’a jamais pris le temps de sérieusement s’attacher à cette épistémologie. Raison pour laquelle il dit avoir renoncé à écrire une stylistique de l’histoire. On peut en particulier distinguer deux angles morts : la question de l’individuel et celle du récit. 5.11.7. La question de l’individuel. L’une des limites de l’entreprise de Granger, c’est que l’individuel, comme objet de l’histoire, est pensé simplement comme le négatif d’une structure1. Or on peut à bon droit penser, avec Pariente, que cette thématisation formelle de l’individuel comme écart ou résidu par rapport à des schémas structuraux manque précisément ce qui fait l’essentiel de sa spécificité. Considérer l’individuel positivement implique de ne plus le penser comme ce qui échappe à une structure, mais comme l’objet même que la connaissance tente de rejoindre, comme ce que saisit une clinique, définie non pas seulement au sens négatif du terme, comme l’autre du concept, mais au sens positif, comme une approche partiellement, imparfaitement conceptualisée quoiqu’on y utilise le langage naturel, les opérateurs d’individuation relèvent en effet d’une généralisation, une classification relative. 1 Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p. 13. 309 La connaissance de l’individuel, pour Pariente, procède par modèle et non par système : certes, dans les deux cas, il s’agit de classer logiquement une singularité, mais, alors que dans le système on classe l’objet à connaître dans une classe constituée indépendamment de lui, et conçue comme valable pour tout objet comparable, dans le modèle, on classe l’objet dans une classe constituée pour lui, sur la base même de ses singularités. C’est ce qui fait, par exemple, toute la différence entre la méthode de Carl Gustav Jung qui place un symptôme dans un système inconscient supra-individuel, un archétype, et celle de Sigmund Freud qui replace le symptôme au sein de la singularité d’un itinéraire individuel, d’une histoire affective singulière. Cet assouplissement épistémologique a le mérite de proposer de la connaissance une notion plus large que son acception seulement formelle en considérant notamment comme son matériau premier ce que la pensée formelle rencontrait comme un obstacle ou un défaut, tout plein d’idéologie et rejetait hors de la science. Assez proche de la position de Pariente et, pour ainsi dire, convergente, sur cette question de l’individuel, est celle que développe Carlo Ginzburg, dans un texte fondamental consacré au « paradigme indiciaire ». Nous partageons les réticences de Granger à propos du terme kuhnien de « paradigme ». C’est pourquoi il est préférable d’utiliser une autre expression de Ginzburg, plus neutre, et qu’il emploie comme synonyme de la première : le « modèle épistémologique ». En l’occurrence, ce modèle est cynérgétique, indiciaire, sémiotique, divinatoire, clinique, symptomatique parce qu’il fait appel à une science de la trace, du détail révélateur, de la qualité. La question la plus grave que pose la constitution de cette démarche indiciaire en mode de connaissance propre, c’est finalement celle de la pertinence de l’approche formelle du type de celle de Granger pour les sciences humaines, parce qu’elle qualifie l’incapacité de la pensée formelle à saisir l’individuel 310 non pas comme résiduelle, donc négligeable, mais comme fondamentale, donc inacceptable. De ce point de vue, dans l’indication que Ginzburg donne au détour d’une note1 résonne l’écho assourdi d’un soupçon délétère. L’insistance sur les caractéristiques individualisantes de la connaissance historique a une résonance suspecte, parce qu’elle a trop souvent été associée à la tentative de fonder cette dernière sur l’empathie, ou à l’identification de l’histoire avec l’art. 5.11.8. La question du récit. On l’a vu, le paradoxe de l’histoire est le suivant : c’est une clinique parce qu’elle s’occupe de l’individuel, mais spéculative. Or l’individuel ne peut s’appréhender théoriquement, mais seulement dans une pratique. Dès lors, l’histoire ne peut qu’avoir un statut distinct des autres sciences humaines : en effet, là où celles-ci sont capables de formalisation par neutralisation partielle des significations vécues, par explication de classes d’événements, l’histoire ne formalise pas, et ne vise que l’événement vécu sans classe. Mais au lieu de la rejeter hors des sciences humaines, ou d’en faire un idéal ou une norme pour ces disciplines, Granger confère à l’histoire un rôle d’accomplissement des sciences sociales, de couronnement qui les transcende sans pouvoir s’y substituer2. De fait, l’histoire explique un événement et non une classe d’événement en « rassemblant, ordonnant et hiérarchisant autour d’un 1 Carlo GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 275. 2 Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p. 258. 311 phénomène daté, singulier, la pluralité des modèles divers que les sciences de l’homme ont essayé de construire »1. Ce qui explique que l’histoire soit une discipline essentiellement stylistique, c’est qu’elle se contente de faire converger des formalisations, développées ailleurs, en les appliquant à une individualité concrète. Elle ne formalise pas elle-même, mais est pur rapport des formes aux individualités vécues, donc pure stylistique. Alors seulement, comme événement vécu et point de chute où convergent idéalement les sciences humaines, l’histoire peut prétendre en partie échapper au domaine esthétique. Tout occupé à sauver de l’histoire ce qui peut être intégré à la sphère scientifique, Granger cherche ainsi à séparer en elle la science et l’art. Ce faisant, il se fait une conception « paresseuse » du récit : le récit historique ne travaille pas ; à titre de « roman vrai », il représente, il donne accès au vécu passé, à l’impression d’avant, de manière spéculative, l’historien comme clinicien spéculatif, et sans pratique, l’histoire comme clinique sans pratique. D’où la solution du problème de l’histoire : l’évocation imaginative, partie artistique de l’histoire, c’est le récit ; la partie scientifique, c’est le style, l’incarnation singulière de structures dans des conjonctures. On voit que, dans cette position ambiguë de l’histoire, position de chevauchement, qui explique la proximité de l’historien par rapport au romancier, mais aussi par rapport au philosophe2. Granger tente cependant de donner l’avantage à la science, en faisant pencher l’histoire de son côté. Aussi le récit est-il le gardien de l’individuel, mais esthétiquement, tandis que le style est le gardien de l’individuel scientifique. En quoi tout le travail tombe du côté du style, et on ne peut s’interroger sur le travail propre au récit. Le récit est un médium neutre ; au 1 Ibidem. Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p.332. 2 312 point que même le roman n’est plus récit1, puisqu’il ne se contente plus de raconter, mais veut décrire la constitution d’une expérience. Contre cette paresse du récit, de nombreux épistémologues de l’histoire ont insisté, à rebours de la prétendue neutralité du récit, sur le travail proprement épistémologique de l’écriture historienne. On pourrait donc tenter de prolonger la réflexion de Granger en quelque sorte contre lui-même, en soutenant qu’il y a bien une pratique de la clinique historique. L’histoire est une clinique pratiquée, mais cette pratique est celle de l’écriture elle-même, qu’on ne peut rejeter dans la seule esthétique ni dans le pôle de la pureté. Pour être tout à fait juste, il faut remarquer que le discours paresseux que Granger associe à l’histoire est celui du récit anecdotique, conçu comme la forme la plus plate de la narration : la chronique, contre laquelle l’épistémologue n’a pas de mots assez durs. En fait, le roman lui-même s’est éloigné de ce type de récit, pour Granger, qui reconnaît bien les inventions d’écriture du roman contemporain au travail (Marcel Proust, James Joyce, Alain Robbe-Grillet). Reste qu’il confine cela à une dimension strictement esthétique, en quoi il est assez proche de Raymond Aron, alors que toute la réflexion historique depuis Veyne cherche à intégrer l’apport épistémique du travail d’écriture. Nous ne pensons pas ici seulement à Paul Ricœur, mais plus fondamentalement à la tradition anglo-saxonne que ce dernier a contribué à introduire en France. Considérer le récit comme fondamentalement laborieux, et non comme paresseux, et surtout comme épistémiquement laborieux, et non pas simplement esthétiquement, c’est notamment comprendre qu’il est faux de dire que la représentation historique est spéculative, donc non scientifique ; en effet, le récit opère une représentation qui est connaissance. Il nous semble qu’en examinant, chez les historiens, les modalités de cette 1 Ibidem. 313 opération, on peut rester fidèle aux principales orientations du programme épistémologique de Granger, tout en cherchant à le prolonger, moyennant quelques modifications, voire certains abandons. On pourrait alors revendiquer une épistémologie pragmatique transcendantale pour l’histoire : c’est-à-dire consistant à observer les gestes que réalisent les divers historiens, dans leur rapport à l’objet qu’ils construisent. Au terme de ce parcours, force est de constater que l’obstination à saisir l’individuel humain dans une pratique formelle a conduit à un échec, malgré l’appoint d’une stylistique, dont on a souligné, pour l’histoire, le caractère toujours différé. Cet échec relatif montre assez, à notre sens, que l’épistémologie de l’histoire se doit de ménager nécessairement une place pour la pratique clinique à côté de la pensée formelle. Le silence constant sur le travail du récit, rejeté du côté de l’art, constitue à notre sens un signe de l’impensé de l’épistémologie grangérienne, si on la compare à la révolution historiographique ayant bouleversé la discipline depuis les années 1970, et que la première a côtoyée sans en comprendre la portée. Précisons d’ailleurs qu’il ne faut pas tant entendre par là le prétendu « retour du récit » Celui-ci n’ayant jamais vraiment disparu, que la (re)découverte, ou l’identification du récit comme problème épistémologique. On pourrait risquer ici une ultime hypothèse, et suggérer que l’épistémologie actuelle cherche à répondre à cette double lacune par une approche conjointe. Il nous semble en effet que l’historiographie cherche en effet à étudier précisément la manière dont le discours, ce terme, défini d’un point de vue linguistique et technique, est peut-être préférable à celui de récit, trop plat pour ne pas être connoté péjorativement. L’historien opère l’individualisation de son objet. La tâche de l’épistémologue de l’histoire consiste donc manifestement, entre autres, à analyser concrètement les 314 modes discursifs que le discours historique utilise pour appréhender son individu, qu’on pourrait qualifier au minimum d’événement humain. Dans la première partie de cette analyse, nous avons tenté de préciser la nature du « paradoxe » de la connaissance historique, en étudiant cinq des traits constitutifs de cette discipline qui l'éloignent apparemment de la saine scientificité : son lien direct à l'expérience, son souci de l'individuel, sa « faible » vérification, son but de représentation et non d'objectivation, son manque de virtualité. Dans la seconde partie, nous avons cherché à critiquer la manière même dont Granger pose le problème classique de l'ambiguïté du savoir historique. Est examiné en particulier le traitement qu'il réserve au souci historien de l'individuel, et son manque de considération du rôle du récit ou du discours historique. Il s'agit d'abord de souligner la convergence entre, d'une part, les remarques de Pariente contre la connaissance par « système », et en faveur d'une approche « modélisée » (clinique) de la saisie historique de l'individuel, et, d'autre part, la conception que Carlo Ginzburg se fait de l'histoire comme connaissance indiciaire. L'auteur fait ensuite valoir, contre Granger, que le discours (récit) historien ne peut plus être considéré comme un medium neutre, ni comme un aspect purement esthétique que l'épistémologie devrait négliger. Il soutient au contraire qu'il faut prendre en considération sa spécificité linguistique et ses réalisations cognitives. Conclusion partielle Dans ce chapitre, nous avons essayé d’avancer une interprétation de l’œuvre de Gilles-Gaston Granger en rapport avec les langages de la logique. L’effort obstiné de cet auteur pour constituer une critique de la raison symbolique s’avère particulièrement précieux pour comprendre les particularités respectives des systèmes formels et des 315 langues naturelles. Pour Granger donc, il faut dénoncer l’erreur consistant à confondre ces symbolismes ou à modéliser de manière inconsidérée les seconds par les premiers, voire à les y réduire. Granger a développé durant toute sa carrière une réflexion très rigoureuse sur les sciences, dans la lignée de la tradition française du rationalisme appliqué. Son originalité profonde tient à une approche résolument comparatiste des différentes disciplines, de leurs méthodes, de leurs opérations et de leurs objets, dans le cadre d'une ambitieuse épistémologie, qu'on pourrait qualifier à la fois de pragmatiste et de transcendantale. Sa conception formelle de la connaissance réserve cependant un statut paradoxal à l'Histoire. Enfin ; il suggère que le débat historiographique contemporain, portant sur les prétentions de l'histoire à la vérité, tourne précisément autour de ces deux difficultés : l'individuel et le récit qui ne sont en fait que les deux aspects d'un même problème : comment le discours historique peut-il atteindre son objet individuel (défini a minima comme événement temporel) ? D'où l'intérêt archéologique de la présente enquête. III Partie : L’ŒUVRE DE GILLES-GASTON GRANGER : PORTEE, LIMITES ET PERSPECTIVES OUVERTES Introduction Cette dernière partie de notre étude s’exerce à effectuer une appréciation critique de l’œuvre de G.G. Granger avant d’esquisser quelques perspectives déblayées par celle-ci. L’apport de cette œuvre a été suffisamment souligné à travers la description d’une pensée riche en innovations. Il y a lieu cependant de relever en même temps les limites d’une doctrine qui est restée rivée au postulat d’un fossé irréductible entre la langue ordinaire et les langages formalisés, pendant que des recherches fécondes avaient déjà fait entrevoir des voies pour combler ce fossé. Mais les limites de toute œuvre n’ont d’intérêt que si elles font profiler à l’horizon des perspectives d’un dépassement enrichissant. 317 CHAPITRE 6 : LIMITES ET MERITES DE L’ŒUVRE DE GILLES-GASTON GRANGER Introduction Une œuvre aussi importante que celle de Gilles-Gaston Granger revêt une multiplicité de mérites et de limites dont on ne peut, hélas, relever que les traits essentiels. C’est à cet exercice que s’attèlent les lignes qui suivent. Pour comprendre le contenu et le rôle de la raison, Granger utilise concurremment plusieurs voies d’approche dont la convergence garantit la saisie d’une réalité. - On ne saurait se passer, tout d’abord : « d’une analyse des significations plus ou moins implicites que nous donnons couramment au mot raison : expliciter les arrières-pensées, même incohérentes, écrire en quelque sorte la formule développée de cette notion brute telle qu’elle est donnée dans l’usage actuel »1. Cela suppose, le plus souvent, non seulement un examen de conscience et une observation exacte du langage, mais encore un sondage historique. C’est ainsi que « l’usage moderne d’un concept, comme le modelé géographique d’un paysage, recouvre toute une géologie d’idées anciennes, des stratifications de notions vieillies, des renversements des couches, des dépôts fossiles de civilisations apparemment périmées »2 - Il est clair cependant que cette interprétation sémantique ne suffit pas à nous faire comprendre philosophiquement ce qu’est pour nous la raison. Comme le dit si bien Granger : « Une description des formes effectives de la pensée et de l’action jugées communément rationnelles en est le complément et l’antidote. Entre le sens intentionnel, expressément ou confusément perçu, et la mise en œuvre de la raison dans les sciences et dans la pratique, l’intervalle est souvent considérable. »3 1 Gilles-Gaston GRANGER, La raison, Paris, P.U.F, Que-sais-je ?, 1955, p.7. Idem, pp 7-8 3 Idem,, p. 8. 2 318 L’observation des démarches de la science et des techniques est donc requise car elle éclaire l’exacte portée et l’efficacité réelle de la raison. - Il est inutile de chercher à décrire les actes d’une pensée rationnelle en les séparant totalement du contexte de structures et de fonctions sociales qui en est le soubassement. En effet, il est difficile de comprendre ce qu’est la raison sans faire une sociologie de la raison. La pensée rationnelle n’est pas justement ce qui demeure à travers les transformations de la vie sociale enregistrées par l’histoire. L’histoire de la raison est un progrès véritable, un renouvellement quelque fois radical. - Enfin, si le propre de la philosophie est de tenter une évaluation et un jugement, il est souhaitable qu’une enquête sur la raison comporte une estimation critique de sa valeur, dans le cadre où vit aujourd’hui l’homme : « La raison se propose non pas seulement comme une technique, ni comme un fait, mais comme une valeur. »1 6.1. LE NIVEAU COMBINATOIRE DE LA RAISON FORMELLE Il est vrai qu’il existe des schémas de raisonnement dans lesquels, certaines propositions étant posées, d’autres s’en suivent avec nécessité : la raison nous oblige d’accepter les conclusions d’un syllogisme, si l’on en admet les prémisses c'est-à-dire que nous ne saurions refuser la troisième proposition si nous acceptons les premières. Le contenu même des pensées qui s’y expriment n’est point ce qui emporte la conviction, puisqu’il est assurément possible de dire à l’aide des termes dépourvus de tout sens ce qui suit par exemple : Il y a des tendors qui sont Argas, or tous les tendors sont Babilènes, donc, Il y a des babilènes qui sont Argas. Voilà qui fait dire Granger : « Etrange raison donc, qui se borne à saisir des schèmes, presque des ombres de pensée…Il n’est pas douteux cependant que cette logique formelle ne représente l’une des faces de la raison. Les développements médiévaux de la scolastique lui ont donné une allure particulièrement 1 Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p.9. 319 artificielle et rébarbative en multipliant les formules et les noms. Mais n’est-ce pas là simplement une manifestation de cette tendance magico-mythique qui envahit paradoxalement la pensée rationnelle jusque dans l’exposé de ses formes ? Les modes et les figures du syllogisme, les règles qui en gouvernent la construction constituent presque une Cabbale, un formulaire magique, une science mystérieuse réservée aux initiés »1 Mais quand on aura ainsi recensé toutes les combinaisons possibles de trois termes dans trois propositions, on se rendra compte que certains schémas seulement emportent la conviction. Il existe des règles pour discerner les syllogismes concluants de ceux qui ne le sont pas, et ces règles à en croire Granger, sont celles qui définissent la pensée rationnelle : « Ces règles existent, il est vrai, et on les trouvera énoncées dans tous les traités de logique ; mais elles décevront le lecteur, soit par leur contenu trop particulier, soit par leur caractère énigmatique. La raison vue à travers les règles du syllogisme, c’est Paris vu du soupirail d’une cave »2. Même dans le cas où l’on recourt à la figuration graphique, celle-ci a pour objet de rendre sensibles les variations permises dans les données de l’hypothèse, d’énumérer tous les cas, de réaliser matériellement une combinatoire. Ici la pensée rationnelle est d’abord la schématisation d’une expérience portant sur des objets très pauvres de contenu, qui sont ici des classes ou ensembles. A ce niveau, la raison consiste à combiner ces objets suivant certaines règles ; elle se déploie finalement comme un calcul, une combinatoire à laquelle Granger s’attaque en ces termes : « Aussi bien, la syllogistique n’apparaît-elle que comme l’une des formes particulières de ce calcul, liée d’une façon somme toute arbitraire au choix de trois objets combinés deux à deux. C’est une espèce d’art poétique très formaliste, et les syllogismes sont des poèmes à forme fixe. En fait, il est évident que l’on pense le plus souvent en prose et qu’une logique formelle générale doit mettre au jour les normes de 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p. 45. Idem, p.44. 320 toutes les combinaisons de concepts, en dehors des modèles étroitement fixés du syllogisme. »1 Les méthodes de calcul permettant de vérifier le passage d’une construction propositionnelle à une autre, par simple inspection des cas, pose également un problème. Granger pense que tout un aspect de la pensée rationnelle se réduit à un calcul formel, à un art de substituer des équivalents, ou encore de vérifier des tautologies. Qu’on ne s y méprenne pas : il ne s’agit que d’un procédé de vérification, et non pas d’un procédé de construction, d’invention véritable. Pour lui donc, la pensée rationnelle ne peut en aucun cas se réduire à ce calcul. Sinon, la raison devient l’expression de l’observance de règles simples, réductibles à des dénombrements exhaustifs de situations possibles. Mais ne peut-on aller plus loin, et mettre au jour quelques principes premiers de tout calcul ? Existe-t-il en fin de compte des principes élémentaires gouvernant et orientant le calcul rationnel ? 6.2. LE NIVEAU LINGUISTIQUE Selon Granger, l’ambition des philosophes a toujours été de réduire la raison en principes, pourtant, l’examen de ces propositions primitives révèle aisément leur ambigüité. Si l’on considère par exemple le principe d’identité A est A comme une règle de pensée, il présente en fait un double sens. Métaphysique tout d’abord : à savoir que la réalité, en tant que telle, est immuable. Penser de la sorte, « c’est énoncer un postulat de permanence et d’immobilisme universel, que l’on peut naturellement tempérer en ajoutant que les apparences de l’Etre, les phénomènes sont changeants »2. Mais est-ce bien en ce sens métaphysique qu’il faut prendre le principe, si l’on veut en faire l’une des expressions de la pensée rationnelle ? Certes non répond Granger, en effet « son affirmation est contestable, et périodiquement contestée au cours de l’histoire. Il faut donc se 1 Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p.46. Idem pp.51-52. 2 321 résigner à lui donner un sens beaucoup plus modeste, mais aussi plus efficace, que nous appellerons sens linguistique »1. Le principe d’identité signifie alors que toute désignation doit être permanente à l’intérieur d’un même discours. Pensons aux occurrences d’une variable. Cette règle d’interprétation du langage est évidemment l’un des fondements du symbolisme, puisque les signes, en tant qu’objets matériels, varient toujours plus ou moins d’une occurrence à l’autre, ne satisfont pas en eux-mêmes au principe d’identité. Et l’on pourrait pousser plus loin la recherche des spécifications du principe d’identité. Passons plutôt à un deuxième principe classique de la pensée rationnelle, le principe du tiers exclus : un objet est ou n’est pas, il n ya pas de tierce possibilité. En ce sens il consiste à poser que toute proposition est nécessairement vraie ou fausse à l’exclusion d’une valeur intermédiaire. On en peut tirer, comme on sait, un schéma de démonstration : s’il est faux que A soit faux, on en conclut qu’il est vrai. Ce qui serait illégitime s’il pouvait exister une tierce valeur, car l’exclusion du faux laisse alors la possibilité du vrai et de la tierce valeur. Mais la validité du schéma dépend de l’acceptation du principe. Aussi bien Brouwer et Heyting se sont-ils avisés de rejeter toute démonstration de ce type comme insuffisamment fondée. On considérera par exemple qu’une proposition peut être vraie, fausse ou absurde, c’est-à-dire que sa négation soit vraie ; ou encore qu’une proposition est soit vraie, soit fausse, soit probable. On parle alors le langage de la modalité, qui est en quelque sorte un filtre plus fin que le langage à deux valeurs pour décomposer l’expérience, mais aussi un instrument de démonstration puissant, moins décisif. Il ressort donc de cette exposition des deux principes essentiels de la raison formelle, que ce sont là pour Granger, en premier lieu, 1 Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p.52. 322 des règles linguistiques, et que cet aspect de la raison consiste à manier correctement un langage. C’est dans cette perspective qu’on comprendra mieux la signification de certains paradoxes logiques dont l’origine remonte sans doute à Eubulide de Milet. Un exemple peut suffire. Le plus simple et le plus antique est connu sous le nom du « Menteur » : « Quelqu’un dit : « je mens » S’il dit vrai, c’est donc qu’il ment. Mais comment dire vrai en mentant ? S’il ment, le jugement qu’il énonce est véritable, et l’on ne saurait soutenir qu’il ment. Tel est le premier piège du langage. La raison consiste ici à faire la police de ce langage en rendant impossible de tels énoncés. On formulera, par exemple, la règle suivante : il est interdit qu’un jugement se prenne luimême pour objet. Dans ces conditions, la proposition « je mens » est irrecevable, puisqu’elle affirme une propriété touchant son propre énoncé »1. 