L`alignement - (DDL), Lyon

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Chapitre 18
Prédications verbales intransitives
et alignement
18.1. Les notions de base de la typologie de l’alignement
En typologie, lorsqu’on parle sans autre précision d’alignement, on se réfère à la
possibilité de reconnaître dans les constructions intransitives (c’est-à-dire dans les
constructions où ne figure pas un couple <A, P>) un terme ayant des propriétés
comparables à celles de l’un des termes essentiels de la construction transitive. Le
français illustre une situation particulièrement commune dans laquelle, en dehors
des constructions dites impersonnelles, les constructions intransitives comportent
un terme que l’ensemble de ses propriétés (à la fois de codage et de comportement)
assimile de manière tout à fait évidente à l’agentif de la construction transitive. Mais
cette situation, bien que particulièrement commune, n’est pas la seule possible :
selon les estimations couramment admises, au moins un quart des langues du
monde s’en écartent à des degrés divers1.
L’ex. russe (1) illustre un alignement accusatif du même type que celui qui
prédomine en français : la forme absolue du nom est utilisée aussi bien pour
l’unique argument de venir que pour l’agent de prendre, prendre s’accorde avec son
agent de la même façon que venir avec son unique argument, et le patient de
prendre se distingue à la fois par une forme casuelle syntaxiquement marquée et par
l’absence d’indexation sur le verbe. Par contre, dans l’exemple avar (2), c’est un
alignement ergatif qui apparaît, au moins dans les propriétés de codage : c’est
l’agent de prendre qui se distingue par une forme casuelle syntaxiquement marquée
et par l’absence d’indexation, tandis que l’unique argument de venir coïncide avec le
patient de prendre aussi bien pour l’utilisation de la forme absolue du nom que pour
la relation d’accord avec le verbe.
1 Cette disproportion tient à la prédominance presqu’exclusive de l’alignement accusatif
dans une vaste zone englobant le continent africain, le continent européen (Caucase non
compris) et la partie de la Sibérie et de l’Asie centrale occupée par des langues
ouraliennes ou altaïques. En Europe, le basque est la seule langue à alignement ergatif
prédominant, et en Afrique, les exceptions à l’alignement accusatif semblent limitées à
quelques langues nilotiques. Ailleurs dans le monde, la répartition est plus équilibrée.
300
(1)
Syntaxe générale, une introduction typologique
a. Devušk-a
prišl-a
fille-SG.ABS
venir.PAS-SGF
‘La fille vint’
b. Ja
vzjal-Ø
devušk-u
PRO1S.ABS
prendre.PAS-SGM fille-SG.ACC
‘Je pris la fille’
(2)
a. jas
fille.SG.ABS
j-ač’ana
SGF-venir.ACP
‘La fille vint’
b. di-ca
PRO1S-ERG
jas
j-osana
fille.SG.ABS
SGF-prendre.ACP
‘Je pris la fille’
Les ouvrages récents sur la question basent généralement leur étude sur trois
notions désignées selon les auteurs par les abréviations S, A et O ou S, A et P. Les
deux dernières correspondent très exactement à ce qu’on a choisi de désigner ici
comme agentif (A) et patientif (P). La notion à laquelle on se réfère par
l’abréviation S est quant à elle couramment définie, soit comme unique argument
des verbes monovalents, soit comme terme ayant un maximum de propriétés de
terme syntaxique nucléaire dans les constructions ne comportant pas un couple
<A, P>.
S est bien sûr une abréviation pour ‘sujet’. Or la notion de terme S utilisée en
typologie de l’alignement est logiquement indépendante de la notion classique de
sujet, qu’elle ne recoupe que partiellement. Pour éviter les confusions que risque de
provoquer un tel élargissement de la polysémie de ‘sujet’, on peut par exemple (et
c’est la solution retenue ici) désigner comme terme U (U pouvant au moins
provisoirement être compris comme une abréviation pour (argument) unique) ce
qui est couramment désigné comme ‘terme S ’2.
Reste la question de fond : en rebaptisant U ce qu’on désigne couramment
comme S, on évite les confusions avec la notion de sujet, mais on ne résoud pas les
difficultés découlant du fait que la définition courante de ce terme présuppose une
homogénéité des constructions intransitives qui ne se vérifie que dans certaines
langues. Il est en effet impossible de contourner le problème posé par
l’hétérogénéité des constructions intransitives en définissant le terme U
relativement à un prototype sémantique comparable au couple agent / patient sur
lequel se fonde la définition du couple <A, P>. La notion d’unique argument des
verbes monovalents n’est guère opératoire (compte tenu de la difficulté qu’il y a
souvent à faire la distinction entre arguments et satellites), et la notion de terme
ayant un maximum de propriétés de terme syntaxique nucléaire dans les
2 Dans un ouvrage en langue anglaise, on pourrait conserver l’abréviation S en précisant
qu’elle renvoie à single (argument), et non pas à subject. Mais une telle solution n’est pas
possible en français.
Prédications verbales intransitives et alignement
301
constructions ne comportant pas un couple <A, P> est elle aussi problématique
lorsqu’une construction ne comportant pas un couple <A, P> comporte deux
termes ayant tous deux des propriétés de terme syntaxique nucléaire (ce qui est
souvent le cas des constructions comportant deux termes représentant
respectivement un expérient et un stimulus, ou un viseur et un visé).
Il est donc préférable de partir d’une définition qui s’avèrera équivalente à la
définition classique dans les cas non problématiques, mais qui permettra de
développer une typologie dans laquelle les langues qui posent problème à la
définition classique trouveront leur place. Il suffit pour cela de ne pas chercher à
fonder la définition du terme U sur la notion (problématique) d’unique argument
d’un verbe monovalent, ou sur celle (également problématique) de terme ayant un
maximum de propriétés de terme syntaxique nucléaire dans une construction ne
comportant pas un couple <A, P>. Le terme U sera redéfini comme le terme d’une
construction intransitive, s’il existe, dont les caractéristiques de codage sont
identiques à celles de l’un des deux termes essentiels de la construction transitive.
Un autre point délicat dans la typologie de l’alignement est la question de savoir
dans quelle mesure un alignement constaté au niveau des propriétés de codage
s’étend ou non aux propriétés de comportement. Autrement dit : le fait qu’un terme
d’une construction intransitive ait les mêmes caractéristiques que l’un des deux
termes essentiels de la construction transitive implique-t-il nécessairement qu’il ait
les mêmes comportements ? Cette question sera discutée après une présentation
des types d’alignement possibles limitée aux propriétés de codage.
18.2. Types d’alignement dans les propriétés de codage
18.2.1. Définitions
Les caractéristiques de codage d’une construction qui n’est pas entièrement
alignée sur la construction transitive doivent pouvoir se ranger dans l’un des quatre
types suivants : ou bien cette construction (comme c’est généralement le cas en
français) comporte un terme UA ayant les mêmes caractéristiques de codage que le
terme A de la construction transitive (alignement accusatif ), ou bien elle comporte
un terme UP ayant les caractéristiques de P (alignement ergatif ), ou encore elle
comporte un terme UAP dont les caractéristiques de codage mêlent celles de
l’agentif et du patientif (alignement mixte), mais elle peut aussi ne comporter aucun
terme répondant à la définition du terme U (alignement neutre)3. On peut bien sûr
imaginer que ces différentes possibilités coexistent dans des proportions variables et
avec des conditionnements variables à l’intérieur d’une même langue.
3 Cette classification n’a toutefois de sens que dans les langues où, dans la construction
transitive, A et P présentent un contraste dans leurs propriétés de codage. Elle est
inapplicable à des langues où A et P ne se distinguent ni par l’indexation, ni par le
marquage casuel, ni par une position fixe de part et d’autre du verbe (ou de part et d’autre
de l’auxiliaire, en cas de prédicat verbal analytique). Le birman est réputé être une telle
langue. Il s’agit toutefois d’une situation très exceptionnelle dans les langues du monde.
302
Syntaxe générale, une introduction typologique
Une langue qui satisfait sans réserve à la définition classique d’un codage de
type accusatif est selon cette approche une langue où toutes les constructions
intransitives non dérivées ont un alignement accusatif, et une langue qui satisfait
sans difficulté à la définition classique d’un codage de type ergatif est une langue où
toutes les constructions intransitives non dérivées ont un alignement ergatif. La
première situation peut être illustrée par le tswana, langue où la construction de
base de tout verbe comporte minimalement un argument dont les propriétés de
codage sont celles du terme A de la construction transitive. La deuxième est
apparemment celle du k’ichee’, langue où selon les descriptions disponibles la
construction de base de tout verbe comporte minimalement un argument dont les
propriétés de codage sont celles du terme P de la construction transitive.
