- Le Libellio

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Volume 8, numéro 4
Dossier :
David Stark
D
avid Stark est Arthur Lehman Professor of Sociology
and International Affairs à l’Université de Columbia.
En raison de l’importance de ses travaux en sociologie
économique, Le Libellio a décidé de lui consacrer un dossier
composé d’une part d’un compte rendu de son dernier
livre, The Sense of Dissonance, et, d’autre part, de notes prises à partir du
séminaire qu’il a tenu au Centre de Sociologie des Organisations en octobre, à
propos de la vision latérale sur les marchés financiers.
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Weimar : Schiller Haus
AEGIS le Libellio d’
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Le Libellio d’ AEGIS
Vol. 8, n° 4 – Hiver 2012
p. 45-49
L’hétérarchie, ou de la dissonance organisée
(à propos du livre de David Stark)
Hervé Dumez
École polytechnique / CNRS
L
es organisations font face à des situations qui engendrent la perplexité,
ambigües, difficiles à interpréter. Dewey formulait les choses ainsi :
A variety of names serves to characterize indeterminate situations. They are
disturbed, troubled, ambiguous, confused, full of conflicting tendencies,
obscure, etc. It is the situation that has these traits. We are doubtful because
the situation is inherently doubtful. (Dewey, 1938, p. 171)
Chez Dewey, ces situations déclenchent un processus d’enquête (Journé, 2007). La
question de la recherche est elle-même ambiguë. Il y a en effet deux types de
recherche. L’un nous est très familier, et rendu encore plus familier par l’usage
généralisé que nous faisons des moteurs de recherche. L’autre, qui est celui de Dewey
et sur lequel David Stark met l’accent tout au long du livre est plus intéressant,
caractérisant mieux par ailleurs les situations de réelle innovation dans les
organisations ([…] a problem fundamental to innovation in any setting – Stark, 2009,
p. 118)1 :
The fundamental challenge is the kind of search during which you do not
know what you are looking for but will recognize it when you find it. (Stark,
2009, p. 1)2
Il faut alors préciser la situation d’incertitude et d’enquête. Si on ne sait absolument
pas ce qu’on cherche, on ne trouvera rien. Si on sait trop bien ce que l’on cherche,
l’enquête ne crée rien de nouveau. En réalité, l’enquête se situe dans un entre-deux :
elle rompt avec les catégories existantes et leur système, mais elle situe le résultat,
nouveau, de la recherche par rapport à ces catégories, qu’elle modifie, redéfinit,
enrichit. C’est ce travail qui permet la « reconnaissance » de ce qui a été trouvé. A
l’issue de l’enquête, qui a créé quelque chose de nouveau :
[…] you must present the category-breaking solutions in forms that are
recognizable to other scientists, citizens, activists, investors, or users. (Stark,
2009, p. 4)
David Stark franchit alors une étape en définissant de manière particulière les
situations de perplexité. Ce sont des situations où il y a débat sur ce qui compte :
At the most elementary level, a perplexing situation is produced when there
is principled disagreement about what counts. (Stark, 2009, p. 5)
Qu’il y ait des situations de perplexité de ce genre dans les organisations, tous les
chercheurs le savent :
http://crg.polytechnique.fr/v2/aegis.html#libellio
1. David Stark se réfère à
l’approche de l’innovation
développée par Lester &
Piore (2004). Voir Dumez
(2005a & 2005b).
