Chapitre 18 Prédications verbales intransitives et alignement 18.1. Les notions de base de la typologie de l’alignement En typologie, lorsqu’on parle sans autre précision d’alignement, on se réfère à la possibilité de reconnaître dans les constructions intransitives (c’est-à-dire dans les constructions où ne figure pas un couple <A, P>) un terme ayant des propriétés comparables à celles de l’un des termes essentiels de la construction transitive. Le français illustre une situation particulièrement commune dans laquelle, en dehors des constructions dites impersonnelles, les constructions intransitives comportent un terme que l’ensemble de ses propriétés (à la fois de codage et de comportement) assimile de manière tout à fait évidente à l’agentif de la construction transitive. Mais cette situation, bien que particulièrement commune, n’est pas la seule possible : selon les estimations couramment admises, au moins un quart des langues du monde s’en écartent à des degrés divers1. L’ex. russe (1) illustre un alignement accusatif du même type que celui qui prédomine en français : la forme absolue du nom est utilisée aussi bien pour l’unique argument de venir que pour l’agent de prendre, prendre s’accorde avec son agent de la même façon que venir avec son unique argument, et le patient de prendre se distingue à la fois par une forme casuelle syntaxiquement marquée et par l’absence d’indexation sur le verbe. Par contre, dans l’exemple avar (2), c’est un alignement ergatif qui apparaît, au moins dans les propriétés de codage : c’est l’agent de prendre qui se distingue par une forme casuelle syntaxiquement marquée et par l’absence d’indexation, tandis que l’unique argument de venir coïncide avec le patient de prendre aussi bien pour l’utilisation de la forme absolue du nom que pour la relation d’accord avec le verbe. 1 Cette disproportion tient à la prédominance presqu’exclusive de l’alignement accusatif dans une vaste zone englobant le continent africain, le continent européen (Caucase non compris) et la partie de la Sibérie et de l’Asie centrale occupée par des langues ouraliennes ou altaïques. En Europe, le basque est la seule langue à alignement ergatif prédominant, et en Afrique, les exceptions à l’alignement accusatif semblent limitées à quelques langues nilotiques. Ailleurs dans le monde, la répartition est plus équilibrée. 300 (1) Syntaxe générale, une introduction typologique a. Devušk-a prišl-a fille-SG.ABS venir.PAS-SGF ‘La fille vint’ b. Ja vzjal-Ø devušk-u PRO1S.ABS prendre.PAS-SGM fille-SG.ACC ‘Je pris la fille’ (2) a. jas fille.SG.ABS j-ač’ana SGF-venir.ACP ‘La fille vint’ b. di-ca PRO1S-ERG jas j-osana fille.SG.ABS SGF-prendre.ACP ‘Je pris la fille’ Les ouvrages récents sur la question basent généralement leur étude sur trois notions désignées selon les auteurs par les abréviations S, A et O ou S, A et P. Les deux dernières correspondent très exactement à ce qu’on a choisi de désigner ici comme agentif (A) et patientif (P). La notion à laquelle on se réfère par l’abréviation S est quant à elle couramment définie, soit comme unique argument des verbes monovalents, soit comme terme ayant un maximum de propriétés de terme syntaxique nucléaire dans les constructions ne comportant pas un couple <A, P>. S est bien sûr une abréviation pour ‘sujet’. Or la notion de terme S utilisée en typologie de l’alignement est logiquement indépendante de la notion classique de sujet, qu’elle ne recoupe que partiellement. Pour éviter les confusions que risque de provoquer un tel élargissement de la polysémie de ‘sujet’, on peut par exemple (et c’est la solution retenue ici) désigner comme terme U (U pouvant au moins provisoirement être compris comme une abréviation pour (argument) unique) ce qui est couramment désigné comme ‘terme S ’2. Reste la question de fond : en rebaptisant U ce qu’on désigne couramment comme S, on évite les confusions avec la notion de sujet, mais on ne résoud pas les difficultés découlant du fait que la définition courante de ce terme présuppose une homogénéité des constructions intransitives qui ne se vérifie que dans certaines langues. Il est en effet impossible de contourner le problème posé par l’hétérogénéité des constructions intransitives en définissant le terme U relativement à un prototype sémantique comparable au couple agent / patient sur lequel se fonde la définition du couple <A, P>. La notion d’unique argument des verbes monovalents n’est guère opératoire (compte tenu de la difficulté qu’il y a souvent à faire la distinction entre arguments et satellites), et la notion de terme ayant un maximum de propriétés de terme syntaxique nucléaire dans les 2 Dans un ouvrage en langue anglaise, on pourrait conserver l’abréviation S en précisant qu’elle renvoie à single (argument), et non pas à subject. Mais une telle solution n’est pas possible en français. Prédications verbales intransitives et alignement 301 constructions ne comportant pas un couple <A, P> est elle aussi problématique lorsqu’une construction ne comportant pas un couple <A, P> comporte deux termes ayant tous deux des propriétés de terme syntaxique nucléaire (ce qui est souvent le cas des constructions comportant deux termes représentant respectivement un expérient et un stimulus, ou un viseur et un visé). Il est donc préférable de partir d’une définition qui s’avèrera équivalente à la définition classique dans les cas non problématiques, mais qui permettra de développer une typologie dans laquelle les langues qui posent problème à la définition classique trouveront leur place. Il suffit pour cela de ne pas chercher à fonder la définition du terme U sur la notion (problématique) d’unique argument d’un verbe monovalent, ou sur celle (également problématique) de terme ayant un maximum de propriétés de terme syntaxique nucléaire dans une construction ne comportant pas un couple <A, P>. Le terme U sera redéfini comme le terme d’une construction intransitive, s’il existe, dont les caractéristiques de codage sont identiques à celles de l’un des deux termes essentiels de la construction transitive. Un autre point délicat dans la typologie de l’alignement est la question de savoir dans quelle mesure un alignement constaté au niveau des propriétés de codage s’étend ou non aux propriétés de comportement. Autrement dit : le fait qu’un terme d’une construction intransitive ait les mêmes caractéristiques que l’un des deux termes essentiels de la construction transitive implique-t-il nécessairement qu’il ait les mêmes comportements ? Cette question sera discutée après une présentation des types d’alignement possibles limitée aux propriétés de codage. 18.2. Types d’alignement dans les propriétés de codage 18.2.1. Définitions Les caractéristiques de codage d’une construction qui n’est pas entièrement alignée sur la construction transitive doivent pouvoir se ranger dans l’un des quatre types suivants : ou bien cette construction (comme c’est généralement le cas en français) comporte un terme UA ayant les mêmes caractéristiques de codage que le terme A de la construction transitive (alignement accusatif ), ou bien elle comporte un terme UP ayant les caractéristiques de P (alignement ergatif ), ou encore elle comporte un terme UAP dont les caractéristiques de codage mêlent celles de l’agentif et du patientif (alignement mixte), mais elle peut aussi ne comporter aucun terme répondant à la définition du terme U (alignement neutre)3. On peut bien sûr imaginer que ces différentes possibilités coexistent dans des proportions variables et avec des conditionnements variables à l’intérieur d’une même langue. 3 Cette classification n’a toutefois de sens que dans les langues où, dans la construction transitive, A et P présentent un contraste dans leurs propriétés de codage. Elle est inapplicable à des langues où A et P ne se distinguent ni par l’indexation, ni par le marquage casuel, ni par une position fixe de part et d’autre du verbe (ou de part et d’autre de l’auxiliaire, en cas de prédicat verbal analytique). Le birman est réputé être une telle langue. Il s’agit toutefois d’une situation très exceptionnelle dans les langues du monde. 