LA CAME COMME MODE DE VIE Claire Remy, RAT-SBP-LAAP Synthèse de l’intervention "J'ai appris l'équation de la came. La came n'est pas, (…) un moyen de jouir davantage de la vie. La came n'est pas un plaisir. C'est un mode de vie". (W. Burroughs) N'étaient les murs au sein desquels nous tenons cette assemblée, je craindrais fort de faire figure de seule caution psychanalytique à ce colloque. Cependant, la question qui est ouverte aujourd'hui est d'importance: que puis-je, en tant que psychanalyste, ou plutôt que peuvent la pratique et la connaissance de la psychanalyse, apporter comme contribution à la compréhension intime des processus que l'anthropologie nous décrit comme étant ceux qui soutiennent les addictions? Si nous partons de l'idée que ces deux disciplines se croisent et se complètent, qu'elles sont des lectures différentes, concentrées sur le même objet et qu'elles peuvent en dessiner plus précisément les contours, on peut imaginer les choses de la manière suivante : si l'anthropologie dessine les processus culturels, sociologiques et groupaux que nous voyons à l'œuvre, la psychanalyse quant à elle peut tenter d'ouvrir un peu la "boite noire" du psychisme individuel, et les rouages de son fonctionnement lorsqu'il est confronté au monde qui l'entoure. C'est donc à ce titre que je tenterai de vous faire partager quelques réflexions sur l'usage que l’on peut faire de la psychanalyse, dans la rencontre avec l'addiction et plus précisément sur ce qui en a été mon usage, dans ma clinique personnelle.1 D'abord quelques précisions terminologiques: Par 1 Le divan de Freud (http://www.thehistoryblog.com/wp-content/uploads/2014/01/Freud_Sofa.jpg) "psychanalyse", j'entends ici au sens où Freud l'entendait lui-même, les trois "piliers" de cette discipline: " Conformément à sa définition la plus complète, la psychanalyse désigne trois éléments: un procédé d'investigation de processus psychiques déterminés, les processus inconscients, une méthode thérapeutique appliquée aux "névroses" et une série de conceptions psychologiques qui peut avec le temps revendiquer la qualité de "science" (Freud dans Théorie de la Libido en 1923) 2. Pour ce qui est de "la série de conceptions qui peut avec le temps revendiquer la qualité de science", on trouve aujourd'hui un corpus théorique qui s'est alourdi au fil du temps et qui peut sembler très encombrant voire rébarbatif et peu contributif, lors des rencontres avec ces patients aux marges sociales, économiques ou culturelles de nos mondes habituels. Mais tout autre sera le "procédé d'investigation des processus psychiques". En effet, cette pratique nous met en contact particulièrement intime avec le fonctionnement psychique de nos patients, et nous enrichit d'une compréhension fine de leurs vécus et de l'interprétation personnelle de leurs histoires dont ils font leur "réalité psychique". Derrière le divan, nous nous trouvons au plus près de ce qu'il nous est possible d'entendre du fonctionnement de l'âme humaine et de la pensée, tant de celle de nos patients que la nôtre. Ceci explique cela: devant l'impact affectif de ce contact direct et intime, il est possible de réaliser mieux le pourquoi de tant de théories complexes dont je parlais plus haut leur fonction, pour l'analyste, est aussi "défensive" ce qu'on y entend peut paraître parfois si étrange, si éloigné, si "différent", qu'il parait nécessaire de construire des explications qui, hélas, seront toujours "simplistes" en regard de la complexité des choses. Que faire donc de ces théories, et de ces références à une pratique clinique dont l'exercice est long, cher et semble réservé à une élite capable d'y mettre les moyens et disposant d'une culture et d'une capacité de verbalisation dont pourraient paraitre dépourvus au premier abord les sujets des scènes