6.3. LE NIVEAU AXIOMATIQUE Enfin de compte, l’espoir de découvrir des normes permanentes d’une pensée rationnelle, qui en gouverneraient les formes indépendamment de tout contenu, va se réduire à ce que Granger nomme la construction d’une axiomatique. Au niveau du calcul, la raison monte des mécanismes opératoires ; au niveau de l’analyse du langage, elle en oriente l’usage et en définit la portée ; au niveau axiomatique, elle cherche à « énoncer un petit nombre de conditions suffisantes, et si possible strictement nécessaires, à partir desquelles, au moyen d’une règle de démonstration précise et pour ainsi dire mécanique, on puisse tirer tous les schémas valables d’enchaînements rigoureux » 2. 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p. 54. Idem, p. 55. 323 Ces conditions seront d’abord des règles de construction d’expressions formelles du calcul, puis des propositions primitives, ellesmêmes exprimées dans ce langage. On nomme généralement axiomes ces propositions prises comme point de départ, et assumées sans démonstration. Ce sont, en quelque sorte, les points fixes de tout raisonnement en forme, qui se substituent aux anciens « principes » de la raison. Granger pense qu’ « ils ont naturellement perdu toute valeur métaphysique, et n’ont d’autre justification que leur propriété de suffire pour démontrer tous les schémas de raisonnements concluants »1. Ces schèmes peuvent être appelés tautologies ; ils sont vrais quelles que soient les propositions qui les constituent. C’est pour cela « qu’on en saurait tirer aucune science véritable des objets de l’expérience, mais seulement l’assurance que les manipulations effectuées sur des propositions ayant un contenu seront cohérentes »2. L’œuvre de la raison formelle se présente comme l’esquisse d’un système dont les éléments sont les suivants : 1. Des règles de construction du langage formalisé, constituant une espèce de syntaxe logique, 2. Des règles de déduction ou passage démonstratif d’une proposition à une autre. Par exemple : ayant établi la proposition A et la proposition (A→ B) on en déduit légitimement la proposition B. 3. Des axiomes ou propositions primitives. Le critère de validité d’un tel système est la possibilité d’y démontrer à la fois une proposition quelconque et sa négation. C’est l’expression formelle d’un troisième principe classique de la raison : le principe de non-contradiction. Mais, s’il est relativement très facile de s’assurer par des énumérations exhaustives, des récurrences 1 Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p. 55. Ibidem.. 2 324 simples et des constatations immédiates, que le système élémentaire du calcul des propositions jouit bien de cette propriété, il n’en est plus de même dès que l’on introduit dans le langage formel les notions de l’ arithmétique, c’est-à-dire, l’idée d’une suite infinie de nombres entiers. Le procédé de récurrence consiste à démontrer que si une proposition est vraie pour le nième élément déterminé de la suite pour lequel la proposition est vraie, on démontre la propriété pour la suite entière par simple itération. Tout cela ne soulève aucune difficulté tant que la suite est finie ou tout au moins démontrable. La pensée formelle, cherchant à se justifier elle-même, est impuissante à le faire autrement que par une sorte de pétition de principe, faisant usage des règles de démonstration du système dont il s’agit de démontrer la validité. D’où ce constat de Granger : « Tous les efforts dépensés jusqu’à ce jour par les logiciens pour tourner la difficulté d’une certaine manière ne peuvent faire oublier l’existence de cette espèce de borne naturelle que rencontre la pensée démonstrative »1. Pour Granger donc, si l’on considère l’ensemble des recherches logiques effectuées en ce sens, on s’aperçoit qu’elles constituent une tentative pour ramener la pensée formelle aux opérations d’une machine au sens des cerveaux électroniques. Il est ainsi permis de dire que le vieux rêve de Raymond de Lulle, repris par Leibniz d’abord, ensuite par Stanley Jevons, exprime une conception très profonde de la raison qu’on pourrait appeler la raison formelle. Cependant, précise Granger : « Cette conception n’est que partielle. La raison formelle se désintéresse de l’objet ; elle est une forme sans contenu, et un mécanisme sans programme. Son fonctionnement à vide ne saurait nous livrer le sens de l’activité rationnelle, et justifié les attaques dont elle est l’objet. »2. C’est dans l’œuvre de la connaissance scientifique, en tant qu’instrument de transformation, d’élaboration de l’expérience que la raison rencontre sa signification véritable. 1 2 Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p.57. Idem, p. 58. 325 La critique grangérienne de la raison symbolique qui dévoile les limites internes des principes de l’identité, de non contradiction, du tiers exclu, piliers de la logique aristotélicienne, rencontre un écho favorable chez Gaston Bachelard dans son approche de la logique non aristotélicienne. Citant Olivier L. Reiser, G. Bachelard estime que le principe d’identité, fondement de la logique aristotélicienne, est désormais frappé de désuétude parce que certains objets scientifiques peuvent avoir chacun des propriétés qui se vérifient dans des types d’expériences nettement opposés. Quelques exemples suffisent pour servir d’illustration : L’électron est un corpuscule, L’électron est un phénomène ondulatoire. Ces deux propositions, d’un point de vue de la logique matérielle s’excluent mutuellement parce qu’ « elles ont le même sujet et des prédicats qui se contredisent aussi nettement qu’os et chair, aussi nettement que vertébrés et invertébrés1 ». Pourtant, il faudrait dire par exemple que dans certains cas, la fonction électronique se résume sous une forme corpusculaire, dans d’autres cas, la fonction électronique s’étend sous une forme ondulatoire. La logique aristotélicienne est allergique à ce paradigme qui réunit le corpusculaire et l’ondulatoire alors que c’est dans cette pénombre que les concepts se diffractent, qu’ils interfèrent, qu’ils se forment et se déforment, bref, qu’ils vivent. Retenons seulement que « la logique non aristotélicienne n’est pas incompatible avec la logique aristotélicienne, mais que la nouvelle logique est simplement plus générale que l’ancienne. Tout ce qui est correct en logique restreinte reste naturellement correct en panlogique. La réciproque seulement n’est pas vraie2 ». O.L. Reiser tente d’établir d’une part la solidarité de la science newtonienne et de la logique aristotélicienne et d’autre part la solidarité de la science non-newtonienne et de la logique non- aristotélicienne. Autrement dit, d’une manière particulièrement nette, il présente la double thèse suivante : 1 2 Gaston BACHELARD, La philosophie du non, Paris, François Maspero, 1979, p 112. Idem, p. 114. 326 I. Les postulats et les principales caractéristiques de la physique newtonienne sont une conséquence nécessaire des postulats et des principaux caractères de la logique aristotélicienne. II. L’adoption d’une physique non-newtonienne exige l’adoption d’une logique non-aristotélicienne. Pour démontrer cela, O.L.Reiser va recourir à certains postulats et tenter de montrer ou bien une dialectisation effective, ou bien une dialectisation possible, ou plus pauvrement encore un léger tremblement de la solidité, un léger trouble de l’évidence si anciennement accordée à des affirmations très simples. Une lecture attentive de la critique grangérienne de la raison symbolique nous renseigne incontestablement que Granger s’évertue à dénoncer « l’erreur » consistant à confondre ces symbolismes du langage formel et du langage naturel, ou à modéliser inconsidérément les seconds par les premiers, voire à les y réduire. La même lecture nous apprend aussi que la pensée démonstrative présentée comme pensée formelle a des limites naturelles. En effet, elle se désintéresse de l’objet, elle est une forme sans contenu et un mécanisme sans programme. Ce sont les limites internes et externes du formalisme logique qui justifient l’opportunité d’une logique non formelle dans la mesure où il n’y a qu’un système pour juger un autre. 6.3.1. Enseignements de la pragmatique de Richard Montague C’est le caractère réductible de ces deux langages de la logique d’une part, des bornes naturelles de la pensée démonstrative et du passage de la logique intentionnelle à la logique extensionnelle qui tient compte de l’univers du discours d’autre part , qui justifient la pertinence d’une logique non formelle, logique discursive, qui s’allierait à la logique formelle pour qu’enfin toutes les deux puissent se compléter car elles sont les deux faces d’une même logique. 327 Richard Montague a montré que le fossé que l’on établit entre le langage formalisé et le langage ordinaire n’est pas irréductible. En effet, les matériaux de l’un sont aussi applicables à l’autre. A ce propos il écrit ce qui suit : « I reject the contention that an important theoretical difference exists between formal and natural languages. On the other hand, I do not regard as successful the treatments of natural languages attempted by contemporary linguists »1 D’ailleurs, le langage, même naturel est toujours déjà mis en forme et donc formalisé. Il n y a donc pas de degré zéro de formalisation du langage. C’est plutôt le degré d’abstraction qui compte et qui, est déterminé par les besoins qui se présentent. Le langage formel ne se comprend qu’au moyen du langage naturel. Selon Richard Montague dont nous partageons le point de vue sur le caractère réductible des deux langages : « il n y a pas de différence de principe entre la sémantique des langues naturelles et artificielles. Les expressions du langage naturel sont reformulées au moyen de règles de conversion dans le langage de la logique intentionnelle, dont l’interprétation est prévue par le modèle théorique »2. Richard Montague a utilisé les développements récents de la logique intensionnelle pour mettre en évidence la structure logique des langues naturelles. Les expressions du langage naturel sont reformulées au moyen de règles de conversion dans le langage de la logique intentionnelle, dont l’interprétation est prévue par le modèle théorique. Chaque expression porteuse de sens contient une intension qui lui est assignée, laquelle indépendamment des mondes possibles, ou plutôt des situations, donne matière à un objet référent en tant qu’extension. De cette manière, en accord avec les conditions de vérité de Frege, des 1 Richard MONTAGUE, Formal Philosophy, selected papers and edited by Richmond H. Thomason, New Haven and London, Yale University Press, 1974,p. 188. 2 Fr.wikipedia.org du 22-NOVEMBRE-2010 328 phrases du langage naturel peuvent être émises et des conclusions valides peuvent être formulées. Pour Richard Montague donc, le sens d’une phrase est immédiatement lié à sa construction syntaxique. Cette théorie propose malgré tout une base formelle pour une prise en compte correcte de l’intensionnalité1. Aussi, un concept se situe-t-il toujours à l’articulation entre deux logiques : la logique intentionnelle, c’est-à-dire, le niveau de la langue et la logique extensionnelle ou le niveau du discours et, se construit de la manière suivante : 1. Nous considérons un prédicat ou un mot de la langue (chien), nous sommes dans une logique intentionnelle ; aucun univers n’est pris en compte ; 2. Nous considérons un prédicat (chien) en tenant compte d’un univers, nous construisons un concept (un chien) qui introduit une classe virtuelle. Un prédicat ne peut être considéré comme un concept que lorsqu’il « est considéré dans un univers de discours ; nous basculons d’une logique intentionnelle vers une logique extensionnelle »2. 6.3.2. Le réajustement fonctionnel de la langue ordinaire en tant qu’interprétant universel Emile Benveniste estime que « la langue est l’organisation sémiotique par excellence »3. Il existe un modelage sémiotique que la langue exerce et dont on ne conçoit pas que le principe puisse se trouver ailleurs que dans la langue. La nature de la langue, sa fonction représentative, son pouvoir dynamique, son rôle dans la vie de relation font d’elle la grande matrice sémiotique, la structure modelante dont les autres structures 1 Lire Michel CHAMBREUIL et Jean Claude PARIENTE, Langue naturelle et logique. La sémantique intensionnelle de Richard Montague, Suisse, Bern, 1990. 2 Idem, p. 64. 3 Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, p.62. 329 reproduisent les traits et le mode d’action. Le formalisme n’acquiert dès lors de la valeur que parce qu’il est une technique de désambigüisation du langage ordinaire. Le retour au langage ordinaire est un fait remarquable. Il démarre au sein de la philosophie analytique et a pour représentants, le second Wittgenstein, John L. Austin, John Searle, Paul Grice, etc, qui cherchent à éviter les excès du formalisme pour donner plus d’attention aux usages et aux pratiques du langage ordinaire et du sens commun. Selon cette théorie, la signification ne dépend pas uniquement de la sémantique formelle des énoncés, mais aussi de la pragmatique, c’est-à-dire du contexte conversationnel. Le langage est tout. C’est par cette sentence que se trouve le fondement de la philosophie analytique. Toute notre faculté de communiquer et de connaître n’existe que par l’existence du langage. Le réel ne peut être appréhendé que par le langage. Son analyse revient donc à analyser la pensée. L’importance du langage est tellement évidente que Wittgenstein pense à propos que le langage est constitué de propositions qui représentent le monde. Les propositions sont une image du monde. Le monde est l’ensemble des faits élémentaires des « états de chose ». La vérité ou la fausseté d’une proposition dépend d’une comparaison avec le monde. On retrouve l’idée de la vérifiabilité. On retrouve la conception de la vérité comme adéquation de la chose et de l’intellect. Les propositions du langage qui ne représentent rien sont des pseudopropositions comme la logique, les mathématiques, l’éthique, la philosophie… Le Tractatus finit par « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »1. Ceci peut être interprété contre la métaphysique. Il convient de distinguer deux pensées philosophiques chez Wittgenstein ; la première s’inscrit dans le mouvement de l’analyse logique 1 Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico Philosophicus, p.59. 330 inauguré par Gottlob Frege et Bertrand Russel, la seconde fonde une analyse informelle centrée sur les différents types d’usage du langage naturel. Cette analyse pragmatique du langage, qui opère une rupture radicale avec la conception traditionnelle encore admise par l’approche logiciste du langage et du monde, sera poursuivie par les philosophes du langage ordinaire, tels Austin et Searle. Désormais, pour Wittgenstein, l’unité de signification ne réside plus dans la forme logique d’une proposition atomique qui n’aurait qu’une fonction descriptive, mais dans les règles d’usage comportant non seulement l’emploi linguistique, mais surtout l’utilisation pratique des signes à l’intérieur d’un jeu de langage, tels commander et obéir, inventer une histoire et la lire, traduire une langue dans une autre, etc. A l’approche atomiste d’inspiration logique succède une conception plus globale, fondée sur l’usage coutumier du langage naturel. Les « jeux de langage », loin de se révéler être de purs exercices verbaux, constituent des activités qui gouvernent tant les relations des hommes entre eux que leurs rapports respectifs au monde. Ainsi sont-ils dépendants d’une « forme de vie », d’une pratique sociale, historiquement et culturellement déterminée, le langage ne se composant plus de la totalité des propositions, mais d’une multiplicité ouverte de jeux de langage qui s’organisent en un réseau complexe. L’objet de la grammaire est alors de discerner des « airs de famille » entre certains jeux et, plus largement, de saisir en une « figuration synoptique » leurs relations de ressemblance et de différence. La logique, jeu parmi d’autres jeux, perd désormais toute prétention fondatrice. Cette transformation manifeste de la conception du langage laisse toutefois subsister dans les deux philosophies de Wittgenstein une communauté de préoccupations. Ainsi, la pensée demeure tributaire du langage. Quant à la philosophie, qui dès le Tractatus se définissait comme 331 « activité », elle demeure une pratique d’élucidation des pièges du langage nés de confusions entre jeux de langage. Comme on pourra le constater, le point de départ de Wittgenstein est le jugement que quelques propositions sont douées de sens ; sa méthode consiste à déduire les conditions de possibilité du sens de ces quelques propositions ; le résultat de cette recherche étant la prise de conscience par la pensée de son enfermement dans le langage. Wittgenstein soutient que le monde est l’existence d’états de fait ; ces états de fait peuvent être exprimés dans une logique des prédicats de premier ordre. De ce fait, un tableau du monde peut être réalisé en exprimant les faits atomiques en propositions atomiques et en les liant par des opérateurs logiques. Cela lui fait dire que « les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde ». Cette thèse est l’une des raisons de la relation étroite entre philosophie du langage et philosophie analytique : le langage est de ce point de vue le principal, ou le seul, outil de la philosophie. Ainsi, pour Wittgenstein, et pour de nombreux autres philosophes analytiques, la philosophie a pour but de clarifier l’usage du langage. Par cette méthode, l’espoir est de voir résolus tous les problèmes philosophiques quand le langage sera utilisé avec une parfaite clarté. Wittgenstein estima d’ailleurs avoir énoncé les solutions définitives de tous les problèmes philosophiques : « Néanmoins, la vérité des pensées ici communiquées me semble intangible et définitive. Mon opinion est donc que j’ai, pour l’essentiel, résolu les problèmes d’une manière décisive »1. Les défenseurs de la philosophie analytique font valoir que celle-ci possède un objectif de clarté et de précision au niveau de la description des problèmes philosophiques, qui rapproche ainsi la philosophie de la méthodologie des disciplines scientifiques. Cette clarté dans la 1 Ludwig WITTGENSTEIN, Investigations philosophiques, p.72 332 description des problèmes et la formulation des solutions permet d’éviter l’ambiguïté et les difficultés d’interprétation souvent reprochées à la philosophie « littéraire ». La philosophie analytique se caractérise également par une approche concrète, « par problèmes ». Il en résulte ainsi la description précise de problèmes philosophiques, clairement identifiés, et pour lesquels il convient de rechercher une solution. Parmi ces problèmes, on peut citer notamment : le paradoxe du menteur, le paradoxe de Hempel… Les critiques sur ces points sont les suivantes : - Certains pensent que ce n’est là qu’une simple injonction normative à la clarté et la rigueur et que cela décrit plus une tradition, des périodiques, des lectures et références communes, des exemples et problèmes récurrents, qu’une véritable « méthode » scientifique. - La réduction logique est jugée trop superficielle, et même trop métaphysique, alors que la philosophie continentale estime remonter aux conditions mêmes du métaphysique, i.e., selon Heidegger, à une ouverture à l’être qui précéderait toute catégorisation logico- métaphysique et qui serait donc plus fondamentale, plus profonde. A ce titre, la philosophie analytique est vue comme une pensée qui demeure à l’intérieur de l’histoire de la métaphysique, et qui échoue à en sortir, qui demeure donc à un stade antérieur de la pensée philosophique. Notre vie entière est prise dans les réseaux des symboles qui nous conditionnent au point qu’on en saurait supprimer un seul sans mettre en péril l’équilibre de la société et de l’individu. Ces symboles semblent s’engendrer en vertu d’une nécessité interne, qui apparemment répond aussi à une nécessité de notre organisation mentale. 333 Conclusion partielle Dans ce chapitre, notre étude a livré une appréciation critique de la doctrine de Gilles-Gaston Granger. En effet, les fondements du cadre rationnel sur lequel s’appuie la vision grangérienne du formalisme ne reposent sur aucune base argumentée ; car le postulat de l’irréductibilité entre la langue ordinaire et le langage formel n’est pas justifié d’une manière crédible. Depuis les travaux de Richard Montague, il est en effet établi que le fossé que l’on instaure entre le langage formalisé et le langage ordinaire est injustifié ; les matériaux élaborés à l’intention du premier peuvent être appliqués au second. Le chapitre suivant pose le problème de la transfrontalité du formel et du non formel en même temps qu’il dévoile la pertinence d’une logique non formelle. CHAPITRE 7 : PROGRAMME D’UNE LOGIQUE NON FORMELLE REPRENANT LE NOYAU RATIONNEL DE LA LOGIQUE FORMELLE Introduction Le développement de la logique moderne accorde une importance capitale à la logique non formelle et à l’agir argumentatif qui se déploient à travers le dialogue, la plaidoirie, l’art oratoire en recourant à des principes logiques sans pour autant se plier aux exigences préalables de la formalisation. A notre avis, le débat sur la désambigüisation du langage naturel, est un débat sur la problématique du sens en vue de lutter contre certains obstacles à une communication réussie. La problématique du sens est un des thèmes majeurs de la philosophie du langage. En effet, la philosophie du langage s’intéresse à la signification, à la référence ou au sens en général, à l’usage du langage à son apprentissage et à ses processus de création ainsi qu’à sa compréhension, à la communication en général, à l’interprétation et à la traduction. 7.1. DU SENS Parler du sens et en dire quelque chose de sensé n’est pas une entreprise facile. Les logiciens ont pensé que pour le faire sans difficulté, il fallait construire un langage qui ne signifie rien pour ainsi être en mesure de tenir des discours dépourvus de sens sur des discours sensés. Pourtant « dépourvus de sens » est pourvu de sens. On aura alors réussi à évacuer le sens des objets signifiants. Dès lors, le relativisme a gagné : le sens n’est plus là, tous les sens sont possibles comme le suggère si bien A.J. Greimas en écrivant : 335 « En fait, rien n’a changé, et la même problématique(…) se repose à un niveau plus profond ou, tout simplement, autre. Que l’on situe le sens juste derrière les mots, avant les mots ou après les mots, la question du sens reste entière1 ». Soit que l’on situe le sens juste derrière ou avant les mots, la question du sens demeure. Il est souvent admis que toute explication ou description du sens n’est autre chose qu’une opération de transcodage. Expliquer ce que signifie un mot ou une phrase : « c’est utiliser d’autres mots et d’autre phrases en essayant de donner une nouvelle version de la même chose2 ». C’est à notre humble avis, procéder en quelque sorte à des inférences immédiates : conversion, inversion, obversion et contraposition. C’est enfin, selon Greimas, tenir compte de la structure du modèle constitutionnel dans les axes des relations entre contraires, entre contradictoires et la relation d’implication.3 7.2. LE STATUT DU SENS En sémantique, on en est réduit à tenir un discours sur le sens avec cette difficulté supplémentaire que ce faisant, on se sert du langage pour décrire le langage. Cela veut dire que nous fabriquons des énoncés, que nous leur prêtons des interprétations, que nous leur inventons des réponses pour confirmer ces interprétations. Cette façon de procéder peut paraître peu scientifique. En physique, où on ne peut se suffire d’imaginer des expériences mais où on doit les réaliser à l’aide d’appareils, elle serait condamnée sans appel, comme totalement dépourvue d’objectivité. Mais, en sciences humaines, on ne peut jamais l’éviter complètement : 1 l’aspect sémantique des faits étant, pour Algirdas Julien GREIMAS, Du sens, Essais Sémiotiques, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 8. Idem, p.43. 3 Idem, p.137. 2 l’instant, 336 inaccessible aux « procédés d’objectivation et d’enregistrement », on est bien obligé de décrire l’expérience verbalement ; ou alors il faudrait ne pas en tenir compte, ce qui amputerait, d’une de ses parties majeures le domaine étudié. La seule amélioration qu’on puisse exiger consisterait à rechercher les énoncés et leurs réponses dans la réalité, au lieu de les imaginer. 