18.2.2. Marquage des termes nominaux et alignement
Dans les systèmes de marquage des rôles syntaxiques nucléaires se situant dans
le cadre d’un alignement de type accusatif, U et A sont généralement à la forme
absolue (traditionnellement appelée nominatif dans la description de ces langues4),
tandis que P est à une forme spéciale appelée accusatif, comme dans l’ex. russe (1)
ci-dessus. Il y a toutefois un certain nombre d’exceptions à cette règle : l’alignement
de type accusatif peut aussi se manifester au niveau du marquage des termes
syntaxiques nucléaires par l’utilisation d’une même forme syntaxiquement marquée
pour U et A contrastant avec l’utilisation de la forme absolue pour P, comme par
exemple en oromo5 – ex. (3), ou bien par l’utilisation de deux formes
syntaxiquement marquées, l’une pour U et A, l’autre pour P, comme en japonais –
ex. (4). Il est proposé ici de désigner comme antiaccusatif une forme
syntaxiquement marquée utilisée pour U et A, mais pas pour P.
(3)
a. Makiinaa-n
hin
voiture-ANTIACC NEG
‘La voiture n’arrive pas’
b. Tulluu-n
dhufu
arriver.TAM.U/A3SM
makiinaa
bite
Tulluu-ANTIACC voiture.ABS acheter.TAM.U/A3SM
‘Tulluu a acheté une voiture’
(4)
a. Reiko-ga
Reiko-ANTIACC
kita
venir.PAS
‘Reiko est venue’
4 Pour les raisons du rejet des termes de cas nominatif et cas absolutif, cf. 3.2.2.
5 Le type de marquage illustré par l’oromo, connu dans la littérature en langue anglaise sous
le nom de marked-nominative, est particulièrement courant en Afrique de l’est, parmi les
langues couchitiques, omotiques et nilotiques. On le trouve aussi parmi les langues
berbères, ainsi que dans les langues bantoues du sud-ouest. En dehors du continent
africain, ce type est très rare, mais il est attesté au moins en mégrélien (où le cas
antiaccusatif est un ancien cas ergatif dont l’emploi s’est étendu au marquage du terme
U), dans quelques langues océaniennes, ainsi que dans les langues yuma de Californie.
Prédications verbales intransitives et alignement
b. Reiko-ga
Reiko-ANTIACC
mado-o
aketa
fenêtre-ACC
ouvrir.PAS
303
‘Reiko a ouvert la fenêtre’
Les systèmes de marquage des rôles syntaxiques nucléaires se situant dans le
cadre d’un alignement de type ergatif ont le plus souvent, de manière symétrique, U
et P à la forme absolue (désignée souvent comme absolutif 6) et A à une forme
distincte appelée ergatif, comme dans l’ex. avar (2) ci-dessus. Mais le nias utilise la
forme absolue du nom pour A et une forme syntaxiquement marquée pour P et U,
et l’utilisation de deux formes syntaxiquement marquées, l’une pour A et l’autre
pour P et U, est attestée dans quelques langues polynésiennes, notamment en
tongien – ex. (5). Il est proposé ici de désigner comme antiergatif une forme
syntaxiquement marquée utilisée pour U et P, mais pas pour A.
(5)
a. Na’e lea
TAM
parler
‘a
Tolu
ANTIERG
Tolu
‘Tolu a parlé’
b. Na’e taamate’i ‘a
TAM
tuer
ANTIERG
e
talavou
‘e
Tolu
DEF
garçon
ERG
Tolu
‘Tolu a tué le garçon’
Tant dans les systèmes qui suivent l’alignement ergatif que dans ceux qui suivent
l’alignement accusatif, les marques morphologiques portées par les termes
syntaxiques nucléaires ont selon les langues un degré variable de spécialisation. Par
exemple, l’accusatif du turc ou du hongrois ne peut pas marquer d’autre terme
syntaxique que le terme P de la construction transitive, alors que l’accusatif latin a
des emplois autres que le marquage du terme P. En basque, le cas ergatif sert
exclusivement à marquer le terme A de la construction transitive et le terme U de la
construction de quelques verbes intransitifs qui font exception à l’alignement ergatif
dominant. Par contre, l’avar a un cas ergatif-instrumental, et le groenlandais a un
cas ergatif-génitif (traditionnellement appelé ‘cas relatif’ dans la description des
langues eskimo), qui marque le terme A des constructions transitives dans le cadre
d’un marquage de type ergatif, mais qui marque aussi les noms dans le rôle de
dépendant génitival – ex. (6).
(6)
a. Piniartuq
chasseur.ABS
tikip-puq
arriver.TAM-U3S.DECL
‘Le chasseur est arrivé’
b. Piniartu-p
qajaq
tikiup-paa
chasseur-ERG/GEN kayak.ABS apporter.TAM -A3S.P3S.DECL
‘Le chasseur a apporté le kayak’
6 cf. note 4.
304
Syntaxe générale, une introduction typologique
c. Nannu-p
ours-ERG/GEN
piniartuq
tuqup-paa
chasseur.ABS
tuer.TAM -A3S.P3S.DECL
‘L’ours a tué le chasseur’
d. Nannu-p
piniartu-p
qajaa
ours-ERG/GEN chasseur-ERG/GEN kayak.3S.ABS
taku-aa
voir.TAM -A3S.P3S.DECL
‘L’ours a vu le kayak du chasseur’
Un cas extrême de polyvalence de la forme casuelle utilisée pour marquer le
terme A dans le cadre d’un alignement de type ergatif se rencontre en adyghé, qui
marque A au moyen d’un cas intégratif (parfois abusivement désigné comme
‘ergatif’, mais que certains auteurs au moins désignent plus justement comme
‘oblique’) dont les emplois englobent aussi ceux d’un génitif et d’un datif, et qui
marque aussi certains types d’obliques (mais pas les instruments, qui disposent
d’une marque casuelle spéciale).
On trouve par ailleurs dans les systèmes de marquage de type ergatif des
variations dans le marquage de A en quelque sorte symétriques du ‘marquage
différentiel de l’objet’ mentionné en 17.2.3.2. Il peut arriver que la flexion d’une
partie des nominaux ne présente pas les variations casuelles qui distinguent en
principe A de P et de U ; ceci se produit en udi et dans plusieurs autres langues
caucasiques avec les pronoms de 1ère et 2ème personne. Parfois aussi, l’utilisation
du cas ergatif pour marquer le contraste entre les deux termes de la construction
transitive est soumise à des conditions sémantiques, au lieu de constituer une pure
contrainte morphosyntaxique.
Enfin, une langue peut présenter un codage des termes syntaxiques nucléaires
de type ergatif sans que l’ergativité se manifeste dans le marquage des rôles
syntaxiques nucléaires. Le k’ichee’ – ex. (7) – n’a aucun contraste casuel entre rôles
syntaxiques nucléaires, mais possède un système d’indexation de type ergatif.
(7)
a. x-Ø-tzaaq
ACP-3U/P-tomber
ri
ak’aal
DEF
enfant
‘L’enfant est tombé’
b. x-oj-tzaaqik 7
ACP-U/P1P-tomber
‘Nous sommes tombés’
c. x-Ø-qa-chap
ACP-U/P3S-A1P-attraper
ri
ak’aal
DEF
enfant
‘Nous avons attrapé l’enfant’
7 En k’ichee’, la position du verbe en fin de phrase déclenche automatiquement certaines
modifications de la terminaison des verbes.
Prédications verbales intransitives et alignement
d. x-oj-u-chap
ACP-U/P1P-A3S-attraper
ri
ak’aal
DEF
enfant
305
‘L’enfant nous a attrapés’
L’abkhaz est un autre exemple de langue où A, P et U ne donnent lieu à aucun
marquage casuel mais sont obligatoirement indexés dans la forme verbale, avec un
même jeu d’indices pour U et P alors que A est indexé par un jeu d’indices spécial
occupant une position différente dans le mot verbal.
18.2.3. Indexation et alignement
Dans un système d’indexation de type accusatif, U et A sont représentés par les
mêmes indices attachés au verbe, tandis que P ne donne pas lieu à indexation,
comme en latin ou en russe, ou bien est indexé par une série différente d’indices,
comme en nahuatl. De manière symétrique, dans un système d’indexation de type
ergatif, U et P sont représentés par des indices identiques, tandis que A, ou bien ne
donne pas lieu à indexation, comme en avar – cf. ex. (2) ci-dessus, ou bien est indexé
par une série spéciale d’indices, comme en k’ichee’ – ex. (7) ci-dessus.
Dans les langues qui ont une indexation obligatoire des deux termes de la
construction transitive, la reconnaissance du caractère accusatif ou ergatif du
système d’indexation peut s’avérer problématique du fait d’amalgames qui rendent
parfois difficile le découpage de la marque bipersonnelle d’un verbe transitif en un
segment représentant le terme A et un autre représentant le terme P. C’est
notamment le cas en groenlandais, langue où la reconnaissance du caractère ergatif
du marquage casuel est immédiate, alors que dans la conjugaison du verbe transitif,
il n’est pas toujours évident d’isoler un segment représentant P et coïncidant avec la
marque unipersonnelle des verbes intransitifs.