dont Pascale Jamoulle 3 nous parle dans son article. La référence à notre banale et commune humanité me parait insuffisante pour construire une compréhension fine des processus intrapsychiques qui amènent une personne, précisément celle-là, à ce moment-là de sa vie, à se trouver piégée dans un processus groupal d'exclusion. Il me semble par trop facile de considérer qu'il faille renoncer aux théories du psychisme pour entrer en contact avec des patients qui seraient trop marginaux, ou trop exclus. À mon sens, nous ne ferions là qu'agir une seconde exclusion. Loin de moi l'idée d'affirmer que tout est déjà joué précocement, et "écrit", bien entendu, mais proche, le projet de comprendre ce qui peut se jouer pour une personne à un moment de sa vie qui la verra basculer ou pas, se relever, ou pas. Sur quoi va-t-elle s'appuyer pour se relever? Et donc, quels dispositifs d'aide mettre en place? D'abord exorciser quelques idées reçues concernant la psychanalyse qui courent au dedans de nous, invisibles mais bien présentes, très prégnantes dans nos discours.…. Premières images de ces idées reçues: les classiques, sympathiques mais simplistes/ironiques comme Les PSYS de Bédu et Cauvin, où les psys sont tout simplement aussi fous qu'on peut l'imaginer, le plus souvent parfaitement inutiles, mais, et ce n'est pas anodin, très très "humains"…. 2 3 Encyclopédie de la philosophie universelle (PUF 1992) Voir l’article de Pascale Jamoulle dans ces actes. ATELIERS 3 Les autres sont plus subtiles, et souvent porteuses de vérités cachées comme nous allons le voir: Celle inspirée de Claude Serre, qui nous montre un analyste et son patient tous les deux assoupis, dans une pose décontractée et confiante, remettant à plus tard l'élaboration probablement complexe de leurs psychismes respectifs, mais jouissant d'un instant de bonheur tranquille dans le sommeil partagé.4 Mais je vous propose de nous aider à penser les choses en nous appuyant sur des éléments plus proches de nous, comme ci-après une aquarelle, dessinée par un collègue. 5 Nous la passerons au crible de notre réflexion, pour en ouvrir tous les possibles, comme l'écoute analytique nous permet aussi d'ouvrir tous les possibles, et de laisser à l'auteur, le patient, le mot de la fin et le choix de sa conclusion. Voici donc les images d'une jeune personne que le dessinateur nous montre allongée sur le divan. 4 5 Inspiré d'un dessin de Claude Serre paru dans 'Rechutes" Aquarelle de BdL (propriété de l'auteur) A voir la scène, la voir, il semble y manquer un protagoniste: prenons donc un peu de recul6 Un protagoniste important, l'interlocuteur privilégié à qui cette jeune femme allongée raconte ses rêves sans doute, ses peurs, ses espoirs…. 6 ibid ATELIERS 5 Mais qui est-il cet auditeur attentif, que fait-il? On le voit à l'avant plan cuisiner des œufs sur le plat. Voilà une situation incongrue, étrange... Quelque peu choquante sans doute? Voici bien une représentation énigmatique: comment comprendre, interpréter cette scène qui nous parait complètement étrange? Exprime-t-elle un fantasme, un rêve d'angoisse de l'analysante? Un rêve d'angoisse de l'analyste? Nous montre-t-elle tout simplement une réalité au premier degré, et donc un psychanalyste fou et sa victime (consentante!)