7.3. LES COMPOSANTES DU SENS L’énonciateur a le privilège de choisir les énoncés qu’il va utiliser et d’en déterminer le sens. Mais il a aussi à se faire comprendre. Sous peine de violer les règles du jeu langagier, qui stipulent que la tâche du destinataire ne consiste pas à résoudre au hasard des devinettes, il lui revient de s’assurer que son partenaire a les moyens de reconstituer le sens. Avant d’examiner quels sont ces moyens, il faut revenir sur les différents composants de ce qu’est le sens, conçu dans une acception très large. Le sens conventionnel des mots, décrit dans les dictionnaires, relève de la sémantique classique, de même que la combinatoire permettant d’attribuer à la phrase un sens global à partir de celui des mots. Les problèmes posés par la référence, autrement dit la question des rapports entre les énoncés et leurs éléments d’une part, les constituants de la réalité d’autre part, sont loin d’être complètement éclaircis ; ils paraissent à peu près du même ordre pour tous les énoncés, performatifs ou non. Il faut distinguer le sens posé, qui est à peu près le sens conventionnel, le contenu des mots, du sens présupposé ; le critère étant qu’en général, et contrairement au sens posé, les présupposés ne sont pas modifiés quand l’énoncé prend une forme négative ou interrogative. Il y a lieu également de prendre en compte la force illocutoire, alors qu’elle n’est pas toujours loin de là, signifiée expressément par un mot ou une expression1. 1 Lire Ph. BLANCHET, La pragmatique, Paris, Bertrand Lacoste, Référence, 1995. 337 7.4. LE CALCUL PREDICATIF DU SENS Comment les destinataires parviennent-ils à établir le sens d’une énonciation quand ce sens est ainsi l’aboutissement d’une dérivation, c’est-à-dire quand il n’est pas lié au signifiant par un rapport immédiat stocké dans la mémoire, mais résulte d’une sorte de raisonnement, généralement automatique et inconscient ? On considère que pour faire ce raisonnement, parfois appelé « calcul interprétatif », ils utilisent, outre l’énoncé lui-même, diverses sources d’information et se conforment à diverses règles. Une conception assez répandue envisage l’esprit comme un ensemble de systèmes souvent appelés, d’un terme traditionnel, facultés. Tout usager du langage possèderait ainsi diverses compétences, étant un ensemble organisé de connaissances et de mécanismes psychologiques. Ainsi distingue-t-on : la compétence linguistique, la compétence encyclopédique, la compétence logique et la compétence rhétoricopragmatique. Par compétence linguistique, on entend la maitrise d’une langue, de sa prononciation, de son lexique, de sa syntaxe ; par compétence logique, l’aptitude à raisonner de manière logique, à déduire, à apercevoir les tenants et les aboutissants d’une idée, à relier les idées entre elles ; par compétence encyclopédique, les connaissances d’ordre varié portant sur l’infinie diversité des sujets dont une langue permet de parler. Enfin, dans la compétence rhétorico-pragmatique, on décrit une situation dommageable à quelqu’un qui est en mesure de la faire cesser. Notre regard sur le langage a considérablement évolué : tour à tour, le mythe, la parenté, l’organisation sociale, l’art, la religion, l’idéologie, la théorie scientifique, la communication non verbale sont considérés comme autant de « langages ». Or, s’il est devenu naturel de considérer que « tout est langage », c’est qu’au paradigme classique de l’idée et de la représentation s’est désormais substitué le paradigme du sens et de la 338 communication, dont le langage offre incontestablement l’exemple le plus accompli. Le langage doit être compris ici comme une fonction qui ne se réalise qu’à travers l’exercice, c’est-à-dire l’usage d’une langue particulière, langue entendue comme instrument de communication. Or pour rendre compte de cette vertu de la langue, on s’est avisé qu’il fallait abandonner le point de vue strictement sémiotique, qui n’envisage les signes que dans leurs rapports mutuels, pour une description résolument pragmatique, « prenant tour à tour la relation des signes aux objets, puis aux conditions les plus générales de l’interlocution1 » La grande leçon de la pragmatique contemporaine, c’est d’avoir montré que l’initiative du sens ne saurait appartenir au sujet isolé mais doit être répartie sur l’ensemble des protagonistes de la communication : si on ne parle pas d’emblée la même langue, on peut toutefois en venir à parler le même langage. Il n’est, pour y parvenir, que jouer le jeu de la communication. Il faut une éthique en matière de discussion, de communication, et de débat. Une réflexion sur les conditions minimales de compréhension mutuelle des hommes en situation d’échange verbal. Elle a pour but de formuler les normes qui doivent permettre à un débat de se dérouler de manière satisfaisante et d’établir si possible les fondements de ces normes. C’est cela que Jürgen Habermas et Karl-Otto Appel ont tenté de faire chacun dans son Ethique de la discussion. Ailleurs, dans Théorie de l’agir communicationnel, Jürgen Habermas montre que la raison a une fonction communicationnelle qui s’ancre spontanément dans le langage même dans ses formes les plus quotidiennes. La tâche de la pragmatique universelle est d’expliquer 1 Eric GRILLO, Intentionnalité et signifiance, une approche dialogique, Bern, Peter Lang, 2000, p.17. 339 comment des phrases peuvent en principe se transformer en énoncés appropriés à certains contextes. En d’autres termes, elle essaie de reconstruire les propriétés formelles des situations de parole. Habermas propose de construire l’analyse à partir de la dimension de l’intersubjectivité : un acte de langage lie un locuteur à un allocutaire et nous devons nous intéresser à la nature de ce lien, à la responsabilité que le locuteur assume pour l’énoncé et la position que l’allocutaire peut prendre par rapport à celui-ci. C’est dans l’acte illocutoire que Habermas voit se fonder l’intersubjectivité Dans un acte illocutoire, le locuteur crée un certain rapport entre lui-même et son interlocuteur en lui proposant une certaine définition de la situation dans laquelle il se trouve avec lui. Si cette définition est acceptée, l’acte réussit, et un engagement est établi. Ce qui intéresse Habermas, c’est la nature sociale et rationnelle de cet engagement. Il croit pouvoir montrer que ce qui est impliqué dans l’acte illocutoire peut être soumis à une reconstruction normative et à une critique, et que c’est sur cette critique qu’un concept de l’agir communicationnel peut être construit. Tout ce qui fait partie du perlocutoire, c’est-à-dire les fins stratégiques du locuteur qu’il n’a pas à justifier devant l’allocutaire, mais qu’il essaie de poursuivre contre lui, est écarté par Habermas comme faisant partie d’un agir instrumental. Dès lors, les énoncés émis par quiconque cherche à se faire comprendre des autres ont une triple prétention à la validité : prétention à l’exactitude, prétention à la justesse par rapport au contexte social et à ses normes, et enfin prétention à la sincérité1. Les normes qui doivent régir la vie dialogale sont les piliers de l’argumentation. 340 7.5. L’ARGUMENTATION On peut ranger parmi les actes illocutoires « l’argumentation », que les travaux d’Oswald Ducrot et Jean Claude Anscombre1 ont mise en relief. Selon eux, c’est au moins autant que la description, une des fonctions essentielles du langage. Elle consiste à appuyer un certain nombre d’autres qui vont dans le même sens. Les destinataires, en effet, ne sont pas disposés à admettre le contenu de n’importe quel énoncé, ils attendent souvent des justifications avant d’accorder leur adhésion. En dépit de l’adage « Qui ne dit mot consent », les locuteurs savent fort bien que le silence des auditeurs peut être lourd de scepticisme. Autrement dit, il faut les persuader, ce qui est un acte perlocutoire. Sa réussite est suspendue à l’efficacité de l’argumentation présentée. Par exemple, on n’acceptera un jugement tel que Pierre est un honnête garçon, sauf si c’est une opinion très généralement reçue et donc incluse dans la compétence encyclopédique des gens, que si l’auteur du jugement peut citer des faits où Pierre a montré la qualité qu’on lui prête ainsi. Ducrot et Anscombre ont établi qu’on pouvait difficilement définir certains éléments linguistiques sans faire entrer en compte leurs orientations argumentatives. Soit l’énoncé Pierre est riche, mais honnête. Pourquoi mais, étant donné que cette conjonction semble indiquer une opposition alors que la richesse, situation de fait, et l’honnêteté, vertu morale, ne sont pas sur le même plan ? L’explication serait que mais indique une inversion d’orientation argumentative. Etre riche est, dans l’opinion générale, une présomption en faveur de la malhonnêteté : l’origine d’une fortune est a priori suspectée. Ici, la conclusion soutenue, Il est honnête, ne découle pas, bien au contraire, de l’argument précédemment donné, qui apparaîtra alors 1 Oswald DUCROT, Jean Claude ANSCOMBRE, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, 1972. 341 comme une sorte de concession faite à la réalité. On aura donc sans doute besoin d’autres arguments, ceux-là positifs, pour la rendre acceptable. C’est ici que le paradigme de la pragmatique intervient sous deux points de vue : 1. Une pragmatique qui s’occupe de l’influence et des conséquences du langage sur le contexte extralinguistique, une optique de celle d’Austin : comment agir sur le monde en disant quelque chose. 2. Une pragmatique qui s’occupe de l’influence et des conséquences du contexte sur le langage. Montrer dans quelle mesure ce qui est dit dépend des circonstances dans lesquelles cela est dit. Cette deuxième perspective permet également de rendre compte de ce que l’on appelle la « communication non verbale » distincte des comportements non verbaux. Dès lors, deux notions capitales sont à distinguer en pragmatique : le contexte et le cotexte ou co-texte. Pour plus d’informations sur cette section, la lecture de La Pragmatique1 de Ph. Blanchet est très instructive. Le contexte englobe tout ce qui est extérieur au langage et qui, pourtant, fait partie d’une situation d’énonciation. Dans le cadre du contexte, on englobe tous les éléments comme le cadre spatio-temporel, l’âge, le sexe des locuteurs, le moment d’énonciation, le statut social des énonciateurs. Nombre de ces marques contextuelles sont inscrites dans le discours, et font intégralement partie de la deixis. Ce sont, comme on les appelle, des déictiques. En tout, nous pouvons en énumérer cinq : 1. Déictiques personnels : ce sont des outils de grammaticalisation des marques de personne dans une situation d’énonciation correspondant aux participants. Nous pouvons placer dans cette catégorie les déictiques « je », « tu », « nous », « vous » et « non ». Pour ce dernier, peu importe 1 Ph. BLANCHET, La Pragmatique, Paris, Bertrand Lacoste, 1995. 342 le fait qu’il n’est pas covalent avec un emploi de la troisième personne car il peut englober aussi bien des référents qui, en discours « défini », prendraient les marques de la première et de la deuxième personne du pluriel et/ou du singulier. 2. Déictiques temporels : ce sont des marqueurs de temps qui situent l’énoncé par rapport au moment de l’énonciation. Exemples : aujourd’hui, cette saison, depuis trois jours. 3. Déictiques spatiaux : ce sont des marqueurs de lieu qui situent l’énoncé par rapport au lieu dénonciation. Exemples : ici, là. 4. Déictiques discursifs. 5. Déictiques sociaux : en relation étroite avec les déictiques de la personne. Outre ces déictiques, on peut aussi citer les implicatures conversationnelles, lorsque la signification d’un énoncé dépend de quelque chose qui est impliqué par le contexte et non simplement présupposé par l’énoncé lui-même. Littéralement, cotexte signifie autour d’un énoncé. D’un point de vue cognitif et conversationnel, le cotexte peut être défini comme l’interprétation des énoncés immédiatement précédents, servant ainsi à la production d’un énoncé donné. Les phénomènes cotextuels renvoient pour leur part aux liens des différents énoncés entre eux : la cohésion, l’anaphore. Comme on peut s’en rendre compte, il y a à côté du formalisme logique de la logique formelle, l’univers du discours de la logique non formelle qui, elle aussi, réduit l’ambigüité du langage naturel. Dans une étude intitulée logique formelle et informelle, Perelman, l’auteur qui a déterminé dans une grande mesure la résurrection dans l’actualité, de la rhétorique et de la théorie de l’argumentation par son traité1 La nouvelle rhétorique : Traité de l’argumentation(1958), met face à face les deux positions apparemment inconciliables , la logique formelle et la 1 Chaim PERELMAN, L’empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, J. Vrin, 1977, p. 48. 343 logique non formelle pour une meilleure évaluation des vertus et des limites de ces orientations. Selon Perelman, qui suit là les suggestions de Bochenski1 la distinction entre les deux perspectives tient premièrement à une nature du langage : la logique formelle moderne a pour fondement un langage artificiel qui a pour but l’élimination de l’ambigüité tandis que la logique non formelle doit modeler les langages naturels exposés sans doute aux ambigüités, aux interprétations multiples et aux réceptions déformées. Cette logique non formelle est une logique discursive. 7.6. LOGIQUE DISCURSIVE 7.6.1« Rationalité », une définition provisoire du concept Si nous partons de l’application non-communicationnelle d’un savoir propositionnel dans des actions dirigées vers un objectif, nous sommes spontanément portés à privilégier le concept de la rationalité cognitive-instrumentale qui a fortement marqué, à travers l’empirisme, l’autocompréhension du Moderne. Ce concept comporte les connotations d’une affirmation de soi qui serait couronnée de succès. Ce qui rend possible une telle auto-affirmation, c’est l’aptitude à disposer en connaissance de cause d’un environnement contingent, ainsi que l’adaptation intelligente à cet environnement. En revanche, si nous partons de l’application communicationnelle d’un savoir propositionnel dans des actes de langage, nous décidons spontanément en faveur d’un concept plus large de rationalité, qui se rattache à des représentations plus anciennes de la raison. Ce concept de rationalité communicationnelle comporte des connotations qui renvoient finalement à l’expérience centrale de cette force sans violence du 1 I., M., BOCHENSKI, A History of formal logic, Traduction I. Thomas, New York, University of Notre Dame, Press, 1961, pp. 3-14. 344 discours argumentatif, qui permet de réaliser l’entente et de susciter le consensus : « C’est dans le discours argumentatif que des participants différents surmontent la subjectivité initiale de leurs conceptions, et s’assurent à la fois de l’unité du monde objectif et de l’intersubjectivité de leur contexte de vie grâce à la communauté de convictions rationnellement motivées »1. Admettons que l’opinion « p » représente l’état de savoir identique dont disposent A et B. A pris ici comme un locuteur parmi plusieurs autres prend part à une communication et pose l’affirmation « p » - tandis que B pris ici comme un acteur isolé choisit sur la base de l’opinion « p » les moyens qu’il tient pour appropriés dans une situation donnée à l’obtention de l’effet souhaité. A et B appliquent le même savoir sur un mode différent. Dans un cas, le rapport aux faits et l’aptitude de l’expression à être fondée rendent possible l’entente entre les participants de la communication sur quelque chose qui a lieu dans le monde. Ce qui est constitutif pour la rationalité de l’expression, c’est le fait que le locuteur élève pour l’énoncé « p » une prétention critiquable à la validité, une prétention qui peut être acceptée ou rejetée par l’auditeur. Dans l’autre cas, le rapport aux faits et l’aptitude de la règle d’action à être fondée rendent possible une intervention dans le monde, qui puisse être couronnée de succès. Ce qui est constitutif pour la rationalité de l’action, c’est le fait que l’acteur prévoit son action selon un plan qui implique la vérité de « p », un plan en conséquence duquel l’objectif posé peut être réalisé dans des circonstances données. Ainsi par exemple, « Une affirmation ne peut être dite rationnelle que si le locuteur remplit les conditions nécessaires pour atteindre l’objectif illocutoire consistant à s’entendre sur quelque chose dans le monde avec au moins un autre participant à la communication 2». 1 Jürgen HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, trad. Jean-Louis, Schlegel, Paris, Fayard, 1987, p.27. 2 Jürgen HABERMAS, op cit, p.27. 345 Quant à l’action dirigée vers un objectif, celle-ci ne peut être dite rationnelle que si l’acteur remplit les conditions qui sont nécessaires pour réaliser l’intention d’intervenir dans le monde avec succès. Cependant, « Les deux tentatives peuvent échouer – le consensus visé ne pas advenir, l’effet souhaité ne pas intervenir. Or la rationalité d’une expression est attestée même par les défaillances de cette sorte-les défaillances peuvent être expliquées »1. Il y a là deux registres sur lesquels l’analyse de la rationalité peut s’appliquer aux concepts de savoir propositionnel et de monde objectif. Entre ces deux cas, cependant, la différence réside dans le mode d’application du savoir propositionnel et de monde objectif. L’application de ce savoir peut en effet être considérée en tant qu’entente communicationnelle, qui apparait comme le telos interne de la rationalité. Selon l’aspect sur lequel elle se concentre, l’analyse conduit dans des directions différentes. La première se pose de façon asymétrique ; le médecin et le patient ne se comportent pas dans cette relation comme deux partenaires dont l’un propose et l’autre oppose. Les présuppositions générales de la discussion ne peuvent être remplies qu’une fois que la thérapie a pu être menée au succès. C’est pourquoi Jürgen Habermas nomme critique thérapeutique la forme d’argumentation qui sert à expliquer les auto-illusions systématiques. Il y a enfin un autre niveau, également réflexif, qui situe la façon dont se comporte un interprète lorsque, face à la persistance des difficultés d’intercompréhension, il n’a pas d’autre recours que de prendre comme objet de la communication les moyens de l’intercompréhension euxmêmes. Jürgen Habermas nomme rationnelle une personne qui manifeste une disposition à l’intercompréhension et réagit aux perturbations de la communication en réfléchissant sur les règles langagières. 1 Jürgen HABERMAS, op cit, p.27 346 Ainsi ce qui est alors en cause, « c’est d’une part le contrôle de compréhensibilité de bonne formation des expressions symboliques ; il s’agit par conséquent de savoir si les expressions symboliques sont correctement produites au regard des règles, si elles s’accordent autrement dit au système correspondant des règles de production ». La recherche linguistique peut ici servir de modèle. Ce qui est d’autre part en question, c’est une explication de la signification des expressions produites. C’est là une tâche herméneutique pour laquelle la pratique du traducteur offre un modèle approprié. Se comporte irrationnellement celui qui emploie dogmatiquement ses propres moyens d’expression symbolique. Dès lors « Le discours explicatif est quant à lui une forme d’argumentation où le caractère compréhensible (Verständlichkeit), bien formé (Wohlgeformtheit) ou grammaticalement correct (Regelrichtigkeit) des expressions symboliques n’est plus supposé ou contesté naïvement, mais se trouve au contraire thématisé en tant que prétention controversée »1. Ces réflexions tendent à montrer, en résumé, que nous comprenons la rationalité comme une disposition propre à des sujets capables de parler et d’agir. Elle se traduit dans des modes de comportement pour lesquels de bonnes raisons peuvent à chaque fois être exhibées. Cela signifie que les expressions rationnelles sont accessibles à une appréciation objective. C’est vrai de toutes les expressions symboliques qui sont reliées au moins implicitement à des prétentions à la validité ou à des prétentions qui entretiennent une relation interne à des prétentions critiquables à la validité. Toute mise à l’épreuve explicite de prétentions controversées à la validité requiert la forme ambitieuse d’une communication remplissant les présuppositions de l’argumentation. 1 Jürgen Habermas, op cit, p.38. 347 Types d’argumentation. Expressions Grandeurs de référence problématiques Formes d’argumentation Discours Cognitivesthéorique instrumentales Discours pratique Morales-pratiques Prétentions à la validité controversées Vérité des propositions ; efficacité des actions téléologiques Justesse des normes d’actions Critique esthétique Evaluatives Critique Expressives Convenance des standards de valeur Véridicité des expressions thérapeutique Discours explicatif Compréhensibilité ou bonne conformations des constructions symboliques Les argumentations rendent possible un comportement dont la valeur rationnelle vaut en un sens particulier, à savoir l’apprentissage effectué à partir des fautes explicites. Tandis que la possibilité de fonder les expressions rationnelles désigne simplement la possibilité d’argumenter, les procès d’apprentissage par lesquels nous acquérons des connaissances théoriques et des intellections morales qui renouvellent et élargissent le langage évaluatif, qui surmontent les auto-illusions et les difficultés de l’intercompréhension, sont assignés à la nécessité d’argumenter. 7.6.2 La théorie de l’argumentation Le concept de rationalité que nous avons introduit jusqu’ici de façon plutôt intuitive se rapporte à un système de prétention à la validité qui, comme le montre la figure, doit être élucidé par une théorie de l’argumentation. En dépit d’une tradition ancienne qui remonte à Aristote dans Topiques mais surtout dans Réfutations sophistiques, cette théorie en est encore à ses débuts. A la différence de la logique formelle, « la logique de l’argumentation ne concerne pas les systèmes d’enchaînements logiques d’unités 348 sémantiques (phrases), mais plutôt les relations internes, déductives ou non, entre unités pragmatiques (actes de langage) à partir desquelles se composent les arguments. Elle apparaît parfois sous le nom de « logique informelle1 ». En rapport justement avec la logique informelle, il ya lieu de relever les raisons et motifs suivants : - - - - - « un doute sérieux émis sur la possibilité des approches de la logique déductive et de la logique inductive standard de suffire à modeler tout ou même la majeure partie des formes de l’argumentation légitime ; une conviction qu’il existe des standards, des normes, des indicateurs pour évaluer un argument, lesquels à la fois sont logiques (non simplement rhétoriques ou propres à un domaine particulier) et n’entrent pas dans le champ des catégories de la validité déductive, de la solidité et de la force inductive ; un désir de fournir une théorie complète du raisonnement allant au-delà de la logique formelle déductive et de la logique inductive ; une croyance selon laquelle, la clarification théorique du raisonnement et la critique logique en termes nonformalisés ont des ramifications directes pour d’autres branches de la philosophie, telles l’épistémologie, l’éthique et la philosophie du langage ; un intérêt pour tous les types de persuasion discursive associé à un intérêt pour le repérage des lignes de partage entre les différents types ainsi que des chevauchements qui se produisent entre eux »2. Ces convictions caractérisent selon Jürgen Habermas, une position que St. Toulmin a développée dans The Uses of Argument3, une étude qui ouvrit des voies nouvelles et dont il est parti dans ses recherches d’histoire des sciences sur le « Human Understanding ». Si la validité des expressions ne peut être ni court-circuitée dans un sens empiriste ni fondée dans une ligne absolue, les questions qui se posent sont justement celles auxquelles une logique de l’argumentation peut donner réponse : comment les prétentions à la validité peuvent-elles être de leur côté critiquées ? D’où vient que puissent être plus ou moins forts 1 Jürgen Habermas, op cit, p.41. Idem, p.40. 