2. David Stark ajoute une note
à l’attention des
doctorants : « If you are a
reader searching for a
dissertation topic, you are
familiar with this kind of
search.If you already knew
what you were looking for,
chances are it has already
been done. Innovative
research expands the
problem field. The challenge
therefore is to work enough
outside the already known
while casting the research
such that the new problem,
concept, method, insight will
be recognized by
others. » (Stark, 2009, p. 1)
AEGIS le Libellio d’
The world in which you must act does not sit passively out there waiting to
yield up its secrets. Instead, your world is under active construction, you are
part of the construction crew—and there is not any blueprint. (Lane &
Maxfield, 1996, p. 216 – cité in Stark, 2009, p. 175)
La question posée par David Stark est plus originale : les organisations peuvent-elles
créer des situations de ce genre, existe-t-il des organisations fonctionnant de cette
manière, c’est-à-dire organisant la perplexité, la dissonance entre des manières
différentes de voir les choses et de les valoriser ? Ces organisations ne seraient plus
des hiérarchies, dans lesquelles un principe de valorisation (valuation) s’impose par le
haut, mais des hétérarchies3. On peut ainsi définir cette forme d’organisation :
Heterarchy represents an organizational form of distributed intelligence in
which units are laterally accountable according to diverse principles of
evaluation. (Stark, 2009, p. 19)
Les situations d’entrepreneuriat relèvent souvent de cette friction entre des
perspectives évaluatives différentes :
Entrepreneurship is the ability to keep multiple evaluative principles in play
and to exploit the resulting friction of their interplay. (Stark, 2009, p. 15)
Mais, pour un américain, et David Stark ne manque pas de le souligner à plusieurs
endroits du livre, les États-Unis fonctionnent bien comme une hétérarchie : les
constituants américains ont en effet délibérément organisé les pouvoirs en les
opposant les uns aux autres, chacun développant son appréciation de ce qui compte,
Président, Congrès, Cour Suprême.
Autrement dit, on peut considérer que les organisations sont engagées dans une
recherche de ce qui compte, de ce qui a une valeur. Ici, valeur a à la fois le sens
économique et le sens sociologique, éventuellement moral. Les organisations à but
lucratif cherchent des produits qui se vendront ou des méthodes qui permettront de
diminuer les coûts (toutes choses qui créent de la valeur) mais les organisations à but
non lucratif, charitables, cherchent elles aussi à réaliser des actions en rapport avec
des valeurs et les renforçant.
Depuis Parsons, note David Stark, un pacte a été signé entre l’économie et la
sociologie : l’économie s’occupe de la valeur, et la sociologie s’occupe des valeurs. Le
pacte a été signé de telle manière que la sociologie doive l’emporter : en effet, elle
considère que l’économique est enchâssé (embedded) dans les valeurs. Le projet de
David Stark consiste à remettre en question cette division/opposition. Un tournant
est selon lui à opérer. De même que les science studies ont été révolutionnées
lorsqu’on est passé d’une sociologie des institutions scientifiques (Merton) à l’étude
des pratiques scientifiques dans les laboratoires (Latour et Woolgar), de même il faut
passer d’une sociologie qui étudie les institutions dans lesquelles les pratiques
économiques sont enchâssées à une sociologie des pratiques évaluatives.
L’approche doit être située par rapport à trois autres : l’économie des conventions, la
théorie néo-institutionnelle et la démarche de Luc Boltanski et Laurent Thévenot.
3. Le mot hétérarchie n’a pas
été inventé par David Stark.
Il apparaît en informatique
dans un article de Warren
McCulloch. Ce dernier
oppose à l’idée de
hiérarchie (remontant elle à
Denys l’Aréopagite et à son
analyse des ordres
angéliques) celle de réseau
de neurones (McCulloch,
1945).
L’économie des conventions postule que la coopération n’est possible, alors que les
intérêts et les cadres cognitifs sont divergents, que si des conventions s’établissent
comme conditions de possibilité de cette coopération.
Neil Fligstein, dans la veine de la théorie néo-institutionnelle, développe une
approche similaire, quoique se plaçant sur un autre terrain :
Strategic action is the attempt by social actors to create and maintain stable
social worlds (i.e., organizational fields). This involves the creation of rules
to which disparate groups can adhere. (Fligstein, 1997, p. 398)
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Un autre courant néo-institutionnel est celui de l’écologie des organisations. Ce
courant postule qu’il y a des moments de diversité des formes organisationnelles, puis
une sélection et une convergence vers une forme. Mais pour David Stark, deux idées
sont discutables dans ce courant. D’une part, celle qui affirme qu’il y a diversité pour
ensuite dire qu’il y a convergence, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la diversité n’est
que temporaire. D’autre part, l’idée que la diversité est entre les organisations, et
qu’il n’est donc pas important d’étudier la diversité dans les organisations. David
Stark pose qu’il faut passer au contraire de la diversité des organisations à
l’organisation de la diversité (Stark, 2009, p. 196).