? S'il s'agit du dessin d'un fantasme, on imaginera l'analyste, un peu taquin, ou "obsessionnel rigide", celui qui "touille dans la soupe", répétant inlassablement l'interprétation qui lui semble correcte et que l'analysante ne veut pas, ou n'aime pas entendre, et la concrétude des œufs sur le plat disparaît symbolisant alors une pensée "encombrante" et déplacée, un souvenir un peu pénible, un peu honteux, un peu désagréable, tel celui d'une blague salace qu'on n’aurait pas comprise, ou alors, un souvenir heureux de rencontre ou de plaisir que l'après coup nous aurait fait détester Regardons la légende à présent: On peut imaginer la honte de l'analysante qui s'est un jour montrée "infantile", ou envieuse, ou jalouse, ou au contraire désirante et vivante mais "un peu trop", ou amoureuse éconduite d'un homme interdit…. Et qui regrette amèrement de s'être ainsi laissé voir… mais qui dans le même mouvement, se réjouit d'avoir été entendue/vue néanmoins, et de pouvoir rester là en présence de cet analyste qui l'écoute et l'entend, à poursuivre sa pensée tranquillement par la suite. Si par contre on imagine que le dessin est celui d'une réalité concrète, on est tout de suite mal à l'aise…. Que font là ces œufs sur le plat sinon empêcher complètement la communication authentique entre les deux protagonistes? Que font les odeurs de cuisine dans une rencontre interpersonnelle aussi intime? Cette incongruité est, me semble-t-il, la représentation de l'incongruité de la question de l'objet et/ou du produit d'addiction (ou de prédilection) dont nous parlent les médias, les usagers, les demandeurs et de façon plus générale toutes les personnes qui se préoccupent d'addiction… et dont nous tentons dans cette démarche qui anime notre colloque, de nous défaire, tout en ne pouvant nous empêcher d'en dire beaucoup trop. Que ce soit plein de bonnes intentions pour en recommander la légalisation prudente – ou moins- ou que ce soit pour en déterminer les produits d'origine afin de les interdire et de rendre ainsi plus difficile la tâche des producteurs, pour en réduire les risques comme pour en prohiber l'usage, tout ce discours et la place encombrante qu'il occupe est représenté dans ce dessin par l'incongruité des "œufs sur le plat". En lire la légende ne nous apprend rien. Rien en tous les cas sur le statut de la représentation que nous voyons. Josette, puisqu'on sait maintenant qu’il s’agit de Josette, pense quelque chose qui ne nous dit rien sur l'éventuelle matérialité des "œufs sur le plat". Elle regrette, amèrement, d'en avoir parlé, c'est tout. Comme lorsque les patients refusent ou regrettent de nous avoir parlé de leurs addictions/rechutes/difficultés, ce que pense Josette nous interpelle aussi sur le statut de la ATELIERS 7 souffrance psychique, implicite dans le dessin: ne s'agit-il pas d'une jeune femme allongée, sensée parler d'elle, et si elle s'allonge là, ce ne peut être que de la souffrance qui l'y amène…? On penserait que, si la souffrance est présente, elle est disqualifiée, soit fantasmatiquement, dans la relation avec un analyste qui est plus préoccupé de "son frichti", que de celui de Josette, soit par la réalité crue dans laquelle s'englue l'analyste en "cuisinant" au lieu d'écouter…. Comme nous, qui mesurant, décrivant, condamnant et parfois admirant à notre propre insu, subissons la fascination de l'étrangeté, de l'inconnu, de la transgression…….Tout cela au lieu d'entendre. Et si on changeait de légende? Ce qui là pourrait nous faire penser que Josette, loin d'elle-même et de ses besoins, trop coupée de ses propres sentiments, en arriverait à s'amuser de la naïveté de son analyste, et à rire de sa victoire – à la Pyrrhus- puisque l'empêchant de penser, et l'engluant dans la cuisine, elle ne peut trouver en lui aucune aide et aucun soutien. Et ce sera là sans doute le sens de ma réflexion: tout ce qui nous est donné à voir, montré, exposé, tant par les usagers que par les médias et par les discours scientifiques des anthropologues, n'est qu'une part de la réalité. A côté, il y a la réalité psychique individuelle, que nous aurions à appréhender. Les scènes de crack, aussi spectaculaires qu'elles soient ne nous en disent que peu quant aux parcours de vie et aux vécus intimes de chacun des participants. Derrière le spectacle, il y a toujours la réalité psychique humaine. Au-delà