3 St Toulmin cité par Jürgen Habermas, op cit, p.43 2 349 que d’autres certains arguments, et partant, certaines raisons qui se rapportent de façon pertinente à des prétentions à la validité ? On peut distinguer trois aspects du discours argumentatif. Si l’on considère le discours argumentatif en tant que processus, il s’agit d’une forme de communication improbable, car tendanciellement rapprochée des conditions idéales. C’est dans cette optique que Jûrgen Habermas a tenté d’indiquer en tant que déterminations d’une situation idéale de parole, les présuppositions communicationnelles universelles de l’argumentation : « Prise isolement, cette proposition peut être insuffisante ; mais ce qui aujourd’hui comme hier me semble juste, c’est l’intention de reconstruire les conditions de la relation symétrique, conditions que tout locuteur compétent est obligé de présupposer comme étant tendanciellement remplies pour autant qu’il pense en général entrer dans une argumentation. Ceux qui prennent part à l’argumentation sont obligés de présupposer généralement que la structure de leur communication, dont les traits caractéristiques relèvent d’une description purement formelle, exclut toute contrainte (qu’elle provienne de l’extérieur ou du procès d’intercompréhension lui-même) – toute contrainte hormis celle de l’argument meilleur ( ce qui veut dire qu’elle écarte également tous les motifs hormis celui de la recherche coopérative de la vérité)1 ». Sous cet aspect, l’argumentation peut être conçue comme une poursuite par des moyens réflexifs de l’activité orientée vers l’intercompréhension. En second lieu, sitôt que l’on considère l’argumentation en tant que procédure, il s’agit d’une forme de l’interaction réglée spécifiquement. Et de fait, réglé dans la forme d’une division du travail coopérative entre le proposant et l’opposant, le procès discursif de l’entente est normé de telle sorte que les participants : - thématisent une prétention à la validité rendue problématique et, - déchargées, sur le mode hypothétique, de la pression de l’action et de l’expérience, 1 Jürgen Habermas, op cit, p.41. 350 - contrôlent avec des raisons, et seulement avec des raisons, si la prétention défendue par le proposant est juste ou nom. Enfin, on peut considérer l’argumentation selon un troisième point de vue : la production d’arguments pertinents, convaincants en vertu de propriétés intrinsèques, et grâces auxquels des prétentions à la validité peuvent être honorées ou rejetées. Les arguments présentent une structure universelle que Toulmin à en croire Jürgen Habermas, a pu caractériser de la façon suivante : un argument se constitue à partir de l’expression problématique pour laquelle est élevée une certaine prétention à la validité (conclusion), et à partir de la raison (ground) par laquelle cette prétention doit être établie. La raison est acquise (warrant) à l’aide d’une règle (d’une règle de conclusion, d’un principe, d’une loi, etc.) celle-ci s’appuie sur des évidences de nature différente (backing). Le cas échéant, la prétention à la validité doit être modifiée ou restreinte (modifyer). Or, même cette proposition a besoin d’être améliorée, notamment au regard de la distinction entre les niveaux différents de l’argumentation. Cependant, à toute théorie de l’argumentation incombe la tâche d’indiquer les propriétés générales des arguments pertinents. Pour ce faire, la description sémantique formelle des phrases employées dans les arguments est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Les trois aspects analytiques susmentionnés peuvent fournir les perspectives théoriques selon lesquelles peut s’opérer la limitation réciproque des disciplines aristotéliciennes canoniques ; la rhétorique s’occupe de l’argumentation en tant que processus, la dialectique, des procédures pragmatiques de l’argumentation, la logique, de ses productions. En réalité, ce sont à chaque fois des structures différentes qui surgissent avec chacun de ces aspects liés à l’argumentation : les structures d’une situation de parole idéale ; puis les structures d’une compétition ritualisée pour les meilleurs arguments ; enfin les structures qui déterminent la constitution des arguments singuliers et de leurs relations réciproques. 351 Toutefois, l’idée elle-même qui réside dans le discours argumentatif ne peut être suffisamment déployée sur aucun de ces niveaux analytiques pris individuellement. L’intuition fondamentale que nous relions à l’argumentation peut être, à la limite, caractérisée, sous l’aspect du processus, par l’intention de convaincre un auditoire universel et d’obtenir pour une expression l’assentiment général ; sous l’aspect de la procédure, par l’intention d’achever le débat autour des prétentions hypothétiques à la validité par un accord rationnellement motivé ; et sous l’aspect de la production, par l’intention de fonder ou d’honorer grâce à des arguments une prétention à la validité. Il est cependant intéressant de remarquer que lorsque l’on tente d’analyser les concepts fondamentaux de la théorie de l’argumentation, tels que « l’assentiment d’un auditoire universel1 » ou « l’obtention d’un accord rationnellement motivé2 » ou « l’acquittement discursif d’une prétention à la validité3 »,la séparation des trois niveaux analytique ne peut être maintenue. La question pour Habermas n’est pas de savoir ce qu’est une argumentation rationnelle, raisonnable ou correcte, mais plutôt de connaître la façon dont les gens, tels qu’ils sont avec leur bêtise, argumentent effectivement. 7.7. L’argumentation comme logique non formelle Considérer l’argumentation en sa qualité informelle est l’attitude la plus ancienne et la plus répandue d’expliquer la démarche complexe de l’argumentation. Ayant son origine dans les contributions d’Aristote, surtout dans ses Topiques et Réfutations Sophistiques, la perspective logique sur l’argumentation est la plus facile pour donner une explication adéquate du processus d’argumentation parce que ce dernier est 1 Jürgen Habermas, op cit,p.42. Idem, p.42. 3 Ibidem. 2 352 envisagé, le plus souvent comme une relation entre nos idées pour convaincre l’autre en ce qui concerne le caractère vrai ou faux d’une proposition. La perspective logique d’aborder l’argumentation a en vue des orientations diverses. L’une d’elles est connue sous le nom de logique informelle, non formelle, Informal logic. La logique informelle n’est pas celle suggérée par la distinction moderne entre la logique traditionnelle, classique et la logique moderne appelée aussi logique mathématique, la première étant considérée comme une analyse du raisonnement en acte, tandis que la deuxième est vue surtout comme un calcul mathématique, un modèle des opérations de la pensée qui a perdu ses liens avec la pensée réelle. Bien que le concept de logique informelle ne soit pas rattaché directement à cette distinction, néanmoins l’apparition de l’idée de logique informelle n’est pas étrangère à l’expansion des constructions axiomatiques dans la logique du XX° siècle1. La logique informelle a été développée spécialement grâce à des raisons d’ordre pratique : les nécessités de réformer l’enseignement logique dans l’espace américain. Du point de vue théorique, le but de la logique non formelle est de mettre à la disposition de tous ceux intéressés, des instruments par l’intermédiaire desquels ils pourraient faire une évaluation correcte des arguments et de l’argumentation. L’apparition de la logique non formelle est une réaction aux constructions déductives et axiomatiques de la logique du XXIème siècle. Cette réaction ne vise pas les encadrements théoriques de la logique axiomatique qui est considérée par Blair comme l’un des plus importants progrès de la logique, mais la prétention de cette logique d’être étudiée dans les universités comme fondement d’une analyse de la pratique argumentative. 1 Ralf JOHNSON et J. Anthony BLAIR, Logical Self-Defense, Toronto, Mc Graw-Hill Royerson, 1977, pp. 78-89. 353 Pour Blair, il y’a trois objections qui peuvent être faites à la logique axiomatique : (a) la remise en question de la possibilité d’analyser l’argumentation dans le langage naturel d’une manière déductive ; (b) la remise en question de la possibilité de la reconstruction déductive et de l’encodage symbolique de l’argumentation dans le langage naturel ; (c) la remise en question de la possibilité que l’enseignement du calcul propositionnel et du calcul des prédicats puisse améliorer les aptitudes de raisonner des étudiants1. 7.7.1. La théorie de la critique logique des arguments Arrêtons-nous un instant au noyau dur de la logique non formelle que Blair a appelé la théorie de la critique logique des arguments. La question fondamentale d’où part Blair est la suivante : Quand un argument favorable a une thèse, est-il convaincant du point de vue logique ? Donc, le problème essentiel est celui de la force d’un argument. Découvrir ces conditions, c’est mettre à la disposition de tous ceux intéressés un instrument d’analyse du pouvoir de l’argumentation. Mais Walton2 réfute l’idée des conditions générales de la force de l’argument parce que selon lui, ces conditions sont établies en fonction des types d’arguments utilisés dans une argumentation ou une autre, une idée partagée par Willard (1983)3 qui soutient que les conditions de pouvoir changent en fonction des domaines de l’argumentation et elles sont relatives aux croyances de ceux qui argumentent. 1 J. Anthony BLAIR, Qu’est-ce que la logique non formelle? In Alain l’Empereur. L’Argumentation, Liège, Mardaga, 1991, p. 80. 2 N. Douglas WALTON, Logique et analyse, Bruxelles, Centre National des recherches de logique, 1987 3 C. A. WILLARD, L’argumentation et les fondements sociaux de la connaissance, traduction de Michel Meyer et Alain Lempereur, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1983. 354 7.7.2. La critique non standard des sophismes Il y a d’autres essais qui ont pour but de déterminer la nature et la spécificité de la logique informelle. L’un d’eux appartient à1 John Woods. Pour Woods, la logique formelle- qui représente un des plus intéressants et profitables instruments de la connaissance scientifique- a des applications dans divers espaces de la science (fondements, systématisations). Si elle pouvait être utilisée en plus dans le domaine de l’analyse de l’argumentation, alors ce serait un progrès dans la connaissance du domaine de l’argumentation, domaine qui représente en fait la logique en action. Mais au moins jusqu’à ce stade des investigations dans les domaines de l’argumentation, on n’entrevoit pas de possibilité de pénétration dans ce domaine pour les méthodes formelles. La théorie de l’argumentation a de nombreux éléments d’intuition qui ne supportent pas un traitement formel. Woods considère qu’ « il est tout à fait évident que certains corps de doctrine ne se formalisent qu’incomplètement, partiellement ou même pas du tout. C’est un indice que certains et leurs propriétés centrales ne sont pas de par leur nature même, susceptible de traitements formels autres que triviaux. Cela pourrait aussi indiquer que le recours systématique aux méthodes formelles est prématuré, que le terrain intuitif est taxonomiquement trop peu sûr, que ses contours sont mal définis, et que sa géographie conceptuelle est trop mal connue pour admettre une représentation formelle2 » 7.7.3. L’argumentation comme transfert d’adhésion La technique fondamentale de la logique formelle est la démonstration. La démarche est placée dans le périmètre de l’axiomatique moderne : un ensemble d’axiomes, un ensemble des règles et l’application de ces dernières aux premières rendent la logique formelle productive. Sont ainsi déduits, les théorèmes du système formel. 1 John WOODS, Critique de l’argumentation : logiques des sophismes ordinaires, Kimé, 1992, p. 68. 2 Idem, p. 216. 355 Ces aspects ne peuvent pas être trouvés au niveau des langages naturels : il est possible qu’une expression reçoive dans le cadre d’un même univers cognitif, des interprétations différentes. Or, dans cette situation, il n’est pas possible d’appliquer les règles à un système d’énoncés pris comme hypothèses. La démonstration pure n’est pas utile dans le cadre du langage naturel. La technique de base pour la logique non formelle est l’argumentation. Perelman l’affirme lui-même : « alors que la logique formelle est la logique de la démonstration, la logique informelle est celle de l’argumentation1 ». On retrouve la même tonalité chez Mayola Mavunza2 . La distinction est essentielle : si la technique formelle spécialement la déduction pure nous met devant un transfert de la véridicité, la vérité se transfère des prémisses à la conclusion, tandis que la technique informelle c’est-à-dire l’argumentation, nous met devant un transfert d’adhésion en assumant les prémisses comme preuves, alors il est nécessaire d’assumer la conclusion comme vraie. Le problème de l’adhésion tient à la force des arguments mise en évidence par l’intermédiaire du langage naturel. Si la démonstration ne réussit pas, la voie ne doit pas être abandonnée parce que, la procédure étant algorithmique, l’échec signifie l’impossibilité de déterminer la vérité par cette modalité. Il n y a pas d’autre voie pour démontrer la vérité d’une conclusion que celle permise par les règles du système axiomatique formel. Mais, si l’argumentation proposée ne réussit pas, cela ne signifie pas du tout que nous ne pouvons pas produire l’adhésion par l’intermédiaire d’autres voies : en cherchant d’autres arguments ou en utilisant d’autres techniques d’argumentation. 1 Chaim, PERELMAN, op.cit. 1986, p.17. Lire MAYOLA MAVUNZA, Logique et argumentation, Rhétoricité de la palabre africaine et de l’analyse sociale, Kinshasa, Science et discursivité, 2003. 2 356 L’objectif des méthodes formelles, surtout de la démonstration, est dépassé normalement dans le cadre plus large de la logique informelle par les assomptions subjectives sur lesquelles se fonde une théorie de l’argumentation. Une même thèse peut être argumentée différemment en fonction des connaissances encyclopédiques de celui qui argumente et des finalités de l’argumentation. La logique non formelle peut-elle rester au niveau d’une démarche de l’efficacité maximale de l’adhésion comme veut le suggérer son association plutôt avec la pratique de l’argumentation qu’avec la démarche théorique dans ce domaine ? Sans doute, il n’est pas possible de rester à ce niveau de la compréhension de la logique non formelle. La solution est trouvée par Perelman dans son Traité de l’argumentation avec le concept d’auditoire universel. Evidemment, nous ne pouvons pas faire un abus de confiance, mais si nous pouvons obtenir l’adhésion d’un auditoire universel, alors il y a assez de chances pour que l’argumentation soit un acte rationnel justifiable « (…) l’efficacité d’un discours persuasif ne suffit pas pour garantir sa valeur. Comme l’efficacité est fonction de l’auditoire le plus exigeant, le plus critique, le mieux informé, comme celui constitué par les dieux ou par la raison divine. C’est ainsi que l’argumentation philosophique se présente comme un appel à la raison, que je traduis dans le langage de l’argumentation, ou celui de la nouvelle rhétorique, comme un discours qui s’adresse à l’auditoire universel »1 ; Et, une logique qui fait appel à de tels critères ne peut être dénotée que par le nom de logique non formelle. 7.7.4. L’argumentation comme logique discursive L’idée de logique discursive est placée dans la perspective de l’analyse de l’argumentation. Elle part de l’idée que la logique formelle met à notre disposition diverses formes de raisonnement. Celles-ci ne 1 Chaim PERELMAN, op.cit. 198-, p. 20. 357 représentent pas un instrument en soi mais sont d’une grande utilité dans une intégration adéquate à la discursivité. L’argumentation est une forme importante de la discursivité. La logique discursive part de la prémisse que l’argumentation est, dans ses cadres généraux, une activité discursive qui englobe diverses composantes et où l’idée d’intervention discursive est essentielle. J.B.Grize souligne dans un de ses livres que « d’une façon tout à fait générale, on peut dire qu’argumenter c’est déployer une activité qui vise à intervenir sur les idées, les opinions, les attitudes, les sentiments ou les comportements de quelqu’un ou d’un groupe de personnes »1. Nous devons apprendre à considérer les structures du raisonnement dont s’occupe la logique non pas seulement comme entités en elles-mêmes qui doivent être investiguées du point de vue de leur validité formelle, mais comme instruments intégrés dans les actes humains, capables de se manifester en fonction de la relation qui s’établit entre celui qui utilise les actes de raisonnement et celui qui subit des transformations par leur utilisation. Ceci est une conséquence des insatisfactions en ce qui concerne le caractère instrumental des formalismes2. Dans De la logique à l’argumentation, Grize met en évidence la distinction entre une logique-objet ou logique moderne et une logiqueprocessus portant sur les raisonnements formels en action. La logique-processus qui nous intéresse spécialement, se retrouve incorporée dans nos actes de discours par l’intermédiaire desquels nous transmettons aux autres notre forme de raisonnement et le résultat auquel nous sommes arrivés. Elle est essentiellement une forme de la logique naturelle qui a pour but « l’étude des textes et des discours, les textes constituant l’expression visible des activités discursives »3. Le discours en général, le discours argumentatif en particulier, constitue le langage-objet 1 Jean Baptiste GRIZE, Logique naturelle et communications, Paris, P.U.F., 1996, p. 5. Jean LADRIERE, Les limitations internes des formalismes, Louvain, Nauwelaerts, 1957. 3 Jean Baptiste GRIZE, op cit., p. 12. 2 358 d’une nature de type discursif puisque leur investigation est la source de généralisation dans le cadre de ce système de logique. Chez Grize, la notion de discours a une triple détermination : tout discours est une activité dialogique dans laquelle est toujours présente la direction bidirectionnelle. Tout discours, étant produit dans une langue naturelle, a une composante cognitive, une composante affective et une composante sociale ; c’est-à-dire, il tient à la connaissance, à la vie affective et à la relation avec l’autre. Aussi, tout discours est-il un signe complexe qui laisse voir autre chose que lui. Le discours en effet, passe au-delà des signes et assure des sens et des significations au récepteur1. L’argumentation répond pleinement à ces exigences du discours et elle constitue le noyau dur d’une investigation qui veut tracer le contour de la logique discursive. A côté de cette présupposition, les raisonnements sont utilisés seulement dans les constructions discursives et leur analyse doit être concentrée dans cette direction. La logique discursive part de l’idée qu’il y a une diversité de formes discursives où la rationalité est assumée sous la forme de structures bien déterminées. Certaines de ces formes utilisent la dimension rationnelle de l’individu plus que d’autres. La logique discursive doit investiguer toutes ces formes pour identifier ce qu’elles ont en commun et ce qui fait la différence entre elles. Ce qui est à considérer absolument, c’est l’étude des opérations logico-discursives, dont tout locuteur se sert lorsqu’il parle. On peut les dire logiques parce qu’elles sont des opérations de pensée et discursives dans la mesure où la pensée se manifeste à travers un discours. 1 Jean Baptiste GRIZE, op cit. , p. 32. 359 7.7.5. Quelques principes de l’argumentation Enumérons-en quelques uns en nous inspirant des analyses d’Oswald Ducrot et de J.C Anscombre qui leur donnent ce nom. Ils expliquent le choix d’une expression ou d’un sujet plutôt que d’un autre, mais guident aussi l’auditeur dans sa reconstitution du sens, car le locuteur, censé les respecter, n’est pas libre d’affecter à un énoncé un sens qui les enfreindrait. Ces lois sont en effet des sortes de conventions, analogues aux règles d’un jeu : qui prend part au jeu en accepte les règles, sinon il se rend coupable de tricherie. De même, qui se sert du langage se soumet à ses lois, sous peine de se marginaliser. La première est la loi de la sincérité. On est tenu de ne dire que ce qu’on croit vrai et même que ce qu’on a des raisons suffisantes de tenir pour tel. Autrement, on s’expose à l’accusation de parler à la légère. Sans cette convention, aucune espèce de communication, même le mensonge, ne serait possible, puisque l’auditeur n’accorderait a priori aucune confiance au locuteur. Apparemment, cette loi va de soi. Mais elle ne vaut que dans la mesure où le langage a une fonction descriptive. Lorsque la fonction est autre, par exemple dans un roman, où les descriptions sont, par convention illusoires, elle est sans objet. Il est donc normal que certains indices révèlent au destinataire si oui ou non elle s’applique. C’est bien pourquoi on fait figurer les indications « Roman » ou « Nouvelle » sur la couverture des livres qui appartiennent à ces genres. Mais comme la littérature d’imagination est aujourd’hui dominante, on se dispense souvent de les donner. Il y a donc des possibilités de méprise, en particulier à l’oral où les indices, à supposer qu’ils existent, sont de toute façon plus fugitifs. La plaisanterie, dont le sens consiste à faire comme si ce qu’on disait était vrai alors que ce ne l’est pas, consiste de ce point de vue un domaine à haut 360 risque : l’auditeur peut prendre l’énoncé « au sérieux », ce qui entraine de fâcheux quiproquos. En second lieu, le fonctionnement du langage est soumis à une loi d’intérêt selon laquelle on n’est en droit de parler à quelqu’un que de ce qui est susceptible de l’intéresser. Ainsi s’expliquerait la difficulté d’engager la conversation avec un inconnu : on ne sait pas quel sujet aborder avec lui sans violer la convention d’intérêt. Aussi existe-t-il des sujets passe-partout, censés intéresser tout le monde et bien commodes pour nouer connaissance, le temps qu’il fait par exemple. Tout le monde est concerné par le chaud, le froid, la pluie, le soleil…Mais, il est des privilégiés qui échappent à cette exigence. Ce sont les dépositaires de l’autorité dont la parole s’impose à tous comme si elle était de soi intéressante. C’est ainsi que les enseignants, en tant que représentants qualifiés de la société, ont droit à la parole devant leur auditoire. Si, à ce qu’ils disent, celui-ci ne prend pas effectivement intérêt, il n’a d’autres ressources que de penser à autre chose ou de donner un exécutoire à son mécontentement sous forme de chahut. A peu près tous les principes qu’on peut invoquer connaissent, en effet des exceptions, qu’on ne peut expliquer qu’en recourant à d’autres principes, parfois franchement contradictoires. Ainsi en est-il justement de la loi d’informativité. D’après elle, un énoncé doit apporter à son destinataire des informations qu’il ignore. Sinon, le locuteur s’oppose à des ripostes du type « Je le sais déjà » ou « Tu ne m’apprends rien ». Pourtant, en parlant de la pluie et du beau temps, on enseigne généralement rien à son interlocuteur. Tout se passe comme si devant une urgente obligation de parler et devant la nécessité de satisfaire les principes régissant la parole, on donnait la priorité à la convention d’intérêt sur la convention d’informativité. 361 Par ailleurs, un énoncé bien formé, s’il doit contenir de l’information neuve, doit aussi rappeler des choses connues. C’est de la redondance. Dans le cas contraire, il semble que la trop grande information, dépassant les capacités d’assimilation de l’auditeur, gêne la compréhension. Les linguistes ont distingué à ce point de vue dans tout énoncé le thème et le rhème, on dit aussi au lieu de rhème, focus ou propos, le thème reprenant le déjà connu et le rhème constituant l’apport original exigé par le principe d’information. D’autre part, l’expression de l’information semble obéir à une loi dite d’exhaustivité, stipulant que le locuteur est tenu de donner, dans un domaine donné, l’information maximale compatible avec la vérité. Entendant dire quelqu’un qu’il a trois enfants, on comprendra qu’il n’en a pas quatre, ce qui pourtant n’est pas explicite. Or, il existe un procédé exactement inverse, celui de la litote qui consiste à dire moins qu’on ne veut laisser entendre. Ainsi, dans Le Cid, Chimène adresse à Rodrigue un « Va, je ne te hais point » qui en réalité signifie qu’elle l’aime, et qu’il comprend ainsi ; un tel énoncé signifierait qu’il lui est indifférent, si c’était la loi d’exhaustivité qui s’appliquait. Mais on est loin encore d’avoir répertorié tous les mécanismes expliquant pourquoi parmi ces lois c’est tantôt l’une tantôt l’autre qui s’applique. De même, à ce jour, nul n’a fourni une liste complète des lois de discours. Le philosophe américain Paul Grice1 a dégagé des « maximes conversationnelles », ressortant d’une « logique de la conversation » et auxquelles les interlocuteurs seraient tenus de se conformer. Au nombre de quatre : quantité, qualité, pertinence, et manièreelles dépendraient toutes d’un principe très général de la coopération, applicable à l’ensemble du comportement humain et donc à la conversation. Elles recoupent en partie les lois du discours décrites ci-dessus. Sous la forme que Grice leur donne, elles ont du reste un champ d’application 1 Paul GRICE, Logique et conversation, Cambridge, Cambridge University Press, 1979. 