302 Syntaxe générale, une introduction typologique Une langue qui satisfait sans réserve à la définition classique d’un codage de type accusatif est selon cette approche une langue où toutes les constructions intransitives non dérivées ont un alignement accusatif, et une langue qui satisfait sans difficulté à la définition classique d’un codage de type ergatif est une langue où toutes les constructions intransitives non dérivées ont un alignement ergatif. La première situation peut être illustrée par le tswana, langue où la construction de base de tout verbe comporte minimalement un argument dont les propriétés de codage sont celles du terme A de la construction transitive. La deuxième est apparemment celle du k’ichee’, langue où selon les descriptions disponibles la construction de base de tout verbe comporte minimalement un argument dont les propriétés de codage sont celles du terme P de la construction transitive. 18.2.2. Marquage des termes nominaux et alignement Dans les systèmes de marquage des rôles syntaxiques nucléaires se situant dans le cadre d’un alignement de type accusatif, U et A sont généralement à la forme absolue (traditionnellement appelée nominatif dans la description de ces langues4), tandis que P est à une forme spéciale appelée accusatif, comme dans l’ex. russe (1) ci-dessus. Il y a toutefois un certain nombre d’exceptions à cette règle : l’alignement de type accusatif peut aussi se manifester au niveau du marquage des termes syntaxiques nucléaires par l’utilisation d’une même forme syntaxiquement marquée pour U et A contrastant avec l’utilisation de la forme absolue pour P, comme par exemple en oromo5 – ex. (3), ou bien par l’utilisation de deux formes syntaxiquement marquées, l’une pour U et A, l’autre pour P, comme en japonais – ex. (4). Il est proposé ici de désigner comme antiaccusatif une forme syntaxiquement marquée utilisée pour U et A, mais pas pour P. (3) a. Makiinaa-n hin voiture-ANTIACC NEG ‘La voiture n’arrive pas’ b. Tulluu-n dhufu arriver.TAM.U/A3SM makiinaa bite Tulluu-ANTIACC voiture.ABS acheter.TAM.U/A3SM ‘Tulluu a acheté une voiture’ (4) a. Reiko-ga Reiko-ANTIACC kita venir.PAS ‘Reiko est venue’ 4 Pour les raisons du rejet des termes de cas nominatif et cas absolutif, cf. 3.2.2. 5 Le type de marquage illustré par l’oromo, connu dans la littérature en langue anglaise sous le nom de marked-nominative, est particulièrement courant en Afrique de l’est, parmi les langues couchitiques, omotiques et nilotiques. On le trouve aussi parmi les langues berbères, ainsi que dans les langues bantoues du sud-ouest. En dehors du continent africain, ce type est très rare, mais il est attesté au moins en mégrélien (où le cas antiaccusatif est un ancien cas ergatif dont l’emploi s’est étendu au marquage du terme U), dans quelques langues océaniennes, ainsi que dans les langues yuma de Californie. Prédications verbales intransitives et alignement b. Reiko-ga Reiko-ANTIACC mado-o aketa fenêtre-ACC ouvrir.PAS 303 ‘Reiko a ouvert la fenêtre’ Les systèmes de marquage des rôles syntaxiques nucléaires se situant dans le cadre d’un alignement de type ergatif ont le plus souvent, de manière symétrique, U et P à la forme absolue (désignée souvent comme absolutif 6) et A à une forme distincte appelée ergatif, comme dans l’ex. avar (2) ci-dessus. Mais le nias utilise la forme absolue du nom pour A et une forme syntaxiquement marquée pour P et U, et l’utilisation de deux formes syntaxiquement marquées, l’une pour A et l’autre pour P et U, est attestée dans quelques langues polynésiennes, notamment en tongien – ex. (5). Il est proposé ici de désigner comme antiergatif une forme syntaxiquement marquée utilisée pour U et P, mais pas pour A. (5) a. Na’e lea TAM parler ‘a Tolu ANTIERG Tolu ‘Tolu a parlé’ b. Na’e taamate’i ‘a TAM tuer ANTIERG e talavou ‘e Tolu DEF garçon ERG Tolu ‘Tolu a tué le garçon’ Tant dans les systèmes qui suivent l’alignement ergatif que dans ceux qui suivent l’alignement accusatif, les marques morphologiques portées par les termes syntaxiques nucléaires ont selon les langues un degré variable de spécialisation. Par exemple, l’accusatif du turc ou du hongrois ne peut pas marquer d’autre terme syntaxique que le terme P de la construction transitive, alors que l’accusatif latin a des emplois autres que le marquage du terme P. En basque, le cas ergatif sert exclusivement à marquer le terme A de la construction transitive et le terme U de la construction de quelques verbes intransitifs qui font exception à l’alignement ergatif dominant. Par contre, l’avar a un cas ergatif-instrumental, et le groenlandais a un cas ergatif-génitif (traditionnellement appelé ‘cas relatif’ dans la description des langues eskimo), qui marque le terme A des constructions transitives dans le cadre d’un marquage de type ergatif, mais qui marque aussi les noms dans le rôle de dépendant génitival – ex. (6). (6) a. Piniartuq chasseur.ABS tikip-puq arriver.TAM-U3S.DECL ‘Le chasseur est arrivé’ b. Piniartu-p qajaq tikiup-paa chasseur-ERG/GEN kayak.ABS apporter.TAM -A3S.P3S.DECL ‘Le chasseur a apporté le kayak’ 6 cf. note 4. 304 Syntaxe générale, une introduction typologique c. Nannu-p ours-ERG/GEN piniartuq tuqup-paa chasseur.ABS tuer.TAM -A3S.P3S.DECL ‘L’ours a tué le chasseur’ d. Nannu-p piniartu-p qajaa ours-ERG/GEN chasseur-ERG/GEN kayak.3S.ABS taku-aa voir.TAM -A3S.P3S.DECL ‘L’ours a vu le kayak du chasseur’ Un cas extrême de polyvalence de la forme casuelle utilisée pour marquer le terme A dans le cadre d’un alignement de type ergatif se rencontre en adyghé, qui marque A au moyen d’un cas intégratif (parfois abusivement désigné comme ‘ergatif’, mais que certains auteurs au moins désignent plus justement comme ‘oblique’) dont les emplois englobent aussi ceux d’un génitif et d’un datif, et qui marque aussi certains types d’obliques (mais pas les instruments, qui disposent d’une marque casuelle spéciale). On trouve par ailleurs dans les systèmes de marquage de type ergatif des variations dans le marquage de A en quelque sorte symétriques du ‘marquage différentiel de l’objet’ mentionné en 17.2.3.2. Il peut arriver que la flexion d’une partie des nominaux ne présente pas les variations casuelles qui distinguent en principe A de P et de U ; ceci se produit en udi et dans plusieurs autres langues caucasiques avec les pronoms de 1ère et 2ème personne. Parfois aussi, l’utilisation du cas ergatif pour marquer le contraste entre les deux termes de la construction transitive est soumise à des conditions sémantiques, au lieu de constituer une pure contrainte morphosyntaxique. Enfin, une langue peut présenter un codage des termes syntaxiques nucléaires de type ergatif sans que l’ergativité se manifeste dans le marquage des rôles syntaxiques nucléaires. Le k’ichee’ – ex. (7) – n’a aucun contraste casuel entre rôles syntaxiques nucléaires, mais possède un système d’indexation de type ergatif. (7) a. x-Ø-tzaaq ACP-3U/P-tomber ri ak’aal DEF enfant ‘L’enfant est tombé’ b. x-oj-tzaaqik 7 ACP-U/P1P-tomber ‘Nous sommes tombés’ c. x-Ø-qa-chap ACP-U/P3S-A1P-attraper ri ak’aal DEF enfant ‘Nous avons attrapé l’enfant’ 7 En k’ichee’, la position du verbe en fin de phrase déclenche automatiquement certaines modifications de la terminaison des verbes. Prédications verbales intransitives et alignement d. x-oj-u-chap ACP-U/P1P-A3S-attraper ri ak’aal DEF enfant 305 ‘L’enfant nous a attrapés’ L’abkhaz est un autre exemple de langue où A, P et U ne donnent lieu à aucun marquage casuel mais sont obligatoirement indexés dans la forme verbale, avec un même jeu d’indices pour U et P alors que A est indexé par un jeu d’indices spécial occupant une position différente dans le mot verbal. 18.2.3. Indexation et alignement Dans un système d’indexation de type accusatif, U et A sont représentés par les mêmes indices attachés au verbe, tandis que P ne donne pas lieu à indexation, comme en latin ou en russe, ou bien est indexé par une série différente d’indices, comme en nahuatl. De manière symétrique, dans un système d’indexation de type ergatif, U et P sont représentés par des indices identiques, tandis que A, ou bien ne donne pas lieu à indexation, comme en avar – cf. ex. (2) ci-dessus, ou bien est indexé par une série spéciale d’indices, comme en k’ichee’ – ex. (7) ci-dessus. Dans les langues qui ont une indexation obligatoire des deux termes de la construction transitive, la reconnaissance du caractère accusatif ou ergatif du système d’indexation peut s’avérer problématique du fait d’amalgames qui rendent parfois difficile le découpage de la marque bipersonnelle d’un verbe transitif en un segment représentant le terme A et un autre représentant le terme P. C’est notamment le cas en groenlandais, langue où la reconnaissance du caractère ergatif du marquage casuel est immédiate, alors que dans la conjugaison du verbe transitif, il n’est pas toujours évident d’isoler un segment représentant P et coïncidant avec la marque unipersonnelle des verbes intransitifs. En outre, certaines langues (notamment amérindiennes) ont des systèmes d’indexation des deux termes essentiels de la construction transitive dans lesquels la hiérarchie des personnes joue un rôle prédominant, avec comme résultat que ces systèmes ne répondent, ni à la définition d’un système d’indexation de type accusatif, ni à celle d’un système de type ergatif. Nous reviendrons sur cette question en 23.8, car la réanalyse de constructions passives est une origine possible de ces systèmes d’indexation mettant en défaut la distinction entre type accusatif et type ergatif. 