des grandes lignes, des fractures évidentes que l'on décèlera dans les groupes, l'exil, la déchirure, l'abandon, la perte, comment chaque personne (re/dé)tricote sa vie, comment et pourquoi l'un échouera-t-il à se (re)faire, alors que l'autre pourra prendre appui, parfois même sur le pire? Le sens de ce colloque et de ceux qui le suivront peut se lire dans l'échange complexe et multiple entre Josette et son analyste: "attention, une personne en cache toujours une autre" et celui qui semble du bon côté du réchaud, n'est peut-être pas celui qu'on pense. Derrière l'aliénation induite par l'addiction, se cachent outre les questions immédiates, qu'il faut bien entendu considérer, les questions fondamentales de l'être humain, celles du lien, lien fondateur, mais si chargé d'ambivalence, et celles du temps et de sa fuite inexorable, questions qu'il faudra explorer 1. LA CAME EST UN MODE DE VIE (W. Burroughs) "Après la mort de mon grand-père, comme je furetais dans sa chambre alléchante, sorte de bric-à-brac scientifico-artistique, je trouvais une boîte intacte de cigarettes Nazir et un fumecigarettes en merisier. J'empochais le trésor. Au printemps, je me vois un matin à Maisons-Laffite, dans les herbes hautes et les œillets sauvages, ouvrant la boîte et fumant une des cigarettes. La sensation de liberté, de luxe, d'avenir fut si forte, que jamais, quoi qu'il arrive, je n'en retrouverai d'analogue. On me nommerait roi, on me guillotinerait, la surprise, l'étrangeté ne seraient pas plus intenses que cette ouverture interdite sur l'univers des grandes personnes; univers de deuils et d'amertume. " Jean Cocteau (Opium) Les questions fondamentales que se pose tout être humain Qui suis-je, D'où viens-je, Où vais-je? On peut le dire sous une autre forme: "Pourquoi la vie, la mort, la différence des sexes et des générations?". Cette question génère une angoisse fondamentale. Cette angoisse fondamentale favorise l'émergence d'un fonctionnement psychique qui structure notre vie sous la forme d'un habit de croyance qui lui-même donne sens à la vie, une histoire, une appartenance, des valeurs….. Vu de l'intérieur, la réponse à ces questions est vécue comme une Réalité, une Vérité. Vu de l'extérieur, c'est de l'aléatoire, de l'imaginaire….. Docteur Johnny Van Habost (Séminaire de formation) Au cours de mon cheminement en anthropologie, j'ai réalisé que ce sont les questions de base auxquelles tous les humains (et même peut-être les "pré-humains" que sont les autres membres de l'espèce homo, comme par exemple les grands singes qui, observés récemment, se révèlent eux aussi construire des cultures.7) tentent de répondre collectivement, par les constructions culturelles que sont les différentes religions, et les différentes cosmologies, lesquelles sont autant d'explications du monde, de la vie, autant de réponses diverses aux questions infantiles: d'où viennent les enfants? Où va-t-on lorsqu'on est mort? Les réponses culturelles – et elles sont légion, pour vous en faire une petite idée, je vous invite à consulter la somme en cette matière qu'a écrite, il y a quelques années, l'anthropologue français Maurice Godelier8- apportent à mon sens, un appui plus ou moins solide au développement de la psyché individuelle. Néanmoins, ces questions fondamentales sont et restent tout au long de la vie, douloureuses pour chacun de nous. Ce sont elles, c'est en tous les cas ce que nous laisse entendre la pratique analytique, qui sont particulièrement réactivées dans toutes les conditions de vie difficiles et surtout celles qui ébranlent nos références culturelles. Ceci est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit des conditions d'exil que nous décrit Pascale Jamoulle9. Bien qu'évidemment, il n'y ait pas de lien direct: tout exil n'est pas drame, et il peut y avoir drame sans exil. La psychanalyse, ou plutôt l'écoute analytique, c'est-à-dire attentive mais flottante et en principe dégagée d'a priori, nous permet d'entendre comment chaque individu "tricote" une Voir entre autres: Michel de Pracontal- Kaluchua- Seuil 2010 Maurice Godelier – Métamorphoses de la parenté Fayard 2005 9 Voir l’article de Pascale Jamoulle dans ces actes. 