362 restreint, car elles ne valent que pour les aspects descriptifs vériconditionnels de la conversation. Pour Jürgen Habermas, le processus d’intercompréhension caractéristique de l’agir communicationnel vise une entente qui dépend de l’adhésion rationnellement motivée au contenu d’une expression. Lokadi renchérit en précisant que : « l’entente mutuelle constitue l’au-delà capable de sauvegarder la société moderne dominée par la transmutation des valeurs par l’homme du ressentiment, de sa dérive morale. Cette entente se confond au principe universel et universalisable de la vie de la raison. Celle-ci exige que l’éthique de la discussion ou de la rhétorique repose sur des règles(…)1 ». Voici ces règles : 1. Tout sujet capable de parler et d’agir doit pouvoir prendre part à des discussions ; 2. Chacun doit pouvoir faire admettre dans la discussion toute affirmation, qu’elle quelle soit ; 3. Aucun locuteur ne doit être empêché par une pression autoritaire qu’elle s’exerce à l’intérieur ou à l’extérieur de la discussion de mettre à profit ses droits tels qu’ils sont établis. Ces règles à prétention universelle constituent le canon de la vie dialogale, canon sans lequel on verse dans le règne violent du logocentrisme. Conclusion partielle A travers la problématique du sens, ce chapitre a tour à tour présenté l’argumentation comme logique non formelle, comme transfert d’adhésion et comme logique discursive avant de proposer quelques principes de l’argumentation, à savoir, la sincérité, l’intérêt, l’informativité et l’exhaustivité. Le présent chapitre a eu le mérite de montrer que la logique formelle par la déduction, nous met devant un transfert de la véridicité par 1 Rudolf LOKADI LONGANDJO, Logique et argumentation, Kinshasa, Guy l Etat collection, 2007, p.127. 363 laquelle, la vérité se transfère des prémisses à la conclusion. L’argumentation comme logique non formelle opère en nous mettant devant un transfert d’adhésion en assumant les prémisses comme preuves, alors il est nécessaire d’assumer la conclusion comme vraie. Le problème de l’adhésion tient à la force des arguments mise en évidence par l’intermédiaire du langage naturel. Quelques règles considérées comme canon du discours clôturent le chapitre, annonçant ainsi le paradigme de la pragmatique Habermassienne de la communication universelle. CHAPITRE 8 : ATOUTS DE LA PRAGMATIQUE UNIVERSELLE DE JÜRGEN HABERMAS Introduction Ce chapitre se propose de caractériser le rôle moteur des principes du discours en tant que piliers de la logique non formelle dans l’économie d’une pragmatique de la communication universelle. 8.1. L’ARGUMENTATION ENTRE PLURALISME ET CONSENSUS. Chantal Mouffe parlant du politique et de ses enjeux écrit : “La démocratie est en péril, non seulement quand il y a un déficit de consensus sur ses institutions et sur l’adhésion aux valeurs qu’elle représente, mais aussi quand sa dynamique agonistique est entravée par un apparent trop-plein de consensus qui peut facilement se retourner en son contraire”1. Dans la culture publique des démocraties modernes, la question du pluralisme est fondamentale, si importante, qu’elle est considérée comme l’essence de la démocratie2. L’analyse et l’interprétation de la démocratie ressortissent à un travail d’écriture que Claude Le Fort appelle “écrire à l’épreuve du politique” qui signifie “la dissolution des repères de la certitude”. Mais, la démocratie est-elle réductible à cette seule finalité pluraliste ? L’invention démocratique de la modernité réside-t-elle dans la seule démarche agonistique, c’est-à-dire dans la mise en évidence de ce qui dans la société est facteur de conflit, de lutte ? Une démocratie viable ne se nourrit- elle pas aussi de la négociation, de compromis, de sphères de consensus ? Quelle forme de consensus peut alors permettre -une 1 Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte, 1994, p. 16 2 Voir Michal Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997. 365 démocratie viable ? Y a t-il compatibilité ou non entre la recherche de consensus et le fait du pluralisme ? C’est pour élucider ce problème précis que nous pensons utile de recourir à la philosophie politique de Jürgen Habermas. Héritier du siècle des Lumières et de la “Théorie critique” (Ecole de Francfort), Habermas propose un ambitieux projet de défense de la modernité. Il cherche à reconsidérer les potentialités émancipatrices de la démocratie à travers une théorie du consensus par la libre discussion. Mais, c’est surtout en s’inspirant de la théorie des actes de langage (Austin, Searle, Strawson, Grice) présentée comme une “pragmatique universelle” que Habermas va formuler une conception de la démocratie comme communication et discussion dans un espace public. La rationalité communicationnelle de la démocratie recherche l’entente et l’accord entre des sujets capables d’agir et de parler en vue d’une action commune. Cette théorie du consensus, qui se veut une réinvention de la modernité, assume telle correctement les enjeux du pluralisme ? 8.1.1. La modernité de la critique Dans un texte, La Philosophie de l’histoire, Kant se pose la question “qu’est ce que les Lumières ?” et répond : “la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui...”1 Les Lumières dont il s’agit sont celles de la raisonentendement, dont la fonction est de guider les hommes vers la majorité intellectuelle et l’autonomie morale. Grâce à elle, l’homme peut s’affranchir de toutes les tutelles, ne plus se soumettre à une loi étrangère à sa propre conscience, n’obéir qu’à lui-même, Tel est le sens de la devise fondatrice de la modernité : SAPERE AUDE. 1 Emmanuel KANT, La philosophie de l’histoire, trad. De S. Ploletta, Paris, Gallimard, 1947, P.46. 366 Ce programme des “Lumières” ne semble pas s’être totalement réalisé. Selon Alastair Mac lntyre. Ce projet qui avait l’ambition de fonder une morale sécularisée, indépendante des hypothèses de la métaphysique et de la religion, aurait échoué1 Horkheimer, un théoricien de l”Ecole de Francfort, avait fait le même constat, des années auparavant, lorsqu’il déclarait que la modernité s’était illustrée dans la réalisation de l’empire de la rationalité de l’entendement ou rationalité instrumentale, mais qu’elle capitulait devant les fins et normes morales, pour les laisser à des décisions arbitraires et à des attitudes passionnelles : « La raison est calculatrice. Elle peut établir des vérités de fait et des relations mathématiques, mais rien de plus. Dans le domaine pratique, elle ne peut parler que des moyens. A propos des fins, elle doit se taire”2. Dans leur interrogation sur l’échec de I’“Aufklàrung”; Adorno et Horkheimer optaient pour une scission avec la rationalité moderne dans ce qu’elle comportait de totalitaire et de triomphaliste. La “Théorie Critique” plaide pour une “rupture épistémologique” et méthodologique avec le développement emphatique progressiste et universaliste de la « raison dans l’histoire ». Habermas, quant à lui, s’emploie non à déconstruire, mais à reconstruire le projet des lumières. Il estime que la modernité est bien plus un « projet inachevé », qu’un échec définitif, il faut donc le repenser en critiquant certes ce que la raison peut avoir de totalitaire, mais aussi en rouvrant un nouveau concept de liberté qui ne se définirait plus négativement mais positivement, et de vérité. C’est à juste titre que Jean Godefroy BIDIMA peut écrire : « La modernité est en gestation et si elle se présente comme inachevée, il faut recomposer les jeux de discours et changer de paradigmes. Habermas s’inscrit dans une dialectique entre la continuité et la discontinuité dans l’histoire »3. 1 A Mac Intyre, After Virtue, Indiana, South Bend, University Press, 1981, p.52. Max HORKHEIMER, Eclipse de la raison, trad. J. Debonzy, Paris, Payot, 1974, p.182. 3 Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine. De l’Ecole de Francfort à la « Docta Spes Africana », Paris, Publications de la Sorbonne, 1993, p. 83. 2 367 Ce qui préoccupe Habermas c’est de bâtir une théorie critique de la société, qui s’appuie sur la base d’une raison communicationnelle et qui noue avec les sciences sociales et toute activité intellectuelle une coopération déclarant une exigence d’argumentation rationnelle. En d’autres termes, l’intention philosophique de Habermas est de fournir les conditions de possibilité d’une existence sociale libérée de la contrainte. Il s’agit, en renouant avec l’invention de la modernité, de repenser le sujet et sa possibilité de repolitisation dans la sphère publique1. Pour exécuter ce programme, Habermas fait une critique en règle des « philosophes de la conscience » et redéfinit le concept d’émancipation. 8.1.2. Critique de la subjectivité moderne Réinventer la modernité chez Habermas consiste à sortir de la philosophie du sujet2 Cela peut paraître saugrenu et osé quand on sait que la constitution de la modernité philosophique repose sur l’affirmation que l’homme est une conscience. C’est ce qui le définit comme individu autonome, comme “subjectivité réfléchie”, c’est-à-dire comme un acte réflexif. A travers l’irruption de la subjectivité, ce qui est en jeu c’est moins l’affirmation d’une condition accomplie ou d’une réalisation de l’autonomie individuelle que l’énonciation d’une prétention d’être l’auteur de ses actes et de ses représentations. Le travail de la modernité élève la présomption d’être une érosion des principes d’autorité et de tradition. Il y a plusieurs versions de la philosophie de la conscience, que ce soit le méthodisme de Descartes, la phénoménologie de Husserl, l’idéalisme transcendantal de Kant, la dialectique de Hegel, dans une certaine mesure, l’ontologisme de Heidegger, l’existentialisme humaniste de Sartre. 1 Cf. Jürgen HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences. Trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988. 2 Idem, p.348. 368 De quelle philosophie de la conscience s’agit-il ? Habermas prend comme principale cible, la conception cartésienne, qui a connu une prodigieuse postérité dans les “Temps Modernes”. Hegel ne pensait pas si bien dire lorsqu’il appelait Descartes “le père de la philosophie moderne”. La philosophie de Descartes repose sur une “évidence première” : cogito ergo sum. C’est autour de ce principe que va se cristalliser la promotion philosophique du “moi” ou l’affirmation du sujet comme “réalité séparée” ou comme substance. Descartes parlera de rescogitans. Laissons de côté la découverte de cette vérité rationnelle, notamment l’itinéraire du doute méthodique. Disons, pour faire vite, que le cogito cartésien est la découverte de la certitude simultanée de l’existence d’un « je » et de l’acte de “penser”: le sujet n’est sujet que s’il se sait “pensant, sentant, voulant, doutant”1. C’est cela la conscience: agir de quelque manière que ce soit et savoir qu’on est soi-même par cet acte là-même. Quand je dis “je”, je dis “je pense”. Précisions que “penser” chez Descartes ne se réduit pas à l’activité intellectuelle, mais c’est tout acte de conscience. Une telle philosophie de la conscience est réflexive ou, pour employer un terme électronique, autoreverse. Habermas conteste l’auto-référentialité du sujet conscient de soi : celui-ci prétend être la source ultime de légitimation de tout, y compris de lui-même. C’est un sujet solipsiste qui se pose comme maître ou juge arrogant et suffisant2. Alain Renaut conteste la critique de la subjectivité moderne par Habermas. Faisant appel à ses travaux, il estime que toutes les figures du sujet ne sont pas solipsistes. A son avis, Habermas commet une franche erreur de perspective en s’obstinant à répéter que pour réintroduire ce rapport à l’autre dans la réflexion de l’humanité, il faudrait échapper au paradigme du sujet. 1 René Descartes, Deuxième méditation métaphysique, in Méditations métaphysiques, Paris, Larousse, 1973, p.39-40. 2 Voir Alain Renaut, L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet, Paris, Hatier, .1995. 369 Dans l’histoire de la subjectivité moderne, certaines conceptions, notamment celles de Kant et de Fichte, échappent au solipsisme, car elles considèrent l’intersubjectivité comme une dimension constitutive de la subjectivité. Habermas, au dire d’Alain Renaut, se trompe en homogénisant l’histoire de la subjectivité, en faisant du cogito cartésien la vérité de la philosophie du sujet. Une telle position implique une considération chosiste et dédaigneuse de l’autre, qu’il soit objet ou autre sujet. En conséquence, le sujet est pensé comme sujet absolu et solitaire. il se pose comme autotélique : il est sa propre finalité. Il n’est tributaire de rien ni de personne. Cette hypostasiation de l’Ego est au fondement d’une vision progressiste de l’histoire, où la Raison, la « déesseRaison » est présentée de manière emphatique. Du coup, l’histoire devient la « manifestation » de la rationalité. Contre une telle conception, Habermas réactive la critique nietzschéenne du sujet en l’articulant à la psychanalyse freudienne. Cela l’amène à penser le monde comme un lieu d’effectuation déformante et pathologique de la rationalité. Par là Habermas s’accorde avec les penseurs de la tradition nietzschéenne, Heidegger, Bataille, Foucault, Derrida, pour ne citer que ceux-là, dans leur effort pour ébranler le logocentrisme occidental. Il rejoint ces derniers dans le contact d’un épuisement du paradigme du macro-sujet métaphysique. Mais, philosophes restent Habermas montre par ailleurs comment ces négativement obnubilés par ce sujet et la raison instrumentale qu’ils veulent détrôner. A ces pensées aporétiques, Habermas oppose sa théorie intersubjective du langage et d’une raison communicationnelle. Habermas critique chez les interprètes de Nietzsche la présence d’un raisonnement hégélien affolé qui sera tour à tour dionysiaque, surréaliste, déconstructeur, post-moderne. La théorie de la Raison communicationnelle1 se veut une reconstruction thérapeutique de la modernité, malade d’elle-même, un 1 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard, 1987. 370 décentrement du sujet renfermé sur lui-même. Habermas parle de « décolonisation du monde vécu ». Une telle entreprise-on s’en doute biennécessite une définition du sujet libéré de son identité narcissique et de la manipulation stratégique. Il y a quatre modalités d’agir chez Habermas : l’agir régulé par des normes, l’agir expressif, l’agir stratégique et l’agir communicationnel. Retenons ici la distinction qu’Habermas fait entre « agir communicationnel » et « agir stratégique » : « L’agir communicationnel se distingue(…) de l’agir stratégique en ce qu’une coordination réussie des actions ne s’appuie pas sur la rationalité finalisée des plans d’action chaque fois individuels, mais sur la force rationnellement motivante d’efforts entrepris en vue de l’entente, et donc en ce qu’elle s’appuie sur une rationalité qui se manifeste dans les conditions appropriées à un accord obtenu par la communication »1. Il faut libérer le sujet de sa prison solipsiste. D’où le concept « d’émancipation ». 8.1.3. Le concept d’émancipation Le concept d’émancipation chez Habermas est polémique. Il s’oppose à la domination dont les figures sont : la dépolitisation des masses et la reféodalisation de la société par la soustraction ou la confiscation de la publicité de la sphère publique. L’émancipation est anti-élitiste, car elle est la possibilité pour chacun et tous de vivre comme sujet libre est susceptible de participer à la discussion. L’émancipation suppose une sortie de la solitude et une reconnaissance réciproque des protagonistes de l’interaction sociale. Il y a, à travers cette conception, une problématique de la dialectique sociale, des rapports entre le sujet et la société, de la sphère privée et de la sphère publique dans la société. 1 Jürgen Habermas , La pensée post-métaphysique, Paris, Armand Colin, 1993, p.72. 371 Le concept d’émancipation a un enjeu politique important. Le public et le privé entretiennent des rapports de négation et de constitution réciproques. La “publicité de la chose publique” n’appartient à personne. Repenser le sujet c’est l’articuler à l’espace public contre les « arcana imperii et les manipulations princières »1 L’émancipation chez Habermas ne peut se comprendre que juxtaposée à “l’activité communicationnelle”, dont le but est d’établir l’intercompréhension dans le cadre d’une communication non retorse. C’est dire qu’il faut comprendre le sujet comme un sujet dialogique sous le paradigme de l’intersubjectivité médiatisée par le langage. Ce paradigme contredit le modèle téléologique du sujet autosuffisant dont les seuls rapports s’établissent dans la dialectique conquérante Sujet:/objet. Avec la problématique de l’interaction communicationnelle, le sujet sort de son arrogance en s’ouvrant à l’altérité. Ainsi s’instaure la dialectique Sujet-Sujet. On est chacun vis-à-vis d’autrui et la question morale ne se pose véritablement que pour une conscience qu’interroge la présence d’un autre que soi, qu’il soit ami ou ennemi, étrange ou familier2. Comme telle, l’émancipation est un processus de rationalisation subjective. Habermas estime que jusqu’à Max Weber la relation entre rationalité et modernité allait de soi : on considérait que la vie était d’autant plus moderne qu’elle était davantage soumise à des normes rationnelles. Aujourd’hui, et ce depuis Nietzsche, le « projet moderne » est remis en question non seulement dans les limites de sa mise en œuvre, mais aussi dans sa conception même. Pour Habermas, l’émancipation est une entreprise de rationalisation. Nous devons donc revenir à Hegel, estime-t-il, si nous voulons entrer dans la modernité et émanciper l’homme. Pour lui, le signalement hégélien de ce qui est moderne se manifeste en quatre points : 1 Jürgen HABERMAS, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Trad. Marc B Delauney, Paris, 1978, p.16. 2 Voir Jacques. DERRIDA, Politique de l’amitié, Paris, Gallimard, 1996. 372 l’individualisme des mœurs, le droit de critique, l’autonomie de la conduite, la philosophie idéaliste. 8.1.4. La morale au risque de l’altérité “Que dois-je faire” ?, c’est ainsi que Kant aborde l’interrogation morale, c’est-à-dire le domaine des valeurs et des normes. La question morale n’est plus, comme chez Aristote, la préoccupation existentielle de savoir comment mener une vie bonne, mais l’exigence de savoir à quelles conditions une norme peut être dite valide. Kant est convaincu que les questions pratiques sont “susceptibles de vérité”. On trouve dans cette tradition du cognitivisme moral des approches théoriques aussi importantes que celles de Kurt Baier, Marcus-George Singer, Paul Lorenzen, Ernst Tugendhat et surtout John Rawls et Karl-Otto Appel. Habermas se situe dans cette filiation philosophique, qui défend la priorité du juste sur le bien. Cependant, il met en question le cognitivisme dogmatique qui assimile les énoncés normatifs et les énoncés descriptifs. Notons que cette éthique s’oppose aux théories intuitionnistes de la valeur, mais aussi au scepticisme moral. au décisionnisme et à l’émotivisme. Elle combat aussi le prescriptivisme qui rapporte, quant à lui, les énoncés normatifs en modèle des énoncés intentionnels. L’éthique à reconstruire a deux tâches: 1)- trouver un principe qui suscite l’accord et résiste à la “guerre des dieux” ou “polythéisme des valeurs1, 2) fonder cet accord ou conférer à ce principe une validité pratique différente de la validité des vérités logico-mathématiques. C’est pourquoi Habermas prône une morale : - déontologique : recherche de fondation de la validité prescriptive des obligations et des normes d’action. - Cognitiviste : les questions pratiques sont susceptibles de vérité. On peut donc en faire la connaissance rationnelle. 1 Voir Sylvie MESURE et Alain RENAUT, La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs, Paris, Grasset et Fasquelle, 1996. 373 - Formaliste : la validité des normes est formelle, en ce sens qu’elle repose sur la procédure de discussion. - Universaliste : une norme morale doit pouvoir valoir pour tous les interlocuteurs de la discussion et au-delà des limites étroites de la culture et de l’époque données. On pourrait penser, à partir de là, que l’éthique habermassienne est de part en part kantienne. Ce n’est pas le cas. En fait, Habermas se différencie de Kant sur trois points essentiellement : 1/ Habermas abandonne la doctrine kantienne des deux règnes, le règne de l’intelligible et le règne du phénoménal. Il refuse donc le dualisme empirico transcendantal qui reflète la dialectique positiviste Sujet/objet1. 2/ Habermas récuse le règne purement intérieur ou nomologique de Kant, selon laquelle la loi morale doit être expérimentée in foro interno (”dans la solitude de la vie de l’âme” selon les mots de Husserl, “la loi morale en moi”. dit Kant). Au contraire, l’éthique habermassienne plaide pour que I’intercompréhension sur l’universalisation des intérêts soit le résultat d’une discussion publique réalisée intersubjectivement 3/ Habermas prétend avoir résolu le problème de fondation de la théorie morale que Kant a finalement court-circuité par le recours catégorique à un “fait de raison”, l’expérience de la contrainte du devoir. Kant ne fait que poser sous la forme du fondement ce qu’il s’agit précisément de fonder. En cela, Habermas reprend la critique de Hegel contre Kant, selon laquelle l’affirmation d’un fait -fût-il “fait de raison” - ne peut servir de validation normative ou de justification. Du fait on ne passe pas logiquement au droit. L’indicatif ne peut fonder l’impératif. Habermas prétend avoir fondé les bases d’une éthique vraiment universelle grâce à la validation du principe d’universalisation par le biais des intuitions morales acquises en société et 1 Cf. la critique du positivisme de Comte et de Mach dans Jürgen HABERMAS, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976, pp 34-35. 374 des présuppositions universelles de la discussion. La question fondamentale de la théorie morale est : « Comment le principe d’universalisation, qui est le seul à pouvoir rendre possible l’entente mutuelle par l’argumentation, peut-il être lui-même fondé en raison ? »1 C’est autour de cette problématique fondationnelle que s’est noué le débat Habermas-Apel. 8.1.5. Le débat Habermas-Apel2 Tous les deux sont héritiers du “tournant linguistique” (herméneutic linguistic, pragmatic turn)3 Ils partagent donc la même préoccupation d’échapper à une philosophie du sujet ou de la conscience parce que celle-ci, à leurs yeux, serait incapable de reconnaître l’activité communicationnelle comme constitutive de l’humanité. C’est pourtant sur la base de cet héritage commun que le débat entre Appel et Habermas va se développer. De toutes les éthiques cognitivistes, Habermas considère que la tentative d’Apel est l’approche la plus prometteuse. Mais, cette théorie n’a pas été réalisée de manière conséquente, c’est-à-dire dans les limites de la raison pragmatique. Aussi Habermas entreprend-il de rendre convaincante cette évaluation du champ actuel de l’argumentation, en présentant un programme qui aura pour objet de fonder en raison l’éthique de la discussion. Néanmoins, l’éthique proposée par Habermas doit énormément à l’Ethique de la discussion de K.O. Appel. Signalons par cette même occasion qu’Habermas pour sa part a écrit un livre intitulé De l’éthique de la discussion. Habermas ne s’en cache pas: “parmi les philosophes vivants, 1 Jürgen HABERMAS, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Trad. C ; Bouchindhomme,Paris, Cerf, 1986,p.65. 2 Lire à ce propos Jean-Marc FERRY, Habermas, l’éthique de la communication, Paris, P.U.F., 1987, p.475-521. 3 Voir Karl Otto APEL, Penser Habermas contre Habermas, Paris, Editions de l’Eclat, 1990,. 375 écrit-il, nul n’a déterminé la direction de ma pensée aussi durablement que KarlOtto Apel”1. Apel propose une fondation pragmatico-transcendantale à partir des présuppositions pragmatiques universelles de l’argumentation en général. C’est dire que dès que l’on argumente dans une discussion, on est contraint de considérer et de traiter l’autre comme un partenaire égal. On retrouve ainsi le contenu du principe d’universalisation dans les présuppositions de la discussion. Qu’on argumente pour ou contre, cela ne change rien. Par le fait même d’argumenter, on reconnaît implicitement le principe d’universalisation. Habermas accepte de fonder le principe d’universalisation sur les présuppositions de l’argumentation. Cependant, il refuse de donner à cette “déduction” le statut de fondation ultime. Pour lui, il n’est ni nécessaire ni efficace d’émettre une exigence aussi forte, qui d’ailleurs, à son avis, s’avère “trop faible pour briser la résistance que le sceptique conséquent ne manquera pas d’opposer à toute forme de morale rationnelle »2. En effet, pense Habermas, le principe d’universalisation ne peut pas être fondé en alléguant le simple fait qu’il n’y a pas d’autre règle argumentative. Cette reconnaissance factuelle ne peut tenir lieu de justification éthique. Du reste, les présuppositions ne valent que dans l’espace de l’argumentation. Rien n’oblige à les accepter quand on passe de la discussion à l’action. Apel fait montre de fondamentalisme métaphysique. Il oublie que l’éthique de la discussion est une assomption du linguistic turn, qui implique que le langage commande l’émergence de la relation à autrui et donc une critique de la fondation métaphysique. Toute connaissance étant médiatisée par le langage, les normes ne se justifient pas elles-mêmes, en dehors de- la communauté argumentative. 