2.4. Ordre linéaire et alignement C’est seulement dans les langues qui placent de manière relativement rigide A et P de part et d’autre du verbe ou d’un marqueur prédicatif que cela peut avoir un sens de caractériser l’ordre des termes de la construction du verbe comme ergatif ou accusatif. En effet, dans les langues répondant à cette condition (et seulement dans ces langues), on peut imaginer que la position du terme U coïncide, soit avec celle de A (ordre de type accusatif), soit avec celle de P (ordre de type ergatif). La possibilité d’un ordre des constituants de type ergatif (V U dans une langue où la construction transitive est de type A V P, ou U V dans une langue où la construction transitive est de type P V A) est effectivement évoquée dans la littérature sur 306 Syntaxe générale, une introduction typologique l’ergativité, mais à supposer même que les informations sur les rares langues où ce phénomène a été signalé soient confirmées, il ne pourrait s’agir que d’une situation exceptionnelle dans les langues du monde. Plus généralement, il est exceptionnel que les langues à ordre de base A V P présentent des caractéristiques de codage de type ergatif (que ce soit au niveau de l’ordre des constituants, du marquage ou de l’indexation). Parmi les langues à ordre des constituants relativement rigide, l’ergativité s’observe presqu’exclusivement dans les langues à verbe initial ou dans celles à verbe final. 18.2.5. Alignement mixte Un marquage de type ergatif peut coexister avec une indexation de type accusatif, comme en bourouchaski – ex. (8), où le terme A de la construction transitive est au cas ergatif, mais gouverne l’accord du verbe de la même façon que le terme U dans la construction intransitive. (8) a. Mo DEM.SGF gus galú femme.SG partir.ACP.U3SF ‘La femme est partie’ b. Ne DEM.SGM hir galí homme.SG partir.ACP.U3SM ‘L’homme est parti’ c. Mo DEM.SGF gúse ne hir femme.SG.ERG DEM.SGM homme.SG voir.ACP.A3SF yécu ‘La femme a vu l’homme’ Une combinaison semblable de marquage de type ergatif et d’indexation de type accusatif a été signalée en warlpiri, ainsi qu’en udi. Le même phénomène apparaît aussi de manière limitée en basque, où lorsque le verbe transitif est au passé et que le terme P est de 3ème personne, l’accord du verbe avec A se fait au moyen de préfixes semblables à ceux qui marquent normalement l’accord avec P ou U (et non pas au moyen des suffixes spécifiquement utilisés pour marquer l’accord avec A). Par contre, la combinaison d’un marquage de type accusatif et d’une indexation de type ergatif ne semble pas attestée. 18.2.6. Alignement neutre Dans les langues où il existe, l’alignement neutre, avec un codage de U différent à la fois de celui de A et de celui de P, est généralement propre à une classe limitée de verbes intransitifs. Toutefois, nous verrons en 19.6.4 que dans les langues à alignement ergatif, le marquage différentiel de l’objet peut avoir pour conséquence une construction des verbes transitifs dans laquelle ni A, ni P ne présentent le même marquage que U. Prédications verbales intransitives et alignement 307 18.2.7. Ergativité conditionnée Il y a des langues dans lesquelles, toutes choses étant égales par ailleurs, le codage des termes essentiels de la construction transitive présente des variations systématiques qui n’ont pas d’équivalent dans les constructions intransitives, avec comme conséquence des variations systématiques d’alignement8. Deux types de conditionnement se rencontrent de manière fréquente. La variation peut tenir à la nature des termes nominaux de la construction ; par exemple, en dyirbal, les pronoms de 1ère et 2ème personne ont un marquage casuel de type accusatif, avec la forme absolue utilisée à la fois pour U et A et une forme différente pour P, alors que tous les autres nominaux ont un marquage casuel de type ergatif, avec la forme absolue pour U et P et une forme différente pour A. La variation peut tenir aussi au choix d’un tiroir verbal ; dans de tels cas, la configuration typique est que l’alignement ergatif apparaît avec des formes verbales de passé, et l’alignement accusatif avec des formes verbales de présent ou de futur. On observe une telle alternance en hindi. Un autre exemple est le kurde (kurmandji). Cette langue a un système casuel binaire opposant un cas absolu (qui est notamment la forme du nom en isolation) et un cas intégratif (ou ‘oblique’, qui n’apparaît que dans des conditions syntaxiques déterminées). Le verbe s’accorde toujours avec un terme de sa construction et un seul. Le terme U des constructions intransitives est invariablement au cas absolu, et le verbe s’accorde avec lui. Par contre, A et P sont codés différemment selon que le verbe est au présent ou au passé. Au présent, A est au cas absolu et P au cas intégratif, l’accord du verbe se faisant avec A, tandis qu’au passé c’est l’inverse : A est au cas intégratif et P au cas absolu, et l’accord du verbe se fait avec P – ex. (9). (9) a. Ez PRO1S Sînem-ê dibîn-im / Sinem-INTEG voir.PRES-1S ‘Je vois Sinem’ b. Tu PRO2S Sînem-ê dibîn-î / ‘Tu vois Sinem’ Sinem PRO1S.INTEG Sinem PRO2S.INTEG ‘Sinem te voit’ Sinem voir.PAS-3S Te Sînem dît-Ø PRO2S.INTEG Sinem voir.PAS-3S ‘Tu as vu Sinem’ dibîn-e / voir.PRES-3S ‘Sinem me voit’ d. Sînem te Sînem dît-Ø PRO1S.INTEG ‘J’ai vu Sinem’ Sinem-INTEG voir.PRES-2S c. Sînem min Min Sînem-ê ez dît-im Sinem-INTEG PRO1S voir.PAS-1S ‘Sinem m’a vu’ dibîn-e voir.PRES-3S / Sînem-ê tu dît-î Sinem-INTEG PRO2S voir.PAS-2S ‘Sinem t’a vu’ 8 Le terme anglais pour le phénomène étudié dans cette section est split-ergativity ; en français, il n’y a pas de terme consacré ; on parle parfois d’ ergativité scindée, ou de fracture d’actance. 308 Syntaxe générale, une introduction typologique On trouve aussi, avec les mêmes conditionnements, des alternances mettant en jeu alignement accusatif et alignement mixte (cf. 18.4 à propos du géorgien). 18.3. Variations lexicales d’alignement 18.3.1. Remarques générales sur les variations d’alignement En 18.2.7, nous avons examiné un type de variation d’alignement qu’on peut qualifier de systématique. Il s’agit de variations conditionnées, soit par le choix du tiroir verbal, soit par la nature des termes nominaux de la construction. Un autre type de variation, qu’on peut lui aussi qualifier de systématique, se produit dans le cadre d’opérations sur la valence verbale affectant des verbes dont la construction de base se conforme à l’alignement ayant dans la langue considérée le statut d’alignement canonique. Par exemple, en français, une phrase comme Il est venu trois personnes ne se conforme pas à l’alignement accusatif prédominant9, mais le même verbe admet aussi, avec le même sens dénotatif, la construction à alignement accusatif Trois personnes sont venues, et cette possibilité de variation a en français un caractère systématique pour toute une classe de verbes. Mais il existe aussi des variations qui tiennent au choix d’un lexème verbal particulier. Dans la littérature typologique, cette question ne reçoit pas toute l’attention qu’elle mérite : une lecture superficielle donne l’impression que les variations lexicales d’alignement se ramènent toujours à un type ‘actif’ (ou ‘dual’) dans lequel les verbes intransitifs se construisent avec un terme UA ou avec un terme UP en fonction du degré d’agentivité de l’argument que représente le terme U. La question est en réalité bien plus complexe. 