7 8 ATELIERS 9 réponse personnelle aux questions fondamentales, on pourrait dire "comment il met en place son fonctionnement psychique singulier". Pour le faire il doit s'appuyer sur un tout premier "donné" qui est sa culture, telle qu'elle lui est transmise par sa mère et par ses objets premiers. Cette culture, il doit aussi y inscrire ses réponses personnelles, elles constituent un cadre acceptable pour lui adulte et pour sa collectivité. La culture agit là comme soutien mais aussi comme contrainte. 2. Le temps, et sa fuite inexorable Ce qu'évoque la question "où vais-je ?" est limpide et mesure la terreur de la finitude que Cocteau évoque si bien: « Tout ce qu'on fait dans la vie, même l'amour, on le fait dans le train express qui roule vers la mort ». Burroughs10 quant à lui nous dit son angoisse terrifiante de la mort… Dans le prologue de son roman "Junky" "Des savants ont récemment fait des expériences avec un ver qu'ils furent en mesure de rétrécir en le privant de nourriture. En rétrécissant périodiquement le ver afin qu'il soit en état de développement continu, la vie du ver fut prolongée indéfiniment. Peut-être que si un camé pouvait se maintenir dans un état constant de renonce, il vivrait jusqu'à un âge phénoménal." ... "Quand on arrête de se développer, on commence à mourir. Un drogué n'arrête jamais de se développer". Pour mesurer l'impact de la culture sur ces questions, il suffit d'imaginer à quel point sera différente la représentation qu'un individu (a fortiori un enfant bien sûr) se fera de la course du temps, et particulièrement de la finitude de la vie, et le poids que pourra représenter la perspective de la mort dans sa conception de la vie, dans son investissement de celle-ci, et de sa tolérance à l'égard de ses propres errances, en fonction de la référence culturelle qui sera la sienne. Si la référence culturelle annonce : tu étais poussière et tu redeviendras poussière un point c'est tout, comme chez les rationalistes athées, on peut comprendre angoisse intraitable et désespoir. Ou alors: "ton âme immortelle rejoindra Dieu, mais tu n'as qu'une seule chance et qu'une seule vallée de larmes pour prouver ton mérite"…. On peut aussi comprendre l'angoisse, mais peut-être moins évidemment le désespoir. Ou alors si elle indique, comme chez les Trobriandais11 (le cas le plus célèbre, comme vous le savez sans doute, de toute l'anthropologie dans le milieu analytique puisqu'il a cristallisé l'antagonisme Malinowski - Freud autour de l'universalité de l'Oedipe et par la même occasion fourvoyé le débat anthropologie - psychanalyse pour environ un siècle au moins)12 que les esprits immortels des morts mènent sur une petite île, au large des îles habitées par les Trobriandais eux-mêmes, une existence plaisante sous l'autorité d'une divinité qui est leur chef à tous. Après avoir vieilli, ils rajeunissent à nouveau, comme ce fut le cas pour l'humanité avant qu'elle n'émerge du monde souterrain où elle vivait aux origines. De temps à autre, ils désirent William Burroughs "Junky"- 1979 Malinowski – Les Argonautes du Pacifique Occidental – Gallimard 1922/63 12 Voir e.a; Bertrand Pulman – Anthropologie et Psychanalyse: Malinowski contre Freud- PUF 2002 10 11 renaître dans le corps d'un de leurs descendants. Ils se transforment alors en enfant–esprit et se laissent flotter sur la mer jusqu'à l'île où vivent leurs descendants. Là, l'esprit devra trouver son chemin jusque