1 2 Jürgen HABERMAS, “Preface “ à Morale et Communication, p.21. Idem,p.65. 376 Voilà le tournant de la pragmatique langagière. Elle condamne toute tentative de fondation ultime des règles argumentatives, car celle-ci donne le primat à la justification spéculative sur la discussion ou sur les activités et pratiques finalisées des sujets parlants. Il n’y a donc pas de préjudice à penser la pragmatique sans une fondation ultime. Celle-ci rendrait impossible une théorie critique de la société. Comme l’écrit Christian Bouchindhomme: “(...) « l’absence de fondation ultime est la garantie d’un débat permanent faisant effectivement du projet de la modernité un projet inachevé. Je ne suis pas loin de penser que l’entreprise développée ici par Habermas a entre autres ambitions celle de faire rempart aux risques de dogmatisation que fait courir Apel à sa propre théorie. » 1 Malgré les objections de Habermas, Apel “persiste et signe”. Il pense mordicus que hors de la fondation transcendantale ultime, il n’y a que la position décisionniste. Apel a même beau jeu de reprocher à Habermas de reculer de paresse intellectuelle devant l’exigence ardue de la fondation morale et de se réfugier derrière un historicisme confortable2. Habermas va t-il chercher meilleure fondation que Karl-Otto Appel ? Non, pour lui la question n’est pas là, car la démarche “déductivo-nomologique” n’est ni la plus appropriée ni nécessaire. Une éthique, pense t-il, ne peut pas être une science déductive, mais la reconstruction d’un savoir déjà donné dans un “monde vécu”. Selon lui, il existe dans la société des intuitions acquises dans les processus de socialisation par lesquels les individus peuvent reconnaître leur commune humanité et s’entendre. 1 2 Christian BOUCHINDHOMME, “Introduction” à J. Habermas, Morale et communication, p.16 Cf. Karl Otto Apel, Penser Habermas contre Habermas, Paris Editions de l’éclat, 1990. 377 8.1.6. Argumentation et “vérité consensuelle”? Habermas a défendu l’approche cognitiviste de l’éthique “contre les louvoiements métaéthiques pratiqués par les théoriciens qui adoptent visà-vis des valeurs une attitude sceptique” 1Pour répondre aux sceptiques, il estime qu’il suffit d’expliciter les procédures et normes par lesquelles les questions pratiques sont justifiables. Habermas s’en prend, entre autres, au faillibilisme absolu de Hans Albert et de Karl Raimund Popper, pour qui il est possible de douter de tout. Dans le prolongement de la “querelle allemande des sciences sociales”, il reproche à Popper son positivisme. Popper n’est pas positiviste à la manière où l’on parle en France du positivisme de Comte. Dans le débat allemand contemporain, le positivisme est la conception qui refuse qu’il soit possible de parvenir à la certitude, à l’opinion vraie ou vraisemblable à propos d’un sujet éthique, juridique, politique. Léo Strauss dans Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986, désigne comme positiviste la thèse wébérienne de l’irréductibilité des valeurs, c’est-à-dire de la « neutralité axiologique » du décisionnisme, de la position selon laquelle les systèmes de valeurs sont équivalents, correspondent à des choix arbitraires et que « la guerre des dieux est inévitable » Le même usage du mot « positivisme » a cours dans la « querelle » qui oppose l’Ecole de Francfort à Popper. Il y a une autre conception du positivisme dans la philosophie française, de Comte à Durkheim. Pour ces derniers, le positivisme est l’attitude scientifique par excellence, qui relativise la coupure entre les faits et les valeurs. Le positivisme est la conviction selon laquelle tout peut devenir scientifique. Il suffit, pour cela, de tout réduire au modèle de l’exactitude logicomathématique. Le prototype de la connaissance scientifique est la physique. 1 Jürgen Habermas, Morale et communication, p.78. 378 Le positivisme français est un physicalisme. Dans la tradition positiviste française, on est aux antipodes de la conception allemande. Cependant, il y a un présupposé commun aux deux traditions : la seule forme d’objectivité concevable est celle de la science. Ce même présupposé scientiste produit deux antithétiques : 1) en France, c’est un scientisme optimiste et conquérant. Toute connaissance peut être réduite à la science, à la vérité des faits, 2) en Allemagne, c’est un scientisme pessimiste qui ne croit pas au caractère illimité du progrès des sciences. La rationalité scientifique ne peut résoudre toutes les questions que se pose l’esprit humain. Ce qui déborde la vérité scientifique doit être laissé à d’autres types de rationalité. Au fond, ce qui est en jeu ici concerne la prétention à dire et à articuler le vrai. Habermas s’oppose à ceux qui, comme les “nouveaux philosophes” en France et Richard Rorty aux Etats-Unis d’Amérique, dénoncent un certain fondamentalisme de la philosophie dans son ambition d’assigner à la science son champ de pertinence et ses limites. Cela est bien visible dans la tentative philosophique de répondre aux questions qu’est-ce que la vérité ?“, “quel est le sens de la vie humaine ?“ Habermas pense que cette prétention n’est ni vaine ni illusoire. Pour lui, la philosophie a un rôle essentiel de médiation de la rationalité et d’interprétation critique de ce qui se dit. C’est pourquoi, il fait un détour du côté de la philosophie du langage ordinaire pour jeter les bases sur lesquelles sera édifiée l’éthique du “discours universel argumenté”, dont le but est de garantir au sein de l’intercompréhension une communication non distorse, c’est-à-dire préservée de la violence et de l’idéologie. Habermas adopte alors la théorie des actes de langage de Searle, pour qui le “vrai” et le “faux” sont liés aux assertions ou actes de parole constatifs. Habermas s’écarte de cette thèse en 379 soulignant que les assertions sont des énonciations circonstancielles, épisodiques, tandis que la vérité a un statut d’invariance. Qu’est-ce que la vérité chez Habermas ? Avant de répondre à cette question, le philosophe de Francfort entreprend d’abord de réfuter les théories “faillibilistes”, positivistes et métaphysiques de la vérité. Jean-Godefroy Bidima en fait un résumé en écrivant : « La vérité (chez Habermas) n’est ni “adéquation” de la chose et de l’intellect, ni même une vision en Dieu grâce à la “lumen naturale”, ni non plus l’évident dans la sainte clarté ! distinction sous la surveillance de la véracité divine. Ce ne sera même pas l’efficace, l’utile, le réussi. Qu’on ne la cherche pas du côté de la sensation que coordonnerait l’habitude, ni même du côté de la conjugaison des intuitions sensibles et des catégories de l’entendement. Elle ne se situe pas encore dans la révélation, l’anamnèse et l’attente de l’Etre qu’un mauvais commerce avec l’étant aurait obscurci et oublié, enfin, qu’on ne la croie pas transcendantale et enfouie dans les mystères de “l’Autre (…,) qui, tapi à l’ombre de son insondabilité, nous intrigue et nous angoisse”. Pour Habermas, le problème de la vérité est ramené à l’action et au langage, pour être précis, à la discussion durant laquelle les prétentions des énoncés à la validité sont problématisées »1. Ainsi donc, un énoncé est dit “vrai” lorsque la prétention à la validité qu’il exprime est justifiée. Le lieu d’épreuve de la vérité c’est l’argumentation. La vérité naît de la discussion, laquelle peut concerner les intérêts aussi bien théoriques que pratiques. Il y a quatre prétentions à la validité d’un énoncé: 1/-l’intelligibilité, c’est-à-dire la faculté de la pratique discursive ; 2/- la vérité en tant que prétention à dire les “états- de-choses” existants ou le monde objectif ; 3/- la justesse comme capacité de porter un jugement critique, valable sur l’ensemble des “relations interpersonnelles légitimement établies” ou le monde de la communauté sociale ; 4/- la sincérité, c’est-à-dire l’aptitude à exprimer ses souhaits, ses désirs, ses intentions, bref “l’ensemble des expériences vécues auxquelles chacun a le 1 Jean-Godefroy BIDIMA, op cit, p.78. 380 privilège d’accéder” ou le monde subjectif de façon authentique et crédible. Il est clair, avec cette conception de la validité argumentative, que les questions pratiques sont concernées par l’exigence de vérité, puisque, au moins, deux prétentions sont du domaine pratique: la justesse et la sincérité. Cette conception, on le voit bien, repose sur une vision selon laquelle un sujet n’est acteur de sens que s’il est doué de compétence communicative. Cette “expertise” va au-delà de l’aptitude à manipuler un ensemble de signes et de règles normatives abstraites propres à une langue. Cette définition serait celle de Noam Chomsky. Habermas va plus loin en considérant la compétence communicative comme une faculté de discussion, c’est-à-dire d’échange d’arguments. L’épreuve, au sens du latin “probare”, communicatiorinelle est à la fois une expérience linguistique et un travail de justification. Ce n’est pas de tout repos. Elle n’a rien d’une gymnastique journalistique ou d’un propos de salon littéraire. C’est, dans les termes de Paul Rïcœur, une “ascèse de l’argument”. Tout le monde est convié à ce labeur, qui n’est porté par aucune élite. En effet, les “affaires” de tous doivent faire l’objet du consentement universel. On se souvient du principe classique de droit: “Quod omnes tangit ab omnibus approbali debet”. C’est au fond cette idée qui est derrière la thèse habermassienne de l’intercompréhension ou l’entente mutuelle. Elle est la finalité de l’argumentation. Les interlocuteurs visent dans l’interaction communicationnelle à parvenir à un “accord rationnellement motivé”, c’est-à-dire un accord dont la validité est reconnue par tous. Tout au moins, le consensus doit s’appuyer sur un degré minimum d’interprétation partagée. Cela rend possible la reconnaissance réciproque des sujets par-delà leurs diversités légitimes. Le consensus argumenté suppose cela, sinon il serait fusion indifférenciée. 381 Néanmoins, le consensus s’appuie sur la possibilité de la réconciliation des points de vue. Il valorise l’idée que les acteurs de l’argumentation peuvent s’entendre parce qu’ils parlent le même langage et partagent une commune humanité. De plus, l’entente mutuelle n’est rationnelle qu’à condition que les interlocuteurs aient une exigence d’impartialité dans l’énonciation de leurs discours. Habermas s’en explique en ces termes : « Ce n’est pas en ignorant le contexte des interactions médiatisées par le langage ainsi que la perspective du participant en général, que nous acquérons un point de vue impartial mais uniquement par un décloisonnement universel des perspectives individuelles des participants. » 1 Le moment est venu d’expliciter le contenu de cette exigence, en montrant comment le principe d’universalisation (“U”) s’approfondit en principe de la discussion (‘D”). Le principe d’universalisation s’énonce comme suit : « Chaque norme valide doit satisfaire à la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui, de manière prévisible, résultent de son observation universelle dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par toutes les personnes concernées »2. Reformulons ce principe à la forme négative : une norme dont nous pouvons penser que certains n’accepteraient pas les conséquences n’est pas valide ou les normes non susceptibles d’être partagées par tous sont non valides. Il s’agit là d’un principe procédural, qui se rattache à l’intuition kantienne de l’impératif catégorique et donc prend en compte “le caractère impersonnel (..) des commandements moraux valides” ou la “volonté globale”3. La seule différence d’avec Kant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un universel abstrait et nomologique. Il ne suffit pas qu’un individu ou que même 1 Jürgen HABERMAS, De l’éthique de la discussion, p.8. Idem, p.34. 3 Jürgen HABERMAS, Morale et communication, p.85. 2 382 tous les individus se demandent, chacun dans l’intimité de sa conscience, comment transformer sa “maxime” d’action en “loi universelle” valable pour tous les êtres raisonnables. C’est pourquoi, Habermas juge nécessaire de modifier la formulation de l’impératif catégorique kantien : « Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’ ‘elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement: le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun peut souhaiter faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle »1. Cette présentation nous permet de comprendre que le principe d’universalisation chez Habermas n’est pas déduit de la “raison pratique”. C’est un point de vue du “nous”, un universel concret et pragmatique, construit à partir de la perspective des partenaires de l’argumentation. Le principe d’universalisation est un pont jeté entre la particularité de la position de chacun dans l’existence et l’idéal d’intercompréhension. Dans la discussion pratique, il fonctionne comme un principe inductif. De fait dans l’ordre de la connaissance théorique, celle principalement des sciences expérimentales, l’induction apparaît pour compenser l’écart entre la collection des observations singulières, le “divers sensible” et l’hypothèse universelle. De la même façon, un accord sur un énoncé pratique s’appuie sur un principe moral jouant, en tant que règle argumentative, un rôle équivalent. N’est-ce pas cela qu’il faut comprendre quand Habermas dit que le principe d’universalisation est un “principe passerelle qui permet d’accéder à l’entente mutuelle dans les argumentations morales, et ce, dans une acception qui exclut l’usage monologique des règles argumentatives”2. 1 2 Jürgen HABERMAS, Morale et communication,pp.88-89. Idem, p.78. 383 Ce disant, Habermas élargit le principe d’universalisation au principe de discussion. Certes, ces deux principes sont distincts, mais non séparés. On peut dire que la discussion pratique constitue le champ de justification empirique ou l’espace de vérification pragmatique de la procédure d’universalisation. Sans ce principe “D”, le principe “U” est abstrait ou nouménal et non justifié. En revanche, sans le principe “U”, le principe “D” est un mythe stérile. En effet, qu’est-ce qu’une discussion où les interlocuteurs ne peuvent pas prétendre au discours universel argumenté, mais restent barricadés derrière leurs positions subjectives? Si principe “U” alors principe “D”. L’énoncé de ce dernier principe nous donne une idée de cette articulation : « Selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme. Ce principe (D) qui sous-tend l’éthique de la discussion (...) présuppose déjà que le choix des normes peut être justifié. »1 Il est clair que nous ne pouvons passer du principe d’universalisation au principe de discussion que si nous excluons tout usage monologique de la rationalité procédurale. C’est ici le point de divergence entre Habermas et Rawls. 8.1.7. Le débat Habermas - Rawls Entre les deux auteurs, on pourrait établir bien des passerelles théoriques et méthodologiques. Tous les deux mettent au cœur de l’action politique la notion de “discours consensuel”. Tous les deux renoncent aussi à une philosophie transcendantale de type kantien, recherche des conditions de possibilité, mais se réclament pourtant de Kant pour fonder rationnellement une “éthique de la discussion” (Habermas) et une “théorie de la justicê” (Rawls). 1 Jürgen HABERMAS, Morale et communication, p.87. 384 Par ailleurs, Habermas et Rawls s’accordent sur la critique de l’utilitarisme et rejettent l’un et l’autre l’irrationalisme éthique. Ils s’accordent sur l’intérêt d’une reconstruction rationnelle et procédurale de nos intuitions ou intellections morales en vue de gagner une réflexivité supplémentaire sur la “raison pratique” Cependant, les deux auteurs n’ont pas la même conception de cette reconstruction procédurale. D’une manière générale, Rawls - tout comme Kant l’avait déjà fait - fonde la compréhension déontologique de la morale de devoir sur une théorie du contrat. Dans cette perspective, les citoyens ne peuvent se concevoir comme des acteurs rationnels et autonomes que s’ils sont les auteurs du droit, la législation en matière de contrats, auquel ils sont soumis. Les parties contractantes sont considérées, au moyen de l’artifice de “l’état de nature” comme des acteurs libres, indépendants et égaux. Habermas, quant à lui, se veut héritier de la tradition du “tournant linguistique”. Il substitue au modèle kantien du contrat la théorie de la délibération ou de la discussion. Cette différence de perspective a des conséquences bien précises au niveau même de l’allure et de la portée argumentative des deux philosophies. Celle de Rawls s’avère plus idéaliste, plus universaliste et normativiste, car elle remet à l’honneur la tradition du droit rationnel. A l’opposé, la théorie habermassienne, tout en ayant un souci de fondation des normes, est plus attentive à la discussion réelle. Dans la première version de sa philosophie, la Théorie de la justice, Rawls se propose de fonder les principes d’une “justice comme équité” pour une “société bien ordonnée”, c’est-à-dire un système de coopération équitable qui requiert l’assentiment rationnellement motivé de tous les partenaires. Pour ce faire, Rawls recourt à une procédure contractualiste qui permet de considérer impartialement d’un point de vue moral et formel 385 les questions de la justice politique. Par la suite, à partir des années quatre vingt et dans son ouvrage Libéralisme politique, Rawls atténue la prétention à une fondation universaliste de sa théorie et corrige sa forte tendance idéalisante. Dans ce sens, il articule plus rigoureusement “le fait du pluralisme” et l’exigence du consensus et surtout il montre que sa théorie est “politique et non métaphysique”. Malgré ce revirement, Habermas estime que la construction théorique de Rawls n’est pas assez attentive aux problèmes de l’institutionnalisation du droit, de l’ambiguïté des normes et de l’impuissance du devoir-être. Rawls ne pense pas suffisamment le rapport problématique entre le droit positif et la justice politique, notamment l’écart entre les exigences idéales de la théorie de la justice et la factualité sociale : « Rawls se concentre sur les questions de la légitimité du droit, sans thématiser la forme juridique en tant que telle et par là la dimension institutionnelle du droit. Ce que la validité du droit a de spécifique, à savoir la tension, inhérente au droit lui-même, entre factualité et validité, n’est pas perçue. C’est pourquoi il ne perçoit pas non plus, sans réduction, la tension externe existant entre la prétention du droit à la légitimité et la factualité sociale. »1 Habermas reproche à Rawls de n’avoir pas suffisamment vu l’aspect argumentatif de la justice politique et du principe d’universalisation qui s’y rattache. L’impartialité morale ne peut pas être le fait d’un sujet moral solitaire. Or, chez Rawls, la métaphore du voile d’ignorance dans la position originelle est le symbole d’une raison pratique anhistorique et individualiste. Elle signifie qu’en neutralisant les différences, les individus vont choisir les mêmes principes de la justice. « Celui-ci (Rawls), écrit Habermas, voudrait que la prise en considération de tous les intérêts enjeu soit assurée par le fait que la personne qui émet un jugement moral se transporte dans un état originel fictif qui exclut tout différentiel de pouvoir, garantit les mêmes libertés pour tous et laisse chacun dans l’ignorance des positions qu’il 1 Jean-Marc FERRY, Débat sur la justice politique, Paris, Cerf, 1997, p.56. 386 adopterait dan un ordre social futur, quelle qu’en soit l’organisation »1. De plus, tout individu peut, pour lui seul, justifier les normes fondamentales. Habermas récuse cette conception, car pour lui, il est impossible de résoudre de cette manière les problèmes moraux. Ce qui justifie l’établissement de normes et le besoin de coopération sociale c’est la « brisure éthique » du lien social, c’est-à-dire le fait que le consensus a été troublé. L’argumentation morale suppose que les hommes ne s’entendent pas. Elle a pour but de reconstruire le consensus : « Les argumentations morales servent donc à résorber ;; dans le consensus, des conflits nés dans l’action. Or des conflits qui surgissent dans le cadre d’interactions gouvernées par des normes proviennent directement d’une perturbation dans l’entente mutuelle sur les normes. »2 Habermas pense aussi que la procédure qu’imagine Rawls pour montrer comment ses principes pourraient être choisis rationnellement par tout un chacun est non seulement fictive mais foncièrement monologique. De la sorte, Rawls reste encore tributaire d’une philosophie de la conscience, rivée au modèle d’un sujet principalement solitaire. Habermas conteste que l’artifice rawlsien de “voile d’ignorance” ait une réelle valeur argumentative; elle est une “argumentation en pensée” prisonnière d’une philosophie du sujet monologique. Cette critique que Habermas adresse à Rawls est contestable, car le philosophe de Francfort n’a pas bien saisi, semble t-il, la portée du voile d’ignorance chez Rawls. Celle-ci, loin d’être un argument solipsiste d’un sujet enfermé dans sa particularité, représente symboliquement ce que permet une discussion argumentative, c’est-à-dire l’exigence pour chaque partenaire de dépasser son individualité et de se mettre du point de vue du sujet pratique universel afin de choisir impartialement les principes de la justice politique. 1 Jürgen HABERMAS, Droit et démocratie. Entre fait et normes, trad. Rainer Rochlitz et Cristian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997,p.79. 2 Jürgen HABERMAS, Droit et démocratie, p.87. 387 Du reste, il ne convient pas de s’arrêter unilatéralement à cette représentation imaginaire si l’on veut bien comprendre la structure argumentative de la théorie rawlsienne. Le “voile d’ignorance” doit être corrélé à ce que Rawls appelle «l’équilibre réfléchi ». Cette articulation permet à Rawls de dépasser le raisonnement monologique en fondant ses principes de la justice du point de vue moral, selon la démarche d’une argumentation morale. 8.1.8. L’aventure ambiguë de la subjectivité. Du fait de la finitude de la condition humaine, l’expérience de la subjectivité est traversée par l’ambiguïté de l’histoire. Cette ambiguïté est la marque de la contingence. Elle place le sujet qui se pense en situation de contradiction existentielle en lui faisant ressentir l’incomplétude de son être, la quête jamais achevée de son devenir. Le sujet historicisé éprouve, dans sa chair, qu’il est bien souvent à distance de soi-même et incapable de s’assumer totalement. Il ne coïncide pas avec l’identité qu’il se donne de luimême. D’où sa solitude radicale au cœur de l’histoire. Et l’irruption d’autrui ne comble pas cette béance anthropologique. Bidima peut alors écrire : « Dire ‟Je” dans un processus de communication, c’est s’affirmer et marquer du coup la différence que révèle cette présence à soi. Le rapport du sujet à soi n’est pas aussi simple que cette activité communicationnelle où les sujets dans une parfaite entente discuteront »1 La conception du sujet communicateur chez Habermas ne thématise pas cette problématique de l’identité éclatée. Elle néglige l’ambiguïté de l’histoire humaine, que Kant traduisait par sa thèse de l’insociable sociabilité. Cette pensée kantienne trouve, mutatis mutandis, son équivalent dans l’idée de Schmitt selon laquelle la politique repose sur la distinction ami-ennemi. Ignorer cela et privilégier l’intercompréhension consensuelle, n’est-ce pas avoir trop confiance dans les capacités de la rationalité à reconstruire le “monde vécu” ? Par là, Habermas ne cède t-il pas 1 Jean-Godefroy BIDIMA, op cit, p.87. 