18.3.2. Variations dans les langues à alignement accusatif prédominant La question des variations lexicales d’alignement n’est que rarement évoquée pour les langues couramment reconnues comme accusatives. Or beaucoup de ces langues ont des verbes (classiquement désignés comme ‘impersonnels’) dont la construction de base, ou bien ne comporte aucun terme ayant les caractéristiques de codage de l’un des deux termes nucléaires de la construction transitive, ou bien comporte seulement un terme ayant les caractéristiques de codage du terme P. Par exemple, en russe, la plupart des verbes qui n’entrent pas dans la construction transitive admettent une construction intransitive à alignement accusatif, c’est-à-dire comportant un sujet qui, comme l’agentif de la construction transitive, est à la forme absolue et gouverne l’accord du verbe en personne-genrenombre. Mais beaucoup de verbes russes admettent aussi des constructions ne comportant aucun terme à la forme absolue en relation d’accord avec le verbe, et 9 On peut même considérer qu’il s’agit d’une construction à alignement ergatif, si on admet l’analyse selon laquelle le terme nominal succédant au verbe est assimilé au patientif, le fait qu’il n’en manifeste pas toutes les propriétés (notamment par son impossibilité à être représenté par les affixes pronominaux le / la / les) tenant aux contraintes discursives auxquelles cette construction est soumise. Prédications verbales intransitives et alignement 309 qu’il serait abusif de chercher à analyser synchroniquement comme dérivées en quelque manière de la construction subjectale canonique. D’ailleurs, certains verbes au moins ne sont attestés que dans de telles constructions. Or parmi ces constructions non dérivées dépourvues de terme présentant les caractéristiques de codage du terme A de la construction transitive (et qui font donc exception à l’alignement accusatif dominant), certaines présentent un alignement ergatif, au sens où elles comportent par contre un terme ayant les caractéristiques de codage du terme P. Par exemple, dans menja znobit ‘j’ai des frissons’, menja lixoradit ‘j’ai de la fièvre’, menja lomit ‘j’ai des courbatures’, menja mutit ‘j’ai mal au cœur’, menja rvët ‘je vomis’, menja tošnit ‘j’ai la nausée’, l’unique argument est représenté par un constituant nominal au cas accusatif, et le verbe n’est pas accordé. On avait en latin la même chose avec me miseret ‘j’ai pitié, me pænitet ‘je me repens, me piget ‘je suis mécontent’, me pudet ‘j’ai honte’, me tædet ‘je suis dégoûté’, constructions qui comportaient un terme à l’accusatif mais dans lesquelles il n’était pas possible d’introduire un terme au nominatif en relation d’accord avec le verbe. Autrement dit, il n’est pas correct de caractériser sans nuances le russe ou le latin comme langues à codage des rôles syntaxiques nucléaires de type accusatif ; il serait plus juste de parler de prédominance des constructions intransitives à alignement accusatif dans des langues où certaines constructions font exception à l’alignement accusatif, et donnent même parfois lieu à un alignement ergatif. L’ex. islandais (10) et l’ex. tamoul (11) illustrent de telles variations. Les phrases (a) illustrent la construction transitive de ces deux langues : A à la forme absolue, P à l’accusatif (en tamoul, seulement dans certaines conditions), verbe accordé avec A. Les phrases (b) illustrent l’alignement accusatif, qui prédomine largement dans ces deux langues, et enfin les phrases (c), traditionnellement désignées comme impersonnelles, sont du point de vue typologique des phrases intransitives à alignement ergatif : la phrase islandaise (10c) comporte un terme nominal au cas accusatif et un autre introduit par une préposition, et la phrase tamoule (11c) comporte un terme au cas accusatif et un terme au cas datif-allatif. (10) a. Ég PRO1S.ABS keyri bil conduire.PRES.S1S voiture.SG.ACC ‘Je conduis la voiture’ b. Ég PRO1S.ABS fer oft aller.PRES.S1S souvent til Reykjavíkur PREP Reykjavík.GEN ‘Je vais souvent à Reykjavík’ c. Mig PRO1S.ACC langar í fisk avoir envie.PRES PREP poisson.SG.ACC ‘J’ai envie de poisson’ (11) a. (naan) kaɳɳan-aip paartt-een (PRO1S.ABS) Kannan-ACC voir.TAM-S1S ‘J’ai vu Kannan’ 310 Syntaxe générale, une introduction typologique b. (naan) viiʈʈu-kku poor-een (PRO1S.ABS) maison-D/ALL aller.TAM-S1S ‘Je vais à la maison’ c. ena-kku PRO1S -D/ALL kaɳɳan-ait teriyum Kannan-ACC connaître.TAM ‘Je connais Kannan’ En français, on peut citer le cas du verbe falloir, dont la construction comporte un terme ayant les caractéristiques du patientif des verbes transitifs mais ne comporte aucun terme ayant les caractéristiques de l’agentif. Dans une autre famille linguistique, on peut encore mentionner le cas de l’amharique, langue à alignement accusatif prédominant mais qui a quelques verbes impersonnels comparables aux verbes impersonnels régissant l’accusatif du latin ou du russe : dans rabäñ ‘j’ai faim’, t’ämmañ ‘j’ai soif’, l’expérient est représenté par l’indice d’objet de 1ère personne du singulier -(ä/ï)ñ, et il n’y a aucune possibilité d’introduire un terme à la forme absolue qui gouvernerait l’accord du verbe comme le fait l’agentif dans la construction transitive. 18.3.3. Variations dans les langues à alignement ergatif prédominant Le basque est un exemple de langue dans laquelle la prédominance de l’alignement ergatif est indiscutable, mais qui possède néanmoins un nombre non négligeable de verbes dont la construction comporte un terme traité de la même façon que l’agent des verbes d’action prototypiques et ne peut comporter aucun terme ayant les caractéristiques de codage du patientif. Par exemple, dans Urak irakitzen du ‘L’eau bout’, l’unique argument est au cas ergatif, et l’auxiliaire a la forme qui accompagne en principe les verbes transitifs pour marquer l’accord avec un agentif de 3ème personne du singulier ; on a donc là un alignement accusatif. Avec un verbe comme bazkaldu ‘déjeuner’, on a dans certains dialectes un alignement accusatif (ce qui donne par exemple Lagunek bazkaldu dute ‘Les amis ont déjeuné’, avec l’unique argument au cas ergatif et l’auxiliaire à la forme qui accompagne en principe les verbes transitifs pour marquer l’accord avec un agentif de 3ème personne du pluriel), et dans d’autres un alignement ergatif (ce qui donne Lagunak bazkaldu dira, avec l’unique argument au cas absolu et l’auxiliaire propre aux constructions intransitives). Des verbes faisant ainsi exception à l’alignement dominant dans des langues à alignement dominant de type ergatif (ou partiellement ergatif) sont attestés dans diverses langues iraniennes ou indo-aryennes (hindi, etc.) et caucasiennes du nordest (avar, lesghien), ainsi qu’en géorgien (cf. 18.4) et en tibétain. 18.3.4. Langues à codage de type ‘actif’ L’existence dans une même langue de plusieurs sous-classes de verbes admettant des constructions intransitives ne présentant pas toutes le même type d’alignement constitue donc un phénomène beaucoup plus commun que ne le suggèrent la plupart des travaux à orientation typologique sur la question. Et surtout, rien Prédications verbales intransitives et alignement 311 n’indique une tendance générale des situations de ce type à évoluer vers une partition de l’ensemble des verbes intransitifs conforme à la définition classique d’un codage de type ‘actif’ (ou ‘dual’), selon laquelle dans les langues de ce type, le terme U a les caractéristiques de codage de A s’il possède un degré relativement fort d’agentivité, et les caractéristiques de codage de P s’il possède un degré relativement faible d’agentivité. Par exemple en basque, l’unique argument de irakin ‘bouillir’ est construit comme le terme A de la construction transitive, tandis que l’unique argument de mintzatu ‘parler’ est construit comme le terme P, ce qui est en contradiction flagrante avec la notion de codage de type actif. Il est donc permis de douter de la valeur explicative de cette notion. On aboutit souvent à des conclusions semblables à propos de langues réputées avoir un codage de type actif, si on reprend les données sans s’arrêter aux quelques exemples cités dans la littérature à l’appui de cette analyse10. D’abord il y a généralement du point de vue numérique un déséquilibre marqué entre les verbes intransitifs construits avec un terme UA et ceux construits avec un terme UP, ce qui permet de reconnaître l’un des deux grands types d’alignement comme prédominant. Ensuite, de manière analogue à ce qui vient d’être montré pour le basque, la prise en compte de la totalité des données contredit généralement l’hypothèse d’une cohérence sémantique de la distribution des verbes intransitifs en deux classes qui diffèrent par leurs propriétés d’alignement. Il est possible que dans l’histoire de quelques langues (notamment le lakhota, qui est la langue la plus souvent citée dans la littérature sur la question) les variations lexicales d’alignement se soient stabilisées de la façon particulière qu’enregistre la définition classique d’un codage de type actif, mais il est certainement abusif d’accorder à cette situation la place privilégiée qu’on lui accorde généralement dans la typologie de l’alignement. De toutes façons, il doit être clair que la notion de codage de type actif ne se situe pas sur le même plan que les notions de codage de type accusatif ou ergatif : accusatif / ergatif caractérise l’alignement de constructions intransitives considérées individuellement ; actif ne renvoie pas à un type d’alignement, mais à un type possible de distribution de l’alignement accusatif et de l’alignement ergatif dans le lexique verbal des langues qui connaissent des variations lexicales d’alignement. 