dans le corps d'une femme de son clan et y pénétrer soit par la tête soit par le vagin. Pour ce faire, il a besoin de l'aide de l'esprit d'un parent maternel de la mère qu'il a choisie. La décision de se réincarner appartient uniquement à l'esprit, donc aux morts et non pas aux vivants, tous les enfants sont les esprits des morts réincarnés, mais ne gardent aucun souvenir des vies de leurs ancêtres. Là on imaginera tout autre chose….. William Burroughs dit, dans le prologue de son livre "Junky"13, On devient drogué parce qu'on n'a pas de fortes motivations dans aucune autre direction. La came l'emporte par défaut. Dans le même prologue, où il raconte son enfance, en marge et déjà à la limite de la délinquance (Parfois, je faisais des virées en voiture dans la campagne avec un 22 long rifle et tuais des poulets. Je semais le danger sur les routes en conduisant imprudemment jusqu'à ce qu'un accident, dont je ressortis par miracle et par prodige sans égratignures, me fasse peur et me ramène à une prudence normale.) il souligne, suite à la perte d'un ami avec qui il avait eu une liaison romantique, "je vis qu'il n'y avait pas de compromis possible avec le groupe, avec les autres, et je me suis retrouvé très seul." S'inscrire dans la chaine des générations, assumer son identité sexuée, accepter de s'inscrire dans la vie en y inscrivant sa marque personnelle, de s'inscrire dans le temps qui nous mènera inéluctablement vers la fin, la mort, accepter la fonction tierce du temps…. C'est une autre manière de parler de l'issue de ce qu'en psychanalyse on appelle le complexe d'Œdipe, à savoir la rencontre avec la différence, l'introduction dans un monde à trois. Ce sont les "tâches" que chacun de nous doit assumer, de par son humanité même et qui dans le moment historique et culturel qui est le nôtre peuvent paraitre à certains carrément "hors de portée" et générer des défenses massives, de toutes sortes dont celles que dans le langage officiel on a coutume d'appeler les conduites à risques. 3. Olivier ou "Le jour de la marmotte" Je ne sais pas si tous vous connaissez ce film qui s'appelle "Le jour sans fin14". Pour rappel, il s'agit d'un présentateur-vedette de télévision américaine joué par Bill Murray, personnage détestable, infect et méprisant, qui doit "se taper" le reportage sur la fête annuelle d'un village de l'Amérique profonde. Cette fête locale est intitulée "le Jour de la Marmotte" en fonction de coutumes locales. Et une espèce de "repli du temps" emprisonne ce présentateur dans une journée qui se répète à l'infini. Il va se coucher le soir, et le matin la radio reprend indéfiniment "Bonjour, Bonne journée, c'est aujourd'hui le jour de la Marmotte". Quoi que le présentateur fasse de sa journée, même se suicider, le lendemain on est toujours aujourd'hui. Je ne vous raconte pas la fin, mais la lutte incessante autant que totalement infructueuse qu'il mène pour tenter d'influer le cours des évènements, puis peu à peu le long cheminement pour vraiment accepter l'absurde du jeu et changer profondément de peau font la matière du film. Ce qui n'a l'air au départ que d'un petit divertissement devient, au fil du temps, bien plus profond, et n'est pas sans évoquer les sensations qu'on peut éprouver parfois en accompagnant certains patients: ce sentiment de revivre des dizaines de fois la même consultation qui se répète à l'infini… 13 14 William Burroughs Junky 10-18 Domaine étranger 1979 Groundhog Day de H. RAMIS (1993) ATELIERS 11 Pendant laquelle à chaque seconde, on se demande ce qu'il faudrait dire ou faire pour influer un tout petit peu sur le cours des évènements et qu'un tout petit quelque chose change. C'est un peu l'histoire d'Olivier. Il doit bien y avoir près de trente ans qu'Olivier est venu me voir pour la première fois. Nous étions au