388 à “l’illusion transcendantale” du consensus et de la communication réussie ? Un mythe du dialogue ? Le mythe de la communication Si le sujet n’est pas transparent à lui-même et a fortiori aux autres, comment l’activité communicationnelle peut-elle être le lieu de la “vérité consensuelle”? Que peut même cacher et révéler l’idée de vérité consensuelle ? L’adjectif “consensuelle” n’est- il pas un qualificatif abusif ? N’y a t-il pas risque de figer ainsi le concept de vérité et de faire l’impasse sur le caractère provisoire, transitoire et nomade de toute réalité en gestation ? Au fond, la vérité ne saurait être ni l’idole, ni la propriété commune d’un consensus rationnel. Même et surtout dans un espace public démocratique, on ne peut parvenir à une vérité consensuelle ou à l’intercompréhension mutuelle. En effet, la discussion achoppe ici sur l’opacité invincible de la communication. Il y a toujours plusieurs niveaux de langage et d’interprétation qui résistent à la réduction pragmatique. Habermas ne tient pas assez compte de cette difficulté inhérente à ce que Paul Ricœur appelle le “conflit des interprétations”. En fait Habermas n’est-il pas pris comme Gadamer dans une métaphysique de la communication présupposant la propriété d’un sens, d’un sens qui réapproprie l’un à l’autre les interlocuteurs de la discussion argumentative ? Jean-Luc Nancy ne pense t-il pas juste en disant que la théorie du consensus raisonnable de Habermas rejoint en partie l’herméneutique de Gadamer - dialogue comme vérité- qu’elle critique par ailleurs. Le projet de ‘la modernité, tel qu’il est réactivé par Habermas, repose sur un acte de “confiance anthropologique” en la possibilité d’une réconciliation entre conscience critique et identité. Une nuance: la pensée de Habermas n’est pas aussi métaphysique qu’elle pourrait le paraître à 389 première vue. Elle se déclare d’ailleurs “post-métaphysique”. Il y a, en fait un contraste entre les écrits théoriques de Habermas sur le consensus et l’agir communicationnel et ses textes polémiques contre Heidegger et l’idéalisme allemand, notamment à propos de la “Querelle des Historiens” . Il y a chez Habermas un sens de l’irréconciliable et de la rupture. Cela peut se voir dans sa réflexion sur l’Allemagne, sur l’identité politico culturelle allemande, marquée par le “moment” d’Auschwitz, taraudée par la mémoire des crimes nazis, la mémoire de la Shoah juive. Rendant compte de cette situation, Edouard Delaruelle écrit par exemple : « L’un des enjeux de la pensée habermassienne, mais peutêtre aussi l’une de ses contradictions est de tâcher de se rendre fidèle à ce qu’il appelle le “regard des exilés” Mais ce regard des exilés, ne fait-il pas échec au présupposé de l’entente, de la réconciliation qui domine le schéma habermassien du consensus ? »1 L’éthique habermassienne de la discussion ne se donne-telle pas pour ressource la capacité sociale et communicationnelle de fonder des identités collectives ou de se les réapproprier ? Pourtant, les identités sont difficiles! Par sa visée d’une communication sans contrainte et préservée de la violence, Habermas ne tombe t-il pas dans l’illusion du consensus ? Il sait pourtant que le consensus n’est jamais donné à “l’état pur” ni atteint comme une “donnée immédiate de la conscience” ni même comme une fin de l’histoire. D’où la dimension contrefactuelle de la théorie de l’agir communicationnel. Chez Habermas, le consensus est pensé sur le mode d’une approche asymptotique à l’idée régulatrice d’une raison communicationnelle et productrice, grâce à l’argumentation, la recherche dialectique et plurielle de la vérité. Il y a, inséparablement, chez Habermas le goût du consensus réconciliateur et le sens de l’irréconciliable et de la rupture. 1 Edouard DELARUELLE, Le consensus impossible, Bruxelles, Ousia, 1993, p13. 390 Mais tout de même, dans cette théorie il y a de la vérité consensuelle qui tend à faire obstacle à l’antagonisme des intérêts de classes et occulte la part non moins négligeable de la violence dans l’interaction sociale et politique. Est-ce à dire que Habermas ne pense suffisamment le pluralisme ? 8.1.9. Introuvable, le pluralisme ? De prime abord, il semble difficile de dénicher une théorie du pluralisme chez Habermas tellement la recherche du consensus est une agence forte qui couvre presque d’insignifiance la diversité des opinions et des croyances. L’altérité ou la pluralité des positions sociales n’est-elle pas posée comme tremplin pour l’activité communicationnelle ? Toutefois, Habermas ne conçoit pas le point de vue moral en dehors du contexte des interactions médiatisées par le langage, traversées par les conflits et les distorsions qui rendent la communication à autrui si peu transparente. Habermas n’est donc pas dupe de son exigence consensuelle, car pour lui la communication naît précisément de l’absence d’entente et en vit. Et, l’universel visé n’est pas un point de vue de Dieu, mais un point de vue du nous qui suppose l’existence plurielle des perspectives de vie et la liberté des protagonistes de ses ressources argumentatives à reconstruire une communication sans conflit, à partir de la “situation idéale de parole”. N’opère t-il pas là une absorption du pluralisme dans l’objectif quasi transcendantal d’un “discours universel” ? D’ailleurs, le concept d’universel demeure chez lui assez problématique. N’est-il pas fondé sur une conception de la rationalité et du discours tels qu’ils sont élaborés en Occident ? Dés lors, l’universalité de Habermas n’est-elle pas ethnocentrique ? Elle ne tient pas compte de la diversité impliquée dans les cultures humaines au regard des problèmes de la communication inter (multi) culturelle. 391 Habermas oublie-t-il que c’est au cœur même du particulier, dans le respect des différences et de la diversité que s’inscrit la recherche de l’universel ? Vincent Descombes a raison, nous semble t-il, de reprocher à Habermas de négliger la multiculturalité et la relativité culturelle : « Habermas ne s’avise pas qu’il donne la parole à une tradition nationale particulière quand il hégélianise de façon si décidée. Un sociologue aurait plus facilement reconnu que la conscience philosophique du fait moderne avait trouvé différentes expressions selon les cultures nationales ; (...) Le philosophe n‘hésite pas à parler au singulier du projet moderne de rationalisation. Du point de vue d’une analyse sociologique, la dynamique qui constitue pour nous le procès de modernisation du monde est la résultante d’un jeu complexe d’échanges entre des sociétés porteuses de cultures distinctes. »1. Pourtant, en un certain sens, Habermas fait bien d’insister sur l’idéal consensuel. En effet, une société politique ne peut se maintenir sans certaines procédures de communication et des sphères publiques de consensus. Pour vivre ensemble, les hommes ne peuvent faire autrement que d’adhérer à des valeurs communes et à des règles normatives qui constituent les fondements de la légitimité. Les institutions sociales et politiques tiennent dans la mesure où elles mobilisent la réelle participation aux pratiques sociales qui tissent tant la trame de l’Etat que de la société civile. La vie politique suppose qu’il y ait accord sur les fondements de la coexistence sociale, malgré l’antagonisme des perspectives. Mais l’exigence du consensus n’est pas exclusive de la réalité du pluralisme. La vie politique démocratique, pour préserver la discussion et ne pas livrer les citoyens au caprice de l’arbitraire, doit reposer sur la tension entre consensus et pluralisme. Penser le pluralisme politique, c’est penser la transformation de l’ennemi inconnu en adversaire, c’est 1 Vincent DESCOMBES, Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, 1989, p.53. 392 vouloir passer de l’antagonisme décisionniste (Max Weber, Carl Schmitt), à un antagonisme procédural. La politique ne consiste-t- elle pas à chercher à désamorcer, non supprimer, la puissance de la violence et l’hostilité qui accompagne toujours les constructions d’identités collectives ? Dans cette entreprise, il ne s’agit pas de domestiquer l’inimitié en jetant tout son dévolu sur la généreuse grâce de l’amitié ou de l’entente mutuelle, mais en créant des institutions et des procédures capables d’assurer un modus Vivendi grâce à des règles de jeu favorisant le respect des identités plurielles. C’est dans ce sens, par exemple, qu’Elias Canetti analyse l’institution du vote en démocratie comme un renoncement à tuer pour s’en remettre à l’opinion du plus grand nombre. En mettant entre parenthèses l’agir stratégique, entaché de violence et marqué par les intérêts de classe au profit de l’agir communicationnel, censé s’appuyer sur les présupposés de l’intercompréhension, Habermas ne néglige t-il pas la question du pluralisme politique ? En s’imaginant qu’il est possible d’atteindre un consensus résultant de la discussion, en “situation idéale de parole”, Habermas ne court- il pas le risque de congédier les questions proprement politiques de la dynamique agonistique, de la violence, du pouvoir et de la signification de l’adversaire ? Certes, une société politique se nourrit du dialogue, de la délibération publique rationnelle, de la négociation, de compromis, donc du consensus. Mais cette exigence de consensus ne saurait être indifférente aux différences, c’est-à-dire aux espaces d’hétérogénéité ou de “dissensus”. Pour penser juste, il faut situer la dynamique agonistique du politique entre le consensus et le pluralisme. 393 8.1.10. La démocratie : entre consensus et dissensus Cela a déjà été dit: une société politique ne peut se maintenir sans certaines procédures de communication établissant des sphères publiques de consensus. Le consensus est nécessaire pour conjurer le danger du relativisme des valeurs pouvant conduire à la dissolution anarchique. C’est pourquoi, Habermas voit juste en portant son effort à élucider les principes moraux autour desquels s’articule la communication intersubjective. Pour vivre ensemble, les hommes - s’ils le veulent- peuventils faire autrement que d’adhérer à des valeurs communes et à des règles pragmatiques et normatives régissant leurs pratiques ? Et les institutions ne tiennent- elles pas dans la mesure où elles requièrent la réelle participation des citoyens aux pratiques sociales qui tissent aussi bien la trame de l’Etat que de la société civile ? A moins que l’espace public ne soit livré au jeu de la décision arbitraire du “Souverain” ou du “Prince”. Toutefois, la vie politique, en démocratie surtout, ne saurait être réduite à l’exigence du consensus. Il est des moments et des espaces rebelles au consensus commun et universel. Le trop plein de consensus abolit la conflictualité politique et peut même se retourner en son contraire. Il faut lutter contre la “boulimie régulatrice et conciliatrice”, car l’espace politique est constitutivement marqué par une sorte d’hétérogénéité irréductible, de faille indocile, en quoi résident précisément la liberté et les appels d’indiscipline. Le pluralisme démocratique se situe dans cet entredeux ambigu, entre la règle et l’indomptable. Comme tel, il n’est ni l’expression débridée de soi et de l’anarchie, ni le refus systématique de l’unité politique. C’est dire que le pluralisme et le monisme, l’un et le multiple ou l’autre et le même, loin d’être des notions absolument incompatibles, devraient être pensés comme deux exigences corrélatives, deux pôles dialectiques. Sans l’un de ces deux éléments, il n’y a pas de réelle situation 394 de démocratie, mais soit un régime de domination totalitaire reposant sur l’homogénéité de la “pensée unique”, soit une politique libertariste et relativiste dépourvue de projet de vivre ensemble. L’on aboutit à l’embrigadement des libertés, de l’autre à la dissolution anarchiste du lien social. La démocratie ne met donc pas fin aux conflits et ne conduit pas irrémédiablement au consensus. Elle peut, tout au plus, atténuer et contenir les conflits dans des limites de compromis raisonnables. N’est-ce pas le conflit qui nourrit le pluralisme et fait de la démocratie une expérience fragile, incertaine, provisoire et imparfaite ? Le conflit est un phénomène intraitable dans une société. Son existence est le signe de la reconnaissance du “tiers ou de la liberté. La démocratie ne repose-t-elle pas sur le vide dans la mesure où comme le dit Claude Lefort elle est une “dissolution des repères de la certitude”. Elle est confrontée en permanence à l’incertitude et à l’hétérogénéité des intérêts et des fins individuels. Il y a, au cœur de toute démocratie véritable, un je-ne-sais-quoi de rebelle à toute tentative de résolution dans un “savoir absolu”, dans un “système” selon Hegel, qu’on peut appeler en suivant Jean-F. Lyotard le “différend”, c’est-à-dire “l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrase ne peut pas l’être encore1. Ce quelque chose d’irréductible, c’est une altérité”, fondement du pluralisme démocratique, source des conflits sociaux et des crises politiques. Parce qu’elle s’appuie sur cette donnée, la philosophie est fondamentalement une épreuve de mise en crise permanente du schéma théologico-politique ou des régimes de la certitude. Toutefois, dire cela ne signifie pas nécessairement un éloge du conflit, de l’incertitude et de l’instabilité. Une société désarmée face au conflit et confrontée d’une manière perpétuelle à un climat d’hostilité et de violence ne risque-t-elle pas de cesser d’être vivable et de se détruire ? Il n’est pas question de soutenir le conflit pour le conflit. 1 Jean François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, p. 34. 395 Cela ne servirait pas à l’épanouissement des libertés et d’un pluralisme responsable, encore moins du consensus. Il faut, à notre avis, garder prudence en tenant que le pluralisme politique implique certes une multiplicité d’héritages et de trajectoires historiques, mais aussi un devoir de sociabilité responsable. Dialectique négative, le pluralisme est une “possibilité d’accord par les désaccords”, écrit Julien Freund1 Y a-t-il, à vrai dire, accord plus fondateur de la quête et de l’invention démocratiques que celui qui encourage, reconnaît et tente de dépasser les désaccords et les conflits ? La recherche du consensus ne se trouve-t-elle pas dans un travail de transformation du dissensus ou de l’hétérogénéité sociale et politique ? Le consensus ne saurait rester indifférent aux appels du pluralisme, parce que la vie politique «vise à constituer un nous dans un contexte de diversité et de conflit. Or, (...) pour construire un nous, il faut le distinguer d’un eux. C’est pourquoi la question cruciale d’une politique démocratique n’est pas d’arriver à un consensus sans exclusion (...) mais de parvenir à établir la discrimination nous/eux d’une manière qui soit compatible avec le pluralisme»2. Conclusion partielle Habermas propose un ambitieux projet de défense de la modernité. Il cherche à considérer les potentialités émancipatrices de la démocratie à travers une théorie du consensus par la libre discussion. Ce qui préoccupe Habermas, c’est de bâtir une théorie critique de la société qui s’appuie sur la base d’une raison communicationnelle et qui noue avec les sciences sociales et toute activité intellectuelle une coopération déclarant une exigence d’argumentation rationnelle. Pour lui, le lieu de l’épreuve de la vérité, c’est l’argumentation. Il y a quatre prétentions à la vérité. Il s’agit de l’intelligibilité, de la vérité, de la justesse et de la sincérité. Le consensus chez lui est pensé sur le mode d’une approche asymptotique à l’idée régulatrice d’une raison communicationnelle et productrice grâce à l’argumentation, la recherche 1 2 Julien FREUND, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1986. Chantal MOUFFE, op cit, p. 13. 396 dialectique et plurielle de la vérité. Tel a été en substance l’essentiel de ce dernier chapitre. CONCLUSION GENERALE Nous nous étions proposé dans cette étude, de donner la contribution de Gilles-Gaston GRANGER au débat autour de la logique formelle en indiquant ses limites internes et externes qui constitueraient la justification d’une logique non formelle, répondant ainsi à la question de savoir si les deux langages de la logique à savoir, le langage ordinaire et le langage formel étaient irréductibles. Nous avons ainsi subdivisé notre dissertation en trois parties comportant au total huit chapitres dont l’essentiel de chacun a fait l’objet d’un développement précédé d’une petite introduction et suivi d’un résumé sous forme de conclusion partielle au terme de chaque analyse. Pour bien cerner la notion de formalisme logique, thème capital de la critique grangérienne, nous avons dans le premier chapitre, donné les motivations de la formalisation, opéré un procès contre la langue ordinaire et exposé les points de vue de quelques argumentaires. Au deuxième chapitre, nous avons défini de manière indicative et donné la structure d’un système formel. Le troisième chapitre a exposé la genèse et l’évolution historique de la formalisation et un passage en revue des étapes importantes ayant marqué la longue et complexe histoire du formalisme à travers ses différentes articulations. L’approche pour laquelle nous avons opté a le mérite de nous avoir permis de dresser un tableau panoramique suffisamment instructif grâce à son étendue et à la diversité des perspectives. La leçon capitale que nous avons retenue de ce chapitre est que la formalisation, c’est le terminal provisoire de l’évolution de toute science, de la logique. En effet, dans son évolution toute science est soumise à quatre seuils de discours ou niveaux de développement. Ce sont principalement le seuil de positivité, le seuil d’épistémologisation, le seuil de scientificité et bien évidemment le seuil de formalisation. 398 Notre étude a eu l’avantage, de relever ces quatre niveaux de discours dans l’évolution de la logique. Le seuil de positivité se détermine par le moment à partir duquel une pratique discursive s’individualise et prend son autonomie ; ou encore, le moment où se trouve mis en œuvre un seul et même système de formation des énoncés. Toute science est appréhendée toujours comme une unité de discours qui atteint le seuil de positivité lorsqu’elle s’individualise, s’autonomise. C’est l’œuvre d’Aristote qui, à travers son Organon, se démarque des Mégariques et des Stoïciens en logique. Le seuil d’épistémologisation apparaît lorsque dans le jeu d’une formation discursive, un ensemble d’énoncés se découpe, prétend faire valoir même sans y parvenir, des normes de vérification et de cohérence et qu’il exerce à l’ égard du savoir une fonction dominante de modèle, de critique ou de vérification. Bien sûr, il s’agit ici d’une prétention à être par exemple sa propre norme du vrai et du faux. Cette ambition, nous l’avons retrouvée chez Leibniz qui estime nécessaire l’invention d’un ABC des pensées humaines, un instrument de découverte, et un test pour toute chose. Le seuil de scientificité par contre, se trouve réalisé lorsque la figure épistémologique ainsi dessinée, obéit à un certain nombre de critères formels ou encore lorsque ces énoncés ne répondent pas seulement à des règles archéologiques de formation mais lorsqu’elles obéissent en outre à certaines lois de construction de propositions. La connaissance scientifique, c’est la connaissance par construction des concepts. La science ne se donne que comme un discours qui renferme un savoir. Ce seuil se retrouve dans la contribution de Frege au développement de la logique. En effet, Frege a développé une méthode de formalisation de la pensée fondatrice de la logique moderne. Ces travaux ont trait à la formalisation systématique, à l’analyse des phrases complexes, à l’analyse des quantificateurs, à la théorie de la démonstration et de la 399 définition, à l’analyse des nombres. C’est aussi l’œuvre de De Morgan et G. Boole. Ainsi, le seuil de formalisation se détermine lorsque le discours scientifique définit les axiomes qui lui sont nécessaires. Dès lors s’élaborent les éléments qu’il utilise, les structures propositionnelles qui sont pour lui légitimes et les transformations qu’il accepte, et lorsqu’il déploie à partir de lui-même son propre édifice formel, un véritable édifice conceptuel. C’est l’apport remarquable de Russel et Whitehead qui, réorganisent le langage de la logique symbolique en une écriture symbolique standard, d’une présentation plus maniable encore d’usage de nos jours. C’est dans ce seuil qu’il faut ranger les remarquables travaux de C.S. Peirce, E. Schröder, G. Peano et H. Curry. Au seuil de positivité, correspond le discours-reflet, marqué par la particularité. Au seuil d’épistémologisation, correspond par contre le discours-doctrine, caractérisé par la totalité. Au seuil de scientificité, correspond le discours -science, dominé par la généralité. Et enfin, au seuil de formalisation correspond le discours-théorie, marqué par l’expression. Ce que nous a appris le développement historique de la logique, c’est que ces différents discours sont dominés par un degré spécifique d’abstraction. On enregistre donc une inégale dispersion de degré de maturité scientifique. Dans sa deuxième partie, notre dissertation a successivement en ses chapitres quatre et cinq, exposé la controverse autour de la formalisation ainsi que le point de vue de Granger sur cette controverse. La troisième partie enfin, a donné l’apport de l’œuvre de Granger, présenté les limites de la doctrine de Granger, proposé un programme d’une logique non formelle reprenant le noyau rationnel de la logique formelle, dégagé la transfrontalité du formel et du non formel, exposé les atouts de la pragmatique universelle d’Habermas et indiqué le bilan didactique sur les plans logique, épistémologique et philosophique à travers respectivement les chapitres six, sept, huit. La fonction essentielle de la formalisation est la désambigüisation du langage naturel. Nous savons que 400 les logiciens s’ingénient à créer de nouveaux systèmes de logique symbolique et formelle. Ceux-ci se veulent hypothético-déductifs en ce sens que le logicien peut se donner en quelque sorte arbitrairement par simple choix décisoire de l’esprit, un ensemble de principes appelé axiomatique dont il déduira ensuite toutes les implications, tous les théorèmes. Toutefois, il serait inconvenant de penser que le caractère arbitraire de ces principes signifierait que tout soit permis en logique. Le choix d’une axiomatique est en effet soumis à des règles logiques strictes précisées par le mathématicien allemand David Hilbert. Sa plus grande exigence est que les axiomes doivent être obligatoirement compatibles, indépendants et suffisants. D’autres vertus du formalisme ont été signalées. Il s’agit de l’usage des algorithmes, des langages de programmation en informatique, des techniques de simulation, de la théorie des modèles, etc. Cette dissertation a aussi montré que l’un des avantages majeurs de la logique réside dans le fait qu’elle soit effectivement formalisée. En effet, en construisant un langage artificiel complètement symbolique, la logique s’émancipe des ambiguïtés et équivocités de la langue naturelle. En imposant un strict respect des règles de formation des symboles et de construction des inférences, elle inaugure une démarche analytique qui prohibe tout recours, même subreptice à des données implicites relevant de l’intuition. Enfin, en traduisant objets, concepts et opérations en symboles, elle autorise un développement algorithmique des calculs qui donne lieu à une implémentation informatique. En plus, cette étude a présenté la formalisation dans ses limites, lorsqu’elle a dénoncé l’incapacité de la logique formelle bivalente à pouvoir saisir des phénomènes portant sur le mouvement, la turbulence, etc. On a aussi reproché à la formalisation son incapacité à pouvoir saisir la dynamique du concept, de la vie, de l’énergie. On a enfin reproché à la 401 formalisation d’être une construction sèche, figée, aride, d’accès difficile, puisque réservée à une minorité d’initiés. La remarquable contribution de Granger au débat, doit être considérée comme une critique de la raison symbolique. Défini fondamentalement comme animal symbolique, l’homme développe de multiples systèmes de signes à l’intérieur desquels il évolue, et dont certains l’éloignent extraordinairement de l’expérience vécue. La critique transcendantale de la raison ne peut donc que prendre la forme d’une inspection vigilante du fonctionnement des différents symbolismes, de leurs conditions de possibilité, de leurs limites respectives et de la tentation d’une transgression de ces limites. La lecture de l’œuvre de Granger nous a appris que le langage ordinaire et le langage formel étaient irréductibles. La critique grangérienne a eu l’avantage de dévoiler les limites inhérentes au système formel, c’est-à-dire ses bornes naturelles et poser ainsi la pertinence d’une logique non formelle qui envelopperait le noyau rationnel de la logique formelle. Tirant les enseignements de Richard Montague, nous avons soutenu que les langages de la logique ne sont pas irréductibles. Le langage formel a besoin d’être compris, expliqué et traduit grâce au langage naturel. Le langage naturel a besoin du langage formel pour supprimer sa forte charge d’ambigüité. Il n’existe donc pas de degré zéro de formalisation, le langage étant toujours déjà formalisé. D’ailleurs, on n’a pas seulement besoin de formaliser le langage ordinaire pour lutter contre l’ambigüité. Il suffit de tenir compte du contexte d’usage ou de l’univers du discours, du moment et de la dimension intentionnelle qui donnent sens et cohérence au discours réduisant ainsi les risques d’ambigüité. Ceci nous a alors permis d’apprécier la pertinence d’une logique non formelle à côté d’une logique formelle en proposant le paradigme habermassien de la pragmatique de la communication. Cela nous a également donné l’occasion d’énoncer quelques principes devant gérer le 402 discours. Ces principes, rappelons-le sont : la sincérité, l’intérêt, l’informativité et l’exhaustivité. L’écart entre les deux langages n’est donc pas irréductible. Le langage naturel et le langage formel, tout en étant différents, se complètent sans se confondre. Le premier prend en charge le second car c’est lui qui l’encode et le décode. Le deuxième fonctionne comme une abstraction logique du premier. Le débat sur la formalisation est un débat sur la raison symbolique. Ceci est d’autant plus compréhensible que toute notre vie se déploie dans l’univers du symbole. Celui-ci configure tout notre être. La moindre attention à notre comportement, aux conditions de la vie intellectuelle et sociale, de la vie des relations, des rapports de production et d’échange, nous montre que nous utilisons concurremment et à chaque instant plusieurs systèmes de signes. Ceux-ci sont globalement inventoriés de la manière suivante : les signes du langage, qui sont ceux dont l’acquisition commence le plus tôt avec le début de la vie consciente, les signes de l’écriture, les signes de politesse, de reconnaissance, les signes régulateurs des mouvements des véhicules, les signes monétaires, etc. De cette façon, notre vie entière est prise dans les réseaux des signes qui nous conditionnent au point qu’on en saurait supprimer un seul sans mettre en péril l’équilibre de la société et de l’individu. Ces signes semblent s’engendrer en vertu d’une nécessité interne, qui, apparemment, répond aussi à une nécessité de notre organisation mentale. Le développement des chapitres qui constituent cette étude, nous a permis d’aboutir aux résultats suivants : 1. la formalisation est un remède contre l’ambiguïté, 2. le formalisme a aussi bien des limites que des mérites, 3. le langage naturel et le langage formel sont tous les deux des langages de la logique, 403 4. le langage naturel est un métalangage universel, c’est-à-dire, l’interprétant de référence de tous les langages. 