18.4. Un exemple de situation complexe : le géorgien Le géorgien est une langue qui cumule plusieurs types possibles de variations d’alignement, mettant en jeu à la fois une flexion casuelle réduite pour les pronoms de 1ère et 2ème personne, des variations dans le codage des termes A et P conditionnées par la répartition des tiroirs verbaux en trois groupes, et enfin la répartition des verbes intransitifs en deux classes selon le codage du terme U. 10 Sur la base de quelques exemples judicieusement choisis, il ne serait par exemple pas très difficile d’argumenter que le latin ou le russe sont des langues à codage de type actif. Si personne ne l’a jamais fait, c’est probablement parce que les données de ces langues sont trop connues pour qu’on puisse sérieusement envisager de soutenir une telle hypothèse. 312 Syntaxe générale, une introduction typologique 18.4.1. Le matériau morphologique Trois cas de la flexion nominale participent au marquage des termes A, P et U : la forme absolue du nom (dite traditionnellement ‘nominatif’), qui est aussi la forme de citation des noms ainsi que la forme des noms en fonction de prédicat, le cas ergatif, exclusivement utilisé à certains tiroirs verbaux pour marquer le terme A de la construction transitive et le terme U d’une partie des verbes intransitifs, et enfin le cas datif, qui outre sa participation au marquage des termes A, P et U marque l’expérient des verbes ‘affectifs’ et le destinataire des verbes de transfert. Les pronoms de 1ère et de 2ème personne ont la particularité d’ignorer la distinction entre forme absolue, ergatif et datif. La flexion verbale met en jeu trois séries d’indices personnels, désignés dans ce qui suit comme IP1, IP2a et IP2b. Les séries IP2a et IP2b ne se différencient qu’à la 3ème personne, et la distinction n’est apparente que dans certaines conditions phonologiques. Compte tenu de la complexité de la morphologie verbale en général et des manifestations de l’accord à la 3ème personne en particulier, on se contentera ici de faire apparaître la distinction à la 1ère personne, qui est marquée par v- dans la série IP1, et par m- dans la série IP2. 18.4.2. La construction transitive A un premier groupe de tiroirs verbaux (groupe dit ‘du présent’), A est à la forme absolue, et représenté par un indice de la série IP1, tandis que P est au cas datif, et représenté par un indice de la série IP2a. A ces tiroirs verbaux, le destinataire des verbes du type donner est au datif et représenté par un indice de la série IP2b – ex. (12a). La forme verbale ne comporte toutefois jamais plus de deux indices apparents, car la 3ème personne a toujours une marque zéro dans la série IP2a, et le système du géorgien impose que le terme P de la construction des verbes de type donner soit de 3ème personne. Au groupe de tiroirs verbaux dit ‘de l’aoriste’, A est au cas ergatif, mais représenté par un indice de la même série IP1 qu’aux tiroirs du groupe du présent ; P est à la forme absolue, mais représenté par un indice de la même série IP2a qu’aux tiroirs du groupe du présent ; le destinataire des verbes du type donner est encodé de la même façon qu’aux tiroirs du groupe du présent – ex. (12b). Enfin aux tiroirs du groupe dit ‘du parfait’, A au cas datif est représenté par un indice de la série IP2b, P à la forme absolue est représenté par un indice de la série IP1, et le destinataire des verbes du type donner est obligatoirement destitué en oblique : il est au cas bénéfactif et n’est pas indexé sur le verbe – ex. (12c). (12) a. šota leila-s c’eril-s sc’ers Chota.ABS Leila-DAT lettre-DAT écrire.PRES.U/A3S.P3.D3 ‘Chota écrit une lettre à Leila’ (j’écris … → vc’er) b. šota-m leila-s c’eril-i misc'era Chota-ERG Leila-DAT lettre-ABS écrire.U/A3S.P3.D3 Prédications verbales intransitives et alignement 313 ‘Chota a écrit une lettre à Leila’ (j’ai écrit … → mivsc’ere) c. šota-s c’eril-i leil-istvis Chota-DAT lettre-ABS Leila-BENEF miuc’eria écrire.EVID.A3S.U/P3S ‘Il paraît que Chota a écrit une lettre à Leila’ (il paraît que j’ai écrit … → mimic’eria) 18.4.3. Verbes intransitifs à codage de U fixe La majorité des verbes intransitifs se construisent avec un terme U qui prend à tous les tiroirs verbaux la forme absolue, et qui est uniformément indexé par la série IP1 – ex. (13). (13) a. bič’-i garçon-ABS imaleba se cacher.PRES.U/A3S ‘Le garçon se cache’ (je me cache → vimalebi ) b. bič’-i garçon-ABS daimala se cacher.ACP.U/A3S ‘Le garçon s’est caché’ (je me suis caché → davimale) c. bič’-i garçon-ABS damalula se cacher.EVID.U/P3S ‘Il paraît que le garçon s’est caché’ (il paraît que je me suis caché → davmalulvar) Par conséquent, l’alignement de la construction de ces verbes varie d’un groupe de tiroirs verbaux à l’autre de la façon que résume le tableau suivant : verbes transitifs tiroirs verbaux du groupe I tiroirs verbaux du groupe II tiroirs verbaux du groupe III A : f. abs., IP1 P : datif, IP2a A : ergatif, IP1 P : f. abs., IP2a A : datif, IP2b P : f. abs., IP1 verbes intransitifs à codage de U fixe U : f. abs. (=A), IP1 (= A) → alignement accusatif U : f. abs. (= P), IP1 (= A) → alignement mixte U : f. abs. (= P), IP1 (= P) → alignement ergatif 18.4.4. Verbes intransitifs à codage de U variable Les verbes de ce type (qui constituent une forte minorité des verbes intransitifs) se construisent avec un terme U marqué et indexé, d’un tiroir verbal à l’autre, 314 Syntaxe générale, une introduction typologique exactement comme le terme A de la construction transitive – ex. (14). Ces verbes présentent donc uniformément un alignement de type accusatif (U/A ≠ P). (14) a. bič’-i garçon-ABS t’iris pleurer.PRES.U/A3S ‘Le garçon pleure’ (je pleure → vt’iri ) b. bič’-ma garçon-ERG it’ira pleurer.ACP.U/A3S ‘Le garçon a pleuré’ (j’ai pleuré —> vit’ire) c. bič’-s garçon-DAT ut’irnia pleurer.EVID.U/A3S ‘Il paraît que le garçon a pleuré’ (il paraît que j’ai pleuré —> mit’irnia) 18.5. Ergatif et passif, et l’origine des constructions ergatives Les constructions transitives des langues où prédomine un alignement de type ergatif présentent des caractéristiques morphologiques (agentif à une forme syntaxiquement marquée, accord du verbe avec le patientif) qui ont pu inciter les premiers linguistes confrontés à ces constructions à les identifier comme passives. Mais la notion de passif implique la concurrence entre deux constructions de sens dénotatif identique qui diffèrent à la fois par l’utilisation d’une forme dérivée du verbe (ou d’une périphrase), par le nombre de termes syntaxiquement nucléaires et par leurs implications discursives : la construction traditionnellement appelée active (non marquée aussi bien morphologiquement que discursivement, et dans laquelle l’agent et le patient d’un verbe d’action prototypique sont tous deux traités comme termes syntaxiquement nucléaires de l’unité phrastique) et la construction passive (morphologiquement et discursivement marquée, et dans laquelle l’agent apparaît comme oblique, c’est-à-dire comme terme syntaxiquement périphérique). Le cas le plus net est celui où une construction transitive entrant dans un alignement de type ergatif contraste avec la construction de formes dérivées du verbe transitif dans lesquelles la réduction du nombre de termes syntaxiques nucléaires a des manifestations claires. Par exemple, en k’ichee’, l’alignement ergatif met en jeu une construction des verbes d’action dans laquelle le verbe s’accorde à la fois avec l’agent et le patient. Or cette construction, reprise ici à l’exemple (15a), est en concurrence avec une autre dans laquelle le verbe d’action s’accorde seulement avec le patient, et dans laquelle le caractère syntaxiquement périphérique de l’agent se manifeste en outre par l’utilisation de la préposition -umaal ‘par’ – ex. (15b). Ainsi