En outre, certaines langues (notamment amérindiennes) ont des systèmes
d’indexation des deux termes essentiels de la construction transitive dans lesquels la
hiérarchie des personnes joue un rôle prédominant, avec comme résultat que ces
systèmes ne répondent, ni à la définition d’un système d’indexation de type
accusatif, ni à celle d’un système de type ergatif. Nous reviendrons sur cette
question en 23.8, car la réanalyse de constructions passives est une origine possible
de ces systèmes d’indexation mettant en défaut la distinction entre type accusatif et
type ergatif.
2.4. Ordre linéaire et alignement
C’est seulement dans les langues qui placent de manière relativement rigide A et
P de part et d’autre du verbe ou d’un marqueur prédicatif que cela peut avoir un
sens de caractériser l’ordre des termes de la construction du verbe comme ergatif ou
accusatif. En effet, dans les langues répondant à cette condition (et seulement dans
ces langues), on peut imaginer que la position du terme U coïncide, soit avec celle
de A (ordre de type accusatif), soit avec celle de P (ordre de type ergatif). La
possibilité d’un ordre des constituants de type ergatif (V U dans une langue où la
construction transitive est de type A V P, ou U V dans une langue où la construction
transitive est de type P V A) est effectivement évoquée dans la littérature sur
306
Syntaxe générale, une introduction typologique
l’ergativité, mais à supposer même que les informations sur les rares langues où ce
phénomène a été signalé soient confirmées, il ne pourrait s’agir que d’une situation
exceptionnelle dans les langues du monde.
Plus généralement, il est exceptionnel que les langues à ordre de base A V P
présentent des caractéristiques de codage de type ergatif (que ce soit au niveau de
l’ordre des constituants, du marquage ou de l’indexation). Parmi les langues à ordre
des constituants relativement rigide, l’ergativité s’observe presqu’exclusivement
dans les langues à verbe initial ou dans celles à verbe final.
18.2.5. Alignement mixte
Un marquage de type ergatif peut coexister avec une indexation de type
accusatif, comme en bourouchaski – ex. (8), où le terme A de la construction
transitive est au cas ergatif, mais gouverne l’accord du verbe de la même façon que
le terme U dans la construction intransitive.
(8)
a. Mo
DEM.SGF
gus
galú
femme.SG partir.ACP.U3SF
‘La femme est partie’
b. Ne
DEM.SGM
hir
galí
homme.SG partir.ACP.U3SM
‘L’homme est parti’
c. Mo
DEM.SGF
gúse
ne
hir
femme.SG.ERG
DEM.SGM
homme.SG voir.ACP.A3SF
yécu
‘La femme a vu l’homme’
Une combinaison semblable de marquage de type ergatif et d’indexation de type
accusatif a été signalée en warlpiri, ainsi qu’en udi. Le même phénomène apparaît
aussi de manière limitée en basque, où lorsque le verbe transitif est au passé et que
le terme P est de 3ème personne, l’accord du verbe avec A se fait au moyen de
préfixes semblables à ceux qui marquent normalement l’accord avec P ou U (et non
pas au moyen des suffixes spécifiquement utilisés pour marquer l’accord avec A).
Par contre, la combinaison d’un marquage de type accusatif et d’une indexation de
type ergatif ne semble pas attestée.
18.2.6. Alignement neutre
Dans les langues où il existe, l’alignement neutre, avec un codage de U différent
à la fois de celui de A et de celui de P, est généralement propre à une classe limitée
de verbes intransitifs. Toutefois, nous verrons en 19.6.4 que dans les langues à
alignement ergatif, le marquage différentiel de l’objet peut avoir pour conséquence
une construction des verbes transitifs dans laquelle ni A, ni P ne présentent le même
marquage que U.
Prédications verbales intransitives et alignement
307
18.2.7. Ergativité conditionnée
Il y a des langues dans lesquelles, toutes choses étant égales par ailleurs, le
codage des termes essentiels de la construction transitive présente des variations
systématiques qui n’ont pas d’équivalent dans les constructions intransitives, avec
comme conséquence des variations systématiques d’alignement8. Deux types de
conditionnement se rencontrent de manière fréquente.
La variation peut tenir à la nature des termes nominaux de la construction ; par
exemple, en dyirbal, les pronoms de 1ère et 2ème personne ont un marquage casuel
de type accusatif, avec la forme absolue utilisée à la fois pour U et A et une forme
différente pour P, alors que tous les autres nominaux ont un marquage casuel de
type ergatif, avec la forme absolue pour U et P et une forme différente pour A.
La variation peut tenir aussi au choix d’un tiroir verbal ; dans de tels cas, la
configuration typique est que l’alignement ergatif apparaît avec des formes verbales
de passé, et l’alignement accusatif avec des formes verbales de présent ou de futur.
On observe une telle alternance en hindi. Un autre exemple est le kurde
(kurmandji). Cette langue a un système casuel binaire opposant un cas absolu (qui
est notamment la forme du nom en isolation) et un cas intégratif (ou ‘oblique’, qui
n’apparaît que dans des conditions syntaxiques déterminées). Le verbe s’accorde
toujours avec un terme de sa construction et un seul. Le terme U des constructions
intransitives est invariablement au cas absolu, et le verbe s’accorde avec lui. Par
contre, A et P sont codés différemment selon que le verbe est au présent ou au
passé. Au présent, A est au cas absolu et P au cas intégratif, l’accord du verbe se
faisant avec A, tandis qu’au passé c’est l’inverse : A est au cas intégratif et P au cas
absolu, et l’accord du verbe se fait avec P – ex. (9).
(9)
a. Ez
PRO1S
Sînem-ê
dibîn-im
/
Sinem-INTEG voir.PRES-1S
‘Je vois Sinem’
b. Tu
PRO2S
Sînem-ê
dibîn-î
/
‘Tu vois Sinem’
Sinem
PRO1S.INTEG
Sinem
PRO2S.INTEG
‘Sinem te voit’
Sinem voir.PAS-3S
Te
Sînem dît-Ø
PRO2S.INTEG
Sinem voir.PAS-3S
‘Tu as vu Sinem’
dibîn-e
/
voir.PRES-3S
‘Sinem me voit’
d. Sînem te
Sînem dît-Ø
PRO1S.INTEG
‘J’ai vu Sinem’
Sinem-INTEG voir.PRES-2S
c. Sînem min
Min
Sînem-ê
ez
dît-im
Sinem-INTEG
PRO1S
voir.PAS-1S
‘Sinem m’a vu’
dibîn-e
voir.PRES-3S
/
Sînem-ê
tu
dît-î
Sinem-INTEG
PRO2S
voir.PAS-2S
‘Sinem t’a vu’
8 Le terme anglais pour le phénomène étudié dans cette section est split-ergativity ; en
français, il n’y a pas de terme consacré ; on parle parfois d’ ergativité scindée, ou de
fracture d’actance.
308
Syntaxe générale, une introduction typologique
On trouve aussi, avec les mêmes conditionnements, des alternances mettant en
jeu alignement accusatif et alignement mixte (cf. 18.4 à propos du géorgien).
18.3. Variations lexicales d’alignement
18.3.1. Remarques générales sur les variations d’alignement
En 18.2.7, nous avons examiné un type de variation d’alignement qu’on peut
qualifier de systématique. Il s’agit de variations conditionnées, soit par le choix du
tiroir verbal, soit par la nature des termes nominaux de la construction. Un autre
type de variation, qu’on peut lui aussi qualifier de systématique, se produit dans le
cadre d’opérations sur la valence verbale affectant des verbes dont la construction
de base se conforme à l’alignement ayant dans la langue considérée le statut
d’alignement canonique. Par exemple, en français, une phrase comme Il est venu
trois personnes ne se conforme pas à l’alignement accusatif prédominant9, mais le
même verbe admet aussi, avec le même sens dénotatif, la construction à alignement
accusatif Trois personnes sont venues, et cette possibilité de variation a en français
un caractère systématique pour toute une classe de verbes.
Mais il existe aussi des variations qui tiennent au choix d’un lexème verbal
particulier. Dans la littérature typologique, cette question ne reçoit pas toute
l’attention qu’elle mérite : une lecture superficielle donne l’impression que les
variations lexicales d’alignement se ramènent toujours à un type ‘actif’ (ou ‘dual’)
dans lequel les verbes intransitifs se construisent avec un terme UA ou avec un
terme UP en fonction du degré d’agentivité de l’argument que représente le terme
U. La question est en réalité bien plus complexe.
18.3.2. Variations dans les langues à alignement accusatif prédominant
La question des variations lexicales d’alignement n’est que rarement évoquée
pour les langues couramment reconnues comme accusatives. Or beaucoup de ces
langues ont des verbes (classiquement désignés comme ‘impersonnels’) dont la
construction de base, ou bien ne comporte aucun terme ayant les caractéristiques de
codage de l’un des deux termes nucléaires de la construction transitive, ou bien
comporte seulement un terme ayant les caractéristiques de codage du terme P.