début des années quatre-vingt, il était un jeune homme à l'époque. Il sortait de prison, souffrait d'une hépatite et était désireux de se soigner, mais se présentait comme un grand consommateur et désirait le rester. Un consommateur à la mode ancienne, ancré dans une culture "hippie". Il avait commencé par des drogues psychédéliques, dans un contexte festif, et c'est devant ce qu'il appelait "des retours d'acide" un peu trop pénibles (expériences proches de la bouffée délirante), qu'il avait utilisé l'héroïne pour se calmer, s'en était trouvé fort bien et n'avait plus voulu la lâcher. (…) J'accompagnerai Olivier avec beaucoup de sympathie – il m'a beaucoup appris- d'épisode en épisode de sa vie, où chaque tentative de construction d'une vie "normale", - c'est ce qu'il espère au plus profond de lui-même, me dit-il, se solde par un échec. Pendant dix ans, il tente de travailler, et assume de nombreux "chantiers" et petits boulots divers, sans jamais arriver à sortir de cette marginalité. Il tente une vie commune avec une jeune femme consommatrice elle aussi, vie commune commencée au feu d'une grande passion(?) -quoiqu'il avouera par la suite qu'il lui doit beaucoup de ne pas l'avoir abandonné lorsqu'il était en prison- et qui se soldera par un échec. (…) Nous rencontrons là l'usage du toxique, au sens grec du mot "toxicon", à la fois remède et poison. Remède, protection de son espace personnel d'évasion sans frontière, à l'intérieur de luimême, mais illimité. Et poison, prison conduisant à l'infini de la répétition. Le fait d'être intoxiqué le disqualifiant immédiatement et par définition, lui et tous les propos rebelles qu'il pourrait tenir. Sa grâce est sa prison. Je n'ai jamais rien su de ce qui aurait pu conduire Olivier à rester englué dans ce marécage, avant que je ne le rencontre, mais ce qu'il m'a donné à voir est l'impossibilité dans laquelle il s'est trouvé de s'arracher à sa mère, et de poser les bases d'une vie personnelle qui pourrait s'accomplir mais, ce faisant amener l'inexorable marque du temps qui passe. Et nous atteint tous. J'ai revu récemment Olivier. Il n'avait pas changé, ou si peu… il allait bien, me disait-il et avait une amie maintenant. Mais elle habite loin et est mariée. "Je prends ce qu'elle me donne", me ditil avec un sourire apaisé. Il vit donc toujours avec sa mère mais apparemment il a trouvé dans autre chose que les drogues un coin de paradis, cette fois, enfin, partagé. L'addiction, ici sera fondamentalement ce qui permettra à Olivier de survivre, de se créer un espace personnel qu'il ne se sent pas autorisé à construire ailleurs ou autrement. On peut ici reprendre les propos qu'une autre patiente me tenait: "sans la came, je ne sais vraiment pas où je serais maintenant, probablement morte". et dire qu'elle le sauve de l'effondrement psychique qui le menace perpétuellement, prisonnier d'un lien paradoxal et inextricable à ses objets d'origine. Le prix à payer en est très cher, et pour une grande part, probablement complètement inconscient. De tout ceci, que conclure? Ces modalités défensives se retrouvent peu ou prou en chacun de nous. Elles peuvent prendre de nombreuses formes, plus ou moins acceptables socialement, de l'addiction à la cigarette à l'addiction au travail, ou au sexe, et représentent probablement quelque chose en nous de ce que disait Pascal, parlant du "divertissement": "la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères"15 Et je conclurai donc en citant Baudelaire, lui aussi, qui, dans un opuscule appelé "Du Vin et du Haschisch comparés comme moyens de multiplication de l'individualité" nous dit, en défense de l'addiction: Il faut toujours être ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. 15 Blaise Pascal – Pensées – 1670- in Encyclopédie philosophique universelle PUF 1992