en k’ichee’, à côté de la construction dans laquelle l’agent et le patient des verbes d’action prototypiques ont tous deux le statut de termes syntaxiques nucléaires (construction transitive entrant Prédications verbales intransitives et alignement 315 dans une relation d’alignement de type ergatif), il existe aussi une construction passive, avec le patient comme unique terme nominal syntaxiquement nucléaire. (15) a. X-e-ki-kunaaj ri ACP-U/P3P-A3P-soigner DEF alab’oom ri chuchu’iib’ enfant.PL femme.PL DEF ‘Les femmes ont soigné les enfants’ b. Aree ri FOC alab’oom x-e-kunax enfant.PL DEF ACP-U/P3P-soigner.PASS k-umaal ri chuchu’iib’ 3P-par femme.PL DEF ‘Ce sont les enfants qui ont été soignés par les femmes’ Dans la description synchronique des langues, il serait donc incorrect de confondre les notions de passif et d’ergatif. Il est par contre possible qu’il y ait entre passif et ergatif une relation historique, au moins dans certaines langues. On peut en effet imaginer qu’une construction passive à complément d’agent tende à devenir de plus en plus fréquente, et à perdre ainsi la valeur discursive marquée qui caractérise en principe les constructions passives. Au terme de l’évolution, si la construction ‘active’ originelle finit par totalement disparaître, il peut subsister comme unique construction possible des verbes d’action prototypiques une construction qui n’est plus passive dans la mesure où elle ne s’oppose plus à une construction ‘active’, mais dans laquelle les constituants nominaux représentant l’agent et le patient maintiennent des caractéristiques de codage du type couramment observé dans les constructions passives. Un autre scénario de développement historique d’un codage de type ergatif à partir d’une situation ancienne où ce type de codage n’existait pas, illustré notamment par les langues indo-européennes du groupe indo-iranien, est le développement d’un parfait transitif à partir de constructions possessives présentant certaines caractéristiques. Le développement d’un parfait transitif à partir de constructions possessives est de manière générale une évolution très fréquente, comme l’atteste l’histoire de l’auxiliaire avoir dans les langues romanes. Mais cette évolution a des conséquences différentes pour l’organisation syntaxique des langues dans lesquelles elle se produit, selon le type de phrase possessive impliqué. Au départ, on a des constructions qui rapportent à la sphère d’un individu le résultat d’un processus (comme par exemple en français contemporain dans J’ai la lumière d’allumée dans ma chambre), et la réanalyse comme construction transitive à valeur de parfait suppose essentiellement que le terme recevant initialement le rôle de possesseur soit réanalysé comme assumant le rôle sémantique que le verbe (dans cet exemple : allumer) assigne dans la construction transitive à l’agentif (dans cet exemple, le rôle d’agent). Si initialement le possesseur est syntaxiquement traité comme agentif d’un verbe transitif avoir comparable à celui du français, ce processus ne débouche pas sur une construction entrant dans un alignement de type ergatif, du fait que le possesseur réanalysé a dès le départ les caractéristiques de l’agentif dans une organisation de type accusatif. Mais si le même processus de réanalyse opère à partir de constructions possessives où le possesseur est traité différemment (comme dans le type illustré en latin par Mihi est liber litt. ‘A moi est 316 Syntaxe générale, une introduction typologique un livre’ pour ‘J’ai un livre’), on aboutira automatiquement à une construction transitive dans laquelle l’agentif aura des propriétés de codage typiques d’un oblique, et qui entrera dans un alignement de type ergatif. La fréquence d’une telle évolution est probablement ce qui explique pourquoi, dans les alternances systématiques d’alignement – cf. 18.2.7 ci-dessus, la configuration la mieux attestée est celle où l’alignement ergatif s’observe lorsque le verbe est à une forme de passé. Plus généralement, on peut soupçonner que diachroniquement, la réanalyse de périphrases temporo-aspecto-modales est un facteur important, aussi bien d’introduction de tiroirs verbaux appelant un alignement ergatif dans des langues à alignement accusatif dominant que d’introduction de tiroirs verbaux appelant un alignement accusatif dans des langues à alignement ergatif dominant. Par exemple, le basque a une périphrase comparable au français être en train de + Inf, dans laquelle une forme verbale non finie est complément de la locution verbale intransitive ari izan ‘être occupé à’. Dans sa construction de base, cette locution verbale prend un complément nominal au cas locatif – ex. (16a). Dans son emploi aspecto-temporel, le sujet de cette locution s’identifie sémantiquement à l’argument A de la forme verbale non finie qui lui sert de complément, s’il s’agit d’un verbe transitif, mais il présente les caractéristiques de codage du sujet d’une construction intransitive, ce qui est cohérent avec le fait qu’il est le sujet d’une construction dont le deuxième terme essentiel est un groupe verbal qui équivaut à un complément nominal au cas locatif – ex (16b-c). (16) a. Koldo Koldo telefono-an ari da téléphone-SG.LOC occupé être.PRES.U3S ‘Koldo est au téléphone’ b. Koldo-k Koldo-ERG piano-a jotzen du piano-SG frapper.INACP AUX.PRES.A3S.P3S ‘Koldo joue du piano’ c. Koldo Koldo [piano-a jotzen] piano-SG ari da frapper.INACP occupé être.PRES.U3S ‘Koldo est en train de jouer du piano’ La grammaticalisation d’une périphrase de ce type (qui constitue dans l’histoire des langues un phénomène extrêmement commun – cf. 11.2) peut donc introduire dans la conjugaison d’une langue à alignement ergatif un tiroir verbal de présent à alignement accusatif. 18.6. Ergativité superficielle, ergativité profonde, ergativité diffuse Dans ce qui précède, l’ergativité n’a été envisagée qu’au niveau du codage des rôles syntaxiques nucléaires. Il convient maintenant de poser la question de l’existence d’autres mécanismes pouvant aller dans le sens d’un contraste entre les termes A et P de la construction transitive et d’un regroupement de P avec U. Prédications verbales intransitives et alignement 317 De ce point de vue, il faut mettre à part les faits qu’on qualifiera ici d’ergativité diffuse (en anglais : ubiquitous ergativity), qui se manifestent un peu partout, aussi bien dans les langues qui ont des systèmes de codage des rôles syntaxiques nucléaires de type ergatif que dans celles qui ne présentent à ce niveau aucune trace d’ergativité. On peut par exemple citer la syntaxe des formes nominalisées du verbe, qui manifeste très généralement une tendance à traiter de la même façon le terme P et le terme U, et à traiter de façon spécifique le terme A. Par exemple, en français, si un nom déverbal comme destruction prend en même temps deux compléments transposant le sujet et l’objet du verbe détruire, c’est nécessairement l’argument objet qui est traité comme le serait l’argument sujet d’un verbe intransitif (les ennemis ont détruit la ville → la destruction de la ville par les ennemis, à côté de les ennemis sont entrés dans la ville → l’entrée des ennemis dans la ville). Il est certes intéressant de s’interroger sur la motivation de ces faits d’ergativité diffuse, mais typologiquement, ce serait une erreur de les mettre sur le même plan que les faits d’ergativité qui donnent lieu à des contrastes nets entre langues. En effet, dans la perspective typologique, la question essentielle qui se pose est : les langues qui ont un codage des termes syntaxiques nucléaires de type ergatif présentent-elles aussi par ailleurs un éventail particulièrement large de mécanismes syntaxiques organisés selon le principe d’un regroupement de P et de U ? La réponse à cette question doit être nuancée. Dans quelques langues à codage des rôles syntaxiques nucléaires de type ergatif, l’éventail des mécanismes fonctionnant sur la base d’un contraste entre A et P et d’un regroupement de P avec U va effectivement assez largement au-delà des faits d’ergativité diffuse dont il vient d’être question à l’instant. On parle alors d’ergativité syntaxique, ou profonde. Mais ceci ne concerne qu’une minorité des langues à codage des rôles syntaxiques nucléaires de type ergatif. Le dyirbal constitue l’exemple le plus souvent cité de langue présentant des faits d’ergativité syntaxique. L’ex. (17) montre qu’en dyirbal, lorsqu’on enchaîne un verbe intransitif et un verbe transitif et que l’unique argument