Par exemple, en russe, la plupart des verbes qui n’entrent pas dans la
construction transitive admettent une construction intransitive à alignement
accusatif, c’est-à-dire comportant un sujet qui, comme l’agentif de la construction
transitive, est à la forme absolue et gouverne l’accord du verbe en personne-genrenombre. Mais beaucoup de verbes russes admettent aussi des constructions ne
comportant aucun terme à la forme absolue en relation d’accord avec le verbe, et
9 On peut même considérer qu’il s’agit d’une construction à alignement ergatif, si on admet
l’analyse selon laquelle le terme nominal succédant au verbe est assimilé au patientif, le
fait qu’il n’en manifeste pas toutes les propriétés (notamment par son impossibilité à être
représenté par les affixes pronominaux le / la / les) tenant aux contraintes discursives
auxquelles cette construction est soumise.
Prédications verbales intransitives et alignement
309
qu’il serait abusif de chercher à analyser synchroniquement comme dérivées en
quelque manière de la construction subjectale canonique. D’ailleurs, certains verbes
au moins ne sont attestés que dans de telles constructions. Or parmi ces
constructions non dérivées dépourvues de terme présentant les caractéristiques de
codage du terme A de la construction transitive (et qui font donc exception à
l’alignement accusatif dominant), certaines présentent un alignement ergatif, au
sens où elles comportent par contre un terme ayant les caractéristiques de codage
du terme P. Par exemple, dans menja znobit ‘j’ai des frissons’, menja lixoradit ‘j’ai de
la fièvre’, menja lomit ‘j’ai des courbatures’, menja mutit ‘j’ai mal au cœur’, menja
rvët ‘je vomis’, menja tošnit ‘j’ai la nausée’, l’unique argument est représenté par un
constituant nominal au cas accusatif, et le verbe n’est pas accordé. On avait en latin
la même chose avec me miseret ‘j’ai pitié, me pænitet ‘je me repens, me piget ‘je suis
mécontent’, me pudet ‘j’ai honte’, me tædet ‘je suis dégoûté’, constructions qui
comportaient un terme à l’accusatif mais dans lesquelles il n’était pas possible
d’introduire un terme au nominatif en relation d’accord avec le verbe.
Autrement dit, il n’est pas correct de caractériser sans nuances le russe ou le
latin comme langues à codage des rôles syntaxiques nucléaires de type accusatif ; il
serait plus juste de parler de prédominance des constructions intransitives à
alignement accusatif dans des langues où certaines constructions font exception à
l’alignement accusatif, et donnent même parfois lieu à un alignement ergatif.
L’ex. islandais (10) et l’ex. tamoul (11) illustrent de telles variations. Les phrases
(a) illustrent la construction transitive de ces deux langues : A à la forme absolue, P
à l’accusatif (en tamoul, seulement dans certaines conditions), verbe accordé avec
A. Les phrases (b) illustrent l’alignement accusatif, qui prédomine largement dans
ces deux langues, et enfin les phrases (c), traditionnellement désignées comme
impersonnelles, sont du point de vue typologique des phrases intransitives à
alignement ergatif : la phrase islandaise (10c) comporte un terme nominal au cas
accusatif et un autre introduit par une préposition, et la phrase tamoule (11c)
comporte un terme au cas accusatif et un terme au cas datif-allatif.
(10)
a. Ég
PRO1S.ABS
keyri
bil
conduire.PRES.S1S voiture.SG.ACC
‘Je conduis la voiture’
b. Ég
PRO1S.ABS
fer
oft
aller.PRES.S1S souvent
til
Reykjavíkur
PREP
Reykjavík.GEN
‘Je vais souvent à Reykjavík’
c. Mig
PRO1S.ACC
langar
í
fisk
avoir envie.PRES
PREP
poisson.SG.ACC
‘J’ai envie de poisson’
(11)
a. (naan)
kaɳɳan-aip paartt-een
(PRO1S.ABS) Kannan-ACC voir.TAM-S1S
‘J’ai vu Kannan’
310
Syntaxe générale, une introduction typologique
b. (naan)
viiʈʈu-kku
poor-een
(PRO1S.ABS) maison-D/ALL aller.TAM-S1S
‘Je vais à la maison’
c. ena-kku
PRO1S -D/ALL
kaɳɳan-ait
teriyum
Kannan-ACC
connaître.TAM
‘Je connais Kannan’
En français, on peut citer le cas du verbe falloir, dont la construction comporte
un terme ayant les caractéristiques du patientif des verbes transitifs mais ne
comporte aucun terme ayant les caractéristiques de l’agentif.
Dans une autre famille linguistique, on peut encore mentionner le cas de
l’amharique, langue à alignement accusatif prédominant mais qui a quelques verbes
impersonnels comparables aux verbes impersonnels régissant l’accusatif du latin ou
du russe : dans rabäñ ‘j’ai faim’, t’ämmañ ‘j’ai soif’, l’expérient est représenté par
l’indice d’objet de 1ère personne du singulier -(ä/ï)ñ, et il n’y a aucune possibilité
d’introduire un terme à la forme absolue qui gouvernerait l’accord du verbe comme
le fait l’agentif dans la construction transitive.
18.3.3. Variations dans les langues à alignement ergatif prédominant
Le basque est un exemple de langue dans laquelle la prédominance de
l’alignement ergatif est indiscutable, mais qui possède néanmoins un nombre non
négligeable de verbes dont la construction comporte un terme traité de la même
façon que l’agent des verbes d’action prototypiques et ne peut comporter aucun
terme ayant les caractéristiques de codage du patientif. Par exemple, dans Urak
irakitzen du ‘L’eau bout’, l’unique argument est au cas ergatif, et l’auxiliaire a la
forme qui accompagne en principe les verbes transitifs pour marquer l’accord avec
un agentif de 3ème personne du singulier ; on a donc là un alignement accusatif.
Avec un verbe comme bazkaldu ‘déjeuner’, on a dans certains dialectes un
alignement accusatif (ce qui donne par exemple Lagunek bazkaldu dute ‘Les amis
ont déjeuné’, avec l’unique argument au cas ergatif et l’auxiliaire à la forme qui
accompagne en principe les verbes transitifs pour marquer l’accord avec un agentif
de 3ème personne du pluriel), et dans d’autres un alignement ergatif (ce qui donne
Lagunak bazkaldu dira, avec l’unique argument au cas absolu et l’auxiliaire propre
aux constructions intransitives).
Des verbes faisant ainsi exception à l’alignement dominant dans des langues à
alignement dominant de type ergatif (ou partiellement ergatif) sont attestés dans
diverses langues iraniennes ou indo-aryennes (hindi, etc.) et caucasiennes du nordest (avar, lesghien), ainsi qu’en géorgien (cf. 18.4) et en tibétain.
18.3.4. Langues à codage de type ‘actif’
L’existence dans une même langue de plusieurs sous-classes de verbes admettant
des constructions intransitives ne présentant pas toutes le même type d’alignement
constitue donc un phénomène beaucoup plus commun que ne le suggèrent la
plupart des travaux à orientation typologique sur la question. Et surtout, rien
Prédications verbales intransitives et alignement
311
n’indique une tendance générale des situations de ce type à évoluer vers une
partition de l’ensemble des verbes intransitifs conforme à la définition classique
d’un codage de type ‘actif’ (ou ‘dual’), selon laquelle dans les langues de ce type, le
terme U a les caractéristiques de codage de A s’il possède un degré relativement
fort d’agentivité, et les caractéristiques de codage de P s’il possède un degré
relativement faible d’agentivité. Par exemple en basque, l’unique argument de
irakin ‘bouillir’ est construit comme le terme A de la construction transitive, tandis
que l’unique argument de mintzatu ‘parler’ est construit comme le terme P, ce qui
est en contradiction flagrante avec la notion de codage de type actif. Il est donc
permis de douter de la valeur explicative de cette notion.
On aboutit souvent à des conclusions semblables à propos de langues réputées
avoir un codage de type actif, si on reprend les données sans s’arrêter aux quelques
exemples cités dans la littérature à l’appui de cette analyse10. D’abord il y a
généralement du point de vue numérique un déséquilibre marqué entre les verbes
intransitifs construits avec un terme UA et ceux construits avec un terme UP, ce qui
permet de reconnaître l’un des deux grands types d’alignement comme
prédominant. Ensuite, de manière analogue à ce qui vient d’être montré pour le
basque, la prise en compte de la totalité des données contredit généralement
l’hypothèse d’une cohérence sémantique de la distribution des verbes intransitifs en
deux classes qui diffèrent par leurs propriétés d’alignement.