Luc Boltanski et Laurent Thévenot, quant à eux, posent bien qu’il y a divers ordres
d’évaluation, qu’ils appellent cités. Il existe des conflits entre ces manières d’évaluer
ou cités. Mais, pour ces auteurs, les conflits sans résolution sont instables et un ordre
finit donc toujours par s’imposer. Une cité prend le pas sur les autres en cas de conflit
d’évaluation. C’est en cela que cette analyse s’éloigne de celle d’hétérarchie, telle que
par exemple définie par Douglas Hofstadter :
A program which has a structure in which there is no single ‘highest level’ or
‘monitor,’ is called a heterarchy. (Hofstadter, 1979, p. 134)
L’hétérarchie met donc à l’épreuve l’économie des conventions, celles de la grandeur
et la théorie néo-institutionnelle. Pour l’étudier, il faut passer d’une étude des
institutions, règles et conventions, à une étude des situations d’indétermination ou de
perplexité. La méthode ne peut qu’être ethnographique :
Methodologically, the move is not simply to employ ethnography in specific
settings but to shift from the analysis of institutions to the study of
indeterminate situations. (Stark, 2009, p. 32)
Le livre de David Stark repose alors sur trois études ethnographiques approfondies.
La première a été menée avec un collègue hongrois dans une usine de la fin du
socialisme. Les ouvriers travaillaient aux heures ouvrables dans le cadre normal mais
avaient la possibilité de travailler en dehors de ces heures-là selon une organisation
différente qu’ils pouvaient déterminer. Ce chapitre du livre reprend un article publié
en français par Pierre Bourdieu dans Actes (Stark, 1990). Le deuxième cas a été
conduit avec Monique Girard dans une start-up de la Silicon Alley à New York au
moment de la bulle Internet. L’entreprise apparaît comme un cas emblématique
d’hétérarchie mais elle n’a survécu que quelque temps à l’éclatement de la bulle. Le
dernier cas a été traité avec Daniel Beunza et porte sur une salle de marché qui était
installée dans une des tours du World Trade Center.
Les courants théoriques en vigueur, conventions et économies de la grandeur ainsi
que néo-institutionnalisme, analysent ainsi les choses :
Consciously articulated differences might pose obstacles, but heterogeneous
actors can get the job done if, beneath these differences, there ares shared
understandings. (Stark, 2009, p. 191)
A l’issue de la présentation de ces cas, d’une grande richesse ethnographique, la thèse
soutenue par David Stark est différente, à la fois stimulante et audacieuse :
The cases we have seen suggest a different kind of argument. Posed most
polemically: there are circumstances in which coordination takes place not
despite but because of misunderstandings. (Stark, 2009, p. 191)
Est-ce à dire qu’on peut travailler dans le chaos le plus total ? Non, David Stark
précise son analyse de deux manières. Il explique tout d’abord que les
misunderstandings ne sont pas des incorrect understandings, puis il les définit ainsi :
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The misunderstandings that I have in mind lie most frequently in conflicting
attributions that actors are making. These can be conflicting attributions
about persons […], but as frequently they can be discrepant attributions
about objects, artifacts, concepts, or other entities that populate our social
worlds. (Stark, 2009, p. 192)
Le second point est que les misunderstandings sont organisés. Ce sont ces attributions
discordantes qui facilitent la coopération. Dans des situations extrêmement
changeantes dues à un environnement turbulent, une organisation survit beaucoup
mieux aux situations de perplexité si elle fonctionne en produisant des évaluations
multiples, divergentes :
The stretch to stress is that it is through unshared typifications, through
uncommon attributions, through divergent or misaligned understandings
that problematic situations can give way to positive reconstructions. (Stark,
2009, p. 192)
Ou :
Cognitive clashes can help generate new attributions, fostering re-cognition
of new identities and new actors in our worlds. (Stark, 2009, p. 190)
On voit bien ce mode de fonctionnement pour les entrepreneurs ou les starts-up. Estil possible dans les grandes entreprises ? La réponse de David Stark est nuancée. Il
est probable que les règles de rendu de compte des grandes organisations les poussent
à adopter une forme hiérarchique. Mais elles peuvent abriter des îlots hétérarchiques.