nucléaire du verbe intransitif est coréférent du patientif du verbe transitif, il est possible de procéder à l’ellipse de la deuxième occurrence de ce terme – ex. (17c-d) ; par contre, il ne serait pas possible de procéder de même en cas de coréférence de l’unique argument nucléaire d’un verbe intransitif avec l’agentif d’un verbe transitif : dans ce cas, pour pouvoir procéder à l’ellipse, il faut modifier la construction du verbe transitif en le mettant à la forme antipassive, ce qui (cf. ch. 26) a pour effet de transformer le patientif en terme syntaxique oblique, et donc de faire de l’agentif l’unique terme nucléaire d’une construction intransitive – ex. (17e-f). (17) a. ŋuma banaga-ɲu père repartir-TAM ‘Le père est reparti’ b. ŋuma yabu-ngu buɽa-n père mère-ERG voir-TAM ‘La mère a vu le père’ 318 Syntaxe générale, une introduction typologique c. ŋuma banaga-ɲu père yabu-ngu buɽa-n repartir-TAM mère-ERG voir-TAM ‘Le père est reparti et la mère a vu (le père)’ d. ŋuma yabu-ngu buɽa-n père banaga-ɲu mère-ERG voir-TAM repartir-TAM ‘La mère a vu le père et (le père) est reparti’ e. ŋuma banaga-ɲu père buɽal-ŋa-ɲu yabu-gu voir-ANTIPASS-TAM mère-DAT repartir-TAM ‘Le père est reparti et (le père) a vu la mère’ f. yabu buɽal-ŋa-ɲu mère ŋuma-gu banaga-ɲu voir-ANTIPASS-TAM père-DAT repartir-TAM ‘La mère a vu le père et (la mère) est repartie’ Le futunien est un autre exemple de langue où l’alignement de type ergatif ne se limite pas aux propriétés de codage des termes syntaxiques nucléaires, mais concerne aussi notamment le placement de constituants en position non canonique. Lors de l’antéposition d’un constituant précédé du présentatif ko, procédé qui selon l’intonation permet de souligner une topicalisation ou une focalisation, on n’observe aucune reprise si le terme ainsi mis en relief est U ou P, alors que dans les mêmes conditions A est obligatoirement repris par l’anaphorique ia – ex. (18). (18) a. ko c’est loku kili, e mafoke i le la’ā POSS1S peau INACP peler LOC DEF soleil ‘Ma peau, elle pèle à cause du soleil’ b. ko c’est le ’aga, na futi e Petelo DEF requin pêcher à l’hameçon ERG Petelo PAS ‘C’est un requin que Petelo a pêché’ c. ko c’est Petelo, na futi ia le ’aga Petelo PAS pêcher à l’hameçon ANA DEF requin ‘Petelo, il a pêché un requin à l’hameçon’ Toujours en futunien, lors de la réflexivisation d’une construction transitive, un nom dans le rôle de P est l’antécédent d’un pronom dans le rôle de A – ex. (19), à l’inverse de ce qui s’observe ordinairement y compris dans beaucoup de langues dont le codage des termes syntaxiques nucléaires suit l’alignement ergatif. (19) a. na PAS tamate le ’aga e le tagata tuer DEF requin ERG DEF homme ‘L’homme a tué le requin’ Prédications verbales intransitives et alignement b. na PAS tamate le tagata e ia fa’i tuer DEF homme ERG ANA seulement 319 ‘L’homme s’est tué’ On peut signaler aussi le cas de plusieurs langues de la famille maya (dont le k’ichee’), dans lesquelles le terme P de la construction transitive se prête à la focalisation, au questionnement et à la relativisation de la même façon que le terme U des constructions intransitives, alors que pour réaliser ces opérations sur le terme A, il faut modifier la construction au moyen d’une forme dérivée du verbe qui rend la construction formellement intransitive. Il est toutefois très rare que la totalité de la syntaxe d’une langue fonctionne sur la base d’un regroupement de type ergatif. Par exemple, dans les langues maya dont le cas vient d’être évoqué, d’autres aspects de la syntaxe fonctionnent sur la base d’un regroupement de type accusatif. On peut même dire que dans la plupart des langues qui ont des caractéristiques d’ergativité au niveau du codage des rôles syntaxiques nucléaires, les manifestations de l’ergativité dans les mécanismes syntaxiques ne vont pas au-delà des faits d’ergativité diffuse observables jusque dans les langues les plus typiquement accusatives. Autrement dit, la plupart des langues à codage des rôles syntaxiques nucléaires de type ergatif ont un fonctionnement syntaxique qui justifie de reconnaître une notion de sujet essentiellement semblable à celle reconnue dans les langues à codage de type accusatif. L’originalité de ces langues se limite à avoir un marquage casuel du sujet et/ou une indexation du sujet qui dépendent du trait ±transitif, les caractéristiques morphologiques du sujet des constructions intransitives coïncidant avec celles de l’objet des constructions intransitives. On parle là d’ergativité morphologique, ou superficielle. Par exemple en basque, les observations que l’on peut faire sur le comportement des termes nucléaires de la phrase, comme par exemple dans le mécanisme de réflexivisation évoqué en 16.3.1, sont souvent neutres du point de vue de la distinction accusatif / ergatif, et ceci se produit plus souvent en basque que dans les langues les plus typiquement accusatives ; mais quelques mécanismes au moins impliquent un regroupement de type accusatif, alors qu’aucun ne suit l’alignement ergatif observé dans le codage des rôles syntaxiques nucléaires. C’est aux mêmes conclusions qu’aboutissent les auteurs qui ont étudié cette question dans les langues caucasiques. Une explication diachronique a été avancée par plusieurs auteurs : le codage de type ergatif résulte de la réanalyse de constructions dans lesquelles l’agent des verbes d’action prototypiques avait le statut d’oblique ; cette réanalyse est normalement suivie assez rapidement d’un réajustement syntaxique visant à rétablir la situation typologiquement non marquée dans laquelle A et U partagent les mêmes propriétés de comportement et contrastent globalement avec P, mais le réajustement ne s’étend pas aux propriétés de codage. Selon cette hypothèse, dans les langues qui présentent de manière importante des faits d’ergativité syntaxique (et auxquelles l’application de la notion de sujet s’avère problématique), le processus de réajustement syntaxique n’a pas abouti, et l’agentif continue à présenter des comportements en principe caractéristiques d’un oblique. 320 Syntaxe générale, une introduction typologique 18.7. Conclusion sur l’utilisation des termes de sujet et d’objet Dans la description de langues présentant des faits d’ergativité syntaxique allant au-delà des faits d’ergativité diffuse évoqués au début de la section 18.5, il peut être préférable de réserver le terme de sujet aux constructions intransitives, et d’utiliser les termes d’agentif et de patientif pour se référer aux deux termes nucléaires des constructions transitives. En effet, en procédant ainsi, il est plus facile de rendre compte du fait que les propriétés de comportement cumulées par le terme U des constructions intransitives peuvent se trouver distribuées entre les deux termes nucléaires de la construction transitive d’une façon qui interdit d’assimiler purement et simplement l’un de ces termes au terme U. Par contre, dans un ouvrage à visée généraliste comme celui-ci, une telle solution aurait l’inconvénient d’obliger à formuler de façon relativement compliquée bien des choses (notamment dans le domaine des opérations sur la valence verbale) qui peuvent être dites de façon beaucoup plus simple en s’autorisant de manière générale à utiliser le terme de sujet avec la définition suivante : – dans les langues où prédomine l’alignement accusatif, le terme de sujet englobe le terme A de la construction transitive et le terme des constructions intransitives (lorsqu’il existe) qui a les propriétés de codage du terme A de la construction transitive ; – dans les langues où prédomine l’alignement ergatif, le terme de sujet englobe le terme A de la construction transitive et le terme des constructions intransitives (lorsqu’il existe) qui a les caractéristiques de codage de l’un des deux termes essentiels de la construction transitive. Dans une perspective généraliste, cette décision terminologique est justifiée par les observations faites en 18.6 : il est indéniable qu’on ne trouve pas dans toutes les langues les mêmes propriétés de comportement manifestant un contraste entre A et P (et permettant donc de justifier un regroupement A/U ou au contraire un regroupement P/U) ; mais même dans les langues à alignement ergatif prédominant au niveau des propriétés de codage, il y a une très forte tendance à regrouper U avec A plutôt qu’avec P en ce qui concerne les propriétés de comportement, et très peu de langues présentent des faits d’ergativité syntaxique mettant réellement en défaut le regroupement