Il est possible que dans l’histoire de quelques langues (notamment le lakhota,
qui est la langue la plus souvent citée dans la littérature sur la question) les
variations lexicales d’alignement se soient stabilisées de la façon particulière
qu’enregistre la définition classique d’un codage de type actif, mais il est
certainement abusif d’accorder à cette situation la place privilégiée qu’on lui
accorde généralement dans la typologie de l’alignement.
De toutes façons, il doit être clair que la notion de codage de type actif ne se
situe pas sur le même plan que les notions de codage de type accusatif ou ergatif :
accusatif / ergatif caractérise l’alignement de constructions intransitives considérées
individuellement ; actif ne renvoie pas à un type d’alignement, mais à un type
possible de distribution de l’alignement accusatif et de l’alignement ergatif dans le
lexique verbal des langues qui connaissent des variations lexicales d’alignement.
18.4. Un exemple de situation complexe : le géorgien
Le géorgien est une langue qui cumule plusieurs types possibles de variations
d’alignement, mettant en jeu à la fois une flexion casuelle réduite pour les pronoms
de 1ère et 2ème personne, des variations dans le codage des termes A et P
conditionnées par la répartition des tiroirs verbaux en trois groupes, et enfin la
répartition des verbes intransitifs en deux classes selon le codage du terme U.
10 Sur la base de quelques exemples judicieusement choisis, il ne serait par exemple pas très
difficile d’argumenter que le latin ou le russe sont des langues à codage de type actif. Si
personne ne l’a jamais fait, c’est probablement parce que les données de ces langues sont
trop connues pour qu’on puisse sérieusement envisager de soutenir une telle hypothèse.
312
Syntaxe générale, une introduction typologique
18.4.1. Le matériau morphologique
Trois cas de la flexion nominale participent au marquage des termes A, P et U :
la forme absolue du nom (dite traditionnellement ‘nominatif’), qui est aussi la forme
de citation des noms ainsi que la forme des noms en fonction de prédicat, le cas
ergatif, exclusivement utilisé à certains tiroirs verbaux pour marquer le terme A de
la construction transitive et le terme U d’une partie des verbes intransitifs, et enfin
le cas datif, qui outre sa participation au marquage des termes A, P et U marque
l’expérient des verbes ‘affectifs’ et le destinataire des verbes de transfert.
Les pronoms de 1ère et de 2ème personne ont la particularité d’ignorer la
distinction entre forme absolue, ergatif et datif.
La flexion verbale met en jeu trois séries d’indices personnels, désignés dans ce
qui suit comme IP1, IP2a et IP2b. Les séries IP2a et IP2b ne se différencient qu’à la
3ème personne, et la distinction n’est apparente que dans certaines conditions
phonologiques. Compte tenu de la complexité de la morphologie verbale en général
et des manifestations de l’accord à la 3ème personne en particulier, on se contentera
ici de faire apparaître la distinction à la 1ère personne, qui est marquée par v- dans
la série IP1, et par m- dans la série IP2.
18.4.2. La construction transitive
A un premier groupe de tiroirs verbaux (groupe dit ‘du présent’), A est à la
forme absolue, et représenté par un indice de la série IP1, tandis que P est au cas
datif, et représenté par un indice de la série IP2a. A ces tiroirs verbaux, le
destinataire des verbes du type donner est au datif et représenté par un indice de la
série IP2b – ex. (12a). La forme verbale ne comporte toutefois jamais plus de deux
indices apparents, car la 3ème personne a toujours une marque zéro dans la série
IP2a, et le système du géorgien impose que le terme P de la construction des verbes
de type donner soit de 3ème personne.
Au groupe de tiroirs verbaux dit ‘de l’aoriste’, A est au cas ergatif, mais
représenté par un indice de la même série IP1 qu’aux tiroirs du groupe du présent ;
P est à la forme absolue, mais représenté par un indice de la même série IP2a
qu’aux tiroirs du groupe du présent ; le destinataire des verbes du type donner est
encodé de la même façon qu’aux tiroirs du groupe du présent – ex. (12b).
Enfin aux tiroirs du groupe dit ‘du parfait’, A au cas datif est représenté par un
indice de la série IP2b, P à la forme absolue est représenté par un indice de la série
IP1, et le destinataire des verbes du type donner est obligatoirement destitué en
oblique : il est au cas bénéfactif et n’est pas indexé sur le verbe – ex. (12c).
(12)
a. šota
leila-s
c’eril-s
sc’ers
Chota.ABS Leila-DAT lettre-DAT écrire.PRES.U/A3S.P3.D3
‘Chota écrit une lettre à Leila’
(j’écris … → vc’er)
b. šota-m
leila-s
c’eril-i
misc'era
Chota-ERG Leila-DAT lettre-ABS écrire.U/A3S.P3.D3
Prédications verbales intransitives et alignement
313
‘Chota a écrit une lettre à Leila’
(j’ai écrit … → mivsc’ere)
c. šota-s
c’eril-i
leil-istvis
Chota-DAT lettre-ABS Leila-BENEF
miuc’eria
écrire.EVID.A3S.U/P3S
‘Il paraît que Chota a écrit une lettre à Leila’
(il paraît que j’ai écrit … → mimic’eria)
18.4.3. Verbes intransitifs à codage de U fixe
La majorité des verbes intransitifs se construisent avec un terme U qui prend à
tous les tiroirs verbaux la forme absolue, et qui est uniformément indexé par la série
IP1 – ex. (13).
(13)
a. bič’-i
garçon-ABS
imaleba
se cacher.PRES.U/A3S
‘Le garçon se cache’
(je me cache → vimalebi )
b. bič’-i
garçon-ABS
daimala
se cacher.ACP.U/A3S
‘Le garçon s’est caché’
(je me suis caché → davimale)
c. bič’-i
garçon-ABS
damalula
se cacher.EVID.U/P3S
‘Il paraît que le garçon s’est caché’
(il paraît que je me suis caché → davmalulvar)
Par conséquent, l’alignement de la construction de ces verbes varie d’un groupe
de tiroirs verbaux à l’autre de la façon que résume le tableau suivant :
verbes transitifs
tiroirs verbaux
du groupe I
tiroirs verbaux
du groupe II
tiroirs verbaux
du groupe III
A : f. abs., IP1
P : datif, IP2a
A : ergatif, IP1
P : f. abs., IP2a
A : datif, IP2b
P : f. abs., IP1
verbes intransitifs
à codage de U fixe
U : f. abs. (=A), IP1 (= A)
→ alignement accusatif
U : f. abs. (= P), IP1 (= A)
→ alignement mixte
U : f. abs. (= P), IP1 (= P)
→ alignement ergatif
18.4.4. Verbes intransitifs à codage de U variable
Les verbes de ce type (qui constituent une forte minorité des verbes intransitifs)
se construisent avec un terme U marqué et indexé, d’un tiroir verbal à l’autre,
314
Syntaxe générale, une introduction typologique
exactement comme le terme A de la construction transitive – ex. (14). Ces verbes
présentent donc uniformément un alignement de type accusatif (U/A ≠ P).
(14)
a. bič’-i
garçon-ABS
t’iris
pleurer.PRES.U/A3S
‘Le garçon pleure’
(je pleure → vt’iri )
b. bič’-ma
garçon-ERG
it’ira
pleurer.ACP.U/A3S
‘Le garçon a pleuré’
(j’ai pleuré —> vit’ire)
c. bič’-s
garçon-DAT
ut’irnia
pleurer.EVID.U/A3S
‘Il paraît que le garçon a pleuré’
(il paraît que j’ai pleuré —> mit’irnia)
18.5. Ergatif et passif, et l’origine des constructions ergatives
Les constructions transitives des langues où prédomine un alignement de type
ergatif présentent des caractéristiques morphologiques (agentif à une forme
syntaxiquement marquée, accord du verbe avec le patientif) qui ont pu inciter les
premiers linguistes confrontés à ces constructions à les identifier comme passives.
Mais la notion de passif implique la concurrence entre deux constructions de sens
dénotatif identique qui diffèrent à la fois par l’utilisation d’une forme dérivée du
verbe (ou d’une périphrase), par le nombre de termes syntaxiquement nucléaires et
par leurs implications discursives : la construction traditionnellement appelée active
(non marquée aussi bien morphologiquement que discursivement, et dans laquelle
l’agent et le patient d’un verbe d’action prototypique sont tous deux traités comme
termes syntaxiquement nucléaires de l’unité phrastique) et la construction passive
(morphologiquement et discursivement marquée, et dans laquelle l’agent apparaît
comme oblique, c’est-à-dire comme terme syntaxiquement périphérique). Le cas le
plus net est celui où une construction transitive entrant dans un alignement de type
ergatif contraste avec la construction de formes dérivées du verbe transitif dans
lesquelles la réduction du nombre de termes syntaxiques nucléaires a des
manifestations claires.