Elles le doivent même, probablement, parce que leur environnement se révèle de plus
en plus turbulent. David Stark explique par ailleurs qu’il a été invité dans un
séminaire de l’armée américaine et qu’il y a reçu une écoute extrêmement attentive.
En effet, du fait du concept de Network Centric Warfare, les armées se posent la
question de l’articulation entre le principe hiérarchique traditionnel en vigueur en
leur sein (la ligne de commandement) et le fonctionnement hétérarchique d’unités
opérant sur le terrain, dans les airs, sur et sous la mer, ayant une connaissance fine de
la situation et interconnectées les unes aux autres. Il est clair que hiérarchie et
hétérarchie doivent alors être combinées et articulées. La question du comment est
cruciale et reste ouverte. De même que celle du rendu de compte : dans un système
hétérarchique (et David Stark cite ici Teubner), les responsabilités risquent d’être
diluées.
Conclusion
Ce livre est important par les questions qu’il pose et les notions qu’il avance, celles
d’hétérarchie et de dissonance organisée. L’idée que les organisations reposent sur des
systèmes d’évaluation divergents et doivent s’organiser pour maintenir la divergence
sans qu’un type d’évaluation prenne systématiquement le pas sur les autres, est
centrale. Le travail ethnographique mené par David Stark est un modèle du genre et
les trois cas sont passionnants dans leur diversité. L’appel, sur le plan
méthodologique, à une combinaison entre le travail ethnographique, notamment
inspiré par l’Actor-Network-Theory, et l’analyse de réseau quantitative, apparaît
fécond.
Il y a par contre une contradiction logique potentielle dans l’analyse en ce qu’elle
valorise unilatéralement l’hétérarchie. Or, si l’auteur veut être cohérent avec luimême, il devrait prôner l’organisation d’évaluations discordantes de l’hétérarchie.
Par delà l’aspect simplement logique, qui n’est pas l’essentiel mais pose néanmoins
une question essentielle en matière d’évaluation (quel peut en être le fondement, et
s’il ne peut y avoir aucun fondement unique et solide, comment sortir du
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relativisme ?), c’est sur l’articulation entre hiérarchie et hétérarchie qu’il convient de
progresser, qui n’est pas seulement l’articulation simple ou ambidextrie entre routine
et exploration. Jusqu’où doit aller l’organisation de la dissonance dans l’évaluation ?
Références
Boltanski Luc & Thévenot Laurent (1991) De la justification. Les économies de la grandeur,
Paris, Gallimard.
Dewey John (1938) “The pattern of inquiry”, in Hickman Larry A. & Alexander Thomas M.
[eds] (1998) The essential Dewey. Vol. 2: Ethics, logic, psychology, Bloomington, Indiana
University Press, pp. 169-179.
Dumez Hervé (2005a) “Comprendre l’innovation : le chaînon manquant”, Gérer et
Comprendre, n° 81, (septembre), pp. 66-73.
Dumez Hervé (2005b) “L’autre façon d’inventer”, Sociétal, n° 48, 2ème trimestre, pp. 124-127.
Fligstein Neil (1997) “Social skill and institutional theory”, American Behavioral Scientist,
vol. 50, n° 4, pp. 397-405.
Hofstadter Douglas (1979) Gödel, Escher, Bach. An Eternal Golden Braid, New York, Basic
Books.
Journé Benoit (2007) “Théorie pragmatiste de l’enquête et construction du sens des
situations”, Le Libellio d’Aegis, vol. 3, n° 4, pp. 3-9.
Lane David & Maxfield Robert (1996) “Strategy under complexity: Fostering Generative
Relationships”, Long Range Planning, vol. 29, n° 2, pp. 215-231.