5. l’écart entre les deux langages de la logique n’est pas irréductible, 6. la discursivité argumentative de la logique non formelle complète la discursivité démonstrative de la logique formelle. 7. La logique non formelle a ses principes qui sont le canon du discours. Pour atteindre ces objectifs, notre étude a recouru à la méthode dialectique qui a examiné le processus d’engendrement, d’évolution faite de continuité, de ruptures, de révolutions, de convulsions voire de métamorphose, de suppression dialectique et d’enveloppement de différents échafaudages formels à travers l’histoire. Aujourd’hui, les philosophes continuent à jouer un rôle déterminant dans l’évolution des disciplines connexes à la logique non formelle telles que les études de communication, la rhétorique et l’intelligence artificielle. Dans les écrits sur la logique non formelle, on peut distinguer deux attitudes distinctes de caractère philosophique. D’une part, le travail de certains commentateurs suggère que la philosophie est l’élément central de la logique informelle. L’exemple de paradigme de ce point de vue se trouve chez Johnson(2000)1, qui estime que le compte rendu détaillé de l’argument doit être construit sur un compte de la rationalité philosophique. Un autre point de vue laisse entendre que la logique des relations informelles de la philosophie est plus comparable à la relation qui existe entre la logique formelle et la philosophie de la logique. Selon ce point de vue, la logique non formelle peut dans de nombreux cas se développer indépendamment des considérations philosophiques. Selon cette approche, le développement des moyens d’analyse et d’évaluation des arguments 1 Ralf JOHNSON, Manifest Rationality: A Pragmatic Theory of Argument, Californie, Univrsity of California Press, 2000. 404 ordinaires peuvent avoir lieu indépendamment d’un examen de nombreuses questions philosophiques qui pourraient être soulevées au sujet de son ultime justification et ses implications philosophiques1. Mais on comprend le rôle de la philosophie au sein de la logique non formelle. Celle-ci a des liens avec une variété d’autres travaux philosophiques qui s’étendent au-delà de ses préoccupations immédiates. Les liens naturels entre la logique non formelle et l’épistémologie sont évidentes chez Alvin Goldman2 qui tente de défendre un compte de connaissances et l’acquisition de connaissances qui situe ces connaissances dans les interactions sociales qui ont lieu dans les échanges interpersonnels et les institutions du savoir. Cela lui permet d’évaluer les pratiques sociales en termes de leur valeur c’est-à-dire leur tendance à produire des états comme la connaissance, l’erreur et l’ignorance. Autant de problèmes qui ouvrent plutôt qu’ils ne ferment ce débat dont l’essentiel pour nous ici a consisté à signaler la présence et l’actualité, à en présenter brièvement les soubassements théoriques sous forme de genèse des idées, à le ranimer en fonction du mode de compréhension disponible dans l’aujourd’hui des recherches logiques. La synthèse que nous avons ainsi donnée révèle finalement que la réponse à notre question promet ainsi de rester plutôt ouverte qu’exhaustive. La piste que nous avons suggérée, comme d’ailleurs toutes les réponses antérieures, n’aura donc fait qu’ouvrir notre préoccupation à d’autres approximations qui, toutes, attendront le jugement des temps. A bien des égards, le débat sur les liens de la logique non formelle à la philosophie de l’esprit, à l’éthique, à l’épistémologie, a déjà commencé. Une vaste exploration de plusieurs de ces liens est susceptible 1 Cf. Louis GROARKE, God and Phenomenal Consciousness. A novel approach to knowledge arguments, Cambridge University, Press, 2001 2 Alvin GOLDMAN, Knowledge in Social World, Oxford University, Press, 1999. 405 d’être l’un des aspects importants de la recherche dans la logique non formelle à l’avenir. C’est donc avec l’espoir que notre modeste étude est une contribution à l’épistémologie, à la philosophie du langage et à la logique en particulier, que nous clôturons cette dissertation, en reconnaissant que ses limites sont une invitation à une reprise critique, génératrice du dépassement qui doit animer toute entreprise scientifique. BIBLIOGRAPHIE I. Ouvrages de l’auteur GRANGER, Gilles-Gaston, La raison, PUF, Paris, 1955. GRANGER, Gilles-Gaston, Essai d’une philosophie du style, Armand Colin Paris, 1968. GRANGER, Gilles-Gaston, Le langage comme défi, Cahiers de Paris, Paris, 1971. GRANGER, Gilles-Gaston, La théorie aristotélicienne de la science, Aubier Paris, 1976. GRANGER, Gilles-Gaston, Langages et épistémologie, Paris, Klinsckieck, 1979. GRANGER, Gilles-Gaston, Contenus formels et dualité, Paris, Manuscrito, Vol X, 1986. GRANGER, Gilles-Gaston, L’irrationnel, Paris, Ed. Odile Jacob, 1986. GRANGER, Gilles-Gaston, La vérification, Paris, Odile Jacob, 1986. 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STRUCTURE DU TRAVAIL ...................................................................................... 8 IERE PARTIE : LA FORMALISATION ET SES EPOPEES............................ 10 INTRODUCTION........................................................................................................ 10 CHAPITRE 1. MOTIVATIONS DE LA FORMALISATION........................... 11 INTRODUCTION........................................................................................................ 11 1.1. PROCES CONTRE LA LANGUE ORDINAIRE........................................ 11 1.2. QUELQUES ARGUMENTAIRES .............................................................. 17 1.2.1. Raymond de Lulle ................................................................................. 17 1.2.2. Les logiciens de Port Royal................................................................. 17 1.2.3. Descartes et sa Lettre à Mersenne.................................................... 18 1.2.4. Leibniz..................................................................................................... 19 1.2.5. Les logicistes et leurs disciples : Frege, Russel. ............................. 19 1.2.6. Rudolf Carnap ....................................................................................... 22 1.2.7. Wittgenstein ........................................................................................... 23 CONCLUSION PARTIELLE ........................................................................................ 27 CHAPITRE 2 : DEFINITION ET STRUCTURE D’UN SYSTEME FORMEL 28 INTRODUCTION ............................................................................................. 28 2.1. DEFINITION.................................................................................................. 28 2.1.1. Composantes d’un système formel............................. 29 2.1.2. Propriétés d’un système formel ...................................................... 31 CONCLUSION PARTIELLE ........................................................................................ 34 CHAPITRE 3 : GENESE ET EVOLUTION HISTORIQUE ............................ 36 DE LA FORMALISATION. ............................................................................. 36 417 INTRODUCTION ........................................................................................................... 36 3.1. APPROCHES DE LA LOGIQUE ............................................................................ 36 3.1.1. Seuil de positivité .................................................................................. 37 3.1.1.1. ARISTOTE ..................................................................................... 38 3.1.1.1.1. Le raisonnement hypothético-déductif................................. 39 3.1.1.1.2. Equipollence des propositions .............................................. 41 3.1.1.1.3. Conversion des propositions................................................. 42 3.1.1.2. STOICIENS ET MEGARIQUES .................................................. 50 3.1.1.3. RAYMOND DE LULLE................................................................. 54 3.1.2. Seuil d’épistémologisation ................................................................... 56 3.1.2 1. GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ................................................ 56 3.1.2.2. Sur les pas de Leibniz................................................................... 58 3.1.3. Seuil de scientificité .............................................................................. 60 3.1.3.1. GOTTLOB FREGE ........................................................................ 60 3.1.3.2. AUGUSTE DE MORGAN ............................................................. 69 3.1.3.2.1. La Syllogistique généralisée ................................................. 72 3.1.3.2.2. Les expressions logiques de base ....................................... 76 3.1.3.2.3. Lois de Morgan........................................................................ 77 3.1.3.2.4. Raisonnement par réduction à l’absurde ............................ 78 3.1.3.3. GEORGE BOOLE.......................................................................... 80 3.1.3.4. DAVID HILBERT ............................................................................ 82 3.1.3.4.1. La place du programme de Hilbert dans la philosophie des mathématiques.......................................................................................... 87 3.1.3.4.2. L’élimination de l’infini ............................................................ 90 3.1.3.4.3. Les théorèmes d’incomplétude............................................. 94 3.1.3.4.4. Un appendice structuraliste................................................... 96 3.1.4. Seuil de formalisation ........................................................................... 97 3.1.4.1. BERTRAND RUSSEL ................................................................... 97 3.1.4.1.1. La proposition en logique....................................................... 98 3.1.4.1.2. Propositions simples et propositions complexes ............... 98 3.1.4.1.3. Les fonctions de vérité ........................................................... 99 3.1.4.1.4. Développement de la logique ............................................. 100 418 3.1.4.1.5. Le logicisme ........................................................................... 101 3.1.4.1.6. L’atomisme logique............................................................... 101 3.1.4.1.7. Théorie de la connaissance ................................................ 103 3.1.4.2. CHARLES S. PEIRCE ................................................................ 105 3.1.4.2.1. Le pragmatisme..................................................................... 106 3.1.4.2.2. La sémiotique ........................................................................ 107 3.1.4.2.3. La métaphysique.................................................................. 111 3.1.4.2.4. Influences et critiques........................................................... 112 3.1.4.3. ERNST SCHRÖDER................................................................... 113 3.1.4.4. GUISSEPPE PEANO .................................................................. 115 3.1.4.5. HASKEL CURRY ......................................................................... 116 CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 120 IIEME PARTIE : GILLES-GASTON GRANGER ET LA FORMALISATION .........................................................................................................................122 INTRODUCTION ......................................................................................................... 122 CHAPITRE 4 : CONTROVERSES AUTOUR DE LA FORMALISATION ...123 INTRODUCTION ......................................................................................................... 123 4.1. L’EFFICIENCE DU FORMALISME ..................................................................... 123 4.1.1. LES VERTUS GENERALES DU FORMALISME ......................... 124 4.1.2. QUELQUES AVANTAGES SPECIFIQUES........................................ 126 4.1.2.1. Modélisation logique d’agents cognitifs.................................... 126 4.1.2.1.1. LES BASES DES LOGIQUES BDI .................................... 128 4.1.2.1.2. LE LANGAGE........................................................................ 129 4.1.2.2. Axiomatique et sémantique ........................................................ 130 4.1.2.3. L’intelligence artificielle ............................................................... 132 4.1.2.3.1. HISTORIQUE ........................................................................ 134 4.1.2..3. 2. ESTIMATION DE FAISABILITE ....................................... 135 4.1.2.3.3. DIVERSITE DES OPINIONS .............................................. 136 4.1.2.3.4. TRAVAUX COMPLEMENTAIRES ..................................... 138 4.1.2.3.5. DOMAINES D’APPLICATION............................................. 140 4.1.2.4. Les langages de programmation............................................... 141 419 4.1.2.5. Théorie de la complexité algorithmique.................................... 143 4.1.2.5.1. DEFINITION........................................................................... 143 4.1.2.5.2. EXEMPLES D’ALGORITHME ............................................ 145 4.1.2.5.3. LES HEURISTIQUES........................................................... 147 4.1.2.6. La théorie des modèles............................................................... 149 4.1.2.6.1. LES MODELES DU CALCUL PROPOSITIONNEL CLASSIQUE ............................................................................................ 150 4.1.2.6.2. LES MODELES DANS LE CALCUL DES PREDICATS. 152 4.1.2.6.3. L'INTERPRETATION DES FORMULES ATOMIQUES DANS UN MODELE ......................................................................... 153 4.1.2.6.4. LA DEFINITION DE LA VERITE DES FORMULES COMPLEXES .......................................................................................... 154 4.1.2.6.5. LES MODELES DE LA LOGIQUE INTUITIONNISTE .... 155 4.1.2.6.6. EXEMPLES D’APPLICATION DES MODELES .............. 156 4.2. LES LIMITES DU FORMALISME............................................................. 158 4.4.1. Des faiblesses du formalisme ........................................................... 158 4.4.1.1. LA LOGIQUE FORMELLE ET LA LOGIQUE DIALECTIQUE ....................................................................................................................... 159 4.2.1.1.1. La logique apprend-t-elle comment penser ?................... 175 4.2.1.1.2. Les limites de la loi de l’identité .......................................... 177 4.2.1.1.3. La logique moderne.............................................................. 187 4.2.1.2. LE PRINCIPE D’INCERTITUDE................................................ 192 4.5.1.3. LA PROPENSION VERS LE CONTRADICTOIRE ................ 198 4.6. OPPOSANTS AU FORMALISME............................................................ 221 4.6.1. G.W. Hegel et Gilbert Ryle ............................................................... 221 4.6.2. Henri Lefebvre ..................................................................................... 222 CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 224 CHAPITRE 5 : LE POINT DE VUE DE GILLES- GASTON GRANGER SUR LES CONTROVERSES AUTOUR DE LA FORMALISATION ...................225 INTRODUCTION ......................................................................................................... 225 5.1. LANGAGE FORMEL ET LANGAGE NATUREL.................................... 225 420 5.2. LES SYSTEMES SYMBOLIQUES .......................................................... 227 5.3. LA POLARITE SEMIOTIQUE FONDAMENTALE................................................. 229 5.4. LA RICHESSE DU SYMBOLISME DES LANGUES NATURELLES .......................... 230 5.5. LES CONDITIONS PROTOLOGIQUES DU SYMBOLISME NATUREL................... 234 5.6. DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE ................................................................ 241 5.7. REGARD ELARGI .................................................................................................. 245 5.8. LOGIQUE PARACONSISTANTE ................................................................................. 246 5.9. ESSAI D’UNE PHILOSOPHIE DU STYLE............................................................. 249 5.10. G.G. GRANGER ET C.S. PEIRCE : DUALITE, TRIADICITE ET SIGNIFICATION EN MATHEMATIQUES ...................................................................................................... 275 5.10.1. Dualité, abstraction et iconicité en mathématiques..................... 279 5.10.2. Granger et Peirce : les liaisons dangereuses ............................. 285 5.10.3. Quelques remarques........................................................................ 293 5.11. PENSEE FORMELLE ...................................................................................... 294 5.11.1. Le rationalisme et le comparatisme. .............................................. 295 5.11.1.1. RATIONALISME ........................................................................ 296 5.11.1.2. COMPARATISME...................................................................... 296 5.11.2. Un double paradoxe......................................................................... 298 5.11.3. Vécu concret et connaissance abstraite : un rapport indirect.... 301 5.11.4. L’individuel insaisissable: l’échec de la stylistique ...................... 303 5.11.5. La vérification « faible »................................................................... 305 5.11.5.1. LA REPRESENTATION COMME BUT DE L’HISTOIRE : « L’IMAGE HISTORIQUE » ET SES PARTICULARITES. .................. 306 5.11.6. L’actualité historique à la limite du virtuel. .................................... 307 5.11.7. La question de l’individuel. .............................................................. 308 5.11.8. La question du récit. ......................................................................... 310 CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 314 III PARTIE : L’ŒUVRE DE GILLES-GASTON GRANGER : PORTEE, LIMITES ET PERSPECTIVES OUVERTES ................................................316 INTRODUCTION ......................................................................................................... 316 421 CHAPITRE 6 : LIMITES ET MERITES DE L’ŒUVRE DE GILLES-GASTON GRANGER......................................................................................................317 INTRODUCTION ......................................................................................................... 317 6.1. LE NIVEAU COMBINATOIRE DE LA RAISON FORMELLE ............... 318 6.2. LE NIVEAU LINGUISTIQUE..................................................................... 320 6.3. LE NIVEAU AXIOMATIQUE ..................................................................... 322 6.3.1. Enseignements de la pragmatique de Richard Montague ........... 326 6.3.2. Le réajustement fonctionnel de la langue ordinaire en tant qu’interprétant universel................................................................................ 328 CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 333 CHAPITRE 7 : PROGRAMME D’UNE LOGIQUE NON FORMELLE REPRENANT LE NOYAU RATIONNEL DE LA LOGIQUE FORMELLE ...334 INTRODUCTION...................................................................................................... 334 7.1. DU SENS..................................................................................................... 334 7.2. LE STATUT DU SENS............................................................................... 335 7.3. LES COMPOSANTES DU SENS............................................................. 336 7.4. LE CALCUL PREDICATIF DU SENS...................................................... 337 7.5. L’ARGUMENTATION ................................................................................ 340 7.6. LOGIQUE DISCURSIVE........................................................................... 343 7.6.1« Rationalité », une définition provisoire du concept....................... 343 7.6.2 La théorie de l’argumentation............................................................. 347 7.7. L’ARGUMENTATION COMME LOGIQUE NON FORMELLE ................................. 351 7.7.1. La théorie de la critique logique des arguments ............................ 353 7.7.2. La critique non standard des sophismes......................................... 354 7.7.3. L’argumentation comme transfert d’adhésion ................................ 354 7.7.4. L’argumentation comme logique discursive ................................... 356 7.7.5. Quelques principes de l’argumentation ........................................... 359 CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 362 CHAPITRE 8 : ATOUTS DE LA PRAGMATIQUE UNIVERSELLE DE JÜRGEN HABERMAS...................................................................................364 INTRODUCTION...................................................................................................... 364 422 8.1. L’ARGUMENTATION ENTRE PLURALISME ET CONSENSUS. ...... 364 8.1.1. La modernité de la critique ................................................................ 365 8.1.2. Critique de la subjectivité moderne.................................................. 367 8.1.3. Le concept d’émancipation................................................................ 370 8.1.4. La morale au risque de l’altérité ....................................................... 372 8.1.5. Le débat Habermas-Apel................................................................... 374 8.1.6. Argumentation et “vérité consensuelle”?......................................... 377 8.1.7. Le débat Habermas - Rawls.............................................................. 383 8.1.8. L’aventure ambiguë de la subjectivité. ............................................ 387 8.1.9. Introuvable, le pluralisme ? ............................................................... 390 8.1.10. La démocratie : entre consensus et dissensus............................ 393 CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 395 CONCLUSION GENERALE ..........................................................................397 BIBLIOGRAPHIE ...........................................................................................406 WEBOGRAPHIE ............................................................................................415 TABLE DES MATIERES ...............................................................................416