de U avec A. C’est à cette décision qu’on se tiendra dans la suite de cet ouvrage, et notamment, les abréviations U, A et P, provisoirement utilisées dans les gloses des exemples de ce chapitre, seront systématiquement abandonnées dans ce qui suit au profit de S et O. Il conviendra simplement de garder à l’esprit les points suivants : – dans les langues à alignement ergatif prédominant, le sujet tel qu’il vient d’être défini présente des caractéristiques de codage différentes selon le caractère transitif ou intransitif de la construction ; – dans quelques langues à ‘ergativité profonde’, le sujet d’une construction intransitive et le sujet d’une construction transitive se distinguent aussi plus ou moins nettement par des propriétés de comportement ; autrement dit, s’il peut être pratique de conserver le terme de sujet pour présenter les faits de telles langues dans un cadre généraliste, cela ne doit pas faire oublier que dans le strict cadre de la Prédications verbales intransitives et alignement 321 description d’une de ces langues il n’y a pas de justification à regrouper A et U sous l’étiquette de sujet. Il convient aussi de souligner que la définition retenue ici n’autorise pas à désigner comme sujet un terme présentant des propriétés de comportement typiquement subjectales, mais dont les propriétés de codage ne sont pas celles de l’un des deux termes essentiels de la construction transitive (par exemple, les ‘sujets datifs’ des constructions impersonnelles du russe – cf. 16.4). Dans la description de certaines langues, on peut contester une telle décision, et préférer reconnaître dans de telles situations des ‘sujets atypiques’. Mais dans un exposé à caractère généraliste, compte tenu de l’état de la documentation sur la plupart des langues dont on souhaite pouvoir utiliser les données, il serait peu réaliste de penser pouvoir manier de manière cohérente une définition qui élargirait la notion de sujet à des termes non reconnaissables comme tels par leurs caractéristiques de codage. En ce qui concerne maintenant le terme d’objet, on peut se demander dans quelle mesure il ne fait pas purement et simplement double emploi avec celui de patientif. Pour les langues à alignement ergatif prédominant, il ne semble en effet pas utile de distinguer les deux notions, et pour ces langues, conformément à l’usage courant, ‘objet’ sera dans ce qui suit utilisé comme équivalent de ‘terme P de la construction transitive’. Pour les langues à alignement accusatif prédominant par contre, il faut prévoir que des constructions intransitives s’écartant de l’alignement accusatif prédominant puissent comporter un terme encodé comme le terme P de la construction transitive (comme en français, les passifs impersonnels de verbes transitifs). Pour de telles langues, il est utile de disposer d’une notion d’objet qui englobe le terme P de la construction transitive et le terme encodé de manière identique à P dans des constructions intransitives d’alignement non canonique. 18.8. Verbes intransitifs ‘inaccusatifs’ et ‘inergatifs’ La question abordée dans cette section est la relation qu’il peut y avoir entre les notions d’ergativité et accusativité telles qu’elles ont été exposées jusqu’ici et la distinction entre deux classes de verbes intransitifs, appelés respectivement ‘inaccusatifs’ et ‘inergatifs’, proposée par la grammaire générative. Cette distinction est généralement illustrée par des faits de l’italien, langue dans laquelle elle présente une netteté particulière. En italien, les verbes intransitifs se séparent en deux classes pour la sélection de l’auxiliaire de l’accompli, et cette distinction est corrélée à une différence dans le fonctionnement de la pronominalisation. Le sujet peut de manière générale être en position post-verbale sans perdre la relation d’accord avec le verbe, mais le sujet postposé n’a pas exactement les mêmes propriétés avec tous les verbes intransitifs. Avec les verbes intransitifs qui sélectionnent essere ‘être’ comme auxiliaire de l’accompli, le sujet postposé peut être représenté par le clitique ne (qui correspond au français en) dans les mêmes conditions que l’objet des verbes transitifs, alors que ceci est impossible avec les verbes intransitifs qui sélectionnent avere ‘avoir’. Par exemple, on peut dire Ne arrivano molti, litt. ‘En arrivent beaucoup’, c’est-à-dire ‘Il y en a beaucoup qui arrivent’, de la même façon que Ne vedo molti ‘J’en vois 322 Syntaxe générale, une introduction typologique beaucoup’, alors que ‘Il y en a beaucoup qui téléphonent’ ne peut pas être rendu par *Ne telefonano molti ). Présentée de manière informelle, l’analyse générativiste consiste à postuler que l’unique terme nucléaire de verbes italiens comme arrivare (‘inaccusatifs’), bien qu’ayant en surface le statut de sujet, a dans la structure sous-jacente le statut d’objet, alors que l’unique terme nucléaire de verbes intransitifs comme telefonare (‘inergatifs’) a le même statut de sujet aux deux niveaux de structure. Autrement dit, l’‘hypothèse inaccusative’ des générativistes revient à dire qu’il y aurait une tendance universelle des langues à manifester d’une manière ou d’une autre la distinction qui, dans les langues ayant un codage des termes syntaxiques nucléaires de type ‘actif’, apparaît immédiatement dans des faits d’indexation et/ou de marquage casuel. En l’absence d’études typologiques d’envergure sur la question, cette hypothèse doit être considérée avec prudence. En effet, il est tout à fait évident que dans quantité de langues, les verbes intransitifs présentent à divers titres des comportements hétérogènes, mais il est loin d’être évident qu’on puisse dégager là des tendances universelles, notamment au niveau de la motivation sémantique de la partition de l’ensemble des verbes intransitifs en sous-ensembles caractérisés par des comportements différents. Notice bibliographique Pour une approche générale des questions abordées dans ce chapitre, cf. Comrie 1978, Plank (éd.) 1979, Dixon 1994, Lazard 1994, Palmer 1994 (ch. 1 à 4), Manning 1996, Kibrik 1997, Lazard 1997. Sur l’alignement mixte, cf. Hale 1973b (Warlpiri). Sur l’ergativité conditionnée, cf. Kazenin 1994. Sur l’alignement de type actif, cf. Klimov 1977, Mithun 1991, Lazard 1995. Pour une approche diachronique, cf. Matthews 1953, Benveniste 1966, Hohepa 1969, Payne 1980, Dorleijn 1996, Montaut 1997a, Butt 2001, Velázquez-Castillo 2003. Pour des descriptions détaillées de langues présentant des faits d’ergativité, cf. Dixon 1972 (dyirbal), Craig 1977 (popti’), Hewitt 1979 (abkhaz), Charachidzé 1981 (avar), England 1983a & 1983b (mam et langues apparentées), Fortescue 1984 (groenlandais), Haspelmath 1993 (lesghien), Kibrik (éd.) 1996 (godoberi), Tournadre 1996 (tibétain). Pour une discussion de l’ergativité dans un des rares groupes de langues africaines où ce phénomène a été identifié, cf. Buth 1981 (Luo), Andersen 1988 (Päri), Miller & Gilley 2001 (Shilluk). Pour des données générales sur les langues d’Amérique du nord, cf. Mithun 1999 (p. 204-244). Sur antiaccusatif et antiergatif d’un point de vue général, cf. Creissels 2005c. Pour des données sur les langues qui ont un alignement de type accusatif avec une forme des noms syntaxiquement marquée pour A et U, cf. Tucker & Tompo Ole Mpaayei 1955 (maasai), Harris 1991b (mégrélien), Amha 2001 (maale). Pour un état général de la question en ce qui concerne les langues africaines, cf. König 2004. Pour des données sur les langues qui ont un alignement de type ergatif avec une forme des noms syntaxiquement marquée pour P et U, cf. Brown 2001 (Nias). Pour des données sur les langues qui ont un alignement de type ergatif avec une forme des noms syntaxiquement marquée pour P et U et une autre pour A, cf. Churchward 1953 (tongien), Mosel & Hovdhaugen 1992 (samoan), Moyse-Faurie 1997 (futunien). Prédications verbales intransitives et alignement 323 Pour des données sur les langues tupi-guarani, réputées avoir un alignement de type actif, cf. Rose 2003 (émérillon), Seki 2000 (kamaiurá), Nordhoff 2004 (guarani). Pour des données détaillées sur une langue cumulant tous les types possibles de variation d’alignement (le géorgien), cf. Harris 1981, Hewitt 1995. Pour les variations d’alignement du hindi, cf. Montaut 2001. Sur l’inaccusativité, cf. d’un point de vue général Levin & Rappaport-Hovav 1995, pour l’italien Burzio 1986, pour le français Legendre 1989, pour les langues romanes Legendre & Sorace 2003. 324 Syntaxe générale, une introduction typologique