Lester Richard K. & Piore Michael J. (2004) Innovation. The Missing dimension, Cambridge
(Mass), Harvard University Press.
McCulloch Warren (1945) “A Heterarchy of values determined by the topology of nervous
nets”, Bulletin of Mathematical Biophysics, vol. 7, n° 2, pp. 89-93.
Stark David (1990) “La valeur du travail et sa rétribution en Hongrie”, Actes de la Recherche
en Sciences Sociales, vol. 85 (novembre), pp. 3-19.
Stark David (2009) The Sense of Dissonance. Accounts of Worth in Economic Life, Princeton
NJ, Princeton University Press 
Un site web est consacré au livre de David Stark :
http://www.thesenseofdissonance.com/
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Weimar, Residenz
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Le Libellio d’ AEGIS
Vol. 8, n° 4 – Hiver 2012
p. 51-54
De la performativité à la réflexivité
DANS UN SÉMINAIRE
David Stark
Columbia University
Notes prises par Hervé Dumez
QUI S’EST TENU AU
CENTRE DE
SOCIOLOGIE DES
ORGANISATIONS
LE 19 OCTOBRE 2012,
Position du problème
L
es origines de la sociologie économique remontent à Parsons, et à ce qu’on
pourrait appeler le « pacte parsonien » : vous, les économistes, vous vous
intéressez à la valeur, et nous, sociologues, nous nous intéressons aux valeurs. Nous
allons étudier les relations sociales dans lesquelles les faits économiques sont
encastrés (embedded).
Aujourd’hui, deux approches dominent la sociologie économique. L’une s’intéresse à
la manière dont les économies sont encastrées dans les valeurs culturelles et les cadres
cognitifs. L’autre regarde comment les économies sont encastrées dans les relations
sociales. Les deux approches font l’impasse sur les pratiques de calcul (calculative
practice).
Et puis les Science and Technology Studies sont arrivées dans le champ avec Michel
Callon, Donald McKenzie et Karin Knorr-Cetina. L’idée de ces auteurs est que la
sociologie n’est pas celle des êtres humains (human beings) mais celle de l’être humain
(le being human). Si on fait de l’analyse de réseau, on ne voit pas que des humains : le
calcul est distribué entre des humains et des non humains.
L’objet que se fixe le présent travail est de réintroduire la réflexivité en conservant la
base matérielle de l’analyse.
Repartons de la performativité.
Les modèles financiers ne sont pas des représentations. Ils constituent des
interventions qui formatent et « performent » les marchés. C’est l’idée de Donald
McKenzie. Le modèle est à la fois une carte et un outil prédictif. Ce n’est pas le
modèle qui performe l’économie, c’est son usage. Et la performativité dépend du
caractère prédictif du modèle via l’usage qu’on en fait.
La définition que j’ai choisi d’en donner est alors : un modèle est performatif quand
son usage accroît ses capacités prédictives. L’objectif théorique consiste donc à passer
de la performativité à la réflexivité.
L’institutionnalisme dans la sociologie économique se concentre sur les routines, les
scripts, ce qui est tenu pour acquis, et sur l’action non réflexive. De mon point de
vue, la performativité ignore la compétence d’expert (skilled performance).
Pourquoi devrions-nous dénier aux acteurs la réflexivité que nous valorisons dans
notre profession de chercheur ?
La clef, si nous voulons comprendre la cognition distribuée et la réflexivité distribuée
est une nouvelle forme de socialité. Elle est désencastrée quoique enchevêtrée,
http://crg.polytechnique.fr/v2/aegis.html#libellio
DAVID STARK A
PRÉSENTÉ UNE
RECHERCHE À
PROPOS DE LA VISION
LATÉRALE SUR LES
MARCHÉS
FINANCIERS
FINANCIERS..
AEGIS le Libellio d’
anonyme quoique collective, médiatisée par des écrans et pourtant différenciée,
impersonnelle quoique profondément sociale (disembedded yet entangled, anonymous
yet collective, screen-mediated yet differentiated, impersonal yet emphatically social).