Par exemple, en k’ichee’, l’alignement ergatif met en jeu une construction des
verbes d’action dans laquelle le verbe s’accorde à la fois avec l’agent et le patient. Or
cette construction, reprise ici à l’exemple (15a), est en concurrence avec une autre
dans laquelle le verbe d’action s’accorde seulement avec le patient, et dans laquelle
le caractère syntaxiquement périphérique de l’agent se manifeste en outre par
l’utilisation de la préposition -umaal ‘par’ – ex. (15b). Ainsi en k’ichee’, à côté de la
construction dans laquelle l’agent et le patient des verbes d’action prototypiques ont
tous deux le statut de termes syntaxiques nucléaires (construction transitive entrant
Prédications verbales intransitives et alignement
315
dans une relation d’alignement de type ergatif), il existe aussi une construction
passive, avec le patient comme unique terme nominal syntaxiquement nucléaire.
(15)
a. X-e-ki-kunaaj
ri
ACP-U/P3P-A3P-soigner DEF
alab’oom ri
chuchu’iib’
enfant.PL
femme.PL
DEF
‘Les femmes ont soigné les enfants’
b. Aree ri
FOC
alab’oom x-e-kunax
enfant.PL
DEF
ACP-U/P3P-soigner.PASS
k-umaal ri
chuchu’iib’
3P-par
femme.PL
DEF
‘Ce sont les enfants qui ont été soignés par les femmes’
Dans la description synchronique des langues, il serait donc incorrect de
confondre les notions de passif et d’ergatif. Il est par contre possible qu’il y ait entre
passif et ergatif une relation historique, au moins dans certaines langues.
On peut en effet imaginer qu’une construction passive à complément d’agent
tende à devenir de plus en plus fréquente, et à perdre ainsi la valeur discursive
marquée qui caractérise en principe les constructions passives. Au terme de
l’évolution, si la construction ‘active’ originelle finit par totalement disparaître, il
peut subsister comme unique construction possible des verbes d’action
prototypiques une construction qui n’est plus passive dans la mesure où elle ne
s’oppose plus à une construction ‘active’, mais dans laquelle les constituants
nominaux représentant l’agent et le patient maintiennent des caractéristiques de
codage du type couramment observé dans les constructions passives.
Un autre scénario de développement historique d’un codage de type ergatif à
partir d’une situation ancienne où ce type de codage n’existait pas, illustré
notamment par les langues indo-européennes du groupe indo-iranien, est le
développement d’un parfait transitif à partir de constructions possessives présentant
certaines caractéristiques. Le développement d’un parfait transitif à partir de
constructions possessives est de manière générale une évolution très fréquente,
comme l’atteste l’histoire de l’auxiliaire avoir dans les langues romanes. Mais cette
évolution a des conséquences différentes pour l’organisation syntaxique des langues
dans lesquelles elle se produit, selon le type de phrase possessive impliqué.
Au départ, on a des constructions qui rapportent à la sphère d’un individu le
résultat d’un processus (comme par exemple en français contemporain dans J’ai la
lumière d’allumée dans ma chambre), et la réanalyse comme construction transitive
à valeur de parfait suppose essentiellement que le terme recevant initialement le
rôle de possesseur soit réanalysé comme assumant le rôle sémantique que le verbe
(dans cet exemple : allumer) assigne dans la construction transitive à l’agentif (dans
cet exemple, le rôle d’agent). Si initialement le possesseur est syntaxiquement traité
comme agentif d’un verbe transitif avoir comparable à celui du français, ce
processus ne débouche pas sur une construction entrant dans un alignement de type
ergatif, du fait que le possesseur réanalysé a dès le départ les caractéristiques de
l’agentif dans une organisation de type accusatif. Mais si le même processus de
réanalyse opère à partir de constructions possessives où le possesseur est traité
différemment (comme dans le type illustré en latin par Mihi est liber litt. ‘A moi est
316
Syntaxe générale, une introduction typologique
un livre’ pour ‘J’ai un livre’), on aboutira automatiquement à une construction
transitive dans laquelle l’agentif aura des propriétés de codage typiques d’un
oblique, et qui entrera dans un alignement de type ergatif.
La fréquence d’une telle évolution est probablement ce qui explique pourquoi,
dans les alternances systématiques d’alignement – cf. 18.2.7 ci-dessus, la
configuration la mieux attestée est celle où l’alignement ergatif s’observe lorsque le
verbe est à une forme de passé.
Plus généralement, on peut soupçonner que diachroniquement, la réanalyse de
périphrases temporo-aspecto-modales est un facteur important, aussi bien
d’introduction de tiroirs verbaux appelant un alignement ergatif dans des langues à
alignement accusatif dominant que d’introduction de tiroirs verbaux appelant un
alignement accusatif dans des langues à alignement ergatif dominant.
Par exemple, le basque a une périphrase comparable au français être en train de
+ Inf, dans laquelle une forme verbale non finie est complément de la locution
verbale intransitive ari izan ‘être occupé à’. Dans sa construction de base, cette
locution verbale prend un complément nominal au cas locatif – ex. (16a). Dans son
emploi aspecto-temporel, le sujet de cette locution s’identifie sémantiquement à
l’argument A de la forme verbale non finie qui lui sert de complément, s’il s’agit
d’un verbe transitif, mais il présente les caractéristiques de codage du sujet d’une
construction intransitive, ce qui est cohérent avec le fait qu’il est le sujet d’une
construction dont le deuxième terme essentiel est un groupe verbal qui équivaut à
un complément nominal au cas locatif – ex (16b-c).
(16)
a. Koldo
Koldo
telefono-an
ari
da
téléphone-SG.LOC occupé être.PRES.U3S
‘Koldo est au téléphone’
b. Koldo-k
Koldo-ERG
piano-a
jotzen
du
piano-SG
frapper.INACP
AUX.PRES.A3S.P3S
‘Koldo joue du piano’
c. Koldo
Koldo
[piano-a jotzen]
piano-SG
ari
da
frapper.INACP occupé être.PRES.U3S
‘Koldo est en train de jouer du piano’
La grammaticalisation d’une périphrase de ce type (qui constitue dans l’histoire
des langues un phénomène extrêmement commun – cf. 11.2) peut donc introduire
dans la conjugaison d’une langue à alignement ergatif un tiroir verbal de présent à
alignement accusatif.
18.6. Ergativité superficielle, ergativité profonde, ergativité diffuse
Dans ce qui précède, l’ergativité n’a été envisagée qu’au niveau du codage des
rôles syntaxiques nucléaires. Il convient maintenant de poser la question de
l’existence d’autres mécanismes pouvant aller dans le sens d’un contraste entre les
termes A et P de la construction transitive et d’un regroupement de P avec U.
Prédications verbales intransitives et alignement
317
De ce point de vue, il faut mettre à part les faits qu’on qualifiera ici d’ergativité
diffuse (en anglais : ubiquitous ergativity), qui se manifestent un peu partout, aussi
bien dans les langues qui ont des systèmes de codage des rôles syntaxiques
nucléaires de type ergatif que dans celles qui ne présentent à ce niveau aucune trace
d’ergativité. On peut par exemple citer la syntaxe des formes nominalisées du verbe,
qui manifeste très généralement une tendance à traiter de la même façon le terme P
et le terme U, et à traiter de façon spécifique le terme A. Par exemple, en français, si
un nom déverbal comme destruction prend en même temps deux compléments
transposant le sujet et l’objet du verbe détruire, c’est nécessairement l’argument
objet qui est traité comme le serait l’argument sujet d’un verbe intransitif (les
ennemis ont détruit la ville → la destruction de la ville par les ennemis, à côté de les
ennemis sont entrés dans la ville → l’entrée des ennemis dans la ville).
Il est certes intéressant de s’interroger sur la motivation de ces faits d’ergativité
diffuse, mais typologiquement, ce serait une erreur de les mettre sur le même plan
que les faits d’ergativité qui donnent lieu à des contrastes nets entre langues. En
effet, dans la perspective typologique, la question essentielle qui se pose est : les
langues qui ont un codage des termes syntaxiques nucléaires de type ergatif
présentent-elles aussi par ailleurs un éventail particulièrement large de mécanismes
syntaxiques organisés selon le principe d’un regroupement de P et de U ?
La réponse à cette question doit être nuancée. Dans quelques langues à codage
des rôles syntaxiques nucléaires de type ergatif, l’éventail des mécanismes
fonctionnant sur la base d’un contraste entre A et P et d’un regroupement de P avec
U va effectivement assez largement au-delà des faits d’ergativité diffuse dont il vient
d’être question à l’instant. On parle alors d’ergativité syntaxique, ou profonde. Mais
ceci ne concerne qu’une minorité des langues à codage des rôles syntaxiques
nucléaires de type ergatif.