Le travail qui est ici présenté part de deux recherches précédentes, l’une menée avec
Daniel Beunza, l’autre avec Matteo Pratto.
La recherche avec Daniel Beunza
Elle a été menée à Wall Street dans une salle détruite le 11 septembre (Beunza &
Stark, 2012). Notre question de départ était : comment les traders gèrent-ils la
question de la faillibilité de leurs modèles, le fait que les modèles peuvent se
tromper ? Cette question n’avait pas été traitée jusque-là. À la différence des
économistes, les traders sont conscients de la faillibilité de leurs modèles. Tout
modèle est imparfait. Si vous n’en avez pas conscience, vous risquez de perdre votre
chemise. Il faut donc faire confiance aux modèles tout en étant conscients qu’ils
peuvent se tromper. Comment les traders gèrent-ils cette situation ? On peut faire la
relation avec « Ceci n’est pas une pipe ». C’est une pipe en un sens, en tant que
représentation d’une pipe, et pourtant pas une pipe, puisqu’il s’agit d’une simple
représentation.
Une salle de marché est peuplée de dispositifs ayant pour objet de créer le doute
(devices for doubt). Les traders n’utilisent pas seulement des modèles et des dispositifs
qui performent le marché. Ils créent et utilisent des modèles réflexifs. Cette
réflexivité n’est pas extérieure aux structures de calcul socialement distribué, elle est
partie intégrante de ces structures. L’arbitrage est une compétence d’expert réflexive
et cette réflexivité est collective. En réalité, la compétence en matière de calcul
articule deux types dissonants de probabilité. Le premier est celui du poste de travail
qui utilise les modèles propres, des bases de données et de l’instrumentation. Le
second est la probabilité dérivée, venant de l’extérieur. Si vous tenez pour garantis
les résultats des modèles, le risque est d’y laisser sa chemise. Pour gérer ce risque, les
traders se tournent vers des réseaux socio-techniques extérieurs à la salle de marché.
Il y a donc les écrans, et ce qu’il y a ailleurs, sous la forme d’un réseau
sociotechnique. Sur l’écran, il y a un sous écran qui donne des fourchettes (spread
plot). On voit la position du poste de travail par rapport au spread sur le marché. Le
spread plot établit la diversité des positions dispersées. Donc, le trader a une idée de la
dissonance entre lui et les autres (sur la dissonance, voir Stark, 2009). Ceci incite à
une nouvelle investigation. La réflexivité ne vient donc pas de la conscience que les
modèles sont imparfaits, elle s’appuie sur
une nouvelle forme de socialité qui passe par
des dispositifs. Mais attention. Dans les cas
où il y a peu de diversité, les dispositifs de
dissonance deviennent des dispositifs d’un
excès de confiance. La résonance bloque
toute réflexivité et peut conduire à des
désastres collectifs. La puissance de la
modélisation réflexive est qu’elle est fondée
sur l’indépendance d’acteurs anonymes
dispersés. Mais s’il y a convergence, le risque
de désastre collectif est réel.
Mozart, manuscrit autographe du quatuor K. 465
dit « quatuor des dissonances »
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Volume 8, numéro 4
La recherche avec Matteo Pratto : de la cognition catégorielle à la cognition
perspective
La vue dominante dans la finance réduit la cognition à de la catégorisation. On
compare l’objet à une catégorie idéelle, et il y a pénalisation automatique si l’on
constate un désajustement entre les deux (mismatch). C’est ainsi que Zuckerman
(1999, 2004) analyse les choses. Cela vient de l’écologie des populations. On sait par
contre que l’innovation rentre mal dans les catégories, et qu’elle peut conduire à des
pénalités mais aussi à des retours très importants. La cognition distribuée fonctionne
en réalité dans un réseau à deux modalités : la première est le fait que l’établissement
de la valeur (valuation) prend place au niveau d’une place de calcul ; la seconde
renvoie aux autres objets. En effet, avant tout dispositif, avant toute catégorie, il y a
la question de l’arrière-plan sur lequel se détache un objet. Lorsque je vois un objet
se détachant sur un arrière-fond et que je vois le même objet se détachant sur un
autre arrière-fond, ce n’est pas le même objet que je vois. C’est une idée très simple,
mais très puissante. On focalise quand on situe un objet. Le premier point est la
location et l’allocation (focus – locate an object by allocating attention). Il faut alors
combiner cette idée avec une autre, qui est l’inter-objectivité. Il s’agit d’exploiter les
liens de réseau qui se créent quand de multiples agents allouent leur attention à de
multiples objets. C’est-à-dire qu’il s’agit d’étudier la vision latérale sociale (social
peripheral vision). La détermination de la valeur (valuation) est alors conçue comme
perspectiviste (perspectival).
La structure bimodale d’un réseau d’attention (agents et objets) est un espace de
calcul. Ma perception d’une valeur (asset) est formatée par votre perception et par les
différents points de vue sur les autres valeurs. En réalité, votre vision latérale peut
affecter ma focalisation. Prenons un exemple emprunté au monde de la recherche.
Supposons que j’aille avec un collègue dans un colloque et que nous assistions tous les
deux exactement aux mêmes présentations. Nous avons toute chance d’évaluer la
qualité des ces présentations de la même manière. Par contre, supposons qu’un autre
chercheur ait assisté à une présentation à laquelle nous avons assisté, mais en ayant
quant à lui assisté à d’autres présentations. L’évaluation qu’il fera de cette
présentation a toute chance d’être très différente de celle que nous ferons, mon
collègue et moi.
L’étude menée avec Matteo Pratto a porté sur 8.000 analystes, sur 15.000 firmes et
plusieurs millions d’observations analyste-entreprise. L’idée est celle qui a été
formulée : un agent interprète une situation par rapport à un portefeuille de
situations qu’il a dans son champ de vision. Si l’on adopte cette conception, on peut
alors formuler une première hypothèse :
H1 : Au plus on modifie le portefeuille de situations d’arrière-plan, au
plus le processus d’évaluation va être changeant.
H2 : Au plus les portefeuilles de situations d’arrière-plan sont similaires,
au plus les évaluations focales de deux acteurs seront similaires.
Si l’on admet que les agents sont influencés par leur vision latérale, alors on peut
s’attendre à ce que :
H3 : Au plus (au moins) deux acteurs ont rencontré les mêmes situations,
au plus leur interprétation d’une situation nouvelle va converger (ou
diverger).
H4 : Cette convergence (ou cette divergence) sera d’autant plus grande
que ces deux agents auront été confrontés aux évaluations des mêmes
tiers.
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AEGIS le Libellio d’
Références
Beunza Daniel & Stark David (2012) “From disonance to resonance: Cognitive
interdependence in quantitative Finance”, Economy and Society, vol. 41, n° 3, pp. 383-417.
Clark Andy (2010) Supersizing the Mind: Embodiment, Action, and Cognitive Extension
(Philosophy of Mind), Oxford, Oxford University Press.
Knorr-Cetina Karin & Preda Alex (2005) The sociology of financial markets, Oxford, Oxford
University Press.
MacKenzie, Donald, Fabian Muniesa & Lucia Siu [eds] (2007) Do economists make markets?
On the Performativity of Economics, Princeton, Princeton University Press.
Stark David (2009) The Sense of Dissonance: Accounts of Worth in Economic Life, Princeton,
Princeton University Press.
Zuckerman Ezra W. (1999) “Securities Analysts and the Illegitimacy Discount”, American
Journal of Sciology, vol. 104, n° 5, pp. 1398-1438.
Zuckerman Ezra W. (2004) “Structural incoherence and stock market activity”, American
Sociological Review, vol. 69, n° 3, pp. 405-432 
Weimar, statue de Shakespeare
(Remontant de l’Ilm, au détour d’un
bosquet, le promeneur tombe sur
Shakespeare qui semble l’avoir entendu
venir et guetter son apparition, surpris
dans ses pensées, un pied négligemment
posé sur le crane de Yorick)
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