Le dyirbal constitue l’exemple le plus souvent cité de langue présentant des faits
d’ergativité syntaxique. L’ex. (17) montre qu’en dyirbal, lorsqu’on enchaîne un verbe
intransitif et un verbe transitif et que l’unique argument nucléaire du verbe
intransitif est coréférent du patientif du verbe transitif, il est possible de procéder à
l’ellipse de la deuxième occurrence de ce terme – ex. (17c-d) ; par contre, il ne serait
pas possible de procéder de même en cas de coréférence de l’unique argument
nucléaire d’un verbe intransitif avec l’agentif d’un verbe transitif : dans ce cas, pour
pouvoir procéder à l’ellipse, il faut modifier la construction du verbe transitif en le
mettant à la forme antipassive, ce qui (cf. ch. 26) a pour effet de transformer le
patientif en terme syntaxique oblique, et donc de faire de l’agentif l’unique terme
nucléaire d’une construction intransitive – ex. (17e-f).
(17)
a. ŋuma banaga-ɲu
père
repartir-TAM
‘Le père est reparti’
b. ŋuma yabu-ngu buɽa-n
père
mère-ERG voir-TAM
‘La mère a vu le père’
318
Syntaxe générale, une introduction typologique
c. ŋuma banaga-ɲu
père
yabu-ngu buɽa-n
repartir-TAM
mère-ERG voir-TAM
‘Le père est reparti et la mère a vu (le père)’
d. ŋuma yabu-ngu buɽa-n
père
banaga-ɲu
mère-ERG voir-TAM
repartir-TAM
‘La mère a vu le père et (le père) est reparti’
e. ŋuma banaga-ɲu
père
buɽal-ŋa-ɲu
yabu-gu
voir-ANTIPASS-TAM
mère-DAT
repartir-TAM
‘Le père est reparti et (le père) a vu la mère’
f. yabu buɽal-ŋa-ɲu
mère
ŋuma-gu banaga-ɲu
voir-ANTIPASS-TAM
père-DAT repartir-TAM
‘La mère a vu le père et (la mère) est repartie’
Le futunien est un autre exemple de langue où l’alignement de type ergatif ne se
limite pas aux propriétés de codage des termes syntaxiques nucléaires, mais
concerne aussi notamment le placement de constituants en position non canonique.
Lors de l’antéposition d’un constituant précédé du présentatif ko, procédé qui selon
l’intonation permet de souligner une topicalisation ou une focalisation, on n’observe
aucune reprise si le terme ainsi mis en relief est U ou P, alors que dans les mêmes
conditions A est obligatoirement repris par l’anaphorique ia – ex. (18).
(18)
a. ko
c’est
loku
kili,
e
mafoke
i
le
la’ā
POSS1S
peau
INACP
peler
LOC
DEF
soleil
‘Ma peau, elle pèle à cause du soleil’
b. ko
c’est
le
’aga, na
futi
e
Petelo
DEF
requin
pêcher à l’hameçon
ERG
Petelo
PAS
‘C’est un requin que Petelo a pêché’
c. ko
c’est
Petelo,
na
futi
ia
le
’aga
Petelo
PAS
pêcher à l’hameçon
ANA
DEF
requin
‘Petelo, il a pêché un requin à l’hameçon’
Toujours en futunien, lors de la réflexivisation d’une construction transitive, un
nom dans le rôle de P est l’antécédent d’un pronom dans le rôle de A – ex. (19), à
l’inverse de ce qui s’observe ordinairement y compris dans beaucoup de langues
dont le codage des termes syntaxiques nucléaires suit l’alignement ergatif.
(19)
a. na
PAS
tamate
le
’aga
e
le
tagata
tuer
DEF
requin
ERG
DEF
homme
‘L’homme a tué le requin’
Prédications verbales intransitives et alignement
b. na
PAS
tamate
le
tagata
e
ia
fa’i
tuer
DEF
homme
ERG
ANA
seulement
319
‘L’homme s’est tué’
On peut signaler aussi le cas de plusieurs langues de la famille maya (dont le
k’ichee’), dans lesquelles le terme P de la construction transitive se prête à la
focalisation, au questionnement et à la relativisation de la même façon que le terme
U des constructions intransitives, alors que pour réaliser ces opérations sur le terme
A, il faut modifier la construction au moyen d’une forme dérivée du verbe qui rend
la construction formellement intransitive.
Il est toutefois très rare que la totalité de la syntaxe d’une langue fonctionne sur
la base d’un regroupement de type ergatif. Par exemple, dans les langues maya dont
le cas vient d’être évoqué, d’autres aspects de la syntaxe fonctionnent sur la base
d’un regroupement de type accusatif. On peut même dire que dans la plupart des
langues qui ont des caractéristiques d’ergativité au niveau du codage des rôles
syntaxiques nucléaires, les manifestations de l’ergativité dans les mécanismes
syntaxiques ne vont pas au-delà des faits d’ergativité diffuse observables jusque dans
les langues les plus typiquement accusatives.
Autrement dit, la plupart des langues à codage des rôles syntaxiques nucléaires
de type ergatif ont un fonctionnement syntaxique qui justifie de reconnaître une
notion de sujet essentiellement semblable à celle reconnue dans les langues à
codage de type accusatif. L’originalité de ces langues se limite à avoir un marquage
casuel du sujet et/ou une indexation du sujet qui dépendent du trait ±transitif, les
caractéristiques morphologiques du sujet des constructions intransitives coïncidant
avec celles de l’objet des constructions intransitives. On parle là d’ergativité
morphologique, ou superficielle.
Par exemple en basque, les observations que l’on peut faire sur le comportement
des termes nucléaires de la phrase, comme par exemple dans le mécanisme de
réflexivisation évoqué en 16.3.1, sont souvent neutres du point de vue de la
distinction accusatif / ergatif, et ceci se produit plus souvent en basque que dans les
langues les plus typiquement accusatives ; mais quelques mécanismes au moins
impliquent un regroupement de type accusatif, alors qu’aucun ne suit l’alignement
ergatif observé dans le codage des rôles syntaxiques nucléaires. C’est aux mêmes
conclusions qu’aboutissent les auteurs qui ont étudié cette question dans les langues
caucasiques.
Une explication diachronique a été avancée par plusieurs auteurs : le codage de
type ergatif résulte de la réanalyse de constructions dans lesquelles l’agent des
verbes d’action prototypiques avait le statut d’oblique ; cette réanalyse est
normalement suivie assez rapidement d’un réajustement syntaxique visant à rétablir
la situation typologiquement non marquée dans laquelle A et U partagent les
mêmes propriétés de comportement et contrastent globalement avec P, mais le
réajustement ne s’étend pas aux propriétés de codage. Selon cette hypothèse, dans
les langues qui présentent de manière importante des faits d’ergativité syntaxique
(et auxquelles l’application de la notion de sujet s’avère problématique), le
processus de réajustement syntaxique n’a pas abouti, et l’agentif continue à
présenter des comportements en principe caractéristiques d’un oblique.
320
Syntaxe générale, une introduction typologique
18.7. Conclusion sur l’utilisation des termes de sujet et d’objet
Dans la description de langues présentant des faits d’ergativité syntaxique allant
au-delà des faits d’ergativité diffuse évoqués au début de la section 18.5, il peut être
préférable de réserver le terme de sujet aux constructions intransitives, et d’utiliser
les termes d’agentif et de patientif pour se référer aux deux termes nucléaires des
constructions transitives. En effet, en procédant ainsi, il est plus facile de rendre
compte du fait que les propriétés de comportement cumulées par le terme U des
constructions intransitives peuvent se trouver distribuées entre les deux termes
nucléaires de la construction transitive d’une façon qui interdit d’assimiler
purement et simplement l’un de ces termes au terme U.
Par contre, dans un ouvrage à visée généraliste comme celui-ci, une telle
solution aurait l’inconvénient d’obliger à formuler de façon relativement
compliquée bien des choses (notamment dans le domaine des opérations sur la
valence verbale) qui peuvent être dites de façon beaucoup plus simple en
s’autorisant de manière générale à utiliser le terme de sujet avec la définition
suivante :
– dans les langues où prédomine l’alignement accusatif, le terme de sujet
englobe le terme A de la construction transitive et le terme des constructions
intransitives (lorsqu’il existe) qui a les propriétés de codage du terme A de la
construction transitive ;
– dans les langues où prédomine l’alignement ergatif, le terme de sujet englobe
le terme A de la construction transitive et le terme des constructions intransitives
(lorsqu’il existe) qui a les caractéristiques de codage de l’un des deux termes
essentiels de la construction transitive.
Dans une perspective généraliste, cette décision terminologique est justifiée par
les observations faites en 18.6 : il est indéniable qu’on ne trouve pas dans toutes les
langues les mêmes propriétés de comportement manifestant un contraste entre A et
P (et permettant donc de justifier un regroupement A/U ou au contraire un
regroupement P/U) ; mais même dans les langues à alignement ergatif prédominant
au niveau des propriétés de codage, il y a une très forte tendance à regrouper U
avec A plutôt qu’avec P en ce qui concerne les propriétés de comportement, et très
peu de langues présentent des faits d’ergativité syntaxique mettant réellement en
défaut le regroupement de U avec A.
C’est à cette décision qu’on se tiendra dans la suite de cet ouvrage, et
notamment, les abréviations U, A et P, provisoirement utilisées dans les gloses des
exemples de ce chapitre, seront systématiquement abandonnées dans ce qui suit au
profit de S et O. Il conviendra simplement de garder à l’esprit les points suivants :
– dans les langues à alignement ergatif prédominant, le sujet tel qu’il vient d’être
défini présente des caractéristiques de codage différentes selon le caractère transitif
ou intransitif de la construction ;
– dans quelques langues à ‘ergativité profonde’, le sujet d’une construction
intransitive et le sujet d’une construction transitive se distinguent aussi plus ou
moins nettement par des propriétés de comportement ; autrement dit, s’il peut être
pratique de conserver le terme de sujet pour présenter les faits de telles langues
dans un cadre généraliste, cela ne doit pas faire oublier que dans le strict cadre de la
Prédications verbales intransitives et alignement
321
description d’une de ces langues il n’y a pas de justification à regrouper A et U sous
l’étiquette de sujet.
Il convient aussi de souligner que la définition retenue ici n’autorise pas à
désigner comme sujet un terme présentant des propriétés de comportement
typiquement subjectales, mais dont les propriétés de codage ne sont pas celles de
l’un des deux termes essentiels de la construction transitive (par exemple, les ‘sujets
datifs’ des constructions impersonnelles du russe – cf. 16.4). Dans la description de
certaines langues, on peut contester une telle décision, et préférer reconnaître dans
de telles situations des ‘sujets atypiques’. Mais dans un exposé à caractère
généraliste, compte tenu de l’état de la documentation sur la plupart des langues
dont on souhaite pouvoir utiliser les données, il serait peu réaliste de penser pouvoir
manier de manière cohérente une définition qui élargirait la notion de sujet à des
termes non reconnaissables comme tels par leurs caractéristiques de codage.
En ce qui concerne maintenant le terme d’objet, on peut se demander dans
quelle mesure il ne fait pas purement et simplement double emploi avec celui de
patientif. Pour les langues à alignement ergatif prédominant, il ne semble en effet
pas utile de distinguer les deux notions, et pour ces langues, conformément à l’usage
courant, ‘objet’ sera dans ce qui suit utilisé comme équivalent de ‘terme P de la
construction transitive’. Pour les langues à alignement accusatif prédominant par
contre, il faut prévoir que des constructions intransitives s’écartant de l’alignement
accusatif prédominant puissent comporter un terme encodé comme le terme P de la
construction transitive (comme en français, les passifs impersonnels de verbes
transitifs). Pour de telles langues, il est utile de disposer d’une notion d’objet qui
englobe le terme P de la construction transitive et le terme encodé de manière
identique à P dans des constructions intransitives d’alignement non canonique.
18.8. Verbes intransitifs ‘inaccusatifs’ et ‘inergatifs’
La question abordée dans cette section est la relation qu’il peut y avoir entre les
notions d’ergativité et accusativité telles qu’elles ont été exposées jusqu’ici et la
distinction entre deux classes de verbes intransitifs, appelés respectivement
‘inaccusatifs’ et ‘inergatifs’, proposée par la grammaire générative. Cette distinction
est généralement illustrée par des faits de l’italien, langue dans laquelle elle
présente une netteté particulière.
En italien, les verbes intransitifs se séparent en deux classes pour la sélection de
l’auxiliaire de l’accompli, et cette distinction est corrélée à une différence dans le
fonctionnement de la pronominalisation. Le sujet peut de manière générale être en
position post-verbale sans perdre la relation d’accord avec le verbe, mais le sujet
postposé n’a pas exactement les mêmes propriétés avec tous les verbes intransitifs.
Avec les verbes intransitifs qui sélectionnent essere ‘être’ comme auxiliaire de
l’accompli, le sujet postposé peut être représenté par le clitique ne (qui correspond
au français en) dans les mêmes conditions que l’objet des verbes transitifs, alors que
ceci est impossible avec les verbes intransitifs qui sélectionnent avere ‘avoir’. Par
exemple, on peut dire Ne arrivano molti, litt. ‘En arrivent beaucoup’, c’est-à-dire ‘Il
y en a beaucoup qui arrivent’, de la même façon que Ne vedo molti ‘J’en vois
322
Syntaxe générale, une introduction typologique
beaucoup’, alors que ‘Il y en a beaucoup qui téléphonent’ ne peut pas être rendu par
*Ne telefonano molti ).
Présentée de manière informelle, l’analyse générativiste consiste à postuler que
l’unique terme nucléaire de verbes italiens comme arrivare (‘inaccusatifs’), bien
qu’ayant en surface le statut de sujet, a dans la structure sous-jacente le statut
d’objet, alors que l’unique terme nucléaire de verbes intransitifs comme telefonare
(‘inergatifs’) a le même statut de sujet aux deux niveaux de structure. Autrement dit,
l’‘hypothèse inaccusative’ des générativistes revient à dire qu’il y aurait une
tendance universelle des langues à manifester d’une manière ou d’une autre la
distinction qui, dans les langues ayant un codage des termes syntaxiques nucléaires
de type ‘actif’, apparaît immédiatement dans des faits d’indexation et/ou de
marquage casuel.
En l’absence d’études typologiques d’envergure sur la question, cette hypothèse
doit être considérée avec prudence. En effet, il est tout à fait évident que dans
quantité de langues, les verbes intransitifs présentent à divers titres des
comportements hétérogènes, mais il est loin d’être évident qu’on puisse dégager là
des tendances universelles, notamment au niveau de la motivation sémantique de la
partition de l’ensemble des verbes intransitifs en sous-ensembles caractérisés par
des comportements différents.
Notice bibliographique
Pour une approche générale des questions abordées dans ce chapitre, cf. Comrie 1978,
Plank (éd.) 1979, Dixon 1994, Lazard 1994, Palmer 1994 (ch. 1 à 4), Manning 1996, Kibrik
1997, Lazard 1997.
Sur l’alignement mixte, cf. Hale 1973b (Warlpiri).
Sur l’ergativité conditionnée, cf. Kazenin 1994.
Sur l’alignement de type actif, cf. Klimov 1977, Mithun 1991, Lazard 1995.
Pour une approche diachronique, cf. Matthews 1953, Benveniste 1966, Hohepa 1969,
Payne 1980, Dorleijn 1996, Montaut 1997a, Butt 2001, Velázquez-Castillo 2003.
Pour des descriptions détaillées de langues présentant des faits d’ergativité, cf. Dixon
1972 (dyirbal), Craig 1977 (popti’), Hewitt 1979 (abkhaz), Charachidzé 1981 (avar), England
1983a & 1983b (mam et langues apparentées), Fortescue 1984 (groenlandais), Haspelmath
1993 (lesghien), Kibrik (éd.) 1996 (godoberi), Tournadre 1996 (tibétain).
Pour une discussion de l’ergativité dans un des rares groupes de langues africaines où ce
phénomène a été identifié, cf. Buth 1981 (Luo), Andersen 1988 (Päri), Miller & Gilley 2001
(Shilluk). Pour des données générales sur les langues d’Amérique du nord, cf. Mithun 1999
(p. 204-244).
Sur antiaccusatif et antiergatif d’un point de vue général, cf. Creissels 2005c.
Pour des données sur les langues qui ont un alignement de type accusatif avec une forme
des noms syntaxiquement marquée pour A et U, cf. Tucker & Tompo Ole Mpaayei 1955
(maasai), Harris 1991b (mégrélien), Amha 2001 (maale). Pour un état général de la question
en ce qui concerne les langues africaines, cf. König 2004.
Pour des données sur les langues qui ont un alignement de type ergatif avec une forme
des noms syntaxiquement marquée pour P et U, cf. Brown 2001 (Nias).
Pour des données sur les langues qui ont un alignement de type ergatif avec une forme
des noms syntaxiquement marquée pour P et U et une autre pour A, cf. Churchward 1953
(tongien), Mosel & Hovdhaugen 1992 (samoan), Moyse-Faurie 1997 (futunien).
Prédications verbales intransitives et alignement
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Pour des données sur les langues tupi-guarani, réputées avoir un alignement de type actif,
cf. Rose 2003 (émérillon), Seki 2000 (kamaiurá), Nordhoff 2004 (guarani).
Pour des données détaillées sur une langue cumulant tous les types possibles de variation
d’alignement (le géorgien), cf. Harris 1981, Hewitt 1995. Pour les variations d’alignement du
hindi, cf. Montaut 2001.
Sur l’inaccusativité, cf. d’un point de vue général Levin & Rappaport-Hovav 1995, pour
l’italien Burzio 1986, pour le français Legendre 1989, pour les langues romanes Legendre &
Sorace 2003.
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Syntaxe générale, une introduction typologique
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